Quelle est la place du sport dans la socialisation de l'individu ? Par Patrick Mignon, responsable du laboratoire de sociologie de l'INSEP (Institut National du Sport et de l'Education Physique) Un présupposé existe aujourd'hui, selon lequel le sport pourrait tenir un rôle phare dans la socialisation de l'individu, et remplacer des institutions telles que l'école ou la famille, qui apparaissent aujourd'hui débordées. Pour vérifier la pertinence de ce présupposé, il faut, en premier lieu, s'interroger sur l'acception des termes "sport" et "socialisation". Par sport, on entend un affrontement physique organisé par des règles (du jeu) ; et par socialisation, le processus par lequel l'individu intériorise les différents éléments de la culture environnante et s'intègre dans la vie sociale. En second lieu, il convient de savoir si les règles du sport et celles de la société sont les mêmes. Car ne peut jouer un rôle "social" qu'une institution dont les règles sont en accord avec celles de la société. Les règles du sport sont-elles en accord avec celles de la société ? Affirmer un tel point suppose que l'équipe sportive ou les règles du jeu sont strictement reproductibles dans la vie sociale. Or, plusieurs aspects viennent tempérer cette supposition : Le sport est un jeu très particulier, dans lequel un vainqueur sort de l'affrontement physique organisé. Si une telle règle selon laquelle "il est bien" de gagner existait dans la société, elle signifierait que toutes les relations sont fondées sur le fait de gagner. Or, un contreexemple évident est l'amour : on ne peut y parler de victoire. Cette règle spécifique du sport n'est donc pas une règle sociale universelle.Le jeu sportif se déroule dans un petit milieu social, qu'il s'agisse de la rue, de la bande de copains ou du club. Il convient donc de savoir comment ce groupe se positionne par rapport à la société (existe-t-il un rapport de distance, de méfiance ou de ségrégation ?) et d'apprendre les règles sociales du groupe avec lequel on joue et, éventuellement, celles de l'endroit où l'on évolue.Le sport a une mission éducative, ce qui demande à la structure sportive de s'organiser afin de remplir cette mission. Cependant, un décalage peut apparaître entre cet objectif éducatif et, parfois, les faits. La volonté éducative le sport permet ainsi d'apprendre à jouer en collectivité, à se mesurer à soi et aux autres. Il permet également d'intégrer des notions aussi diverses que la solidarité, la nutrition ou l'hygiène… Soit autant d'aspects qui ne sont pas en soi des activités sportives, mais qui accompagnent obligatoirement la pratique d'un sport. A l'opposé, l'expérience soulève des questions relatives au club : est-il aussi important pour ce dernier de bien perdre que de bien gagner ? De traiter les joueurs comme des personnes humaines ou comme les éléments d'une victoire ? Dans ce cas, ce ne sont pas les valeurs du sport, comme le fairplay ou l'importance de la victoire, qui sont en cause, mais le fait que ces valeurs sont subordonnées à d'autres intérêts, qu'on en oublie une au profit de l'autre ou qu'elles ont été mal transmises à ceux qui sont chargés de les appliquer. L'entrée du sport dans la sphère de la compétition peut donc entraîner une transgression des lois qui lui sont propres, et donc des valeurs morales ordinaires. Par ailleurs, la seule pratique d'un sport ne permet pas d'apprendre les règles de la société dans son ensemble. Ce qui n'empêche pas de constater aujourd'hui toute une série de phénomènes sociaux et de confusions sur le rôle du sport, qui tendent à survaloriser sa place dans le processus de socialisation de l'individu. est perceptible à bien des niveaux : Vers une survalorisation du sport ? Les dernières décennies ont vu évoluer les habitudes sportives et les liens sociaux : Ce n'est certes pas nouveau, les jeunes préfèrent se retrouver entre eux. Mais on assiste de plus en plus à une préférence pour le sport hors club, comme le basket de rue ou le ride… Par ailleurs, la vie dans les villages ou les villes, petites et grandes, n'a plus la même forme : la ségrégation spatiale ou l'accroissement démographique font que des gens qui apprenaient collectivement des repères communs vivent aujourd'hui dans des endroits très séparés. Enfin, certains parents ont du mal à jouer leur rôle, soit qu'ils se considèrent toujours comme des jeunes, soit qu'ils sont confrontés à des difficultés économiques ou culturelles ; ce qui entraîne une image parfois négative des enfants envers leurs parents… Si on ne peut pas dire que ces derniers soient nécessairement "démissionnaires", ils sont en revanche quelquefois "débordés". En conséquence, on assiste à un problème de dissociation : l'école ou le travail passent parfois mal, notamment du fait de mécanismes d'auto-exclusion ou d'exclusion par l'institution ou les modes de sélection. Dans un tel contexte, se pose logiquement la question de savoir ce qui pourrait au contraire fonctionner pour intégrer les gens dans la société*. Et l'une des réponses semble pour beaucoup être le sport, simplement parce que la majorité des jeunes aime le sport et qu'il comporte des règles qui sont souvent confondues avec celles de la société. Dès lors, on assiste à une trop grande survalorisation du sport. Car s'il est historiquement juste d'affirmer que "le sport intègre", il n'est "qu'une partie d'un tout", dans la mesure où les règles En revanche, il est vrai que le sport sert parfois d'accélérateur à l'intégration. L'exemple de l'immigration est en ce sens très parlant : un nouvel arrivant qui intègre un club sportif participe à une activité sociale caractéristique d'un groupe local, et est reconnu un peu plus facilement et rapidement qu'en étant simplement travailleur. Mais parallèlement, il exerce un métier et ses enfants vont à l'école. Donc en disant : "le sport intègre", il faut en fait considérer le travail ET le sport ou l'école ET le sport, sans compter le rôle des parents. Le terme " intégration " ne signifie pas uniquement que les gens aient en eux les valeurs morales de la société ; il implique également qu'ils puissent se sentir à l'aise partout dans cette société (famille, travail, école, etc.). Mais il est vrai que tout le monde n'en est jamais complètement capable. Et le sport seul ne peut pas combler ce sentiment de décalage. Le sport ne peut donc être et n'a jamais été la seule source de socialisation de l'individu : il va de pair avec les autres institutions et, pour un bon fonctionnement de ce système, il faut qu'il n'y ait pas de contradictions trop fortes entre ces règles et les valeurs des autres institutions. De ce fait, accorder au sport beaucoup d'importance dans le processus de socialisation ne peut qu'aboutir à une déception, car on pensera apprendre les règles de la société quand on n'apprend que les règles du jeu sportif. Bibliographie : Les pratiques sportives en France, P. Mignon et G. Truchot. Edition de l'Insep, Paris : 2002 "Le sport, opium du peuple", in La fièvre du dopage. Autrement, Paris : septembre 2000 "Le sport investi par les capitaux : de nouvelles règles du jeu" in Esprit. Paris : janvier 1999 du sport ne sont pas strictement les règles sociales. Sport-plaisir contre sport-compétition ? Mot anglais dérivé de l'ancien français "desport", signifiant "amusement", le sport désigne "l'ensemble des exercices physiques se présentant sous forme de jeux individuels ou collectifs, pouvant donner lieu à compétition et pratiqués en observant certaines règles". A l'origine, le sport est donc vécu comme un jeu. Mais aujourd'hui, l'omniprésence de la compétition amène à distinguer le "sport-plaisir" du "sport-compétition". - Le "sport-plaisir" est pratiqué pour soi, pour son plaisir. Même à plusieurs, sa finalité relève davantage du jeu. - Le "sport-compétition" tend au contraire vers la victoire. Sa pratique est donc liée à l'image et au résultat. Cependant, des passerelles existent entre ces deux notions : des formes compétitives peuvent apparaître dans le "sport-plaisir", qui se traduisent par exemple par le fait d'être mauvais perdant, ou par la volonté de vaincre (par rapport aux autres) ou de se dépasser (par rapport à soi). Parallèlement, même le sport-compétition peut comporter des aspects très ludiques, voire esthétiques, parfois liés à la volonté "d'épater ses copains". Ce constat est notamment visible dans les sports collectifs, qu'il concerne le maniement du ballon ou les combinaisons que les gens vont faire entre eux, pour le seul plaisir du geste parfait.