Chapitre 1 Spécificité et identité des Sciences économiques et sociales Inviter à réfléchir sa pratique d’enseignement suppose tout d’abord de s’interroger sur les contenus de la matière à enseigner : Quels sont les objectifs de cet enseignement ? Y a-t-il dans tout cela une cohérence, une unité ? Les sciences économiques et sociales sont une matière composite de part ses champs scientifiques de référence. Ceux-ci sont respectivement l’économie, la sociologie, la science politique, plus accessoirement l’histoire économique et sociale, la démographie, l’ethnologie ou le droit etc. Bien d’autres matières d’enseignement sont composites elles aussi, mais il y a dans les sciences économiques et sociales un projet d’intégration des diverses composantes plutôt plus marquée qu’ailleurs. Les horaires d’enseignement, les épreuves d’examen, les manuels, voire même les programmes ne séparent pas strictement les diverses disciplines scientifiques de référence de la discipline scolaire. Or ce choix de recomposition intégrative de différents domaines de connaissances des sciences sociales autour ou avec l’économie est à bien des égards une spécificité française, il a rencontré des résistances et des adhésions fortes. Tout ceci nourrit l’interrogation sur sa signification. Cette interrogation sera engagée par un petit détour par l’histoire, celle de l’insertion institutionnelle de la discipline et celle des débats entre les enseignants sur la façon de comprendre le projet disciplinaire. Elle sera complétée, à titre de tableau descriptif, par un aperçu statistique concernant d’une part les enseignants et de l’autre les débouchés et le devenir des élèves qui ont suivi ce cursus. Une matière est en effet aussi faite du profil professionnel de ceux qui l’enseignent et de ceux qui la reçoivent. La discipline : son évolution institutionnelle La discipline est crée en même temps que la filière B des lycées, à l’occasion de la réforme Fouchet de 1966. Elle va s’implanter peu à peu dans les lycée généraux et polyvalents, pas dans tous d’ailleurs, entre 1966 et 1968, date de la première génération de bacheliers. Cette création répond à plusieurs impératifs de la période, 1 en particulier au besoin d’assurer un plus haut niveau de formation à la main d’œuvre dans une période de forte croissance économique et de développement marqué des échanges internationaux. On envisage alors l’accès d’une plus grande partie de la génération au baccalauréat et pour faciliter cet accès on prévoit de modifier les contenus des enseignements scolaires à la fois pour les adapter à ces nouveaux publics et pour les moderniser. Cette réforme est d’une grande importance car la création des filières techniques d’une part et celle de la voie B dans l’enseignement général de l’autre vont remodeler le second cycle du second degré durablement et permettre l’accès massif au baccalauréat, qui s’étendra encore en 1987 par la création des baccalauréats professionnels. On sait aujourd’hui que ce mouvement a néanmoins été bien tardif en France, eu égard à l’extension de la scolarisation des adolescents dans les autres pays de même niveau de développement. Les premiers pas des SES se font donc dans une filière spécifique, cette création, voulue au plan politique et portée par un projet scientifique, va connaître un destin heurté, fait d’expansion et de difficultés avec les disciplines voisines et avec les économistes. Pour plus de détails on peut lire par exemple : Autran Pierre, “ Les Sciences économiques et sociales dans l’enseignement secondaire : l’histoire d’un combat ”, Cahiers pédagogiques, février 1982. Autran Pierre et Guidoni Jean-Pierre, “ Origine et développement des sciences économiques et sociales dans l’enseignement secondaire : histoire d’un combat (1966-1988) ”, DEES, n°75, mars 1989, p.26-30. Chatel Elisabeth, Caron Paul, Fenet-Chalaye Catherine, Le Merrer Pascal, Pasquier, Patrick, Simula Luc (1990), Enseigner les sciences économiques et sociales, le projet et son histoire, INRP, 1993. Chatel Elisabeth, “ Insertion institutionnelle et enjeux didactiques ”, p. 7-36 in Pascal Combemale, Les sciences économiques et sociales , CNDP Hachette, 1995. Laval Chrisitian, “ Bref aperçus sur la préhistoire ”, p.37-46 in Pascal Combemale, Les sciences économiques et sociales , CNDP Hachette, 1995. 2 Un projet humaniste, scientifiquement fondé La responsabilité de dessiner les contenus de ce nouvel enseignement est confiée à de jeunes normaliens engagés dans des recherches en sciences sociales. Après la réunion d’un premier groupe de réflexion constitué d’éminents sociologues, économistes, psychosociologues, politistes, juristes autour de Charles Morazé, historien, ce sont finalement Guy Palmade et Marcel Roncayolo qui vont assurer la mise en œuvre effective de cet enseignement. Respectivement historien et géographe, ils sont tous deux proches de Fernand Braudel1 et pénétrés de la démarche de pensée de l’école dite des “ Annales ”. Celle-ci est particulièrement attentive aux continuités historiques dans lesquelles s’insèrent les problèmes économiques et sociaux, elle accorde aux “ outillages mentaux ” une grande importance et adopte une perspective scientifique qui vise à faire converger les diverses sciences de la société dans l’abord des questions étudiées. Cette orientation se prêtait bien à l’état d’esprit qu’on envisageait pour cette nouvelle voie d’enseignement la B. Voie d’enseignement général, il ne s’agissait pas de préparer directement à une profession, ni de pré spécialiser les élèves dans une discipline particulière de l'Université, on la voulait, selon l’expression d’Antoine Prost2, inspirée d’un humanisme moderne, c’est à dire visant une compréhension critique du monde contemporain dans ses dimensions économiques et sociales. Ainsi les premiers programmes de seconde s’organisent-ils autour de l’étude de l’activité des hommes pour satisfaire leurs besoins changeants dans les cadre de sociétés, elles-mêmes en évolution. Ce vaste panorama étant campé, en première l’enseignement se veut plus circonscrit, il prend pour cadre l’économie et la société française, se donne du temps pour l’étude de l’entreprise. En terminale on élargit à nouveau la perspective à l’aperçu des divers systèmes économiques et sociaux et du changement social. L’emporte donc dans les programmes une conception peu analytique de l’économie, assez en phase avec l’enseignement économique 1 Il faut savoir que Fernand Braudel avait à plusieurs reprises tenté d’insuffler une démarche différente à l’enseignement de l’histoire et de la géographie des lycées, par exemple en incluant des thèmes relatifs aux grandes civilisations dans les programmes de terminale de 1962. Ces tentatives n’avaient pas réussi à s’imposer durablement. 2 Prost Antoine, « L’enseignement s’est-il démocratisé ? », PUF, 1986. 3 humaniste de l’université française de l’époque. Elle remportera l’adhésion des professeurs de lycée, parfois historiens ou sociologues, mais le plus souvent économistes. Ceux-ci, sans être nécessairement formés aux autres sciences sociales, sont partisans de l’interdisciplinarité et surtout ralliés à une même credo anti-néoclassique et animés à l’époque d’une préférence marquée pour l’approche d’inspiration structuralo-marxiste, intéressés par la dimension politique des problèmes sociaux. Mais leur adhésion à cet enseignement de “ nouvelles humanités ” a aussi une dimension éthique. Il s’agit de donner à l’élève les moyens de décrypter le monde dans lequel il vit, de se forger un jugement personnel, d’acquérir une lucidité éclairée. Pour cela les auteurs des premières instructions veulent former les élèves à l’analyse des “ réalités ” et éviter les discours clos sur eux-mêmes, ils veulent fonder “ une relation nouvelle entre culture et réalités économiques et sociales ”. On cherche ainsi à initier les élèves à une démarche, une méthode de travail intellectuel tout autant qu’à leur enseigner des résultats. Guy Palmade rappelle ces principes en écrivant dans les instructions de 1982 : “ c’est pourquoi s’associent très naturellement dès l’origine le caractère interdisciplinaire d’une enseignement dont l’unité est essentiellement didactique, la pratique d’une pédagogie active reposant pour une bonne part sur l’emploi de méthodes inductives ”. Cette pédagogie n’est pas conçue comme un simple moyen pour faire passer un contenu, on la voit comme devant, en elle-même, avoir une portée formatrice. Elle est dite “ active ” au sens où il s’agit de briser le caractère unilatéral du cours magistral, on cherche au delà à mettre vraiment les élèves à contribution durant le temps du cours, pour développer chez eux une habitude de travail autonome. C’est pourquoi il est juste de résumer cette démarche en soulignant que l’unité de l’enseignement des sciences économiques et sociales est alors dite “ didactique ”3. 3 Cette expression, jugée imprécise, est supprimée dans l’écriture de la présentation des programmes de 1993. 4 Expansion et difficultés institutionnelles L’enseignement des sciences économiques et sociales connaît, depuis sa création une évolution paradoxale, qui, même dans les années récentes, ne se dément pas. Le paradoxe est la coexistence simultanée d’un certain succès auprès des élèves, assorti néanmoins de difficultés institutionnelles persistantes. Succès auprès des élèves et des familles Le succès auprès des élèves est marqué par une extension de la scolarisation. Les effectifs des élèves de lycée sont multipliés par 3,2 entre 1960 et 1988, alors que les effectifs des jeunes d’âge correspondant n’augmente que de 12,4 % sur cette période. Sur la période 1970-88, les effectifs du second cycle long sont multipliés par 1,44 quand ceux des B le sont par 2,45. Après 1992 ce mouvement s’inverse et les effectifs des élèves du second cycle général et technologique diminuent de l’ordre de 1,5% par an. C’est un effet à la fois de la démographie et aussi du tassement du flus de passage de classe troisième en classe de seconde, alors que ce taux de passage n’avait cessé d’augmenter auparavant et particulièrement à la fin des années quatrevingt4. Néanmoins, après 1993 la filière ES, qui remplace la B, s’implante dans de nombreux établissements où elle n’existait pas auparavant. Ceci va avoir un effet positif sur son image, en particulier auprès des familles les plus favorisées et auprès de l’enseignement post-baccalauréat. Cette image bénéficie dès les années 1980 de la création puis du développement des formations post-baccalauréat sélectives ouvertes en priorité aux élèves issus de la section économique et sociale, que ce soit les prestigieuses khagnes BL, les classes préparatoires aux écoles de commerce, aux instituts d’études politiques ou aux BTS. Si on en juge par cet accroissement des effectifs des filières B puis ES, on peut considérer que se manifeste une certaine adhésion des lycéens et de leur famille à la filière économique et sociale mais, il est vrai que le choix de cette orientation est parfois contraint soit par la carte scolaire soit par l’impossibilité d’accéder à d’autres filières, plus sélectives. Néanmoins le soutien massif apporté par les familles en 1976 puis à nouveau en 1980 quand elles seront sollicitées pour défendre la discipline menacée de disparition montre que 4 Repères et références statistiques, Direction de l’évaluation et de la prospective, 1989 et 1996. 5 l’accueil est très positif. De plus, cette discipline, contrairement à d’autres, paraît bien reçue des lycéens comme le montre les rapports issus de la consultation des lycéens organisée en 1998 par Philippe Meirieu à la demande du ministre de l’éducation nationale. Cette relativement bonne ou très bonne image contraste avec les difficultés que la discipline rencontre au sein de l’institution elle-même, du côté des décideurs, parfois des universitaires. Difficultés institutionnelles Les difficultés institutionnelles sont récurrentes pour les sciences économiques et sociales. Elles proviennent presque invariablement de projets de réformes, proposés au Ministère de l’éducation nationale qui se répercutent négativement sur la discipline, sans que, dans tous les cas, ce résultat ait nécessairement été recherché. Dans ces situations mouvantes les difficultés se sont traduites d’abord par des tensions avec les disciplines voisines, puis, à la fin des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, c’est avec les enseignements d’économie à l’Université que les rapports se tendent. Dans les années soixante-dix les difficultés commencent à l’occasion de la réforme Haby des collèges. Celle-ci va mettre les professeurs SES directement en concurrence avec ceux d’histoire et géographie. Divers rapports officiels déplorent alors l’analphabétisme des français en matière économique et, ignorant l’existence d’enseignements de l’économie dans les lycées, ils envisagent de confier cette tâche, considérée comme nouvelle et non satisfaite, aux historiens géographes. Cette solution sera finalement retenue au niveau des collèges. Mais, au niveau des lycées, les enseignants de SES, soutenus par leur inspection, vont organiser une campagne de protestation par le moyen de lettres de parents, d’élèves, de professeurs de SES envoyées à la commission Fourastié. Ils assurent ainsi à la fois l’entrée sur la scène protestataire et le maintien de la mission initiale d’une discipline scolaire crée en fait dans les lycées depuis alors déjà dix ans. Avec les sciences et techniques économiques il y a aussi concurrence pour savoir à qui l’enseignement de l’économie des lycéens va échoir. La valeur de l’enseignement des sciences économiques et sociales sur la dimension de l’économie est en effet mise en question par un rapport de la commission Bourdin en 6 1979. Celui-ci dénonce à la fois les méthodes actives et la perspective pluridisciplinaire de la matière, il accorde au contraire un satisfecit aux sciences et techniques économiques, dont l’enseignement préserve les découpages disciplinaires en vigueur à l’université. Ce rapport, qui laisse craindre à terme la disparition de la discipline SES, va conduire à une réaction très forte du corps enseignant de SES. Celui-ci va défendre aussi bien les contenus pluridisciplinaires de l’enseignement sous le mot d’ordre “ nous nous battons pour un adjectif ” que les méthodes d’enseignement qui, font à ses yeux partie de la spécificité disciplinaire. Ce conflit, qui se termine assez bien pour les sciences économiques et sociales, contribue aussi à fonder plus solidement que ce n’était le cas auparavant, une identité qui se vit comme menacée. Mais le rapport Bourdin donne néanmoins corps à l’ambition d’une partie du corps enseignant de sciences et techniques économiques, dans l’association de spécialistes et l’inspection, d’évincer l’autre enseignement d’économie des lycées et d’accéder aux élèves de l’enseignement général. Ces ambitions vont pouvoir se donner libre cours avec les projets de scission de la section B qui accompagnent les projets de réforme Chevènement 1985 puis Monory 1986. La ligne de défense d’une majorité des professeurs de SES sera alors de s’appuyer sur la nécessaire unité de section B, son contenu, son rôle d’ouverture du second degré à de nouvelles catégories de population, pour trouver ainsi l’appui des parents, des élèves et des syndicats enseignants. Mais une autre question s’ouvre alors avec les enseignants du supérieur, euxmêmes probablement mis un peu en difficulté par les nouveaux publics qui accèdent à l’université. Elle ne concerne pas qui doit enseigner, mais quel contenu donner à l’enseignement économique du second degré dans les filières générales. On se souvient que les économistes avaient été assez peu présents lors de la création des SES. Notons néanmoins l’influence de certains d’entre eux, tels que André Piatier, Jean Lhomme, Jean Weiller, François Perroux, Emile James, souvent proches de l’Ecole des hautes études en sciences sociales et dont les travaux soulignent la nécessité de prendre en compte le contexte historique des actes économiques. Les jeunes économistes réunis en 1982 dans une commission sur les pré-requis pour l’enseignement supérieur sont très critiques à l’égard de l’enseignement secondaire. 7 Ayant eux-mêmes vécu comme un progrès pour la science économique la scission des faculté de Droit et de Sciences économiques après 1968, ils craignent de trouver dans les SES, un reste d’une approche de l’économie qu’ils jugent trop vague, trop peu rigoureuse et, de ce fait, tentée par l’idéologie. Ils reprochent l’évasion de l’enseignement de SES sur le vaste ensemble des sciences sociales et le repli de celui de sciences et techniques économiques sur les instruments de gestion 5. Ni l’un, ni l’autre ne leur semblent en mesure de préparer les élèves à des études d’économie à l’université, études requérant, de leur point de vue, une formation plus analytique et la capacité à accéder à la formulation mathématique. Cette analyse n’est pas celle du rapport Malinvaud de 1989. Celui-ci, au contraire, fait de la filière B un bilan positif et affirme la pertinence de l’objectif qu’il nomme “ culturel ” de cet enseignement pour le second degré. Il sépare ainsi clairement la question du contenu à donner à l’enseignement de l’économie de niveau scolaire et celui du niveau universitaire. Quant à l’enseignement universitaire, son contenu est aujourd’hui mis en débat suite à la contestation qui se développe, cette fois en provenance des étudiants. Ce débat mérite d’être mentionné dans cet ouvrage car cette contestation des contenus de l’enseignement universitaire de l’économie est le fait des usagers que sont les étudiants (dont 60% aujourd’hui sont des bacheliers ES). Il faut y voir un effet certain de l’enseignement qu’ils ont connu au lycée, plus ouvert aux problèmes politiques et sociaux que celui qu’ils rencontrent à l’université et noter que leur démarche trouve des appuis très sérieux, bien qu’encore minoritaires, dans le corps enseignant à l’université et dans la recherche dont les motifs rejoignent parfois ceux qui ont été invoqués par les enseignants de SES dans la défenses de leur discipline. Remarquons enfin que l’enseignement de sciences économiques et sociales, seul enseignement ayant une composante sociologique déclarée dans l’enseignement des lycées français, n’a jamais été interpellé sur cette dimension. Ce n’est qu’assez récemment, avec l’extension numérique de la présence d’agrégés de sciences sociales dans les formations universitaires, que des sociologues de l’université ou de la recherche prennent conscience de l’existence de cette formation scolaire et commencent à s’intéresser à son contenu. 5 Pollin Jean-Paul, “ L’économie dans le secondaire ”, dans “ L’état des sciences sociales en France ”, La Découverte, 1986, p.265-268. 8 Les contours de l’objet disciplinaire en débat Dès la mise en place, les contours de cet enseignement ont été l’objet de débat au sein de la profession. Celui-ci était même organisé institutionnellement par la tenue de stages, rassemblant les professeurs débutants de l’année et des plus anciens pour un semaine à Sèvres. Lors de ces stages des matériaux pédagogiques étaient échangés, des méthodes discutées etc., l’inspection jouant un rôle d’organisateur mais pas de censeur dans cette effervescence, parfois un peu désordonnée. Mais ces débats, parfois vifs, ne révélaient aucun clivage repérable entre les participants. Par la suite, et malgré la disparition de ces stages, le débat va trouver place dans la revue du CNDP : Documents pour l’enseignement économique et social (DEES). La lecture de celle-ci montre l’émergence d’une sorte de ligne de partage entre les enseignants qui s’y expriment après 1988. Il est vrai que dans les années 1985-86, les professeurs de SES s’étaient trouvés en désaccord sur le bien fondé de créer deux voies B une plus économique (intitulée dans les projets de réforme B2 ou C4) une autre plus littéraire et sociologique (intitulée B1 ou A4). Refuser cette scission, et par là même l’accès à de meilleures classes pour préserver la pluridisciplinarité caractéristique des Ses, n’avait pas été pour tous une évidence. Néanmoins les discussions qui ont cours dans les années 1990 sont un peu différentes. Elles prennent racine dans la difficulté certaine qu’il y a à tenir un projet d’enseignement unifié de disciplines qui ne le sont pas au plan académique et dans l’inquiétude liée à la fragilité institutionnelle de la discipline, relatée plus haut, inquiétude qui conduit peut-être certains à ne plus croire en sa légitimité selon les contours du projet d’origine. Le débat porte particulièrement sur deux points qui sont, on le verra, un peu délicat à distinguer : la “ pédagogie ” et l’objet disciplinaire. Références de ce débat : Combemale Pascal, “ Sciences économiques et sociales : mode d’emploi à l’usage des nouvelles générations ”, DEES, n°75, mars 1989, p.34-36. Alain Beitone et Alain Legardez, “ Contre l’empirisme et pour le pluralisme ”, Cahiers pédagogiques, n°308, novembre 1992. Beitone Alain, “ A propos d’un faux débat ”, DEES n°94, décembre 1993, p.117-120 9 Brémond Janine et Lanta Henri, “ La pédagogie des sciences économiques et sociales : mythe fondateur ou réalité ? ”, in Pascal Combemale, “ Les sciences économiques et sociales ”, CNDP- Hachette, 1995, p.47-72. GRAF de Lyon, “ Les sciences économiques et sociales. Les sciences sociales : problème de définition ”, in J.M. Develay, Encyclopédie des disciplines, ESF, 1995, p. 261-293. Pédagogie active et inductive On s’en souvient, les instructions de 1967 insistaient fortement sur la pédagogie à pratiquer pour cet enseignement, défini alors comme “ expérimental ”. Par pédagogie active, il était entendu non une forme de non directivité, bien au contraire, plutôt une volonté insistante de casser le caractère unilatéral du cours magistral. L’essentiel était de mettre les élèves à contribution durant le temps des cours par un travail sur documents, des enquêtes, des sorties, la vision de films, des travaux de groupe, des débats etc. On voulait à la fois faire “ participer les élèves à la construction de leur propre savoir ” et donner à celui-ci pour objet le monde économique et social, hors des portes de la classe. Il fallait donc trouver moyen de faire de celui-ci l’objet d’étude par la statistique, le texte, le film etc. Pour cette raison cette pédagogie s’est dite à la fois “ active ” et “ inductive ”. Ce caractère inductif de la méthode va faire l’objet de la critique, portée par un groupe d’enseignants qui réfléchissent à la pédagogie et s’intéressent à la didactique dès la fin des années 1980. Alain Beitone et Alain Legardez 6 dénoncent ce qu’ils considèrent comme un fondement inadéquat de l’enseignement des sciences économiques et sociales. S’appuyant sur une épistémologie poperienne, il craignent que l’on prétende initier les élèves “ aux faits économiques et sociaux ”, selon un empirisme naïf, auquel conduirait la pédagogie inductive. Se fondant sur le concept de “ transposition didactique ”7, ils voient le savoir enseigné comme devant clarifier 6 Alain Beitone et Alain Legardez, “ Contre l’empirisme et pour le pluralisme ”, Cahiers pédagogiques, n°308, novembre 1992 ; A. Beitone “ A propos d’un faux débat ”, DEES n°94, décembre 1993, p.117120. 7 Le concept de transposition didactique a été utilisé tout d’abord en didactiques des mathématiques par Yves Chevallard, voir son ouvrage “ La transposition didactique ”, La pensée sauvage, 1985. 10 sa référence aux “ savoirs savants ” dont il est issu et préconisent de renforcer la légitimité des SES en assumant ce lien. Cette prise de position va susciter un certain débat, dans lequel les méthodes actives vont trouver de vibrants défenseurs, en particulier dans la personne d’Henri Lanta avec Janine Brémond8 . Leur propos est d’insister sur le fait qu’à leurs yeux la pédagogie active ne va pas de pair avec l’empirisme comme méthode scientifique. Cette pédagogie a pour but de développer l’autonomie de pensée des élèves et n’est nullement en désaccord avec une épistémologie bachelardienne par exemple. Pour eux, il va de soi que les faits sociaux sont “ construits ”. Cette pédagogie, ils acceptent d’en reconnaître la difficulté et en parlent donc comme d’un idéal à atteindre, plus qu’une réalité vraiment réalisée. Allant dans le même sens Luc Simula9 remarque qu’une pédagogie n’est pas une méthode scientifique, mais une affaire d‘enseignement. Néanmoins, en conséquence de ce débat, la référence à l’induction pédagogique disparaîtra des instructions de 1988. Derrière cette question pédagogique, on le voit bien, la question difficile est bien celle de l’objet de l’enseignement des SES. Quel objet pour la discipline d’enseignement scolaire ? Cerner collectivement l’objectif de l’enseignement est une question qui se pose, ou devrait se poser, au fond pour tout enseignement, mais prend probablement pour un enseignement composite de sciences sociales, de plus souvent contesté, un caractère plus aiguë. On peut l’exprimer sommairement de la façon suivante : s’agitil de donner aux élèves à connaître et comprendre le monde économique et social ou bien de leur enseigner les savoirs constitués de l’économie et de la sociologie ? Mais peut-on séparer ainsi ces deux finalités ? La question devient difficile lorsque l’enseignement vise à dépasser la simple description et à entrer dans la compréhension voire l’explication des phénomènes sociaux et économiques. Alors quel autre moyen a-t-il au fond, par delà les débats médiatisés, que les outils fournis 8 Brémond Janine et Lanta Henri, “ La pédagogie des sciences économiques et sociales : mythe fondateur ou réalité ? ”, in Pascal Combemale, “ Les sciences économiques et sociales ”, CNDPHachette, 1995, p.47-72. 9 Luc Simula, “ Qu’est-ce qui est enseigné ? ”, Les Cahiers pédagogiques, n°308, 1992. 11 par les disciplines scientifiques constituées ? Mais s’agit-il pour autant de les enseigner pour elles-mêmes ? Ne s’agit-il pas plutôt d’emprunter leur démarche, leur vocabulaire pour aider les élèves à se défaire de vision trop subjective, trop étroite, peu réfléchie, peu informée sur le monde social et s’initier à une attitude critique à l’égard des discours sociaux et des choix de société grâce aux outils des sciences de la société. Il faudrait alors parler10 d’une formation par l’initiation aux questions et démarches des sciences de la société complémentaire d’un initiation aux sciences de la société. Le concept de transposition didactique, introduit dans ce débat la question du savoir savant qui est en référence, puisque le savoir enseigné est alors considéré comme étant uniquement légitimé par cette référence savante. Cela pousse donc à séparer l’enseignement des diverses composantes disciplinaires, à penser les SES comme la juxtaposition d’éléments transposés d’économie d’une part, de sociologie de l’autre et à délégitimer l’objectif de formation culturel et civique. Cette ligne de pensée, qui se développe à l’occasion des modifications de programmes discutés entre 1989 et 1993, soulève des désaccords dans la profession, désaccords exprimé par exemple par Pascal Combemale11 qui soutient ce qu’il appelle une position “ fondamentaliste ”. Il propose d’en rester à la position des fondateurs de la discipline : en partant des problèmes économiques et sociaux du monde contemporain de donner aux lycéens, futurs citoyens, les moyens de comprendre le monde ; c’est parce que les objets d’interrogation sont indissolublement économiques et sociaux que l’enseignement doit l’être aussi. Une grande passion est mise dans ce débat bien qu’il y ait tout de même des points d’accord entre ceux qui y participent. Tous les protagonistes s’accordent sur le caractère, disons pour faire simple, “ pluridisciplinaire ” de cet enseignement. Personne ne souhaite voir s’effacer l’une ou l’autre des principales références savantes des SES. Quant à l’approche scientifique des phénomènes sociaux, nul ne défend une position empiriste, tous s’accordent pour reconnaître le caractère 10 J’emprunte cette façon de poser le problème à André Hervier, intervention à l’AFSE, 23 janvier 2001. 11 Combemale Pascal, “ Sciences économiques et sociales : mode d’emploi à l’usage des nouvelles générations ”, DEES, n°75, 1989, p.34-35. 12 construit de leur approche. Tous conviennent que les représentations que les élèves ont, avant l’enseignement, de ces phénomènes constituent une forme de connaissance à prendre en compte pour assurer l’enseignement (voir infra, chapitre 3). Tous enfin visent une connaissance qui, quand elle passe par la description, conduise à interroger les moyens de la description et parfois la dépasse pour engager la compréhension ou l’explication des phénomènes. Sur quels points portent donc les désaccords ? D’abord sur la question strictement pédagogique de la faisabilité. Certains professeurs s’inquiètent de voir l’enseignement scolaire prendre un tour trop analytique et, sous prétexte de donner à l’extérieur des garanties de sérieux, qu’il devienne plus académique et en conséquence moins intéressant ou moins accessible aux élèves. Mais le désaccord n’est pas seulement pédagogique, il porte aussi sur les objectifs de l’enseignement des SES : à quel degré d’intégration entre ces diverses composantes l’enseignement doit-il parvenir et quel mode d’intégration dot-il rechercher ? La tradition des Annales, curieusement, a rencontré ici la tradition marxiste pour fonder l’unité de la matière enseignée sur le fait social lui-même et donner par là même à l’enseignement une portée d’éducation civique, au delà, accepter le caractère in fine irréductiblement politique de tout enseignement de la société. Hubert Marin12 propose une façon originale de constituer cette unité autour de la question “ du lien social ”, dont il fait le fil directeur d’un questionnement pouvant courir aux trois niveaux de classe et transcender les disciplines savantes de référence. A l’inverse les tenants d’une approche plus analytique 13, qu’ils soient ou non placés sous la bannière de la “ transposition didactique ”, insistent sur la complémentarité potentielle des diverses disciplines savantes et des divers paradigmes au sein des disciplines et ne craignent pas la juxtaposition. En effet, au delà des mots, un désaccord sur le contenu de l’enseignement de l’économie se profile. Alain Beitone, Marie-Ange Decugis-Martini et Alain Legardez14 argumentent avec insistance contre l’induction et la méthode empirique. Ils pensent 12 Hubert Marin , “ L’unité des sciences économiques et sociales ”, in Pascal Combemale, “ Les sciences économiques et sociales ”, opus cité, p.129-140. 13 Claude Dargent, “ L’identité de l’enseignement ”, in Pascal Combemale, opus cité, p.73-85. 14 Alain Beitone, Martine Decugis-Martin et Alain Legardez, “ Enseigner les sciences économiques et sociales ”, A. Colin, 1995. 13 que les différences épistémologiques entre sciences de l’homme et de la société et sciences expérimentales sont souvent exagérées, ils soutiennent que la science économique est hypothético-déductive. Mais, cette position, qui se légitime en durcissant le caractère « scientifique » de l’économie et en prenant des appuis très « savants », est elle-même discutable. D’autres professeurs, nous l’avons vu, soutiennent la nature “ politique ” de l’économie. Ils peuvent eux aussi trouver dans la recherche économique contemporaine de solides bases à leur argumentation. Les perspectives hétérodoxes en économie ont au moins en commun de contester, de différentes façons, l’hypothèse de rationalité de l’homo economicus. Ceci permet en tout cas de battre en brèche le fondement épistémologique poperrien en soulignant le caractère situé et historique de ces comportements. Ces recherches, que nous qualifions toutes ici pour faire simple d’hétérodoxes, ne se fondent pas exclusivement sur la méthode déductive, sans pour autant abandonner toute méthode, ni adopter une position empiriste. Elles permettent d’envisager sur d’autres bases que l’utilitarisme la relation de l’économie aux autres sciences sociales en introduisant la question des valeurs dans les comportements sociaux15. Pour notre part nous entendons soutenir la position qui consiste à défendre le réquisit de scientificité de la matière à enseigner mais en prenant à bras le corps le fait qu’il s’agit ici de réussir un enseignement à des débutants, ensuite qu’il s’agit d’un enseignement de sciences de la société. C’est à ce prix, selon nous, que la système scolaire peut remplir sa vocation formatrice de la jeunesse. Tout d’abord, il s’agit d’enseigner à des débutants pas d’écrire des articles de science ou de prononcer des conférences faisant le tour d’une question devant un public averti et attentif. L’enjeu est de conduire les élèves à apprendre. Comme nous le disions plus haut, le problème est de trouver les questions sociales et les démarches qui répondent le mieux à cet impératif. Beaucoup pensent qu’il est intéressant d’entrer en matière par des questions, des objets, des problèmes dont le sens est assez facilement accessible aux élèves de cet âge et de ce niveau. Ensuite il s’agit de sciences de la société. 15 Comment ne pas recommander la lecture à la fois stimulante et aisée du petit opuscule d’Amartya Sen, L’économie est une science morale, Le Découverte, 1999. 14 En tant que « sciences » elles se doivent, comme le dit Gilles Gaston Granger16, de montrer leur cohérence interne et d’affronter les problèmes de preuves, c’est à dire de proposer des connaissances objectivées. Mais en tant que se référant aux comportements des hommes en société elles ont une composante éthique et politique. Se posent alors de façon particulière, nous semble-t-il, les questions d’enseignement et d’apprentissage. Certes, là comme ailleurs les élèves sont porteurs de discours inexacts ou insuffisants, qu’il faut mettre en cause, néanmoins leurs savoirs déjà là, leurs « représentations », ne peuvent pas être tout simplement considérés comme faux, non qu’il s’agisse seulement d’un souci d’efficacité du pédagogue, mais aussi du respect d’autrui. Il faut certainement prendre appui sur ce mode de connaissance particulier, pour leur permettre d’accéder à une pensée plus large, mieux étayée, plus rigoureuse etc. La science sociale, n’est pas en position d’absolue extériorité à l’égard du monde social et ne peut imposer aux enseignés l’absolu d’une vérité. Elle peut leur offrir une culture spécifique, qui a une portée formatrice, et tenter de cette façon de leur donner les moyens d’une plus grande objectivation des phénomènes sociaux. Ainsi les aidera-t-elle à participer ou à faire émerger dans l’avenir, quand il seront eux-mêmes des citoyens à part entière, des délibérations plus démocratiques. La recherche d’unification de l’objet de l’enseignement des sciences économiques et sociales, vu le caractère composite des savoirs savants de référence et pluriel des courants de pensée en leur sein, est certainement une quête difficile. Pourtant cette ambition nous paraît justifiée. Tout d’abord elle est stimulante intellectuellement pour les enseignants, mis en position de devoir produire non des connaissances nouvelles mais leur mise au service de questions intéressantes pour les élèves. Car comment enseigner les sciences des sociétés sans chercher à aider les élèves à mettre en ordre les conceptions qu’ils en ont ? Ensuite elle nous semble importante à maintenir, au moins à titre d’horizon. Elle nous paraît cohérente avec un enseignement des sciences de la société qui vise à développer l’autonomie citoyenne des élèves dès lors qu’est reconnu le caractère toujours en partie normatif des faits sociaux. Mais, répétons le, reconnaître cette part des valeurs, ce n’est pas renoncer à l’effort d’objectivation, bien au contraire. 16 Gilles-Gaston Granger , La science et les sciences, Que sais-je ? PUF, 1993. 15 Les professeurs de sciences économiques et sociales et leurs élèves. Il est maintenant temps de faire connaissance avec ceux qui sont en charge de cet enseignement de sciences économiques et sociales et avec leurs élèves, ceux de la série B puis E.S. Les professeurs de sciences économiques et sociales. A la question simple : combien sont les professeurs de sciences économiques et sociales, il est difficile de répondre avec précision, les différents chiffres, pourtant tous issus de la DPD17ne se recoupant pas. A la rentrée 1999, on comptait environ 3550 professeurs de SES dans l’enseignement public en France métropolitaine, soit de l’ordre de 3675 en comptant les DOM et de l’ordre de 4600 en comptant les professeurs du privé sous contrat. Comparé à l’ensemble des enseignants de lycée, le corps des professeurs de SES est un peu plus jeune : environ la moitié ont moins de 40 ans contre 40% 18. La pyramide des âges à la même date fait apparaître un creux très sensible pour les 3549 ans et deux maxima, l’un à 32 ans (nés en 1967), l’autre à 52 ans (nés en 1947). Cette structure particulière est à rapprocher des aléas du recrutement. Les sciences économiques et sociales sont une discipline d’enseignement général à majorité masculine : 55,7% d’hommes parmi les professeurs à la rentrée 1999 19. Il est vrai qu’elles ne sont enseignées qu’au lycée, comme la philosophie par exemple, et que le corps des enseignants de SES se féminise : elles ne représentaient que 41% de l’effectif en 1991. La répartition par grade et par statut diffère peu de celle des autres disciplines : environ 16% d’agrégés (y compris chaires supérieures) et 82,5% de certifiés parmi les titulaires, avec une proportion de non-titulaires de l’ordre de 1%. Ce qui constitue 17 Direction de la Prévision et du Développement, qui a remplacé la DEP (Direction de l’Evaluation et de la Prévision), longtemps dirigée par Claude Thélot. 18 La note d’information 00.52 de la DPD fournit des chiffres un peu différents, pour un champ identique : 13,8% pour les moins de 30 ans et 22,4% pour les plus de 50 ans. 19 Brochure IGEN, op. cit. 16 un changement radical avec le début des années 90 où l’on comptait 20% de Maîtres Auxiliaires. Néanmoins, l’effondrement des recrutements depuis 1998 et la hausse du besoin d’enseignement en SES conduit à de nouveaux recrutements de « précaires ». La proportion de non-titulaires pourrait de nouveau s’accroître à l’avenir. Signalons encore une particularité, que le poids des classes préparatoires ne semble pas pouvoir seul expliquer : la proportion d’agrégés est très inégale selon les académies : 35% à Paris, 23,5% à Versailles, 19% à Aix-Marseille…mais 6 à 7% dans les DOM, 7% à Poitiers, 7,5% à Toulouse. La DPD ne dispose d’aucune information concernant la formation initiale des enseignants. On s’appuiera donc sur l’enquête déjà ancienne de Gisèle Jean et Daniel Rallet20. Dans leur échantillon, 68,3% des professeurs avaient une formation initiale en sciences économiques, 10,8% en Droit, 8,4% en sociologie. Si au début des années des années 90 la majorité des agrégés étaient économistes de formation (ou diplômés de l’IEP), les plus jeunes ont souvent une double formation car ils sont majoritairement issus des Ecoles Normales Supérieures. Les aléas du recrutement Les recrutements ont connu d’importants « coups d’accordéon ». Aux alentours de 100 postes au CAPES par an dans les années 70, les recrutements s’effondrent à partir de 79 et en 1980 sont « offerts » 30 postes au CAPES et 10 à l’agrégation, qui venait d’être crée en 1977. Tout au long des années 80, le nombre de postes restera à un niveau faible. Par contre, avec le début des années 90, les recrutements enflent, en particulier du fait des recrutements internes visant à résorber l’auxiliariat. Ces à-coups dans les recrutements, sans être propres aux SES, y sont particulièrement violents. Ils expliquent pour un bonne part les bizarreries de la pyramide des âges. Ainsi, pour les étudiants qui se présentent aux concours de recrutement, l’effet de génération est discriminant et le taux de sélectivité variable selon les années. Pour s’en tenir aux années 90, le rapport admis/ présents au CAPES externe est de 10% en 1990, 20% en 1992 et s’effondre à 4% en 1998. Mais dans tous les cas le 20 G. Jean et D. Rallet : « A la recherche des professeurs de SES », DEES n° 94, décembre 1993. 17 CAPES de SES est nettement plus sélectif que la moyenne, en 1999 par exemple, 5,8% pour les SES contre 13,7% en moyenne. Il est donc difficile de devenir professeur de SES, d’autant que le niveau de formation est élevé : l’immense majorité des candidats est titulaire d’au moins la maîtrise. Mais cette impression doit être nuancée par le poids important des recrutements internes (concours interne, spécifique, réservé) où la sélectivité est bien moindre. Prenons pour exemple l’année 1997. Au CAPES externe, nombre de postes 104, sélectivité 4,9% ; admis aux différents CAPES internes 61, sélectivité 29%. Les SES sont particulièrement sensibles à la tension qui peut exister entre deux préoccupations : offrir des possibilités de titularisation aux non-titulaires auxquels il a été fait appel pour pallier les insuffisances de recrutement d’une part, assurer une équité dans les procédures de recrutement d’autre part. derrière ces préoccupations, une autre question se fait jour, celle de l’homogénéité des formations et donc, dans une certaine mesure, des contenus et des pratiques d’enseignement. Des professeurs engagés Les formations initiales des professeurs de SES sont diversifiées (sciences économiques, AES, droit, sociologie, IEP, écoles de commerce, histoire etc..). Plus que dans d’autres disciplines, les trajectoires sont diverses : les expériences professionnelles antérieures autres que l’enseignement ne sont pas rares et, on vient de le voir, les modes de recrutement sont hétérogènes. Pourtant l’identité professionnelle disciplinaire est forte. Au début, elle s’est construite au travers les stages de Sèvres et en proximité avec les premiers inspecteurs. Elle a été périodiquement réactivée au travers ce qui a été considéré comme des attaques contre l’existence de la discipline ou son « identité » (le « nous nous battrons pour un adjectif » de 1980). Aujourd’hui encore la formation en IUFM y contribue, ainsi que les initiatives de l’Association des professeurs de sciences économiques et sociales (APSES) : stages nationaux, universités d’été. Ce sentiment identitaire s’enracine dans des motivations communes. L’enquête déjà citée de Gisèle Jean et Daniel Rallet montre que dans les motivations des professeurs, ce qui prime c’est, pour beaucoup, une dimension politique : le « refus d’une carrière marchande » et le rejet de « la logique et des valeurs de l’entreprise ». 18 Mais l’aspect principal est didactique : un intérêt intellectuel pour une matière pluridisciplinaire, dont l’objet impose des actualisations fréquentes, une volonté de participer à la formation du citoyen. L’enquête menée par Thomas Benatouïl 21, si elle met à jour la diversité des positionnements par rapport au « modèle pédagogique » de la discipline, en partie liée à la diversité des trajectoires, confirme néanmoins la prégnance de cette dimension civique. La majorité des enseignants de SES interrogés manifestent leur volonté de ne pas seulement transmettre des connaissances, mais, ce faisant, de fournir des outils de compréhension du monde et de construction d’un esprit critique. L’engagement dans la discipline s’accompagne souvent d’un engagement associatif et syndical. Un professeur de SES sur quatre environ adhère à l’APSES. Et si on ne retient que le public, le taux doit approcher un sur trois. C’est une proportion particulièrement élevée. De même, la proportion de professeurs de SES syndiqués est particulièrement forte. Le SNES, à lui seul, en syndique environ 1200. Si on ajoute les adhérents des autres syndicats, on peut estimer q’un professeur de SES sur trois, et même probablement un sur deux dans le public est syndiqué, ce qui est une proportion supérieure à la moyenne des enseignants du secondaire. Leur formation et le contenu de leur enseignement les placent dans une situation particulière. Leurs connaissances des transformations économiques et sociales, des enjeux de la politique économique, des mécanismes de la reproduction et de la mobilité sociale etc. les conduisent souvent à un point de vue mieux informé et ainsi à joindre engagement dans la discipline et engagement associatif et syndical. Les élèves de la série économique et sociale Au cours de l’année scolaire 2000-2001, 424.750 lycéens ont suivi un enseignement de SES, soit 92.180 en Terminale ES, 86.770 en Première ES et 245.800 qui suivaient l’option de SES en Seconde. Cette option était choisie en Seconde par environ la moitié des élèves (Seconde générale et technologique). Les élèves de la série ES représentent un peu plus de 25% des effectifs des séries générales, proportion plutôt en hausse depuis quelques années, et environ 17% de l’ensemble 21 Thomas Benatouïl, « Le rapport à la norme pédagogique : le cas des SES », DEES n° 109, octobre 1997. 19 des lycéens. En Première, les choix d’option se répartissent ainsi : mathématiques 40 %, sciences économiques et sociales (« science politique ») 35 % et langues vivante 25 %. En Terminale, 38,7% suivent la spécialité maths, 38,4 % la spécialité SES et 22,9 % la spécialité langue vivante. En 2000, un peu plus de 75 000 baccalauréats ES ont été décernés. Ces bacheliers sont aux deux tiers environ des filles (64%), contre 58% dans l’ensemble des baccalauréats généraux. Et, en ES comme ailleurs, les filles ont de meilleurs résultats : leur taux de réussite est supérieur d’un peu plus de 5 points à celui des garçons. Si les taux de réussite au baccalauréat ES ne différent pas de ceux des autres baccalauréats généraux, la proportion de mentions attribuées y est moindre : 22% contre 32% dans l’ensemble des baccalauréat généraux. Au début des années 70 on comptait environ 20% de bacheliers dans une génération. Aujourd’hui la proportion semble à peu près stabilisée vers 60%. Dans les années 70 et au début des années 80, la série B a accueilli une bonne part des « nouveaux lycéens », mais l’explosion des effectifs lycéens à partir de 1985 résulte surtout du développement des séries technologiques et de la création des baccalauréats professionnels après 1985-86. A partir de cette date, la composition sociale des séries d’enseignement général se stabilise (entre 1984-85 et 1994-95, la part des élèves d’origine sociale moyenne ou supérieure est stable), alors que celle des baccalauréats technologiques se « prolétarise »22. Ce constat se retrouve dans l’étude de Bernard Convert menée dans l’Académie de Lille 23. Dans cette étude, l’espace des séries du baccalauréat est apprécié selon deux dimensions : la proportion d’élèves d’origine aisée (cadre moyen ou supérieur, chef d’entreprise – au sens de l’INSEE, ou membre des professions libérales) d’une part et la proportion d’élèves à l’heure (ou en avance) qui, on le sait, est un indicateur de « qualité » scolaire. En 1987 les élèves de B se trouvaient socialement proches de ceux de A et de D, mais plus souvent « en retard ». En 1996, la série ES a un recrutement social un peu plus favorisé que la L, légèrement moins que celui de la S spécialité SVT (la moins « bourgeoise » des S) et un pourcentage d’élèves « à l’heure » identique à ces deux autres séries. En 1996 comme en 1987, l’espace social de la série 22 Pierre Merle, « La transformation de l’enseignement secondaire français » dans L’école ,l’état des savoirs La Découverte 2000. 23 Bernard Convert, « …Une quelconque hiérarchie des formations… » dans DEES, n° 115, mars 1999. 20 économique et sociale est aussi éloigné de celui de la C/S spécialité maths que de celui des baccalauréats technologiques. Bref, on pourrait caractériser cette la « ES » comme une série féminine, d’élèves moyens de classe moyenne ! Le baccalauréat économique et social … et après. Curieusement, les débouchés du baccalauréat économique et social font périodiquement l’objet de polémiques. Voyons donc les chiffres d’un peu plus près. Les bacheliers ES de 1999 ont, en majorité (62,3%) rejoint un premier cycle universitaire, 28% se dirigeant vers des études supérieures courtes (IUT, STS essentiellement), 5,5% intégrant des CPGE 24 et la même proportion des écoles (de gestion/commerce le plus souvent) à recrutement niveau bac.25 Parmi ceux qui s’inscrivent en DEUG, un peu plus de 15% choisissent le droit et la même proportion des études de sciences humaines et sociales (sociologie, psychologie, histoire, géographie…). 9,5% s’inscrivent en économie-gestion et 8,3% en AES26. Bref, économie, droit, sciences humaines… les choix des bacheliers ES sont cohérents avec les orientations dominantes de la série. Ainsi, en 1997-1998, les bacheliers ES représentaient 60% des entrants en sciences économiques et gestion, 50% en AES, 40% en droit et 30% en sciences humaines et sociales. Le taux de réussite en DEUG, toutes disciplines confondues, des bacheliers ES est équivalent à celui des bacheliers L et inférieur de 10 points à celui des bachelier S. Mais si on ne retient que les bacheliers à moins de 19 ans (les « meilleurs »), les taux sont à peu près identiques pour les bacheliers issus des trois séries générales. Cela est d’autant plus intéressant à noter que les bacheliers ES sont sur-représentés dans les DEUG les plus sélectifs : droit et sciences économiques27. Néanmoins, à s’en tenir aux seuls DEUG d’économie-gestion, le « taux d’accès en deuxième 24 IUT : Institut Universitaire de Technologie ; STS : Section de technicien supérieur ; CPGE : Classe Préparatoire aux Grandes Ecoles. 25 Bruno Magliulo, Que faire avec un Bac ES, L’Etudiant, édition 2001. 26 AES : Administration Economique et Sociale. 27 DPD, Note d’information n° 01.11, février 2001. 21 cycle »28 des bacheliers ES est nettement inférieur à celui des S. Mais cela est variable selon les universités et l’orientation plus ou moins formalisée des premiers cycles d’économie. Terminons avec quelques mots sur les filières les plus cotées. En 2000-2001, 39% des entrants dans les classes préparatoires économiques et commerciales étaient des bacheliers ES (contre 51% de bacheliers S) 29, et, selon Bruno Magliulo environ 400 bacheliers ES ont intégré une des quatre « grandes » écoles de gestion. Ces mêmes bacheliers ES sont environ 40% des admis des Instituts d’Etudes Politiques. Seules les prestigieuse classes préparatoires lettres et Sciences Sociales leur sont encore peu ouvertes : 26% des entrants en 2000, deux fois moins que de bacheliers S. On le voit, le succès que rencontrent les SES et la série économique et sociale auprès des élèves et des familles (voir supra) s’explique aussi par la formation qui y est assurée et par les débouchés que ce baccalauréat offre dans l’enseignement supérieur. Conclusion L’enseignement des sciences économiques et sociales est semble-t-il une spécificité française. Nous savons qu’existent des enseignements d’économie dans certains pays et des formations aux sciences sociales dans certains cursus, souvent dans une finalité explicitement « socialisatrice » au sens strict. Ainsi le projet d’enseigner l’économie comme sciences sociales et de joindre à cet enseignement des éléments de sociologie, en tant que connaissances ayant des références savantes, paraît rare ou inexistant, plus encore celui de constituer ce programme en discipline scolaire. Ayant envisagé de donner un aperçu synthétique des formes d’enseignement analogues existant dans d’autres pays, nous avons finalement renoncé à en faire le bilan. En effet, il n’y a guère de travaux qui puissent nous renseigner avec suffisamment d’exactitude. D’abord les éléments de comparaisons internationales sont encore assez rares, mais surtout ils ne portent pas souvent sur les contenus 28 Indicateur construit différemment du taux de réussite cité plus haut, et moins fiable, d’après les auteurs de la note d’information citée ci-dessus. 29 DPD, Note d’information n° 01.13, mars 2001. 22 curriculaires. A cela de nombreuses raisons dont l’organisation variable des cursus du second degré selon les systèmes éducatifs, les significations différentes qu’y prennent les termes « matières », « disciplines « ou « curricula » (voir chapitre 2), le niveau différent dans la prise de décision, qui, concernant les contenus, peut parfois être assez décentralisé, rendant inopérantes les comparaisons sur une base nationale, enfin l’absence fréquente de statistiques permettant d’apprécier l’importance réelle de l’enseignement quand il existe. L’enseignement des Sciences économiques et sociales, en tant qu’il est inclus dans une discipline scolaire, a rencontré bien des difficultés pour s’insérer dans les lycées français. Il possède en effet une caractéristique assez inhabituelle, celle de revendiquer ses multiples références savantes en défendant le caractère centralement didactique de son objet, au service d’une éducation à la fois à l’économie, aux sciences de la société et à la citoyenneté critique. Le succès de son insertion nous semble tenir paradoxalement à l’obstination qui a été mise par le corps enseignant dans le maintien de cette orientation, à la fois contre les autorités de tutelle, comme nous l’avons vu, et face aux difficultés de la mise en œuvre, comme nous allons le voir. 23