Éléments d’épistémologie (Méthodes de la Science politique) Pr. Michel Bergès Université des Sciences sociales de Toulouse 1 Premier semestre 2008 * Le cours étant en chantier, seuls les débuts ont été traités, la fin de la première partie comme une seconde étant à venir. Introduction : Définition auto-référentielle de l’épistémologie Pour une épistémologie relativiste et culturaliste Première partie Éléments d’épistémologie externe des sciences Introduction Les fondements d’une épistémologie « externe » : l’histoire et la sociologie des sciences. Première sous-Partie : éléments d’histoire des sciences Introduction : Science et civilisation : pour une approche interculturelle I. Éléments d’histoire des sciences de la nature 1. Généalogie de la Raison scientifique Introduction : Le débat sur les « origines » antiques de la science : « Orient » ou « Occident » ? L’Inde et la Chine ne sont pas traités (éloignement par rapport à l’ère méditerranéenne puis occidentale, même si les échanges culturels ont été réels). 1. 1. Le modèle oriental – La Mésopotamie – L’Égypte 2 1. 2. Le modèle grec – La naissance de la raison théorique – Naturalistes et humanistes Conclusion : Bilan de la Science antique Un bilan brillant Des limites. Séparation logique, mathématiques, physique. Savants livresques. Coupures avec la technique, à l’exception de Syracuse (cf. Archimède). Faiblesse des instruments de mesure. Importance des écoles de pensée, des supports matériels, des lois de conservation et de diffusion du savoir (bibliothèques, livres, encyclopédies, traités…). Sur les conditions socio-politiques d’émergence de la Raison scientifique, cf. la thèse de Geoffrey Lloyd (Pour en finir avec les mentalités). Compléter avec Jean Lévi (Les Fonctionnaires divins. Politique, Despotisme et mystique en Chine ancienne, Paris, Seuil, col. « La Librairie du XXe siècle », 1989). Les mêmes formes de rationalité apparaissent en Chine comme en Grèce, entre les Ve et le IIIe siècle a. c. Insister sur la comparaison. Comment expliquer cette naissance croisée de ces formes de rationalité ? Hypothèse du sociologue Durkheim : Les catégories logiques de pensée ne sont pas universelles, sauf au niveau de la forme, mais déterminées par les structures sociales dans leur contenu. Exemple de Marcel Granet (La Pensée chinoise). Le modèle de Jacques Pirenne : La raison, la pensée rationnelle, libre, critique, naît dans les cités commerciales et maritimes, qui luttent contre les systèmes terriens, continentaux, fermés, qui asservissent les hommes. Liens avec la période médiévale. 3 2. Les trois « systèmes du monde » Introduction : « Les trois systèmes du monde » (Fernand Braudel) 2. 1. Le premier « système du monde » d’Aristote et de Ptolémée Continuité et discontinuité avec la Science antique 2. 1. 1. La première « Renaissance » du XIIe siècle Platoniciens contre aristotéliciens : le retour des Grecs (via le monde musulman de l’Espagne du Sud). La révolution scolastique Les sciences médiévales (l’empirisme, la perspective, la lumière, l’arc-en-ciel) Enfermement dans le dogmatisme : déclin de l’Université de Paris au XIVe siècle 2. 1. 2. La seconde « Renaissance » du XVe siècle Les inventions et les « découvertes » vont contribuer lentement à l’émergence d’une nouvelle conception de l’espace et du temps. Le second retour du modèle grec, grâce aux intellectuels ayant fui Byzance prise par les Trucs en 1453, qui s’installèrent en Italie, facilita un temps, paradoxalement, le maintien des vieux paradigmes scientifiques. Nicolas de Cues Giordano Bruno Paolo Rossi : L’importance des « ingénieurs » de la Renaissance. Les techniques rejoignent la science théorique 2. 2. Le nouveau paradigme newtonien de l’espace Pas de « révolution scientifique », mais une évolution lente vers la science moderne. Introduction : les apports des historiens des sciences. Alexandre Koyré, Pierre Duhem, Thomas Kuhn, Gaston Bachelard, James Burke… 4 2. 2. 1. Les « dix étapes » de la destruction de l’aristotélisme – Le Concile de Trente (1545-1582) – Les canons des villes allemandes – Ticho Brahé – Galilée (1) – Les Pays Bas – La lunette de Galilée (2) – Képler – Descartes – Spinoza – Newton 2. 2. 2. Interprétations historiennes du « miracle » de la « Grande Révolution » scientifique moderne Cf. Pierre Chaunu (La Civilisation de l’Europe classique) Des savants représentants de la bourgeoisie ? Le rôle des éditeurs libres et le recul du latin La démultiplication des instruments de mesure La généralisation de l’esprit de positivité et le rôle de l’Encyclopédie Les réseaux de savants (secrets, individualisés) Les premières politiques publiques de la science Conclusion : Les limites de la science moderne (cf. Gaston Bachelard, La Formation de l’Esprit scientifique). « Des savoirs flottants », malgré les avancées scientifiques. Complémentarité, lenteurs, limites de chaque auteur scientifique (Jean Piaget). Les remarques de Fernand Braudel. Des usages sociaux idéologiques et politiques de la science. Cf. l’ouvrage de Robert Darnton, La Fin des Lumières. Le mesmérisme et la Révolution (Paris, Perrin, 1984). 5 2. 3. Du second au troisième « système du monde » 2. 3. 1. Du « newtonisme social » au « positivisme » 2. 3. 1. 1. La politisation de la science : l’engagement des savants pour la Révolution et l’Empire – La science orchestre « la Révolution culturelle de l’An II » (Serge Bianchi) Mesurer le temps et l’espace. La Science, ça sert d’abord à faire la guerre (Des chaussures, des canons, du salpêtre). – Une nouvelle institutionnalisation du savoir Des Grandes Écoles à la place de l’Université Le nouveau système scientifique français 2. 3. 1. 2. La « révolution positiviste » Introduction : – L’internationalisation progressive de la science. – La séparation science et philosophie (différences par rapport à l’esprit des Lumières). Auguste Comte, comme symptôme : Cf. Science et Vie : article d’Anne Petit : « Face à une réalité politique dans laquelle les idéaux de 1789 se sont effrités, et poursuivant le rêve de Condorcet, un re-faiseur de monde s’applique au début du XIXe siècle à construire la théorie d’une société organisée selon les principes de la Science. Il la nomme société positive. Mais au fil d’un long et patient cheminement, il en arrive à une critique ouverte de la société des savants jugée incapable d’assumer la mission organisatrice qui devait lui revenir. Ce philosophe politique est polytechnicien et s’appelle Auguste Comte ». Auguste Comte reprend en partie l’utopie de Francis Bacon (1561-1626), La Nouvelle Atlantide (1627). – Une ambition scientiste Une idéologie européenne Scientisme, valorisation de quantitativisme et mécanisme. la méthode expérimentale, – Les brillants résultats des sciences positives (Pasteur…) déterminisme, 6 2.3.2. Du paradigme de l’espace au paradigme du temps 2. 3. 2. 1. L’émergence d’une nouvelle physique : Maxwell, Boltzmann, Poincaré, Einstein 2. 3. 2. 2. « L’Axe du temps » (Pierre Chaunu) Science et religion Au-delà de l’espace et du temps L’infini mathématique. L’historicité du vivant. Conclusion : une crise de la Raison scientifique ? Un désarroi de la Raison scientifique ? (cf. Jacqueline Russ et Carl Schorske) Un débat du tournant du siècle Le (Mas)Sacre du Printemps : du complexe militaro-industriel de 1880-1914 à la bombe atomique… (cf. Pierre Marion, Le Pouvoir sans visage). 7 II. Éléments d’histoire des Sciences humaines et sociales Introduction : Éléments d’histoire des Sciences humaines et sociales Les sciences humaines et les sciences sociales, sont des disciplines « inexactes » incertaines, et constituent des savoirs « fragiles », notamment en raison de leurs divisions disciplinaires et de leurs oppositions paradigmatiques (c’est-à-dire qu’elles choisissent des modèles d’explication et d’analyse variables). Ceci est visible à deux niveaux. Leur propre histoire est encore peu développée en France, malgré certaines avancées, contrairement aux différents pays anglosaxons. Par ailleurs, leur structure disciplinaire, leurs relations internes, qui sont complexes, entre elles comme avec les sciences exactes auxquelles il leur arrive d’emprunter théories, modèles, concepts et méthodes, révèlent de fortes divisions de paradigmes sur le plan épistémologique. 1. Une historiographie limitée en France Comme l’histoire des sciences en général, celle des sciences sociales et humaines reste particulièrement délaissée dans l’Université français d’aujourd’hui. En dehors de l’histoire des disciplines prises séparément (économie, sociologie, histoire, ethnologie…) il existe peu d’ouvrages de synthèses en Français. Méritent d’être cités quelques classiques en termes pédagogique : – Georges Gusdorf : – Introduction aux Sciences humaines, Paris, Ophrys, 1974. – Les Sciences humaines et la pensée occidentale, Paris, Payot, 19661988, 13 vol. – Michel Foucault : – – – Les Mots et les choses (pour une archéologie des sciences humaines), Paris, Gallimard, 1966. L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969. Histoire de la folie à l’âge classique. Folie et déraison, Paris, Gallimard, col. « Tel », 1972. – Bernard Valade, Introduction aux sciences sociales, Paris, PUF, col. Premier Cycle, 1996. – Jean-Michel Berthelot (sous la direction de), Épistémologie des sciences sociales, Paris, PUF, col. Premier Cycle, 2001. 8 Avant d’aller plus loin et de présenter quelques jalons, il faut signaler l’existence d’une collection « Histoire des Sciences humaines », aux Éditions L’Harmattan (une trentaine d’ouvrages), qui publie certains travaux de la Société française pour l’histoire des Sciences de l’homme (SFSSH), créé en 1986, qui patronne des colloques nationaux et internationaux, des conférences, et publie un Bulletin assez spécialisés et érudit, en relation avec l’Université de Paris 5. De nombreuses revues spécialisées de Sciences humaines ont évidemment consacré des numéros à l’histoire des disciplines (Revue française de Sociologie, Les Annales, Genèse, La Revue de synthèse, Actes de la Recherche en Science sociale…). 2. Une historiographie différenciée : les programmes de recherche de Georges Gusdorf et de Michel Foucault. Deux approches synthétiques peuvent être distinguées de façon contradictoire dans l’historiographie française des sciences de l’homme : celle de Georges Gusdorf, celle Michel Foucault. L’« anthropologie » de Georges Gusdorf Dans ce qui peut être considéré comme un résumé du « programme de recherche » sur toute une vie (publié en treize volumes aux Éditions Payot), le philosophe Georges Gusdorf (Introduction aux sciences humaines) tente, dans sa préface à l’édition italienne, de positionner ces disciplines scientifiques d’un type particulier, qu’il juge inexactes, autocentrées sur l’homme, qui se prend luimême comme objet, par rapport à la vieille philosophie. « Il ne s’agissait plus, en effet, d’une histoire de la philosophie au sens traditionnel, c’est-à-dire d’une analyse logique des systèmes successifs, où l’on s’ingénie à désarticuler les doctrines pour les recomposer, le fin du fin étant de mettre un auteur en contradiction avec lui-même et avec ses voisins. L’espace de ma recherche n’était plus le no man’s land des théories ; c’était le domaine de la pensée humaine en quête d’elle-même, sous toutes les formes que peut prendre l’entreprise de la connaissance. L’histoire des idées, étroitement associée à l’histoire des hommes, prenait le pas sur l’anhistorisme métaphysique. Médecins, philologues, historiens, anthropologistes, juristes et économistes, théologiens sont les témoins, et ensemble les artisans, de la conscience culturelle de l’humanité. Leurs découvertes jalonnent à travers les siècles le renouvellement des valeurs » (Ibidem, p. VII-VIII). Georges Gusdorf propose en fait de dresser une histoire de ce regard anthropologique sur l’Homme lui-même, tenté par les diverses disciplines qu’il faut selon lui relier, non séparer, cela à une époque donnée. Dans une conception qu’il voulut interdisciplinaire, Gusdorf prit le parti de ne pas isoler l’histoire de chaque matière et science, en dégageant des sortes « d’anthropologies 9 successives, » au sein desquelles se pensait la science, le savoir logique et/ou expérimental à une époque donnée. Il écrit à propos : « Il ne s’agissait ni d’un traité d’épistémologie, ni d’un livre d’histoire des sciences ou d’histoire de la philosophie, mais d’un peu de tout cela à la fois. Dans cet essai d’histoire des idées, ou plutôt d’histoire de la culture, les philosophes figurent côte à côte avec les savants, et pour cause, parce que longtemps les savants ont été philosophes, et les philosophes savants. La science de chaque époque est reliée à l’art, à la religion, à la philosophie, au style de vie tout entier, au sein d’un même contexte culturel. Chaque événement de la science est un avènement de la conscience, et un élargissement de l’horizon humain. » (Ibidem, p. 9). L’auteur parle d’une « philologie de la culture ». Il étudie la pensée et la science ensemble. Les sciences humaines doivent, selon lui, « constituer une anthropologie fondamentale, regroupant les données fournies par les disciplines particulières » ajoutant : « Je me trouvais conduit à préparer une histoire générale des significations humaines, qui engloberait à la fois l’histoire des différents savoirs, l’histoire des littératures, des religions et des idées, l’histoire du savoir humain et de la pensée en tant qu’établissement de la communauté humaine dans l’univers où elle fait résidence. Il y a d’âge en âge une conjoncture intellectuelle et spirituelle, qui sert de foyer de référence commun aux tentatives des savants, des artistes, des philosophes. L’histoire de la culture serait cette histoire fondamentale des représentations et des valeurs, décor de la pensée et de l’existence, centre de gravitation de toute intelligibilité (ibidem, p. 10). » Alors que par sa problématique philosophique regroupant dans une anthropologie générale une certaine continuité d’approche, la lecture de ses ouvrages montre qu’à l’inverse, Georges Gusdorf oppose dans l’histoire de la pensée occidentale, des anthropologies qui se sont succédé. À travers sa vaste analyse et synthèse, on pourrait regretter qu’il ait voulu brasser de nombreux secteurs qui ont cependant connu une évolution séparée, voire une certaine autonomie d’une époque à l’autre. En tout cas, son étude fouillée de l’histoire occidentale des sciences de l’homme laisse parfois l’impression de mélanger des formes de savoir sans toujours dégager ce qui les relie nécessairement entre elles. Sauf des idées communes, à un moment donné, qui vont former le socle intellectuel d’une conception du sens assez largement partagé. On voit défiler une galerie d’auteurs et de portraits. Pour Georges Gusdorf, l’histoire des sciences humaines a émergé en fait lors des grands ébranlements du champ religieux du XIVe siècle… Cela même s’il est possible de distinguer dans la Science antique des « précurseurs », non sans risque d’anachronisme. Car ce sont des auteurs d’un siècle ultérieur qui les désigne comme tels, souvent avec une problématique qui n’était pas tout à fait la leur. Ainsi a-t-on pu faire d’Ibn Khaldûn (1332-1406), historien et diplomate arabe du XIVe siècle, ou encore de 10 Jean Bodin (1509-1596), auteur des Six livres de la République (1576), de Montaigne (1533-1592), de Francis Bacon (1561-1626), de Jean-Baptiste Vico (1668-1744), de Montesquieu (1689-1755), de Rousseau (1712-1778)… des fondateurs de la sociologie, de l’ethnologie moderne. En tout cas, au-delà de ces chevauchements qui sont pensables aussi par ailleurs, la problématique de Georges Gusdorf reste pionnière, exhaustive et incontournable en matière d’histoire des sciences humaines. Différente est l’approche de cet autre philosophe passionné d’épistémologie, Michel Foucault, cela même si la lecture de ces deux auteurs n’exclue pas certains rapprochements. L’« archéologie » de Michel Foucault Ce dernier, dans un ouvrage qui l’a rendu célèbre en 1966 (Les Mots et les choses. Une archéologie des Sciences humaines) a apporté une dimension complémentaire – cela dit alors que l’on cherche souvent à opposer les deux perspectives, en faisant de Gusdorf un « continuiste », en tant qu’humaniste libéral, et de Foucault, théoricien des « ruptures épistémologiques, nietzschéen à ses heures et « gauchiste » de surcroît, un discontinuiste 1. De fait, les deux philosophes épistémologues reconstituent (différemment) des systèmes cohérents de pensée et de représentations dont les découpages d’apparition et de disparition coïncident en grande partie : La Seconde Renaissance, l’Âge classique, le XVIIIe-XIXe siècle… Les deux auteurs n’échappent pas à une approche disons culturaliste de l’histoire des idées 2 ou de la pensée, même si Foucault défend une vision originale de cet objet de reconstruction historienne, en refusant en partie l’histoire des idées traditionnelles 3. Par ailleurs, on observe, dans l’histoire qui nous est retracée des « anthropologies » successives et des « épistémès », que les changements se sont fait lentement de l’une à l’autre : ils coïncident en gros avec les fameux « siècles » des divisions historiennes. Le processus de passation d’un univers mental à un autre reste mystérieux (même si l’histoire de la pensée connaît elle aussi des « événements », selon ses rythmes propres). On a plus affaire, de la même façon que dans l’histoire des sciences de la nature, à une évolution lente, qu’à une « révolution » spontanée. Brièvement résumé, on peut préciser que, quant à lui, Michel Foucault recherche des système logiques de représentation, une sorte de grammaire, de programme « d’intelligibilité », de « rationalité », de « positivité », qui de façon inconsciente, entre les mots et les choses, oriente, contrôle, pousse les discours sur l’univers et sur l’homme. C’est une sorte de programme qui constitue un ordonnancement du monde, un vocabulaire, des signes, des méthodes de pensée. Sans proposer une histoire détaillée des sciences humaines, mais en se référant à 1 C’est que faisait par exemple le politologue Jean-Louis Seurin dans son cours à Bordeaux I, « Méthodes des Sciences sociales », en Licence en Droit (1974-1975), Bordeaux, Librairie Montaigne, p. 31-33. 2 Cf. à ce sujet Michel Bergès, Machiavel, Un penseur masqué ?, Paris, Bruxelles, Éditions Complexe, 2000. 3 Cf. là de Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969. 11 de nombreux textes des diverses époques, et aussi en poursuivant en partie ses recherches sur l’histoire de la folie à l’âge classique, Foucault distingue quatre grandes grilles historiques, trois systèmes de pensée qui se sont succédé, qu’il propose d’appeler « épistémès » : – L’épistémè de la fin de la Renaissance (de laquelle il part, après nous avoir livré dans sa préface une première incursion dans la seconde). – L’univers de la Représentation classique, fondé sur la représentation, qui surgit en déployant soudain une grande logique classificatoire (étudiées par lui notamment dans la grammaire, dans l’économie politique et dans la biologie), qui enferme le monde dans des tableaux et des tiroirs analytiques. – L’Univers de l’Histoire, qui est celui, au tournant de la Révolution française et tout au long du XIXe siècle, qui va faire surgir pour la première fois, l’Homme comme objet, les sciences humaines nouvelles (le trièdre des savoirs) étayant par ailleurs des formes de pouvoir, des politiques et des institutions. Là, Foucault, en penseur « post-moderniste » critique, se distingue de l’humanisme optimiste de Georges Gusdorf qui croit que les sciences humaines peuvent étayer une philosophie de l’homme finalement cumulable d’une période à l’autre. Foucault se veut aussi le penseur de ce qu’il appelle « la mort de l’homme ». Gusdorf lui-même a critiqué cependant en ces termes l’approche que d’aucuns ont qualifiée de « structuraliste » de Foucault, rapprochée de celle de Claude Lévi-Strauss : « Une forme nouvelle de recherche interdisciplinaire s’est développée en France ces dernières années. Les penseurs dits « structuralistes » ont présenté une conception originale de la pensée, qui s’applique à l’histoire des sciences humaines. Claude Lévi-Strauss et Michel Foucault, en particulier, mettent l’accent sur la logique interne qui régit l’ordonnancement des représentations individuelles en un certain moment de l’histoire. À l’idée d’une vision du monde consciente, que chaque homme adopterait, en accord avec les présupposés régnants dans le milieu culturel (Weltanschauung), les structuralistes substituent la conception d’un système inconscient, principe régulateur s’imposant souverainement à toutes les démarches de la pensée. Cette pensée de toute pensée est une pensée sans pensée, d’une parfaite rigueur logique, condition de toute réflexion, mais non objet de réflexion pour ceux qui sont soumis passivement à l’influence de ce premier moteur de la connaissance. L’épistémologie structurale est valable à travers l’espace mental d’une époque donnée, sans distinction de compartiments spécialisés. Le système du savoir déploie un réseau de relations rigoureusement articulées, qui constituent le « code » du savoir, à la manière d’une axiomatique interdisciplinaire. Celui qui se rendrait maître de ce code détiendrait la science suprême, clef de toute intelligibilité dans quelque domaine que ce soit ; la biologie et la médecine, la linguistique, l’économie, la sociologie, etc, tirent déductivement des principes 12 suprêmes, une fois ajoutées les quelques variables relatives au territoire considéré. L’ordre des structures définit un inconscient collectif, d’autant plus parfaitement cohérent qu’il échappe à l’arbitraire (les initiatives individuelles. La « pensée sauvage » des primitifs, analysée par Lévi-Strauss, révèle une merveilleuse algèbre, une combinatoire dont les ressources surpassent en finesse les schémas les plus retors des logiciens modernes. Au niveau d’abstraction suprême ainsi atteint, les difficultés, incertitudes et contradictions de l’histoire du savoir s’évanouissent d’elles-mêmes ; les vicissitudes phénoménales se résorbent dans l’ordre essentiel, dont la contemporanéité idéale n’a pas à tenir compte des dates et des noms propres, des incohérences apparentes. La suite des accidents importe peu, car la vérité est manifestée dans son autorité anhistorique ou transhistorique, d’autant plus et d’autant mieux souveraine qu’elle échappe, en principe, aux prises de la conscience réfléchie. Nous apprenons néanmoins qu’il existe des « coupures épistémologiques » ; il arrive qu’un « système » en remplace un autre, sans qu’on sache trop pourquoi, en vertu d’une sorte de tremblement de terre épistémologique. La configuration de l’espace mental se trouve subitement transformée ; les « structures » constituent un nouvel ordonnancement, sans doute ni plus vrai, ni moins, que le précédent. Il est difficile de se prononcer sur ces conceptions ; d’ailleurs, par hypothèse, la pensée humaine se trouve exclue de la vérité ; elle se déploie, semble-t-il, en dehors de la vérité, ou à l’envers de la vérité. L’intervention de la conscience ne peut que troubler l’ordre du système, dont l’inaltérable validité ne saurait admettre le choc en retour des fantaisies et illusions des subjectivités individuelles. L’homme n’est qu’un empêchement à la vérité, si bien que Michel Foucault est conduit, en toute logique, à prononcer que l’homme n’existe pas. Les philosophes de l’âge des Lumières ont inventé de toutes pièces ce fantasme, propre seulement a troubler le bel ordre cybernétique de l’appareillage conceptuel. Les sciences de l’homme se résorbent en un univers du discours dont la circonférence est partout et le centre nulle part. Les sciences de l’homme parvenues a leur apogée seront des sciences sans l’homme. La mort de l’homme, proclamée par les nouveaux prophètes, est la conséquence logique et ontologique de la mort de Dieu, annoncée à l’Occident depuis bientôt un siècle et demi par toute une série de penseurs. Mais il ne s’agit plus ici seulement d’épistémologie, de théorie de la science. Ce qui est en question, c’est la destinée même de l’humanité dans le moment présent de la civilisation. La doctrine de la mort de l’homme convient parfaitement à un siècle qui a inventé les fascismes, les totalitarismes de toute espèce, au siècle d’Hitler et de Staline, des camps de concentration et de la bombe atomique. En dehors même de toute référence a ces paroxysmes eschatologiques, il est clair que le développement incontrôlé des déterminismes techniques et économiques ne peut considérer la 13 personne humaine comme un centre d’intérêt et de valeur. La mort de l’homme s’inscrit chaque jour sous toutes sortes de formes dans les journaux. Le problème serait alors de savoir si la fonction du philosophe se réduit a s’incliner devant le tragique quotidien, en lui conférant de surcroît la bénédiction de la logique. » (Georges Gusdorf, Introduction aux Sciences humaines, Ibidem, p. 11-12). Malgré cette différenciation critique, l’approche de Michel Foucault rejoint la théorie des « anthropologies » successives de Georges Gusdorf, dans sa dimension historiciste, lui qui met en perspective historique les différents programmes épistémiques dont il étudie les soubassements à quatre époques données. Une approche synthétique des contenus de l’histoire des sciences humaines, tout auteurs, œuvres, matière, disciplines confondues, fait apparaître, semble-t-il, deux périodes cohérentes. Celle couvrant la phase d’émergence des sciences de l’homme, au moment de l’écroulement progressif de l’anthropologie chrétienne, du XVe siècle, jusqu’au XVIIIe siècle. Celle du XIXe et du XXe siècle, qui voit se constituer de manière européenne les différentes sciences humaines et sociales en tant que disciplines universitaires et académiques, enrichissant de façon évolutive la matière scientifique de l’université en tant que telle, sous des formes institutionnelles multiples et inédites. 14 I. La phase initiale de construction des Sciences de l’Homme (XVe-XIXe siècle) : la dialectique du Même et de l’Autre On peut diviser en deux grands attitudes intellectuelles le lent processus de construction des sciences humaines et sociales à partir de la Renaissance : un paradigme du Même et un paradigme de l’Autre (de l’altérité par rapport à la logique occidentale). I. 1. Le paradigme du « Même » La première va élaborer un paradigme du « Même », c’est-à-dire la construction d’un regard de l’Europe à la recherche d’elle-même. Il s’agit en quelque sorte des premières déclinaisons de l’occidentalité. Là, avant d’analyser dans leur grande ligne les contenus historiques des différentes « anthropologies » et « épistémologies », on peut observer deux postures différenciées dans l’implication des sciences humaines et sociales par rapport aux pouvoirs dans leur contexte social évolutif de fonctionnement. – Une dynamique d’engagement et d’intégration au processus de construction de l’État, d’utilitarisme des sciences sociales envers les différents pouvoirs. La science revêt un enjeu politique, les savants se mettent au service de l’État. Quelques exemples concrets : – – – – lors de l’ère de « la Raison d’État », au XVIIe siècle, le colbertisme, dirigiste en matière de science ; du temps des « Lumières », une action en faveur du progrès et du bonheur du genre humain, au service des sciences et des techniques (l’aventure de L’Encyclopédie), mais aussi la naissance de l’économie politique (cf. Turgot, Quesnay et les physiocrates) ; sous la Révolution française, la mobilisation des savants ; au XIXe siècle, l’émergence d’un complexe militaro-industriel. Certains auteurs aristocrates ont des professions elles-mêmes engagées, et ne fuient pas le pouvoir : Montaigne est maire, Thomas More est premier ministre, Montesquieu est magistrat, Voltaire conseille les princes « éclairés »… Les hommes des sciences humaines et sociales ont des rapports nouveaux avec l’institution religieuse (différentes de celles établies au XVe siècle, au avant, évidemment). Mais tout est relatif : certains ecclésiastiques sont critiques (Fénelon, Morelly, Jean Meslier…) et révèlent, comme Voltaire lui-même, une critique de la société. 15 – On observe effectivement une dynamique plus détachée, humaniste, qui produit des œuvres plus individuelles (pensons à Montaigne, à Vico, à Voltaire, historien et philosophe…), une relative distanciation par rapport aux pouvoirs (faut-il rappeler qu’un savant et penseur comme Descartes s’est rendu en Hollande puis en Suède pour fuir l’absolutisme du temps de Louis XIII ?). Les auteurs protestants, persécutés par l’absolutisme après la révocation de l’édit de Nantes, ne se convertirent pas tous. Certains s’exilèrent aussi à l’étranger. Ces deux postures semblent contenir la distinction qu’introduit volontiers Claude Lévi-Strauss, entre « sciences sociales » (la première) et « sciences humaines » (la seconde), que refuse certains autres épistémologues 4. On retrouve dans cette différenciation une partie des points de vue par exemple de Max Weber (cf. Le Savant, conférence de 1920 et Théorie de la Science, favorable à une éthique de la connaissance neutre par rapport aux valeurs), de Norbert Elias (cf. Distanciation et engagement), ou encore de Wright Mills (cf. L’Imagination sociologique). Il faut cependant relativiser ces deux perspectives. Dans des enquêtes sociales véristes, documentaristes, la logique utilitariste des sciences sociales peut atteindre la vérité concernant une partie de la réalité (ce fut le cas de nombre d’enquêtes statistiques officielles, ordonnées par les pouvoirs). Quant à la logique critique de distanciation, elle peut être compatible avec la défense de certains intérêts (pensons à Voltaire, actionnaire de la Compagnie des Indes) et défendre parfois des postures idéologiques et militantes susceptibles de déformer la réalité, de l’informer en projetant sur elle de façon constructiviste et nominaliste des concepts artificiels, décalés. Dans la logique de construction de l’identité occidentale de notre culture, on peut suivre en partie Georges Gusdorf qui a su dégager des anthropologies successives (théories générales de l’homme et du social à une époque donnée) et surtout mettre en avant son idée, à savoir que c’est à partir de l’ébranlement de l’anthropologie chrétienne médiévale, que les Sciences humaines et sociales sont apparues en Occident, au tournant de la Seconde Renaissance du XVe siècle. – Les anthropologies et les épistémès successives de Georges Gusdorf et de Michel Foucault Gusdorf passe en définitive assez vite sur les trois « anthropologies » qui ont précédé les Temps modernes. – Sur la science de l’homme dans l’Antiquité, il ne retient bizarrement qu’Hippocrate, maître de la médecine expérimentale de Cos et Aristote (le 4 Cf. Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale II, chapitre XV, « Critères scientifiques dans les disciplines sociales et humaines ». 16 naturaliste de la recherche sur les animaux, pas le politologue). Rien sur le savoir des sophistes, sur Hérodote, Thucydide, Galien, Pline…, tout en reconnaissant l’importance de l’œuvre pédagogique et encyclopédique de la période hellénistique (basée à Alexandrie). Pour lui, la science antique reste empêtrée dans ses visions mythologiques, dans un univers harmonieux et mécanique dont les hommes ne sont que les rouages. Et Rome ne fera que répéter la pensée de la Grèce. – Pas plus de science de l’homme, ajoute-t-il, dans la culture qui occupe l’espace mental de l’Occident médiéval. Tout le savoir a reposé sur le présupposé de la révélation judéo-chrétienne. La nouvelle culture, uniforme, homogène, va se contenter de récupérer, par la copie et les traductions, les traces du savoir antique, encouragés par les institutions ecclésiastiques. Gusdorf cite là ce qui lui paraît être le pilier mental de la civilisation médiévale, la Bulle Unam sanctam de Boniface VIII (de 1302) : « L’habitude de la religion est d’amener les choses qui sont en bas jusqu’à celles qui sont en haut, en passant par celles qui sont intermédiaires. Suivant la loi de l’univers, toutes les choses ne sont pas mises en ordre également et immédiatement mais celles d’en bas par les intermédiaires, les intermédiaires par celles d’en haut. » (Ibidem, p. 46-47). Le dogmatisme, fondé sur un univers complexe de rituels ordonnés et hiérarchisés, réduisit toute la culture à la liturgie cosmique du service divin. La connaissance de l’homme devait surtout servir la théologie (la science de Dieu). On se trouve en présence d’une pensée symbolique organisée selon un ordre hiérarchique strict (les sept vertus, les douze apôtres, les dix commandements, le mystère de la Trinité…), tant au niveau de l’espace qu’à celui de la temporalité, rythmée par les moments et les étapes de l’histoire sainte. Cela même si les lettrés firent plus ou moins coïncider cette théologie avec la pensée grecque, ou ce qu’il en restait et qu’ils interprétaient. Certains thèmes grecs platoniciens (comme l’harmonie du Cosmos et la musique des sphères) furent transposés et réinterprétés à travers un Créateur qui fabriqua le monde à son image et veilla sur le salut de l’homme par sa toute puissance et providence, par les miracles et la grâce. Dans cette conception du monde, le naturel, l’humain, la société, s’appuient sur le surnaturel. Il ne peut donc y avoir ni de science de la nature ni de science de l’homme selon Gusdorf. De fait, malgré l’uniformité de la culture chrétienne, et son étendue européenne, liée à l’usage savant du latin, l’homme est une âme seule entre les mains de Dieu et en récitatif permanent avec lui, la foi avec Dieu étant le lien commun à tous les fidèles, et fondant leur communauté. Gusdorf commente là : « La solidarité culturelle ou politique, telle qu’elle existait dans le monde antique, fait place à une sorte de communion organique au niveau de l’Église, 17 en grand et en petit : la paroisse, le diocèse, le peuple chrétien tout entier réalisent autant de figurations de la communion des saints. Ainsi, par un a priori dogmatique, la réalité humaine se trouve ordonnée à une vocation surnaturelle, qui seule lui donne son sens. C’est pourquoi on peut dire que anthropologie médiévale traverse le domaine humain sans s’y arrêter, l’ordre humain n’étant qu’un espace de projection pour des déterminations eschatologiques. » (Ibidem, p. 49). Problème épistémologique important : l’autre monde, céleste, compte plus que le monde terrestre. Le Moyen-Âge s’intéresse aux Anges, aux monstres, aux animaux (il abonde en Bestiaires et en Lapidaires). Mais il ne produit pas un traité d’ethnologie ou d’anthropologie physique sur l’homme et les sociétés humaines. De même, la science médicale sera sacrifiée à la science divine. L’Église interdit en effet, sous peine de mort et d’excommunication, l’autopsie et la dissection scientifique des cadavres humains, jusqu’au XIV e siècle. Cela alors que la science médicale juive ou arabe d’Espagne publiait ses grands traités de médecine et développait un savoir expérimental. L’exigence théologique aurait donc rendu difficile une vision anthropocentriste de l’homme. Pourtant on peut signaler au Moyen-âge, avec la redécouverte de la pensée d’Aristote sur la politique, contre l’avis de Gusdorf, l’apparition de certains traités de Science politique comme le Policraticus (1159) de Jean de Salibury (1130-1180) ou d’ouvrages plus ou moins littéraires, notamment de Christine de Pisan (1364-1430), attentifs à la description de la société de leur temps. Cela montre que l’anthropologie chrétienne était compatible, de fait, avec un certain regard objectif sur l’homme. Par ailleurs, la publication des Confessions de Saint Augustin, marqué par la culture romaine, montre bien la naissance d’une réflexion sur soi du sujet, de l’introspection, au cœur d’une logique d’individualisation. Autre contre-argument contre la position de Gusdorf : le paradigme du Même, que construisit progressivement l’Occident européen à partir du XVe siècle, pour se définir, est-il si indépendant que cela de l’anthropologie chrétienne, tout de suite, dès le XVe siècle ? Rien n’est moins sûr. – L’anthropologie de la Renaissance Georges Gusdorf, comme Michel Foucault, s’accordent pour considérer que les sciences humaines naissent dans cette période, mais que la science de la Renaissance, en général, reste « flottante ». Elle est pénétrée de magie, de sorcellerie, mais aussi, malgré l’esprit de l’humanisme néo-antique, par l’anthropologie chrétienne qui pèse sur elle. Le christianisme serait-il incompatible en soi (celui d’après la Première Renaissance du XIIe siècle) de toute pensée humaniste ? Dans Grammaire des 18 civilisations, Fernand Braudel, après l’ouvrage de son maître Lucien Febvre sur Rabelais (Rabelais et le problème de l’incroyance au XVIe siècle), s’insurge avec raison contre cet avis. Contrairement à ce qu’affirme Georges Gusdorf, l’humanisme reste profondément lié au christianisme (un des trois piliers de la culture européenne, avec la science, nous indique Braudel). C’est bien ce que montre le cas controversé en Science politique de Nicholas Machiavel, diplomate de la République de Florence et essayiste à ses heures sur le pouvoir politique. Le cas exemplaire de Nicholas Machiavel. Extrait de Michel Bergès, Machiavel, un penseur masqué ?, Paris, Bruxelles, Éditions Complexe, 2000 « Le temps en Machiavel La question principale d’une lecture interne des idées politiques est de savoir comment reconstruire un système de pensée de façon « subjectiviste », sans se projeter soi-même en le déformant 408. Une approche culturaliste (« baroqueuse », dirait-on en termes d’herméneutique musicale) de l’histoire des idées politiques est-elle possible ? On peut suivre là le sillage interprétatif ouvert en France par Lucien Febvre dans ses travaux sur Martin Luther ou sur Rabelais 409. En effet, la méthode de cet historien illuminateur a montré la voie et forgé les premiers outils de l’histoire culturelle moderne, chemin poursuivi aujourd’hui collectivement 410. Cet apport épistémologique nous interroge quant à l’adéquation des grilles postérieures, voire contemporaines, projetées sur un système de sens appartenant à une culture autre et définitivement disparue, qui ne possédait ni les catégories sensibles et mentales, ni les vocabulaires des générations ultérieures de vivants. Il est toujours difficile de reconstruire des représentations individuelles et sociales radicalement différentes, dont il ne reste que de fragiles traces, en particulier en ce qui concerne leur oralité et leurs formats de pensée. Mais en même temps, l’homme, au-delà des mystères de ses univers imaginaires et logiques successifs, reste toujours le même. C’est un être universel, « qui a toujours pensé aussi bien » (Claude Lévi-Strauss). Un dialogue, qui passe par le filtre et les interférences de modes de traductions multiples et complexes (ne serait-ce que linguistique), est alors possible, qui rend concevable la transmission du sens entre les vivants et les morts. Même si des difficultés surgissent dans les transferts d’information qui n’échappent pas à l’entropie, aux décalages, aux contresens, aux malentendus sémantiques et interprétatifs. Traduttóre traditore, plutôt mille fois qu’une pour des transpositions souvent aléatoires ou poétiques, pour ne pas dire politiques, malgré la vigilance qui s’impose contre tout anachronisme. D’où l’importance de l’archive et des citations des textes « importées » rituellement de la pensée et 19 de la bouche des morts. Elles révèlent les écarts mais aussi les présences, le plus fidèlement possible. Une pensée « chaotique et débile » ? Rappelons, en ce qui concerne Machiavel, que Lucien Fevbre, quant à lui, crut découvrir, dans le « dur » auteur du Prince, pour qui gouverner comptait d’abord, une certaine « réfutation » de l’humanisme renaissant et du christianisme. À tort ! Mais celui-ci sut aussi distinguer chez le Florentin, contradictoirement, un homme qui, à travers intrigues, secrets, luttes de factions, conjurations de portiques en portiques, de places en places, de palais en légations, de loggia en loggia, réussit à cuire sa pensée de la politique, « chez lui, en lui, par lui »… Après la lecture interne entreprise – résumons-nous –, Machiavel en son temps, qui n’est pas un total incroyant, apparaît plutôt comme un penseur holiste et naturaliste du « bien commun » de la cité. Son œuvre étale un classicisme coloré, daté, plus tourné vers le passé que vers un avenir qu’il n’a ni connu ni deviné. Même s’il rêva, à partir d’un modèle spartiate et romain reconstruit dans sa tête, de réaliser l’unité politique de l’Italie autour d’un Prince individuel ou collectif, à un moment où s’écroulait la forme de la commune médiévale remplacée par les petits États territoriaux des seigneuries, audessous des monarchies et des grands empires encore en gestation qui s’imposeront au XVIIe siècle 411. On aboutit ainsi au postulat « interniste » que l’auteur du Prince et des Discours, influencé par les conditions florentines de son existence, s’est bien trouvé plongé dans l’univers mental de la Renaissance. De vieux grimoires hantent ses écrits et sa pensée. S’y mêlent indistinctement raison et déraison, sorcellerie, croyance aux miracles, signes du ciel et mystères de la terre, bref, Nature et Culture. Ses descriptions politiques baignent dans les représentations ambivalentes du tournant du XVe siècle, ouvertes à la magie, à l’astrologie, à l’humanisme italien, à un christianisme du doute, plus ou moins en voie de rénovation avant la Réforme de 1517. À la suite de l’ouvrage fulgurant de Michel Foucault, Les Mots et les Choses 412, Hélène Védrine a montré que l’Italie renaissante, qui accueillit les intellectuels dépositaires des vieux savoirs grecs ayant fui Byzance tombée aux mains des Turcs en 1453, déploya soudainement un champ de connaissances paradoxal 413 . À travers la résurgence de la pensée antique, enfouie, traduite parfois de façon ésotérique 414, s’opposèrent néoplatoniciens et néoaristotéliciens de tous bords. De là naquit l’alchimie de la Renaissance, ce que Fernand Braudel appelle justement « le modèle italien », qui constitue dans l’histoire de l’Europe un miracle représentatif 415. Florence fut particulièrement fascinée par le savant gréco-byzantin Démétrius Chacocondylas, mais aussi par Gémiste Pléthon, apologiste du « divin Platon ». Les anciens philosophes furent « relus » à partir 20 de grilles inédites, porteuses des idées nouvelles, riches encore de l’apport des pensées stoïciennes, sceptiques ou épicuriennes surgies après l’ébranlement général du christianisme et remises au goût du jour. Ainsi, de Marsile Ficin, qui maintenait par fétichisme une lampe allumée devant la statue de Platon, ainsi de Pic de la Mirandole, d’Ange Politien, de Pomponazzi. Et, dans d’autres universités que celle de Florence, d’Agrippa de Nettescheim, d’Érasme, de Rabelais, de Montaigne, de Giordano Bruno, de Jean Bodin (auteur des Six livres de la République mais aussi d’un traité De la démonomanie des sorciers) et de tant d’autres… Il en fut de même de Nicholas Machiavel. Une lecture compréhensive doit donc étreindre à la fois les dimensions rationnelles, les efforts de classification et de description réaliste des pratiques de pouvoir que propose le Florentin, mais aussi les poussées des vieilles croyances qui le hantent et ses zigzags imaginatifs. Florence, prise entre le marteau des Borgia et l’enclume de Savonarole, ébranla par son réalisme citadin et collectif, pas simplement machiavélien, le code chrétien en son entier. Avec Machiavel, traversé par cette contradiction culturelle, nous nous trouvons en présence de deux facettes d’une logique contradictorielle et ambivalente qui enferme le texte à déchiffrer dans un univers mental aujourd’hui disparu, fondé sur une raison sauvage. L’analyse interniste de la raison machiavélienne d’un côté, celle de son pendant externiste qu’est l’imaginaire qui l’étaye de l’autre, nous a permis d’exhumer au moins quatre couches simultanées de représentations, au sein d’une œuvre saisie délibérément comme un système de sens totalisant et formant un corpus indissociable. Quatre logiques qui, parfois, s’entrecroisent, mais peuvent aussi être lues séparément. D’abord parle un modèle de raison analytique, proche de la curiosité aristotélicienne sur le classement des institutions décomposées avec un sens aigu de l’observation de la politique, de la guerre et du pouvoir. Il s’agit là parfois d’un regard brouillon, répétitif, contradictoire, et surtout altéré par un retour sélectif aux auteurs grecs et romains à partir d’une érudite superposition de textes. Machiavel observe sa Florence et son Italie avec les yeux des Anciens, et l’Antiquité avec ses préjugés de Toscan de 1500. Il aboutit à une construction en miroir, cohérente dans l’ensemble, mais non dénuée de dissonances ou de télescopages. Cette raison raisonnante n’engloutit pas cependant les valeurs chrétiennes au cœur de la pensée du croyant hésitant et troublé, malgré ses petits péchés de bon vivant. Cet homme est possédé, infiltré par le christianisme de son époque, qui est celui de la crise savonarolienne, dans un monde cependant où les papes, issus des grandes familles du patriciat italien, ont des enfants, disposent de maîtresses ou de bâtards, mènent la guerre, utilisent le poison et le complot, dépouillent même leurs cardinaux de leur fortune pour se l’approprier. Dans 21 une lettre du 16 juillet 1501, l’ami de Machiavel, Agostino Vespucci, parlant d’Alexandre VI, confirme cela de Rome : « Il me restait à vous dire qu’on observe tous les soirs, entre l’angélus et une heure de nuit, vingt-cinq femmes et davantage qui sont amenées au palais pontifical, en croupe de quelques cavaliers – sans parler du pape qui, lui, y a en permanence son troupeau illicite, au point que manifestement, du palais tout entier, on a fait un lupanar de toutes les turpitudes 416. » On ne peut juger le Florentin à partir d’une grille chrétienne ultérieure, notamment celle forgée lors du grand retour à l’ordre qui suivit le long Concile de Trente et la Contre-Réforme. À la manière de la majorité des compagnons d’intelligence de son temps, Machiavel intègre, on l’a vu, ce système de valeurs collectif dans lequel il a baigné du berceau à la tombe. Ensuite émerge un discours naturaliste, flou, discret, mélange de philosophie contemporaine et de lectures de vieux auteurs. Une langue étrange, tantôt magique, tantôt médicale, celle d’alchimistes ou de Diafoirus immémoriaux, nargue en les répétant les refrains de la médecine de l’époque : science empirique par excellence, très incertaine aussi. Un peu comme la politique d’alors, et de toujours ! Enfin surgit une strate discursive plus difficile à déterminer. Mythique ? Disons fantastique, teintée d’un mélange peu maîtrisé de visions magiques, marquée par les ferveurs charlatanesques et prophétiques de la Florence de Savonarole. Proche en tout cas des tableaux visionnaires et rédempteurs de Jérôme Bosch, dont Machiavel partage, semble-t-il, la vision du monde. Le Florentin des Lettres familières apparaît aussi, au-delà de son libertinage, de sa gentillesse envers amis et protecteurs, au-delà de son réalisme paysan et de ses inquiétudes quotidiennes, comme un partisan officiel de la pénitence. Nous sommes en face d’un croyant sensible à l’émotion chrétienne, antimoderne, obsédé par l’Apocalypse. Bref : un théoricien moralisateur et pessimiste de la fin de l’homme et de la fin du monde. Quatre discours au moins, quatre systèmes d’images, quatre logiques émanent du corpus sans épuiser le sens des comportements concrets et contradictoires de l’écrivain. Pourtant, une seule conception du monde mêle raison, foi, angoisses, croyances et visions. Est-ce un univers solitaire ? Pas plus que celui des autres intellectuels de l’époque embarqués dans leur nef générationnelle, en proie à tous les mélanges idéels plus ou moins cohérents. Qui, tous à leur manière, ont fait bouillonner avant d’entrer dans la mort, les idées de leur temps. Ce Machiavel inquiet – plus qu’inquiétant –, hétéroclite aussi, bien repéré par Raymond Aron, ne peut nous étonner. Il est utile là, d’ouvrir à nouveau le beau livre de Lucien Febvre, Le Problème de l’incroyance au XVIe siècle. Cet historien bergsonien a montré, un des premiers, loin des rigueurs de l’autre pan durkheimien de l’École des Annales, 22 le caractère sautillant, incohérent (« chaotique et débile », lance quant à lui Émile Bréhier 417) des philosophies naturalistes de la Renaissance. Ces constructions lointaines ne disposaient ni de nos concepts ni de notre vocabulaire pour s’exprimer, regrette-t-il. Elles ont beaucoup balancé entre la pensée grecque et la foi chrétienne, dosant différemment l’une et l’autre 418. La pensée du XVIe siècle représenterait-elle un « chaos d’opinions, contradictoires et flottantes », sans base scientifique solide ? Nous sommes en présence, fulmine Lucien Febvre, d’une science baignée dans le mystère, ouverte aux démons, à la magie, aux sorciers. Elle ne date rien parce qu’elle ne sait pas mesurer exactement le temps. Elle se mêle aussi de questions qu’elle embrouille, en dehors de toute vérification. Les contemporains de Machiavel, qui sont ceux de Rabelais, ne disposaient d’aucun autre « système du monde » que celui ressassé d’Aristote. Chaque savant portait la science en lui. Mais elle disparaissait avec son inventeur. Les hommes de l’époque, sophistes de la Renaissance, au-delà de leur éloquence pour dire le monde avec leurs mots à eux, furent traversés d’angoisses, pénétrés du sens du mystère. Cela rendit leur raisonnement balbutiant. Ce qui inquiète Lucien Febvre, tenant des théories de Lévy-Bruhl sur la « pensée primitive » – qu’il calque peut-être trop parfois sur son objet 419 –, c’est que les savants de « ce siècle qui veut croire », ces rêveurs qui raisonnent à l’envers, ont peuplé l’univers de démons. Ils rendirent le monde fluide, creux. Avec eux, les choses perdent leurs frontières, les êtres leur identité. Ils se métamorphosent en un clin d’œil, changent de formes, d’aspect, de dimension, de règne. La nature se trouve personnifiée, les hommes naturalisés. L’appel au surnaturel n’est qu’un premier effort, inchoatif, pour donner un ordre à la mêlée confuse des choses. Lucien Febvre, moins attentif que Michel Foucault, s’étonne encore de « la faune absurde des Bestiaires » 420. En fait, oubliant sa méthode, l’historien laisse échapper un jugement anachronique, qui siérait bien à la raison analytique et cartésienne du XVIIe siècle. Ces hommes qui, en dehors de toute « science claire », baignaient dans « les eaux troubles des sciences occultes », se sont-ils « évadés du cachot en esprit » ? Febvre reproche au passage à Machiavel comme à d’autres philosophes du temps de ne pas avoir eu une « idée claire » du développement historique, réduit par eux à une succession de cycles, produits par la nature, le hasard, soumis à une loi naturelle de progrès ou de décadence. Et l’historien d’ajouter, rejoignant le thème de la Nuit, après avoir fait remarquer qu’une telle conception du temps empêchait l’émergence de toute doctrine politique comme d’une histoire vraiment scientifique : « Les hommes du XVIe siècle bouillonnent d’idées et tout leur siècle avec eux. Mais d’idées confuses qu’ils ne savent traduire nettement, qu’ils ne trouvent pas de mots pour énoncer clairement ; d’idées courtes, qu’ils ne savent étoffer, prolonger, orchestrer. Parfois, dans une brusque poussée, ils projettent un trait 23 de lumière. Une étincelle troue la nuit, puis s’éteint. Et les ténèbres paraissent encore plus noires 421. » Peut-être. Mais comment expliquer que les scintillements de la pensée de Machiavel sur le pouvoir, ce péché capital de l’homme, nous illuminent encore ? Là surgissent les limites d’une interprétation par trop historiciste, enfermant avec un regret anachronique – prononçons le mot – la pensée d’un homme de 1500 dans les catégories intellectuelles, sensibles et mentales de son époque, tout en le jugeant au nom des catégories d’une autre époque. L’approche proposée par Michel Foucault apparaît plus nuancée et compréhensive. La prison de l’« épistémè » machiavélienne ? L’archéologue des sciences humaines a décortiqué de façon spectrale la structure intellectuelle dominante de la Renaissance. Sa reconstruction brillante nous incite à ne pas en séparer le penseur florentin du pouvoir. Le regard et la prose des hommes de ce temps sur l’existence, explique Foucault dans Les Mots et les choses, leur façon de construire des liens entre raison, rêve, angoisse, délire et fantastique, obéissait à une logique de la similitude et des correspondances. Celle-ci se trouvait fondée sur la ressemblance et la liaison cosmique de tous les êtres et de tous les éléments composant le monde. Les hommes de 1500 pensaient un macrocosme transformé en espace de complicité de toutes les trames de l’univers. Chaque objet, chaque acte, appartenait aux drames et aux cycles du cosmos. Le pouvoir, obscur microcosme de pulsions, de désirs, d’intérêts et de mort, dans ses causes comme dans sa dégénérescence, pouvait être relié – précisément – à tous les autres phénomènes de la création. Michel Foucault démontre que cette épistémè quasi orientale proposa une sémantique à quatre figures. La convenientia, convenance des choses, liant les espaces de phénomènes de proche en proche. L’aemulatio, établissant des similitudes entre des objets distants et non plus proches (par exemple une institution pouvait ainsi ressembler à un arbre ou à une planète…). L’analogie, établissant des rapports abstraits et invisibles entre les choses. Enfin, écrit Foucault, le jeu des sympathies et des antipathies, dans les profondeurs du monde, jaillissant des contacts spatiaux mais aussi plongé dans un temps éternel, créant un cycle fixe de mouvements et d’énergies. Il s’agit d’une révolution circulaire en quelque sorte, qui fait apparaître et disparaître les choses en conciliant des contraires, en isolant les espèces, en assumant leur identité malgré leur commerce réciproque. La grande similitude du monde produite par cette sémantique à quatre dimensions recherche ce qui se ressemble. Mais elle passe par une sémiotique qui ne s’intéresse dans son déchiffrement de signes qu’à des choses 24 assimilables. Aussi les contemporains de Machiavel, dans leur ensemble, furentils sans cesse attentifs aux marques de confirmation des liens de similitude que leur pensée ordonnée projetait. Bref, à des signatures. Nous sommes en présence d’une logique du Même. D’où leur goût pour l’érudition des anciens et pour les vieux grimoires qui constituaient autant de systèmes de signes, de codes interprétatifs pour les choses du passé ou du présent. Des albums classificatoires sans queue ni tête. Le savoir découlant de cette épistémè bricolée de la similitude, non dénuée de poésie, ajoute Foucault, se montre pléthorique mais reste pauvre, noyé qu’il est dans une infinité de détails. Il égare la raison dans le labyrinthe de microcosmes et de macrocosmes infinis. Le monde n’a plus de barrière ni de limite. Le visible, l’invisible, le plein et le vide, l’équilibre et le déséquilibre se confondent. Peut-on vraiment parler de contradictions ou de logique contradictorielle dans une œuvre produite par cette épistémè générale de la Renaissance ? « Structure faible de la science », reconnaît aussi Michel Foucault, qui note comme support envahissant la répétition des Anciens ou le goût pour le merveilleux, freins évidents du développement d’une raison raisonnante. On se trouve en présence d’un système de pensée qui s’épuisa à rechercher méticuleusement des détails parallèles, à déchiffrer des similitudes entre des faits sans rapport entre eux, à établir des liens que l’on n’expliquait pas. Il n’y avait plus de différence entre le monde de l’Antiquité, reconstruit dans les livres, les traductions d’auteurs anciens, et l’espace contemporain de 1500, dans lequel les dieux, ou des forces invisibles au-dessus des terriens, transmettaient des signaux. Tout parlait simultanément. Tout se faisait écho et se correspondait. Les symboles du monde et de la vie des hommes se trouvaient au service d’une grande ressemblance. Le temps et l’espace se télescopaient. La divinatio et l’eruditio constituèrent les deux branches d’une même herméneutique. À travers elle se mêlèrent – à cela Foucault n’est pas attentif – les mythologies et sensibilités chrétiennes, grecques, romaines, hermétiques, magiques et apocalyptiques, qui traversèrent l’époque comme des évidences et des préalables. La raison machiavélienne mais aussi l’imaginaire machiavélien (pour faire court) appartiennent bien à ce massif épistémique. Dans la vision du monde du Florentin se bousculent l’espace et le temps, l’érudition et la divination, les multiples microcosmes, les mythes chrétiens ou d’autres moins orthodoxes qui déposent leurs images. L’ensemble forme un cosmos à la fois éternel et sans cesse en mouvement, étayé par une raison toujours à l’écoute des harmonies de l’univers, mais fermée sur de grands mystères. Lucien Febvre le pressentait lui aussi. Se trouve-t-on vraiment en présence d’une science en formation sortant des paradigmes chrétien et aristotélicien poussifs, et entrant dans un nouveau système de pensée ? » 25 Notes 408 Cf. l’article de Gérard Noiriel, « Pour une approche subjectiviste du social », Annales, Économie, Sociétés, Civilisations, novembre-décembre 1989, p. 14351459. 409 Lucien Febvre, Le Problème de l’incroyance au XVIe siècle. La religion de Rabelais, op. cit. 410 La bibliographie serait immense. Quant à l’apport épistémologique, on pourrait citer les travaux notamment de Erwin Panofsky, Jean-Pierre Vernant, Robert Mandrou, Georges Duby, Jacques Le Goff, Michel Foucault, Michel de Certeau, Mikhaïl Bakhtine, Robert Darnton, Karl Schorske, Carlo Ginzburg, Serge Bernstein, Jean-François Sirinelli, Christophe Charles, Roger Chartier… Une réflexion méthodologique récente est présentée dans quelques ouvrages en français. Cf. Serge Bernstein, Jean-Pierre Rioux, Jean-François Sirinelli et al., Pour une histoire culturelle, Paris, Le Seuil, 1996 ; Roger Chartier et alii, La Sensibilité dans l’histoire, Brionne, Gérard Montfort, 1987 ; Roger Chartier, Au bord de la falaise, l’histoire entre certitudes et inquiétude, Paris, Albin Michel, 1998. 411 Cf. à ce propos le livre d’Alberto Tenenti, Florence au temps des Médicis. De la Cité à l’État, op. cit. 412 Michel Foucault, Les Mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1968 ; Histoire de la folie à l’Âge classique, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1972. 413 Hélène Védrine, Philosophie et magie à la Renaissance, Paris, LGE, Le Livre de Poche, 1996. 414 Sur la question, cf. l’ouvrage de référence d’Antoine Faivre, Accès de l’ésotérisme occidental, Paris, Gallimard, 1986. 415 Fernand Braudel, Le Modèle italien, Paris, Arthaud, 1989. 416 Lettres familières et officielles, t. I, p. 158. 417 Émile Bréhier, Histoire de la philosophie, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1964. 418 Lucien Febvre, Le Problème de l’incroyance au XVIe siècle. La religion de Rabelais, op. cit., p. 327-351. 419 Ibidem, p. 404. 420 Ibidem, p. 408. 421 Ibidem, p. 392. » 26 * * * Si l’on suit donc Georges Gusdorf et Michel Foucault, malgré les limites de ces sciences de la Renaissance en termes de scientificité, en raison du mélange des savoirs et de cette épistémè de la similitude et des correspondances qui les traverse, c’est bien dans cette période qu’ont effectivement émergé les premiers travaux de sciences humaines et sociales. Les deux philosophes sont d’accord pour dégager d’autres phases d’intelligibilité (juste repérées ici en tant que telles) qui lui ont succédé : – l’anthropologie mécaniste, triomphante au XVIIe siècle, marquée par le surgissement de la représentation mécanique de l’animal (Descartes) puis de l’homme (La Métrie), pilotée aussi, précise Foucault, par une tendance à la mise en tableaux des mots et des choses, en schémas ordonnées de classification et de représentation. – l’anthropologie des Lumières (cf. l’ouvrage à ce propos de Michèle Duchet, Anthropologie et histoire au siècle des Lumières, Paris, Albin Michel, 1995). À ce propos, il faut souligner l’aventure extraordinaire, mais difficile, de la Grande Encyclopédie qui a inclus plus de 130 auteurs, mais qui a traversé des difficultés, non seulement financières, mais aussi politiques, se heurtant tant à la censure royale, qu’à l’Inquisition (qui plaça l’ouvrage à l’Index). Cette entreprise-phare au niveau de l’Europe, n’avait pas eu d’exemple depuis Rome. L’opération, collective, visait à intégrer toutes les connaissances humaines, théoriques, pratiques, techniques, dans un seul ouvrage. L’ouvrage offrait aux riches acquéreurs de nombreux articles sur le monde social, économique, historique, politique, ethnographique (sur le plan politique, Voltaire, d’Alembert, comme Rousseau ou Diderot, produisirent de nombreux articles). – L’anthropologie révolutionnaire (1789-1800) : du newtonisme social Les savants français de la période ont tous ressenti l’importance des événements qu’ils étaient en train de vivre, après les révolutions « atlantiques » (Jacques Godechot). Il s’agit, ni plus, ni moins, d’une véritable « révolution culturelle » (abordée déjà au niveau du bref regard porté sur l’histoire des sciences de la nature). Celle-ci a commencé lentement, s’est accélérée, suivant les événements, avant de mal finir, dans la « Terreur », une réaction politique (le Directoire), puis dans un coup d’État militaire (le 18 Brumaire du Général Bonaparte). 27 Cette révolution a été marquée cependant par une refonte de toutes les institutions, et notamment la destruction audacieuse en une nuit (celle du 4 août 1789) des privilèges féodaux et absolutistes datant de plus de cinq cents ans. Les noms propres, l’ensemble du droit privé et public, les limites territoriales (création des départements en 1791), la mesure de l’espace (la numérisation métrique) et du temps (le calendrier) ont fait partie de la refonte intégrale de la mesure du social et du politique. Des institutions adaptées d’enseignement en sciences humaines et sociales ont été crées (dont l’Institut de France, avec notamment une section académique des « Sciences morales et politiques », dans laquelle se sont illustrés Daunou et Volney). L’Éducation nationale a surgi des réformes, ainsi que les Grandes Écoles élitistes (Polytechnique en particulier, au niveau des sciences exactes et des mathématiques) et « appliquées », de même qu’a été transformé le patrimoine national (au niveau muséographique) et créée l’École des Langues orientales. Le dictateur militaire Napoléon entérina cette œuvre révolutionnaire propulsée par la Convention de 1792 à 1795. Il faut à ce propos souligner l’importance du Comité d’Instruction publique de la Convention qui s’est trouvé au cœur des réformes, des propositions et des décisions en la matière. Malgré leur volonté rationaliste, les savants de cette période, surtout dans les sciences humaines et sociales, se sont montrés « baroques », fragiles et surtout contradictoires à plus d’un titre. D’un côté, fascinés par les mathématiques, la Raison, les sciences physiques et astronomiques, marquées par les découvertes impressionnantes de Newton (la révélation de la loi sur la gravitation universelle), les savants en vue de la période ont tenté de fonder leur révolution culturelle sur la Nature, ses lois, que la Raison humaine avait réussi à percer. On a assisté au déploiement, au niveau de la recherche de fondements à la Révolution culturelle en cours, mythe bien illustré par diverses estampes qui montrent de façon allégorique le fonctionnement de l’ordre social calqué mécaniquement sur le modèle astronomique de l’univers naturel. C’est ainsi que l’An « 0 » de la République fut créé sur le modèle de l’entrée du Soleil dans le solstice d’automne, le 22 septembre 1792 (cf. à ce sujet l’ouvrage de référence de Denis Guedj, La Révolution des savants, Paris, Gallimard, col. « Découvertes »2004). La Révolution, sur le plan des sciences humaines sociales, comme de la culture et de la vie quotidienne, se donna comme objectif explicite et volontariste d’éliminer l’influence du christianisme, perceptible dans les lois sur le serment imposé aux prêtres, comme sur le calendrier et sur le changement des prénoms, empruntés à la mythologie romaine (cf. à ce propos l’ouvrage de référence de Serge Bianchi, La Révolution culturelle de l’An II, Paris, Aubier, 1982). 28 Sûrs d’eux-mêmes, déterminés à détruire le culte chrétien dans son influence si prégnante sur la société, malgré de nombreux signes antérieurs de « déchristianisation » (Michel Vovelle), ils ont recherché des fondements sûrs, étayés sur les chiffres, sur l’ordre naturel, sur le fonctionnement cosmique des planètes, jugé éternel, sur les mathématiques, déployant une idéologie scientiste, une sorte de newtonisme social, bien incarné à sa manière notamment par Condorcet. Les révolutionnaires réalisèrent ainsi sur terre, en se tournant vers divers modèles de l’Antiquité, l’utopie de la Cité platonicienne. On se trouve bien en présence d’une application stricte du néo-pythagorisme platonicien, donnant le pouvoir aux « rois-philosophes », c’est-à-dire aux savants possédant les secrets numériques de l’univers (les mathématiciens), seuls susceptibles pour Platon de diriger la Cité. Platon, en effet, considérait que l’ordre politique devait se fonder sur l’ordre numérique de la nature. Les révolutionnaires de l’« An II » instituèrent ainsi des grandes Écoles d’élites mathématiques et scientifiques, que confirma ou développa plus tard Napoléon, qui servirent pendant plus de deux cents ans jusqu’à nos jours, de matrice dans la fabrication des élites étatistes françaises (que le sociologue Pierre Bourdieu dénomme « noblesse d’État ») et de fondement au « système scientifique et technique français ». D’un autre côté, apparaît le pan plus obscur des « Lumières révolutionnaires ». Ayant osé un régicide (qui pesa lourd dans l’imaginaire collectif de la France dans la longue durée !), hantés par la destruction du christianisme (un déicide après un régicide !), les volontaristes politiques de l’époque furent pris d’un certain vertige, de doutes… Au-delà des rites et cérémonies de substitution au christianisme qu’ils mirent en œuvre (le culte de la Raison, le Culte de l’Être suprême…), de façon sublimée et dérivée, ces faiseurs de nouveauté se tournèrent étrangement vers le passé. Ils investirent un mythe de l’Antique, compensatoire, véritable exutoire de leurs angoisses. Ils se rassurèrent en mimant Rome et la Grèce, voire en déployant, troublés par « les ruines » (titre d’un ouvrage de « l’idéologue » Charles Volney), une égyptomanie francmaçonne imaginaire, fantaisiste mais symptomatique (cf. l’ouvrage L’Origine de tous les cultes du franc-maçon, membre de la « Loge des Neuf sœurs » de Paris, Charles-François Dupuis, Paris Agasse, 1795). Ce mythe hantera Volney. Napoléon l’alimenta évidemment avec la campagne d’Égypte, qui prendra une certaine importance sur les esprits du temps avec le déchiffrement des hiéroglyphes par Champollion. Le côté préromantique des hommes engagés de cette époque se ressent au niveau des sciences sociales. Volney, orientaliste, qui a beaucoup voyagé, met en avant le concept de « ruines ». La traduction du sanscrit par AbrahamHyacinthe Anquetil Duperron (1731-1805) qui permettait de découvrir la civilisation de l’Inde, vieille, comme celle de l’Égypte de plus de quarante siècles, soulevait de façon inédite la question de l’historicité et du déclin des empires comme des choses politiques, au-delà des civilisations du Livre (la 29 Bible) autour de la Méditerranée. Bientôt, la campagne d’Égypte de Bonaparte allait introduire « quarante siècles » ambigus et fascinants, qui se dressaient a contrario contre la Bible, mais aussi et surtout contre la théorie de la « table rase » de 1792… Alors que les révolutionnaires voulaient tout fonder sur la « Nature » (en quelque sorte déifiée, en un déisme sans dieu), certains pressentirent que les lois de l’histoire faisaient surgir la question de la décadence et de la mort des civilisations, et donc de l’homme lui-même, dans sa faiblesse de créature mortelle, d’« être pour la mort » et pour le temps. Bref, « l’axe du temps »… On quittait le monde de la physique de la Nature mécanique de Newton, structurée comme un mouvement d’horlogerie, pour entrer dans celui de la temporalité, que le XIXe siècle allait explorer par étapes : l’histoire de la terre (la géologie), celle des espèces et de l’homme (en 1862, l’ouvrage L’Origine des espèces de Charles Darwin, publié en français eut un énorme succès : les 1250 exemplaires de la première édition furent épuisés dans la journée)… L’anthropologie révolutionnaire, avec ses errements, jusque dans le mesmérisme « électrique » (cf. à ce sujet le très beau livre de Robert Darton, La Fin des Lumières. Le mesmérisme et la Révolution, Paris, Perrin, 1984) servit de transition entre le paradigme de Newton, fondé sur l’espace, et un nouveau paradigme, fondé sur le temps. Phénomène identique à ce qui se passa dans les sciences dures… – L’anthropologie de l’historicité : l’« axe du temps » (fin du XVIIIe-XIXe siècle). Si l’on suit Michel Foucault (Les Mots et les choses), les sciences humaines et sociales entrèrent ainsi dans l’ère de « l’histoire », de la temporalité. La Révolution, paradoxalement, en voulant tourner le dos au paradigme chrétien de l’histoire immuable (celle de la révélation, de la résurrection et de tout le reste…) découvrit de façon néo-antique et « romantique » (Rome antique, mauvais jeu de mots !) l’émergence de l’histoire, d’une nouvelle conception de l’historicité, fondée non plus sur un espace-temps homogène, linéaire (depuis les régions de la Bible et depuis les deux révélations, à Moïse et à Jésus), mais sur un temps éclaté, troublé, qui allait servir de fondement à la période « dynamique » du XIXe siècle – celle de l’urbanisation liée à l’industrialisation, du machinisme généralisée, de la destruction progressive de l’ancien monde rural profondément christianisé. L’introduction de la temporalité dans les sciences sociales et humaines, liée à l’anthropologie révolutionnaire puis romantique, se heurta au siècle de la vitesse des chemins de fer, du télégraphe électrique (qui remplaça le télégraphe optique inauguré par la Révolution), l’invention de la photographie (dont parle de façon détaillée l’historien Carlo Ginzburg dans Mythe, emblème et traces. Morphologie et histoire, Paris, Flammarion, 1989), qui fit entrer le XIXe siècle dans le paradigme de l’indice et de la véridiction, fondé sur l’induction, 30 l’empirisme, bien illustré par les exemples de Freud, Morelli et Sir Arthur Conan Doyle… Rappelons que dans les sciences exactes, le deuxième principe de la thermodynamique, instituant la direction du temps dans laquelle le désordre ou l’entropie croissent, limitant la matière et impliquant sa transformation et sa destruction, mit fin au cosmos immuable, « quatrième dimension d’un espace tridimensionnel sans commencement ni fin, totalement hétérogène à son contenu » (cf. Pierre Chaunu, L’Axe du temps). Ce fut la fin de l’espace de Newton et de Laplace, proche de celui du sens commun (ibidem, p. 65 « au point que Voltaire peut transposer dans la belle langue de l’honnête homme le contenu pourtant révolutionnaire de la connaissance nouvelle »). Mais cet « axe du temps » infini était resté vide, de la Grèce au XVIIe siècle (ibidem, p. 68). Newton avait en fait évacué le temps, qu’il jugeait, froide formule, « absolu, vrai, mathématique, s’écoutant en soi conformément à sa nature, uniforme et sans rapport », inusable (ibidem, p. 68). Pierre Chaunu parle là du « temps rigide, dur et sec de Newton » (ibidem, p. 72). Autrement dit, dans les sciences de la nature, l’histoire mit en péril l’éternité supposée jusque là de l’Univers. Le système newtonien, on le sait, fut profondément limité avec les observations de l’astronome américain Hubble, au début du XXe siècle, sur le décalage du spectre de la lumière vers le rouge selon l’ancienneté des planètes considérées (la découverte du « Rayon rouge », Redshift), dont on déduisit en astrophysique l’éloignement progressif des galaxies et, à partir de là, l’historicité de l’univers elle-même. Cependant, bien avant le XIXe siècle, surgit, au niveau cette fois des sciences humaines et sociales, dès les années 1500, un « paradigme de l’Autre », qui allait perturber progressivement la vision européenne occidentale, conforme, normative, intégrée, technique, utilitariste, universaliste de l’homme et de la société. Ainsi le modèle anthropologique qui en sortira, malgré ses étapes différenciées, a pu être conjugué à côté de l’image du « Même », qui, elle voulut faire surgir un homme universel, civilisé et conforme. L’être fragile, face aux « conquêtes » occidentales, se révéla un « sauvage », lointain, mystérieux dans les différences identitaires dont il était porteur, nié, voire tué ou colonisé par l’« Occident », dont on commença à comprendre les caractéristiques de façon comparée. Cependant, face à des modes d’observations colonialistes, parmi les travaux commandités par divers pouvoirs, il est difficile encore, jusqu’à la seconde moitié du XXe siècle, (à part les rêveries des « idéologues » de Révolution française, Destut de Tracy, Daunou, Dupuis, Dégérando, Volney…), de parler de disciplines constituées de l’homme générique et des sociétés. Quant à l’ethnologie plus compréhensive et respectueuse des identités des peuples infériorisés, elle ne commencera, comme l’a démontré, parmi d’autres, Claude Lévi-Strauss, qu’au XXe siècle… 31 Du XVIe au XIXe siècle, divers auteurs vont donc faire surgir, explicitement ou en filigrane, une image inversée, moins assurée, plus troublée des mêmes objets, comme si la pensée avait subi certaines perturbations. Bref, une image de l’Autre et de l’Altérité, constitutive, aussi, de la construction progressive des sciences sociales et des sciences humaines universelles, plus qu’universalistes. I. 2. Le paradigme de « l’Autre » Revenons en arrière. Paradoxe général : à la Renaissance, au moment, précisément, où l’homme part à la conquête de lui-même et va élargir son espace géographique, scientifique, mental (l’invention topographique du livre !), qui fait surgir des mondes inconnus grâce à un appareillage de mesure perfectionnant les sens humains d’observation abandonnant en partie (seulement) le paradigme catholique médiéval, en s’aventurant avec courage sur les mers (grâce au gouvernail des Portugais), il découvre l’infini de l’espace sidéral, celui-ci des savants d’alors, et va réinventer l’histoire depuis l’Antiquité, comme s’attacher progressivement aux progrès de l’archéologie et de la philologie (l’étude des langues « autres »). Autre fait notable : l’apparition à la Renaissance, ce qui n’est pas un hasard, d’un genre littéraire nouveau, celui « politique » de l’Utopie. L’île imaginaire de Thomas More (Utopia, 1516), L’Abbaye de Thélème de Rabelais (à la fin de Gargantua, 1534), La Cité du soleil de Campanella (1623), La Nouvelle Atlantide de Francis Bacon (1627)…, investirent au niveau de l’imaginaire ces nouveaux « espaces » de découverte en miroir. C’est dans ces lieux de « nulle part » qu’allait être exploré cet Autre de l’Homme, mais aussi que fut critiquée la réalité sociale de l’époque, les régimes politiques en place, de l’absolutisme montant… Les bouleversements de l’espace et du temps que cette révolution culturelle entraîna, firent surgir, en creux, une pensée de l’« altérité ». En fuyant l’image médiévale de Dieu, l’homme se dédoublait. Il était à la fois le « Même », mais aussi, désormais, « l’Autre ». Non plus le « Grand Autre », « Dieu », mais son propre double. Cela allait s’avérer profondément heuristique dans plusieurs domaines de la pensée critique et distanciée sur l’homme et la société… Quatre formes d’« étrangeté » surgirent de ce regard inversé, en miroir, en quelque sorte, qui ont aussi marqué de façon critique et comparative les Sciences humaines dans leur lente éclosion. – D’abord, une quête troublée sur les Anciens, sur les racines antiques de l’Europe, projetant un regard déformant mais étrangement identitaire sur la Grèce et sur Rome d’abord (thème redondant au-delà de la Révolution française, jusqu’au début du XXe siècle). La pensée sur l’homme et la société eut du mal à se détacher de ses deux matrices initiales que la Renaissance condensa en les explorant dans tous les sens, avec curiosité et même une certaine ferveur. À la recherche de ses « origines », les sciences humaines découvrirent progressivement, entre le XVIe siècle et la fin du XVIIIe siècle, les Hébreux, 32 l’Afrique, l’Amérique, la Chine (cf. à ce propos le très beau livre d’Étiemble, L’Europe chinoise, Paris, Gallimard, 1989, 2 vol.), l’Inde, puis l’Égypte, civilisations mystérieuses dont il fallut découvrir les langues, les coutumes, les institutions… Autant d’éléments de troubles, d’interrogations, qui firent vaciller les certitudes bibliques d’antan, sans parler de la découverte progressive des mœurs, us et coutumes des Indiens d’Amérique du Nord (qui fascinèrent par exemple le jésuite bordelais Joseph Lafitau (Mœurs des sauvages américains comparées au mœurs des premiers temps, 1724). – Ensuite, avec la découverte hasardeuse de l’Amérique, le surgissement d’une race de femmes et d’hommes imprévues, qui n’avaient pas connu l’histoire biblique méditerranéenne, et qui semblaient descendre directement du Paradis terrestre. Les « Bons sauvages », ébranlèrent les certitudes de l’Europe qui prit conscience progressivement de la réalité d’une humanité élargie. Ce fut un monde imprévu, non chrétien, recomposé par hasard sur la « route des Indes » que révéla la découverte de l’Amérique. Comme l’écrit Pierre Chaunu, (L’Axe du temps, Paris, Julliard, 1994, p. 24-48), « c’est la faute à Colomb » ! Il cite cette année de 1493, où Colomb ramena à Séville ces hommes nus, ces adamites, après son étrange voyage « au commencement du monde ». Ce « grand désenclavement » fit prendre conscience aux Européens d’un univers et d’êtres humains hétérogènes qui représentaient en quelque sorte, pour les consciences chrétiennes d’alors, l’humanité du temps d’Adam et Ève, d’avant le premier péché, du Paradis terrestre, du Jardin d’Eden. Chaunu commente : « Ce qui trouble le plus, chez ces hommes qui viennent d’on ne sait où, c’est qu’ils semblent sortir d’un ailleurs qui est un avant » (p. 41). À quel temps appartiennent ces hommes ? (…). Ces hommes qui n’ont plus de passé que nous puissions raconter, rattacher à notre être de peuple de Dieu en marche de la chute au relèvement final, qui sont-ils, que font-ils ? » (p. 42 ). L’historien de l’Europe classique note que les rares élites lettrées du XIVe siècle, au-delà des récits de Marco Polo, n’eurent connaissance que du texte de Jean de Mandeville (Voyage autour de la terre, Paris, Les Belles Lettres, 1993, édition Christiane Delluz). Ce récit, écrit en 1350 en roman (en français), fut un « bestseller » tiré au XIVe siècle à près de 250 versions manuscrites connues dans dix langues. Par la curiosité qui suivit les voyages de Colomb, il allait faire le succès post mortem de l’imprimerie et connut plus de 180 éditions en 100 ans… Colomb (cf. le livre de Pierre Chaunu, Colomb ou la logique de l’imprévisible, Paris, Bourin, 1993), avec la découverte de l’Amérique, inaugura un « espace étendue sur la terre et sur la mer » dont il fallait concilier la nouveauté avec les choses de la Bible, ressassées jusque-là, d’autant qu’au niveau des sciences exactes, grâce au fleuron de l’astronomie, l’espace de la nature devenait luimême infini. La découverte de ce qui allait devenir aussi le mythe du « Bon sauvage » allait entraîner la disparition du monde géocentrique des Grecs et de celui anthropocentrique du Moyen Âge. Pierre Chaunu insiste aussi sur le fait 33 qu’autant que l’invention de l’horloge à poids, la découverte de ces nouveaux espaces terriens eut des conséquences sur la pensée de la temporalité (cf. L’Axe du temps, p. 48). Quant à l’arrivée rapide de l’imprimerie, de la feuille volante puis du livre, entre 1450 et 1550, elle allait aussi, en démultipliant l’information, agrandir l’espace mental des hommes de la période. La Renaissance fut bien l’ère de l’invention des sciences humaines et sociales, par cet élargissement de l’espace et du temps. Ce fut, intellectuellement, comme un recommencement du monde, marqué cependant par la tragédie des « guerres de religion » qui contribuèrent à affaiblir considérablement l’anthropologie chrétienne et l’humanisme, saisi en ses fondements. – Notons également comme source d’étrangeté et de dédoublement du Même, la découverte mystérieuse, émouvante, de l’intérieur de « l’organisme humain » avec le développement des vivisections de cadavres (jusque-là punies donc d’excommunication et de mort par l’Église de Rome), mais aussi avec la découverte et l’utilisation progressive de la microscopie (d’où l’importance des instruments d’observation scientifique dans le monde microscopique, comme il le fut dans le monde de l’astronomie, avec la lunette de Galilée !). Cela entraînera la naissance d’une science de la vie, la biologie. Dans un livre brillant (La Logique du vivant, Paris, Gallimard, 1970), le Prix Nobel de Médecine, François Jacob, décortique l’évolution des conceptions de la vie et des systèmes vivants entre le XVIe et le XXe siècle. Il dégage ainsi quatre structures successives (quatre « intégrons », qui sont autant de « poupées russes ») : du XVIe au XVIIe siècle, avec les progrès de l’anatomie du corps humain et de l’observation instrumentale, on posa le concept d’« organe » et de « fonctions ». Puis, à la fin du XVIIIe siècle, on parla de « cellules ». Au XXe siècle, on découvrit les « gènes » et les « chromosomes », au sein des cellules. Vers les années 1960, on révéla enfin la « grammaire » chimique des organismes vivants, avec la découverte du code génétique et des « molécules » d’ADN (l’Acide nucléique), au cœur du fonctionnement de la vie et de sa reproduction sous forme de programme informationnel. Le modèle biologique allait logiquement fasciner, par ses mystères et son étrangeté, les réflexions des premiers « sociologues » du XIXe siècle, prompts à comparer la société à un organisme humain, mettant en évidence les étapes d’évolution (naissance, développement, mort) et les fonctions de ses composantes. – Enfin, dans sa fascination pour la technique, l’homme européen découvrit cet étrangeté qu’il avait inventée lui-même : la machine (cf. à ce propos l’ouvrage de Lewis Mumford, Le Mythe de la machine, Paris, Fayard, 1973, 2 vol.). Celleci « marchait toute seule », et échappait progressivement à l’homme, en tant que créature représentée par l’anthropologie mécaniste comme « automate » (cf. à ce propos l’ouvrage stimulant de Paolo Rossi, Les Philosophes et les machines, Paris, PUF, col. « Science, Histoire et société », 1996). Et, mythe dans le mythe, ressurgit de temps en temps la vieille métaphore de l’Ancien Testament juif du 34 Golem, celle de « l’homme machine » (cf. Wikipédia, ainsi que le mythe littéraire et cinématographique de Frankenstein ou de l’homme-machine ; cf. également Blake et Mortimer, Les trois formules du Docteur Sato…). Le mythe fut repris allégrement par la sociologie américaine des années 1970, attentive à la métaphore cybernétique et systémique. Notons que ces différentes étapes de la découverte de « l’altérité », ont été résumées par Claude Lévi-Strauss dans un article bref mais lumineux, publié dans Anthropologie structurale II ((Paris, Plon, 1973, p. 319-322), « Les trois humanismes », dans lequel il distingue l’humanisme « aristocratique » et spatialement limité de la renaissance, celui, « bourgeois », plus élargie mais colonialiste du XIXe siècle, et enfin l’humanisme « démocratique », élargie à la planète entière, du XXe siècle de l’ethnologie devenue une science mondiale et comparatiste. Spécialiste de l’ethnologie, mais aussi épistémologue de renom (il est l’un des « inventeurs » du structuralisme), auteur de très nombreux articles théoriques sur les sciences sociales, dont l’histoire de l’ethnologie, Claude LéviStrauss propose une division tripartite (comme Gusdorf et Foucault) de l’histoire des sciences humaines, en parlant surtout de ce que les deux autres auteurs ont un peu négligé : le regard ethnologique occidental troublé par la présence de l’altérité et de l’élargissement de l’espèce humaine. Alors que l’on croit que l’ethnologie n’est apparue qu’au XIX e siècle, disons en Angleterre, vers 1860, Lévi-Strauss montre qu’elle plus ancienne, surgie au XVIe siècle avec l’humanisme lié aux grandes découvertes. Il dégage en ces termes les trois formes d’humanisme qui ont accompagné la naissance et le développement des sciences humaines à travers les capacités d’exploration de la terre, que les hommes se sont donnés en trois siècles. Voici le texte en question de Claude Lévi-Strauss : « Quand les hommes de la fin du Moyen-Age et de la Renaissance ont redécouvert l’antiquité gréco-romaine, et quand les jésuites ont fait du grec et du latin la base de la formation intellectuelle, n’était-ce pas une première forme d’ethnologie ? On reconnaissait qu’aucune civilisation ne peut se penser elle-même, si elle ne dispose pas de quelques autres pour servir de terme de comparaison. La Renaissance a retrouvé, dans la littérature ancienne, des notions et des méthodes oubliées ; mais plus encore, le moyen de mettre sa propre culture en perspective, en confrontant les conceptions contemporaines à celles d’autres temps et d’autres lieux. Ceux qui critiquent l’enseignement classique auraient tort de s’y tromper : si l’apprentissage du grec et du latin se réduisait à l’acquisition éphémère des rudiments de langues mortes, il ne servirait pas à grand-chose. Mais - les professeurs de l’enseignement secondaire le savent bien - à travers la langue et les textes, l’élève s’initie à une méthode intellectuelle qui est celle même de l’ethnographie, et que j’appellerais volontiers la technique du dépaysement. 35 La seule différence entre culture classique et culture ethnographique tient aux dimensions du monde connu à leurs époques respectives. Au début de la Renaissance, l’univers humain est circonscrit par les limites du bassin méditerranéen. Le reste, on ne fait qu’en soupçonner l’existence. Mais on sait déjà qu’aucune fraction de l’humanité ne peut aspirer à se comprendre, sinon par référence à toutes les autres. Au XVIIIe et au XIXe siècle, l’humanisme s’élargit avec le progrès de l’exploration géographique. Rousseau, Diderot ne prennent encore qu’une hypothèque sur les civilisations les plus lointaines. Mais la Chine, l’Inde s’inscrivent déjà dans le tableau. Notre terminologie universitaire, qui désigne leur étude sous le nom de philologie non classique, confesse, par son inaptitude à créer un terme original, qu’il s’agit bien du même mouvement humaniste, envahissant seulement un territoire nouveau comme, pour les anciens, la métaphysique était ce qui venait après la physique. En s’intéressant aujourd’hui aux dernières civilisations encore dédaignées - les sociétés dites primitives l’ethnologie fait parcourir à l’humanisme sa troisième étape. Sans doute sera-t-elle aussi la dernière, puisqu’après cela, l’homme n’aura plus rien à découvrir de lui-même, au moins en extension (car, il existe une autre recherche, celle-là en profondeur, dont nous ne sommes pas prêts d’atteindre le bout). Mais le problème comporte un autre aspect. Les deux premiers humanismes classique et non classique - voyaient leur extension limitée, non seulement en surface, mais aussi en qualité. Les civilisations antiques ayant disparu, on ne pouvait les atteindre qu’à travers les textes et les monuments. Quant à l’Orient et l’Extrême-Orient, où la difficulté n’existait pas, la méthode restait la même, parce que des civilisations si lointaines ne méritaient - croyait-on - l’intérêt que par leurs productions les plus savantes et les plus raffinées. Le domaine de l’ethnologie consiste en civilisations nouvelles, et qui posent aussi des problèmes nouveaux. Étant sans écriture, elles ne fournissent pas de documents écrits ; et comme leur niveau technique est généralement fort bas, la plupart n’ont pas laissé de monuments figurés. D’où la nécessité, pour l’ethnologie, de doter l’humanisme de nouveaux outils d’investigation. Les modes de connaissance de l’ethnologie sont à la fois plus extérieurs et plus intérieurs (on pourrait dire aussi plus gros et plus fins) que ceux de ses devanciers : philologues et historiens. Pour pénétrer des sociétés d’accès particulièrement difficile, il est obligé de se placer très en dehors (anthropologie physique, préhistoire, technologie) et aussi très en dedans, par l’identification de l’ethnologue au groupe dont il partage l’existence, et l’extrême importance qu’il doit attacher - à défaut d’autres éléments d’information - aux moindres nuances de la vie psychique des indigènes. 36 Toujours en deçà et au delà de l’humanisme traditionnel, l’ethnologie le déborde dans tous les sens. Son terrain englobe la totalité de la terre habitée, tandis que sa méthode assemble des procédés qui relèvent de toutes les formes du savoir : sciences humaines et sciences naturelles. En se succédant, les trois humanismes s’intègrent donc, et font progresser la connaissance de l’homme dans trois directions en surface sans doute, mais c’est l’aspect le plus « superficiel », au sens propre comme au sens figuré. En richesse des moyens d’investigation, puisque nous nous apercevons peu à peu que si l’ethnologie a été obligée de forger de nouveaux modes de connaissance en fonction des caractères particuliers des sociétés « résiduelles » qui lui étaient laissée en partage, ces modes de connaissance peuvent être appliqués avec fruit à l’étude de toutes les autres sociétés, y compris la nôtre. Mais il y a plus : l’humanisme classique n’était pas seulement restreint quand à son objet, mais quant aux bénéficiaires qui formaient la classe privilégiée. L’humanisme exotique du XIXe siècle s’est trouvé lui-même lié aux intérêts industriels et commerciaux qui lui servaient de support et auxquels il devait d’exister. Après l’humanisme aristocratique de la Renaissance et l’humanisme bourgeois du XIXe siècle, l’ethnologie marque donc l’avènement, pour le monde fini qu’est devenue notre planète, d’un humanisme doublement universel. En cherchant son inspiration au sein des sociétés les plus humbles et les plus méprisées, elle proclame que rien d’humain ne saurait être étranger à l’homme, et fonde ainsi un humanisme démocratique qui s’oppose à ceux qui le précédèrent créés pour des privilégiés, à partir de civilisations privilégiées. Et en mobilisant des méthodes et des techniques empruntées à toutes les sciences pour les faire servir à la connaissance de l’homme, elle appelle à la réconciliation de l’homme et de la nature, dans un humanisme généralisé. » Il est évident que dans ses divers ouvrages (Race et histoire, Race et culture, Tristes Tropiques, La Pensée sauvage, Les Mythologiques, La Voie des masques…), Claude Lévi-Strauss a approfondi et défendu cet humanisme démocratique qu’il a souvent illustré dans le cadre de missions de l’Unesco, plaidant pour le mélange des cultures et des civilisations (réalité qu’exprime clairement le projet du Musée chiraquien du Quai Branly qui a rendu justement hommage à Claude Lévi-Strauss pour son centenaire). Quoi qu’il en soit, ces différentes périodes ont en fait vu naître, par vagues successives, des travaux qui se sont penché sur l’homme et sur l’évolution des sociétés. Ce « regard » de l’altérité inversée reste profondément au cœur de toute histoire des sciences de l’homme et sociales. Le rapport entre « le Même » et « l’Autre », a été posé dans des termes assez éloignés par Michel Foucault, dans Les Mots et les choses (op. cit. p. 15-16) : 37 « On voit que cette recherche répond un peu, comme en écho, au projet d’écrire une histoire de la folie à l’âge classique ; elle a dans le temps les mêmes articulations, prenant sont point départ à la fin de la Renaissance et trouvant, elle aussi, au tournant du XIXe siècle, le seuil d’une modernité dont nous ne sommes toujours pas sortie. Alors que dans l’histoire de la folie, on interrogeait la manière dont une culture peut poser sous une forme massive et générale la différence qui la limite, il s’agit d’observer ici la manière dont elle éprouve la proximité des choses, dont elle établit le tableau de leurs parentés et l’ordre selon lequel il faut les parcourir. Il s’agit en somme d’une histoire de la ressemblance : à quelles conditions la pensée classique a-t-elle pu réfléchir, entre les choses, des rapports de similarité ou d’équivalence qui fondent et justifient les mots, les classifications, les échanges ? À partir de quel a priori historique a-t-il été possible de définir le grand damier des identités distinctes qui s’établit sur le fond brouillé, indéfini, sans visage et comme indifférent, des différences ? L’histoire de la folie serait l’histoire de l’autre, – de ce qui, pour une culture, est à la fois intérieur et étranger, donc à exclure (pour en conjurer le péril intérieur) mais en l’enfermant (pour en réduire l’altérité) ; l’histoire de l’ordre des choses serait l’histoire du Même, – de ce qui pour une culture est à la fois dispersé et apparenté, donc à distinguer par des marques et à recueillir dans des identités. Et si on songe que la maladie est à la fois le désordre, la périlleuse altérité dans le corps humain et jusqu’au cœur de la vie, mais aussi un phénomène de nature qui a ses régularités, ses ressemblances et ses types, – on voit quelle place pourrait avoir une archéologie du regard médical. De l’expérience-limite de l’autre aux formes constitutives du savoir médical, et de celles-ci à l’ordre des choses et à la pensée du Même, ce qui s’offre à l’analyse archéologique, c’est tout le savoir classique, ou plutôt ce seuil qui nous sépare de la pensée classique et constitue notre modernité. Sur ce seuil est apparue pour la première fois cette étrange figure du savoir qu’on appelle l’homme, et qui a ouvert un espace propre aux sciences humaines. En essayant de remettre au jour cette profonde dénivellation de la culture occidentale, c’est à notre sol silencieux et naïvement immobile que nous rendons ses ruptures, son instabilité, ses failles ; et c’est lui qui s’inquiète à nouveau sous nos pas. » 38 Éléments de bibliographie Généralités – Fernand Braudel, Grammaire des civilisations, Paris, Flammarion, collection « Champs », 1999. – René Taton (dir.), Histoire générale des sciences, Paris, PUF, 1957, réédité dans la collection « Quadrige » aux PUF. – M. Daumas, Histoire générale des techniques (1962-1979), Paris, PUF, réédité dans la col. « Quadrige » en 5 volumes. – Michel Serres (dir.), Éléments d’histoire des sciences, Paris Bordas, 1989. – B. Gille (dir.), Histoire des techniques, Paris, Gallimard, col. « La Pléiade », 1978. – P. 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