L'EUROPE ET LA PALESTINE : DES CROISADES À NOS JOURS @ Belgique, 1999 2-87209-571-3 @L' Harmattan, 1999 ISBN: 2-7384-7609-6 Bichara KHADER L'EUROPE ET LA PALESTINE : DES CROISADES À NOS JOURS L'Harmattan Inc. 55, rue Saint-Jacques Montréal (Qc) - CANADA H2Y lK9 Bmylant-Academia GrandeP1ace29 1348 Louvain-La-Neuve CGRI Fides et Labor 1, rue Beaureganl CH-1204 Genève L'Harmattan 5-7, rue de l'École Polytechnique 75005 Paris - FRANCE CoUection Comprendre le Moyen-Orient dirigée par lean-Paul Chagnollaud Dernières parutions Joseph KHOURY, Le désordre libanais, 1998. Jacques BENDELAC, L'économie palestinienne, 1998 Ephrem-Isa YOUSIF, L'épopée du Tigre et de l'Euphrate, 1999. Sabri CIGERLI, Les Kurdes et leur histoire, 1999. Jean-Jacques LUTHI, Regard sur l'Égypte au temps de Bonaparte, 1999. Fabiola AZAR, Construction identitaire et appartenance confessionnelle au Liban, 1999. Akbar MOLAJANI, Sociologie politique de la révolution iranienne de 1979, 1999. Préface Le nom Europe renvoie à une belle légende (1). En effet, Europe aurait été la fille du Roi phénicien Agénor et de sa femme Téléphassa. Un jour, Zeus le Grec aperçut la jeune fille jouant avec ses compagnes au bord de la mer et tomba amoureux d'elle. Prenant la forme d'un taureau blanc, il se mêla aux jeunes filles et se coucha. Europe le trouva si doux qu'elle finit par s'asseoir sur son dos; aussitôt le taureau se leva et s'élança vers la mer. Europe fut transportée en Crête. Zeus lui révéla alors son identité. Puis, il s'unit à elle sous un platane qui, depuis lors, resta toujours vert. Europe lui donna trois fils: Minos, Radamanthe et Sarpédon. Astérios, le Roi de Crête, épousa Europe par la suite. Ils eurent une fille: Crété; Astérios adopta les fils d'Europe et fit de Minos son héritier. Le père d'Europe, Agénor, tenait absolument au retour de sa fille, et il envoya à sa recherche ses fils Cilix, Phoenix et Cadmos. Sa femme partit avec eux et il ne revit aucun d'eux. L'un des fils d'Agénor, Cadmos dont le nom signifie Orient, arriva en Boétie, en Grèce continentale; il y porta l'alphabet et devint le premier roi de Thèbes. Europe, fille venue de la terre de Canaan, donna son nom au continent européen. N'y a-t-il pas là un premier signe fondateur, s'interroge le grand poète arabe Adonis, indiquant à travers cette légendaire rencontre entre l'Orient et l'Occident que l'Autre était une des dimensions du Moi? Surtout si l'on pense que ce Moi (la Phénicie, la terre de Canaan, la Palestine) donna à l'Europe non seulement son nom, mais aussi l'un des éléments les plus profonds de son identité, à savoir, . l'alphabet (2). Et pourtant, les enfants d'Agénor, le Phénicien, partis à la recherche d'Europe, leur sœur, ne revinrent jamais. On sait que Cadmos (Orient) devint roi de Thèbes. Mais les autres? Furent-ils engloutis par les eaux? Tués par les dieux grecs? Ou simplement auraient-ils élu résidence dans une petite île de la Mer Égée, laissant 1 2 Édith Hamilton, La mythologie, Marabout, Verviers, 1978, pp. 146-147. Adonis,« La méditerranée : cet infini commun », in Rives, 1996, p. 122. 8 Préface leur père se morfondre dans sa solitude? La légende nous laisse sur notre faim. Mais, peu importe. Elle illustre bien le propos central de ce livre. Si Europe de la légende est orientale, tel un aimant, la Palestine a toujours attiré l'Europe. Terre de prophètes, berceau de religions, la Palestine n'est -elle pas ce territoire sacré de la conscience européenne? Comment expliquer autrement que cette petite géographie - au cœur de l'Orient - ait pu voir défiler tant d'histoire ? Mais que le lecteur se rassure. Ce livre ne cherche pas à « broder» sur la soidisant parenté entre l'Europe et la Palestine. L'échange entre l'Europe et la Palestine, depuis les Croisades (1099) jusqu'à la fin du Mandat britannique (1948), a été souvent un échange guerrier, violent. Terre convoitée par excellence, en raison de sa centralité géographique, religieuse et symbolique, la Palestine a été, depuis les Croisades, point de mire de tous les conquérants et lieu de toutes les rivalités, avant d'être transformée, dans sa majeure partie et grâce au Mandat britannique, en État juif (1948). Comme on le sait, la partie restante a été par la suite annexée au Royaume Hachémite de Trans-Jordanie. L'exil forcé de plus de la moitié de la population palestinienne a aiguisé son identité nationale et nourri sa résistance. Mais, aux Nations Unies, la question de la Palestine s'est vue transformée en un problème de réfugiés. Les États européens se sont accommodés de ce glissement de langage. Ce n'est que récemment, avec le lancement du dialogue euro-arabe (1974-1975) que l'Europe communautaire a reconnu le fait national palestinien et a soutenu activement le processus de paix israélo-arabe lancé à Madrid (1991), confirmé à Oslo (1993) et à Taba (1995), avant sa mise en hibernation suite à l'arrivée au pouvoir, en Israël, du parti du Likoud et de l'extrême-droite religieuse (mai 1996). Ce livre constitue ainsi une grande fresque historique des relations entre l'Europe et la Palestine depuis les Croisades à nos jours. Il comporte trois grandes parties: l'Europe impériale et la Palestine (1099-1920), le Mandat britannique et la Palestine (1920-1948) et l'Europe pré-communautaire et communautaire et la Palestine (1948-1999). Quels enseignements pourrait-on tirer de cette longue recherche? Une multitude. l'en épinglerai trois: 11 Depuis les croisades jusqu'à l'aube du XX. siècle, le destin de la Palestine a été lié à celui de l'Europe. Tout comme le destin de l'Orient. La Palestine a été rêvée, chantée, visitée, convoitée, conquise, reconquise. Terre maintes fois promise, la Palestine a été l'un des endroits du monde où les rivalités des puissances ont été les plus intenses. Pour s'en rendre compte, il suffit de rappeler l'expédition de Napoléon en Égypte et en Palestine (1798-1799) et la défaite de l'armée française à Saint Jean d'Acre par une coalition angloturque, la rivalité des consulats européens en Palestine entre 1830 et 1850, la guerre de Crimée (1854-1856) qui a permis aux Français et aux Britanniques de freiner les conquêtes balkaniques de la Russie et, par ricochet, son entrée dans les eaux chaudes de la Méditerranée, et enfin la Question d'Orient (xIX" siècle) qui s'était traduite par des interférences européennes dans I La Palestine et l'Europe: des Croisades à nos jours 9 l'économie et la politique de l'Empire Ottoman dont la Palestine avait été, jusqu'en 1917, partie intégrante. 21 Durant la période 1915-1917, les États européens se sont disputés le mandat sur la Palestine. La France le revendiquait en tant que fille aînée de l'Église et puissance catholique. L'Angleterre le revendiquait en raison de contraintes géopolitiques, notamment la protection du Canal de Suez. Mais ce que beaucoup d'historiens ignorent, c'est le projet d'un mandat belge sur la Palestine (1915-1917). On connaît la suite: l'Angleterre a pris tout le monde de vitesse par la Déclaration Balfour (novembre 1917). Et c'est à elle que la Société des Nations a confié le mandat. Mais au lieu de conduire la Palestine à l'indépendance, l'Angleterre y a favorisé l'implantation du Yishouv qui, à la fin de la deuxième guerre mondiale et à la faveur de l'émotion suscitée par l'horreur nazie, est devenu l'État d'Israël (1948). Ainsi, sans le mandat britannique sur la Palestine et sans les crimes perpétrés par les Nazis en Europe, l'État d'Israël n'aurait probablement pas vu le jour. 3/ La guerre froide et le système bi-polaire, né après la seconde guerre mondiale, ont conduit à l'éviction de l'Europe des affaires du Proche-Orient et réduit son rôle en Palestine. La fin de l'Empire soviétique a consacré l'hégémonie américaine et, accessoirement, la marginalisation de l'Europe communautaire. Or, en Palestine, il y a, dans les années nonante, comme un désir d'Europe, ne fût-ce que pour faire contrepoids à l'alliance indéfectible israélo-américaine. À cette attente, l'Europe répond par une aide financière (chapitre sur l'aide européenne), par une reconnaissance des droits politiques des Palestiniens (chapitres sur le dialogue euro-arabe et l'Europe et le processus de paix). Mais, malheureusement, l'Europe n'agit pas de concert, pas plus en Palestine qu'ailleurs, faute d'une Politique Étrangère et de Sécurité Commune (PESC) cohérente et crédible. L'absence de consensus interne, en matière de politique étrangère, dérive naturellement de la fragmentation des approches, des objectifs et des priorités. L'Europe s'est souvent présentée en ordre dispersé, ce qui a contribué à semer la confusion chez les interlocuteurs orientaux qui avaient en face d'eux, non pas une politique européenne, mais une addition de politiques extérieures nationales. À cette confusion s'est ajoutée une vive compétition entre les États européens, soit pour s'approprier un mérite, soit pour se tailler un rôle spécifique dans les affaires du Proche-Orient. C'est pour cela que, sur la question de Palestine, et en dépit des recommandations du Comité Économique et Social et des résolutions du Parlement Européen (chapitre sur le Parlement Européen et la Palestine), la voix de l'Europe est restée quasi inaudible et son rôle dans les négociations israélo-arabes confiné au soutien financier, comme si la finance pouvait tenir lieu de politique. À partir de 1995-1996, l'Europe a pris la mesure du risque que représente, pour elle, une marginalisation diplomatique durable dans les affaires du Proche-Orient et, au sommet extraordinaire du Conseil Européen, réuni en Irlande (5 octobre 1996), il a été décidé de nommer un envoyé spécial européen au Proche-Orient; 10 Préface ce sera le diplomate espagnol, Miguel-Angel Moratinos, un fin connaisseur de la région. La démarche est modeste car, pour l'heure, Israéliens et Américains sont d'accord pour opposer un refus obstiné de concéder à l'Europe davantage qu'un rôle de bailleur de fond. Mais l'Europe ne se laisse pas décourager car elle sait pertinemment qu'à terme, sa marginalisation est intenable. La crédibilité de l'Europe se joue aujourd'hui en Méditerranée et en Palestine, comme, hier, elle se jouait en Bosnie. Il y va de son rôle dans le monde, de son image, de son crédit, de sa sécurité. *** J'avoue que j'ai longtemps hésité avant d'écrire ce livre. J'avais le sentiment que sur la Palestine, la question palestinienne et le conflit israélo-arabe, tout ou presque a été dit. Ce qui m'a finalement décidé à m'embarquer dans cette aventure, c'est le propos un peu abrupt que m'a tenu, un jour, un fonctionnaire des Communautés Européennes: «Monsieur, cela fait cinquante ans qu'on parle du problème palestinien; j'y perds mon latin. C'est quoi au juste? Et pourquoi l'Europe doit-elle s'y investir? N'y a-t-il pas des centaines d'autres problèmes de par le monde? ». Ce livre se veut une réponse à cette interpellation: un livre de synthèse, sur la longue durée retraçant, à grands traits, l'histoire de la Palestine et surtout le rôle européen en Palestine depuis neuf cents ans. En l'écrivant, j'ai surtout pensé à mes nombreux étudiants de l'Université catholique de Louvain et de l'Université des Aînés, aux journalistes de Belgique et d'Europe, aux parlementaires européens, aux fonctionnaires de la Commission Européenne, du Conseil et du Comité Économique et Social, aux très nombreux clubs, organisations, fondations et associations (comme Connaissance et Vie) qui m'ont souvent fait l'honneur de m'inviter à leur tribune, mais aussi à mes amis belges d'Oxfam, de l'Association belgo-palestinienne, de la Fondation Naïm Khader, du Commissariat Général aux Relations Internationales, du Ministère belge aux Affaires étrangères, de la Banque Nationale, de la Faculté ESPO à l'DCL, des Départements SPED et ESPO et de l'Institut d'Études du Développement. Tous, à des degrés divers, par leurs encouragements et leur soutien, m'ont mis le pied à l'étrier. Je tiens à les remercier tous. Un tout grand merci surtout pour Marie-Thérèse Dupas, ma collaboratrice, qui a dactylographié le manuscrit. Quand je revois certaines de mes pages manuscrites, quasi indéchiffrables, tant les ratures sont nombreuses, je ne puis qu'être admiratif de sa patience et son efficacité. *** La Palestine et l'Europe: des Croisades à nos jours 11 Après avoir écrit plusieurs ouvrages de synthèse sur l'Europe, la Méditerranée et le Monde arabe (1), cet ouvrage sur l'Europe et la Palestine se veut surtout une contribution à la compréhension de la place de la Palestine dans les consciences et les stratégies des peuples et des États européens de 1099 à 1999. Le lecteur comprendra, dès les premiers chapitres, que je ne cherche ni à projeter une vision moralisatrice sur l' histoire, faite de récriminations et d'anathèmes, ni à faire une histoire-plaidoyer pro-domo, ni à reconstruire une histoire sur les décombres d'un rêve blessé. J'ai voulu tout simplement rappeler à l'Europe son devoir de mémoire, face à un problème qu'elle a largement contribué à créer. Au demeurant, la réaffirmation de la centralité de la question palestinienne, par les États européens et les instances de la Communauté Européenne, depuis vingt-cinq ans, plus qu'une exigence, est une révolte contre l'usure de la mémoire. Mais au-delà de l'analyse historique et documentaire, ce livre est aussi un appel du pied pour un rôle accru de l'Europe en Méditerranée et en Palestine, rompant avec la logique d'affrontement et de puissance et fondé davantage sur la communauté de destin. C'est la seule manière de cicatriser les blessures de l'histoire et d'éviter, comme le rappelle Amin Maalouf (2), que les identités des uns et des autres ne se construisent sur des sentiments d'amertume et de rancœur. Ce livre, mis en chantier en 1994, a nécessité cinq années de recherche et d'écriture. Des centaines d'ouvrages, de documents et d'articles ont été dépouillés. Beaucoup de collègues et d'amis ont pu lire une partie ou la totalité du manuscrit et m'ont fait part de leurs observations. Je ne pourrais les citer tous, mais je voudrais, ici, leur exprimer ma profonde gratitude. Cet ouvrage ne peut être lu d'une traite, comme un roman. Mais le lecteur peut butiner à l'aise dans chacune des parties qui le composent. En dépit des détails historiques dont l'ouvrage fourmille, j'ai toujours veillé à rendre le style alerte, le langage sobre et l'idée transparente. J'espère y avoir réussi. D'aucuns trouveront quelques lacunes dans une recherche qui couvre une aussi longue période. Je suis le premier à l'admettre. S'aventurer sur les sentiers étroits de l'écriture historique, surtout quand on ne fait pas partie de l' aéropage des historiens, n'est jamais dépourvu de risque. Mais, comme dit le proverbe oriental: « Celui qui est étalé au sol se préserve de la chute. » 1 2 Le Grand Maghreb et l'Europe, enjeux et perspectives, PubIisud-Quorum-Cermac, Paris, Ottignies-Louvain-la-Neuve, 1992. L'Europe et le Monde arabe, cousins, voisins, Publisud-Quorum-Cermac, Paris, OttigniesLouvain-la-Neuve, 1992. L'Europe et les pays arabes du Golfe, des partenaires distants, Publisud-Quorum-Cermac, Paris, Ottignies-Louvain-la-Neuve, 1994. L'Europe et la Méditerranée, géopolitique de la proximité, L'Harmattan, Paris, 1994. Le partenariat euro-méditerranéen, après la conférence de Barcelone, L'Harmattan, Paris, 1997. Amin Maalouf, Identités meurtrières, Grasset, Paris, 1998. Préface 12 Reste un dernier avertissement. Cet ouvrage ne peut être réduit à l'exercice d'une autopsie systématique et impersonnelle des relations entre l'Europe et la Palestine. Je tiens à garder à la narration historique un parfum de subjectivité. Georges Duby, l'historien français, n'avait-il pas coutume de dire: «Qu'est-ce que le discours historique, sinon l'expression d'une réaction personnelle de l'historien devant les vestiges éparpillés de son émotion? » (1). Bichara Khader Université catholique de Louvain Louvain-la-Neuve (Belgique) cr 1 novembre 1999 1 Cité par Jean-Marie Rouart dans son discours d'entrée à \' Académie française (le 12 novembre 1998), in Le Monde, 18 novembre 1998. La Palestine et l'Europe: des Croisades à nos jours 11 Après avoir écrit plusieurs ouvrages de synthèse sur l'Europe, la Méditerranée et le Monde arabe (1), cet ouvrage sur l'Europe et la Palestine se veut surtout une contribution à la compréhension de la place de la Palestine dans les consciences et les stratégies des peuples et des États européens de 1099 à 1999. Le lecteur comprendra, dès les premiers chapitres, que je ne cherche ni à projeter une vision moralisatrice sur l' histoire, faite de récriminations et d'anathèmes, ni à faire une histoire-plaidoyer pro-domo, ni à reconstruire une histoire sur les décombres d'un rêve blessé. J'ai voulu tout simplement rappeler à l'Europe son devoir de mémoire, face à un problème qu'elle a largement contribué à créer. Au demeurant, la réaffirmation de la centralité de la question palestinienne, par les États européens et les instances de la Communauté Européenne, depuis vingt-cinq ans, plus qu'une exigence, est une révolte contre l'usure de la mémoire. Mais au-delà de l'analyse historique et documentaire, ce livre est aussi un appel du pied pour un rôle accru de l'Europe en Méditerranée et en Palestine, rompant avec la logique d'affrontement et de puissance et fondé davantage sur la communauté de destin. C'est la seule manière de cicatriser les blessures de l'histoire et d'éviter, comme le rappelle Amin Maalouf (2), que les identités des uns et des autres ne se construisent sur des sentiments d'amertume et de rancœur. Ce livre, mis en chantier en 1994, a nécessité cinq années de recherche et d'écriture. Des centaines d'ouvrages, de documents et d'articles ont été dépouillés. Beaucoup de collègues et d'amis ont pu lire une partie ou la totalité du manuscrit et m'ont fait part de leurs observations. Je ne pourrais les citer tous, mais je voudrais, ici, leur exprimer ma profonde gratitude. Cet ouvrage ne peut être lu d'une traite, comme un roman. Mais le lecteur peut butiner à l'aise dans chacune des parties qui le composent. En dépit des détails historiques dont l'ouvrage fourmille, j'ai toujours veillé à rendre le style alerte, le langage sobre et l'idée transparente. J'espère y avoir réussi. D'aucuns trouveront quelques lacunes dans une recherche qui couvre une aussi longue période. Je suis le premier à l'admettre. S'aventurer sur les sentiers étroits de l'écriture historique, surtout quand on ne fait pas partie de l' aéropage des historiens, n'est jamais dépourvu de risque. Mais, comme dit le proverbe oriental: « Celui qui est étalé au sol se préserve de la chute. » 1 2 Le Grand Maghreb et l'Europe, enjeux et perspectives, Publisud-Quorum-Cermac, Paris, Ottignies-Louvain-la-Neuve, 1992. L'Europe et le Monde arabe, cousins, voisins, Publisud-Quorum-Cermac, Paris, OttigniesLouvain-la-Neuve, 1992. L'Europe et les pays arabes du Golfe, des partenaires distants, Publisud-Quorum-Cermac, Paris, Ottignies-Louvain-la-Neuve, 1994. L'Europe et la Méditerranée, géopolitique de la proximité, L'Harmattan, Paris, 1994. Le partenariat euro-méditerranéen, après la conférence de Barcelone, L'Harmattan, Paris, 1997. Amin Maalouf, Identités meurtrières, Grasset, Paris, 1998. 12 Préface Reste un dernier avertissement. Cet ouvrage ne peut être réduit à l'exercice d'une autopsie systématique et impersonnelle des relations entre l'Europe et la Palestine. Je tiens à garder à la narration historique un parfum de subjectivité. Georges Duby, l'historien français, n'avait-il pas coutume de dire: «Qu'est-ce que le discours historique, sinon l'expression d'une réaction personnelle de l'historien devant les vestiges éparpillés de son émotion? » (1). Bichara Khader Université catholique de Louvain Louvain-la-Neuve (Belgique) cr 1 novembre 1 1999 Cité par Jean-Marie Rouart dans son discours d'entrée à l'Académie française (le 12 novembre 1998), in Le Monde, 18 novembre 1998. Première partie L'Europe impériale et la Palestine: Des croisades à la tin de la première guerre mondiale Introduction Comme tous les chercheurs, j'ai été confronté d'emblée à la contrainte de la périodisation. À partir de quand s'ouvre le chapitre des relations euro-palestiniennes? Avec la conquête de l'Orient Méditerranéen (et de la Palestine) par Alexandre le Grand de 334 à 324 avant Jésus-Christ? Avec la conquête de la Palestine par les armées romaines et le développement de l'Empire romain d'Orient au premier siècle avant Jésus-Christ? Avec la diffusion du christianisme dans l'Empire romain, surtout à partir de l'édit de Milan (310 après Jésus-Christ) ? Ou avec l'Empire byzantin qui se construit sur les décombres de l'Empire romain d'Orient? Cette partie ne traite rien de tout cela. Elle débute avec l'épopée des Croisades. Pour trois raisons: 11 les Croisades ont eu un impact considérable sur la Palestine; 2/ un grand nombre de rois et de seigneurs d'Occident y ont pris part ; 3/ les Croisades continuent, jusqu'à nos jours, neuf cents ans après leur déclenchement, à alimenter phobies, ressentiments et peurs tant en Occident que dans le monde arabo-musulman. Je rappelle les contextes oriental et occidental au début des Croisades, relate fidèlement mais synthétiquement, dans le premier chapitre, le déroulement des huit Croisades officielles pour en venir à l'idée-maîtresse du chapitre, à savoir l'utilisation des Croisades en tant que mythe politique contemporain et le danger que recèle, pour la paix en Méditerranée, l'instrumentalisation des Croisades dans une stratégie d'opposition entre musulmans et occidentaux. Fait marquant dans les relations Europe-Palestine, le Royaume latin d'Orient prend fin, une première fois, sous l'assaut de l'armée de Saladin en 1187 et une seconde fois, et de manière définitive, sous l'assaut de l'armée de Baibars en 1290. Suit alors une période de cinq siècles où les États européens sont davantage attirés par d'autres horizons (la conquête des Amériques) ou empêtrés dans des guerres intestines et des querelles de clocher. En effet, entre le XIII"siècle et la fin du XVII! siècle, l'Europe est le théâtre de bouleversements considérables. On assiste tour à tour à l'effacement des puissances traditionnelles: le Saint Empire en Allemagne et la Papauté en Italie, à la prise de Constantinople en 1453 par les Turcs et à la chute du dernier émirat arabe de Grenade en 1492. 16 L'Europe impériale et la Palestine: Des croisades à la fin de la première guerre mondiale L'Angleterre et la France sortent de la Guerre de cent ans, meurtries, mais avec un sentiment national consolidé. Au Sud, l'Espagne maîtrise le bassin occidental de la Méditerranée face à l'Empire Ottoman qui domine le bassin oriental. Avec les XV-XVI" siècles débutent les grandes découvertes suscitées par le prosélytisme religieux, la curiosité scientifique et surtout l'appât de l'or et du commerce fructueux, tandis que souffle à la même époque l'esprit de la Renaissance et de la Réforme. Cela n'empêche pas les conflits intra-européens tels que notamment la Guerre de trente ans et ses prolongements (1618-1660) entre la France de Richelieu et l'Empereur Ferdinand II d'Allemagne qui débouche sur les traités de Westphalie (1648) et la paix du Nord (1660), ou encore la Guerre de Sept ans (1756-1763) qui partage l'Europe en deux camps: la Prusse et l'Angleterre contre la France, l'Autriche et la Russie. Mais, rapidement, l'ascension de la bourgeoisie, la poussée des idées libérales, le mécontentement populaire déclenchent en France une révolution. C'est la révolution de 1789. Bonaparte repart à la conquête de l'Europe et, en 1798, il lance une expédition en Égypte qui se termine par une débâcle de l'armée française à Saint Jean d'Acre en Palestine en 1799. Le chapitre II de cette partie décrit les péripéties de cette expédition. Le XIX"siècle marque définitivement le retour des États européens en Orient. C'est le siècle du grignotage de l'Empire Ottoman, du début de la balkanisation de l'Orient, de l'éclatement de la Question d'Orient, de la Guerre des Consulats, des premiers projets d'établissement d'un État juif en Palestine, du développement de l'idéologie sioniste avec la publication, en 1896, du livre de Théodore Herzl et la tenue en 1897, à Bâle en Suisse, du premier congrès sioniste mondial. Cette partie se clôt avec les promesses contradictoires de l'Occident aux Arabes, à la veille de la première guerre mondiale (1915), les accords secrets entre les Alliés, notamment les Accords Sykes-Picot (1916), la fameuse Déclaration Balfour (1917) faite par l'Angleterre et promettant aux juifs un foyer national en Palestine. À partir de la Déclaration Balfour, la Palestine, convoitée par plus d'un État européen, entre dans le giron britannique. Chapitre 1 Les croisades (1095-1290) : l'événement et le mythe Dans les relations mouvementées entre l'Orient et l'Occident, deux dates constituent des moments charnières: 711 marque le début de l'expansion musulmane en Andalousie, tandis que 1099 voit l'établissement, après l'entrée des croisés francs à Jérusalem, du Royaume Latin d'Orient. Des guerres de reconquête ont mis fin aussi bien au Royaume latin de Jérusalem et aux principautés croisées en Orient (en 1187 et en 1290) qu'au dernier émirat arabe de Grenade (en 1492). Mais ces deux événements continuent, jusqu'à nos jours, de façonner l'imaginaire collectif des Arabes et des Européens, alimentant chez les uns et les autres de dangereuses phobies (la peur de l'autre) et un sentiment toujours actuel de rejet, voire de revanche. Certes, l'entrée des Arabes en Espagne ne s'était pas accompagnée des mêmes exactions que celles perpétrées par les croisés. Il n'en reste pas moins que, dans certains milieux espagnols, et pas seulement de droite, on a la fâcheuse tendance à parler - non sans une certaine inquiétude - du retour des Maures (el retorno de los Moros). Ailleurs, dans les autres pays européens, on met en exergue le danger d'islamisation de l'Europe en faisant référence aux nouvelles vagues d'immigration d'origine maghrébine. En outre, l'entrée en scène de l'Islam radical depuis une vingtaine d'années participe à la construction d'un puissant imaginaire occidental sur l'Islam et les pays musulmans, nourri par la peur. On comprend, dans ce contexte, l'insolente fortune et l'immense circulation, dans différents milieux occidentaux, de l'article de Samuel Huntington sur le choc des civilisations (I) présentant l'Islam comme la nouvelle menace pour l'Occident. Certes les thèses de Samuel Huntington ont été, en général, contestées en raison de leurs simplifications, de leur découpage vertical et extrêmement grossier des frontières culturelles et de l'appel de l'auteur à un sursaut politique et militaire de l'Occident pour résister en particulier à I Samuel Huntington, «The clash of civilisations? », in Foreign Affairs, vol. 72, n° 3, 1993. 18 L'Europe impériale et la Palestine: Des croisades à la fin de la première guerre mondiale l'Islam et à son allié naturel: le confucianisme (1). Il n'empêche que les thèses de Huntington ont été largement utilisées afin de définir les nouvelles conceptions stratégiques pour faire face à l'Islam, en particulier, et au Sud en général (2). À l'opposé, le souvenir des Croisades reste si vivace chez les Arabes et les Musulmans que tout acte hostile de l'Occident est lu à travers le prisme déformant des invasions franques. Ainsi, après avoir blessé le pape le 13 mai 1981, le Turc Mehemet Ali Agça explique dans une lettre: «j'ai décidé de tuer Jean-Paul Il, commandant suprême des Croisés ». La création même de l'État d'Israël sur la terre palestinienne est souvent mise en parallèle avec l'établissement du Royaume Croisé en 1099. Tandis que la guerre déclenchée contre l'Irak (en 1991) par une coalition de vingt-huit États, chapeautée par les États-Unis, a été souvent décrite par les Irakiens comme une nouvelle Croisade (3). Plus près de nous, en Algérie, les Pères Blancs assassinés, probablement par le GIA, en 1994, sont qualifiés de croisés. À l'évidence, les Croisades continuent donc à exercer sur les esprits arabes et musulmans une influence si insidieuse que l'on ne peut douter, comme le fait remarquer Amin Maalouf (4), que «la cassure entre ces deux mondes (l'Occident et l'Orient) date des Croisades, ressenties par les Arabes, aujourd'hui encore, comme un viol. ». Première rencontre guerrière entre l'Europe et l'Orient, la Croisade a fait, pendant trop longtemps en Occident, l'objet d'une abondante littérature apologétique et d'une objectivité plus que douteuse, prenant appui sur les récits des chroniqueurs ou sur les chansons de geste où, à la fascination d'un Orient somptueux, s'attache le cliché de l'adversaire à abattre (s). Toutefois, les écrits les plus récents sur les Croisades nous offrent des analyses décapantes qui renouent avec la grande tradition de l'historiographie classique, et n'occultent plus, comme par le passé, les excès perpétrés par les soldats de Dieu en Palestine et en Orient. Ne cherchant pas à faire œuvre d'historien, je voudrais dans ce texte simplement rappeler les principaux événements qui ont émaillé l'histoire de la Palestine dans ses rapports avec l'Europe entre le Xr et le XIV' siècle, afin d'essayer d'en dégager quelques enseignements pour notre temps. 1 Cf. Fouad Ajami, in Foreign Affairs, vol. 72, n° 4, 1993. 2 Cf. l'article de Mariano Aguirre, «Guerres de civilisations? », in Le Monde Diplomatique. décembre 1994. 3 Ahmad Bagig, Irak and the crusaders, Magnus books, Kuala Lumpur, 1991,312 p. 4 Amin Maalouf, Les Croisades vues par les Arabes, Lattès, Paris, 1983, p. 304. 5 Le lecteur peut trouver une excellente compilation des récits, chroniques et voyages en Terre Sainte aux xuCoxvt siècles dans l'ouvrage Croisades et Pélerinages publié par R. Laffont, Paris, 1997, 1483 p. La Palestine et l'Europe: des Croisades à nos jours 19 Le contexte oriental Rappelons, à grands traits, les grandes étapes de l'expansion musulmane. Les quatre califes sages (AI-Rashidoûn) qui succèdent au Prophète Mahomet, mort en 632, restent à Médine (632-661). C'est donc essentiellement durant le règne de la première dynastie Ommeyyade, dont la capitale est Damas (661-750), que l'empire musulman s'étend, comme une traînée de poudre, jusqu'en Espagne avec la traversée du détroit devenu Gibraltar (du nom de l'officier arabe Tarek qui débarque en Andalousie en 711). Mais Constantinople résiste au siège musulman en 717 tandis que l'avancée de l'armée musulmane est bloquée à Poitiers en 732. La Palestine et la Syrie avaient été conquises entre 634 et 636. L'empereur byzantin, Héraclius, fut défait à Yarmouk en 636 et Jérusalem prise en 638. L'historiographie arabe rappelle la magnanimité du calife Omar qui a donné ordre à ses troupes qu'aucun mal ne soit fait aux chrétiens et à leurs Lieux Saints, notamment le Saint-Sépulcre (construit en 335). En 691, les Musulmans érigent le Dôme du Rocher et, en 705-715, la Mosquée d'AI-Aqsa sur les lieux du Temple. Jérusalem est désormais appelée par les Musulmans AI-Quds (la ville sainte), troisième lieu saint de l'Islam après La Mecque et Médine. Jérusalem et la Palestine connaissent alors une période de paix, voire même de prospérité. Les rois francs sont pleins de sollicitude pour les chrétiens palestiniens, surtout Charlemagne (768-814) qui entretient alors de cordiales relations avec le calife abbasside Haroun AI-Raschid (786-809). Quant aux empereurs de Byzance, ils n'ont toujours pas digéré leur éviction de Palestine et rêvent de la reconquérir. Nicéphore Phocas (963-969) réussit à reprendre la Crête (961), Chypre (965) et Antioche en Syrie du Nord (969). Son successeur, Jean Tzimiscès (969-976), ne parvient pas à libérer les Lieux Saints. Basile II (976-1025) jouit d'un prétexte en or pour se lancer à la reconquête de la Palestine où, pour la première fois, le calife du Caire Al-Hakim (996-1021) commence à persécuter les chrétiens et détruit le Saint-Sépulcre en 1009. Mais l'empereur byzantin est davantage préoccupé par la consolidation de ce qui est déjà reconquis au nord de la Syrie. Sur le plan administratif, la capitale de la Palestine est d'abord Ludd (Lydda), puis Rarnleh, fondée sous le calife Walid t'en 716. Et, au dire de l'historien arabe Yaqût, Jérusalem aurait, plus tard, été choisie. Formellement, ce sont les califes abbassides (749-1258) de Bagdad qui étendent leur autorité sur tout le Moyen-Orient. Mais les Toulounides (868-905) parviennent à libérer l'Égypte de leur autorité. Ils sont suivis par les Fatimides (973-1171). Ce sorit alors les nouveaux maîtres d'Égypte qui dominent la scène politique palestinienne. L'avènement des Croisades a lieu précisément dans ce contexte particulier marqué par le rejet par Le Caire de la tutelle du calife de Bagdad. 20 L'Europe impériale et la Palestine: Des croisades à la fin de la première guerre mondiale Le monde arabo-musulman à la veille des Croisades À la veille des Croisades, un monde musulman s'était constitué mais, comme le souligne Albert Rourani, ce monde ne s'incarnait plus dans une entité politique unique. Trois monarques revendiquaient le titre de Calife: à Bagdad (les Abbassides), à Cordoue (les Ommeyyades) et au Caire (les Fatimides), et de nombreux princes avaient érigé des États souverains de fait. À l'intérieur de chaque zone dominée par un calife, des luttes intestines faisaient rage; et souvent les califes eux-mêmes étaient dépassés par les événements. Cela était surtout vrai pour le Moyen-Orient où les Seljoukides, une dynastie turque, adhérant à l'Islam sunnite, prirent Bagdad en 1055 en tant que souverains de fait sous la suzeraineté des Abbassides, enlevèrent des régions de l'Anatolie à l'empire de Byzance (10381194) et parvinrent même à arracher Jérusalem aux Fatimides d'Égypte en 1070 et Antioche (1084) aux Byzantins. Au lendemain de la mort de leur sultan, Malik Shâh (1092), commence un processus de décomposition qui, en particulier dans les zones extérieures comme la Syrie-Palestine qu'allait toucher la Croisade, aboutit à un «morcellement semianarchique» (1). L'empire se répartit en un grand nombre de principautés indépendantes luttant constamment entre elles, dans des guerres fratricides qui rappellent les luchas de taifas des princes arabes d'Espagne. En Égypte, après une période de calme (1074-1094), le califat du Caire fut de nouveau le théâtre d'affrontements politiques. La crise de succession de 1094 causa l'exil des chiites néo-ismaéliens qui jugeaient les Fatimides, pourtant chiites eux-mêmes, trop laxistes. Ayant consolidé leur autorité en Égypte, les Fatimides « tâchaient de surenchérir en zèle religieux sur les Seljoukides sunnites» (2). Cette confrontation se vérifiait sur Jérusalem, rétrocédée aux Fatimides en 1098, au grand dam des communautés chrétiennes davantage habituées à la tolérance religieuse des Arabes du nord et des Seljoukides. En effet, dans tous les pays intégrés à l'empire seljoukide, la situation des chrétiens était normalisée. Atziz, le conquérant de Jérusalem en 1070, installa un chrétien jacobite au commandement de la ville et même le patriarche grec Syméon fut autorisé à demeurer à Jérusalem, avant d'être exilé avec d'autres dignitaires melkites en 1099 par les Fatimides d'Égypte qui reprirent possession de la ville, comme on l'a vu, en 1098. 1 2 Georges Peyronnet;. L'Islam et la civilisation islamique vIt-xII siècles, Armand Colin, Paris, . 1992,p.I72. Claude Cahen, Orient et Occident au temps des Croisades, Aubier, Paris, 1983, p. 23.