Samir Amin, Un homme dans le siècle. Hakim Ben Hammouda. Qui de nos lecteurs n’a pas entendu parler un jour de Samir Amin le penseur d’origine égyptienne? Qui est l’étudiant d’économie qui n’a pas croisé Samir Amin dans son cursus scolaire et qui n’a pas été amené à lire les théories de l’économie mondiale pour préparer ses examens ou ses recherches sur la globalisation et la marginalisation du Tiers-Monde ? Samir Amin a été probablement le seul économiste connu du Tiers-Monde et étudié dans les universités du monde entier jusqu’à ce qu’on nous annonce il y a quelques années l’octroi du prix Nobel à l’économiste indien Amyrta Sen. Depuis le début des années 60 du siècle dernier Samir Amin a rompu l’univers fermé de la pensée économique qui était jusque-là une discipline totalement opaque et close à la marge du monde. Il a illustré depuis cette date avec brio, une rare intelligence et une verve critique, la voix du Sud. Il a ainsi dénoncé les rouages de l’économie mondiale qui sont au cœur de la marginalisation de la périphérie, comme on le disait à l’époque, et a contribué à la réflexion sur un autre monde plus solidaire bien avant que les altermondialistes ne soient à la mode. Des générations entières d’étudiants, de chercheurs, d’universitaires et d’intellectuels de Dakar à Jakarta, du Caire à Sao Paolo et de Paris à Pékin ont été formées à la lecture des œuvres majeures de Samir Amin. De ses idées et de ses théories sur l’économie mondiale, le développement, l’évolution politique du Tiers-Monde jusqu’à l’analyse de l’islamisme et du néo-libéralisme on a tout connu sur les bouts de doigts. Cette connaissance a été complétée par la publication il y a quelques années de son ouvrage majeur « Parcours Intellectuel » dans lequel il a retracé l’évolution de son cheminement intellectuel et philosophique. Mais, derrière l’économiste et le grand penseur dont les idées ont marqué le monde, il y a l’homme dont on connait peu tellement il a refusé à s’adonner aux pratiques du Star system et a fait le choix de mener depuis toujours une vie simple et totalement consacrée aux idées et à la pensée. Or ce manque est finalement comblé avec la publication des « Mes mémoires » dernier livre de Samir Amin dans lequel il raconte avec beaucoup de retenu ses souvenirs. Ce livre nous ouvre une porte jusque-là fermée et nous raconte avec détails, beaucoup d’humour et de sensibilité le parcours personnel de cet enfant de la bourgeoisie copte du Caire. Ce livre lève le voile sur le parcours exceptionnel de ce gamin qui aurait pu mener une vie « normale » loin des soubresauts de la vie politique et qui a décidé d’inscrire son parcours dès son jeune âge dans l’histoire de l’engagement politique communiste et du militantisme arabe, africain et international. Ce livre retrace cette vie exceptionnelle et cet engagement sans retenue qui ont mené le jeune égyptien à travers le monde et qui ont lié de manière étroite son histoire personnelle à celle de l’histoire des idées et de la lutte pour un autre monde. Certes, il nous sera difficile de retracer dans ce compte-rendu la richesse de cette vie et de l’engagement de Samir. Mais, ses mémoires nous permettent de faire ressortir trois grandes périodes dans ce parcours. La première est celle des années de jeunesse qui va de la naissance jusqu’à son départ pour Paris à l’âge de 16 ans. Cette période est décrite avec beaucoup de tendresse et d’affection pour cet univers familial cosmopolite ouvert sur la condition sociale et politique de l’Egypte et du monde. On comprend alors la place jouée par son père lors de leurs longues discussions qui ont forgé la formation de la conscience politique de l’adolescent. Les années lyçée passées par la famille entre la petite ville de Port Saïd où le père exerçait la profession de médecin et la grande métropole cairote où la famille se rendait régulièrement ont été essentielles dans l’engagement politique communiste de Samir Amin. Mais, de cette période, l’auteur garde aussi le souvenir de ses week-ends passés en famille avec son père, sa mère, sa sœur et surtout sa grand-mère qui a eu une grande influence sur notre adolescent. La seconde période concerne les années de formation passées par Samir Amin à Paris où il a fréquenté les grandes écoles et les universités françaises. Une période qui lui a permis entre 1947 et 1957 de construire son système de pensée et de finir sa thèse de doctorat sur l’accumulation à l’échelle mondiale qui a été dirigée par le grand professeur français François Perroux. Cette thèse a été reçue avec beaucoup d’éloges de la part d’un système académique français qui n’était pas pourtant connu pour son indulgence envers les travaux d’inspiration marxiste et elle sera à l’origine du développement d’un courant majeur d’analyse de l’économie à l’échelle mondiale qui a permis de comprendre les raisons structurelles de la marginalisation de la périphérie. Mais, ces années de formation ont été également des années riches en militantisme et en engagement politique. Ainsi, Samir Amin a-t-il été de toutes les batailles en faveur de l’indépendance des pays du Tiers-Monde et a connu dans ce cadre la plupart des dirigeants des mouvements nationalistes dont une partie sera portée à la tête de leurs pays aux moments des indépendances. Enfin, la troisième période est celle du monde professionnel qui conduira Samir du Caire à Dakar en passant par Bamako, Paris et bien d’autres destinations. Cette période a été probablement l’âge d’or de ce parcours exceptionnel et a allié engagement politique et recherche académique. A cette époque et particulièrement au moment où il a été directeur de l’IDEP à Dakar, Samir Amin a contribué à la formation d’une des pensées les plus novatrices en économie politique qui a fait sa réputation à l’échelle mondiale. Une réputation qui a emmené les grands ténors de la pensée mondiale de l’époque dont l’ancien Président du Brésil F. Cardoso à faire le déplacement de Dakar pour discuter avec lui et construire les réseaux intellectuels de la pensée du Sud allant de l’Amérique latine à l’Asie et du monde arabe à l’Afrique. « Mes mémoires » retrace avec beaucoup de sensibilité, de tendresse et d’humour le parcours exceptionnel d’un homme du siècle. Plusieurs personnes ont croisé le parcours de Samir. Certaines connues d’autres beaucoup moins. Mais, une personne a été toujours été présente et fidèle à Samir. C’est Isabelle sa compagne. « Ses mémoires » sont aussi un hommage à sa fidélité et à son amour pour Samir ! Hakim Ben Hammouda.