Rapport du touriste à l’espace dans la littérature de voyage de Pierre Loti Prep. univ. Mirela-Sanda SALVAN Universitatea Politehnică Bucureşti Il y a trois dimensions qui marquent la vie du voyageur/touriste: le rapport à soi, le rapport aux autres et le rapport à l’espace. C’est ce dernier qu’on se propose d’analyser dans cet ouvrage, en nous appuyant sur des exemples tirés de la littérature de voyage de Pierre Loti. L’espace de notre vie est un espace hétérogène, dont la variété nous échappe parfois (espace social/espace privé, espace sacré/espace profane, espace culturel/espace utile, etc.). C’est un aspect qui devient évident pour celui qui voyage et qui, par conséquent, entre en contact avec une multitude de lieux. Chaque pays a un imaginaire spécifique de l’espace. Cette différence des perceptions a été très bien marquée par Loti, qui est entré en contact avec beaucoup de pays (Chine, Japon, Maroc, Islande, Turquie, Indes, etc.) Une dimension essentielle qui définit la vie du touriste est la relation qu’il établit à l’espace ou plutôt aux espaces qu’il traverse. Gaston Bachelard souligne que nous ne vivons pas dans un espace homogène et vide, mais, au contraire, dans “un espace qui est tout chargé de qualités”1. L’espace de notre vie est un espace hétérogène. “Nous vivons à l’intérieur d’un ensemble de relations qui définissent des emplacements irréductibles les uns aux autres et absolument non superposables”2. Notre vie même est commandée par une série de couples antithétiques démarquant l’espace : espace de la famille/espace social, espace culturel/espace utile, espace sacré/espace profane, etc. Le passage d’un type d’espace à un autre n’est pas toujours conscientisé. Mais ces délimitations existent, bien qu’elles ne soient pas toujours reconnues comme telles. Une situation spéciale qui favorise l’identification de ces différences c’est le voyage, le déplacement dans l’espace. En voyageant, on entre en contact avec beaucoup de lieux, plus ou moins différents (ça dépend, bien sûr, des particularités de chaque voyage, de la distance qu’on parcourt, de l’éloignement du point de départ, des buts du voyage, etc.), qu’on compare et dont on saisit la différence. Le “non-lieu” : le navire et la tente Il y a un certain type de lieu au contact duquel aucun voyageur ne peut s’échapper– celui que Marc Augé appelle “non-lieu”. Dans cette catégorie il encadre “les aériennes, ferroviaires, autoroutières et les habitacles mobiles dits « moyens de transport » (avions, trains, cars), les aéroports, les gares et les stations aérospatiales, les grandes chaînes hôtelières, les parcs de loisir et les grandes surfaces de la distribution”3. Marc Augé définit le non-lieu en opposition avec le lieu : 1 Bachelard, Gaston, in Foucault, Michel, Dits et écrits, Paris, Gallimard, vol. IV, p.754. Idem 3 Augé, Marc, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Editions du Seuil, 1992, p.101 2 “Si un lieu peut se définir comme identitaire, relationnel et historique, un espace qui ne peut se définir ni comme identitaire, ni comme relationnel, ni comme historique définira un non-lieu”4. Officier de marine, Loti a été obligé de passer, bon gré, mal gré, beaucoup de temps au bord des bateaux ou des navires. Le bateau est un morceau flottant d’espace, un lieu sans lieu, qui vit par lui-même, qui est fermé sur soi et qui est livré en même temps à l’infinité de la mer. Commen’importe quel autre non-lieu, c’est un espace dont on utilise les services pour arriver quelque part. Cela n’est pas toujours valable pour ceux qui travaillent dans la marine, car ils ont le temps de s’attacher à leurs navires, qui parfois se transforment en véritables maisons. Et ces maisons peuvent former même des … villes ; comme il arrive, par exemple, en Chine, à l’opération de 1900 à laquelle Loti participe, où les pavillons de guerre et les escadres des sept nations forment, dans le port de Takou, un véritable habitat urbain. Comment peut-on se sentir dans une pareille ville mobile dont l’aspect peut changer d’un moment à l’autre et dont le trait principal est l’instabilité? C’est une véritable Babel où on perd tout repère! Mais le voyageur doit s’habituer à cette situation. “Le désir que l’on a d’un gîte”5 le guette à chaque moment, surtout s’il se trouve dans une situation dangereuse, comme celle de Loti en Chine – guerre, attaques imprévues, instabilité. Du bateau, il se voit obligé de passer à d’autres types de “résidences”, de plus en plus exposées à l’imprévu, au danger. Il doit, par exemple, passer trois jours dans une jonque, menant une “existence de lacustre” dans un espace très étroit, qu’il doit partager avec d’autres personnes : “Et à présent, il va falloir, pour trois jours au moins, s’arranger une existence de lacustre dans le sarcophage qui est la chambre de l’étrange bateau, sous le toit de natte qui laisse voir le ciel par mille trous et qui, cette nuit, laissera la gelée blanche engourdir notre sommeil. Mais c’est si petite, si petite cette chambre où je dois habiter, manger, dormir, en promiscuité complète avec mes compagnons”6. Cette promiscuité de la jonque semble rappeler l’atmophère des wagons-lits de Huysmans : agglomération, odeurs diverses, obligation de supporter l’agression tacite de l’autre. Loti lui-même va faire quelques références à cet ouvrage de Huysmans, mais dans un autre contexte. Au Maroc, au beau milieu du désert, dans la solitude de sa tente où il respire l’air parfumé des fleurs, il trouve, comme par hasard, une revue où il lit quelques fragments du Sleeping-car. Quelles que soient les conditions, on finit presque toujours par s’y habituer. Si, au début, il trouve que la jonque est horrible et inhabitable, ce “sarcophage” prend, petit à petit, par le soin de quelques Chinois, un “air de recherche” qui, bien que barbare et drôle, le rend tout à fait acceptable. En plus, la vie dans ces conditions peut avoir même des avantages, étant, d’une certaine façon, l’équivalent d’une thérapie : ”C’est étonnant, du reste, combien on s’habituerait vite à cette existence complètement simplifiée de la jonque, existence de saine fatigue, d’appétit dévorant et de lourd sommeil”7. Le voyageur doit donc s’habituer à ce désavantage que constitue le manque d’un logis ; il sera compensé presque toujours par un tas d’autres avantages qui viennent diminuer cet inconvénient. Des surprises très agréables peuvent parfois apparaître, comme il arrive à Loti en Chine. Ici, il aura le plaisir d’avoir un “gîte d’étape” tout à fait confortable, aménagé dans les annexes d’un vieux palais chinois. Cette fois, la froideur et le manque de personnalité spécifiques aux non-lieux seront remplacés par un endroit chargé d’histoire, encombré de bibelots, de soies et de boiseries mystérieuses. Un autre espace qui peut être encadré dans la catégorie “non-lieu” est la tente. Elle va servir de maison à Loti pendant son déplacement au Maroc. On a vu qu’à Takou, les navires et les bateaux formaient une véritable ville mobile. La même chose arrive au Maroc, avec la seule différence qu’ici la ville est composée de tentes. Il s’agit de quinze tentes qui abritent la légation de France, 4 Idem, p.100. Loti, Pierre, Les derniers jours de Pékin, Paris, Calmann-Lévy, s.a., p.42. 6 Ibidem, p.57 7 Ibidem, p.67 5 ayant à sa tête le ministre de France à Tanger. Cette petite ville formée de tentes est arrangée, à chaque arrêt, exactement de la même manière, avec la patience caractéristique aux Arabes. Ainsi, les Français jouissent-ils d’une stabilité tout à fait réconfortante : “Toujours pareille, notre petite ville, toujours disposée de la même manière, comme si elle se transportait d’une seule pièce, sur des roulettes. Et, dès l’arrivée, chacun de nous, sans hésiter, se rend tout droit dans sa maison, qui, par rapport aux autres, n’a pas changé de place ; il y retrouve son lit, son bagage, et, par terre, sur un premier tapis d’herbe et de fleurs, son tapis marocain, étendu”8. Rien, dans cette situation, qui rappelle l’inconfort, on voyage dans des conditions irréprochables, n’ayant à s’occuper de rien, jouissant de la nature, du grand air, de l’immensité. L’inconfortable jonque cède cette fois la place à un luxe inespéré : chaque membre de la légation bénéficie d’une tente qui lui appartient entièrement, et qui est arrangée avec méticulosité. Il ne faut pas négliger, dans ce contexte, l’apport considérable du sultan, sous la protection duquel voyage la légation française. Comment se présente donc la tente de l’un des protégés du sultan? Loti en fait une description détaillée: “Mon lit, très léger, est confortablement posé sur mes deux cantines, qui l’éloignent autant qu’il faut du sol, des grillons et des fourmis […]. Au-dessus de ma tête, mon toit a, naturellement, forme de parapluie […]. Tout autour, comme une de ces draperies retombantes qui servent à fermer les cirques ou les chevaux-en-bois, est accroché un tarabieh, c’est-à-dire une sorte de petit mur circulaire en toile blanche garni des mêmes rubans bleus, des mêmes trèfles rouges et maintenu par des pieux fichés de terre. C’est le modèle uniforme de toutes les tentes de maître de chef, usitées au Maroc”9. Il est inutile de compléter que si le sultan lui-même doit voyager, le luxe agrandit ; il suffit de dire qu’il est besoin de soixante hommes seulement pour transporter la tente dans laquelle il va habiter … tout seul, bien sûr. On a pu donc voir que le type d’espace qui sert de logement à Loti diffère d’un pays à l’autre, en fonction des particularités de chaque voyage. Il faut mentionner qu’une fois arrivé à la destination, Loti évite toujours de rester au milieu du groupe avec lequel il voyage, préférant de se mêler aux autochtones. Ainsi, au Japon, il loue une maison meublée à la japonaise, qu’il va partager avec Madame Chrysanthème. Au Maroc, il réussit l’impossible : habiter seul, en pleine cité sainte, dans une chambre louée (ce qui n’était toléré par les autorités que très rarement). Particularités spatiales des pays visités La Chine, le Japon et le Maroc sont les trois pays dont on se propose d’analyser quelques traits définitoires portant sur la spatialité. Il est incontestable que dans chaque culture il y a un imaginaire de l’espace, transmis d’une génération à l’autre. La Chine, par exemple, est l’endroit des longues étendues occupées par les morts et des murs infranchissables qui entourent les édifices. L’organisation de l’espace est très rigoureuse dans ce pays. Elle reflète, en fait, l’ordre et la rigueur spécifiques aux Chinois; ici, tout est bien calculé, “d’après un plan unique, avec une régularité et une ampleur qu’on ne retrouve dans aucune de nos capitales d’Europe”110. Il y a partout des murs et des palissades qui entourent et qui défendent les édifices. Ces murs semblent inutiles pour un Européen, il n’arriverait jamais à comprendre leur fonction : “… tant de murs, plus effroyables, mille fois que ceux de toutes nos prisons d’Occident11. Ces murs ont en tout premier lieu la fonction d’isoler et de défendre certaines constructions (parfois très fragiles, construites en verre) des yeux des curieux ou des menaces extérieures. Les dimensions de ces murailles varient en fonction de l’édifice qu’elles abritent. Par exemple, à Pékin, le Temple du Ciel, 8 Loti, Pierre, Au Maroc, Paris, Calmann-Lévy, 1925, p.34. Idem, p.18-19 10 Loti, Pierre, Les derniers jours de Pékin, p.297 11 Idem, p.167-168 9 un lieu isolé et dont l’accès était limité à un nombre réduit de personnes, est entouré de six kilomètres de murailles. Un autre aspect important concernant l’organisation de l’espace en Chine est lié au culte des morts. Ceux-ci représentent dans l’esprit chinois une menace permanente, c’est pourquoi il faut leur rendre honneur tout le temps, pour ne pas les fâcher. Les coutumes funéraires chinoises sont très étonnantes pour nous, Européens : on garde les morts à la maison durant des mois, on leur apporte chaque jour des repas et des cadeaux, on leur brûle des cires, on leur fait de la musique. Quand tout cela est fini et qu’on considère que le mort peut être enterré, on lui réserve beaucoup d’espace, dont on considère qu’il a besoin. C’est pourquoi des plaines et des collines entières sont transformées en cimetières : “Quant à tous ces boccages de cèdres, de pins et de thuyas, ce ne sont que de parcs funéraires, murés de doubles ou de triples murs, chaque parc le plus souvent consacré à un seul mort qui retranche ainsi aux vivants une place énorme”12. Les Chinois vivent une perpétuelle peur de ne pas offenser leurs morts, ce qui détermine Loti à considérer la Chine “un pays où quelques centaines de millions de Chinois vivants sont dominés et terrorisés par quelques milliards de Chinois morts”13. Passons maintenant au Maroc, territoire bien délimité et ayant des démarcations très nettes qu’il faut respecter et qu’on ne peut franchir sans approbation. Bien que l’espace marocain puisse être considéré chaotique par un Européen, à cause des frontières qui ne sont pas marquées, celles-ci sont très bien connues et respectées par les autochtones. Mais ce qui est le plus déroutant au Maroc c’est le manque des routes en dehors des villes. Il y a seulement des sentiers de chèvres formées à la suite du passage des caravanes. Loti doit vivre cette expérience pour reconnaître que le monde civilisé a quand même ses avantages. “Il faut avoir vécu quelque temps au Maroc où la marche est partout pénible ou impossible pour comprendre la séduction d’une route, l’envie qui nous prend de faire là une bonne course à pied”14. Mais cet inconvénient est compensé par le bonheur de bouger dans un espace illimité qui suggère l’idée de liberté, l’absence des limites et des interdictions : “J’ai déjà connu cette sorte de bien-être, de soulagement particulier dans les pays où l’espace ne coûte rien et n’est à personne : dans ces pays-là, il semble aussi que les horizons s’élargissent démesurément, que le champ de la vue soit très agrandi, que les étendues ne finissent plus ”15. Mais cette générosité spatiale finit une fois entré dans les villes marocaines où les maisons sont très rapprochées les unes des autres, ne laissant pas la distance nécessaire à deux châmeaux qui passent en même temps : “Souvent il faut se plier en deux, sous des voûtes si basses que l’on risque de s’y rompre la tête. A chaque instant il faut s’arrêter, se garer dans une porte ou reculer jusqu’à un tournant, pour laisser passer d’autres mules chargées”16. Les horizons infinis se transforment ici en endroits suffoquants où l’apparition des autres est une menace, une agression. Les maisons sont agglomérées et cachées, isolées du monde par beaucoup de portes; pas de fenêtres, pas d’ouvertures, seulement des terrasses où, à une heure précise de la journée, de mystérieuses femmes entièrement couvertes font leur apparition. Mais ces terrasses sont une sorte de prison pour ces femmes qui n’ont pas la permission de sortir. Loti réussit à les voir, grâce à sa situation spéciale : il habite, malgré les lois du pays qui sont très restrictives, un quartier marocain qui lui permet d’entrer en contact direct avec ce monde si fermé, si peu ouvert à la communication. En ce qui concerne le Japon, c’est l’organisation spécifique de l’habitation qui a attiré notre attention. La maison que Loti habite avec Chrysanthème est une maison japonaise des plus communes. Les murs en papier, donnant au propriétaire la possibilité de changer l’aspect de sa maison à tout moment, en constituent l’élément caractéristique: “La maison est bien telle que je l’avais entrevue dans mes projets de Japon avant l’arrivée […] : elle est toute en panneaux de papier 12 Ibidem, 439 Ibidem, 439 14 Loti, Pierre, Au Maroc, p.103 15 Ibidem, p.25 16 Ibidem, p.158 13 et se démonte quand on veut comme un jeu d’enfant”17. Cette maison est quelque chose de tout à fait inhabituel pour un Européen, mais Loti en est très content et il sera heureux dans cet espace qui lui donne l’impression de participer à un jeu. D’ailleurs, ici, au Japon, tout ce qu’il fait semble un jeu : la maison est un jouet, sa femme semble être une poupée, etc. L’élément caractéristique des maisons japonaises sont ces murs en papier, composés de châssis à coulisses, pouvant se retirer les unes dans les autres, ou même disparaître. Cette architecture fragile se trouve exactement à l’opposé des murs en pierre de nos maisons. Cet aspect a attiré l’attention de beaucoup de chercheurs. On a constaté que dans la culture spatiale japonaise, à l’époque Héian (794-1192), l’espace de la maison n’était pas au départ affecté de manière permanente à une fonction, c’est pourquoi on y dressait le mobilier à la commande, selon les nécessités. Cet aspect est devenu à la longue une caractéristique de l’architecture japonaise. La séparation des pièces, dans les maisons japonaises, est faite souvent par “une mince palissade en bois, voire un simple rideau, en tissu ou en papier. C’est-à-dire qu’il ne s’agit pas toujours de séparer totalement ou d’interdire l’accès, mais parfois seulement d’empêcher la vue, l’ouïe, les courants d’air et les senteurs qu’ils transportent”18. La volonté de ne pas séparer est évidente dans l’architecture japonaise. Il en découle une certaine “porosité de l’espace” dans ces demeures où il n’y a pas “une barrière très efficace, ni concrète à l’intrusion entre un espace et un autre, mais davantage une barrière symbolique” 19. Elle ne fonctionne qu’autant que chacun le souhaite parce qu’elle constitue un signe compris de tous. C’est dans un pareil espace, fragmenté par des cloisons coulissantes, que Loti vit ou plutôt “joue” à la vie au Japon. La “reconstruction” de la maison est pour lui un véritable plaisir toutes les fois que l’occasion se présente. Lorsque son frère Yves vient passer la nuit chez lui et Chrysanthème, il est très enchanté de lui aménager la chambre à coucher, qu’il va démembrer avec le même plaisir le lendemain. La passion de l’interdit On a vu que l’espace peut être considéré un ensemble hiérarchisé de lieux : lieux sacres/lieux profanes, lieux protégés/lieux ouverts et sans défense, lieux urbains/ lieux campagnards, etc. L’un de ces couples qui “coupe” l’espace, le sectionne en lieux auxquels tout le monde a accès /versus/ lieux dont l’accès est limité à quelques élus. Celui auquel on défend d’entrer dans un certain périmètre rêvera toujours d’y pénétrer. Et cela parce qu’on s’imagine que ce qui nous est défendu cache quelque chose d’extraordinaire, de merveilleux. Très souvent, si l’occasion apparaît de voir ce qui nous était défendu, les illusions s’écroulent et la déception peut prendre leur place. Loti peut se considérer un veinard de ce point de vue, car ses voyages en Chine et au Maroc lui offrent la possibilité de voir ce que beaucoup d’autres n’ont pas pu voir. En Chine, par exemple, il a l’occasion de voir – étant donné le fait que le pays était en état de guerre et qu’il appartenait au champ des victorieux – quelques endroits tout à fait spéciaux. On pense en premier lieu au Temple du Ciel, lieu qui, avant la guerre de 1900, à laquelle Loti participe, était inaccessible même aux Chinois : “Les empereurs seuls y venaient une fois par an s’enfermer pendant une semaine, pour un solennel sacrifice précédé de purifications et de rites préparatoires” 20. Les Chinois du peuple refusent d’y entrer même lorsqu’on leur propose de faire cela, en considérant ce temple trop saint pour le salir de leur présence. C’est pourquoi ils considèrent les étrangers qui 17 Loti, Pierre, Madame Chrysanthème, Paris, Pardès, 1988, chap. VI, p.55. Bonnin, Philippe, «Dispositifs et rituels du seuil: une topologie sociale. Détour japonais», in Communications, Paris, Editions du Seuil, 2000, no70, p.85. 19 Idem, p.83 20 Loti, Pierre, Les Derniers jours de Pékin, p.114. 18 ont la hardiesse d’entrer dans ce temple des profanateurs, des barbares. Aux yeux d’un Européen, il ne s’agit finalement que d’une modeste chambre. La déception se fait voir d’ailleurs plus d’une fois! A la vue, par exemple, du Lac des Lotus et du Pont de Marbre, endroits connus depuis longtemps comme inaccessibles. Qu’est-ce que ces endroits cachent-ils finalement? Le Lac des Lotus n’est qu’une vase, un triste marais, que recouvrent des feuilles mortes, roussies par les gelées. Le Pont de Marbre est en effet très somptueux, mais il n’est en rien différent d’autres édifices chinois: piliers, balustres, décorations minutieuses, têtes de monstres. Mais, à chaque voyage sa déception inhérente! Ce qu’on imagine ne correspond pas toujours à la réalité, qui, parfois, peut être décevante! Au Maroc, par exemple, le sultan fait une faveur extraordinaire à la légation de France : il leur permet de voir les jardins d’Aguédal. Que pourraient-ils cacher, ces jardins si célèbres du sultan? A les voir, la première pensée c’est qu’on s’est trompé d’endroit. Impossible! Il y a un Arabe qui conduit la légation européenne! Mais il n’y a rien de spectaculaire – on est devant une prairie triste et muette où poussent, cà et là, des arbres tout à fait banals. Si la déception est majeure, il y a quand même une consolation – celle d’avoir vu un lieu que d’autres n’ont pas la permission de voir : “Si le lieu est triste, au moins n’est-il pas banal ; car, sans doute, bien peu d’Européens ont pénétré dans ces jardins du sultan”21. Le regret et la déception poussent Loti à affirmer cela ou appartient-il à la catégorie un peu snobe des touristes qui adorent énumérer les endroits qu’ils ont eu la chance de voir et que d’autres ne verront jamais? Bibliographie Alballat, Antoine, Souvenirs de la vie littéraire, Paris, Fayard, s.a., chapitre VII. Amirou, Rachid, Imaginaire touristique et sociabilités du voyage, Paris, PUF, 1995. Farrère, Claude, Loti, Paris, Flammarion, 1930. Giraud, Victor, Les maîtres de l’heure. Essai d’histoire morale contemporaine, Paris, Hachette, 1911. Todorov, Tzvetan, Noi şi ceilalţi, Bucureşti, Institutul European, 1999. 21 Loti, Pierre, Au Maroc, p.310.