LE PHOTOEBLOUISSEMENT Philippe PAGO Lorsqu'un fluorochrome est exposé à des rayons lumineux, la fluorescence qu'il émet diminue progressivement dans le temps (photoextinction). Ce phénomène physique représente très souvent une gène pour les analyses morphologiques et quantitatives en fluorescence, en particulier pour celles faisant appel à des techniques de cytométrie (flux, image, confocal). Le photoéblouissement est une utilisation volontaire de cette propriété: une source lumineuse est utilisée pour éteindre l'émission de fluorescence d'un fluorochrome. Il est mis à profit dans une application particulière de la cytométrie en image: l'étude de la récupération de fluorescence après photoéblouissement (Fluorescence Recovery After Photobleaching: FRAP). Une telle technique d'investigation permet d'étudier les déplacements moléculaires à l'échelon tissulaire, cellulaire et infracelluaire . PRINCIPE GENERAL La molécule, dont on veut étudier les déplacements, doit être fluorescente ou rendue fluorescente par couplage à un fluorochrome. Elle est incorporée dans la structure biologique d'intérêt (par simple incubation, micromanipulation...). Un faisceau laser puisé est utilisé pour éteindre la fluorescence dans une région bien déterminée de la préparation. La récupération de la fluorescence dans la région photoéblouie est ensuite étudiée en fonction du temps. Cette récupération de fluorescence est liée au déplacement des molécules fluorescentes depuis les zones non photoéblouies vers les zones photoéblouies. MATERIEL Bien que différentes techniques de cytométrie en image (microvidéomicroscopie en particulier) puissent être utilisées pour étudier la récupération de fluorescence après photoéblouissement, le cytomètre en image à balayage laser ACAS 570 de Méridien (Ronot et Raymond, 1991; Métézeau et al., 1993) se révèle particulièrement performant dans cette application. La préparation est placée sur la platine motorisée d'un microscope inversé. Le faisceau laser est à énergie puisée (pour contrôler la puissance et la durée de l'excitation lumineuse) et à trajet fixe; il éclaire, au travers de l'objectif du microscope, successivement chacun des points (champ, cellule ou portion de cellule) de la préparation grâce au déplacement en X et en Y de la platine. Les lumières de fluorescence (2 simultanément au maximum) émises en chacun des points de la préparation sont transmises, au travers de l'objectif et d'un ban optique, à des photomultiplicateurs qui les quantifient. L'équipement informatique du cytomètre établit des images, en pseudo-couleurs, d'intensité de fluorescence point par point. Pour l'étude de la récupération de fluorescence après photoéblouissement, la procédure est la suivante. Une image d'intensité de fluorescence pré-photoéblouissement est acquise. Sur cette image est délimitée la ou les zone(s) à photoéblouir. Le photoéblouissement est réalisé sous contrôle informatique et une image d'intensité de fluorescence post-photoéblouissement est immédiatement acquise. Par balayages successifs de la préparation, des images d'intensité de fluorescence sont ensuite acquises à intervalles de temps réguliers. En fin d'expérimentation, l'ordinateur affiche des images d'intensité de fluorescence et un diagramme représentant l'évolution de l'intensité de fluorescence en fonction du temps, ceci dans différentes zones d'intérêt définies par l'opérateur (figures 1 à 3). Les différents de l'expérimentation (nombre et puissance des spots de photoéblouissement, nombre de points de mesure en X et en Y, distance entre 2 points de mesure, vitesse de balayage, intervalle entre 2 balayages et nombre total de balayages post-photoéblouissement...) sont définis en fonction de la cinétique du déplacement moléculaire à étudier. PRINCIPALES APPLICATIONS Les principales applications de l'étude de la récupération de la fluorescence après photoéblouissement sont illustrées à partir d'exemples issus d'une revue de la littérature de ces deux dernières années. 1) Diffusion de molécules dans les tissus Haller et Saltzman (1998) ont utilisé la FRAP pour étudier la diffusions de facteurs de croissance à visée thérapeutique dans le système nerveux central. 2) Diffusion de molécules dans le noyau des cellules La FRAP a été utilisée pour étudier les mouvements intranucléaires d'oligonucléotides utilisés en cytogénétique moléculaire (Politz et al., 1998) et la dynamique de la chromatine dans le noyau interphasique (Abney et al., 1997). 3) Diffusion de molécules dans le cytoplasme des cellules 3-1: Viscosité cytoplasmique En ayant recours à la FRAP et à des macromolécules fluorescentes calibrées (Seksek et al., 1997) ou à la GFP (Swaminathan et al., 1997), et à partir de l'analyse de la diffusion de ces sondes, la viscosité du cytoplasme, dans différentes conditions, a pu être étudiée. 3-2: Transport intracellulaire de protéines. de lipides ou de vésicules La FRAP a été utilisée pour étudier i) la mobilité intracellulaire de la tyrosine kinase TrkA et de facteurs de régulation (Wolf et al., 1998), ii) le transport intracellulaire de la transferrine (Azizi et Wahl, 1997; Wahl et Azizi, 1997), iii) le rôle de la différenciation cellulaire et de la protéine intestinale liant les acides gras dans la capture et la diffusion intracellulaire des acides gras (Atshaves et al., 1998) et iv) la mobilité des vésicules synaptiques dans les terminaisons nerveuses (Kraszewski et al., 1996). 4) Diffusion de molécules dans les membranes des cellules 4-1: Fluidité membranaire et diffusion latérale de lipides dans la membrane plasmique De nombreux travaux illustrent cette application de la FRAP: étude de l'influence sur la fluidité de la membrane plasmique des lipides diététiques (Clamp et al., 1997; Tappia et al., 1997); étude des effets de l'éthanol et du ganglioside GM1 sur la fluidité membranaire des cellules de la crête neurale (Chen et al., 1996); étude des effets d'une infection par les prions sur la fluidité membranaire des neurones (Wong et al., 1996); étude in vitro des modifications de la diffusibilité des lipides dans la membrane du spermatozoïde lors de la capacitation (Smith et al., 1998); étude de la mobilité latérale des lipides de la membrane plasmique des spermatozoïdes: hétérogénéité entre domaines de surface et rigidification après mort cellulaire (Ladha et al., 1997); étude des effets des acides gras sur la diffusion latérale des lipides dans la membrane plasmique des kératinocytes (Fulbright et al., 1997); étude de la distribution et des propriétés biophysiques de différents lipides à la surface de parasites (Redman et Kusel, 1996). 4-2: Diffusion latérale de protéines dans la membrane plasmique Dans ce contexte, ont été étudiés i) la mobilité latérale d'oligomères band 3 dans la membrane plasmique d'érythroblastes (Hanspal et al., 1998), ii) la diffusion latérale du récepteur Con-A dans la membrane plasmique de cellules musculaires striées (Zs-Nagy et al., 1998), iii) la détection de l'immobilisation de ligands due à leur liaison à des récepteurs et son application à la signalisation cellulaire, à la thérapie génique et aux drogues ciblées (Berk et al., 1997), iv) la mobilité latérale d'intégrines dans la membrane plasmique des mégacaryocytes (Schootemeijer et al., 1997), v) la diffusion latérale au niveau de la membrane plasmique de molécules du complexe majeur d'histocompatibilité de classe 11 et les actions sur cette diffusion d'agonistes et de ligands altérés (Qiu et al., 1996) et vi) les effets de différents peptides du métabolisme oxydatif sur la mobilité latérale du récepteur au complément de type I au niveau de la membrane plasmique du neutrophile (Rasmusson et al., 1996). 4-3: Autres membranes cellulaires La FRAP a été utilisée pour mettre en évidence une solution de continuité transitoire au niveau de la membrane du réticulum endoplasmique au cours de la fécondation (Terasaki et al., 1996) et étudier la mobilité diffusionnelle des protéines membranaires du Goigi (Cole et al., 1996). 5) Communications gap jonctionnelles La FRAP a été également très utilisée pour rechercher et surtout étudier le rôle de différents facteurs sur les communications intercellulaires gap jonctionnelles. Quelques exemples de travaux illustrent cette application: implication transitoire des communications gap jonctionnelles dans la fusion des myoblastes de rat nouveau né (Constantin et al., 997); étude de la régulation des communications gap fonctionnelles durant la différenciation du trophoblaste humain (Cronier et al., 1997); étude des effets de la concentration en glucose et de la phosphorylation des protéines sur les communications intercellulaires des cellules pigmentaires de la rétine en culture (Stalmans et Himpens, 1997); inhibition réversible par le tamoxifen des communications gap fonctionnelles de myocytes cardiaques en culture (Verrecchia et Herve, 1997); étude des effets d'hormones lutéotrophiques et lutéolytiques sur les communications intercellulaires gap fonctionnelles entre cellules lutéales à différents stades du développement lutéal (Grazul Bilska et al., 1996); recherche de communications gap fonctionnelles entre cellules de la granulosa et de facteurs les inhibant ou les activant (Furger et al., 1996); étude des effets de différentes substances sur les communications gap fonctionnelles entre cellules myométrales humaines immortalisées (Burghardt et al., 1996). 6) Autres applications en biologie De nombreux travaux (non cités ici) font appel à la FRAP pour étudier la mobilité moléculaire dans des modèles artificiels ou naturels de films biologiques mono-ou-bi-couches. UN EXEMPLE D'APPLICATION DE LA FRAP: RECHERCHE DE COMMUNICATIONS INTERCELLULAIRES ENTRE CELLULES SENSORIELLES IMMATURES DE LA COCHLEE; ETUDE CRITIQUE Cette étude a été menée en collaboration avec Marc Lenoir et Chantal Ripoll, à l'unité INSERM 254 et au Centre Régional d’imagerie Cellulaire de Montpellier. Introduction Les cellules ciliées externes (CCE) de la cochlée sont des structures sensori-motrices douées de propriétés contractiles. Elles jouent un rôle clé dans la fonction auditive en amplifiant et en filtrant la vibration sonore. Ces propriétés sont acquises à un stade du développement où l'organe de Corti est encore immature et les CCE sont jointives. L'objectif de cette étude était de mettre en évidence l'existence éventuelle de communications entre CCE immatures, les communications intercellulaires contrôlant la différenciation de nombreux types cellulaires. Pour ce faire, nous avons appliqué, à des CCE immatures maintenues en survie in vitro, la technique de récupération de fluorescence après photoéblouissement, cette approche cytométrique permettant une exploration fonctionnelle des communications intercellulaires. Nous avons abordé la question d'une façon critique en évaluant notamment les effets, à l'échelon cellulaire, d'éventuelles lésions que pourrait engendrer le faisceau laser. Matériels et méthodes Dix rats Wistar, âgés de 5 jours, ont été utilisés pour cette étude. Après dissection des cochlées, les CCE étaient dispersées mécaniquement à l'aide d'une micropipette par aspiration/rinçage de l'organe de Corti contenu dans une goutte de tampon additionnée de thrombine. Chez le jeune rat, cette technique de dissociation en présence de thrombine permet de recueillir des chapelets de CCE pouvant contenir jusqu'à 10 cellules. Après sédimentation des cellules, une goutte de plasma de poulet était délicatement déposée dans le milieu. La présence de thrombine dans ce milieu faisait coaguler le plasma et les cellules étaient ainsi immobilisées sur le support. Les CCE étaient ensuite incubées pendant 5 min en présence de calcéine AM (CAM) et d'éthidium homodimère (EthD). La C-AM, sonde qui traverse les membranes cellulaires, est estérifiée par les cellules vivantes leur conférant une fluorescence verte au niveau du cytoplasme. L'EthD, sonde qui ne pénètre que dans les cellules aux membranes perméabilisées (cellules mortes ou fixées), s'intercale dans l'ADN conférant une fluorescence rouge au noyau. Les préparations étaient ensuite analysées avec un cytomètre en image à balayage laser (ACAS 570, Méridian). Avant et après chaque expérimentation, la viabilité des CCE était évaluée par une analyse en double fluorescence (520 nm pour la C-AM; 620 nm pour l'EthD). L'extinction de fluorescence était ensuite réalisée par exposition d'une ou plusieurs cellules ù une dizaine d'éclairs laser très focalisés et de faible intensité (<1 mW). La récupération de fluorescence était ensuite étudiée par balayage de la préparation toutes les 1 à 2 min pendant 10 à 30 min. Résultats et discussion 1 ) Première condition expérimentale (figure 1 ) Après 5 min d'incubation en présence des sondes fluorescentes (C-AM et EthD), le milieu était remplacé par du milieu frais. Aucune récupération de fluorescence après photo éblouissement n'a été observée: les CCE adjacentes n'avaient donc pas échangé de C-AM avec les CCE a éteintes ”. Il n'existe donc pas de communications gap jonctionnelles entre CCE immatures. 2) Deuxième condition expérimentale (figure 2) Les CCE étaient maintenues dans le milieu contenant les sondes fluorescentes (CAM et EthD). Une récupération de fluorescence était observée dans les 10 min suivant le photoéblouissement: les CCE “ éteintes ” restaient donc capables d'estérifier la C-AM. Le faisceau laser, à la puissance utilisée (< 1mW), ne génère pas de lésions vitales au niveau des CCE. 3) Troisième condition expérimentale (figure 3! Une lésion était créée au niveau du pale basal de la CCE par un éclair laser très focalisé et de très forte intensité (= 100 mW). Aucune extinction de fluorescence n'était observée initialement. Après 5 à 20 min, une perte soudaine (en moins d'1 min) d'émission de fluorescence était souvent observée au niveau de la CCE lésée. Environ 45 min plus tard, un marquage du noyau à l'EthD était observé. Ces données suggèrent que, dans un premier temps, les CCE entrent dans un processus de mort cellulaire actif (des modifications intracytoplasmiques de pH, de concentrations ioniques... font que l'émission de fluorescence de la C-AM est inhibée). Dans un deuxième temps, les CCE subissent un processus de nécrose classique (les membranes cellulaires deviennent perméables à l'EthD) vraisemblablement en raison des conditions in vitro dans lesquelles elles se trouvent. La lésion provoquée par le faisceau laser induit donc initialement un processus de dégénérescence active (apoptose ?) qui avorte secondairement dans notre modèle in vitro. REFERENCES 1. Abney et al., 1997, J Cell Biol, 137, 459-1468 2. Atsheves et al., 1998, Am J Physiol, 274, C633-C644 3. Azizi et Wahl, 1997, Biochim Biophys Acta, 1327, 75-88 4. Berk et al., 1997, Proc Natl Acad Sci USA, 94,1785-1790 5. Burghardt et al., 1996, Biol Reprod, 55, 433438 6. Chen et al., 1996, Alcohol, 13, 589-595 7. Clamp et al.,1997, Lipids, 32,179-184 8. Cole et al., 1996, Science, 273, 797-801 9. 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Le milieu contenant les sondes fluorescentes a été remplacé par du milieu frais: la cellule n° 4 reste “ éteinte ”. Figure 2: Etude de la récupération de fluorescence après photoéblouissement. Le milieu contenant les sondes fluorescentes n'a pas été remplacé par du milieu frais: les cellules n° 3 et 5 redeviennent “ fluorescentes ”. Figure 3: Effets d'un éclair laser de forte intensité sur les cellules ciliées externes de la cochlée. La cellule n° 2 a été “ éteinte ” par plusieurs éclairs laser de faible intensité: elle ne récupère pas de fluorescence. La cellule n° 3 a été lésée par un éclair laser de forte intensité: 6 min après, une perte soudaine d'émission de fluorescence est observée.