1 Éléments d`épistémologie (Méthodes de la Science politique) Pr

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Éléments d’épistémologie
(Méthodes de la Science politique)
Pr. Michel Bergès
Université des Sciences sociales de Toulouse 1
Premier semestre 2008
* Le cours étant en chantier, seuls les débuts ont été traités, la fin de la première partie comme une seconde étant
à venir.
Introduction : Définition auto-référentielle de l’épistémologie
Pour une épistémologie relativiste et culturaliste
Première partie
Éléments d’épistémologie externe des sciences
Introduction
Les fondements d’une épistémologie « externe » : l’histoire et la sociologie des
sciences.
Première sous-Partie : éléments d’histoire des sciences
Introduction :
Science et civilisation : pour une approche interculturelle
I. Éléments d’histoire des sciences de la nature
1. Généalogie de la Raison scientifique
Introduction :
Le débat sur les « origines » antiques de la science : « Orient » ou « Occident » ?
L’Inde et la Chine ne sont pas traités (éloignement par rapport à l’ère
méditerranéenne puis occidentale, même si les échanges culturels ont été réels).
1. 1. Le modèle oriental
– La Mésopotamie
– L’Égypte
2
1. 2. Le modèle grec
– La naissance de la raison théorique
– Naturalistes et humanistes
Conclusion : Bilan de la Science antique
Un bilan brillant
Des limites. Séparation logique, mathématiques, physique. Savants livresques.
Coupures avec la technique, à l’exception de Syracuse (cf. Archimède).
Faiblesse des instruments de mesure.
Importance des écoles de pensée, des supports matériels, des lois de
conservation et de diffusion du savoir (bibliothèques, livres, encyclopédies,
traités…).
Sur les conditions socio-politiques d’émergence de la Raison scientifique, cf. la
thèse de Geoffrey Lloyd (Pour en finir avec les mentalités). Compléter avec
Jean Lévi (Les Fonctionnaires divins. Politique, Despotisme et mystique en
Chine ancienne, Paris, Seuil, col. « La Librairie du XXe siècle », 1989).
Les mêmes formes de rationalité apparaissent en Chine comme en Grèce, entre
les Ve et le IIIe siècle a. c. Insister sur la comparaison.
Comment expliquer cette naissance croisée de ces formes de rationalité ?
Hypothèse du sociologue Durkheim :
Les catégories logiques de pensée ne sont pas universelles, sauf au niveau de la
forme, mais déterminées par les structures sociales dans leur contenu. Exemple
de Marcel Granet (La Pensée chinoise).
Le modèle de Jacques Pirenne :
La raison, la pensée rationnelle, libre, critique, naît dans les cités commerciales
et maritimes, qui luttent contre les systèmes terriens, continentaux, fermés, qui
asservissent les hommes. Liens avec la période médiévale.
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2. Les trois « systèmes du monde »
Introduction : « Les trois systèmes du monde » (Fernand Braudel)
2. 1. Le premier « système du monde » d’Aristote et de Ptolémée
Continuité et discontinuité avec la Science antique
2. 1. 1. La première « Renaissance » du XIIe siècle
Platoniciens contre aristotéliciens : le retour des Grecs (via le monde musulman
de l’Espagne du Sud).
La révolution scolastique
Les sciences médiévales (l’empirisme, la perspective, la lumière, l’arc-en-ciel)
Enfermement dans le dogmatisme : déclin de l’Université de Paris au XIVe
siècle
2. 1. 2. La seconde « Renaissance » du XVe siècle
Les inventions et les « découvertes » vont contribuer lentement à l’émergence
d’une nouvelle conception de l’espace et du temps.
Le second retour du modèle grec, grâce aux intellectuels ayant fui Byzance prise
par les Trucs en 1453, qui s’installèrent en Italie, facilita un temps,
paradoxalement, le maintien des vieux paradigmes scientifiques.
Nicolas de Cues
Giordano Bruno
Paolo Rossi : L’importance des « ingénieurs » de la Renaissance. Les techniques
rejoignent la science théorique
2. 2. Le nouveau paradigme newtonien de l’espace
Pas de « révolution scientifique », mais une évolution lente vers la science
moderne.
Introduction : les apports des historiens des sciences. Alexandre Koyré, Pierre
Duhem, Thomas Kuhn, Gaston Bachelard, James Burke…
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2. 2. 1. Les « dix étapes » de la destruction de l’aristotélisme
– Le Concile de Trente (1545-1582)
– Les canons des villes allemandes
– Ticho Brahé
– Galilée (1)
– Les Pays Bas
– La lunette de Galilée (2)
– Képler
– Descartes
– Spinoza
– Newton
2. 2. 2. Interprétations historiennes du « miracle » de la « Grande Révolution »
scientifique moderne
Cf. Pierre Chaunu (La Civilisation de l’Europe classique)
Des savants représentants de la bourgeoisie ?
Le rôle des éditeurs libres et le recul du latin
La démultiplication des instruments de mesure
La généralisation de l’esprit de positivité et le rôle de l’Encyclopédie
Les réseaux de savants (secrets, individualisés)
Les premières politiques publiques de la science
Conclusion : Les limites de la science moderne (cf. Gaston Bachelard, La
Formation de l’Esprit scientifique). « Des savoirs flottants », malgré les
avancées scientifiques.
Complémentarité, lenteurs, limites de chaque auteur scientifique (Jean Piaget).
Les remarques de Fernand Braudel.
Des usages sociaux idéologiques et politiques de la science. Cf. l’ouvrage de
Robert Darnton, La Fin des Lumières. Le mesmérisme et la Révolution (Paris,
Perrin, 1984).
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2. 3. Du second au troisième « système du monde »
2. 3. 1. Du « newtonisme social » au « positivisme »
2. 3. 1. 1. La politisation de la science : l’engagement des savants pour la
Révolution et l’Empire
– La science orchestre « la Révolution culturelle de l’An II » (Serge Bianchi)
Mesurer le temps et l’espace.
La Science, ça sert d’abord à faire la guerre (Des chaussures, des canons,
du salpêtre).
– Une nouvelle institutionnalisation du savoir
Des Grandes Écoles à la place de l’Université
Le nouveau système scientifique français
2. 3. 1. 2. La « révolution positiviste »
Introduction :
– L’internationalisation progressive de la science.
– La séparation science et philosophie (différences par rapport à l’esprit des
Lumières). Auguste Comte, comme symptôme :
Cf. Science et Vie : article d’Anne Petit :
« Face à une réalité politique dans laquelle les idéaux de 1789 se sont effrités, et
poursuivant le rêve de Condorcet, un re-faiseur de monde s’applique au début du
XIXe siècle à construire la théorie d’une société organisée selon les principes de
la Science. Il la nomme société positive. Mais au fil d’un long et patient
cheminement, il en arrive à une critique ouverte de la société des savants jugée
incapable d’assumer la mission organisatrice qui devait lui revenir. Ce
philosophe politique est polytechnicien et s’appelle Auguste Comte ».
Auguste Comte reprend en partie l’utopie de Francis Bacon (1561-1626), La
Nouvelle Atlantide (1627).
– Une ambition scientiste
Une idéologie européenne
Scientisme, valorisation de
quantitativisme et mécanisme.
la
méthode
expérimentale,
– Les brillants résultats des sciences positives (Pasteur…)
déterminisme,
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2.3.2. Du paradigme de l’espace au paradigme du temps
2. 3. 2. 1. L’émergence d’une nouvelle physique : Maxwell, Boltzmann,
Poincaré, Einstein
2. 3. 2. 2. « L’Axe du temps » (Pierre Chaunu)
Science et religion
Au-delà de l’espace et du temps
L’infini mathématique. L’historicité du vivant.
Conclusion : une crise de la Raison scientifique ?
Un désarroi de la Raison scientifique ? (cf. Jacqueline Russ et Carl Schorske)
Un débat du tournant du siècle
Le (Mas)Sacre du Printemps : du complexe militaro-industriel de 1880-1914 à
la bombe atomique… (cf. Pierre Marion, Le Pouvoir sans visage).
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II. Éléments d’histoire des Sciences humaines et sociales
Introduction : Éléments d’histoire des Sciences humaines et sociales
Les sciences humaines et les sciences sociales, sont des disciplines « inexactes »
incertaines, et constituent des savoirs « fragiles », notamment en raison de leurs
divisions disciplinaires et de leurs oppositions paradigmatiques (c’est-à-dire
qu’elles choisissent des modèles d’explication et d’analyse variables). Ceci est
visible à deux niveaux. Leur propre histoire est encore peu développée en
France, malgré certaines avancées, contrairement aux différents pays anglosaxons. Par ailleurs, leur structure disciplinaire, leurs relations internes, qui sont
complexes, entre elles comme avec les sciences exactes auxquelles il leur arrive
d’emprunter théories, modèles, concepts et méthodes, révèlent de fortes
divisions de paradigmes sur le plan épistémologique.
1. Une historiographie limitée en France
Comme l’histoire des sciences en général, celle des sciences sociales et
humaines reste particulièrement délaissée dans l’Université français
d’aujourd’hui. En dehors de l’histoire des disciplines prises séparément
(économie, sociologie, histoire, ethnologie…) il existe peu d’ouvrages de
synthèses en Français. Méritent d’être cités quelques classiques en termes
pédagogique :
– Georges Gusdorf :
– Introduction aux Sciences humaines, Paris, Ophrys, 1974.
– Les Sciences humaines et la pensée occidentale, Paris, Payot, 19661988, 13 vol.
– Michel Foucault :
–
–
–
Les Mots et les choses (pour une archéologie des sciences
humaines), Paris, Gallimard, 1966.
L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969.
Histoire de la folie à l’âge classique. Folie et déraison, Paris,
Gallimard, col. « Tel », 1972.
– Bernard Valade, Introduction aux sciences sociales, Paris, PUF, col.
Premier Cycle, 1996.
– Jean-Michel Berthelot (sous la direction de), Épistémologie des sciences
sociales, Paris, PUF, col. Premier Cycle, 2001.
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Avant d’aller plus loin et de présenter quelques jalons, il faut signaler
l’existence d’une collection « Histoire des Sciences humaines », aux Éditions
L’Harmattan (une trentaine d’ouvrages), qui publie certains travaux de la
Société française pour l’histoire des Sciences de l’homme (SFSSH), créé en
1986, qui patronne des colloques nationaux et internationaux, des conférences,
et publie un Bulletin assez spécialisés et érudit, en relation avec l’Université de
Paris 5. De nombreuses revues spécialisées de Sciences humaines ont
évidemment consacré des numéros à l’histoire des disciplines (Revue française
de Sociologie, Les Annales, Genèse, La Revue de synthèse, Actes de la
Recherche en Science sociale…).
2. Une historiographie différenciée : les programmes de recherche de Georges
Gusdorf et de Michel Foucault.
Deux approches synthétiques peuvent être distinguées de façon contradictoire
dans l’historiographie française des sciences de l’homme : celle de Georges
Gusdorf, celle Michel Foucault.
L’« anthropologie » de Georges Gusdorf
Dans ce qui peut être considéré comme un résumé du « programme de
recherche » sur toute une vie (publié en treize volumes aux Éditions Payot), le
philosophe Georges Gusdorf (Introduction aux sciences humaines) tente, dans
sa préface à l’édition italienne, de positionner ces disciplines scientifiques d’un
type particulier, qu’il juge inexactes, autocentrées sur l’homme, qui se prend luimême comme objet, par rapport à la vieille philosophie.
« Il ne s’agissait plus, en effet, d’une histoire de la philosophie au sens
traditionnel, c’est-à-dire d’une analyse logique des systèmes successifs, où l’on
s’ingénie à désarticuler les doctrines pour les recomposer, le fin du fin étant de
mettre un auteur en contradiction avec lui-même et avec ses voisins. L’espace
de ma recherche n’était plus le no man’s land des théories ; c’était le domaine
de la pensée humaine en quête d’elle-même, sous toutes les formes que peut
prendre l’entreprise de la connaissance. L’histoire des idées, étroitement
associée à l’histoire des hommes, prenait le pas sur l’anhistorisme
métaphysique. Médecins, philologues, historiens, anthropologistes, juristes et
économistes, théologiens sont les témoins, et ensemble les artisans, de la
conscience culturelle de l’humanité. Leurs découvertes jalonnent à travers les
siècles le renouvellement des valeurs » (Ibidem, p. VII-VIII).
Georges Gusdorf propose en fait de dresser une histoire de ce regard
anthropologique sur l’Homme lui-même, tenté par les diverses disciplines qu’il
faut selon lui relier, non séparer, cela à une époque donnée. Dans une conception
qu’il voulut interdisciplinaire, Gusdorf prit le parti de ne pas isoler l’histoire de
chaque matière et science, en dégageant des sortes « d’anthropologies
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successives, » au sein desquelles se pensait la science, le savoir logique et/ou
expérimental à une époque donnée. Il écrit à propos :
« Il ne s’agissait ni d’un traité d’épistémologie, ni d’un livre d’histoire des
sciences ou d’histoire de la philosophie, mais d’un peu de tout cela à la fois.
Dans cet essai d’histoire des idées, ou plutôt d’histoire de la culture, les
philosophes figurent côte à côte avec les savants, et pour cause, parce que
longtemps les savants ont été philosophes, et les philosophes savants. La science
de chaque époque est reliée à l’art, à la religion, à la philosophie, au style de
vie tout entier, au sein d’un même contexte culturel. Chaque événement de la
science est un avènement de la conscience, et un élargissement de l’horizon
humain. » (Ibidem, p. 9).
L’auteur parle d’une « philologie de la culture ». Il étudie la pensée et la science
ensemble. Les sciences humaines doivent, selon lui, « constituer une
anthropologie fondamentale, regroupant les données fournies par les disciplines
particulières » ajoutant :
« Je me trouvais conduit à préparer une histoire générale des significations
humaines, qui engloberait à la fois l’histoire des différents savoirs, l’histoire des
littératures, des religions et des idées, l’histoire du savoir humain et de la
pensée en tant qu’établissement de la communauté humaine dans l’univers où
elle fait résidence. Il y a d’âge en âge une conjoncture intellectuelle et
spirituelle, qui sert de foyer de référence commun aux tentatives des savants,
des artistes, des philosophes. L’histoire de la culture serait cette histoire
fondamentale des représentations et des valeurs, décor de la pensée et de
l’existence, centre de gravitation de toute intelligibilité (ibidem, p. 10). »
Alors que par sa problématique philosophique regroupant dans une
anthropologie générale une certaine continuité d’approche, la lecture de ses
ouvrages montre qu’à l’inverse, Georges Gusdorf oppose dans l’histoire de la
pensée occidentale, des anthropologies qui se sont succédé. À travers sa vaste
analyse et synthèse, on pourrait regretter qu’il ait voulu brasser de nombreux
secteurs qui ont cependant connu une évolution séparée, voire une certaine
autonomie d’une époque à l’autre. En tout cas, son étude fouillée de l’histoire
occidentale des sciences de l’homme laisse parfois l’impression de mélanger des
formes de savoir sans toujours dégager ce qui les relie nécessairement entre
elles. Sauf des idées communes, à un moment donné, qui vont former le socle
intellectuel d’une conception du sens assez largement partagé. On voit défiler
une galerie d’auteurs et de portraits. Pour Georges Gusdorf, l’histoire des
sciences humaines a émergé en fait lors des grands ébranlements du champ
religieux du XIVe siècle… Cela même s’il est possible de distinguer dans la
Science antique des « précurseurs », non sans risque d’anachronisme. Car ce
sont des auteurs d’un siècle ultérieur qui les désigne comme tels, souvent avec
une problématique qui n’était pas tout à fait la leur. Ainsi a-t-on pu faire d’Ibn
Khaldûn (1332-1406), historien et diplomate arabe du XIVe siècle, ou encore de
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Jean Bodin (1509-1596), auteur des Six livres de la République (1576), de
Montaigne (1533-1592), de Francis Bacon (1561-1626), de Jean-Baptiste Vico
(1668-1744), de Montesquieu (1689-1755), de Rousseau (1712-1778)… des
fondateurs de la sociologie, de l’ethnologie moderne. En tout cas, au-delà de ces
chevauchements qui sont pensables aussi par ailleurs, la problématique de
Georges Gusdorf reste pionnière, exhaustive et incontournable en matière
d’histoire des sciences humaines. Différente est l’approche de cet autre
philosophe passionné d’épistémologie, Michel Foucault, cela même si la lecture
de ces deux auteurs n’exclue pas certains rapprochements.
L’« archéologie » de Michel Foucault
Ce dernier, dans un ouvrage qui l’a rendu célèbre en 1966 (Les Mots et les
choses. Une archéologie des Sciences humaines) a apporté une dimension
complémentaire – cela dit alors que l’on cherche souvent à opposer les deux
perspectives, en faisant de Gusdorf un « continuiste », en tant qu’humaniste
libéral, et de Foucault, théoricien des « ruptures épistémologiques, nietzschéen à
ses heures et « gauchiste » de surcroît, un discontinuiste 1. De fait, les deux
philosophes épistémologues reconstituent (différemment) des systèmes
cohérents de pensée et de représentations dont les découpages d’apparition et de
disparition coïncident en grande partie : La Seconde Renaissance, l’Âge
classique, le XVIIIe-XIXe siècle…
Les deux auteurs n’échappent pas à une approche disons culturaliste de l’histoire
des idées 2 ou de la pensée, même si Foucault défend une vision originale de cet
objet de reconstruction historienne, en refusant en partie l’histoire des idées
traditionnelles 3. Par ailleurs, on observe, dans l’histoire qui nous est retracée
des « anthropologies » successives et des « épistémès », que les changements se
sont fait lentement de l’une à l’autre : ils coïncident en gros avec les fameux
« siècles » des divisions historiennes. Le processus de passation d’un univers
mental à un autre reste mystérieux (même si l’histoire de la pensée connaît elle
aussi des « événements », selon ses rythmes propres). On a plus affaire, de la
même façon que dans l’histoire des sciences de la nature, à une évolution lente,
qu’à une « révolution » spontanée.
Brièvement résumé, on peut préciser que, quant à lui, Michel Foucault recherche
des système logiques de représentation, une sorte de grammaire, de programme
« d’intelligibilité », de « rationalité », de « positivité », qui de façon
inconsciente, entre les mots et les choses, oriente, contrôle, pousse les discours
sur l’univers et sur l’homme. C’est une sorte de programme qui constitue un
ordonnancement du monde, un vocabulaire, des signes, des méthodes de pensée.
Sans proposer une histoire détaillée des sciences humaines, mais en se référant à
1
C’est que faisait par exemple le politologue Jean-Louis Seurin dans son cours à Bordeaux I, « Méthodes des
Sciences sociales », en Licence en Droit (1974-1975), Bordeaux, Librairie Montaigne, p. 31-33.
2
Cf. à ce sujet Michel Bergès, Machiavel, Un penseur masqué ?, Paris, Bruxelles, Éditions Complexe, 2000.
3
Cf. là de Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969.
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de nombreux textes des diverses époques, et aussi en poursuivant en partie ses
recherches sur l’histoire de la folie à l’âge classique, Foucault distingue quatre
grandes grilles historiques, trois systèmes de pensée qui se sont succédé, qu’il
propose d’appeler « épistémès » :
– L’épistémè de la fin de la Renaissance (de laquelle il part, après nous avoir
livré dans sa préface une première incursion dans la seconde).
– L’univers de la Représentation classique, fondé sur la représentation, qui
surgit en déployant soudain une grande logique classificatoire (étudiées par lui
notamment dans la grammaire, dans l’économie politique et dans la biologie),
qui enferme le monde dans des tableaux et des tiroirs analytiques.
– L’Univers de l’Histoire, qui est celui, au tournant de la Révolution française et
tout au long du XIXe siècle, qui va faire surgir pour la première fois, l’Homme
comme objet, les sciences humaines nouvelles (le trièdre des savoirs) étayant par
ailleurs des formes de pouvoir, des politiques et des institutions. Là, Foucault,
en penseur « post-moderniste » critique, se distingue de l’humanisme optimiste
de Georges Gusdorf qui croit que les sciences humaines peuvent étayer une
philosophie de l’homme finalement cumulable d’une période à l’autre. Foucault
se veut aussi le penseur de ce qu’il appelle « la mort de l’homme ».
Gusdorf lui-même a critiqué cependant en ces termes l’approche que d’aucuns
ont qualifiée de « structuraliste » de Foucault, rapprochée de celle de Claude
Lévi-Strauss :
« Une forme nouvelle de recherche interdisciplinaire s’est développée en
France ces dernières années. Les penseurs dits « structuralistes » ont présenté
une conception originale de la pensée, qui s’applique à l’histoire des sciences
humaines. Claude Lévi-Strauss et Michel Foucault, en particulier, mettent
l’accent sur la logique interne qui régit l’ordonnancement des représentations
individuelles en un certain moment de l’histoire. À l’idée d’une vision du monde
consciente, que chaque homme adopterait, en accord avec les présupposés
régnants dans le milieu culturel (Weltanschauung), les structuralistes
substituent la conception d’un système inconscient, principe régulateur
s’imposant souverainement à toutes les démarches de la pensée. Cette pensée de
toute pensée est une pensée sans pensée, d’une parfaite rigueur logique,
condition de toute réflexion, mais non objet de réflexion pour ceux qui sont
soumis passivement à l’influence de ce premier moteur de la connaissance.
L’épistémologie structurale est valable à travers l’espace mental d’une époque
donnée, sans distinction de compartiments spécialisés. Le système du savoir
déploie un réseau de relations rigoureusement articulées, qui constituent le
« code » du savoir, à la manière d’une axiomatique interdisciplinaire. Celui qui
se rendrait maître de ce code détiendrait la science suprême, clef de toute
intelligibilité dans quelque domaine que ce soit ; la biologie et la médecine, la
linguistique, l’économie, la sociologie, etc, tirent déductivement des principes
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suprêmes, une fois ajoutées les quelques variables relatives au territoire
considéré. L’ordre des structures définit un inconscient collectif, d’autant plus
parfaitement cohérent qu’il échappe à l’arbitraire (les initiatives individuelles.
La « pensée sauvage » des primitifs, analysée par Lévi-Strauss, révèle une
merveilleuse algèbre, une combinatoire dont les ressources surpassent en
finesse les schémas les plus retors des logiciens modernes.
Au niveau d’abstraction suprême ainsi atteint, les difficultés, incertitudes et
contradictions de l’histoire du savoir s’évanouissent d’elles-mêmes ; les
vicissitudes phénoménales se résorbent dans l’ordre essentiel, dont la
contemporanéité idéale n’a pas à tenir compte des dates et des noms propres,
des incohérences apparentes. La suite des accidents importe peu, car la vérité
est manifestée dans son autorité anhistorique ou transhistorique, d’autant plus
et d’autant mieux souveraine qu’elle échappe, en principe, aux prises de la
conscience réfléchie. Nous apprenons néanmoins qu’il existe des « coupures
épistémologiques » ; il arrive qu’un « système » en remplace un autre, sans
qu’on sache trop pourquoi, en vertu d’une sorte de tremblement de terre
épistémologique. La configuration de l’espace mental se trouve subitement
transformée ; les « structures » constituent un nouvel ordonnancement, sans
doute ni plus vrai, ni moins, que le précédent.
Il est difficile de se prononcer sur ces conceptions ; d’ailleurs, par hypothèse, la
pensée humaine se trouve exclue de la vérité ; elle se déploie, semble-t-il, en
dehors de la vérité, ou à l’envers de la vérité. L’intervention de la conscience ne
peut que troubler l’ordre du système, dont l’inaltérable validité ne saurait
admettre le choc en retour des fantaisies et illusions des subjectivités
individuelles. L’homme n’est qu’un empêchement à la vérité, si bien que Michel
Foucault est conduit, en toute logique, à prononcer que l’homme n’existe pas.
Les philosophes de l’âge des Lumières ont inventé de toutes pièces ce fantasme,
propre seulement a troubler le bel ordre cybernétique de l’appareillage
conceptuel. Les sciences de l’homme se résorbent en un univers du discours
dont la circonférence est partout et le centre nulle part. Les sciences de
l’homme parvenues a leur apogée seront des sciences sans l’homme.
La mort de l’homme, proclamée par les nouveaux prophètes, est la conséquence
logique et ontologique de la mort de Dieu, annoncée à l’Occident depuis bientôt
un siècle et demi par toute une série de penseurs. Mais il ne s’agit plus ici
seulement d’épistémologie, de théorie de la science. Ce qui est en question, c’est
la destinée même de l’humanité dans le moment présent de la civilisation. La
doctrine de la mort de l’homme convient parfaitement à un siècle qui a inventé
les fascismes, les totalitarismes de toute espèce, au siècle d’Hitler et de Staline,
des camps de concentration et de la bombe atomique. En dehors même de toute
référence a ces paroxysmes eschatologiques, il est clair que le développement
incontrôlé des déterminismes techniques et économiques ne peut considérer la
13
personne humaine comme un centre d’intérêt et de valeur. La mort de l’homme
s’inscrit chaque jour sous toutes sortes de formes dans les journaux.
Le problème serait alors de savoir si la fonction du philosophe se réduit a
s’incliner devant le tragique quotidien, en lui conférant de surcroît la
bénédiction de la logique. » (Georges Gusdorf, Introduction aux Sciences
humaines, Ibidem, p. 11-12).
Malgré cette différenciation critique, l’approche de Michel Foucault rejoint la
théorie des « anthropologies » successives de Georges Gusdorf, dans sa
dimension historiciste, lui qui met en perspective historique les différents
programmes épistémiques dont il étudie les soubassements à quatre époques
données.
Une approche synthétique des contenus de l’histoire des sciences humaines, tout
auteurs, œuvres, matière, disciplines confondues, fait apparaître, semble-t-il,
deux périodes cohérentes. Celle couvrant la phase d’émergence des sciences de
l’homme, au moment de l’écroulement progressif de l’anthropologie chrétienne,
du XVe siècle, jusqu’au XVIIIe siècle. Celle du XIXe et du XXe siècle, qui voit
se constituer de manière européenne les différentes sciences humaines et
sociales en tant que disciplines universitaires et académiques, enrichissant de
façon évolutive la matière scientifique de l’université en tant que telle, sous des
formes institutionnelles multiples et inédites.
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I. La phase initiale de construction
des Sciences de l’Homme (XVe-XIXe siècle) :
la dialectique du Même et de l’Autre
On peut diviser en deux grands attitudes intellectuelles le lent processus de
construction des sciences humaines et sociales à partir de la Renaissance : un
paradigme du Même et un paradigme de l’Autre (de l’altérité par rapport à la
logique occidentale).
I. 1. Le paradigme du « Même »
La première va élaborer un paradigme du « Même », c’est-à-dire la construction
d’un regard de l’Europe à la recherche d’elle-même. Il s’agit en quelque sorte
des premières déclinaisons de l’occidentalité. Là, avant d’analyser dans leur
grande ligne les contenus historiques des différentes « anthropologies » et
« épistémologies », on peut observer deux postures différenciées dans
l’implication des sciences humaines et sociales par rapport aux pouvoirs dans
leur contexte social évolutif de fonctionnement.
– Une dynamique d’engagement et d’intégration au processus de construction de
l’État, d’utilitarisme des sciences sociales envers les différents pouvoirs. La
science revêt un enjeu politique, les savants se mettent au service de l’État.
Quelques exemples concrets :
–
–
–
–
lors de l’ère de « la Raison d’État », au XVIIe siècle, le colbertisme,
dirigiste en matière de science ;
du temps des « Lumières », une action en faveur du progrès et du
bonheur du genre humain, au service des sciences et des techniques
(l’aventure de L’Encyclopédie), mais aussi la naissance de
l’économie politique (cf. Turgot, Quesnay et les physiocrates) ;
sous la Révolution française, la mobilisation des savants ;
au XIXe siècle, l’émergence d’un complexe militaro-industriel.
Certains auteurs aristocrates ont des professions elles-mêmes engagées, et ne
fuient pas le pouvoir : Montaigne est maire, Thomas More est premier ministre,
Montesquieu est magistrat, Voltaire conseille les princes « éclairés »… Les
hommes des sciences humaines et sociales ont des rapports nouveaux avec
l’institution religieuse (différentes de celles établies au XVe siècle, au avant,
évidemment). Mais tout est relatif : certains ecclésiastiques sont critiques
(Fénelon, Morelly, Jean Meslier…) et révèlent, comme Voltaire lui-même, une
critique de la société.
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– On observe effectivement une dynamique plus détachée, humaniste, qui
produit des œuvres plus individuelles (pensons à Montaigne, à Vico, à Voltaire,
historien et philosophe…), une relative distanciation par rapport aux pouvoirs
(faut-il rappeler qu’un savant et penseur comme Descartes s’est rendu en
Hollande puis en Suède pour fuir l’absolutisme du temps de Louis XIII ?). Les
auteurs protestants, persécutés par l’absolutisme après la révocation de l’édit de
Nantes, ne se convertirent pas tous. Certains s’exilèrent aussi à l’étranger.
Ces deux postures semblent contenir la distinction qu’introduit volontiers
Claude Lévi-Strauss, entre « sciences sociales » (la première) et « sciences
humaines » (la seconde), que refuse certains autres épistémologues 4. On
retrouve dans cette différenciation une partie des points de vue par exemple de
Max Weber (cf. Le Savant, conférence de 1920 et Théorie de la Science,
favorable à une éthique de la connaissance neutre par rapport aux valeurs), de
Norbert Elias (cf. Distanciation et engagement), ou encore de Wright Mills (cf.
L’Imagination sociologique).
Il faut cependant relativiser ces deux perspectives. Dans des enquêtes sociales
véristes, documentaristes, la logique utilitariste des sciences sociales peut
atteindre la vérité concernant une partie de la réalité (ce fut le cas de nombre
d’enquêtes statistiques officielles, ordonnées par les pouvoirs). Quant à la
logique critique de distanciation, elle peut être compatible avec la défense de
certains intérêts (pensons à Voltaire, actionnaire de la Compagnie des Indes) et
défendre parfois des postures idéologiques et militantes susceptibles de
déformer la réalité, de l’informer en projetant sur elle de façon constructiviste et
nominaliste des concepts artificiels, décalés.
Dans la logique de construction de l’identité occidentale de notre culture, on
peut suivre en partie Georges Gusdorf qui a su dégager des anthropologies
successives (théories générales de l’homme et du social à une époque donnée) et
surtout mettre en avant son idée, à savoir que c’est à partir de l’ébranlement de
l’anthropologie chrétienne médiévale, que les Sciences humaines et sociales sont
apparues en Occident, au tournant de la Seconde Renaissance du XVe siècle.
– Les anthropologies et les épistémès successives de Georges Gusdorf et de
Michel Foucault
Gusdorf passe en définitive assez vite sur les trois « anthropologies » qui ont
précédé les Temps modernes.
– Sur la science de l’homme dans l’Antiquité, il ne retient bizarrement
qu’Hippocrate, maître de la médecine expérimentale de Cos et Aristote (le
4
Cf. Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale II, chapitre XV, « Critères scientifiques dans les disciplines
sociales et humaines ».
16
naturaliste de la recherche sur les animaux, pas le politologue). Rien sur le
savoir des sophistes, sur Hérodote, Thucydide, Galien, Pline…, tout en
reconnaissant l’importance de l’œuvre pédagogique et encyclopédique de la
période hellénistique (basée à Alexandrie). Pour lui, la science antique reste
empêtrée dans ses visions mythologiques, dans un univers harmonieux et
mécanique dont les hommes ne sont que les rouages. Et Rome ne fera que
répéter la pensée de la Grèce.
– Pas plus de science de l’homme, ajoute-t-il, dans la culture qui occupe
l’espace mental de l’Occident médiéval. Tout le savoir a reposé sur le
présupposé de la révélation judéo-chrétienne. La nouvelle culture, uniforme,
homogène, va se contenter de récupérer, par la copie et les traductions, les traces
du savoir antique, encouragés par les institutions ecclésiastiques. Gusdorf cite là
ce qui lui paraît être le pilier mental de la civilisation médiévale, la Bulle Unam
sanctam de Boniface VIII (de 1302) :
« L’habitude de la religion est d’amener les choses qui sont en bas jusqu’à
celles qui sont en haut, en passant par celles qui sont intermédiaires. Suivant la
loi de l’univers, toutes les choses ne sont pas mises en ordre également et
immédiatement mais celles d’en bas par les intermédiaires, les intermédiaires
par celles d’en haut. » (Ibidem, p. 46-47).
Le dogmatisme, fondé sur un univers complexe de rituels ordonnés et
hiérarchisés, réduisit toute la culture à la liturgie cosmique du service divin. La
connaissance de l’homme devait surtout servir la théologie (la science de Dieu).
On se trouve en présence d’une pensée symbolique organisée selon un ordre
hiérarchique strict (les sept vertus, les douze apôtres, les dix commandements, le
mystère de la Trinité…), tant au niveau de l’espace qu’à celui de la temporalité,
rythmée par les moments et les étapes de l’histoire sainte. Cela même si les
lettrés firent plus ou moins coïncider cette théologie avec la pensée grecque, ou
ce qu’il en restait et qu’ils interprétaient. Certains thèmes grecs platoniciens
(comme l’harmonie du Cosmos et la musique des sphères) furent transposés et
réinterprétés à travers un Créateur qui fabriqua le monde à son image et veilla
sur le salut de l’homme par sa toute puissance et providence, par les miracles et
la grâce.
Dans cette conception du monde, le naturel, l’humain, la société, s’appuient sur
le surnaturel. Il ne peut donc y avoir ni de science de la nature ni de science de
l’homme selon Gusdorf. De fait, malgré l’uniformité de la culture chrétienne, et
son étendue européenne, liée à l’usage savant du latin, l’homme est une âme
seule entre les mains de Dieu et en récitatif permanent avec lui, la foi avec Dieu
étant le lien commun à tous les fidèles, et fondant leur communauté. Gusdorf
commente là :
« La solidarité culturelle ou politique, telle qu’elle existait dans le monde
antique, fait place à une sorte de communion organique au niveau de l’Église,
17
en grand et en petit : la paroisse, le diocèse, le peuple chrétien tout entier
réalisent autant de figurations de la communion des saints.
Ainsi, par un a priori dogmatique, la réalité humaine se trouve ordonnée à une
vocation surnaturelle, qui seule lui donne son sens. C’est pourquoi on peut dire
que anthropologie médiévale traverse le domaine humain sans s’y arrêter,
l’ordre humain n’étant qu’un espace de projection pour des déterminations
eschatologiques. » (Ibidem, p. 49).
Problème épistémologique important : l’autre monde, céleste, compte plus que
le monde terrestre. Le Moyen-Âge s’intéresse aux Anges, aux monstres, aux
animaux (il abonde en Bestiaires et en Lapidaires). Mais il ne produit pas un
traité d’ethnologie ou d’anthropologie physique sur l’homme et les sociétés
humaines. De même, la science médicale sera sacrifiée à la science divine.
L’Église interdit en effet, sous peine de mort et d’excommunication, l’autopsie
et la dissection scientifique des cadavres humains, jusqu’au XIV e siècle. Cela
alors que la science médicale juive ou arabe d’Espagne publiait ses grands
traités de médecine et développait un savoir expérimental.
L’exigence théologique aurait donc rendu difficile une vision anthropocentriste
de l’homme. Pourtant on peut signaler au Moyen-âge, avec la redécouverte de la
pensée d’Aristote sur la politique, contre l’avis de Gusdorf, l’apparition de
certains traités de Science politique comme le Policraticus (1159) de Jean de
Salibury (1130-1180) ou d’ouvrages plus ou moins littéraires, notamment de
Christine de Pisan (1364-1430), attentifs à la description de la société de leur
temps. Cela montre que l’anthropologie chrétienne était compatible, de fait, avec
un certain regard objectif sur l’homme. Par ailleurs, la publication des
Confessions de Saint Augustin, marqué par la culture romaine, montre bien la
naissance d’une réflexion sur soi du sujet, de l’introspection, au cœur d’une
logique d’individualisation.
Autre contre-argument contre la position de Gusdorf : le paradigme du Même,
que construisit progressivement l’Occident européen à partir du XVe siècle, pour
se définir, est-il si indépendant que cela de l’anthropologie chrétienne, tout de
suite, dès le XVe siècle ? Rien n’est moins sûr.
– L’anthropologie de la Renaissance
Georges Gusdorf, comme Michel Foucault, s’accordent pour considérer que les
sciences humaines naissent dans cette période, mais que la science de la
Renaissance, en général, reste « flottante ». Elle est pénétrée de magie, de
sorcellerie, mais aussi, malgré l’esprit de l’humanisme néo-antique, par
l’anthropologie chrétienne qui pèse sur elle.
Le christianisme serait-il incompatible en soi (celui d’après la Première
Renaissance du XIIe siècle) de toute pensée humaniste ? Dans Grammaire des
18
civilisations, Fernand Braudel, après l’ouvrage de son maître Lucien Febvre sur
Rabelais (Rabelais et le problème de l’incroyance au XVIe siècle), s’insurge
avec raison contre cet avis. Contrairement à ce qu’affirme Georges Gusdorf,
l’humanisme reste profondément lié au christianisme (un des trois piliers de la
culture européenne, avec la science, nous indique Braudel). C’est bien ce que
montre le cas controversé en Science politique de Nicholas Machiavel,
diplomate de la République de Florence et essayiste à ses heures sur le pouvoir
politique.
Le cas exemplaire de Nicholas Machiavel.
Extrait de Michel Bergès, Machiavel, un penseur masqué ?, Paris, Bruxelles,
Éditions Complexe, 2000
« Le temps en Machiavel
La question principale d’une lecture interne des idées politiques est de savoir
comment reconstruire un système de pensée de façon « subjectiviste », sans se
projeter soi-même en le déformant 408. Une approche culturaliste (« baroqueuse », dirait-on en termes d’herméneutique musicale) de l’histoire des idées
politiques est-elle possible ? On peut suivre là le sillage interprétatif ouvert en
France par Lucien Febvre dans ses travaux sur Martin Luther ou sur
Rabelais 409.
En effet, la méthode de cet historien illuminateur a montré la voie et forgé les
premiers outils de l’histoire culturelle moderne, chemin poursuivi aujourd’hui
collectivement 410. Cet apport épistémologique nous interroge quant à
l’adéquation des grilles postérieures, voire contemporaines, projetées sur un
système de sens appartenant à une culture autre et définitivement disparue, qui
ne possédait ni les catégories sensibles et mentales, ni les vocabulaires des
générations ultérieures de vivants. Il est toujours difficile de reconstruire des
représentations individuelles et sociales radicalement différentes, dont il ne
reste que de fragiles traces, en particulier en ce qui concerne leur oralité et
leurs formats de pensée. Mais en même temps, l’homme, au-delà des mystères
de ses univers imaginaires et logiques successifs, reste toujours le même. C’est
un être universel, « qui a toujours pensé aussi bien » (Claude Lévi-Strauss). Un
dialogue, qui passe par le filtre et les interférences de modes de traductions
multiples et complexes (ne serait-ce que linguistique), est alors possible, qui
rend concevable la transmission du sens entre les vivants et les morts. Même si
des difficultés surgissent dans les transferts d’information qui n’échappent pas à
l’entropie, aux décalages, aux contresens, aux malentendus sémantiques et
interprétatifs. Traduttóre traditore, plutôt mille fois qu’une pour des
transpositions souvent aléatoires ou poétiques, pour ne pas dire politiques,
malgré la vigilance qui s’impose contre tout anachronisme. D’où l’importance
de l’archive et des citations des textes « importées » rituellement de la pensée et
19
de la bouche des morts. Elles révèlent les écarts mais aussi les présences, le
plus fidèlement possible.
Une pensée « chaotique et débile » ?
Rappelons, en ce qui concerne Machiavel, que Lucien Fevbre, quant à lui, crut
découvrir, dans le « dur » auteur du Prince, pour qui gouverner comptait
d’abord, une certaine « réfutation » de l’humanisme renaissant et du
christianisme. À tort ! Mais celui-ci sut aussi distinguer chez le Florentin,
contradictoirement, un homme qui, à travers intrigues, secrets, luttes de
factions, conjurations de portiques en portiques, de places en places, de palais
en légations, de loggia en loggia, réussit à cuire sa pensée de la politique,
« chez lui, en lui, par lui »…
Après la lecture interne entreprise – résumons-nous –, Machiavel en son temps,
qui n’est pas un total incroyant, apparaît plutôt comme un penseur holiste et
naturaliste du « bien commun » de la cité. Son œuvre étale un classicisme
coloré, daté, plus tourné vers le passé que vers un avenir qu’il n’a ni connu ni
deviné. Même s’il rêva, à partir d’un modèle spartiate et romain reconstruit
dans sa tête, de réaliser l’unité politique de l’Italie autour d’un Prince
individuel ou collectif, à un moment où s’écroulait la forme de la commune
médiévale remplacée par les petits États territoriaux des seigneuries, audessous des monarchies et des grands empires encore en gestation qui
s’imposeront au XVIIe siècle 411.
On aboutit ainsi au postulat « interniste » que l’auteur du Prince et des
Discours, influencé par les conditions florentines de son existence, s’est bien
trouvé plongé dans l’univers mental de la Renaissance. De vieux grimoires
hantent ses écrits et sa pensée. S’y mêlent indistinctement raison et déraison,
sorcellerie, croyance aux miracles, signes du ciel et mystères de la terre, bref,
Nature et Culture. Ses descriptions politiques baignent dans les représentations
ambivalentes du tournant du XVe siècle, ouvertes à la magie, à l’astrologie, à
l’humanisme italien, à un christianisme du doute, plus ou moins en voie de
rénovation avant la Réforme de 1517.
À la suite de l’ouvrage fulgurant de Michel Foucault, Les Mots et les Choses 412,
Hélène Védrine a montré que l’Italie renaissante, qui accueillit les intellectuels
dépositaires des vieux savoirs grecs ayant fui Byzance tombée aux mains des
Turcs en 1453, déploya soudainement un champ de connaissances paradoxal
413
. À travers la résurgence de la pensée antique, enfouie, traduite parfois de
façon ésotérique 414, s’opposèrent néoplatoniciens et néoaristotéliciens de tous
bords. De là naquit l’alchimie de la Renaissance, ce que Fernand Braudel
appelle justement « le modèle italien », qui constitue dans l’histoire de l’Europe
un miracle représentatif 415. Florence fut particulièrement fascinée par le savant
gréco-byzantin Démétrius Chacocondylas, mais aussi par Gémiste Pléthon,
apologiste du « divin Platon ». Les anciens philosophes furent « relus » à partir
20
de grilles inédites, porteuses des idées nouvelles, riches encore de l’apport des
pensées stoïciennes, sceptiques ou épicuriennes surgies après l’ébranlement
général du christianisme et remises au goût du jour. Ainsi, de Marsile Ficin, qui
maintenait par fétichisme une lampe allumée devant la statue de Platon, ainsi de
Pic de la Mirandole, d’Ange Politien, de Pomponazzi. Et, dans d’autres
universités que celle de Florence, d’Agrippa de Nettescheim, d’Érasme, de
Rabelais, de Montaigne, de Giordano Bruno, de Jean Bodin (auteur des Six
livres de la République mais aussi d’un traité De la démonomanie des sorciers)
et de tant d’autres… Il en fut de même de Nicholas Machiavel.
Une lecture compréhensive doit donc étreindre à la fois les dimensions
rationnelles, les efforts de classification et de description réaliste des pratiques
de pouvoir que propose le Florentin, mais aussi les poussées des vieilles
croyances qui le hantent et ses zigzags imaginatifs. Florence, prise entre le
marteau des Borgia et l’enclume de Savonarole, ébranla par son réalisme
citadin et collectif, pas simplement machiavélien, le code chrétien en son entier.
Avec Machiavel, traversé par cette contradiction culturelle, nous nous trouvons
en présence de deux facettes d’une logique contradictorielle et ambivalente qui
enferme le texte à déchiffrer dans un univers mental aujourd’hui disparu, fondé
sur une raison sauvage.
L’analyse interniste de la raison machiavélienne d’un côté, celle de son pendant
externiste qu’est l’imaginaire qui l’étaye de l’autre, nous a permis d’exhumer
au moins quatre couches simultanées de représentations, au sein d’une œuvre
saisie délibérément comme un système de sens totalisant et formant un corpus
indissociable. Quatre logiques qui, parfois, s’entrecroisent, mais peuvent aussi
être lues séparément.
D’abord parle un modèle de raison analytique, proche de la curiosité
aristotélicienne sur le classement des institutions décomposées avec un sens
aigu de l’observation de la politique, de la guerre et du pouvoir. Il s’agit là
parfois d’un regard brouillon, répétitif, contradictoire, et surtout altéré par un
retour sélectif aux auteurs grecs et romains à partir d’une érudite superposition
de textes. Machiavel observe sa Florence et son Italie avec les yeux des Anciens,
et l’Antiquité avec ses préjugés de Toscan de 1500. Il aboutit à une construction
en miroir, cohérente dans l’ensemble, mais non dénuée de dissonances ou de
télescopages.
Cette raison raisonnante n’engloutit pas cependant les valeurs chrétiennes au
cœur de la pensée du croyant hésitant et troublé, malgré ses petits péchés de
bon vivant. Cet homme est possédé, infiltré par le christianisme de son époque,
qui est celui de la crise savonarolienne, dans un monde cependant où les papes,
issus des grandes familles du patriciat italien, ont des enfants, disposent de
maîtresses ou de bâtards, mènent la guerre, utilisent le poison et le complot,
dépouillent même leurs cardinaux de leur fortune pour se l’approprier. Dans
21
une lettre du 16 juillet 1501, l’ami de Machiavel, Agostino Vespucci, parlant
d’Alexandre VI, confirme cela de Rome :
« Il me restait à vous dire qu’on observe tous les soirs, entre l’angélus et une
heure de nuit, vingt-cinq femmes et davantage qui sont amenées au palais
pontifical, en croupe de quelques cavaliers – sans parler du pape qui, lui, y a en
permanence son troupeau illicite, au point que manifestement, du palais tout
entier, on a fait un lupanar de toutes les turpitudes 416. »
On ne peut juger le Florentin à partir d’une grille chrétienne ultérieure,
notamment celle forgée lors du grand retour à l’ordre qui suivit le long Concile
de Trente et la Contre-Réforme. À la manière de la majorité des compagnons
d’intelligence de son temps, Machiavel intègre, on l’a vu, ce système de valeurs
collectif dans lequel il a baigné du berceau à la tombe.
Ensuite émerge un discours naturaliste, flou, discret, mélange de philosophie
contemporaine et de lectures de vieux auteurs. Une langue étrange, tantôt
magique, tantôt médicale, celle d’alchimistes ou de Diafoirus immémoriaux,
nargue en les répétant les refrains de la médecine de l’époque : science
empirique par excellence, très incertaine aussi. Un peu comme la politique
d’alors, et de toujours !
Enfin surgit une strate discursive plus difficile à déterminer. Mythique ? Disons
fantastique, teintée d’un mélange peu maîtrisé de visions magiques, marquée
par les ferveurs charlatanesques et prophétiques de la Florence de Savonarole.
Proche en tout cas des tableaux visionnaires et rédempteurs de Jérôme Bosch,
dont Machiavel partage, semble-t-il, la vision du monde. Le Florentin des
Lettres familières apparaît aussi, au-delà de son libertinage, de sa gentillesse
envers amis et protecteurs, au-delà de son réalisme paysan et de ses inquiétudes
quotidiennes, comme un partisan officiel de la pénitence. Nous sommes en face
d’un croyant sensible à l’émotion chrétienne, antimoderne, obsédé par
l’Apocalypse. Bref : un théoricien moralisateur et pessimiste de la fin de
l’homme et de la fin du monde.
Quatre discours au moins, quatre systèmes d’images, quatre logiques émanent
du corpus sans épuiser le sens des comportements concrets et contradictoires de
l’écrivain. Pourtant, une seule conception du monde mêle raison, foi, angoisses,
croyances et visions. Est-ce un univers solitaire ? Pas plus que celui des autres
intellectuels de l’époque embarqués dans leur nef générationnelle, en proie à
tous les mélanges idéels plus ou moins cohérents. Qui, tous à leur manière, ont
fait bouillonner avant d’entrer dans la mort, les idées de leur temps. Ce
Machiavel inquiet – plus qu’inquiétant –, hétéroclite aussi, bien repéré par
Raymond Aron, ne peut nous étonner.
Il est utile là, d’ouvrir à nouveau le beau livre de Lucien Febvre, Le Problème
de l’incroyance au XVIe siècle. Cet historien bergsonien a montré, un des
premiers, loin des rigueurs de l’autre pan durkheimien de l’École des Annales,
22
le caractère sautillant, incohérent (« chaotique et débile », lance quant à lui
Émile Bréhier 417) des philosophies naturalistes de la Renaissance.
Ces constructions lointaines ne disposaient ni de nos concepts ni de notre
vocabulaire pour s’exprimer, regrette-t-il. Elles ont beaucoup balancé entre la
pensée grecque et la foi chrétienne, dosant différemment l’une et l’autre 418. La
pensée du XVIe siècle représenterait-elle un « chaos d’opinions, contradictoires
et flottantes », sans base scientifique solide ? Nous sommes en présence, fulmine
Lucien Febvre, d’une science baignée dans le mystère, ouverte aux démons, à la
magie, aux sorciers. Elle ne date rien parce qu’elle ne sait pas mesurer
exactement le temps. Elle se mêle aussi de questions qu’elle embrouille, en
dehors de toute vérification. Les contemporains de Machiavel, qui sont ceux de
Rabelais, ne disposaient d’aucun autre « système du monde » que celui ressassé
d’Aristote. Chaque savant portait la science en lui. Mais elle disparaissait avec
son inventeur. Les hommes de l’époque, sophistes de la Renaissance, au-delà de
leur éloquence pour dire le monde avec leurs mots à eux, furent traversés
d’angoisses, pénétrés du sens du mystère. Cela rendit leur raisonnement
balbutiant.
Ce qui inquiète Lucien Febvre, tenant des théories de Lévy-Bruhl sur la
« pensée primitive » – qu’il calque peut-être trop parfois sur son objet 419 –,
c’est que les savants de « ce siècle qui veut croire », ces rêveurs qui raisonnent
à l’envers, ont peuplé l’univers de démons. Ils rendirent le monde fluide, creux.
Avec eux, les choses perdent leurs frontières, les êtres leur identité. Ils se
métamorphosent en un clin d’œil, changent de formes, d’aspect, de dimension,
de règne. La nature se trouve personnifiée, les hommes naturalisés. L’appel au
surnaturel n’est qu’un premier effort, inchoatif, pour donner un ordre à la
mêlée confuse des choses. Lucien Febvre, moins attentif que Michel Foucault,
s’étonne encore de « la faune absurde des Bestiaires » 420. En fait, oubliant sa
méthode, l’historien laisse échapper un jugement anachronique, qui siérait bien
à la raison analytique et cartésienne du XVIIe siècle. Ces hommes qui, en dehors
de toute « science claire », baignaient dans « les eaux troubles des sciences
occultes », se sont-ils « évadés du cachot en esprit » ? Febvre reproche au
passage à Machiavel comme à d’autres philosophes du temps de ne pas avoir eu
une « idée claire » du développement historique, réduit par eux à une
succession de cycles, produits par la nature, le hasard, soumis à une loi
naturelle de progrès ou de décadence. Et l’historien d’ajouter, rejoignant le
thème de la Nuit, après avoir fait remarquer qu’une telle conception du temps
empêchait l’émergence de toute doctrine politique comme d’une histoire
vraiment scientifique :
« Les hommes du XVIe siècle bouillonnent d’idées et tout leur siècle avec eux.
Mais d’idées confuses qu’ils ne savent traduire nettement, qu’ils ne trouvent pas
de mots pour énoncer clairement ; d’idées courtes, qu’ils ne savent étoffer,
prolonger, orchestrer. Parfois, dans une brusque poussée, ils projettent un trait
23
de lumière. Une étincelle troue la nuit, puis s’éteint. Et les ténèbres paraissent
encore plus noires 421. »
Peut-être. Mais comment expliquer que les scintillements de la pensée de
Machiavel sur le pouvoir, ce péché capital de l’homme, nous illuminent
encore ?
Là surgissent les limites d’une interprétation par trop historiciste, enfermant
avec un regret anachronique – prononçons le mot – la pensée d’un homme de
1500 dans les catégories intellectuelles, sensibles et mentales de son époque,
tout en le jugeant au nom des catégories d’une autre époque. L’approche
proposée par Michel Foucault apparaît plus nuancée et compréhensive.
La prison de l’« épistémè » machiavélienne ?
L’archéologue des sciences humaines a décortiqué de façon spectrale la
structure intellectuelle dominante de la Renaissance. Sa reconstruction brillante
nous incite à ne pas en séparer le penseur florentin du pouvoir.
Le regard et la prose des hommes de ce temps sur l’existence, explique Foucault
dans Les Mots et les choses, leur façon de construire des liens entre raison,
rêve, angoisse, délire et fantastique, obéissait à une logique de la similitude et
des correspondances. Celle-ci se trouvait fondée sur la ressemblance et la
liaison cosmique de tous les êtres et de tous les éléments composant le monde.
Les hommes de 1500 pensaient un macrocosme transformé en espace de
complicité de toutes les trames de l’univers. Chaque objet, chaque acte,
appartenait aux drames et aux cycles du cosmos. Le pouvoir, obscur
microcosme de pulsions, de désirs, d’intérêts et de mort, dans ses causes comme
dans sa dégénérescence, pouvait être relié – précisément – à tous les autres
phénomènes de la création.
Michel Foucault démontre que cette épistémè quasi orientale proposa une
sémantique à quatre figures. La convenientia, convenance des choses, liant les
espaces de phénomènes de proche en proche. L’aemulatio, établissant des
similitudes entre des objets distants et non plus proches (par exemple une
institution pouvait ainsi ressembler à un arbre ou à une planète…). L’analogie,
établissant des rapports abstraits et invisibles entre les choses. Enfin, écrit
Foucault, le jeu des sympathies et des antipathies, dans les profondeurs du
monde, jaillissant des contacts spatiaux mais aussi plongé dans un temps
éternel, créant un cycle fixe de mouvements et d’énergies. Il s’agit d’une
révolution circulaire en quelque sorte, qui fait apparaître et disparaître les
choses en conciliant des contraires, en isolant les espèces, en assumant leur
identité malgré leur commerce réciproque.
La grande similitude du monde produite par cette sémantique à quatre
dimensions recherche ce qui se ressemble. Mais elle passe par une sémiotique
qui ne s’intéresse dans son déchiffrement de signes qu’à des choses
24
assimilables. Aussi les contemporains de Machiavel, dans leur ensemble, furentils sans cesse attentifs aux marques de confirmation des liens de similitude que
leur pensée ordonnée projetait. Bref, à des signatures. Nous sommes en
présence d’une logique du Même. D’où leur goût pour l’érudition des anciens et
pour les vieux grimoires qui constituaient autant de systèmes de signes, de codes
interprétatifs pour les choses du passé ou du présent. Des albums
classificatoires sans queue ni tête.
Le savoir découlant de cette épistémè bricolée de la similitude, non dénuée de
poésie, ajoute Foucault, se montre pléthorique mais reste pauvre, noyé qu’il est
dans une infinité de détails. Il égare la raison dans le labyrinthe de
microcosmes et de macrocosmes infinis. Le monde n’a plus de barrière ni de
limite. Le visible, l’invisible, le plein et le vide, l’équilibre et le déséquilibre se
confondent. Peut-on vraiment parler de contradictions ou de logique
contradictorielle dans une œuvre produite par cette épistémè générale de la
Renaissance ?
« Structure faible de la science », reconnaît aussi Michel Foucault, qui note
comme support envahissant la répétition des Anciens ou le goût pour le
merveilleux, freins évidents du développement d’une raison raisonnante. On se
trouve en présence d’un système de pensée qui s’épuisa à rechercher
méticuleusement des détails parallèles, à déchiffrer des similitudes entre des
faits sans rapport entre eux, à établir des liens que l’on n’expliquait pas. Il n’y
avait plus de différence entre le monde de l’Antiquité, reconstruit dans les
livres, les traductions d’auteurs anciens, et l’espace contemporain de 1500,
dans lequel les dieux, ou des forces invisibles au-dessus des terriens,
transmettaient des signaux. Tout parlait simultanément. Tout se faisait écho et
se correspondait. Les symboles du monde et de la vie des hommes se trouvaient
au service d’une grande ressemblance. Le temps et l’espace se télescopaient. La
divinatio et l’eruditio constituèrent les deux branches d’une même
herméneutique. À travers elle se mêlèrent – à cela Foucault n’est pas attentif –
les mythologies et sensibilités chrétiennes, grecques, romaines, hermétiques,
magiques et apocalyptiques, qui traversèrent l’époque comme des évidences et
des préalables.
La raison machiavélienne mais aussi l’imaginaire machiavélien (pour faire
court) appartiennent bien à ce massif épistémique. Dans la vision du monde du
Florentin se bousculent l’espace et le temps, l’érudition et la divination, les
multiples microcosmes, les mythes chrétiens ou d’autres moins orthodoxes qui
déposent leurs images. L’ensemble forme un cosmos à la fois éternel et sans
cesse en mouvement, étayé par une raison toujours à l’écoute des harmonies de
l’univers, mais fermée sur de grands mystères. Lucien Febvre le pressentait lui
aussi. Se trouve-t-on vraiment en présence d’une science en formation sortant
des paradigmes chrétien et aristotélicien poussifs, et entrant dans un nouveau
système de pensée ? »
25
Notes
408
Cf. l’article de Gérard Noiriel, « Pour une approche subjectiviste du social »,
Annales, Économie, Sociétés, Civilisations, novembre-décembre 1989, p. 14351459.
409
Lucien Febvre, Le Problème de l’incroyance au XVIe siècle. La religion de
Rabelais, op. cit.
410
La bibliographie serait immense. Quant à l’apport épistémologique, on
pourrait citer les travaux notamment de Erwin Panofsky, Jean-Pierre Vernant,
Robert Mandrou, Georges Duby, Jacques Le Goff, Michel Foucault, Michel de
Certeau, Mikhaïl Bakhtine, Robert Darnton, Karl Schorske, Carlo Ginzburg,
Serge Bernstein, Jean-François Sirinelli, Christophe Charles, Roger Chartier…
Une réflexion méthodologique récente est présentée dans quelques ouvrages en
français. Cf. Serge Bernstein, Jean-Pierre Rioux, Jean-François Sirinelli et al.,
Pour une histoire culturelle, Paris, Le Seuil, 1996 ; Roger Chartier et alii, La
Sensibilité dans l’histoire, Brionne, Gérard Montfort, 1987 ; Roger Chartier, Au
bord de la falaise, l’histoire entre certitudes et inquiétude, Paris, Albin Michel,
1998.
411
Cf. à ce propos le livre d’Alberto Tenenti, Florence au temps des Médicis. De
la Cité à l’État, op. cit.
412
Michel Foucault, Les Mots et les choses. Une archéologie des sciences
humaines, Paris, Gallimard, 1968 ; Histoire de la folie à l’Âge classique, Paris,
Gallimard, coll. « Tel », 1972.
413
Hélène Védrine, Philosophie et magie à la Renaissance, Paris, LGE, Le
Livre de Poche, 1996.
414
Sur la question, cf. l’ouvrage de référence d’Antoine Faivre, Accès de
l’ésotérisme occidental, Paris, Gallimard, 1986.
415
Fernand Braudel, Le Modèle italien, Paris, Arthaud, 1989.
416
Lettres familières et officielles, t. I, p. 158.
417
Émile Bréhier, Histoire de la philosophie, Paris, PUF, coll. « Quadrige »,
1964.
418
Lucien Febvre, Le Problème de l’incroyance au XVIe siècle. La religion de
Rabelais, op. cit., p. 327-351.
419
Ibidem, p. 404.
420
Ibidem, p. 408.
421
Ibidem, p. 392. »
26
*
*
*
Si l’on suit donc Georges Gusdorf et Michel Foucault, malgré les limites de ces
sciences de la Renaissance en termes de scientificité, en raison du mélange des
savoirs et de cette épistémè de la similitude et des correspondances qui les
traverse, c’est bien dans cette période qu’ont effectivement émergé les premiers
travaux de sciences humaines et sociales.
Les deux philosophes sont d’accord pour dégager d’autres phases
d’intelligibilité (juste repérées ici en tant que telles) qui lui ont succédé :
– l’anthropologie mécaniste, triomphante au XVIIe siècle, marquée par le
surgissement de la représentation mécanique de l’animal (Descartes) puis de
l’homme (La Métrie), pilotée aussi, précise Foucault, par une tendance à la mise
en tableaux des mots et des choses, en schémas ordonnées de classification et de
représentation.
– l’anthropologie des Lumières (cf. l’ouvrage à ce propos de Michèle Duchet,
Anthropologie et histoire au siècle des Lumières, Paris, Albin Michel, 1995).
À ce propos, il faut souligner l’aventure extraordinaire, mais difficile, de la
Grande Encyclopédie qui a inclus plus de 130 auteurs, mais qui a traversé des
difficultés, non seulement financières, mais aussi politiques, se heurtant tant à la
censure royale, qu’à l’Inquisition (qui plaça l’ouvrage à l’Index). Cette
entreprise-phare au niveau de l’Europe, n’avait pas eu d’exemple depuis Rome.
L’opération, collective, visait à intégrer toutes les connaissances humaines,
théoriques, pratiques, techniques, dans un seul ouvrage. L’ouvrage offrait aux
riches acquéreurs de nombreux articles sur le monde social, économique,
historique, politique, ethnographique (sur le plan politique, Voltaire,
d’Alembert, comme Rousseau ou Diderot, produisirent de nombreux articles).
– L’anthropologie révolutionnaire (1789-1800) : du newtonisme social
Les savants français de la période ont tous ressenti l’importance des événements
qu’ils étaient en train de vivre, après les révolutions « atlantiques » (Jacques
Godechot). Il s’agit, ni plus, ni moins, d’une véritable « révolution culturelle »
(abordée déjà au niveau du bref regard porté sur l’histoire des sciences de la
nature). Celle-ci a commencé lentement, s’est accélérée, suivant les événements,
avant de mal finir, dans la « Terreur », une réaction politique (le Directoire),
puis dans un coup d’État militaire (le 18 Brumaire du Général Bonaparte).
27
Cette révolution a été marquée cependant par une refonte de toutes les
institutions, et notamment la destruction audacieuse en une nuit (celle du 4 août
1789) des privilèges féodaux et absolutistes datant de plus de cinq cents ans.
Les noms propres, l’ensemble du droit privé et public, les limites territoriales
(création des départements en 1791), la mesure de l’espace (la numérisation
métrique) et du temps (le calendrier) ont fait partie de la refonte intégrale de la
mesure du social et du politique. Des institutions adaptées d’enseignement en
sciences humaines et sociales ont été crées (dont l’Institut de France, avec
notamment une section académique des « Sciences morales et politiques », dans
laquelle se sont illustrés Daunou et Volney). L’Éducation nationale a surgi des
réformes, ainsi que les Grandes Écoles élitistes (Polytechnique en particulier, au
niveau des sciences exactes et des mathématiques) et « appliquées », de même
qu’a été transformé le patrimoine national (au niveau muséographique) et créée
l’École des Langues orientales. Le dictateur militaire Napoléon entérina cette
œuvre révolutionnaire propulsée par la Convention de 1792 à 1795.
Il faut à ce propos souligner l’importance du Comité d’Instruction publique de la
Convention qui s’est trouvé au cœur des réformes, des propositions et des
décisions en la matière.
Malgré leur volonté rationaliste, les savants de cette période, surtout dans les
sciences humaines et sociales, se sont montrés « baroques », fragiles et surtout
contradictoires à plus d’un titre.
D’un côté, fascinés par les mathématiques, la Raison, les sciences physiques et
astronomiques, marquées par les découvertes impressionnantes de Newton (la
révélation de la loi sur la gravitation universelle), les savants en vue de la
période ont tenté de fonder leur révolution culturelle sur la Nature, ses lois, que
la Raison humaine avait réussi à percer. On a assisté au déploiement, au niveau
de la recherche de fondements à la Révolution culturelle en cours, mythe bien
illustré par diverses estampes qui montrent de façon allégorique le
fonctionnement de l’ordre social calqué mécaniquement sur le modèle
astronomique de l’univers naturel.
C’est ainsi que l’An « 0 » de la République fut créé sur le modèle de l’entrée du
Soleil dans le solstice d’automne, le 22 septembre 1792 (cf. à ce sujet l’ouvrage
de référence de Denis Guedj, La Révolution des savants, Paris, Gallimard, col.
« Découvertes »2004).
La Révolution, sur le plan des sciences humaines sociales, comme de la culture
et de la vie quotidienne, se donna comme objectif explicite et volontariste
d’éliminer l’influence du christianisme, perceptible dans les lois sur le serment
imposé aux prêtres, comme sur le calendrier et sur le changement des prénoms,
empruntés à la mythologie romaine (cf. à ce propos l’ouvrage de référence de
Serge Bianchi, La Révolution culturelle de l’An II, Paris, Aubier, 1982).
28
Sûrs d’eux-mêmes, déterminés à détruire le culte chrétien dans son influence si
prégnante sur la société, malgré de nombreux signes antérieurs de
« déchristianisation » (Michel Vovelle), ils ont recherché des fondements sûrs,
étayés sur les chiffres, sur l’ordre naturel, sur le fonctionnement cosmique des
planètes, jugé éternel, sur les mathématiques, déployant une idéologie scientiste,
une sorte de newtonisme social, bien incarné à sa manière notamment par
Condorcet. Les révolutionnaires réalisèrent ainsi sur terre, en se tournant vers
divers modèles de l’Antiquité, l’utopie de la Cité platonicienne. On se trouve
bien en présence d’une application stricte du néo-pythagorisme platonicien,
donnant le pouvoir aux « rois-philosophes », c’est-à-dire aux savants possédant
les secrets numériques de l’univers (les mathématiciens), seuls susceptibles pour
Platon de diriger la Cité. Platon, en effet, considérait que l’ordre politique devait
se fonder sur l’ordre numérique de la nature. Les révolutionnaires de l’« An II »
instituèrent ainsi des grandes Écoles d’élites mathématiques et scientifiques, que
confirma ou développa plus tard Napoléon, qui servirent pendant plus de deux
cents ans jusqu’à nos jours, de matrice dans la fabrication des élites étatistes
françaises (que le sociologue Pierre Bourdieu dénomme « noblesse d’État ») et
de fondement au « système scientifique et technique français ».
D’un autre côté, apparaît le pan plus obscur des « Lumières révolutionnaires ».
Ayant osé un régicide (qui pesa lourd dans l’imaginaire collectif de la France
dans la longue durée !), hantés par la destruction du christianisme (un déicide
après un régicide !), les volontaristes politiques de l’époque furent pris d’un
certain vertige, de doutes… Au-delà des rites et cérémonies de substitution au
christianisme qu’ils mirent en œuvre (le culte de la Raison, le Culte de l’Être
suprême…), de façon sublimée et dérivée, ces faiseurs de nouveauté se
tournèrent étrangement vers le passé. Ils investirent un mythe de l’Antique,
compensatoire, véritable exutoire de leurs angoisses. Ils se rassurèrent en
mimant Rome et la Grèce, voire en déployant, troublés par « les ruines » (titre
d’un ouvrage de « l’idéologue » Charles Volney), une égyptomanie francmaçonne imaginaire, fantaisiste mais symptomatique (cf. l’ouvrage L’Origine
de tous les cultes du franc-maçon, membre de la « Loge des Neuf sœurs » de
Paris, Charles-François Dupuis, Paris Agasse, 1795). Ce mythe hantera Volney.
Napoléon l’alimenta évidemment avec la campagne d’Égypte, qui prendra une
certaine importance sur les esprits du temps avec le déchiffrement des
hiéroglyphes par Champollion.
Le côté préromantique des hommes engagés de cette époque se ressent au
niveau des sciences sociales. Volney, orientaliste, qui a beaucoup voyagé, met
en avant le concept de « ruines ». La traduction du sanscrit par AbrahamHyacinthe Anquetil Duperron (1731-1805) qui permettait de découvrir la
civilisation de l’Inde, vieille, comme celle de l’Égypte de plus de quarante
siècles, soulevait de façon inédite la question de l’historicité et du déclin des
empires comme des choses politiques, au-delà des civilisations du Livre (la
29
Bible) autour de la Méditerranée. Bientôt, la campagne d’Égypte de Bonaparte
allait introduire « quarante siècles » ambigus et fascinants, qui se dressaient a
contrario contre la Bible, mais aussi et surtout contre la théorie de la « table
rase » de 1792… Alors que les révolutionnaires voulaient tout fonder sur la
« Nature » (en quelque sorte déifiée, en un déisme sans dieu), certains
pressentirent que les lois de l’histoire faisaient surgir la question de la décadence
et de la mort des civilisations, et donc de l’homme lui-même, dans sa faiblesse
de créature mortelle, d’« être pour la mort » et pour le temps. Bref, « l’axe du
temps »… On quittait le monde de la physique de la Nature mécanique de
Newton, structurée comme un mouvement d’horlogerie, pour entrer dans celui
de la temporalité, que le XIXe siècle allait explorer par étapes : l’histoire de la
terre (la géologie), celle des espèces et de l’homme (en 1862, l’ouvrage
L’Origine des espèces de Charles Darwin, publié en français eut un énorme
succès : les 1250 exemplaires de la première édition furent épuisés dans la
journée)… L’anthropologie révolutionnaire, avec ses errements, jusque dans le
mesmérisme « électrique » (cf. à ce sujet le très beau livre de Robert Darton, La
Fin des Lumières. Le mesmérisme et la Révolution, Paris, Perrin, 1984) servit de
transition entre le paradigme de Newton, fondé sur l’espace, et un nouveau
paradigme, fondé sur le temps. Phénomène identique à ce qui se passa dans les
sciences dures…
– L’anthropologie de l’historicité : l’« axe du temps » (fin du XVIIIe-XIXe
siècle).
Si l’on suit Michel Foucault (Les Mots et les choses), les sciences humaines et
sociales entrèrent ainsi dans l’ère de « l’histoire », de la temporalité. La
Révolution, paradoxalement, en voulant tourner le dos au paradigme chrétien de
l’histoire immuable (celle de la révélation, de la résurrection et de tout le
reste…) découvrit de façon néo-antique et « romantique » (Rome antique,
mauvais jeu de mots !) l’émergence de l’histoire, d’une nouvelle conception de
l’historicité, fondée non plus sur un espace-temps homogène, linéaire (depuis les
régions de la Bible et depuis les deux révélations, à Moïse et à Jésus), mais sur
un temps éclaté, troublé, qui allait servir de fondement à la période
« dynamique » du XIXe siècle – celle de l’urbanisation liée à l’industrialisation,
du machinisme généralisée, de la destruction progressive de l’ancien monde
rural profondément christianisé.
L’introduction de la temporalité dans les sciences sociales et humaines, liée à
l’anthropologie révolutionnaire puis romantique, se heurta au siècle de la vitesse
des chemins de fer, du télégraphe électrique (qui remplaça le télégraphe optique
inauguré par la Révolution), l’invention de la photographie (dont parle de façon
détaillée l’historien Carlo Ginzburg dans Mythe, emblème et traces.
Morphologie et histoire, Paris, Flammarion, 1989), qui fit entrer le XIXe siècle
dans le paradigme de l’indice et de la véridiction, fondé sur l’induction,
30
l’empirisme, bien illustré par les exemples de Freud, Morelli et Sir Arthur
Conan Doyle…
Rappelons que dans les sciences exactes, le deuxième principe de la
thermodynamique, instituant la direction du temps dans laquelle le désordre ou
l’entropie croissent, limitant la matière et impliquant sa transformation et sa
destruction, mit fin au cosmos immuable, « quatrième dimension d’un espace
tridimensionnel sans commencement ni fin, totalement hétérogène à son
contenu » (cf. Pierre Chaunu, L’Axe du temps). Ce fut la fin de l’espace de
Newton et de Laplace, proche de celui du sens commun (ibidem, p. 65 « au
point que Voltaire peut transposer dans la belle langue de l’honnête homme le
contenu pourtant révolutionnaire de la connaissance nouvelle »). Mais cet « axe
du temps » infini était resté vide, de la Grèce au XVIIe siècle (ibidem, p. 68).
Newton avait en fait évacué le temps, qu’il jugeait, froide formule, « absolu,
vrai, mathématique, s’écoutant en soi conformément à sa nature, uniforme et
sans rapport », inusable (ibidem, p. 68). Pierre Chaunu parle là du « temps
rigide, dur et sec de Newton » (ibidem, p. 72). Autrement dit, dans les sciences
de la nature, l’histoire mit en péril l’éternité supposée jusque là de l’Univers. Le
système newtonien, on le sait, fut profondément limité avec les observations de
l’astronome américain Hubble, au début du XXe siècle, sur le décalage du
spectre de la lumière vers le rouge selon l’ancienneté des planètes considérées
(la découverte du « Rayon rouge », Redshift), dont on déduisit en astrophysique
l’éloignement progressif des galaxies et, à partir de là, l’historicité de l’univers
elle-même.
Cependant, bien avant le XIXe siècle, surgit, au niveau cette fois des sciences
humaines et sociales, dès les années 1500, un « paradigme de l’Autre », qui
allait perturber progressivement la vision européenne occidentale, conforme,
normative, intégrée, technique, utilitariste, universaliste de l’homme et de la
société.
Ainsi le modèle anthropologique qui en sortira, malgré ses étapes différenciées,
a pu être conjugué à côté de l’image du « Même », qui, elle voulut faire surgir
un homme universel, civilisé et conforme. L’être fragile, face aux « conquêtes »
occidentales, se révéla un « sauvage », lointain, mystérieux dans les différences
identitaires dont il était porteur, nié, voire tué ou colonisé par l’« Occident »,
dont on commença à comprendre les caractéristiques de façon comparée.
Cependant, face à des modes d’observations colonialistes, parmi les travaux
commandités par divers pouvoirs, il est difficile encore, jusqu’à la seconde
moitié du XXe siècle, (à part les rêveries des « idéologues » de Révolution
française, Destut de Tracy, Daunou, Dupuis, Dégérando, Volney…), de parler
de disciplines constituées de l’homme générique et des sociétés. Quant à
l’ethnologie plus compréhensive et respectueuse des identités des peuples
infériorisés, elle ne commencera, comme l’a démontré, parmi d’autres, Claude
Lévi-Strauss, qu’au XXe siècle…
31
Du XVIe au XIXe siècle, divers auteurs vont donc faire surgir, explicitement ou
en filigrane, une image inversée, moins assurée, plus troublée des mêmes objets,
comme si la pensée avait subi certaines perturbations. Bref, une image de
l’Autre et de l’Altérité, constitutive, aussi, de la construction progressive des
sciences sociales et des sciences humaines universelles, plus qu’universalistes.
I. 2. Le paradigme de « l’Autre »
Revenons en arrière. Paradoxe général : à la Renaissance, au moment,
précisément, où l’homme part à la conquête de lui-même et va élargir son espace
géographique, scientifique, mental (l’invention topographique du livre !), qui
fait surgir des mondes inconnus grâce à un appareillage de mesure
perfectionnant les sens humains d’observation abandonnant en partie
(seulement) le paradigme catholique médiéval, en s’aventurant avec courage sur
les mers (grâce au gouvernail des Portugais), il découvre l’infini de l’espace
sidéral, celui-ci des savants d’alors, et va réinventer l’histoire depuis l’Antiquité,
comme s’attacher progressivement aux progrès de l’archéologie et de la
philologie (l’étude des langues « autres »). Autre fait notable : l’apparition à la
Renaissance, ce qui n’est pas un hasard, d’un genre littéraire nouveau, celui
« politique » de l’Utopie. L’île imaginaire de Thomas More (Utopia, 1516),
L’Abbaye de Thélème de Rabelais (à la fin de Gargantua, 1534), La Cité du
soleil de Campanella (1623), La Nouvelle Atlantide de Francis Bacon (1627)…,
investirent au niveau de l’imaginaire ces nouveaux « espaces » de découverte en
miroir. C’est dans ces lieux de « nulle part » qu’allait être exploré cet Autre de
l’Homme, mais aussi que fut critiquée la réalité sociale de l’époque, les régimes
politiques en place, de l’absolutisme montant…
Les bouleversements de l’espace et du temps que cette révolution culturelle
entraîna, firent surgir, en creux, une pensée de l’« altérité ». En fuyant l’image
médiévale de Dieu, l’homme se dédoublait. Il était à la fois le « Même », mais
aussi, désormais, « l’Autre ». Non plus le « Grand Autre », « Dieu », mais son
propre double. Cela allait s’avérer profondément heuristique dans plusieurs
domaines de la pensée critique et distanciée sur l’homme et la société…
Quatre formes d’« étrangeté » surgirent de ce regard inversé, en miroir, en
quelque sorte, qui ont aussi marqué de façon critique et comparative les
Sciences humaines dans leur lente éclosion.
– D’abord, une quête troublée sur les Anciens, sur les racines antiques de
l’Europe, projetant un regard déformant mais étrangement identitaire sur la
Grèce et sur Rome d’abord (thème redondant au-delà de la Révolution française,
jusqu’au début du XXe siècle). La pensée sur l’homme et la société eut du mal à
se détacher de ses deux matrices initiales que la Renaissance condensa en les
explorant dans tous les sens, avec curiosité et même une certaine ferveur. À la
recherche de ses « origines », les sciences humaines découvrirent
progressivement, entre le XVIe siècle et la fin du XVIIIe siècle, les Hébreux,
32
l’Afrique, l’Amérique, la Chine (cf. à ce propos le très beau livre d’Étiemble,
L’Europe chinoise, Paris, Gallimard, 1989, 2 vol.), l’Inde, puis l’Égypte,
civilisations mystérieuses dont il fallut découvrir les langues, les coutumes, les
institutions… Autant d’éléments de troubles, d’interrogations, qui firent vaciller
les certitudes bibliques d’antan, sans parler de la découverte progressive des
mœurs, us et coutumes des Indiens d’Amérique du Nord (qui fascinèrent par
exemple le jésuite bordelais Joseph Lafitau (Mœurs des sauvages américains
comparées au mœurs des premiers temps, 1724).
– Ensuite, avec la découverte hasardeuse de l’Amérique, le surgissement d’une
race de femmes et d’hommes imprévues, qui n’avaient pas connu l’histoire
biblique méditerranéenne, et qui semblaient descendre directement du Paradis
terrestre. Les « Bons sauvages », ébranlèrent les certitudes de l’Europe qui prit
conscience progressivement de la réalité d’une humanité élargie. Ce fut un
monde imprévu, non chrétien, recomposé par hasard sur la « route des Indes »
que révéla la découverte de l’Amérique. Comme l’écrit Pierre Chaunu, (L’Axe
du temps, Paris, Julliard, 1994, p. 24-48), « c’est la faute à Colomb » ! Il cite
cette année de 1493, où Colomb ramena à Séville ces hommes nus, ces
adamites, après son étrange voyage « au commencement du monde ». Ce
« grand désenclavement » fit prendre conscience aux Européens d’un univers et
d’êtres humains hétérogènes qui représentaient en quelque sorte, pour les
consciences chrétiennes d’alors, l’humanité du temps d’Adam et Ève, d’avant le
premier péché, du Paradis terrestre, du Jardin d’Eden. Chaunu commente :
« Ce qui trouble le plus, chez ces hommes qui viennent d’on ne sait où, c’est
qu’ils semblent sortir d’un ailleurs qui est un avant » (p. 41). À quel temps
appartiennent ces hommes ? (…). Ces hommes qui n’ont plus de passé que nous
puissions raconter, rattacher à notre être de peuple de Dieu en marche de la
chute au relèvement final, qui sont-ils, que font-ils ? » (p. 42 ).
L’historien de l’Europe classique note que les rares élites lettrées du XIVe siècle,
au-delà des récits de Marco Polo, n’eurent connaissance que du texte de Jean de
Mandeville (Voyage autour de la terre, Paris, Les Belles Lettres, 1993, édition
Christiane Delluz). Ce récit, écrit en 1350 en roman (en français), fut un « bestseller » tiré au XIVe siècle à près de 250 versions manuscrites connues dans dix
langues. Par la curiosité qui suivit les voyages de Colomb, il allait faire le succès
post mortem de l’imprimerie et connut plus de 180 éditions en 100 ans…
Colomb (cf. le livre de Pierre Chaunu, Colomb ou la logique de l’imprévisible,
Paris, Bourin, 1993), avec la découverte de l’Amérique, inaugura un « espace
étendue sur la terre et sur la mer » dont il fallait concilier la nouveauté avec les
choses de la Bible, ressassées jusque-là, d’autant qu’au niveau des sciences
exactes, grâce au fleuron de l’astronomie, l’espace de la nature devenait luimême infini. La découverte de ce qui allait devenir aussi le mythe du « Bon
sauvage » allait entraîner la disparition du monde géocentrique des Grecs et de
celui anthropocentrique du Moyen Âge. Pierre Chaunu insiste aussi sur le fait
33
qu’autant que l’invention de l’horloge à poids, la découverte de ces nouveaux
espaces terriens eut des conséquences sur la pensée de la temporalité (cf. L’Axe
du temps, p. 48). Quant à l’arrivée rapide de l’imprimerie, de la feuille volante
puis du livre, entre 1450 et 1550, elle allait aussi, en démultipliant l’information,
agrandir l’espace mental des hommes de la période. La Renaissance fut bien
l’ère de l’invention des sciences humaines et sociales, par cet élargissement de
l’espace et du temps. Ce fut, intellectuellement, comme un recommencement du
monde, marqué cependant par la tragédie des « guerres de religion » qui
contribuèrent à affaiblir considérablement l’anthropologie chrétienne et
l’humanisme, saisi en ses fondements.
– Notons également comme source d’étrangeté et de dédoublement du Même, la
découverte mystérieuse, émouvante, de l’intérieur de « l’organisme humain »
avec le développement des vivisections de cadavres (jusque-là punies donc
d’excommunication et de mort par l’Église de Rome), mais aussi avec la
découverte et l’utilisation progressive de la microscopie (d’où l’importance des
instruments d’observation scientifique dans le monde microscopique, comme il
le fut dans le monde de l’astronomie, avec la lunette de Galilée !). Cela
entraînera la naissance d’une science de la vie, la biologie. Dans un livre brillant
(La Logique du vivant, Paris, Gallimard, 1970), le Prix Nobel de Médecine,
François Jacob, décortique l’évolution des conceptions de la vie et des systèmes
vivants entre le XVIe et le XXe siècle. Il dégage ainsi quatre structures
successives (quatre « intégrons », qui sont autant de « poupées russes ») : du
XVIe au XVIIe siècle, avec les progrès de l’anatomie du corps humain et de
l’observation instrumentale, on posa le concept d’« organe » et de « fonctions ».
Puis, à la fin du XVIIIe siècle, on parla de « cellules ». Au XXe siècle, on
découvrit les « gènes » et les « chromosomes », au sein des cellules. Vers les
années 1960, on révéla enfin la « grammaire » chimique des organismes vivants,
avec la découverte du code génétique et des « molécules » d’ADN (l’Acide
nucléique), au cœur du fonctionnement de la vie et de sa reproduction sous
forme de programme informationnel. Le modèle biologique allait logiquement
fasciner, par ses mystères et son étrangeté, les réflexions des premiers
« sociologues » du XIXe siècle, prompts à comparer la société à un organisme
humain, mettant en évidence les étapes d’évolution (naissance, développement,
mort) et les fonctions de ses composantes.
– Enfin, dans sa fascination pour la technique, l’homme européen découvrit cet
étrangeté qu’il avait inventée lui-même : la machine (cf. à ce propos l’ouvrage
de Lewis Mumford, Le Mythe de la machine, Paris, Fayard, 1973, 2 vol.). Celleci « marchait toute seule », et échappait progressivement à l’homme, en tant que
créature représentée par l’anthropologie mécaniste comme « automate » (cf. à ce
propos l’ouvrage stimulant de Paolo Rossi, Les Philosophes et les machines,
Paris, PUF, col. « Science, Histoire et société », 1996). Et, mythe dans le mythe,
ressurgit de temps en temps la vieille métaphore de l’Ancien Testament juif du
34
Golem, celle de « l’homme machine » (cf. Wikipédia, ainsi que le mythe
littéraire et cinématographique de Frankenstein ou de l’homme-machine ; cf.
également Blake et Mortimer, Les trois formules du Docteur Sato…). Le mythe
fut repris allégrement par la sociologie américaine des années 1970, attentive à
la métaphore cybernétique et systémique.
Notons que ces différentes étapes de la découverte de « l’altérité », ont été
résumées par Claude Lévi-Strauss dans un article bref mais lumineux, publié
dans Anthropologie structurale II ((Paris, Plon, 1973, p. 319-322), « Les trois
humanismes », dans lequel il distingue l’humanisme « aristocratique » et
spatialement limité de la renaissance, celui, « bourgeois », plus élargie mais
colonialiste du XIXe siècle, et enfin l’humanisme « démocratique », élargie à la
planète entière, du XXe siècle de l’ethnologie devenue une science mondiale et
comparatiste. Spécialiste de l’ethnologie, mais aussi épistémologue de renom (il
est l’un des « inventeurs » du structuralisme), auteur de très nombreux articles
théoriques sur les sciences sociales, dont l’histoire de l’ethnologie, Claude LéviStrauss propose une division tripartite (comme Gusdorf et Foucault) de l’histoire
des sciences humaines, en parlant surtout de ce que les deux autres auteurs ont
un peu négligé : le regard ethnologique occidental troublé par la présence de
l’altérité et de l’élargissement de l’espèce humaine.
Alors que l’on croit que l’ethnologie n’est apparue qu’au XIX e siècle, disons en
Angleterre, vers 1860, Lévi-Strauss montre qu’elle plus ancienne, surgie au
XVIe siècle avec l’humanisme lié aux grandes découvertes. Il dégage en ces
termes les trois formes d’humanisme qui ont accompagné la naissance et le
développement des sciences humaines à travers les capacités d’exploration de la
terre, que les hommes se sont donnés en trois siècles.
Voici le texte en question de Claude Lévi-Strauss :
« Quand les hommes de la fin du Moyen-Age et de la Renaissance ont
redécouvert l’antiquité gréco-romaine, et quand les jésuites ont fait du grec et
du latin la base de la formation intellectuelle, n’était-ce pas une première forme
d’ethnologie ? On reconnaissait qu’aucune civilisation ne peut se penser
elle-même, si elle ne dispose pas de quelques autres pour servir de terme de
comparaison. La Renaissance a retrouvé, dans la littérature ancienne, des
notions et des méthodes oubliées ; mais plus encore, le moyen de mettre sa
propre culture en perspective, en confrontant les conceptions contemporaines à
celles d’autres temps et d’autres lieux.
Ceux qui critiquent l’enseignement classique auraient tort de s’y tromper : si
l’apprentissage du grec et du latin se réduisait à l’acquisition éphémère des
rudiments de langues mortes, il ne servirait pas à grand-chose. Mais - les
professeurs de l’enseignement secondaire le savent bien - à travers la langue et
les textes, l’élève s’initie à une méthode intellectuelle qui est celle même de
l’ethnographie, et que j’appellerais volontiers la technique du dépaysement.
35
La seule différence entre culture classique et culture ethnographique tient aux
dimensions du monde connu à leurs époques respectives. Au début de la
Renaissance, l’univers humain est circonscrit par les limites du bassin
méditerranéen. Le reste, on ne fait qu’en soupçonner l’existence. Mais on sait
déjà qu’aucune fraction de l’humanité ne peut aspirer à se comprendre, sinon
par référence à toutes les autres.
Au XVIIIe et au XIXe siècle, l’humanisme s’élargit avec le progrès de
l’exploration géographique. Rousseau, Diderot ne prennent encore qu’une
hypothèque sur les civilisations les plus lointaines. Mais la Chine, l’Inde
s’inscrivent déjà dans le tableau. Notre terminologie universitaire, qui désigne
leur étude sous le nom de philologie non classique, confesse, par son inaptitude
à créer un terme original, qu’il s’agit bien du même mouvement humaniste,
envahissant seulement un territoire nouveau comme, pour les anciens, la
métaphysique était ce qui venait après la physique. En s’intéressant aujourd’hui
aux dernières civilisations encore dédaignées - les sociétés dites primitives l’ethnologie fait parcourir à l’humanisme sa troisième étape. Sans doute
sera-t-elle aussi la dernière, puisqu’après cela, l’homme n’aura plus rien à
découvrir de lui-même, au moins en extension (car, il existe une autre
recherche, celle-là en profondeur, dont nous ne sommes pas prêts d’atteindre le
bout).
Mais le problème comporte un autre aspect. Les deux premiers humanismes classique et non classique - voyaient leur extension limitée, non seulement en
surface, mais aussi en qualité. Les civilisations antiques ayant disparu, on ne
pouvait les atteindre qu’à travers les textes et les monuments. Quant à l’Orient
et l’Extrême-Orient, où la difficulté n’existait pas, la méthode restait la même,
parce que des civilisations si lointaines ne méritaient - croyait-on - l’intérêt que
par leurs productions les plus savantes et les plus raffinées.
Le domaine de l’ethnologie consiste en civilisations nouvelles, et qui posent
aussi des problèmes nouveaux. Étant sans écriture, elles ne fournissent pas de
documents écrits ; et comme leur niveau technique est généralement fort bas, la
plupart n’ont pas laissé de monuments figurés. D’où la nécessité, pour
l’ethnologie, de doter l’humanisme de nouveaux outils d’investigation.
Les modes de connaissance de l’ethnologie sont à la fois plus extérieurs et plus
intérieurs (on pourrait dire aussi plus gros et plus fins) que ceux de ses
devanciers : philologues et historiens. Pour pénétrer des sociétés d’accès
particulièrement difficile, il est obligé de se placer très en dehors
(anthropologie physique, préhistoire, technologie) et aussi très en dedans, par
l’identification de l’ethnologue au groupe dont il partage l’existence, et
l’extrême importance qu’il doit attacher - à défaut d’autres éléments
d’information - aux moindres nuances de la vie psychique des indigènes.
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Toujours en deçà et au delà de l’humanisme traditionnel, l’ethnologie le
déborde dans tous les sens. Son terrain englobe la totalité de la terre habitée,
tandis que sa méthode assemble des procédés qui relèvent de toutes les formes
du savoir : sciences humaines et sciences naturelles.
En se succédant, les trois humanismes s’intègrent donc, et font progresser la
connaissance de l’homme dans trois directions en surface sans doute, mais c’est
l’aspect le plus « superficiel », au sens propre comme au sens figuré. En
richesse des moyens d’investigation, puisque nous nous apercevons peu à peu
que si l’ethnologie a été obligée de forger de nouveaux modes de connaissance
en fonction des caractères particuliers des sociétés « résiduelles » qui lui étaient
laissée en partage, ces modes de connaissance peuvent être appliqués avec fruit
à l’étude de toutes les autres sociétés, y compris la nôtre.
Mais il y a plus : l’humanisme classique n’était pas seulement restreint quand à
son objet, mais quant aux bénéficiaires qui formaient la classe privilégiée.
L’humanisme exotique du XIXe siècle s’est trouvé lui-même lié aux intérêts
industriels et commerciaux qui lui servaient de support et auxquels il devait
d’exister. Après l’humanisme aristocratique de la Renaissance et l’humanisme
bourgeois du XIXe siècle, l’ethnologie marque donc l’avènement, pour le monde
fini qu’est devenue notre planète, d’un humanisme doublement universel.
En cherchant son inspiration au sein des sociétés les plus humbles et les plus
méprisées, elle proclame que rien d’humain ne saurait être étranger à l’homme,
et fonde ainsi un humanisme démocratique qui s’oppose à ceux qui le
précédèrent créés pour des privilégiés, à partir de civilisations privilégiées. Et
en mobilisant des méthodes et des techniques empruntées à toutes les sciences
pour les faire servir à la connaissance de l’homme, elle appelle à la
réconciliation de l’homme et de la nature, dans un humanisme généralisé. »
Il est évident que dans ses divers ouvrages (Race et histoire, Race et culture,
Tristes Tropiques, La Pensée sauvage, Les Mythologiques, La Voie des
masques…), Claude Lévi-Strauss a approfondi et défendu cet humanisme
démocratique qu’il a souvent illustré dans le cadre de missions de l’Unesco,
plaidant pour le mélange des cultures et des civilisations (réalité qu’exprime
clairement le projet du Musée chiraquien du Quai Branly qui a rendu justement
hommage à Claude Lévi-Strauss pour son centenaire).
Quoi qu’il en soit, ces différentes périodes ont en fait vu naître, par vagues
successives, des travaux qui se sont penché sur l’homme et sur l’évolution des
sociétés. Ce « regard » de l’altérité inversée reste profondément au cœur de toute
histoire des sciences de l’homme et sociales.
Le rapport entre « le Même » et « l’Autre », a été posé dans des termes assez
éloignés par Michel Foucault, dans Les Mots et les choses (op. cit. p. 15-16) :
37
« On voit que cette recherche répond un peu, comme en écho, au projet d’écrire
une histoire de la folie à l’âge classique ; elle a dans le temps les mêmes
articulations, prenant sont point départ à la fin de la Renaissance et trouvant,
elle aussi, au tournant du XIXe siècle, le seuil d’une modernité dont nous ne
sommes toujours pas sortie. Alors que dans l’histoire de la folie, on interrogeait
la manière dont une culture peut poser sous une forme massive et générale la
différence qui la limite, il s’agit d’observer ici la manière dont elle éprouve la
proximité des choses, dont elle établit le tableau de leurs parentés et l’ordre
selon lequel il faut les parcourir. Il s’agit en somme d’une histoire de la
ressemblance : à quelles conditions la pensée classique a-t-elle pu réfléchir,
entre les choses, des rapports de similarité ou d’équivalence qui fondent et
justifient les mots, les classifications, les échanges ? À partir de quel a priori
historique a-t-il été possible de définir le grand damier des identités distinctes
qui s’établit sur le fond brouillé, indéfini, sans visage et comme indifférent, des
différences ? L’histoire de la folie serait l’histoire de l’autre, – de ce qui, pour
une culture, est à la fois intérieur et étranger, donc à exclure (pour en conjurer
le péril intérieur) mais en l’enfermant (pour en réduire l’altérité) ; l’histoire de
l’ordre des choses serait l’histoire du Même, – de ce qui pour une culture est à
la fois dispersé et apparenté, donc à distinguer par des marques et à recueillir
dans des identités.
Et si on songe que la maladie est à la fois le désordre, la périlleuse altérité dans
le corps humain et jusqu’au cœur de la vie, mais aussi un phénomène de nature
qui a ses régularités, ses ressemblances et ses types, – on voit quelle place
pourrait avoir une archéologie du regard médical. De l’expérience-limite de
l’autre aux formes constitutives du savoir médical, et de celles-ci à l’ordre des
choses et à la pensée du Même, ce qui s’offre à l’analyse archéologique, c’est
tout le savoir classique, ou plutôt ce seuil qui nous sépare de la pensée classique
et constitue notre modernité. Sur ce seuil est apparue pour la première fois cette
étrange figure du savoir qu’on appelle l’homme, et qui a ouvert un espace
propre aux sciences humaines. En essayant de remettre au jour cette profonde
dénivellation de la culture occidentale, c’est à notre sol silencieux et naïvement
immobile que nous rendons ses ruptures, son instabilité, ses failles ; et c’est lui
qui s’inquiète à nouveau sous nos pas. »
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Éléments de bibliographie
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