Philippe Langlet et Quach Thanh Tâm, Introduction à l

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Philippe Langlet et Quach Thanh Tâm, Introduction à l’histoire contemporaine du Viêt Nam de
la réunification au néocommunisme (1975-2001). Paris, les Indes Savantes, 2001, 248 p.*
Le quart de siècle postérieur à la réunification du Vietnam en 1975 apparaît comme une
période au cours de laquelle le Parti communiste vietnamien, qui a fait la preuve de la redoutable
efficacité de sa politique de guerre, s’est montré comme pris au dépourvu devant la paix
retrouvée1 : alors que la transition d’une économie de guerre à une économie de paix nécessite
une considérable réflexion critique, il révèle par contre son incapacité à répondre aux énormes
exigences de la reconstruction d’une nation longtemps déchirée. Or, ayant surmonté les
conditions adverses les plus formidables pour aboutir à sa victoire finale, le Parti communiste
vietnamien n’a jamais douté de l’infaillibilité de la vision scientifique du modèle marxisteléniniste sur lequel il s’est toujours appuyé pour ses modes d’organisation de l’économie et de
contrôle de la société. Mais au cours de la décennie suivante, la détérioration de la situation
politique, économique et sociale a ouvert une crise telle que la direction du Parti a été obligée de
procéder à une révision déchirante de ses doctrines et habitudes de gestion. En décembre 1986,
lors de son 6e congrès national, le Parti a dû reconnaître l’échec du modèle adopté depuis 1954
pour jeter les bases de la rénovation connue sous l’appellation de đổi mới (changement pour le
nouveau). Une réorientation du système économique allant dans le sens d’une organisation de
l’économie de marché provoque ainsi le passage de l’économie socialiste planifiée vers une
forme d’économie mixte (réhabilitation des entreprises privées dans l’agriculture comme dans
l’industrie et le commerce, amoindrissement du secteur public, décentralisation de l’octroi des
crédits, encouragement des investissements directs étrangers). Toutefois, l’acceptation et le
développement des mécanismes de marché continuent à s’inscrire dans le cadre de la poursuite
de la construction du socialisme, pour permettre de justifier le contrôle du Parti-Etat sur la
société, alors qu’en grande partie son pouvoir de contrôle sur l’économie se trouve réduit.
En effet, les réformes qui visent à rénover l’économie ne sont pas conçues pour saper les
bases mêmes du socialisme. Elles ne vont que dans le sens de la mobilisation des diverses forces
vives de la société pour que celles-ci participent à l’effort de rénovation, sans que le monopole
du pouvoir du Parti soit diminué en quoi que ce soit. Ecartant tout ce qui ressemble à une
démocratisation dans le sens libéral du terme, le Parti prône la stabilité sous le régime du
“centralisme démocratique”, car pour ses dirigeants la stabilité politique est absolument
nécessaire pour la réalisation des objectifs économiques. D’ailleurs, après la brusque accélération
qui a été imprimée au đổi mới en 1989-1991, le cycle des réformes semble s’épuiser : le
gouvernement se montre plus conservateur, comme redoutant les conséquences d’une trop
grande ouverture, en dépit de l’adhésion du pays depuis 1995 à l’ASEAN (qui s’explique en
partie par la volonté d’échapper à l’influence du grand voisin du Nord, la Chine). Les tentatives
pour freiner la coopération industrielle avec des firmes étrangères se traduisent par le retrait
rapide des investissements directs étrangers : ainsi, le niveau d’investissement étranger est en
1998 quatre fois moins élevé qu’en 1992.
Or, ce sont les contrôles imposés qui ont permis de présenter des bilans relativement
positifs, plutôt que des principes économiques appliqués judicieusement. En fait, les réformes
effectuées dans le sens d’une économie de marché ont entraîné des contradictions entre les
réalités quotidiennes et les objectifs idéalistes initiaux, et aggravé les effets négatifs du processus
économique, créant d’énormes inégalités sociales. Le fossé entre les résultats auxquels le pays a
besoin d’aboutir et ce que le modèle présent permet de réaliser ne cesse de s’agrandir, tandis que
se posent les questions sur la compétence de la direction et des institutions de l’Etat, questions de
plus en plus agitées au sein même de l’élite politique. Mais les dirigeants persistent à se dérober
à l’adoption de mesures politiques indispensables pour poursuivre la politique de rénovation, se
préoccupant principalement de maintenir la stabilité intérieure et l’unité du Parti, alors que
l’abandon du credo marxiste-léniniste induit un vide idéologique de plus en plus grand, que la
*
1
Publié dans : Outre-Mers Revue d’Histoire, n° 338-339 (1er semestre 2003), pp. 307-310.
Pour paraphraser Gabriel Kolko, Vietnam. Anatomy of a Peace. New York, Routledge, 1997, 200 p.
corruption fait de certains membres de l’appareil d’État et du Parti les ennemis internes mêmes
du socialisme, et que se développent les contestations de toutes sortes (extension de l’agitation
rurale au 4e trimestre de 1997 dans divers points du pays, revêtant un caractère particulièrement
dramatique dans la province de Thái-Bình ; protestations bouddhistes ; troubles chez des
minorités ethniques).
Tenant plutôt à restreindre le rythme et l’étendue du processus d’ouverture de l’économie
vietnamienne pour ne pas risquer d’ébranler les fondations de leur pouvoir, les dirigeants du
régime donnent l’impression de vouloir s’aligner désormais sur le modèle de la Chine. Le ViêtNam déclare en effet partager avec la Chine un intérêt commun pour la réussite de l’économie
socialiste de marché, parce qu’il se compte avec elle comme les deux seules nations parmi les
Etats socialistes subsistants susceptibles de promouvoir le développement par une politique de
rénovation. Ce rapprochement avec la Chine a été concrétisé par la conclusion d’un traité sur les
frontières terrestres (en décembre 1999) et d’un traité de délimitation des eaux territoriales dans
le Golfe du Tonkin (à la fin de 2000). Il n’en reste pas moins que le tableau actuel du Viêt-Nam
est très mitigé, même si ses dirigeants pensent qu’en limitant son intégration à l’économie
mondiale, il a réussi à préserver sa stabilité sociopolitique et à maintenir des taux de croissance
convenables.
C’est cette évolution sur un quart de siècle que se propose d’analyser l’ouvrage présenté
ici. Construit suivant un plan tripartite (1.- “Illusions et déceptions dans l’optimisme triomphant,
1975-1980”, pp. 13-54 ; 2.- “Difficile recherche d’une voie socialiste du développement dans les
années 1980”, pp. 57-115 ; 3.- “Les années 1990 : Essor d’un nouveau dragon ?”, pp. 117-201),
et complété par des données statistiques relevées entre 1985 et 1998 (pp. 213-218), il se veut
être, comme le proclame la quatrième de couverture, « le premier essai d’histoire contemporaine
du Viêt Nam… Conditions et réformes économiques, problèmes politiques et culturels, relations
internationales y sont exposés à la lumière d’informations récentes ». Mais la première phrase de
la conclusion, assez maladroitement exprimée du reste : « nous avons cherché à voir si le régime
qui s’est défini en 1980 comme un Etat de dictature prolétarienne… se référant au marxismeléninisme a été capable de favoriser l’essor des dynamismes dans tous les domaines, aussi
importants que l’autorité coordinatrice pour rattraper les retards accumulés en un quart de siècle
de guerre d’indépendance dans la déchirure nationale et comme front chaud de la guerre froide »
(p. 199), éclaire la démarche en réalité souvent apologétique des auteurs2. C’est dire que, malgré
l’abondance des données apportées, l’analyse des faits n’est pas toujours poussée à fond, les
séquelles persistantes de l’ancienne division Nord-Sud et les acquis laissés par l’ancienne
République sud-vietnamienne sont passés sous silence, et la complexité de certaines situations
est tout simplement escamotée3. Pour cette raison, nous avons préféré, pour ce compte rendu de
lecture, commencer paradoxalement par énumérer les aspects que nous estimons fondamentaux
mais qui n’ont pas été forcément traités par l’ouvrage lui-même, plutôt que d’en faire un résumé.
En fait, ce qui a peut-être fait défaut aux auteurs est une documentation pertinente, quoi
qu’ils aient pu dire à la page 225 à propos de leur bibliographie. Certes, des omissions ont pu
être sciemment faites (comme pour Philippe Papin, Viêt-Nam. Parcours d'une nation, Paris, La
Documentation Française, 1999, 179 p., ou pour l’auteur de l’étude sur les mouvements
bouddhistes dans les années 1960 à laquelle certaines phrases ont été empruntées sans que la
source en ait été mentionnée). L’on doit cependant s’étonner de l’absence d’ouvrages dont la
2
Sans compter certaines phrases mal tournées, mais qui constituent des lapsus bien révélateurs, croyons-nous,
comme à la page 22, s’agissant de l’ancienne rivale du régime de Hanoi : « la république du Viêt Nam, capitale
provisoire de Saigon ». Ou des contradictions, lorsqu’on affirme à la page 14 que « le Parti n’était pas devenu
satellite obéissant de qui que ce fût », pour parler une quinzaine de pages plus loin de la dépendance envers la
Chine et l’URSS (pp. 28-29).
3
Comme par exemple pour le traité de commerce signé avec les Etats-Unis le 13 juillet 2000, qualifié
laconiquement d’ « avantageux » (p. 159), sans savoir que les négociations en ont été entamées un an auparavant,
mais que la conclusion de l’accord américano-vietnamien a été ajournée en partie pour ne pas gêner les pourparlers
faits au même moment par la Chine pour se joindre à l’Organisation Mondiale du Commerce. De même, rien n’est
dit sur les traités de frontières terrestres et maritimes avec la Chine mentionnés plus haut.
consultation eût été des plus profitables, comme par exemple : Nguyễn Hưng Quốc, Văn học Việt
Nam dưới chế độ cộng sản [La littérature vietnamienne sous le régime communiste],
Westminster, Văn Nghệ, 1991, 385 p. ; William S. Turley & Mark Selden (ed.), Reinventing
Vietnamese socialism. Doi Moi in comparative perspective, Boulder, Westview Press, 1993, xiv361 p.; ou encore Anita Chan, Benedict J. Tria Kerkvliet, Jonathan Unger (ed.), Transforming
Asian socialism. China and Vietnam compared, Canberra, Allen & Unwin, 1999, vi-240 p.
Surtout, il est impardonnable de ne pas connaître cet instrument bibliographique inestimable
constitué par l’Indochina Chronology, publication trimestrielle consacrée aux événements
historiques et contemporains du Viêt Nam, du Cambodge et du Laos, lancée par Douglas Pike en
1982 à l’Université de Californie à Berkeley avant d’être transférée en 1997 à la Texas Tech
University à Lubbock, et dont le dernier numéro, après 20 ans d’existence, a paru en juin 2001,
au lendemain de la mort de son concepteur. Enfin, pour les données statistiques, il aurait fallu
comparer les chiffres fournis par les Annuaires statistiques officiels avec ceux des organismes
internationaux tels que le Fonds Monétaire International, la Banque pour le Développement de
l’Asie, la Banque Mondiale (Quarterly Update in Vietnam), le Vietnam Office du Programme
des Nations Unies pour le Développement (Vietnam Socio-Economic Statistical Bulletin).
Bref, si l’on ne doit pas méconnaître l’effort de synthèse que représente cette Introduction
à l’histoire contemporaine du Viêt Nam, elle est néanmoins loin de constituer un instrument de
travail entièrement fiable, par insuffisance de documentation aussi bien que par une sorte de
laxisme dans l’exercice du sens critique. Et c’est bien dommage.
Nguyên Thê Anh
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