Séquence : « Quand on n`a que l`amour

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Séquence : « Quand on n’a que l’amour »
L.A.
« Roman », Cahiers de Douai, Arthur Rimbaud, 1870
Elevé au milieu du XIX ème siècle dans une atmosphère sévère, le jeune Arthur
Rimbaud fuit dès qu’il le peut Charleville, sa ville natale où il s’ennuie beaucoup.
L’une de ses premières fugues le conduit à Douai chez son ancien professeur de
rhétorique, Georges Izambard, qui lui présente Paul Demeny, un ami éditeur. Celui-ci
publie le premier recueil poétique d’Arthur Rimbaud. Parmi les œuvres de ce qu’on
appelle aujourd’hui les « Cahiers de Douai » figure « Roman », écrit par Arthur à
seize ans. Ce poème en quatrains rimés évoque le souvenir d’une rencontre
amoureuse dont le cadre est une petite ville, probablement Charleville. Le jeune âge
du poète et peut-être le sentiment de liberté qu’il éprouve loin de chez lui expliquent
l’insouciance du ton adopté dans « Roman ». Cette légèreté provient notamment de
l’impression d’ivresse suggérée par le poème et de sa tonalité humoristique.
I)
Une légèreté associée à l’ivresse :
a) D’un « café(s) » l’autre :
Le poème s’ouvre et se ferme sur la mention des « cafés » V 2 et v 39.
Cette structure circulaire s’adapte parfaitement bien au thème de
l’ivresse.
( -champ lexical de l’ivresse : « cafés » v 2 , « vigne » v 8 « bière »v 8, « on se
laisse griser » v 13, « champagne » v 14 , « vous monte à la tête » v 14
- exaltation du jeune homme visible aux phrases averbales et/ou
exclamatives : v 2-3, 3 ème strophe, v 13 v 25
- champ lexical de la folie, de l’absence de raison : « on n’est pas sérieux v
1 v 31, « on divague v 15 », la métonymie « le cœur fou » v 17 qui montre
que le cœur devenu sujet commande au jeune homme )
Pourtant comme un jeune homme légèrement ivre, le poème balance entre la
griserie offerte par l’alcool et d’ autres causes possibles .
En effet, au début du poème, dans la première partie (I) , c’est la lassitude
de l’ivresse donnée par la boisson qui est soulignée :
- par le groupe nominal prépositionnel « foin des bocks et de la limonade » v 2
et l’adjectif péjoratif « tapageurs » v 3 = bruyants.
- L’ivresse est procurée la « bière » v 8 , alcool considéré habituellement
comme peu raffiné , et la mention des « vigne » v 8 pour le vin en fait quelque
chose de rustique
A la fin du poème, au contraire, l’attirance pour les cafés est ranimée par la
rupture avec la jeune fille (rupture matérialisée par les points de suspension et les
tirets v 29)
Les cafés sont alors caractérisés de façon positive par l’adjectif
« éclatants » v 29
b) Un tourbillon de sensations :
Plutôt qu’à l’alcool, l’ivresse du jeune homme est due à une profusion de
sensations remarquable dès le 3ème vers comme le soulignent les
polyptotes du verbe « sentir » et de l’adjectif/adverbe « bon » (utilisés
dans plusieurs sens justement) :
- « sentent bon v 5 = dégagent une odeur agréable, « on se sent aux
lèvres un baiser » = on a la sensation tactile d’un baiser
- « Sentent bon » (agréablement) vs « bons ( = tièdes) soirs de juin »
Toutes les catégories de perceptions sensorielles sont convoquées, :
auditive « tapageurs » v 2, « vent chargé de bruits » v 7, allitération en t des
« petites bottines » de la jeune fille v 22
- olfactive : « parfums » de la végétation ( « les tilleuls sentent bon » v 5 ,
anaphore et parallélisme insistant sur le mots « parfums » v 8),
- tactile : « si doux » v 6, « frissons »12, v 15/16 « on se sent aux lèvres un
baiser/ Qui palpite là… »
- visuelle : adjectifs de couleur :« verts » v 4, « azur sombre » v 10,
« blanche » v 12
Parfois il y a même synesthésie, confusion, mélange des sensations, comme
dans les vers 7et 8 où le vent mêle sons « bruits « et « parfums ».
-
Ces sensations sont provoquées par le cadre de la rencontre, mais aussi
par la présence de la jeune fille rencontrée. Elles envahissent un jeune
homme dont le corps et l’imagination s’éveillent à l’amour .
Le corps du jeune homme est si ouvert aux sensations que même l’invisible et
l’impalpable vent prend consistance (métaphore « le vent chargé de bruits » v 7)
Les sensations physiques sont décuplées par l’imagination : elles
accompagnent les fantasmes d’un baiser et d’une rencontre amoureuse (
métaphore v 14 : « la sève (double sens végétal et sexuel) est du champagne et
vous monte à la tête » v 14 )
c) Une ivresse d’amour servie par une imagination débridée :
L’imagination du garçon de dix-sept ans, stimulée par ce tourbillon de
sensations, métamorphose la réalité et participe de son ivresse.
Pour mieux goûter les plaisirs que lui offrent « les bons soirs de juin », le
jeune homme « ferme la paupière » v 5 et se coupe de la réalité ; celle-ci,
a priori banale, se pare grâce alors de poésie ; les triviales « vigne » et
« bière » s’auréolent de « parfums » annonçant une présence féminine et
révélant le rêve d’amour du jeune homme .
Cette imagination suit les caprices d’un jeune homme qui change
brutalement d’avis ou de centre d’intérêts ; ces sautes d’humeur sont
mimées par les ruptures opérées par les tirets : v3-4, le tiret marque le
changement de lieu, vers 9 : changement de sensation, on passe aussi
d’une impression générale (la ville) à un détail « un tout petit chiffon »
Le pouvoir de l’imagination est montré comme un pouvoir magique faisant
surgir le théâtre de la rencontre rêvée, l’utilisation d’une phrase sans verbe
principal pour composer la 3ème strophe et du présentatif « voilà » v 9 le
suggère.
Le jeune homme est ivre de ce pouvoir sans limites, ivre de la liberté
que lui permet son imagination, libre et sauvage comme Robinson
Crusoé, qui inspire à Rimbaud un nouveau verbe, le néologisme
« Robinsonne » v. 18.
Peu à peu, l’adolescent perd de vue la réalité ; son « cœur » devient le
sujet de ses actions et les » romans », œuvres de fiction lues ou
imaginées par le garçon, une sorte de pays que l’on peut parcourir,
comme le souligne la préposition « à travers » v 17.
C’est l’imagination de l’adolescent qui le prédispose au coup de
foudre pour « une demoiselle aux petits airs charmants » dont le portrait
est à peine esquissé par cette périphrase abstraite et idéalisée v 19 ; au
moment du face à face, le lecteur, déçu n’a droit qu’à une ellipse, trois
points de suspension v 23.
L’anaphore « vous êtes amoureux » v 25-26, la majuscule au pronom
personnel« la » , v 26, « l’adorée » qui est une appellation hyperbolique v
28 montrent un jeune homme ivre d’aimer.
Pourtant ces exagérations, la platitude du discours amoureux témoignent
que l’auteur se livre à une satire de l’adolescent romantique pleine d’autodérision.
II)
Humour, satire et parodie : on n’est pas sérieux quand on a dixsept ans :
a) L’auteur s’amuse à brouiller les frontières des genres littéraires :
Le titre « Roman » est décalé pour un poème ; de plus, il marque le côté
fictif de la rencontre qui va être racontée.
La division en quatre parties indiquées par des chiffres romains peut
signaler un rapprochement avec le genre du roman (chapitres) ou du
théâtre (actes)
L’auteur fait bien un récit « Un beau soir » v 2, « un soir » v 28 mais il
raconte au présent, temps des didascalies de théâtre
On dirait bien aussi que la rencontre amoureuse n’est en fait qu’une
illusion théâtrale : le terme « encadré » v 10 fait penser à un tableau ou à
un cadre de décor, le nom « chiffon » v 9 employé pour désigner le ciel
« d’azur sombre » laisse imaginer une toile peinte et un tissu de piètre
qualité, comme ceux dont doivent se contenter les comédiens ambulants .
De même, l’adjectif « mauvaise » qui caractérise le mot « étoile » v 11 a
ici le sens de « pauvre », « peu chère », ce qui laisse penser qu’il s’agit
d’un accessoire de théâtre.
Le contraste est trop appuyé entre la « clarté d’un pâle réverbère « v 19 =
pléonasme et « l’ombre du faux-col », lumières de théâtre
De plus, l’amoureux est assimilé à un chanteur d’opéra, puisqu’au moment
du coup de foudre il avait sur les lèvres des airs d’opéra, des
« cavatines ».
Il y a mise en abyme comme dans les comédies, puisque le jeune homme
montré dans le poème écrit lui-même des poèmes, des « sonnets » v
b) Satire de l’amour romantique et auto-dérision :
Il y a une sorte de distance entre le Rimbaud amoureux et celui qui raconte
la rencontre et la commente ; à l’aide de tirets, Rimbaud passe de l’un à
l’autre rôle : v 2, v 13, 26, 31, le passage du » on » (qui inclut l’auteur) au
« vous » qui met à distance l’amour marque aussi que le poète ne prend
pas son personnage d’amoureux au sérieux.
L’amour du jeune homme est ridiculisé, devient grotesque, par une
métaphore qui chosifie l’amoureux, assimilé à un meublé : « Loué jusqu’au
mois d’août », v 25
Cette date souligne bien le caractère éphémère de cette histoire d’amour
au contraire de l’amour romantique.
On peut peut-être lire une parodie du Romantisme dan sl’expression :
« nuit de Juin » v 9 qui peut faire penser aux « Nuits » de Musset, poète
romantique (« La Nuit de mai », La nuit de décembre » sont les plus
connues .
De plus, le jeune amoureux se garde bien de mourir d’amour comme les
Romantiques, seules « meurent les cavatines » v c‘est à dire les airs
d’opéra qu’il chantait au moment d’apercevoir le visage de la femme
aimée.
On se moque d’ailleurs de sa naïveté à travers le jugement sur lui porté
par la jeune fille « immensément naîf » v 21 et parce qu’il craint
exagèrement le père au point de trouver son « faux-col effrayant » v 20
On se moque de l’idéalisation de la femme aimée, mise sur un piédestal
(La, l’adorée) , elle est pourtant délaissée pour les cafés de façon très
volontaire (le jeune homme est le sujet de verbes d’action : « vous rentrez
aux cafés éclatants, vous demandez des bocks « v 29-30) au moment
même où elle écrit une lettre au jeune homme, la lettre étant un élément
indispensable des histoires d’amour romanesques.
Le cadre de la rencontre comme la femme aimée elle-même sont
ridiculement réduits à l’aide de la répétition de l’adjectif petit v 9 et ses
variations : « petite » v 12, « petits » v 19, « petites » v 22
Les sonnets, qui appartiennent traditionnellement au genre de la poésie
amoureuse et savante, sont tournés en dérision par le biais de la réaction
de la jeune fille « La font rire » v 26
Le retour des premiers vers à la fin du poème montre que l’histoire
d’amour peut recommencer, ce qui témoigne de la légèreté du propos.
Conclusion :
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