L’EVOLUTION DU STATUT DE LA MIGRATION REUNIONNAISE EN METROPOLE 1) Les frontières communautaires des Réunionnais dans l’espace urbain L’étude diachronique de l’édification du « communautaire » chez les Réunionnais de métropole, révèle quatre moments importants dans la chronologie de l’histoire de cette migration. Des débuts 1de l’installation en métropole jusqu’aux années 50, nous assistons à la volonté de reproduire dans l’espace public, les structures élitistes du territoire d’origine. L’unique association de référence témoigne de cette visibilité composée exclusivement d’illustres personnalités de l’île appartenant au monde des Arts, aux plus hautes fonctions de l’université et de la médecine ou encore au sommet de la hiérarchie militaire. La finalité de cette association consiste à maintenir des liens entre les grandes familles réunionnaises créant ainsi un couloir migratoire réservé. Jusqu’aux années 50, l’association servit de relais d’accueil pour les étudiants réunionnais qui entamaient en métropole de brillantes études universitaires. En outre, les membres de l’association participaient régulièrement aux grandes soirées parisiennes, comme si le caractère particulier de la colonie réunionnaise, à savoir l’origine géographique des individus se devait d’être compensé par une représentation exclusivement composée de « personnalités d’exception. » De fait, cette « communauté » de l’entre-deux guerres se dessinait moins par la délimitation d’un territoire urbain qu’elle avait produit que par la valorisation d’un critère d’ethnicité où la mise en valeur de l’identité créole était associée à un critère distinctif au caractère mondain. Par la suite, l’arrivée massive des Réunionnais dans le contexte des années 60 modifie cette donne. La migration désormais institutionnalisée et encadrée par une société d’Etat, le Bumidom, concerne toutes les classes sociales et toutes les composantes de la population créole2. A l’époque, la politique d’assimilation conforte les Réunionnais de la nécessité de maintenir une présence invisible dans l’espace urbain, comme le gage d’une intégration réussie. L’un des premiers responsables du Bumidom déclarait en effet : « la dispersion géographique préconisée par le gouvernement et appliquée dans toute la mesure du possible par le Bumidom, interdit en pratique la formation de clans hostiles et favorise l’intégration du Créole au sein de la communauté nationale3. » Nous avons choisi comme repère chronologique, la création en 1910 de l’amicale des Réunionnais en France, première association réunionnaise implantée sur le territoire métropolitain. 2 La population réunionnaise est répartie en plusieurs groupes : les Métis kréols, issus du métissage d’ethnies d’origines diverses (africaine, européenne, asiatique…) qui forment la majorité de la population insulaire. -Les Kafres, les descendants d’esclaves originaires du Mozambique, de la Guinée ou du Sénégal. Les Kréols blancs, une population d’origine européenne divisée en deux sous-groupes : les gros Blancs, anciens propriétaires des plantations sucrières et les Yab, petits Blancs de condition modeste, installés sur les hauteurs de l’île. Les Malbars, des Tamouls recrutés au XIXe siècle sur la côte de malabar en Inde pour travailler dans les plantations sucrières. Les Z’arabs sont des Indiens musulmans originaires de la province de Gujérat. Ils se sont installés à la Réunion vers 1870 pour y développer des activités commerciales. Les Sinoi, des Chinois originaires du sud de la Chine (Guangdong) ont été engagés au XIXe siècle pour travailler dans les cultures agricoles. 3 W.BERTILE, A.LORRAINE, Une communauté invisible. 175000 Réunionnais en France métropolitaine, Paris, Kartala, 1996, p.32.. 1 1 Beaucoup de migrants de cette génération évoquent l’absence d’organisation collective d’une population qui pourtant investissait en masse4 le territoire métropolitain. L’esprit assimilationniste conduit à l’évitement des Réunionnais entre eux, d’où ce désintérêt pour les espaces associatifs. Très marginales à cette époque, chacune de ces unités tente néanmoins d’exister en offrant aux Réunionnais de la diaspora, la possibilité de se familiariser ou de perpétuer les éléments épars d’une culture réprimée, transformée en emblèmes. Dans les années 80, un certain élan communautaire est perceptible. Favorisé par le contexte politique qui reconnaît désormais la spécificité des originaires d’outre-mer et la possibilité d’exprimer leurs différences dans l’espace public, une organisation communautaire se met en place dans toute la diaspora : Regroupement associatif centralisé étendu à tout l’hexagone et décliné selon les spécificités régionales, création envisagée d’un espace de documentation rassemblant des ouvrages sur la culture réunionnaise constituent les premières actions ciblées par ce renouveau. Les Réunionnais expriment pour la première fois leur existence en métropole à partir du thème de l’esclavage. Celui-ci est en effet le point de départ de la réflexion et servira de trait d’union et de référence dans l’histoire de l’île mais aussi pour justifier la présence et la place des Réunionnais dans l’histoire de cette migration. Impulsée par les revendications des minorités étrangères, on assiste progressivement à l’émergence de nouvelles stratégies associatives dans un contexte favorisé par l’ouverture de nouveaux espaces politiques réservés. Le cas d’un pôle de regroupement important dans la région Rhône-Alpes5 illustre l’évolution des pratiques sociales de la collectivité réunionnaise. Ce ne sont plus exclusivement des contingences économiques associées à une présence invisible dans l’espace urbain qui animent la communauté résidente, mais bel et bien une organisation interne en réseaux, notamment associatifs, qui allie de manière complexe, à la fois de la stratégie et des pratiques de solidarité groupale. Les conduites observées expriment la tentative du groupe, de pénétrer à l’intérieur du fonctionnement global de la ville pour y affirmer sa présence et son rôle à jouer dans la fabrication de l’identité urbaine. De fait, l’on observe une dynamique culturelle plus affirmée qui interpelle à présent de nouveaux partenaires institutionnels. Des manifestations sont proposées régulièrement dans les activités de loisirs de la ville de Vaulx en Velin6. Des troupes de danses folkloriques et la venue régulière d’artistes du « pays » témoignent de cette visibilité. Au-delà de ces activités de divertissement, certaines associations ont investi des thématiques plus audacieuses comme la formation d’intervenants réunionnais à la connaissance de l’histoire de l’île et la transmission de la langue créole auprès des enfants de classes primaires de la région. A cette époque d’intense migration, son instigateur Michel Debré s’était fixé l’objectif de 8000 départs par an, cf. Michel DEBRE, Une politique pour la Réunion, Paris, Plon, 1974, p.44. 5 La région Rhône Alpes compte près de 12% de migrants réunionnais. Elle arrive en seconde position après la région Ile de France. L’absence de tradition d’implantation, pour expliquer le phénomène, nous invite à rechercher les raisons d’un tel « engouement » dans l’expansion économique de la région. Il semble en effet que le tourisme et l’industrie en Haute Savoie et en Isère, mais aussi les emplois administratifs, industriels et les professions libérales à Lyon, ont suscité l’intérêt des Réunionnais et provoqué leur installation. Le département du Rhône avec Lyon, regroupe près de la moitié des effectifs. Les migrants se sont installés dans les villes périphériques de l’agglomération lyonnaise. 6 Vaulx en Velin est désormais jumelée avec la ville réunionnaise du Port, favorisant ainsi les échanges entre les deux villes. 4 2 Enfin depuis les années 90, on assiste à des rencontres débats sur « la mobilité des Réunionnais en Métropole », organisées publiquement, où se réunissent les représentants de la sphère associative, des hommes politiques insulaires et quelques spécialistes du monde universitaire. La nouvelle capacité de rassemblement de la population réunionnaise locale s’insinue à présent de la manière suivante : elle cherche à mettre à profit son statut particulier (« français étrangers ») pour s’imposer auprès de la municipalité comme vecteur de transmission et d’apaisement intercommunautaire dans l’espace des banlieues. 2) De l’immigration comme objet à la problématique d’une identité complexe. Les analyses sociologiques sur l’immigration ont longtemps dénié à l’étranger, la possibilité d’être un acteur. La théorie marxiste a d’abord prévalu. Les immigrés avaient été contraints de s’expatrier et de louer leur force de travail, constituant ainsi un nouveau prolétariat. L’universalisme à la Française, reléguant en théorie les manifestations du particularisme à la sphère privée, a conduit la recherche vers des perspectives d’analyse assimilationniste. Les Réunionnais, devenus français au sens le plus étroit du terme, par la loi du 19 mars 1946, n’ont pas vraiment suscité l’intérêt des chercheurs. Deux raisons paraissent justifier une telle réserve : le modèle de l’intégration à la Française7, niant les différences à l’intérieur d’une politique visant à gommer les particularismes dans un souci d’uniformisation mais aussi la prise en compte et l’association d’autres indicateurs, de nature conjoncturelle et contextuelle. Dans les années 60, l’arrivée des Réunionnais coïncidait avec celle de populations étrangères. L’immigration en provenance des pays frontaliers commençait à ralentir tandis que s’accroissaient celles d’Afrique du Nord, d’Afrique Noire ou des départements d’Outremer. Ces indices ont façonné auprès de l’opinion publique l’idée d’une autre assimilation. Cette double ambiguïté a, semble-t-il, dérouté les interprétations politiques de l’intégration à la Française des minorités ethniques et les situations stigmatisantes qu’elles impliquaient. Ainsi, la dimension conflictuelle s’ajoute au critère économique mais la probabilité d’une réaction de la part de l’étranger n’est même pas envisagée. On ne lui accorde pas le droit de produire de l’identité. Cette ligne de conduite va s’affirmer jusqu’à la fin des années 70. Durant toute cette période, les analyses sociologiques sur l’immigration ne vont pas prendre en compte les identités extra professionnelles telles que l’appartenance culturelle et les critères ethniques. Les Réunionnais ont été intégrés dans cette interprétation de l’étranger considéré comme un tout homogène, sans reconnaître ses différences. L’institution en a même été complice. Les Réunionnais comme tous les originaires d’Outre-mer ont été assimilés aux travailleurs étrangers tant par les organismes officiels et patronaux 8 que par les organisations syndicales. Cf. D. SCHNAPPER, La France de l’intégration, Paris, Gallimard, 1990. Cet ouvrage a contribué à la diffusion d’une spécificité française en matière d’intégration des populations d’origine étrangère. 8 Rapport des Commissions du Vème plan 1971-1975 pour l’Emploi, Tome II. 7 3 La place qu’ils occupent dans le système de production, leurs relations avec la société d’accueil, rendent leur situation comparable à celle des immigrants étrangers. Si, aux premières heures de la migration, on observait un nombre relativement important de fonctionnaires9, cette population a été rapidement relayée par des ouvriers de l’industrie et du bâtiment. D’un niveau d’instruction souvent comparable à celui des travailleurs étrangers, ils bénéficiaient cependant d’une formation scolaire de type intégrationniste dans un contexte culturel univoque, médiatisant la Métropole à travers des valeurs linguistiques, historiques et idéologiques avec lesquelles les migrants étaient familiarisés avant même leur arrivée sur le sol métropolitain. De tels indicateurs peuvent apparaître comme des privilèges. Il n’en est rien. Les Réunionnais, peu qualifiés professionnellement, ont trouvé leur place, « comme les étrangers », aux postes les plus répétitifs, les plus éprouvants et les moins rémunérateurs. 10» Les migrants pionniers des années 60 ont pleinement adhéré au courant assimilationniste de l’époque, affichant à la moindre occasion, une volonté d’intégration économique et sociale et le désir d’être identifiés comme des citoyens français à part entière. La responsabilité des discriminations subies a longtemps été attribuée à des singularités individuelles ne remettant pas en cause la société française et ses institutions. En 1975, Isabelle Taboada Leonetti11, consacrant sa thèse de doctorat à la problématique migratoire des Réunionnais, évoquait déjà le caractère complexe de cette migration. Elle insistait surtout sur la dispersion et le refus de regroupement, sur la multiplicité des comportements individuels induisant une typologie des migrants selon des critères liés au phénotype. Elle soulignait la place particulière des Réunionnais dans le champ des migrations, entretenant avec la France, des relations à la fois privilégiées et critiques. Cette posture singulière nous incita à analyser cette dynamique du retour à l’origine12 qui caractérise aujourd’hui la diaspora. Le groupe qui s’est progressivement constitué revendique un droit à l’altérité en réponse aux stéréotypes du discours commun qui associe le plus souvent les Réunionnais à des étrangers. Sur ce terrain, le chercheur doit s’efforcer de comprendre la nature et les causes des revendications identitaires. A l’évidence, elles posent le constat d’une « question réunionnaise » non maîtrisée. Pourtant le traitement du phénomène réunionnais dans le champ de la sociologie des migrations et relayé dans l’espace public, n’est jamais abordé. Ce constat pourrait laisser supposer que cette migration ne pose pas « problème » et témoigne d’une intégration réussie 9 Précisons cependant que les premiers fonctionnaires originaires des D.O.M. ont occupé des emplois subalternes. Les archives de l’Assistance Publique révèlent notamment que la majorité des Domiens a été employée comme agent auxiliaire sous contrat. 10 Isabelle TABOADA-LEONETTI, « Le problème de l’identité chez les immigrants des départements d’outremer : l’exemple des Réunionnais » : Sociologie du Travail, juillet-septembre 1972, n°3, p.295. 11 Isabelle TABOADA-LEONETTI, De l’aliénation à la prise de conscience. Itinéraire de l’identité des migrants réunionnais en métropole, thèse de doctorat de 3e cycle, Paris, Sorbonne, 1975. 12 R. GAILLAND. Les trois âges de la migration réunionnaise. Thèse de doctorat de 3 e cycle, Paris, EHESS, novembre 2002, R. GAILLAND : La Réunion : anthropologie politique d’une migration, Paris, l’Harmattan, collection anthropologie critique, 2005. 4 Un tel paradoxe invite à interroger la tradition française en matière d’immigration13 et, à travers les fluctuations idéologiques de la sociologie, d’en déterminer les fondements et les caractéristiques à partir de l’exemple réunionnais. A notre avis, l’absence de travaux de recherche sur les Réunionnais tient avant tout à la place singulière qu’ils occupent dans l’espace social depuis 1910, celle d’une population insaisissable voulant échapper à la stigmatisation sociale de l’étranger en renonçant le plus souvent aux valeurs de sa propre culture. A l’époque, le groupe est défini comme une population amnésique, autant dans la représentation affirmée des composantes de la population locale que dans celle exportée dans l’espace public métropolitain. La composante exotique des origines n’est pas prise en compte dans un contexte et dans une époque où la réalité de l’immigration concerne majoritairement une population européenne. On ne trouve aucune étude les concernant jusqu’aux débuts des années 70 et la thèse de Hoareau14 consacrée aux Réunionnais de Paris. L’émergence des premiers travaux s’inscrit dans le renouveau d’un domaine de recherche autocentré jusqu’alors sur une conception assimilationniste. Aussi la nouvelle donne oriente-t’elle la recherche sur le terrain des revendications. On perçoit à présent l’étranger comme un travailleur ayant des droits. On renonce à le considérer uniquement comme un instrument de travail. Son appartenance à la classe ouvrière est désormais avérée. Progressivement l’analyse se déplace, investissant le champ des dysfonctionnements sociaux observés dans la sphère professionnelle et les conflits engendrés par l’immigration au sein de la classe ouvrière. Si les immigrés sont intégrés à l’économie nationale, ils ne sont pas perçus comme les acteurs de leur propre destinée. Les sociologues de l’époque n’ont pas contesté les discours politiques assimilationnistes. A leurs yeux, seule l’intégration par les revenus du travail symbolisait la réussite. Les travaux étaient majoritairement axés sur l’inadaptation de certaines populations étrangères, subissant de fait la discrimination. A l’identique, leur présence dans l’espace urbain relève d’un double constat : celui du rejet dans la périphérie des grandes cités mais aussi, à l’intérieur des lieux, de l’opposition entre Français d’origine et allogènes. Ce phénomène s’accompagne d’une sémantique globalisante15 à connotation péjorative, figeant leur existence dans une logique formatée qui exclut l’idée même du changement. Concernant l’habitat, les Réunionnais ont développé une attitude duale et des stratégies d’implantation multiples. A l’époque des grands départs des années 60, les entretiens ont révélé la répugnance des primo-arrivants à vivre dans les cités de transit, préférant consacrer une part importante de leur salaire à la location d’une chambre indépendante en centre ville. Ce n’est qu’à la décennie suivante que le regroupement familial contraint les Réunionnais à rejoindre les zones d’incertitudes urbaines où l étranger est stigmatisé et perçu comme un agent de désorganisation. Voir l’article de Catherine WiTHOL de WENDEN, sur la chronologie et l’évolution de l’enseignement de l’immigration à L’université. Le thème de l’immigration entre à l’université, Hommes & Migrations, septembre 1995, n°1190, p.6-15. 14 M.-J. HOAREAU, Les Réunionnais de Paris, thèse de 3e cycle, Paris, 1971. 15 En Référence aux travaux de Colette PETONNET, notamment On est tous dans le brouillard, Paris, Galilée, collection Ethnologie des banlieues, 1985. 13 5 En même temps, sur le plan théorique la recherche en sciences sociales restait marquée par l’idéologie de l’intégration à la Française, considérant que l’unité nationale se fonde et s’affirme par l’unité culturelle manifestée par l’emploi d’une même langue et la référence à une histoire commune. Dans un tel contexte, la problématique de la rencontre interculturelle ne mobilise pas l’attention des chercheurs, davantage préoccupés par la réflexion sur le droit à la citoyenneté. La fin des années 60 marque une première rupture. L’avènement des sociétés postindustrielles révèle des changements observables, entraînant à la fois une forte montée contestataire16 et un déplacement des priorités concernant le débat interculturel. La prise en compte des minorités ethniques, notamment sur le terrain des revendications linguistiques, remet en cause la théorie de l’homogénéité de la culture. La problématique de la différence intègre peu à peu le domaine des sciences sociales et soumet les chercheurs spécialisés dans l’analyse des mouvements sociaux à de nouvelles réflexions. Il faudra néanmoins attendre la fin des années 70 pour que ces spécialistes institutionnalisent ce nouveau paradigme qui renouvelait les recherches. Dès lors, les émigrés sont considérés comme les acteurs à part entière d’un nouveau mouvement social. En France, l’immigration cesse d’être perçue sur le mode de l’analyse économique. Elle s’intéresse désormais aux changements et aux modalités de socialisation réciproque au centre de la rencontre interculturelle. L’accent est mis sur le projet des migrants qui dépend à la fois des caractéristiques du pays d’origine et des rapports qu’ils entretiennent avec la société d’accueil. On s’intéresse également à l’analyse des parcours individuels à l’intérieur d’une même migration autant qu’à la spécificité de chaque vague migratoire. On établit des distinctions entre migration provisoire et permanente, volontaire ou imposée, élargissant ainsi les champs d’investigation de la recherche. Enfin, le terme générique d’«immigrés » cède la place à une terminologie enrichie où les groupes sociaux sont clairement identifiés. L’identité ethnique occupe désormais le champ des rapports sociaux. Dès lors, la problématique de l’étranger comme acteur social s’intensifie. Elle implique l’analyse de ses rapports avec la citoyenneté, la culture du pays d’accueil mais aussi les liens conservés avec la culture d’origine. Selon les cas et le degré d’ancienneté des migrations, on observe une dynamique structurelle jusqu’alors ignorée, soulignant la continuité des stratégies générationnelles à l’intérieur des projets familiaux. Ces investigations ont révélé les lacunes de la recherche sur les migrations, longtemps prisonnière d’un discours réducteur stigmatisant l’étranger dans un rapport de domination et d’exploitation. Une telle démarche inscrite dans l’idéologie dominante a occulté d’autres approches notamment celles développées par certains chercheurs étrangers17. La décennie suivante confirme le tournant abordé à la fin des années 70. La problématique de l’immigration dans les sciences sociales s’organise désormais autour d’une multitude de concepts. Les premières années, marquées par la fin de l’ère industrielle et associées à une forte croissance, se sont déroulées dans un climat de confiance et de tolérance propice à l’affirmation identitaire et à la visibilité de certaines En référence aux évènements de 1968, mentionnons l’ouvrage d’Edgar MORIN, Claude LEFORT et Jean COUDRAY, La brèche, Premières réflexions sur les évènements, Paris, Fayard, 1968. 17 Mentionnons notamment les travaux de Georg SIMMEL(1979) « Digressions sur l’étranger » in l’école de Chicago, Paris, Aubier, 1998, p.53-59, mais aussi Norbert ELIAS (1965), Logiques de l’exclusion, Avant-propos de Michel WIEVIORKA, Paris, Fayard, 1997 16 6 minorités étrangères (algérienne, turque, africaine, etc..) pleinement insérées dans le tissu économique. De fait, les immigrés cristallisent de nouveaux enjeux notamment sur le plan politique18. Pour les originaires des D.O.M., le rapport Lucas19 atteste de cette volonté politique nouvelle. Pour la première fois, les leaders décident de proscrire de leurs discours, toute référence à la notion d’assimilation. Le changement est d’importance car il fait suite à une période où la simple évocation d’une spécificité réunionnaise ou antillaise, avait valeur d’interdit politique car contraire au mot d’ordre assimilationniste. Les Réunionnais profitent de cette période d’ouverture qui accueille favorablement toutes les demandes, y compris celles qui s’expriment sur le mode du conflit, pour faire état de leur situation particulière. Souvent rejetés dans leur rapport à la quotidienneté, refoulés dans les banlieues ouvrières, ils aspirent désormais à des revendications plus collectives. Peu à peu, des pratiques sociales, culturelles et communautaires sont apparues comme une nécessité. En même temps, cette volonté de visibilité identitaire s’accompagne d’une inversion des priorités. Le mythe du retour a remplacé celui du départ. Cette anthropologie de l’amertume a déclenché chez les Réunionnais, la réflexion sur leur propre histoire migratoire. Plus profondément, ce sont les différences produites dans la rencontre avec la société métropolitaine, résultant du travail des Réunionnais sur eux-mêmes qui leur ont permis d’appréhender leurs spécificités identitaires. Le concept d’ethnicité appliqué à la réalité réunionnaise correspond à l’émergence d’une deuxième génération. En outre, il répond à l’exigence de s’approprier un passé, face à l’expérience vécue du rejet social, et de construire une identité culturelle en réponse cette discrimination20 . La seconde moitié des années 80 infléchit quelque peu cette dynamique de reconnaissance identitaire des différences culturelles. Les difficultés économiques renaissantes ont conduit à l’exclusion d’une partie de la population et à la précarisation de nombreux salariés. Une méfiance à l’égard des minorités ethniques et une tendance au repli communautaire se sont ainsi développées. A présent, les spécialistes de l’immigration s’interrogent sur l’utilisation abusive des concepts21 relatifs à la situation d’« immigré ». Cette démarche de récupération à visée subjective, observée tant dans la sphère politique que dans celle du discours commun, a un impact considérable auprès des acteurs de la quotidienneté. Elle enferme à nouveau Cf. H. MAHNING, « la question de l’ « intégration » ou comment les immigrés deviennent un enjeu politique » : Sociétés Contemporaines, 1999, n°33/34, p.15-38. 19 Rapport du groupe de travail pour l’insertion des Ressortissants d’outre-mer en Métropole, présidé par Michel LUCAS, chef de l’inspection générale des Affaires Sociales. Rapport remis au Secrétaire d’Etat chargé des départements et territoires d’outremer, 16 mai 1983, 207p. 20 Les Réunionnais déplorent que leurs compatriotes qui ont « réussi » ne se désignent pas comme des Français originaires de la Réunion. Cette non reconnaissance de la « bilatéralité des origines » ajoute à la stigmatisation. On peut citer l’exemple de Raymond Barre qui ne fait pas référence à ses origines réunionnaises et qui a toujours été absent du débat sur le multiculturalisme. 21 A titre d’exemple, on peut citer les articles suivants : J. BAROU, « Les paradoxes de l’intégration. De l’infortune des mots à la vertu des concepts. » : Ethnologie française, 1993/2, tome 23, p.169-176. H. BERTHELEU, « De l’unité républicaine à la fragmentation multiculturelle : le débat français en matière d’intégration. » : L’Homme et la Société, 1997/3, n°123-124 : p.27-38. F. GASPARD, « Assimilation, Insertion, Intégration : Les mots pour devenir français » : Hommes & Migrations, 1992, n°1154, p.14-23 ; S. BEAUD et G. NOIRIEL, « penser l’intégration des immigrés » : Hommes & Migrations, 1990, n°1133, p.43-53. Ajoutons l’article éditorial de M.C. BLANC-CHALEART qui propose une analyse de l’histoire de l’immigration au travers de références bibliographiques transdisciplinaires. M.C ; BLANCCHALEART, « Des logiques nationales aux logiques ethniques ? » : Le Mouvement Social, juillet-septembre 1999, n°188, p.3-16. 18 7 les populations étrangères dans une logique discriminatoire alors même qu’une meilleure connaissance de la diversité des situations était censée améliorer les relations entre les individus. 3) Une identité multiple. L’Etat des lieux de la diaspora réunionnaise emprunte aujourd’hui plusieurs directions. Il y a tout d’abord une population22 « sédentaire », durablement installée. Insérés socialement et professionnellement, les acteurs se satisfont d’un retour épisodique sur l’île à l’occasion de courtes vacances. Selon les cas, ils investissent les espaces associatifs pour maintenir un lien culturel avec la société d’origine. Un autre courant caractérise les migrants les plus récents, arrivés au cours des années 90. Ces derniers, influencés par la globalisation économique et l’internationalisation des modèles culturels qui réduisent les frontières séparant les identités nationales, participent à ces nouvelles formes de diaspora23 , autoproduites par les acteurs euxmêmes sur la base d’un constat de domination voire d’exclusion. Ces jeunes Réunionnais marqués par leur phénotype ne se réfèrent pas précisément à leurs origines. Soit individuellement, soit insérés dans un groupe, ils se réclament comme participant d’un mouvement plus vaste qui dépasse les limites du territoire national et entend affirmer positivement une identité culturelle, par ailleurs fortement dévalorisée. Ces jeunes qui partagent des conditions socio-économiques difficiles, sont souvent les victimes d’attitudes discriminatoires24 notamment dans leur recherche d’emploi et de logement. Ils préfèrent s’auto-désigner comme « black » plutôt que de valoriser la spécificité de leurs origines. L’exemple réunionnais permet de resituer le concept identitaire dans sa dimension plurielle25. Vecteur privilégié dans la rencontre interculturelle, le recours à l’identité suggère de questionner et de restituer les apparentes contradictions observées dans cette communauté, en y donnant du « sens ». Pour certains, le groupe fonde sa volonté de retour aux origines à travers l’espace associatif. Les associations se sont multipliées depuis une vingtaine d’années. Elles témoignent du désir de valoriser l’identité culturelle hors de la sphère privée. D’autres préfèrent afficher leur « neutralité » et un éloignement de la culture d’origine, soit en adhérant à l’esprit assimilationniste, soit en fonction de leur phénotype Il s’agit généralement des migrants les plus anciens, depuis les primo-arrivants jusqu’à ceux arrivés au cours des années 80. 23 M. WIEVIORKA( sous la dir.).Une société fragmentée ? Le multiculturalisme en débat ? Paris, la découverte, 19961997, p.273. Sur cette logique particulière de la diaspora, mentionnons les travaux de Paul GILROY. The Black Atlantic : Modernity and Double Consciousness, Verso, Londres, 1993. 24 L’étude menée en collaboration avec Lucette Labache, sur l’insertion des jeunes Domiens, confirme une intégration sociale et professionnelle problématique. L. LABACHE, R. GAILLAND, « Les problématiques d’insertions sociales, professionnelles et identitaires des jeunes originaires des départements d’Outremer. Primo arrivants et deuxième génération. Rapport remis à la direction générale de l’ANT et la DIV( Direction interministérielle de la ville ), janvier 2001, 158p. 25 Voir à ce sujet, M. GIRAUD. Mythes et stratégies de la « double identité ». L’Homme et la société, La mode des Identités, n°83, 1987/1,p.59-67. 22 8 d’affirmer leur appartenance à la communauté jugée la plus conforme à leurs aspirations26. On le voit, l’expression identitaire relève d’une démarche stratégique, impulsée par la rencontre, l’apport et les réajustements des groupes entre eux. Dans un tel contexte, la part du symbolique reste prépondérante. C’est elle qui unifie les individus et les invite à la représentation de l’unité collective qu’ils projettent ensuite dans l’espace public. BIBLIOGRAPHIE -BAROU, J., « les paradoxes de l’intégration. 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A titre d’exemple, on peut citer dans la région lyonnaise, l’Association des résidents chinois d’outre-mer à Lyon et en région Rhône-Alpes, qui regroupe des communautés d’origines diverses dont les Chinois de la Réunion. 9 -GAILLAND, R., La Réunion : Anthropologie politique d’une migration, Paris, l’Harmattan, collection anthropologie critique, 2005. -GASPARD, F., « Assimilation, Insertion, Intégration : les mots pour devenir français, Hommes & Migrations, 1992, 1154 : 14-23. 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