Introduction La perte mnésique, dite normale avec l’âge, est après 50 ans la plainte la plus largement exprimée (deux à trois personnes sur quatre). Elle est vécue comme un signe de vieillissement indiscutable. Mais est-ce bien certain que le vieillissement soit le facteur essentiel de la diminution des capacités mnésiques ? L’oubli n’est pas une obligation de l’âge. Certains individus conservent, même très âgés, des performances mnésiques remarquables. Il est vrai aussi que des amnésies peuvent être dues à des affections dont le développement est facilité par le vieillissement. Hors pathologies, événements qui ne seront pas abordés dans nos propos, l’acte de mémorisation évolue en fonction de multiples influences dont le vieillissement. Mais, communément, cette influence du vieillissement est la seule retenue comme responsable. Et cette croyance bien affirmée en la diminution des capacités mnésiques avec l’avance en âge accentue la « plainte » qui se révèle pourtant n’être pas toujours le reflet de la réalité. La plupart des études s’accordent pour montrer qu’il y a peu de concordance entre l’intensité de la plainte mnésique et les résultats aux tests explorant la mémoire. Il est vrai que les résultats sont considérés en référence à une norme de groupe et qu’un sujet se référant à sa propre activité passée peut ressentir une diminution de ses performances, alors que celles-ci sont dans la norme statistique. La perte de mémoire, nous le soulignons à nouveau, est une image culturellement associée aux déficits inéluctables de l’âge bien que d’autres facteurs puissent en être la cause. C’est ainsi qu’en vieillissant, on désespère de la mémoire en déclarant « la perdre ». Alors que pour d’autres déficits attribués pareillement à l’âge, le mécontentement s’exprime en termes plus positifs, et l’on entend exprimer par exemple l’intention de rester souple ou de rester agile. La représentation résignée d’une mémoire qui ne peut que se détériorer avec le temps doit être brisée car la mémoire est un processus dynamique qui se réorganise à chaque instant. Elle est une construction permanente du présent en fonction du passé et de l’avenir. Comme elle n’est pas spontanée mais construite, elle peut s’affaiblir en l’absence d’un projet de vie donc souvent à l’âge de la retraite. Compte tenu qu’une mémoire non stimulée se désactive puisqu’elle n’est pas un « stock » dans lequel on puise mais une recréation permanente, il est nécessaire de re-éveiller tous les mécanismes de la fonction afin de l’entretenir. Il s’agit 9 Atelier corps et mémoire bien de re-éveil puisque les mécanismes ont déjà été appris, le plus souvent par imitation, par intégration aussi, selon des modèles valorisés par l’école. Mais l’optimisation de la fonction de mémorisation ne peut être qu’aléatoire. En effet, le système d’éducation, pourtant édifié sur la mémoire, ne compte pas parmi ses enseignements celui des techniques de mémorisation. Guidé par des enseignants ou non, l’individu construit donc progressivement par lui-même, le plus fréquemment, un stock de mécanismes qui s’appauvrit par le non-fonctionnement. Le vieillissement pouvant faciliter ce nonfonctionnement, il est intéressant de compenser cette inclination par un objectif spécifique de stimulation et de développement au cours d’un Atelier corps et mémoire. Si l’Atelier corps et mémoire concourt à réduire l’appauvrissement de l’existant, il a également pour objectif de développer des mécanismes non présents, par l’intégration des mécanismes des autres. Ces échanges interindividuels sont l’intérêt de la ré-activation collective des ateliers. L’Atelier corps et mémoire est un atelier mémoire traditionnel complété par des stimulations sensorielles du corps en mouvement, du corps en situation « de faire ». Le corps est une entrée sensorielle et émotionnelle incontournable de l’activité mnésique. La participation active, globale de toute une personnalité est la condition fondamentale de l’optimisation de la fonction « mémoire ». La participation du corps dans tous les exercices de stimulation de la mémoire m’est apparue d’une impérieuse évidence à la suite de la découverte des travaux des neurophysiologistes : Gérald M. Edelman, Alain Berthoz, Antonio Damasio, Jean-Didier Vincent. Les hypothèses de ces chercheurs sur le fonctionnement cérébral, que j’ai confrontées à mes expériences pédagogiques, ont déclenché mon intime conviction de l’utilité de cet ouvrage. 10 Pour mieux comprendre la mémoire La mémoire est un phénomène biologique commun à tous les êtres vivants. Chez l’homme, on décrit deux formes de mémoire : la mémoire génétique et la mémoire nerveuse. C’est cette dernière qui nous intéresse. La mémoire est la fonction supérieure complexe du cerveau capable de garder les traces d’un vécu, pour le faire resurgir en conscience. Le cerveau enregistre des données qui deviennent des souvenirs. Il possède pour cela des solutions. Ses cellules : les neurones ont la capacité d’accepter ou de refuser de se connecter en réseaux. Ce fonctionnement neuronal est à l’origine de représentations cartographiques d’images perçues relevant des divers domaines sensoriels, de représentations cartographiques de motricité et de représentations cartographiques d’émotions. Par conséquent, le cerveau n’enregistre pas un cliché passif d’objet ou d’évènement, mais le résultat d’interactions qui se sont produites au moment de l’enregistrement. Ces interactions sont codées en cartographies. L’avancement des recherches en neurosciences nous éclaire de mieux en mieux sur les mécanismes mis au point par notre organisme. Se souvenir, ce n’est pas consulter un fichier de cartographies stockées dans un dossier. Il n’y a pas la place dans le cerveau pour un véritable lieu matériel de stockage de documents figés. La solution du cerveau a été de conserver des données sous forme « dispositionnelle ». Les données se reconstruisent et se combinent en fonction des besoins. Antonio Damasio propose une hypothèse. « Les cortex sensoriels primaires construisent continuellement des cartes de l’environnement présent et n’ont pas les ressources pour stockées les cartes éliminées, celles-ci pouvant être stockées sous forme dispositionnelle. » Les organisations neuronales des niveaux supérieurs du cerveau disposeraient de zones de « divergence/convergence » où les boucles neuronales des capacités dispositionnelles seraient mises en relation, permettant la reconstruction des objets et des évènements de la remémoration. La mémoire n’est pas uniquement le fait de modifications de circuits. S’il en était ainsi, il y aurait une incompatibilité entre la brièveté du fonctionnement synaptique et la permanence des souvenirs. Une synthèse de protéines organise des structures moléculaires qui codent les éléments neuronaux de la mémorisation. La répétition des stimulations nerveuses sur la synapse produit 11 Atelier corps et mémoire une sécrétion massive de médiateurs chimiques sous l’influence rétroactive du monoxyde d’azote (NO), qui facilitent les processus d’organisation de la mémorisation. Les neuromédiateurs les plus impliqués sont la dopamine et l’acétylcholine (neuro-médiateurs des circuits de la récompense ; rôle de l’émotion dans la mémorisation). Des neuropeptides comme les enképhalines joueraient également un rôle important. Cette activité biochimique s’accompagne d’une importante augmentation du métabolisme énergétique cérébral : augmentation des consommations de glucose et d’oxygène. Les différents « découpages » de la mémorisation et de l’oubli Le fonctionnement de la mémoire a d’abord été décrit à partir de déficits dus à des lésions cérébrales. Suivant l’altération de certaines parties du cerveau, certains aspects de la mémoire sont modifiés. En conclusion, il était établi que la mémoire était composée de différentes mémoires correspondant chacune à une localisation précise. Actuellement, penser la mémoire comme une somme de mémoires spécifiques paraît trop réducteur. Certaines régions cérébrales ont un rôle particulier mais les processus de mémoire requièrent plus de niveaux de complexité. Dans certaines conditions de diagnostic médical, de réadaptation, d’apprentissage, il est utile de fragmenter son fonctionnement. Il est encore intéressant de le faire pour des raisons pédagogiques. C’est ainsi que subsistent des définitions partielles : mémoire auditive, mémoire à court terme, mémoire motrice… La mémoire sensorielle La mémoire sensorielle est une mémoire ultra-courte. Le message sensoriel qui va être mémorisé peut être de nature auditive, visuelle, olfactive ou somesthésique. Les mémoires iconique ou eidétique et échoïque, qui correspondent à la mémoire photographique et à celle des sons, sont de la nature des mémoires sensorielles, dues aux modifications du potentiel électrique membranaire des cellules concernées. La mémoire immédiate ou à court terme Cette mémoire, dite aussi primaire, permet de conserver et de restituer une information pendant une courte période d’une à deux minutes. Cette phase est utile au traitement de l’information. Limitée en durée, elle l’est en quantité d’éléments pouvant être appréhendés et restitués : c’est l’empan mnémonique ou span (nombre moyen d’éléments : 7). 12 Pour mieux comprendre la mémoire La capacité de la mémoire à court terme peut se conserver par répétitions successives, par codage. Si des distractions ou des interférences n’interrompent pas cette mémoire de travail, l’information passe dans la mémoire à long terme. La mémoire à long terme La mémoire à long terme, dite encore secondaire, est la véritable mémoire qui impose une stratégie de mémorisation. On peut la différencier en mémoire récente, labile car les souvenirs sont fragiles, et en mémoire ancienne, consolidée car elle a été plus souvent rappelée. On définit classiquement une mémoire sémantique correspondant au contenu général de l’information, une mémoire épisodique, qui correspond au contexte dans lequel cette information a été fournie, et une mémoire incidente enregistrant automatiquement des informations à partir de la mémoire à court terme (lieu où l’on a parqué sa voiture, par exemple). L’oubli L’oubli peut être la conséquence d’un défaut de traitement de l’information, ou être lié à une interférence. Il correspond souvent à une impossibilité de rappel par absence d’indice. L’oubli peut être l’élimination nécessitée par un choix plus judicieux. L’oubli est la capacité indispensable de la mémoire qui se vide de l’inutile, de l’embarrassant, de ce qui ne convient pas pour pouvoir accueillir en remplacement d’un trop-plein gênant de nouvelles acquisitions, mieux adaptées, plus pertinentes. On peut apprendre si l’on sait éliminer. Censurer certains évènements est aussi, peut-être, une façon de fuir et de refuser la signification de la vie (référence à l’amnésie des personnes âgées résidentes). L’oubli est une phase de fonctionnement utile et nécessaire de la mémoire quand il n’est pas de nature pathologique. L’oubli peut être la conséquence d’une détérioration ou d’un dysfonctionnement de la structure cérébrale. Les troubles de la mémoire sont alors les premiers symptômes de la maladie d’Alzheimer et des maladies apparentées. Le premier signe de ces maladies est l’oubli progressif des faits récents, suivi de désorientation spatiale et/ou temporelle. Au cours de l’évolution, apparaissent des troubles du langage et des troubles aggravés de toutes les fonctions intellectuelles puis vitales. Quand la pathologie détruit les neurones, le cerveau se défend et cherche à compenser les déficits. Par sa plasticité, il a la capacité de restructurer des connexions. Grâce à la neurogenèse, il a peut-être aussi la capacité de produire de nouveaux neurones. Agir sur ces deux aspects compensatoires et en évitant 13 Atelier corps et mémoire le stress est bénéfique au mieux-être des malades. Aux médicaments, il est indispensable d’associer une stimulation cérébrale active et bien adaptée. Les mécanismes de la mémorisation L’acquisition de l’information L’acquisition est tout d’abord une activité sensorielle. Les informations sont prises par l’intermédiaire de nos sens. Suivent ensuite diverses opérations de traitement de consolidation et d’organisation qui permettent la formation et l’enrichissement de catégories. Les mécanismes de l’acquisition sont : – la prise d’information : éveil sensoriel et perceptif ; – le codage ou l’encodage, opération qui donne du sens à l’information et qui comporte donc une importante analyse rationnelle et affective ; – l’association d’idées et d’images qui établit des liens entre les informations nouvelles et anciennes ; – la structuration qui dépend de l’histoire individuelle : organisation par ressemblance, par différence, par chronologie, etc. ; – l’indexation est l’intégration par indices : association à une catégorie (famille, forme, couleur, etc.), à un lieu, à une chronologie. La conservation de l’information La consolidation de l’information ne se fait pas par l’emmagasinage d’une image quelque part dans le cerveau. Comment pourrions-nous concevoir, si nous croyons à la mémorisation d’images fixes, la quantité illimitée d’images concernant toutes les combinaisons avec, par exemple, le chiffre 3. Pour que le chiffre 3 garde une signification dans 36 ou 391, nous n’avons pas recours à des images immuables de 3 mais à des reconstructions adaptées au présent à partir des connaissances antérieures. Le cerveau ne stocke pas des images spécifiques mais donne les moyens nécessaires à la réorganisation d’impressions antérieures. Selon un système dynamique, les souvenirs sont en perpétuel remaniement à partir de la reconstruction du passé avec des éléments récents. Le rappel ou la remémoration La restitution est plus une reconnaissance que le rappel d’une image conservée. C’est une reconstitution signifiante dépendante du contexte. 14 Pour mieux comprendre la mémoire La fonction mnésique est soumise à des influences Les facteurs influençant la fonction mnésique sont nombreux : – les possibilités perceptives : la mémoire dépend de la qualité des stimuli sensoriels, donc de l’intégrité des capacités neurosensoreilles. Le vieillissement, altérant ces capacités, réduit le potentiel de prise d’information ; – le degré de vigilance : l’attention et la concentration facilitent les processus d’acquisition et de traitement ; – la qualité du sommeil : les traces mnésiques sont consolidées au cours du sommeil paradoxal ; – les facteurs affectifs : la motivation, l’intérêt, l’émotion. Le limbique est le centre nerveux qui gère à la fois l’affectivité et les processus de mémoire. L’information qui possède une charge affective est mieux mémorisée. L’angoisse, un état dépressif ou stressé gênent la mémorisation ; – les aptitudes génétiques de l’individu ; – la culture et les facteurs sociaux ; – l’entraînement. Les modifications de la mémorisation en fonction de l’âge La capacité de mémoire est mesurable à l’aide de tests. Les mesures de mémoire ont été comparées entre des sujets jeunes et des sujets âgés. Les différences de performance aux tests ont permis d’évaluer les modifications de la fonction de mémorisation avec l’âge. La validité des tests a été discutée car ils ne sont pas adaptés aux sujets âgés. Ceux-ci manquent de motivation à les réaliser. Les différences d’éducation et de culture rendent les énoncés de question inadéquats et l’angoisse de ne pas réussir fausse les résultats. Les résultats comparés entre jeunes et âgés ont pourtant permis d’éclairer l’orientation des modifications avec l’âge. La mémoire immédiate diminue bien peu. La diminution est plus accentuée si le temps de présentation des éléments à mémoriser est trop court et si les items sont trop nombreux. Les études sont contradictoires sur les modifications de l’empan. Des études récentes le décrivent peu touché. Les stratégies de traitement ne sont pas les mêmes chez les jeunes et les âgés. Les âgés deviennent « économes » et ne font pas la recherche d’indices, de processus associatifs. Dans la prise d’information qui leur nécessite un temps plus long, ils évitent les stratégies coûteuses de contrôle car il leur faut plus d’énergie que les jeunes pour la même tâche. Les mécanismes attentionnels sont également plus coûteux donc moins sollicités. Il a été aussi mis en 15 Atelier corps et mémoire évidence que l’imagerie mentale spontanée ne vieillissait pas, elle ne faisait défaut aux sujets âgés que dans une situation contraignante. Pour la remémoration, les sujets âgés, toujours par économie, préfèrent les stratégies modèles présents et évitent le travail en mémoire en choisissant les automatismes. Il est coutumier d’entendre dire que la mémoire des faits anciens ne diminuerait pas. De fait, les vieux souvenirs, plus souvent reconstruits, sont plus « solides » que des faits immédiats mais sont tout de même moins bien restitués que les événements plus récents consolidés. En fonction du vieillissement, il semble bien que les mécanismes conservent leur intégrité structurale et que les déclins perçus et exprimés dans la « plainte » soient plutôt de nature fonctionnelle. Les mécanismes ne s’altèrent pas, mais le sujet âgé a plus de difficulté à les activer. Le ré-entraînement est donc un facteur d’influence essentiel pour disposer dans la dernière partie de sa vie d’une fonction mnésique optimale. La stimulation de la fonction mnésique L’Atelier corps et mémoire est proposé dans un but de réactiver une fonction qui se met naturellement en sommeil, en harmonie avec la passivité comportementale globale d’un individu avançant en âge. La capacité à mémoriser se développe et s’entretient en fonctionnant. L’amélioration obtenue s’effondre quelque temps après la stimulation car, sans émulation, l’individu retourne à sa passivité. L’intérêt que porte le sujet aux ré-entraînements de ses mécanismes de mémorisation est primordial et doit être aiguisé par la connaissance de ses progrès et par la détermination de son propre projet en relation avec le projet global de son groupe atelier. Des tests sont nécessaires à la mesure des progrès et la participation active des individus est une condition fondamentale. La fonction musculaire peut être entretenue passivement, presque à l’insu du sujet, jamais il ne peut en être de même pour la fonction mnésique. La « mémoire » étant la fondation de toute activité mentale mais aussi, plus largement, de toute la personnalité d’un sujet, elle doit être sollicitée en transversalité des activités quotidiennes et non pas uniquement à travers des situations spécifiques de traitement mental. Nous ne sommes pas pour autant contradictoires en proposant que les mécanismes mnésiques soient mis en situations restrictives bien ciblées. Pédagogiquement, les situations analytiques sont nécessaires à une meilleure perception et compréhension de tâches complexes. L’acte éducatif important sera de permettre le transfert des situations vécues en atelier dans le comportement quotidien. Le coût énergétique de la mémorisation est élevé. Si la réserve énergétique est insuffisante, les mécanismes ne disposeront pas du carburant nécessaire. 16 Pour mieux comprendre la mémoire L’oxygénation du cerveau est indispensable et les processus de consommation d’oxygène doivent être stimulés parallèlement aux processus mnésiques. Le réentraînement mémoire et le ré-entraînement aérobie sont liés pour une même cause, celle de réussir l’enjeu d’un avancement en âge dans un bon état de santé mentale, physique et sociale. 17