Ressources collectives durables

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Ressources collectives durables
Jean Gautier
Secrétaire général
de la Confédération générale des Scop
J’ai des scrupules à intervenir après le brillant exposé de Patrick Viveret, je n’ai
pas le même talent pour conceptualiser un certain nombre de valeurs ou de
plus-values de l’économie sociale, mais je voudrais parler en témoin et en acteur,
en tant que Secrétaire général de la Confédération générale des coopératives de
production.
Quoi qu’en ait dit Patrick Viveret, je pense qu’il faut revenir et insister sur un
certain nombre de ces valeurs ou de ces plus-values ; je viens de me lancer tout
à l’heure la balle en évoquant le thème de la propriété, mais je crois qu’il y a des
valeurs fondamentales et différenciatrices par rapport au système économique
dominant, et il faut se les rappeler parce qu’elles sont porteuses justement d’un
certain nombre de spécificités.
Je vais rester centré sur deux thèmes. Deux domaines qui, pour moi, sont des
domaines de complémentarité, avec le développement de l’économie territoriale
ou le développement des territoires : le premier, c’est la constitution de ressources
collectives et durables au sein des organismes d’économie sociale ; le deuxième,
c’est le mode de fonctionnement, le mode de gouvernance, donc le
fonctionnement démocratique que vous connaissez dans le principe et qui, pour
moi, constitue un élément de plus-value considérable mais qui a besoin aussi
d’être un petit peu revisité.
Je parlerai plus des coopératives que de la mutualité ou des associations. Les
coopératives sont des partenaires naturels des collectivités territoriales ; elles
permettent, concrètement, à côté des investissements et des infrastructures que
mettent en place les collectivités locales, de fixer, de développer dans les
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territoires ou dans les terroirs, des outils techniques et, surtout, des compétences
économiques qui ont vocation à constituer des ressources communes et
permanentes.
Une gouvernance
basée sur la démocratie participative
Les coopératives, exactement comme les collectivités des territoires, pratiquent
une gouvernance à caractère démocratique qui s’inscrit dans un fonctionnement
généralement fédératif en réseau. Même si le fonctionnement réel n’est pas
toujours parfait, c’est leur vocation et donc cela permet à ces entreprises de
revendiquer, au-delà de la fonction strictement économique de l’entreprise
coopérative, une responsabilité sociale, ou sociétale au sens vrai et fort du terme,
qui est spécifique à la démarche coopérative et d’économie sociale.
Pourquoi dit-on que les coopératives ou les entreprises d’économie sociale ont,
dans ce domaine, une particularité ?
A partir du moment où la vocation de l’entreprise est bien de produire de la
valeur ajoutée, donc un supplément de richesse, ce qui compte c’est ce que
l’entreprise produise de la plus-value, qui va être dégagée par rapport au prix
du marché, et au contrôle facteurs (au salaire normal). Comme le disait Buchez,
les coopérateurs doivent se payer aux conditions normales des professionnels
de l’activité de la coopérative, et la coopérative doit utiliser bien entendu les
outils techniques existant dans la profession, et même être en avance.
Je rappelle, mais cela se perd un petit peu, qu’au XIXe siècle, la coopération de
production est née autour de l’organisation des métiers, c’est bien la définition
de l’objet social de la coopérative. On ne le dit jamais assez, la coopérative a
pour objet l’exercice en commun de la profession des associés. C’est donc une
activité professionnelle basée sur l’homme, sur la valorisation des membres
dans leur activité professionnelle et l’exercice en commun au moyen d’une
entreprise. Et l’entreprise est mise à côté. L’entreprise est une entité économique
qui va produire la richesse dans les mêmes conditions de marché que les autres
entreprises, sauf que la gouvernance va être différente et le régime de la propriété
va être différent. Le but de l’entreprise n’est évidemment pas du tout la
maximisation du profit. Là, on sort complètement de la logique (dans les faits)
de l’équilibre général par le jeu du moteur du résultat ou du profit.
La vraie question centrale de l’entreprise coopérative est la suivante : que faiton de cette plus-value économique une fois qu’on a payé les facteurs de
production, matière première et travail aux conditions normales ?
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La théorie coopérative dit : on va faire deux choses. On va compléter la
rémunération du travail parce que le travail a été évalué par rapport au marché.
Mais, s’il reste quelque chose, un supplément de valeur de la production de
l’entreprise, c’est que le facteur travail a sans doute été sous-estimé ; donc on
va lui donner un abondement, ce qu’on appelait la ristourne. De façon parallèle,
dans la coopérative de consommation, s’il y a une ristourne au consommateur,
c’est que le prix de marché pratiqué avait laissé une marge à l’entreprise et que
le consommateur, d’une certaine façon, avait payé plus cher au moment de la
transaction.La coopérative, ex-post, rétablit et réajuste par la ristourne.
Le premier des mécanismes de la coopérative est de compléter le financement
des facteurs de production ; en l’occurrence, pour la coopérative de production,
c’est le travail.
L’accumulation collective
d’une partie des résultats
Le deuxième volet, c’est de laisser à l’entreprise la capacité d’utiliser
potentiellement tout ce qui reste. Non seulement pour la reconstitution de l’outil
de travail, c’est évident (ce qu’on appelle aujourd’hui les amortissements), mais
surtout en complément des réserves qui vont rester dans l’entreprise de façon à
ce que celle-ci remplisse sa fonction de pérennité et de durabilité. C’est-à-dire
se donner les moyens d’être en permanence au top niveau de la technique de
façon à ce que les membres puissent exercer leur métier dans les meilleures
conditions de la technique et de la technologie du moment.
Cela veut dire que la propriété coopérative en soi se constitue sur un principe
qui est complètement indépendant de la volonté des membres ou en tout cas du
principe de lucre ou de la propriété individuelle.
Ce n’est pas par un souci d’idéologie de type collectiviste, qui s’est formalisée
bien après les premières idées coopératives, que la propriété commune
coopérative ou communautaire a été inventée ; elle a été inventée pour des raisons
de fonctionnement économique du système coopératif qui permettait de
distinguer le financement par lui-même du progrès technique ou de l’auto
investissement de l’entreprise, et la volonté des acteurs de se former ou d’être
en permanence les mieux préparés à exercer leur métier et à pérenniser leur
activité.
Dans le principe général, cette théorie économique de la coopération n’a jamais
été décrite et approfondie. Elle l’a été pour l’économie capitaliste par les
économistes libéraux. Le fonctionnement coopératif a été plus une mécanique
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créée intuitivement par la pratique sociale coopérative et il y reste une théorie
générale des réserves et de la propriété coopérative à formaliser.
Il y a l’aspect propriété, c’est-à-dire le droit : à qui appartiennent ces réserves,
quel est leur sort et comment on le traite ? Ceci pose tout un tas de problèmes :
est-ce que cela appartient à l’État, aux collectivités locales, au groupe en
constitution ? Et encore, ce groupe en constitution est évolutif. Le principe de
la coopérative, c’est la porte ouverte, les sociétaires rentrent et sortent en fonction
de leur volonté et de leur propre liberté.
Alors à qui appartient ce patrimoine coopératif ? A un groupe évolutif ? Comment
peut-on le définir juridiquement ? Je rappelle qu’il n’y a aujourd’hui, à ma
connaissance en tout cas, pas de doctrine juridique fondée ou qui fonde plus
exactement cette propriété coopérative.
Concrètement, aujourd’hui, comment cela se passe-t-il ? Cette théorie que
j’évoque, nous ne savons pas l’expliquer, nous ne savons pas la dire. Ce que
nous savons faire, c’est pratiquer cela. Je donne juste des exemples.
Aujourd’hui, dans les Scop, il y a 1 500 coopératives de production, 35 000
salariés. Le capital social de l’ensemble des coopérateurs est de 150 millions
d’euros, c’est-à-dire 1 milliard de francs, en gros, 30 000 francs par sociétaire
actuellement. Par contre il faut savoir que les réserves accumulées sur l’ensemble
de ces coopératives sont 3,5 fois supérieures, c’est-à-dire 500 millions d’euros,
environ 3,5 milliards de francs.
D’ores et déjà, sur les Scop existantes depuis plusieurs années, le patrimoine
collectif constitué à l’aide de ces réserves est beaucoup plus important que la
partie apportée par les associés. Nous continuons à l’appeler du capital.
Soulignons ici un problème avec les normes internationales, les banquiers le
savent. Pour nous, ce capital apporté par les associés est en fait une avance faite
pour que l’entreprise ait le temps de constituer, par les bénéfices, ces fameuses
réserves et ce capital collectif qui est le seul vrai capital de l’entreprise
coopérative.
Dans nos pratiques, nous respectons complètement cette finalité de constitution.
Je sais que c’est à géométrie variable suivant le secteur, suivant les formes
coopératives, mais puisque Patrick Viveret invitait au respect des pratiques, j’ai
tendance à penser que la rigueur sur la constitution de réserves impartageables
à partir des résultats est une exigence fondamentale de la forme coopérative. Si
là-dessus nous trichons, si là-dessus nous laissons filer, je pense que nous ne
pourrons pas nous plaindre des risques de démutualisation ou de banalisation.
Ceci veut dire que les biens d’une coopérative de production ou d’une
coopérative agricole, ou d’autres formes coopératives, qui sont par définition
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localisés, n’ont aucune chance d’être délocalisés. Les principes de délocalisation
ne peuvent pas être appliqués dans le fonctionnement coopératif. S’il y a un
atout concret à vendre auprès des collectivités locales, c’est celui-là. Beaucoup
de maires le connaissent qui pourtant mettent plus en avant les exonérations
fiscales que cette réalité concrète que représente le système coopératif.
L’accumulation de compétences
et de savoir-faire collectifs
Le deuxième atout, il est au moins aussi important, il a été évoqué rapidement
par Patrick Viveret tout à l’heure, c’est le capital humain et la formation des
femmes et des hommes qui travaillent.
L’objet social de la coopérative prévoit bien que la coopérative est au service
du développement économique et social de ses membres et de leur formation.
La vocation d’une coopérative, c’est aussi former et forger un capital de
compétences. Nous revenons à la définition du métier. La coopérative a comme
objectif de produire de l’activité économique, mais, je vous l’ai dit, l’entreprise
est le moyen au service d’une finalité qui est la valorisation des hommes et des
femmes qui travaillent dans la coopérative. Cette valorisation, c’est le
développement des compétences. Ce sont des pratiques mal évaluées parce que
nous n’avons pas les outils d’évaluation, parce que nous n’osons pas les mettre
en avant, par exemple à travers le bilan sociétal ; ce sont tous les efforts et
investissements de formation en compétence gestionnaire.
Les administrateurs de caisses locales, de banques, d’associations, de
coopératives, de coopératives agricoles passent des temps considérables à faire
de la formation. Ce n’est pas de la formation adaptée à la technique et la
productivité de l’entreprise, c’est de la formation générale à la gestion, c’est de
la formation intégraliste et capable de valoriser le lien social.
Cette plus-value, ce que j’appelle l’université populaire de gestion coopérative,
nous ne savons pas la mettre en valeur, et pourtant, c’est une valeur durable,
considérable qu’il faut que nous apprenions à mettre en avant.
Le dernier point, qui découle du point précédent, c’est le mode de gestion et de
fonctionnement, c’est-à-dire le fonctionnement démocratique. On critique
beaucoup le fonctionnement coopératif, en disant : il est démocratique en théorie,
dans les statuts, mais, dans la pratique, ce n’est pas vrai. Ce sont des procès
d’intention. Churchill a dit que « la démocratie était le pire de tous les systèmes »,
il rajoutait bien sûr « à l’exception de tous les autres ». Nous savons que c’est
l’exercice le plus difficile dans tous les domaines. Dans la vie locale, et encore
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plus dans l’entreprise où, soi-disant, les décisions doivent être prises très
rapidement, donc la démocratie pourrait être un frein à la prise de décision, ce
qui n’est pas vrai, en tout cas pas vérifié.
Une chose est certaine, c’est que ce fonctionnement démocratique est un facteur
d’équilibre et de régulation des décisions qui font que le développement
coopératif n’est pas spéculatif ; il s’inscrit dans des temps et des espaces de
durée ou d’évaluation qui sont tout à fait différents de l’entreprise classique, et
à cet égard le partage démocratique du pouvoir, le partage des échanges d’intérêts
est différent. Quand un travailleur d’une coopérative est au conseil d’administration
et doit arbitrer entre une augmentation de salaire qui va être limitée parce que le
prix du marché de sa production est en baisse, croyez-moi, cette régulation, il la
fait avec ses collègues de façon pondérée, durable et en général, largement
aussi intelligente que des motifs ou des décisions prises par des décisionnaires
extérieurs à l’entreprise coopérative. n
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