La philosophie de l’Olympisme* par le professeur Nikolaos Nissiotis, membre du CIO, président de l’AOI vice-président du Comité Olympique Hellénique Le développement rapide du Mouvement olympique, tel qu’accompli par les Jeux Olympiques dans les temps modernes, impose à ceux qui s’intéressent à la nature authentique de cette pratique universelle de réfléchir plus profondément et attentivement sur son essence. Cette réflexion s’avère encore plus impérative aujourd’hui en raison de cette gigantesque croissance des Jeux au cours des dernières quatre-vingts années après leur reprise en 1896 à Athènes. Car, dans ce contexte, la croissance équivaut à des complications qui mettent en question l’authenticité des Jeux lorsqu’on les compare avec les principes solides de I’Olympisme antique. Un sentiment général règne selon lequel les Jeux deviennent de plus en plus une manifestation centrée autour de la puissance à l’image de la société du monde moderne secouée par l’esprit antagoniste des « superpuissances ». Celles-ci dictent des règles non écrites pour le maintien de la paix à * Conférence donnée Session de I’AOI. 82 à Olympie lors de la XVIIIe ▲ Le professeur Nissiotis pendant son allocution. l’échelle mondiale par crainte de la destruction totale. Cet état d’esprit contamine les efforts visant à l’harmonie mondiale et la confraternité. Cela engendre également un malaise anxieux sur l’avenir des idéalismes face à la menace que fait courir à l’humanité une société universelle divisée en blocs idéologiques et économiques. II n’est donc pas paradoxal que les aspects compétitifs des Jeux Olympiques prédominent sur l’essence noble et profonde du Mouvement olympique. Les Jeux deviennent une fin en soi négligeant la source plus profonde de I’ldée Olympique. De plus en plus, l’homme moderne aspire à la compétition olympique et à la réalisation de nouveaux records en honneur dans les centres sportifs nationaux. Nous négligeons I’arrièreplan de I’Olympiade, c’est-à-dire I’intervalle et I’idéologie des Jeux. La grande majorité des gens ont complètement identifié I’ldée Olympique et le Mouvement olympique, seulement avec les Jeux Olympiques. Plus ce malentendu règne, plus les Jeux deviennent absolus, comme une fin en euxmêmes, privés de leur signification, fonction et portée plus profondes, n’étant plus que le souvenir d’une valeur humaine bien plus élevée que le simple concours de force. Cette situation nous oblige à accorder plus d’importance à l’origine et au principe (le mot grec « arché ») de I’Olympisme. Nous sommes appelés aujourd’hui non pas pour traiter simplement des principes du Mouvement olympique mais pour approfondir l’essence de I’Olympisme, créateur des principes spécifiques de la communauté mondiale à travers la compétition pacifique. I Les Jeux Olympiques sont un événement, un phénomène dans le temps et l’espace. Ce phénomène porte la marque d’un système de valeurs pouvant être localisé par la raison humaine. L’esprit humain est ainsi incité à étudier ce système de valeurs et à en saisir la racine. La Philosophie cherche par l’abstraction à pénétrer dans la substance de toutes les choses, tous les événements, toutes les émotions et impressions causés par le monde extérieur, c’est-à-dire à pénétrer dans leur forme qualitative d’existence. C’est ainsi qu’est définie leur signification ou idée stable, invariable, exemplaire et unique, qui maintient les choses dans leur ordre, leur fonction et leur attribue un but. La plus profonde idée de l’être n’est pas quelque chose de caché dans l’objet. II s’agit de quelque chose se révélant dans la conscience de l’homme, lorsqu’il dépasse par sa raison l’apparence des choses et essaie de communiquer avec leur sens, qui devient partie de sa conscience. L’homme entier est alors réorienté vers une nouvelle réalité attribuant une signification à sa vie et au monde entier. C’est ce qu’on nomme Vérité. C’est quelque chose qui « ne peut pas ne pas se révéler », une fois que l’homme s’est décidé à pénétrer dans la réalité par la raison et à se consacrer au sens qualitatif maximal des choses et des événements se déroulant autour de lui. L’homme partage ensuite cette Vérité et il est renouvelé par une transformation existentielle continue de lui-même et de ses rapports avec les autres hommes, avec le monde et l’histoire. Les hommes sont d’habitude réticents pour procéder à cette opération difficile. Ils sont satisfaits des rapports extérieurs avec les choses. Ils se contentent de l’attachement aux seules valeurs esthétiques et ils ne s’orientent pas en direction d’un être supérieur ou d’un mode d’existence nouveaux. Ils sont captifs des événements euxmêmes portés par leur apparence extérieure, leur fonction matérielle ou mécanique. Leur dimension spirituelle plus profonde demeure inexploitée. Cette attitude superficielle s’est intensifiée par la croissance fantastique de la civilisation et de la culture moderne à l’intérieur des Etats-providence et des sociétés de production et de corruption ainsi que par le fort appel extérieur de toutes sortes d’attractions. L’homme est ainsi privé de sa valeur intérieure. II est à la recherche de sa valeur et de son bonheur dans le partage immédiat des biens matériels. Dans le cadre de cette orientation générale moderne, l’homme est de plus en plus accaparé par la valeur esthétique des Jeux Olympiques et par leur démonstration de pouvoir. II n’est plus guère fait appel à la capacité de pénétrer dans la dimension profonde de la signification des Jeux. Sa raison et sa conscience, son aptitude à découvrir un principe de valeur face à l’admiration du pouvoir et le plaisir du spectacle face à la fascination de la beauté objective sont devenus de faibles partenaires des mass media et de la propagande de la puissante structure des Jeux. Ceci est sans nul doute la raison pour laquelle les Jeux sont devenus la totalité du Mouvement oympique, dominant sa signification profonde. II incombe à la philosophie du Mouvement olympique de prendre à nouveau le chemin difficile de la pénétration dans l’essence de I’Olympisme à une époque de besoin comme la nôtre et de faire la révélation de la vérité possible à ceux qui désirent à nouveau communiquer avec elle. La Vérité, cet être de I’Olympisme, doit être révélée comme « quelque chose » unissant les principes de valeur de I’Olympisme avec les aspirations plus profondes vers le bien le plus élevé possible de notre conscience. II s’agit de quelque chose qui n’est pas simplement théorique ou visionnaire. La Vérité représente l’Idée Olympique authentique et I’accomplit parmi ceux qui y croient et desquels ressortent et mûrissent de nouvelles personnalités. Afin de découvrir la racine de l’existence de la Vérité de I’Olympisme, nous devons 83 connaître l’histoire des Jeux Olympiques, leur but ainsi que leur praxis authentique, malgré les difficultés dues à une connaissance limitée de l’histoire et à une expérience médiocre de la praxis actuelle. Nous ressemblons à des archéologues qui pressentent l’existence d’antiquités bien conservées mais recouvertes de terre et de pierres. Nous devons donc éliminer les compréhensions erronées de I’Olympisme et l’application incorrecte de I’ldée Olympique par les Jeux sans cesse croissants en richesse, en taille et en puissance. II II me semble que ce fondement de la Vérité de I’Olympisme s’exprime par la phrase « l’éternel esprit du beau, du grand et du vrai», chanté dans l’hymne des Jeux Olympiques. Nous devons interpréter les diverses notions exprimées par ces mots désignant comme des symboles une immense réalité transcendante.. Ce triple axiome se réfère aux qualités de I’Etre Suprême, le Créateur de toutes les choses. « Beau, Grand et Vrai », c’est l’essence de Son Existence lorsqu’II manifeste Sa relation avec les hommes dans Sa création. Ils 84 deviennent les agents de Sa présence révélée lorsqu’ll agit dans le contexte de Sa Création en vue d’accorder un sens plus profond à la vie humaine. C’est aussi la voie à travers laquelle les hommes sont liés entre eux par les valeurs suprêmes de la Création. II leur est ainsi rappelé que leur existence doit accomplir une tâche supérieure contre les forces du mal et de la division. Ces valeurs agissent donc comme la plus profonde révélation de I’Existence, comme une relation entre l’Esprit Eternel et tous les êtres humains et comme la réunion des peuples contre les éléments négatifs du mal les divisant et des forces qui les menacent. « Beauté, Grandeur, Vérité » sont synonymes et n’indiquent pas un objet ou un but déjà réalise. Cela n’est pas offert à l’humanité comme un cadeau tout prêt. C’est la révélation de ce que sont les qualités de I’Etre Suprême, qui nous sont communiquées comme des forces spirituelles pour nous équiper lors de notre lutte difficile pour accomplir ensemble notre tâche humaine. En tant que valeurs, elles ordonnent notre lutte en commun pour réaliser ce qui nous est donné comme notre destinée la plus élevée. Les expressions « Beau-Grand-Vrai » visent toujours quelque chose de supérieur qui attire vers un progrès spirituel, vers un changement continu de nous-mêmes en direction de la perfection, de notre être qui n’est jamais complètement réalise. « Beau, Grand, Vrai» sont toujours les adjectifs de quelque chose. Ils qualifient des personnes, des efforts, des objets mais ne sont jamais entièrement identiques entre eux. Ils ont une nature transcendante mais jamais seulement immanente. Ils sont révélés lorsque les hommes admettent leur valeur et essaient d’agir en conséquence, en s’élevant vers une autre sphère d’existence. Ils remplissent la vie naturelle, biologique avec un contenu spirituel et une force qui permet aux hommes de rechercher leur dignité et leur but: Toujours plus loin, plus vite, plus haut, plus fort, plus authentique, plus équilibré, plus relatif avec les autres personnes et avec nous-mêmes. On peut interpréter le sens de cette triple valeur de I’Etre à travers diverses perspectives accompagnant sa vision précise des choses et à partir de son angle particulier. On trouve un nombre infini de voies pour interpréter leur répercussion sur les hommes. Parfois c’est l’amour qui forme I’essence irrésistible de leur valeur, parfois on doit rechercher I’Harmonie, la Bonté, la Sainteté, la Perfection. Chacun dans chaque situation s’efforce de réaliser le maximum possible de son essence afin de s’orienter vers la racine de toute chose pour s’y rattacher. C’est notre vie quotidienne, nos rapports divers, qui nous invitent à essayer cette pénétration de I’Etre. Chaque moment de notre vie, chaque incident, chaque vision de la réalité peuvent devenir un appel pour tenter cette sorte de pénétration au sein du sens plus profond de I’Etre. Car la vie avec tous ses aspects et expressions dans la ‘nature, l’homme, la naissance et la mort, le bien et le mal, le savoir et la mémoire, possède tous les éléments nous rapprochant du «vrai, beau et grand » de son origine, de son essence. Tout ce dont nous nous occupons peut devenir une possibilité de se référer à quelque chose de cache mais constituant la valeur de ce qui existe. Rien ne demeure seulement tel qu’il se présente sous son apparence extérieure et son isolement. Chaque chose devient un moyen de référence à son origine et son but, à son fondement significatif. C’est cette vérité qui pousse l’homme à tenter toutes sortes d’efforts pour s’améliorer, pour donner un sens à ses actions, pour attribuer des qualités supérieures à sa vie. C’est là que toutes les réalisations artistiques, scientifiques et culturelles trouvent leur premier élan. L’ensemble du processus de créativité de l’histoire est attribue au fait que rien n’est complet en tant que tel. Chaque chose se trouve engagée dans le processus du devenir vers ce que I’Etre nous révèle comme beauté, grandeur et vérité. L’idée Olympique représente précisément une telle tentative pour saisir la réalité supérieure cachée de la vie et inviter en même temps les gens à en faire l’expérience et à la contempler. Elle renouvelle l’homme en le poussant à essayer d’atteindre la cible la plus élevée possible de son existence. Les Jeux Olympiques ont exprimé cette vérité dès leur toute première organisation dans les temps anciens. Ils impliquent une réalisation variée de la dimension transcendantale cachée à travers l’aspect le plus immédiat de la vie: les sports, la gymnastique et la compétition. On peut à présent pleinement comprendre les caractéristiques suivantes des Jeux anciens, qui nous semblent, à I’époque moderne, légérement étranges. a) Le fait que les Jeux étaient un festival religieux. Ils révèlent une croyance que les dieux antiques étaient présents au milieu des athlètes. La victoire leur appartenait et le sacrifice, qui leur était offert, constituait le point culminant des Jeux. Les Jeux opèrent une référence à la réalité la plus élevée possible du beau, du grand et du vrai. II est par conséquent impératif que l’homme se réfère à cette réalité en vue de réaliser le but de sa vie et son destin supérieur. Les Jeux rappelaient ainsi aux hommes leur racine plus profonde, leur origine et le but qu’ils doivent uniquement saisir dans I’Etre divin. b) Le fait que les Jeux pouvaient permettre à n’importe qui de lutter contre I’autre. La «trêve» olympique forme la conclusion évidente en soi du rapport avec la racine plus profonde de I’Etre. Le rapport avec l’origine divine de l’homme implique le rapport de nous tous avec elle et, par conséquent, la fin de la lutte entre nous. (A suivre) 85