LETTRES ARTS SPECTACLES PHILO Suite de la page 69 Dans ce camp-ci, on a beau jeu de souligner qu'Adam et Maggie ont très consciemment acheté leurs époux; comme de beaux objets dispendieux; tjue Maggie, si souvent présentée dans une lumière christique, comme un ange de la rédemption, mène une manœuvre trop savante pour être honnête ; qu'elle ne dédaigne ni la ruse, ni le mensonge, ni le bref plaisir dé la cruauté ; que l'innocence d'Adam lui-même, énigmatique personnage dont on ne sait jamais ce qu'il comprend de l'histoire qu'il vit, est douteuse. Bref, il pou rait bien se faire que le couple trompeur ait été dès l'origine le plus trompé. Pour peu qu'à leur méfiance des nantis ils ajoutent lin brin de féminisme, les critiques sont alèrs persuadés que la vraie innocente du livre, c'est Charlotte, achetée, exilée, trahie par tous, attachée pour la vie à son mari propret par « un long licol de soie passé autour de son beau cou ». Et de fait, même si un défaut de tendresse, aussi évident chez Charlotte que là fêlure dans la coupe d'or, empêche: de rendre tout à fait les unies aux « antiververiens », force est d'admettre que c'est elle, dans ce roman étouffé, qui fait passer le vent de la liberté. «Dans ce 'cercle trop resserré, comme au débouché dans la mér large ouverte d'un chenal étranglé, toutes les défenses furent rompues, emportées tout céda, tout se mêla, se confondit » : l'atidace de Charlotte est même capable, lé temps d'un brûlant paragràphe, d'ariagher James aux prudences de son style 'oblique et allusif. , , ; LE GOÛT DU BONHEUR Dans la revanche de Maggie sur Charlotte, on peut donc lire bien autre chose que la victoire du Bien sur le Mal, et une fois encore James n'a pas résisté au plaisir sadique de nous laisser errer entre les interprétations. Pour commencer, peut-on jamais prendre une vraie revanche ? (« la Revanche », nouvelle qui donne son titre au recueil de Balland, magnifiquement préfacé comme à l'habitude par Diane de Margerie, en fait précisément douter). La revanche , de Maggie, acquise au prix de deux séparations (Celle d'Amerigo et de Charlotte, celle d'Adam et de Maggie), a-t-elle le goût du bonheur? Maggie n'aura pas la coupe tout entière, seulement un de ses trois morceaux : progresser dans l'existence, selon James, c'est toujours s'enfoncer dans un royaume de restriction. Le troisième fragment lui-même est-il exempt de toute fêlure ? L'étreinte des époux clôt le conte de fées, et pourtant la dernière phrase n'annonce pas, comme on s'y attendait, le bonheur et de nombreux enfants, mais de la « crainte » et de la «pitié ». Ces mots ont été immensément glosés. Comme James ne nous aide guère à les interpréter dans la préface qu'il a écrite pour « la Coupe d'or », l'un de ses textes les plus obscurs, retenons seulement cette leçon mélancolique : pour l'acuité de la vision, ce don des fées que reçoit la petite Maggie, le prix à payer est le chagrin qu'elle mêlera désormais à tout. MONA OZOUF 70 Vendredi 22 février 1985 Jacques Bouveresse l'inclassable poursuit son exploration de la philosophie contemporaine avec un ouvrage au titre visconto-kantien « Rationalité et cynisme »* LE NOUVEL OBSERVATEUR. — Le premier chapitre de votre livre s'intitule « Tristesse du savoir ». Pas très gai ! JACQUES BOUVERESSE. — J'enregistre simplement une impression qui prévaut de plus en plus aujourd'hui et qui a pour corrélat ce que Sloterdijk, dans sa « Critique de la raison cynique », appelle le cynisme généralisé et diffus qui caractérise l'époque actuelle (1). N. O. — C'est-à-dire ? J. BOUVERESSE. — Je suis bien obligé de constater, comme tout le monde, que les progrès du savoir nous offrent dans l'ensemble peu de raisons de nous réjouir et d'espérer, Comme dit Sloterdijk, le problème n'est plus tellement d'en apprendre davantage mais plutôt de réussir à vivre avec ce que nous savons, de tenir compte des leçons de réalisme que nous avons dû subir sans pour autant devenir complètement passifs ou complètement cyniques. N. O. — Vous pensez avec Sloterdijk que nous sommes entrés dans l'ère cynique ? J. BOUVERESSE. — Le constat de Sloterdijk me semble, au total, assez exact. La critique de l'idéologie est en train d'épuiser ses effets, parce qu'il est de plus en plus difficile d'apprendre aux gens quelque chose qui pourrait réellement les gêner. La plupart du temps, ils savent déjà et n'en continuent pas moins d'agir de la même façon. Ce qui était autrefois l'apanage d'une élite cynique qui se croyait désignée pour assumer, en toute lucidité, la charge écrasante du savoir et de l'immoralité est en train de se transformer en un phénomène général. L'abandon de certaines naïvetés idéalistes constitue incontestablement un progrès dans l'ordre de la connaissance et de la conscience. Mais il a aussi inévitablement un effet démoralisateur. Thomas Mann dit, dans un essai sur Freud, que l'anti-intellectualisme (apparent) de doctrines comme la psychanalyse doit se limiter à la connaissance et ne doit pas être autorisé à empiéter sur la volonté. Dans mes moments de pessimisme, il m'arrive de penser que la critique de l'idéologie n'a pas rendu au total les intellectuels français beaucoup plus intelligents et a, en revanche, considérablement affecté et , (*) Editions de Minuit, 232 pages, 75 F. pour finir annihilé complètement leur volonté. N. O. — Tout votre premier volume (2) s'attachait à critiquer sévèrement l'« irrationalisme » contemporain, au nom de notions comme celles de vérité ou d'objectivité. Est-ce qu'il n'y a pas une contradiction à dire, d'une part, que trop savoir pousse au cynisme et à ..léfendre, d'autre part, le savoir contre ceux qui l'attaquent ? J. BOUVERESSE. — D'une certaine façon, comme j'essaie de le montrer, l'effort de rationalité, lorsqu'il est poussé jusqu'au bout, peut très bien déboucher finalement sur le cynisme. Le cynique est quelqu'un qui se présente comme un individu parfaitement rationnel et même le seul rationaliste tout à fait conséquent. D'un autre côté, vous avez parfaitement raison de remarquer qu'il y a également du cynisme dans le fait de considérer qu'il y a des choses qu'il vaut mieux ne pas savoir. La philosophie des Lumières a comporté dès le départ, chez certains de ses représentants (par exemple, Voltaire), une composante implicitement ou explicitement cynique : il n'est pas souhaitable que tout le monde soit instruit et éclairé; cela devrait être réservé à une minorité qui peut à la fois supporter le savoir acquis et l'utiliser avec discernement. Ce que je peux dire est qu'il est de plus en plus difficile d'échapper à la question de Nietzsche : quelle est exactement la quantité de vérité que l'homme peut supporter sans risquer d'être détruit par elle ? N. O. — Malgré votre insistance sur le danger dé cynisme, les deux volumes de votre ouvrage constituent un plaidoyer en faveur de la connaissance et du savoir, de la rationalité et de la compétence, etc. Ils voient le jour au moment même où ces notions sont réhabilitées dans l'air du temps et jusque dans les discours officiels. Que pensez-vous des proclamations actuelles en faveur de l'« effort » et du « savoir » ? J. BOUVERESSE. — Mon livre était achevé bien avant que l'on ne redécouvre tout à coup que des notions comme celles de savoir, de (I) Le livre de Peter Sloterdijk a été publié en 1983 aux Editions Suhrkamp. (2) « Le Philosophe chez les autophages », Minuit, 1984.