le prix de la puissance

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ÉDITORIAL
LE PRIX
DE LA PUISSANCE
Q
uoique momentanément affaiblie par les conséquences de la réunification (mais ce moment peut être long), l'Allemagne demeure une
puissance en Europe. Certes aucun pays européen n'est plus une
puissance mondiale comme ce fut le cas pour plusieurs d'entre eux
jusqu'à la Deuxième Grande guerre. Nous sommes tous devenus des puissances de second rang dont le rayon d'autonomie est limité, mais parmi ces
États plus ou moins secondaires dans le monde d'aujourd'hui, et qui le seront
encore davantage demain, au XXIe siècle, l'Allemagne est l'un des plus puissants ou l'un des moins faibles. Économiquement, culturellement et même
politiquement son poids est considérable, et dans le cadre de l'Alliance atlantique son importance militaire n'est point négligeable. Cependant l'Allemagne
d'après la réunification a autant de mal à définir son rôle en Europe et dans
le monde qu'à se donner « ou à se retrouver » une identité commune. Lothar
de Maizière qui fut le dernier ministre-président de l'ex-RDA écrivait récemment : « Avant (la réunification) nous étions un peuple dans deux États. A présent nous sommes deux peuples dans un seul État ». Il faudra beaucoup de
temps sans doute, même dans une entité fédérale comme l'est la République
qui porte justement ce nom, pour que ces deux peuples se fondent à nouveau
en un seul.
Ce manque d'unité explique aussi pour une certaine part les difficultés que l'Allemagne éprouve à se situer en Europe et dans le monde. Elle a des frontières
terrestres communes avec neuf États (la France n'en a qu'avec six, et la Grande-Bretagne avec un seul). Elle retrouve des liens et des difficultés héréditaires
avec des pays de l'Est européen, comme la Pologne et la République tchèque.
L'élargissement de l'Union européenne vers l'Est a pour elle de tout autres
dimensions que pour la France. La minorité allemande en Pologne – essentiellement en Silésie – se chiffre à un million, plus ou moins, car beaucoup de
Silésiens peuvent se réclamer de l'une et de l'autre nationalité, et les Allemands de Hongrie sont plusieurs centaines de milliers, sans parler des trois
millions d'Allemands « ethniques » de Russie. Pour la France ni les Wallons
ni les Romands ne sont des « Français ethniques ». La langue allemande
demeure fortement présente en Europe de l'Est, même si son empire est
quelque peu entamé par les progrès de l'anglais. Les investissements allemands en Pologne, en Bohême-Moravie et en Hongrie représentent des multiples de ceux venant d'autres pays d'Europe occidentale. Inutile de continuer
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cette énumération que nous terminerons en rappelant que Berlin, capitale désignée, est à 80 kilomètres de la frontière polonaise.
Cependant l'Allemagne a besoin, avant tout, que se poursuive l'unification des
Douze dans le cadre tracé par les Traités de Luxembourg et de Maastricht
entre 1985 et 1992. Les contributions que nous publions dans le présent cahier
sous la plume de deux des banquiers les plus importants d'Allemagne le rappellent opportunément. L'Europe de l'Ouest est de loin le partenaire commercial le plus important de la République fédérale, et la sécurité intérieure et extérieure du territoire allemand est aujourd'hui inextricablement mêlée à celle de
ses associés de la Communauté, de l'UEO et … malgré des pannes d'allumage…du Traité de Schengen. Mais ces nombreuses interdépendances, dont la
plus considérable est celle qui s'est tissée entre l'Allemagne et les États-Unis,
constituent un ensemble complexe et difficilement compréhensible pour la
masse des citoyens qui sont aussi et avant tout des consommateurs de produits de communication. Le monde simple, simplifié et simplifiant de la Guerre
froide était beaucoup plus accessible et intelligible pour l'électeur moyen. D'où
l'attrait que risquent d'exercer sur beaucoup d'esprits inquiets – et indirectement aussi sur des groupements politiques et sur des personnalités politiques
de type plus traditionnel (mais qui redoutent la concurrence des nouveaux
venants) – les partis habiles à manier des armes empoisonnées comme la
xénophobie, l'exploitation des scandales (que la démocratie étale alors que
les régimes totalitaires les cachent) ou la crainte de perdre le cher Deutsche
Mark, symbole d'une sécurité que l'on croyait assurée à jamais et qui, soudain,
apparaît comme fragilisée. Dans les grandes négociations de ces derniers
mois comme aussi dans celles qui sont en cours, le rôle de l'Allemagne grandit
sur la base de tous ces éléments positivement ou négativement pesants, mais
ils devient en même temps de plus en plus difficile à assumer. L'Allemagne a
un besoin impérieux de ne pas voir se diviser et s'affronter ses deux alliés
essentiels, les États-Unis et la France. D'où le rôle majeur qu'elle a joué dans
la crise du GATT. Mais les Balkans se situent dans son voisinage immédiat :
la Slovénie a fait partie pendant dix siècles du Saint Empire et de l'Empire autrichien, mais pendant quatre ans seulement de l'Empire français…
Cependant il y a près de dix mille soldats français en Croatie et en Bosnie, et
aucun militaire allemand. L'opinion allemande a été au moins aussi mobilisée
contre les agressions serbes que l'est actuellement l'opinion française, mais
il ne peut être question, ne fût ce qu'à cause des souvenirs de la dernière guerre, d'une participation allemande directe aux opérations qui ont failli s'y engager et dans lesquelles les Français ont failli tenir un rôle important. Les esprits
en Allemagne ne sont pas encore mûrs pour de tels développements, les difficultés auxquelles s'est heurtée la participation allemande aux sanctions de
l'ONU en Somalie l'ont bien montré.
Avec une force armée réduite à quelque 300 000 hommes et naturellement
dépourvue d'armes nucléaires, l'Allemagne si puissante que soit (ou fut) son
économie (car cette puissance-là aussi est en train de diminuer), n'est pas un
partenaire militaire de premier rang. Et pourtant elle assume le Secrétariat
général de l'Alliance atlantique…
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Comment un État dont une grande partie de la classe politique, médiatique et
culturelle reste farouchement opposée à une participation aux opérations de
l'ONU pour le rétablissement de la paix, pourrait-il sérieusement prétendre à
un siège au Conseil de Sécurité qui décide, précisément, d'engager de telles
opérations ? On comprend l'extrême réserve avec laquelle le chancelier Kohl
a toujours traité ce sujet.
Bismarck, lors d'une crise majeure dans les Balkans, déclara que ces pays et
leurs problèmes « ne valaient pas les os d'un seul grenadier poméranien ».
Cette brutale sagesse ne fut pas retenue pas ses successeurs qui suivirent
l'Autriche dans le brasier balkanique. L'opinion allemande d'aujourd'hui, tout
en compatissant aux malheurs des peuples de l'ex-Yougoslavie (et en
accueillant en Allemagne un multiple du nombre des réfugiés admis dans tous
les autres pays de la CEE pris ensemble), a tendance à se reconnaître dans
la prudence bismarckienne : aucun fils de la Poméranie antérieure, redevenue
partie d'une Allemagne unie, ne doit laisser ses os dans les Balkans. Cependant sise au cœur de l'Europe, puissance économique mondiale, et élément
important de l'Alliance atlantique, l'Allemagne ne peut jouer la carte d'une politique isolationniste, ni rester au sein de l'Alliance avec des restrictions mentales (celles de la France gaullienne étaient d'une tout autre nature, voire d'une
nature opposée). Si elle ne s'y décide pas de son propre gré, ses partenaires
de part et d'autre de l'Atlantique finiront par l'amener à s'acquitter du prix de
sa puissance, et cela d'autant plus que cette puissance n'est – en comparaison
avec celle du Reich bismarckien qu'une puissance relative, qu'une puissance
dépendante.
Joseph Rovan
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