La psychothérapie psychanalytique corporelle

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L’Information psychiatrique 2013 ; 89 : 743–50
QUESTION OUVERTE
La psychothérapie psychanalytique corporelle :
une alternative à la cure-type
Chantal Frère Artinian
Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 26/05/2017.
RÉSUMÉ
À partir du traitement d’une patiente présentant une faille narcissique entraînant une difficulté d’intériorisation de l’objet,
l’auteur va montrer une autre approche psychanalytique que la cure-type réservée aux pathologies névrotiques. Le dispositif
à médiation corporelle de la psychothérapie psychanalytique corporelle (PPC) permet au patient de réexpérimenter les
relations primaires et grâce à la perception de redynamiser le mouvement d’intériorisation de l’objet. Le processus qui
en émane montre l’utilisation du transfert d’étayage développé et maintenu grâce à une analyse élaborative constante du
contre-transfert qui va permettre la traduction des traces mnémoniques rendues accessibles par l’accompagnement de la
régression ce qui permet de retrouver un mouvement œdipien organisateur
Mots clés : psychothérapie corporelle, psychothérapie psychanalytique, régression, représentation pulsionnelle, contretransfert, névrose, nosophobie
ABSTRACT
Body psychoanalytic psychotherapy: an alternative to standard treatment. Based on the treatment of a patient who
presented with a narcissistic personality disorder, which caused difficulty in self-object internalization, the author will
present an alternative psychoanalytic treatment to the standard procedure reserved for these types of neurotic disorders.
The body mediation approach of the body psychoanalitic psychotherapy allows the patient to re-experiment primary
relationships and, through a collection of experiences, revitalize internalization of the object movement. The process
shows that what emanates from the use of developed transfer, maintained via constant elaborative analysis of countertransfer, will enable the translation of mnemonic elements. This is rendered accessible by an accompanied regression,
which permits the patient to again find equilibrium in Oedipal counter-transference.
Key words: body psychotherapy, psychoanalytic psychotherapy, regression, instinctual representation countertransference, neurosis, nosophobia
RESUMEN
La psicoterapia psicoanalítica corporal : una alternativa a la cura genérica. A partir del tratamiento de una paciente
con una vulnerabilidad narcisista que arrastraba una dificultad de interiorización del objeto, la autora quiere mostrar
otro abordaje psicanalítica que no sea la cura genérica reservada a las patologías neuróticas. El dispositivo de mediación
corporal de la psicoterapia psiconanalitica corporal (PPC) le permite al paciente volver a experimentar relaciones primarias
y mediante la percepción volver a dinamizar el movimiento de interiorización del objeto. El proceso que se deriva de ello
muestra la utilización de la transferencia de apoyo desarrollado y mantenido gracias a un análisis elaborador constante de
la contratransferencia que va a permitir traducir las huellas mnemónicas finalmente accesibles por el acompañamiento de
la regresión lo cual permite volver a encontrar un movimiento edipiano organizador.
doi:10.1684/ipe.2013.1119
Palabras claves : psicoterapia corporal, psicoterapia psicoanalítica, regresión, representación pulsionsional, contratransferencia, neurosis, nosofobia
Psychiatre et psychanalyste de la SPP, 119, rue Nicéphore-Nièpce, 42100 Saint-Étienne, France
<[email protected]>
Tirés à part : C. Frère Artinian
L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 89, N◦ 9 - NOVEMBRE 2013
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Pour citer cet article : Frère Artinian C. La psychothérapie psychanalytique corporelle : une alternative à la cure-type. L’Information psychiatrique 2013 ; 89 : 743-50
doi:10.1684/ipe.2013.1119
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C. Frère Artinian
« Il y a là un matériel qui demande à être pris en considération, à être élaboré ! Je suis tenté de dire : ou la
psychanalyse survivra en se renouvelant et en intégrant tout
ce sur quoi ces thérapies corporelles attirent l’attention, et
elle subsistera en se renouvelant ou en l’an 2000, on la rangera au magasin des accessoires périmés dont on ne parlera
plus que dans les cours d’histoire de la médecine et des
mentalités. » [1].
La psychothérapie psychanalytique corporelle (PPC),
dite relaxation Ajuriaguerra, est issue de la rencontre entre
la psychanalyse instaurée par Freud et les travaux de J. de
Ajuriaguerra sur le dialogue tonico-émotionel (1960). Elle
est une autre façon d’utiliser la méthode psychanalytique
pour les pathologies non névrotiques où le langage verbal
ne peut pas jouer son rôle de médiateur de la communication. Par conséquent, ce sont les manifestations corporelles
qui pourront médiatiser la relation et constituer la base de
la création de l’appareil psychique et de la pensée ainsi que
de leur fonctionnement [9]. La PPC est un aménagement du
dispositif psychanalytique qui met en place les conditions
d’adéquation pour prendre en compte le langage du corps
en tant que spécificité du fonctionnement du patient. Elle
part du postulat que la visée de soin nécessite non-pas la
prise en compte préalable du symptôme mais le fonctionnement psychique du patient à travers le processus de la
cure.
Je vais exposer ce qui peut nous amener à proposer un
aménagement du cadre psychanalytique à certains patients
pour lesquels la cure-type ne paraît pas adéquate à leur organisation et à leur fonctionnement psychique. Avec Monique
Dechaud-Ferbus et à la suite de Francis Pasche, nous pensons que cette inadéquation peut expliquer certains échecs
de la psychanalyse qui ne relèvent pas de résistances des
patients mais de limites des outils des psychanalystes. Nous
verrons pourquoi la cure-type peut ne pas être adéquate
pour ces patients, puis nous aborderons l’intérêt que représente l’aménagement du cadre par le dispositif de la PPC
ou relaxation psychanalytique Ajuriaguerra. Je montrerai à travers une illustration clinique comment cela peut
se passer en PPC, en mettant en avant l’importance du
transfert d’étayage pour contenir et permettre la transformation des effets désorganisateurs de la réactivation de traces
archaïques non symbolisées.
Pourquoi le cadre de la cure-type
peut-il ne pas être adéquat ?
Freud a élaboré le dispositif de la cure psychanalytique
pour des névrosés et il se plaçait derrière le divan pour
que le patient se concentre sur son monde interne sans être
influencé par les réactions de l’analyste. Nous savons que ce
cadre fait ses preuves pour les organisations névrotiques qui
peuvent traiter la conflictualité dans l’intrapsychique grâce
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au transfert où les patients revivent leurs conflits infantiles
en séance en les reprenant dans le processus analytique
avec l’aide de la fonction interprétative de l’analyste. Ils
ont en effet intériorisé leurs relations d’objet durant leur
développement, ils recourent au refoulement comme principale modalité de défense contre les pulsions, et ils utilisent
l’angoisse comme signal d’alarme quand une représentation refoulée menace de sortir du refoulement. Leurs
topiques sont suffisamment organisées, la frontière entre le
dedans et le dehors est établie, l’homéostasie du fonctionnement psychique est assez bien régulée car ils possèdent
un pare-excitation psychique efficace et ils peuvent utiliser
la médiation du langage verbal pour élaborer le surgissement éventuel de traces archaïques sans que leur appareil
psychique se sente trop menacé de débordement.
Chez les patients non névrotiques l’appareil psychique
est fragile, la frontière entre le dedans et le dehors incertaine, le pare-excitation insuffisant ou entamé, et on ne
peut pas se référer seulement aux topiques freudiennes.
On est amené à prendre en compte une troisième topique
inter-relationnelle [6] car nous avons affaire à de véritables
confusions des limites, des espaces, des temporalités et
des référents. Je fais allusion aux psychoses, à certains
états-limites, troubles bipolaires, névroses de caractère,
hyperactivité, addictions, à l’hypocondrie, aux affections
somatiques et aux syndromes douloureux chroniques.
Devant le risque de débordement de leur appareil psychique par défaut de capacité de liaison des excitations, ils
recourent à des mécanismes de défenses radicaux et coûteux comme le déni et le clivage. Si ces mécanismes sont
dépassés, on peut arriver à des désorganisations psychiques
régressives qui peuvent aller jusqu’à des somatisations plus
ou moins graves. Ces sujets sont confrontés à des états de
détresse qui vont de l’angoisse automatique catastrophique
à la sidération en passant par des états d’effondrement
et de déréliction. Ce sont des pathologies de la détresse
qui sont à la recherche du principe de plaisir alors que
les pathologies névrotiques ont suffisamment intégré le
principe de plaisir ainsi que le principe de réalité. Ces
patients n’ont pas pu s’appuyer suffisamment dans leur
première enfance sur la personne secourable [13], l’autre
semblable bien au courant des besoins du bébé et pour
lesquels seule la réponse spécifique est apte à apaiser la
détresse et à introduire la compréhension mutuelle si fondamentale pour le développement somato-psychique de
l’enfant néoténique et les processus de symbolisation. Dès
lors, leur langage verbal est marqué par des trous de symbolisation [11] car, n’étant pas ancré dans le corps, il échoue
dans sa fonction de médiation de la communication. Nous
sommes alors conduits à aménager le cadre psychanalytique en utilisant les paramètres de la perception et de
la sensori-motricité pour étayer la relation avec l’analyste
en personne tout en travaillant à partir du transfert et du
contre-transfert.
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L’intérêt du cadre de la psychothérapie
psychanalytique corporelle
Certes, la perception et la sensori-motricité ne sont pas
absentes dans le cadre de la cure-type, mais elles restent
des paramètres silencieux [10]. Pour les patients nonnévrosés de façon prévalente, ces paramètres doivent sortir
du silence afin de constituer des appuis pour l’installation
et le déroulement du processus psychanalytique. C’est là
l’originalité et la fécondité du cadre de la PPC : l’utilisation
des paramètres perceptifs où l’analyste est vu en tant
qu’objet externe pour permettre ensuite son intériorisation
grâce à l’intériorisation de la relation. Le patient est ici
allongé sur le divan alors que l’analyste est assis dans le
champ de son regard. Le cadre de la PPC sollicite ainsi les
deux feuillets du système perceptif décrit par Freud [16] : le
feuillet externe orienté sur le cadre – dont fait bien sûr partie la personne de l’analyste – et le feuillet interne sensible
aux éprouvés sensori-moteurs et aux processus intrapsychiques. Ce dispositif en berceau sollicite une contenance
et un holding, délimité, à l’arrière plan, par le contact du
divan en délégation de l’analyste, et, devant, par le contact
à distance du regard et de l’audition. Il réalise un véritable
incubateur pour les transformations somato-psychiques [5]
qui permet l’interdit du toucher [2], il met en place les
meilleures conditions pour reprendre et corriger les distorsions des relations primaires. En effet, nous dit Pasche
[22], « la psychanalyse ne se réduit pas à faire revivre par le
transfert les situations de l’enfance, mais elle est aussi une
“expérience correctrice” de ces situations » (p. 5). Toutefois,
précise-t-il, il ne s’agit pas de les corriger en construisant
des processus qui n’auraient pas existé dans l’inconscient
du patient et que le psychanalyste lui injecterait ; l’analyste
« doit se borner à découvrir, à percevoir, ce qui est en son
patient et à le lui montrer sans plus. » (p. 6). Nous y reconnaissons la fonction de traduction de l’analyste que nous
distinguons de l’interprétation, au sens où celle-ci vise à
dégager le sens latent d’un désir refoulé. Le recours à la
médiation perceptivo-sensori-motrice dans la relation est
rendu nécessaire quand le langage verbal ne peut pas médiatiser la relation du fait de l’existence d’un clivage entre
le somatique et le psychique. Il met en œuvre la fonction
subjectalisante de l’objet [7] comme préalable à la relation
d’objet, par laquelle le sujet perçoit l’attention et le tact
de l’analyste pour son fonctionnement somato-psychique :
« Un regard qui dit l’accueil sans condition, l’attente qui ne
demande rien, la sollicitude qui ne sollicite rien, en un mot,
la considération qui est aussi, et peut-être surtout, l’égard,
le crédit porté à l’autre. » [8]. Différemment du dispositif fauteuil-fauteuil, le regard est un regard ascendant, un
regard couché, qui réactive le mode d’investissement par
le sujet de l’objet primaire dans le sens de « l’aspiration
à la croissance d’emblée articulée sur l’objet » et de « la
vocation ascendante du Moi » [20]. Anzieu [4] précise également que « le sens de la psychanalyse n’est pas seulement
de rendre l’inconscient conscient, c’est d’établir ou de rétablir la dimension verticale de l’appareil psychique » (p. 3).
En appui sur l’attention de l’analyste, le patient peut tourner sa propre attention sur l’auto-observation des éprouvés
corporels sur le divan et engager un travail de traduction
qui passe par la figuration dans le processus de symbolisation primaire [24]. Cela nous introduit à la notion de
langage du corps et je rappelle que pour Freud [14] le
langage ne se réduit pas au langage verbal, il comprend
aussi « le langage des gestes et toute forme d’expression
de l’activité psychique » (p. 198). Le cadre de la PPC
facilite et contient l’expression du langage du corps sous
différentes formes sensori-motrices comme des tics ou des
clonies musculaires, des raideurs ou des affaissements du
tonus, des sensations de chute ou de vertige, des odeurs,
des douleurs etc. Ce dispositif accompagne les régressions
déjà installées ou qui interviennent au cours de la cure par
sa qualité d’étayage par l’attention portée au langage corporel qui exprime les effets de la réactivation de traces
archaïques inconscientes. Ces traces correspondent à des
traces perceptives que nous appelons mnémoniques afin de
les distinguer des traces mnésiques ; car, contrairement à
ces dernières, elles n’ont jamais été traduites dans les relations primaires, comme les signifiants formels d’Anzieu [3]
en tant qu’avatars de la constitution des enveloppes psychiques. Elles constituent une véritable mémoire du corps
non subjectivée pouvant infiltrer l’organisation et le fonctionnement psychiques, et distordre le rapport à la réalité,
ou rester enkystées à la limite du somatique et du psychique
jusqu’à leur soudaine réactivation au décours de la vie. Leur
réactivation hallucinatoire tend vers la décharge anarchique
et répétitive, et génère une excitation qui déborde l’appareil
psychique dans ses fonctions de liaison et met en péril son
homéostasie. Le travail en PPC vise alors à pare-exciter et
à lier ces excitations en relançant la symbolisation par la
médiation perceptivo-sensori-motrice dans la relation.
Référencée au modèle de la cure-type, la pratique
de la PPC en conserve les invariants : la règle fondamentale de la libre associativité et la stabilité du cadre.
Mais, l’introduction de la perception modifie la valeur
des concepts habituels. Par exemple, le transfert devient
une organisation transférentielle qui se déploie dans la
double direction du transfert sur le cadre et du transfert
sur l’analyste. L’intérêt de la perception est de permettre
d’intégrer d’emblée les expressions des traces mnémoniques dans le champ du transfert et du contre-transfert et
de commencer d’emblée un travail de traduction au niveau
du contre-transfert par l’attention au langage du corps. Le
contre-transfert devient ainsi le véritable levier du processus à travers une écoute plurimodale du matériel exprimé
en processus primaire où le langage verbal n’a pas encore
valeur de médiation. Le contre-transfert prend en compte
la tolérance primaire de l’analyste [10], ses dispositions
personnelles et sa résistance aux attaques. Le dispositif de
la PPC facilite le développement d’un transfert d’étayage
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C. Frère Artinian
suffisamment solide qui peut accueillir et contenir le transfert violent des traces mnémoniques, et en permettre la
transformation symbolisante.
Voici maintenant une illustration clinique.
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Emergence et transformation
des traces mnémoniques
Je suis frappée par la raideur corporelle de Reine, la quarantaine, dont la tenue me dit la valeur qu’elle attache à sa
présentation, et par son évitement de mon regard. Elle vient
sur les conseils de son psychiatre pour une psychanalyse
mais, ajoute-t-elle, elle n’a pas besoin d’analyse car elle
a déjà fait une longue psychothérapie dans des conditions
éprouvantes. Elle l’a interrompue abruptement quand elle
ne s’est plus sentie comprise par sa thérapeute. Elle me dit
avoir retrouvé ce sentiment douloureux d’incompréhension
avec son psychiatre et elle essuie avec brutalité des larmes
qui lui échappent. Je vois en ce geste l’expression du
débordement d’une rage narcissique générée par sa grave
déconvenue et par sa blessure de s’exposer ainsi à mon
regard. Elle cache d’ailleurs à son entourage ses démarches
de soin de peur qu’on la prenne pour « une folle », énonçant
ainsi une crainte de la folie qui est au centre de son angoisse
catastrophique. Au fil de l’entretien, je comprends qu’elle
se trouve tragiquement coincée entre un empiètement et
un rejet par l’objet décevant : elle ne se sent pas prise en
considération et elle réprime une honte primaire narcissique qui me paraît relever d’un vécu de passivation devant
le regard de l’autre, l’objet non fiable auquel elle se sent
livrée. L’enjeu narcissique est évidemment majeur et son
pré-transfert négatif exprime à mon écoute la réactivation
de traces mnémoniques dès ce premier contact avec moi.
Devant le risque de désorganisation somato-psychique, il
me faut trouver le moyen de lui offrir rapidement les
conditions adéquates pour permettre d’engager un transfert d’étayage contenant. Je lui propose donc un deuxième
entretien dès la semaine suivante. Il apparaît alors que son
effondrement est en rapport avec un projet de déménagement qu’elle vit avec terreur comme lui étant imposé. Son
état d’angoisse et de déréliction s’accompagne de signes
somatiques inquiétants : une tachycardie, une insomnie
rebelle, une lombalgie et des migraines journalières. Elle
redoute le sommeil de peur d’être réveillée angoissée et en
sueurs par des sursauts corporels et un emballement cardiaque. Elle ne garde de ces cauchemars quotidiens que le
souvenir d’une sensation de chute dans un trou sans fond en
un pur ressenti d’effondrement sans figuration ni représentation. Ne voulant pas paraître « déséquilibrée » aux yeux de
ses collègues, elle refuse l’arrêt de travail que son médecin
inquiet lui propose.
Voilà une illustration de l’effet destructeur de la réactivation de traces mnémoniques non traduites dans une
régression massive jusqu’à la somatisation. Cette réac-
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tivation est en lien avec ce qu’elle ressent comme un
« déménagement forcé » qui répète une défaillance
des enveloppes psychiques. Son défaut de contenance
s’exprime dans ses relations par des éclats caractériels où
elle se met en danger en exposant son instabilité et en entretenant un système paranoïde qui bloque l’élaboration. Je lui
propose le cadre de la PPC qui me paraît pouvoir contenir,
soutenir et transformer la réactivation des traces mnémoniques dans la régression, à une séance par semaine, en
prenant soin de le lui expliquer, de lui dire qu’elle peut
me regarder si elle le souhaite, et j’énonce la règle fondamentale de la libre associativité qui prend en compte ce
qu’elle sent corporellement sur le divan. Elle se dit soulagée que je prenne son corps en considération et elle accepte
de s’engager dans ce cadre qui propose une alternative à la
cure-type.
La première séance
On va voir comment dès la première séance la tolérance
primaire de l’analyste est sollicitée dans le contre-transfert
de base nécessaire à la mise en place de la relation analytique. Sitôt allongée, Reine se dit détendue, ce que j’entends
comme l’expression d’un vécu de récupération narcissique
lié au fait qu’elle s’est sentie entendue par l’objet qui fait
naître l’espoir chez elle. Mais une tempête sensori-motrice
se déclenche et il est évident qu’elle n’est pas détendue : elle
se mord le dedans des joues avec des mouvements convulsifs des lèvres, elle écarte les bras pour se tenir aux bords du
divan, elle oscille latéralement en agitant les jambes pour
retrouver son équilibre. Pour l’aider à le retrouver, je manifeste mon attention à ce qu’elle exprime par le langage du
corps en lui demandant doucement : « Qu’est-ce que vous
sentez là sur le divan devant moi ? ». Je sens que je ne dois
pas la lâcher, ce que je manifeste par le regard et par la
parole. Terrorisée par ce qui lui arrive et qu’elle essaie de
contrôler de toutes ses forces, elle peut à peine parler : « Je
perds l’équilibre. . . J’ai l’impression que le divan penche,
je vais glisser. . . ». Puis elle lâche le divan, ramène ses bras
sur le torse et s’agrippe à sa veste, ce qui accroît son déséquilibre. Elle grimace, devient rouge et elle pleure de désarroi.
Afin de l’aider à reprendre contact avec moi, je lui dis calmement : « Essayez de me dire ce qui se passe ». Sans pouvoir
répondre, elle croise les bras et se tient à eux, avant d’entrer
en opisthotonos trois fois de suite. Je ressens une intense
souffrance contre-transférentielle face à l’exacerbation des
traces mnémoniques. Mais l’opisthotonos est aussi une
défense contre la passivité qu’elle vit dans un registre hallucinatoire régressif comme une passivation d’être livrée à
l’objet non fiable : c’est l’actualisation dans le transfert de
l’objet primaire qui ne l’a pas tenue et auquel elle se sent
livrée. Il me faut continuer à la soutenir du regard et d’un
bain de parole calme et doux qui veille à ne pas être excitant.
Elle me dit : « J’ai envie de mourir. . . ce n’est que morte
que je serai détendue ». En effet, la débâcle de décharge
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corporelle se produit malgré elle et malgré son espoir de
rencontrer l’objet, mais je pense aussi qu’elle s’en veut de ne
pas pouvoir garder l’espoir narcissique du départ. Après un
silence, elle reprend : « Le matin, j’ai envie de me recoucher
et le soir, je répugne à me coucher, j’oscille constamment ».
À la fin de la séance, elle s’étire, respire à fond pour retrouver son tonus habituel, et elle ajoute : « Je ne sais pas quoi
faire de ma violence et au bout d’un moment je me rendors
au fond de moi. Une partie de moi m’échappe mais je ne
sais pas si c’est le corps ou autre chose ». Se rendormir au
fond de soi, c’est pour elle un repli anesthésiant de son soi
et je comprends que les traces mnémoniques sont des traces
d’agonie primitive.
Le transfert d’étayage organisateur de la psyché
L’oscillation évoquée par Reine se retrouvera tout au
long de la cure car, dès qu’elle reprend espoir de rencontrer
l’objet secourable, dès qu’elle entrevoit la possibilité de la
confiance, les traces mnémoniques se réactivent et elle est
reprise par l’expérience traumatique d’être livrée à l’objet
décevant dans la passivation comme une impossible régression vers la passivité [19]. Toutefois, la réactivation des
traces mnémoniques peut être suffisamment contenue dans
le transfert d’étayage et il faudra une répétition suffisante de
l’expérience d’oscillation pour qu’elle puisse trouver/créer
l’objet secourable. En effet, le transfert d’étayage dément
l’effet destructeur des traces mnémoniques et engrange progressivement les traces organisatrices de la relation à l’objet
secourable. En confortant le transfert d’étayage au long de
la cure, nous pourrons gagner peu à peu de terrain sur les
effets pathogènes de la défaillance de l’objet primaire. Ses
mots : « Une partie de moi m’échappe », montrent qu’elle
sent le clivage en elle. C’est une visée de la cure de PPC
que de réduire les clivages en passant par l’investissement
de l’auto-observation de la sensori-motricité en appui sur le
divan qui, comme le dit Pasche [21], représente les genoux
paternels et le giron maternel sous le regard de l’analyste.
Au fil des mois, elle peut contenir ses crises caractérielles à
l’extérieur et elle entreprend des recherches sur l’exil de ses
parents qu’elle appelle leur « exil forcé ». À ce moment, elle
me fait remarquer qu’elle se sent rassurée par le fait que je
l’aide à faire des liens sans faire d’interprétation. L’émotion
qu’elle laisse transparaître me fait penser qu’elle commence
à entrevoir la possibilité que je puisse constituer pour elle un
objet secourable fiable, différent de ceux qu’elle avait ressentis comme décevants. J’imagine que les interprétations
métaphoriques la mettent en situation de ne pas comprendre et donc de ne pas se sentir comprise, ce qui la renvoie
à l’échec de son sentiment d’existence et à la honte narcissique mais également à son vécu d’être empiétée par la
psyché de l’autre.
Nous allons comprendre que la problématique du
« déménagement forcé » énoncée lors du deuxième entre-
tien est en rapport avec une identification narcissique à ses
parents dans la douleur. En effet, l’intensité émotionnelle
qui accompagne l’évocation de l’histoire de ses parents
relève d’une identification directe, sans écart ni générationnel ni de situation avec le vécu traumatique de ses parents.
Car, évoquant l’exil parental, elle me dit : « C’est pareil avec
ce que je ressens, mon impossibilité du déménagement ».
Je sollicite alors l’auto-observation de ses sensations corporelles afin d’introduire un écart dans son identification
narcissique. Je recours à la subjectivation de ses propres
ressentis et je lui dis : « C’est pareil avec ce que vous ressentez où ? » Elle : « C’est quand je sens un vide dans mon
corps. . . Mais là je ne sens pas le vide, je sens le divan, ça
me tient ». Dans ce mouvement, le recours à la médiation
perceptivo-sensori-motrice a une fonction tiercéisante qui
ouvre un espace psychique personnel qui va inaugurer sa
capacité de rêverie, rêverie diurne d’abord puis nocturne
plus tard, comme on le verra. Pour l’heure, elle est en effet
pareille à ses parents quand elle est dans le vide, mais, quand
elle sent son corps, elle se différencie d’eux et . . . elle va
pouvoir déménager ! Maintenant, elle s’accroche moins à
mon regard et elle ferme les yeux quand elle cherche ses
sensations sur le soutien du divan. Elle peut alternativement
quitter mon regard quand elle utilise le contact du divan et
revenir au toucher à distance par le regard, ce qui introduit
un jeu sur le modèle du perdu-retrouvé avec l’analyste en
personne. Mais elle a encore besoin de me retrouver dans
la perception, ce qui montre que l’intériorisation de l’objet
reste fragile.
Elle entreprend de retrouver les traces de ses parents
dans leur pays d’origine et elle fait un lapsus : « J’ai
envie de retourner sur les traces de la “transportation” de
l’exil ». Interloquée, elle ajoute : « En fait, dans ce mot,
il y a transporter mais ça fait aussi penser à déportation. . .
Mais aussi à porter, supporter. . . comme le divan ». Ce
mouvement élaboratif où son préconscient retrouve une
fonctionnalité, montre qu’elle s’appuie sur l’objet pour
retrouver les traces mnémoniques en passant par un investissement suffisamment tempéré de représentations motrices
qui ne sont plus hallucinatoires : elle entre dans un processus
d’historisation. Ses relations avec ses parents s’améliorent,
ses recherches les intéressent et l’analyse de Reine sort de
la clandestinité. S’étant dégagée de l’identification narcissique sensori-motrice directe à la douleur de ses parents,
elle peut maintenant constituer son moi psychique en
s’appuyant sur son moi corporel [17]. Elle me dit : « Maintenant je trouve une consistance à mon corps, je me réunifie,
je retrouve confiance en moi ». Mais je ne perds pas de
vue que dès qu’elle reprend espoir, les traces mnémoniques
non encore symbolisées ont tendance à se réactiver. On va
voir comment la transformation symbolisante va se faire
durant la troisième année de la cure grâce à l’élaboration
du pare-excitation et le passage par un transfert
négatif.
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Le transfert négatif comme impossible deuil
de l’objet secourable
Reine prend soin d’elle-même, elle veille à prendre des
moments de repos chez elle pour retrouver les sensations
qu’elle a découvertes en séance. Elle peut ainsi arrêter ses
crises de tachycardie, son sommeil s’améliore, ses cauchemars s’espacent mais elle ne fait toujours pas de rêve. Elle
garde une lombalgie, une asthénie importante et une hyperexcitabilité douloureuse aux bruits et aux contacts sociaux.
Elle doit donc encore chercher refuge dans le retrait. Mais,
face à mes congés, elle ne peut pas s’empêcher d’avoir
peur de mourir « parce que, me dit-elle, quand vous vous
absentez, vous disparaissez pour toujours, je ne peux pas
faire autrement ». Elle exprime ici le problème de la perte
de vue [18] qui se pose directement dans le transfert avec
son potentiel désorganisateur à partir du moment où l’objet
investi n’a pas suffisamment répondu dans la perception.
Comme la perte de vue est encore pour elle une perte définitive, elle ne peut pas faire le deuil de la perception de
l’objet, un deuil pourtant nécessaire à son intériorisation.
En effet, si l’objet disparaît de sa perception, il devient
un objet traître qui la met en danger : il devient un objet
toxique. Reine se trouve ainsi devant le paradoxe d’avoir
à investir un objet qui lui paraît pourtant toxique. C’est ce
qui va apparaître lors de l’épisode hypocondriaque qui va
suivre.
Une hypocondrie transférentielle
Au moment de mes congés, elle est soudain convaincue
de s’être empoisonnée en mangeant un fruit sur le parking
du supermarché où elle vient de faire ses courses. Aux
prises avec une angoisse catastrophique, elle s’isole dans
une auto-observation délirante et un hyper-investissement
douloureux de tous les instants qui absorbe sa libido. Mais,
maintenant suffisamment son investissement de l’objet
secourable, elle trouve la faculté de me téléphoner : « Docteur, dites-moi que je ne vais pas mourir ! ».
À la rentrée, elle précise que ce qui lui a fait du bien
n’est pas ce que je lui ai dit au téléphone, mais le fait
qu’elle a entendu ma voix. Elle m’a donc retrouvée dans
le bain de parole et non pas dans l’interprétation, ce qui lui
a permis de penser qu’elle me retrouvera pour les séances.
Aussi, le transfert d’étayage avait suffisamment tenu dans
l’isolement régressif. Nous sommes toutefois en pleine
hypocondrie parce qu’elle est convaincue d’avoir « pourri
son corps » à son insu en mangeant ce fruit, sans pouvoir
prendre de distance par rapport à ce vécu. Elle ne peut donc y
associer ni figuration ni représentation. Le langage verbal a
perdu sa fonction symbolique médiatrice de la relation, il ne
peut plus soutenir la communication avec l’objet quand la
relation a été coupée, parce qu’il s’est désarrimé des indices
de la perceptivo-sensori-motricité, témoignant ainsi d’un
clivage entre le somatique et le psychique. Néanmoins, du
fait du processus lié au travail entrepris en PPC sur les sen-
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sations, soutenu par l’objet secourable [12], Reine cherche
à retrouver le contact avec le divan pour se raccrocher à une
sensation rassurante et c’est ainsi qu’elle reprend contact
avec moi. Dans cette séance de reprise, son émotion jaillit
par débordement et elle me demande à nouveau : « Docteur,
dites-moi que je ne vais pas mourir ! » Mais, elle est prise
dans le paradoxe désorganisateur. Le transfert négatif se
déploie et envahit de plus en plus le transfert d’étayage,
au point qu’elle exprime directement sa déception et sa
méfiance envers moi et qu’elle envisage d’interrompre
l’analyse. Je suis inquiète et mon contre-transfert est de
nouveau mis à rude épreuve. Nous sommes au carrefour
de tous les dangers du paradoxe : elle a vitalement besoin
d’un objet qu’elle vit comme toxique. Les traces mnémoniques sont prises dans les rets du transfert dont je soutiens
la dimension d’étayage en utilisant la médiation perceptivosensori-motrice afin de contrebalancer la force destructrice
de l’excitation. Mais Reine s’accroche passionnément à
une douleur anti-deuil, toute demandeuse qu’elle soit de
la reconnaissance de sa douleur, car sa permanence semble
être au service du déni de l’absence de l’objet dont elle
se débarrasse par l’hallucination négative [23]. Du fait de
ce mécanisme, le reflux de la libido sur le corps se fixe
sur une stase douloureuse [15]. Je peux néanmoins assurer ma constance et maintenir le cadre, ce qui entretient
malgré tout une confiance suffisante qui va permettre la
reprise de l’élaboration qui avait été bloquée. La sortie de
l’hypocondrie va passer par une longue période de nosophobie où la conviction délirante d’empoisonnement va se
transformer en une peur de s’empoisonner.
La nosophobie élaborative
et le premier rêve de la cure
Reine me demande de lui dire si elle peut manger ceci ou
cela sans danger. Grâce au maintien d’un transfert d’étayage
suffisamment solide qui contient le transfert toxique et soutient l’élaboration, elle va pouvoir redresser la traduction
de ce qu’elle sent en s’appuyant sur l’objet secourable dans
une co-élaboration comme je vais le montrer.
À la séance de rentrée de grandes vacances, elle s’installe
sur le divan et me dit : « Je vais prendre un moment pour
sentir mon corps ». Elle croise les mains sur le ventre, s’y
agrippe et se concentre en fermant les yeux après avoir
appuyé son dos au divan. Puis elle agite fébrilement le bout
des doigts, tord les lèvres et, prenant conscience de son
agitation, elle soupire et place les bras le long du corps en
caressant nerveusement le divan. Elle s’efforce de se calmer en s’étirant, tourne le visage vers moi en souriant et
me dit : « C’était difficile ces vacances, je me demandais
si j’allais tenir. J’ai pu m’étendre chez moi et retrouver le
contact sur mon canapé comme ici sur le divan. En sentant mon dos, j’ai pensé à ici et à vous, et je n’ai pas eu
de grosses crises d’angoisse comme l’an passé, mais j’ai
voulu attendre que vous soyez là avant d’essayer de man-
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La psychothérapie psychanalytique corporelle : une alternative à la cure-type
ger de la viande ». Elle exprime là la phobie alimentaire qui
la préoccupe et elle montre que l’objet n’est pas encore suffisamment intériorisé pour qu’elle puisse s’en passer dans
la perception et ne plus avoir peur. Elle me dit toutefois
qu’elle peut attendre et qu’elle n’est plus complètement
dans la décharge immédiate des excitations, même si elle a
du mal à tenir. Elle a donc réussi à maîtriser ses angoisses et
elle a pu me retrouver psychiquement à travers les indices
que lui ont procurés ses sensations corporelles. J’y vois un
début d’introjection de la permanence de l’objet. Je la laisse
associer afin de lui laisser utiliser l’espace psychique qu’elle
vient d’ouvrir entre elle et moi à la faveur de notre séparation, et je ne reprends pas le mouvement pulsionnel oral
pour ne pas accroître son excitation figurée par sa motricité
en séance et qui exprime sa difficulté à se retenir.
Elle relate alors son premier rêve de la cure : « C’était une
image. J’étais aux WC assise sur des fraises ». Elle rit un peu
gênée et ajoute qu’elle pensait dans le rêve qu’elle devait
me le raconter parce qu’elle se rappelait que je lui avais fait
remarquer qu’elle ne rêvait pas. Je l’invite à associer sur
son rêve. Elle pense en souriant aux fraises du pays de sa
mère. Elle s’arrête puis, hésitante, elle m’apprend qu’elle
a parlé récemment avec sa mère pour en savoir plus sur
son enfance. Celle-ci lui a expliqué que lorsqu’ils étaient
bébés, elle et son frère, elle les laissait au lit pour faire son
marché. En rentrant, elle voyait bien qu’ils avaient pleuré,
« mais, lui a-t-elle dit, il fallait bien que j’aille acheter à
manger ! » Nous avons là une première erreur de traduction
par la mère débordée qui nie la détresse de ses bébés. Reine
s’agite de nouveau sur le divan et j’imagine qu’elle exprime
une décharge devant le retour des traces mnémoniques qui
l’inquiètent. Je vais donc l’aider à les élaborer en soutenant
la figuration à partir du langage du corps. Je lui dis : « Quand
votre mère allait au marché, c’était loin ? » Elle : « Non,
c’était à côté de la maison, elle avait juste à traverser une
place » Elle s’interrompt puis, liant l’actuel au passé, elle
ajoute : « Aujourd’hui, sur la place, il y a un supermarché ».
Ce mot de supermarché résonne étrangement en moi, il me
rappelle le parking du supermarché où elle avait fait son
épisode d’angoisse hypocondriaque. La résurgence de ce
souvenir m’indique mon empathie contre-transférentielle
et je reprends : « Un supermarché sur la place. . . » Elle
poursuit aussitôt : « Oui, c’est là où je fais toujours mes
courses ». Moi : « Alors, vous allez sur les traces des pas de
votre mère quand elle allait au marché ! » Ce qui a un sens
pour moi semble lui échapper. J’ajoute donc : « Quand vous
avez acheté les fruits. . . » Elle m’interrompt : « C’était là,
oui. . . ».
Transformation œdipienne
des traces mnémoniques
Reine se tait puis ajoute en pleurant : « Il y a toujours les
arbres le long de la rivière, c’est aux arbres que mon père se
repère pour retrouver l’emplacement de notre maison qui
a été détruite depuis. Hier, j’ai parlé avec lui, on était assis
sur le banc sous les arbres, il m’a expliqué le chemin qu’il
faisait pour aller à l’usine. Mon père vient souvent ici pour
retrouver ses souvenirs, il est très triste. . . ».
La séance suivante, elle prend le temps de retrouver sa
place sur le divan. Les yeux humides elle me dit : « La dernière fois, j’ai eu l’impression que ce qui s’est passé était
très important. Je ne sais pas pourquoi mais sur le coup,
je me suis sentie comprise, je me suis sentie entendue par
quelqu’un ». À partir de là la nosophobie va peu à peu disparaître grâce à l’appui qu’elle trouve en elle en pensant
à moi : « Je pense à vous, à votre calme, à votre accueil,
à votre compréhension, je me redis vos paroles en même
temps que je fais attention à mes sensations quand je sens
monter une phobie alimentaire. J’ai réussi à manger le fruit
du parking du supermarché en veillant aux conditions : être
seule, me sentir active dans cette initiative, et avoir faim.
J’ai fait les mêmes gestes en faisant attention à le goûter
en petites quantités sans me précipiter, j’ai cherché à sentir le plaisir et ensuite je m’en suis nourrie ». C’est ainsi
qu’elle me montre comment elle retrouve progressivement
une traduction juste de ses traces mnémoniques. Durant
ces deux dernières années, tous les signes somatiques ont
cédé.
Dans le sillage de cette élaboration, ce qu’elle appelle
« un rêve de cuisine » montre qu’elle a vaincu sa crainte de
l’effondrement : « J’étais dans une maison où on préparait
une fête. Je cherche la cuisine avec quelqu’un. Je ne la
trouve pas mais je me dis que la cuisine n’est pas perdue et
que je vais la retrouver. Je me retrouve avec mon frère dans
une pièce où il y a un trou dans le plancher mais je réussis
à le franchir en rampant et en m’accrochant aux bords. Je
n’étais pas inquiète. Je savais que j’y arriverai ». C’est donc
accompagnée de quelqu’un dans le rêve qu’elle a surmonté
sa peur de l’effondrement [25].
Conclusion
L’exemple de la cure de Reine illustre comment
l’aménagement de la cure psychanalytique dans le dispositif
de la PPC peut offrir une alternative à la cure-type pour des
pathologies du narcissisme où l’objet n’étant pas intériorisé,
les patients ont besoin de percevoir l’analyste en personne.
Le dispositif de la PPC nous permet de reprendre avec eux la
relation primaire en utilisant la perception pour remettre en
travail la relation à l’autre semblable. La sensori-motricité
est réexpérimentée avec l’appui perceptif, d’une part, sur le
divan où une limite peut être vécue du dedans avec la résistance du divan, et d’autre part, au dehors avec le regard,
sur l’objet en personne qui par son incarnation pose également une limite et matérialise un espace transitionnel. Par
l’intériorisation de ce qui s’est incarné dans la relation, la
perception va permettre l’accès à la symbolisation primaire.
Nous pouvons dire, à partir de Raymond Cahn [8], qu’il y
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C. Frère Artinian
a dans le cadre du dispositif de la PPC une tiercéisation, et
chez l’analyste une élaboration contre-transférentielle qui
fournissent les conditions indispensables pour la transformation des traces mnémoniques vers la subjectivation.
12.
Liens d’intérêts : l’auteur déclare n’avoir aucun lien
d’intérêt en rapport avec l’article.
13.
Références
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