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Raphaël CADORET
VICTOIRES ET DEBOIRES
LA REVOLUTION INDUSTIELLE EN EUROPE CONTINENTALE
Source :
Paul BAIROCH : Victoires et déboires (I) Histoire économique et sociale du monde du XVème siècle à nos
jours.
Edition Folio Histoire- octobre 2004
Paul BAIROCH distingue quatre groupes de pays en fonction du début de leur
industrialisation et de l’ampleur prise par le processus d’industrialisation.
Le premier groupe est constitué par la Belgique, la France, et la Suisse qui sont les premiers
à avoir imité la GB : les industrialisés précoces.
Le deuxième groupe est formé par l’Allemagne et de grandes parties de l’Empire
Austro-Hongrois.
Le troisième groupe englobe quatre pays très différents qualifiés de tard venus: l’Espagne,
l’Italie, la Russie et la Suède.
Le quatrième groupe désigne un grand nombre de pays très divers qui ne se sont pas ou très
peu industrialisés au XIXème siècle.
Les pays précocement industrialisés : Belgique, France, Suisse
La révolution agricole commence entre 1750 et 1790, la révolution industrielle entre 1770 et
1810. Mais il n’y a pas de synchronisme parfait entre la Belgique, la France et la Suisse. La
France va être retardée dans son développement par la révolution de 1789 et les guerres de
l'Empire. Mais cela n’empêche pas la modernisation de son économie avant 1815. Jean
Antoine CHAPTAL, Ministre de l’industrie crée l’École des Arts et des Métiers, les
Chambres de commerce. En matière financière il faut noter la réforme monétaire en 1803
(parité or argent), la création de la Banque de France en 1800.
Il faut souligner dans cette période « la facette régionale du développement ». Dans chaque
pays il y a des régions plus dynamiques que d’autres, des régions précoces dans des pays au
démarrage plus tardif et des régions qui conservent une économie traditionnelle dans des
pays qui s’industrialisent ou sont déjà industrialisés.
Les pays précocement industrialisés connaissent un schéma général de développement proche
du cas anglais, avec cependant des différences liées à l’histoire ou au degré d’intervention de
l’État.
 Les caractéristiques communes
Présence de techniciens et entrepreneurs anglais
On constate un nombre élevé de techniciens anglais en France et en Belgique, relativement
moins nombreux en Suisse. Il faut rappeler que l’émigration des artisans et techniciens anglais
a été interdite de 1719 à 1825 et que l’exportation des machines également jusqu’en 1843.
Cependant ils sont présents dans tous les secteurs et jouent un rôle important dans la
première phase d’industrialisation. Ils se chiffrent plus par centaines que par milliers.
L’exemple le plus concret est celui de William COCKERILL qui introduit des machines en
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Belgique puis son fils John qui se lance dans la sidérurgie et contrôle soixante entreprises
relevant des secteurs du textile et de la sidérurgie, notamment de la fabrication métallique en
1830. En France le rôle des entrepreneurs est moins important que celui des conseillers
techniques recrutés par les entreprises locales. En suisse, l’industrialisation doit plus aux
autochtones qu’aux rares immigrés anglais car il est difficile d’obtenir un permis de résidence
dans les cantons suisses à cette époque.
L’intelligence économique
Les nouvelles techniques de production importées en France par les techniciens et
entrepreneurs anglais attira la curiosité de nombreux français qui se rendirent en Grande
Bretagne afin d’espionner ces nouvelles techniques. De nombreux industriels anglais et
continentaux faisant partie d’académies ou de comités scientifiques n’étaient pas contre la
propagation des nouvelles techniques. D’autres au contraire voulaient maintenir leur profit et
ne pas révéler les secrets et savoir-faire industriels. On qualifiera ces pratiques d’espionnage
car non autorisées et donc punies par la loi parfois très sévèrement : arrestations, peines de
prison pour les espions et recruteurs d’artisans. Rappelons qu’il était interdit de quitter
l’Angleterre pour les artisans jusqu’en 1825.
L’intervention de l’État
La France et la Belgique ont bénéficié d’une intervention de l’État, ce qui constitue une
différence avec la Grande Bretagne. Ces pays favorisent la création d’entreprises ou la venue
de techniciens anglais. La
Belgique, crée
la première banque spécialisée dans
l’investissement industriel. Guillaume Ier favorise la création de la Société Générale en 1822
(aujourd’hui sous contrôle français). En Suisse, l’intervention de l’État est beaucoup plus
marginale car c’est une confédération de cantons autonomes il n’y a pas d’État à proprement
parler.
Le pays le plus précoce : la Belgique ou la Suisse ?
Selon Paul BAIROCH la carence d’informations sur la période de la seconde moitié du
XVIII ème siècle et le début du XIX ème, ne permet pas une analyse comparative fine des
phases de développement industriel des trois principaux pays industrialisés la Belgique, la
Suisse, la France (hormis l’Angleterre). Néanmoins il semble qu’en 1830 le niveau
d’industrialisation par habitant de la Belgique est le plus élevé (sidérurgie) devant la Suisse
(textile) et la France retardée par la Révolution Française et les guerres de l’Empire. Á cette
date les Etats Unis se situent au même niveau que la Belgique. Il reste cependant très
difficile de dire avec certitude qui de la Belgique ou de la Suisse a été le premier imitateur de
l’exemple anglais puisqu’au début du XIX ème siècle la Suisse disposait d’un équipement
par habitant dans le domaine de la filature mécanique du coton, supérieur à celui de la
Belgique . Il semble cependant que le morcellement économique (organisation de la Suisse en
canton ) favorise plus l’autonomie et donc la réussite, ce qui plaide en faveur de la Suisse
malgré sa pauvreté en matières premières
 Le développement industriel de la France.
Une croissance démographique lente
La France, pays le plus peuplé d’Europe (28 millions d’habitants) après la Russie au début du
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XIX ème siècle représente plus d’un habitant sur sept de l’ensemble de l’Europe, un sur
douze en 1913. L’Allemagne aura à la fin de cette période une population deux fois
supérieure à celle de la France. L’explication réside dans le contrôle des naissances adopté par
la France dès la fin du XVIII ème, soit un demi siècle avant les autres pays. La croissance
démographique lente l’empêchera de participer au mouvement d’émigration que connaît
l’Europe en 1850. Mais prévient Paul BAIROCH cela ne veut pas dire que la France connaît
un rythme lent de développement économique. En terme d’industrialisation par habitant, son
niveau reste constant par rapport celui de l’Europe. Il en est de même pour l’agriculture où
l’on constate des rendements et une productivité proche de la moyenne européenne hors
Russie. Cependant il convient de noter le cas particulier de l’Allemagne, qui a démarré
tardivement son industrialisation et qui se retrouve en 1913 avec un niveau d’industrialisation
par habitant supérieur de 44% à celui de la France.
Un retard de développement économique, malgré un rythme soutenu des innovations
techniques.
Jusqu’à la Révolution industrielle la France possède une sidérurgie moderne (au coke), une
industrie de la filature mécanique de coton importante. En matière d’innovations techniques
elle se situe au deuxième rang en Europe après la Grande Bretagne. Sur la base des
estimations de Jean Claude TOUTAIN (1987), on peut considérer que le développement
général de l’économie a pris du retard puisque entre 1781-1790 et 1815-1824 le volume du
PNB n’a progressé que de 0,8% et celui de la production agricole de 0,4% soit le même taux
de progression que la population. Mais cette stabilité ne s’est pas traduite par un réel blocage,
la période qui a suivi a au contraire marqué le début de la modernisation de l’économie
française : la production de fonte est passée de 120 000 tonnes en 1815 à 450 000 tonnes en
1848, le nombre de broches à filer le coton d’un million à plus de quatre millions, la première
ligne de chemin de fer fut ouverte en 1832. Le pays comptera 51200 km de voies ferrées en
1913 (3080 km en 1850).
Des importations agricoles faibles, contrairement aux autres pays, dans les années 1850-60
conjuguées avec une industrialisation lente, expliquent l’urbanisation limitée de la France qui
ne comptait que 39% de sa population dans les villes de plus de 5000 habitants en 1910 contre
49% en Allemagne, 57% en Belgique et 69% au Royaume Uni. Dans ce contexte, malgré son
statut de deuxième puissance coloniale après le royaume Uni, la France est dépassée
commercialement par l’Allemagne dans les années 1825-1830 et par les Etats-Unis dans les
années 1870 en raison de la faible croissance de sa population.
Les pays de la deuxième vague : L’Allemagne, l’Autriche-Hongrie
Ce groupe de pays comprend l’Allemagne et certaines régions de l’ancienne
Autriche-Hongrie.
 Des caractéristiques communes mais spécifiques.
Le début de la révolution agricole date des années 1800-1820, celui de la révolution
industrielle des années 1840-1860. On retrouve comme pour les pays du premier groupe la
présence de techniciens étrangers anglais, mais aussi français, belges, suisses, ainsi que des
entrepreneurs de ces mêmes pays. Cependant l’intervention de capitaux étrangers en
provenance des pays précocement industrialisés et de l’Angleterre est spécifique à ce groupe
de pays. C’est en grande partie l’industrie lourde qui va capter ces investissements étrangers
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tout particulièrement en Allemagne et dans les chemins de fer.
Les Banques ont joué un rôle prépondérant dans le financement de l’industrialisation dans la
mesure où le démarrage tardif de ces pays coïncide avec la modernisation du système
bancaire avec une intervention plus axée sur l’industrie. Ces caractéristiques communes ont
marqué le démarrage industriel de ces deux pays qui ont connu des destins économiques
différents.
 La rapide montée de la puissance industrielle Allemande
Les deux entités les plus importantes de la mosaïque allemande sont le royaume de Bavière et
la Prusse qui sont à l’origine de la création d’une union douanière en 1818 (Zollverein). Là
aussi le démarrage industriel n’est pas uniforme au plan régional. Le cadre du Zollverein a
facilité un développement rapide de l’industrialisation dès la fin des années 1840.
L’Allemagne reste rurale dans le milieu du XIX ème siècle (14 à 16% de citadins) avec une
industrie manufacturière limitée en 1830. Cependant elle va rapidement rattraper son retard
et dépasser de 27 % la production manufacturière par habitant de la France et de 18%
celle de la Suisse en 1910 tout en occupant la première place européenne dans les industries
modernes : chimie, fabrications électriques, machines.
Les raisons du développement économique rapide de l’Allemagne.
Plusieurs facteurs expliquent l' ascension industrielle de l'Allemagne.
Le niveau d’éducation de la population est plus avancé dans l’Europe protestante. On
dénombre 20% de personnes de plus de 15 ans illettrées contre 46% en France, 90% dans
l’Europe du Sud et de l’Est. L’Allemagne a accordé une place importante à la Science et aux
techniques dans l’enseignement secondaire comme dans l’enseignement de niveau
universitaire (écoles polytechniques).
La richesse du sous-sol, en charbon, fer, plomb, zinc et cuivre, a facilité l’industrialisation de
l’Allemagne.
D’autres facteurs évoqués dans les caractéristiques générales favorisent le développement
industriel : la présence de techniciens et de capitaux étrangers, le rôle de l’industrie lourde
l’activité bancaire, auxquels il convient d’ajouter l’importance du réseau commercial qui
s’appuie sur de institutions chargées de promouvoir les produits allemands dans un contexte
général protectionniste(1880). Les exportations allemandes à destination extra-européenne
sont passées de 12% du total en 1880 à 26% en 1910.
 L’Autriche-Hongrie : une mosaïque de culture
Durant le XIX ème l’Autriche-Hongrie est le troisième pays le plus peuplé d’Europe
englobant plusieurs cultures (allemande, hongroise, tchèque, slovène …). Cette mosaïque de
culture va se traduire par un niveau de développement et d’industrialisation assez faible, avec
cependant des disparités régionales fortes. Vienne comptait parmi les capitales européennes
les plus riches. Certaines régions de l’actuelle Hongrie ont connu une industrialisation forte
grâce à des entreprises très dynamiques à la pointe de la technologie (entreprise Ganz:
moulins à farine, locomotives). L’industrialisation s’est appuyée très largement sur les
mesures prises par le gouvernement : exemption de taxes, contrats publics, création d’écoles
techniques, tarifs réduits pour le chemin de fer. En matière agricole l’Autriche-Hongrie reste
concurrencée par les pays d’outre mer malgré une réforme agraire qualifiée de « la plus
raisonnable et équilibrée de l’Europe « du XX ème siècle. Elle a induit des transferts
d’investissements vers l’industrie, les mines, les banques.
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Les tard venus : Espagne, Italie, Russie, Suède.
Le troisième groupe de pays s’est industrialisé au XIX ème siècle. La révolution agricole a
lieu entre 1840 et 1870, la révolution industrielle entre 1860 et 1890. Le processus de
modernisation globale tant de l’agriculture que de l’industrie va se dérouler sous la
conjonction de deux facteurs:
- l’accroissement des potentialités d’exportation grâce à l’afflux de main d’œuvre et à
l’avènement de la moissonneuse;
- le développement du chemin de fer et de la navigation à vapeur.
Les quatre tard venus ont des caractéristiques spécifiques dues à leur différences de structures
économiques, sociales et politiques.
 Une forte intervention du pouvoir central en Russie
La forte intervention du pouvoir central (tsar) a permis d’abolir le servage pour libérer la main
d’œuvre ( 25 millions de personnes) et permettre une mobilité vers l’industrie.
L’afflux de capitaux et de techniciens étrangers appelés d’ailleurs par le pouvoir central
caractérise également le début du développement moderne de la Russie : 91 % des mines
appartiennent à des étrangers en 1913, 50 % du secteur chimique, 42 % du secteur
métallurgique, 28 % du textile. Ces investisseurs sont britanniques mais surtout français et
dans une moindre mesure allemands et belges. Les États-Unis sont aussi présents dans les
domaines des machines.
L’action du gouvernement est déterminante dans le processus de modernisation
industrielle
Georg KANKRIN Ministre des Finances en charge de l’industrialisation du commerce
(1823-1844) a pris des mesures destinés à protéger les industries naissantes tout en permettant
un développement progressif. Sergeï WITTE autre Ministre des Finances (1893-1903) est
souvent associé au véritable démarrage industriel des années 1880. Le processus est
cependant engagé dès les années 1860 dans les domaines du textile et la sidérurgie. La
croissance industrielle s’accélère en effet à partir des années 1880. Le niveau
d’industrialisation par habitant va doubler entre 1880 et 1910 malgré une augmentation de la
population de 47%. On constate comme dans tous les pays tardivement industrialisés des
germes régionaux d’industrialisation précoce (filature mécanique de coton, sidérurgie). Petr
Arkadievitch STOLYPINE Premier Ministre (1906-1911) crée une classe de petits
propriétaires terriens pour résoudre le problème rural posé par la suppression du servage :
l’obchtina, système juridique et économique qui ne donne pas les terres aux anciens serfs.
L’amélioration de la situation des paysans est un facteur de reprise de l’industrialisation. La
Russie rattrape ainsi une partie de son retard. Il demeure néanmoins des problèmes sur le plan
social : 70% de la population de plus de 15 ans restent analphabète en 1913; la mortalité
infantile est de 250 pour mille (125 pour mille pour l’Europe occidentale).
 L’Italie : une hypertrophie urbaine handicapante
Handicapée par une hypertrophie urbaine (21% de citadins en 1800), l’Italie comme
l’Espagne a mobilisé des ressources économiques pour des activités non productives, privant
ainsi les campagnes d’investissements. Le manque de matières premières (charbon) a
fortement limité la production industrielle notamment sidérurgique jusqu’au seuil du XX ème
siècle. L’existence d’une industrie traditionnelle a permis de jeter les bases d’une
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modernisation de l’industrie du textile qui se placera au septième rang mondial. Á partir de
1900 l’expansion industrielle se poursuit à un rythme plus important notamment dans le
secteur de la sidérurgie. L’intervention massive de l’État, l’expansion des fabrications
métalliques l’importation facilitée du charbon ont forgé la structure industrielle du pays :
locomotives, rails, automobiles (Fiat). Parallèlement des industries plus traditionnelles, le
textile, la chaussure, connaissent aussi un développement. Le caractère tardif du démarrage
industriel n’empêche pas l’Italie de devenir le sixième exportateur de produits manufacturés
au monde en 1962. La situation de l’agriculture est plus contrastée, avec une productivité
parmi les plus faibles d’Europe, aggravée par un déséquilibre régional source d'émigration.
 L’Espagne : faible productivité agricole et hypertrophie urbaine
C’est un pays retardé dans son développement industriel par une productivité agricole très
faible qui ne progressera que très lentement et par une hypertrophie urbaine à l’instar de
l’Italie. L’industrialisation au XIX ème siècle est le fruit de progrès (certes modestes) dans
les domaines du textile et de la sidérurgie. L’Espagne produit de la fonte, avec comme
précurseur « la forge Catalane », dès le XVIII ème siècle. Elle atteindra 410 0000 tonnes en
1910. Les autres facteurs explicatifs tiennent à la présence d’investissements et de techniciens
étrangers moins importants que dans les autres pays mais, réels. Le fait colonial et l’afflux
massifs de métaux précieux ont constitué selon les historiens des freins à l’industrialisation.
 La Suède : un démarrage industriel avec des secteurs nouveaux
Pays protestant caractérisé par un niveau d’éducation élevé (moins de 10 % d’analphabètes),
la Suède a opté pour une spécialisation dans des domaines spécifiques : machines agricoles,
téléphone, roulement à billes. Le développement économique rapide est favorisé par la
disponibilité des matières premières et une tradition sidérurgique fort ancienne.
Les pays d’Europe non industrialisés au XIX ème siècle
Ce quatrième groupe d’une douzaine de petits pays rassemble trois types de pays:
- les pays complémentaires de la Grande Bretagne : les Pays Bas, le Portugal, le Danemark,
qui ont des échanges intenses avec cette économie dominante;
- les anciennes colonies de l’empire Ottoman : l’Albanie, la Bulgarie, la Grèce, la Roumanie,
et la Yougoslavie. Ces pays colonisés subissent les contraintes de l’occupant;
- les pays faisant partie d’empire : la Pologne, la Finlande, la Hongrie, la Norvège. Ils ne sont
pas totalement indépendants politiquement comme économiquement.
Conclusion
Les révolutions agricoles et industrielles se sont propagées dans toute l’Europe à partir de
l’Angleterre du XVIII ème siècle selon des processus de modernisation et de développement
différents en fonction de leur période de démarrage industriel et de l’ampleur de celui-ci.
Dans ce contexte Paul BAIROCH conclut que le développement économique des pays
d’Europe occidentale a fait l’objet plus de victoires que de déboires.
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