Be yourself ! Be classic L’Amérique de Philip Roth Les philosophes ont le plus grand besoin de lire des romans s’il est vrai que la forme romanesque est aujourd’hui la plus riche en legomena, en échantillons de ces manières communes de penser qui sont la matière première de la philosophie pratique. Vincent Descombes, Proust, philosophie du roman, Minuit, 1987, p. 18. Philip Roth et son double Philip Roth, né en 1933 à Newark (New Jersey, États-unis), est le romancier de la réalisation de soi, l’aventure moderne par excellence. Dans un style sarcastique et démystificateur, son œuvre traite de la construction laborieuse de l’identité personnelle tiraillée entre les pesanteurs de l’héritage juif familial, les mesquineries de la vie de couple, les appels d’une sexualité débridée, l’indépendance promise aux jeunes gens par la culture américaine, la puissance des rumeurs et des réputations. Philip Roth, s’est inventé des doubles romanesques, héros récurrents de ses fictions : le plus célèbre est Nathan Zuckerman, qui revient dans dix romans au total, célèbre écrivain juif se débattant entre les tracasseries de sa vie privée et les exigences de son œuvre. Dans la Trilogie américaine, Pastorale américaine (1997, prix Pulitzer), J’ai épousé un communiste (1998) et La Tache (2000), Nathan Zuckerman n’est plus le personnage principal du roman. Il tient le rôle du témoin-narrateur de ces terribles destins qui dessinent une grande fresque historique et morale des États-unis depuis la seconde guerre mondiale jusqu’à Bill Clinton. « Be yourself ! », c’est l’aventure américaine contemporaine, extraordinaire et dérisoire, qui produit des gens exceptionnels à force de banalité. Quête du Saint Graal pour monsieur tout-le-monde promise à tous puisque chacun est à lui-même son propre Graal. L’aventure d’une nation de pionniers dans un monde rétréci, où il n’y a plus de Far West à conquérir, comme si chacun pouvait espérer désormais trouver en lui-même sa propre frontière à dépasser. Une poursuite du bonheur qui, pour être gravée au frontispice du Bill of Rights, n’en comporte pas moins l’irritant vice de forme qui fait du poursuivant et du poursuivi une seule et même personne. L’individualisme est la condition de l’homme moderne, qui ne peut compter que sur lui-même pour s’assurer une place dans l’ordre du monde. Des penseurs comme Tocqueville1 ou Max Weber2 ont porté sur cet individualisme des appréciations contrastées, insistant sur les formidables espaces de liberté et de créativité qu’ouvrent à l’humanité l’épuisement des traditions et la contestation des inégalités, ou s’inquiétant au contraire de la fragilité d’un Alexis de Tocqueville (1805-1859), auteur de La Démocratie en Amérique (1835-1840), l’un des pionniers de la sociologie française. 2 Max Weber (1864-1920), célèbre sociologue allemand fondateur de l’individualisme méthodologique, spécialiste des religions. Auteur de L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme 1