Ken WEINSTEIN

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Ken WEINSTEIN. – C'est une idée profondément erronée. Contrairement à l'impression que
pourraient laisser les récents articles dédiés aux réactions américaines, le rejet massif du
projet de Constitution européenne par les Français ne représente pas un motif de satisfaction
pour les Américains. Aux Etats-Unis, la perspective de l'unification européenne n'a pas cessé
d'être soutenue et encouragée. Un intellectuel comme Fernando Savater se trompe quand il
affirme, dans les colonnes du Figaro, que le non des Français et des Hollandais est «un très
beau cadeau fait à George W. Bush». Lorsque l'académicien René Rémond affirme pour sa
part qu'en se privant du traité les Européens «servent les intérêts conjugués de Londres et de
Washington» il ne traduit pas non plus le sentiment dominant aux Etats-Unis.
Reste que, par certains aspects, la campagne de certains partisans du oui n'a pas
manqué d'agacer les nombreux partisans de l'Union européenne que compte
Washington.
Pourquoi, au juste ?
Je songe à ces argumentaires en faveur du traité qui ont consisté à expliquer, d'une façon
presque automatique, que l'adoption de la Constitution permettrait de créer un «contrepoids»
aux Etats-Unis, via l'avènement d'une «Europe puissance». Quitte à ajouter que ce contrepoids
était d'autant plus nécessaire qu'à l'abri de son bureau ovale le président Bush poursuivait
inlassablement la division de l'Europe... Faire des Etats-Unis un épouvantail à agiter n'a, de
loin, pas été l'option la plus pédagogique et la plus responsable de la campagne
préréférendaire.
Les Etats-Unis n'ont-ils pas par trop tendance à reprocher à l'Europe de s'abstraire de
la scène du monde, pour mieux la décourager quand elle manifeste la volonté d'agir ?
Sincèrement, je ne le crois pas. N'oubliez jamais que, dès la fin de la Seconde Guerre
mondiale, la réconciliation franco-allemande a été l'une des priorités de la diplomatie
américaine. Tout au long de la guerre froide, Washington s'est efforcé d'accélérer l'avènement
d'une Europe politique puissante et unie, solidement alliée aux Etats-Unis, dans l'intention de
faire pièce à l'Empire soviétique. De la même façon, face aux défis du monde contemporain –
le terrorisme et la prolifération d'armes de destructions massives entre les mains d'Etats
voyous comme l'Iran et la Corée du Nord –, l'Amérique sait qu'elle a besoin d'un partenaire
capable de comprendre et d'assumer ses responsabilités dans le monde, et en priorité au
Moyen-Orient. Par ailleurs, l'Europe que Washington appelle de ses voeux doit être capable
de défendre ses propres frontières sans demander constamment l'aide aux Etats-Unis (comme
ce fut le cas, en 1999, pour mettre fin aux nettoyages ethniques au Kosovo). C'est une Europe
fiable en somme, capable de peser militairement et cessant de se complaire, comme Robert
Kagan l'a bien expliqué, dans La Puissance et la Faiblesse, en un paradis postmoderne.
En quoi la Constitution, si elle est sauvée dès aujourd'hui à Bruxelles, permettra-t-elle
justement à l'Union de s'extraire de son «paradis postmoderne» ?
Parce que le renforcement de l'Union européenne est l'outil idéal, à la fois pour s'arracher au
rêve irréaliste d'une fin de l'histoire et des conflits, et pour moderniser, autrement dit ouvrir
certaines économies européennes. A commencer par celles de la France et de l'Allemagne,
dont les «modèles sociaux» sont plus que jamais en panne. Et qui auraient bien besoin
d'appliquer les principes du libéralisme qui ont marché partout ailleurs...
Le problème de l'Union européenne, n'est-ce pas plutôt sa volonté de n'être qu'un
projet, sans héritage et sans passé, comme en témoigne le bannissement de la référence à
Périclès du préambule de la Constitution (2) ?
C'est le philosophe Joao Carlos Espada, de l'Université catholique de Portugal, qui a le mieux
expliqué un problème central de la construction européenne : le rôle très faible, sinon
invisible, de ce qu'Edmund Burke a appelé «little platoons», les petits groupements, qui sont
nos premières bases d'affection, autrement dit des communautés qui constituent la base de la
société civile, et où l'on apprend à exercer sa responsabilité individuelle en prenant des
initiatives pour le bien-être de nos communautés.
En France, certains parlent d'une «crise de régime». Qu'en pensez-vous ?
La crise du système français, favorisant les extrêmes et le discrédit des élites, est un motif
d'inquiétude pour les Etats-Unis. Aussi l'Union européenne, au travers de certaines mesures
libérales, est-elle susceptible d'entraîner une véritable «relance» pour la France. Ce n'est pas
en promouvant la Constitution comme un «rempart contre le libéralisme» que le président
français peut escompter faire avancer les mentalités dans son pays. Et barrer la voie à la
déferlante de populisme et d'antiélitisme qui agite une partie de l'opinion publique.
Cependant, les Etats-Unis, parce qu'ils sont la plus ancienne des démocraties
constitutionnelles du monde, s'inquiètent légitimement de la vision élitiste qui a prévalu dans
la construction européenne ces dernières années.
Vision élitiste, dites-vous. Parce que, comme le déplorait récemment Bill Kristol, du
Weekly Standard, les peuples ont toujours été négligés depuis le traité de Rome ?
En effet, l'Europe doit être construite par ses peuples et non par une avant-garde : tel est, s'il
fallait encore le répéter, le message du 29 mai. De ce point de vue-là, le non, même s'il est un
choix que je déplore, ne témoigne pas simplement d'un réflexe populiste, mais de la volonté
délibérée des citoyens de se réapproprier une aventure qui donne l'impression de leur
échapper.
Parce que l'Occident doit rester uni face aux nouvelles menaces internationales ?
L'unité du monde occidental doit en effet demeurer notre souci partagé. Des droits de
l'homme à la démocratie en passant par le sécularisme ou l'économie de marché, nous
partageons des valeurs communes, même si nous pouvons avoir nos spécificités dans nos
manières d'appliquer ces principes. De la même manière, le soutien à la constitution d'une
puissance européenne ne saurait se résumer à accepter l'émergence d'un «monde
multipolaire», cette chimère géopolitique – décidément tenace en France –, qui reviendrait à
donner carte blanche à des puissances non démocratiques comme la Chine et la Russie dans
leurs zones d'influence.
Soyons justes. La «chimère» d'un «monde multipolaire» est-elle encore autant à l'oeuvre
dans la diplomatie française qu'au temps de la guerre en Irak ?
Je ne suis pas aussi sûr que vous qu'elle ait disparu. Sinon, comment expliquer la persistance
de la vision chiraquienne d'une Europe qui s'inscrirait en contre-modèle des Etats-Unis ?
Comment rendre compte du succès remporté, en France, par cette thématique qui constitue un
non-sens historique et qui, si elle était appliquée dans la réalité, constituerait une menace pour
la cause de la liberté ? Il n'est dans l'intérêt d'aucun des deux bords de l'Atlantique que
l'Europe se construise en opposition et en confrontation aux Etats-Unis. C'est, à l'inverse,
d'une alliance des républiques démocratiques, à la manière de celle que professait Kant, dont
nous avons besoin aujourd'hui, pour faire avancer la cause de la liberté. La complaisance
envers les régimes non démocratiques prompts à déverser les haines et frustrations de leurs
populations sur l'Occident est la cause des menaces qui pèsent sur nous aujourd'hui.
Un objectif commun aux deux rives de l'Atlantique doit-il être, comme le réclament les
néoconservateurs, la lutte contre les «tyrannies» ?
La mise en commun de nos forces au Liban ou en Ukraine a été bien plus productive que nos
divisions autour de l'Irak. Il y a plus de deux siècles, des Français menés par La Fayette sont
venus défendre la cause de la liberté aux côtés des révolu tionnaires américains. Au XXe
siècle, ce sont les soldats américains qui, à deux reprises, franchirent l'Atlantique pour
défendre la cause de la liberté. Aujourd'hui, c'est ensemble que les puissances de la liberté
doivent défendre les hommes et les femmes qui se battent pour faire reculer la tyrannie.
Voyez-vous le président Bush prêt, pour sa part, à faire de son second mandat celui du
renoncement à l'unilatéralisme ?
Quoi qu'on dise, le président Bush n'a jamais agi d'une manière unilatérale. Et plus d'une
soixantaine de pays se sont associés à nous en Afghanistan, et une trentaine en Irak. Mais,
dans son deuxième mandat, on observe un changement de style, largement incarné par la
secrétaire d'Etat, Condoleezza Rice. Se manifeste la volonté de mieux trouver le moyen de
promouvoir l'engagement de ceux qui sont sceptiques à l'égard des buts de la politique
étrangère américaine
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