5.9 La caractéristique d`Euler

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5.9. La caractéristique d’Euler-Poincaré
5.9
La caractéristique d’Euler-Poincaré
La caractéristique d’Euler-Poincaré est sans doute le plus ancien de tous les
invariants de la topologie algébrique. Il est mis en évidence pour la première
fois par Leonard Euler, qui remarque que si un polyèdre est convexe (donc
homéomorphe à la sphère S2 ), et si on appelle respectivement S, A et F le
nombre de ses sommets, arêtes et facettes, on a
F −A+S =2
Vous pouvez tester ce résultat par exemple sur les cinq polyèdres platoniciens :
tétraedre
cube
octaedre
dodécaedre
icosaedre
S
4
8
6
20
12
A
6
12
12
30
30
F
4
6
8
12
20
F −A+S
2
2
2
2
2
La valeur de F − A + S est appelée la « caractéristique d’Euler » (ou d’« EulerPoincaré ») du polyèdre en question. On va la définir d’une manière plus générale, qui montrera qu’elle ne dépend que du type d’homotopie du polyèdre
considéré. Pour tout espace X pour lequel la caractéristique d’Euler est définie, celle-ci est notée χ(X). On aura donc χ(S2 ) = 2.
Euler n’a pas vraiment démontré ce résultat, même s’il a remarqué que si
on subdivise une facette d’un polyèdre en traçant un segment de droite entre
deux de ses sommets, on ne change pas S et on augmente A et F d’une unité,
laissant ainsi la valeur de F − A + S inchangée. On peut donc penser à procéder en sens inverse, c’est-à-dire à supprimer des arêtes jusqu’à ce qu’il ne
reste plus qu’un polyèdre pour lequel le résultat est clair. Toutefois, ce raisonnement est invalide car rien ne dit que ce procédé nous amènera sur un
tel polyèdre.( 10 )
10. On peut démontrer élémentairement le théorème d’Euler de la façon suivante, en admettant certaines propriétés de la notion de mesure des surfaces. Choisissons un point O
à l’intérieur du polyèdre convexe, et projetons le polyèdre à partir de O sur la sphère de
centre O et de rayon 1. Les arêtes du polyèdre deviennent des arcs de grands cercles. On
peut supposer que les facettes du polyèdre sont des triangles quitte à les subdiviser, ce qui
ne change par F − A + S comme on l’a vu. On a donc pavé la sphère par des triangles géo-
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5. Théories de chaînes et applications
Remarquer qu’un phénomène semblable se manifeste en dimension 1. En
effet, un polygône convexe (donc homéomorphe à S1 ) a autant de sommets
que d’arêtes, et on a donc toujours S − A = 0, c’est-à-dire χ(S1 ) = 0.
[def:caracEuler]
☞ 289 Définition. Soit X un espace topologique tel que la somme des dimensions des Q-espaces vectoriels Hi (X; Q) (i ∈ N) soit finie. Alors X a une
caractéristique d’Euler χ(X) définie par
χ(X) =
�
(−1)i dim(Hi (X; Q))
i∈N
☞ 290 Exemple. La caractéristique d’Euler d’un espace contractile est 1. En effet, on
a H0 (X; Q) � Q et Hi (X; Q) = 0 pour i �= 0. La caractéristique d’Euler de la sphère Sn est 0
si n est impair et 2 si n est pair. La caractéristique d’Euler de l’espace projectif RPn est 0 si
n est impair et 1 si n est pair. Remarquer que la caractéristique d’Euler généralise la notion
de cardinal d’un ensemble fini, puisque dans le cas d’un tel ensemble X, vu comme un espace
topologique discret, on a χ(X) = dim(H0 (X; Q)) = Card(X).
[lem:CWEuler]
☞ 291 Lemme. Soit X un CW-complexe fini (c’est-à-dire ayant un nombre
fini de cellules toutes dimensions confondues). Alors sa caractéristique d’Euler est définie est vaut :
χ(X) =
�
(−1)i Card(Ei )
i∈N
où Ei est l’ensemble des indices pour les i-cellules de X (définition 280 (page
204)).
Démonstration. Comme l’homologie cellulaire de X est isomorphe à son
homologie singulière, il suffit de montrer que si
M∗ = 0
� Mn
∂n
� Mn−1 ∂n−1 � . . .
∂2
� M1
∂1
� M0
est un DG-Q-module de dimension finie, alors
�
i
(−1)i dim(Mi ) =
�
i
(−1)i dim(Hi (M∗ ))
désiques. Un théorème d’Albert Girard (XVIIIième siècle) dit que la surface d’un tel triangle
est α + β + γ − π, où α, β et γ sont les angles du triangle. Ce théorème se démontre facilement en considérant des « fuseaux » c’est-à-dire des portions de la sphère délimitées par
deux demi-grands cercles de mêmes extrémités. La surface totale de la sphère (qui vaut 4π)
est la somme des surfaces de ces triangles, donc la somme de tous leurs angles diminuée de
πF . Mais la somme de tous les angles de nos triangles est 2πS. On a donc 4π = 2πS − πF ,
c’est-à-dire 4 = 2S − F . Soit maintenant M le nombre de médianes de tous nos triangles. On
a M = 3F = 2A, donc 4 = 2S + 2F − 3F = 2S − 2A + 2F . Cette démonstration a la vertu
pédagogique d’être exploitable dès le collège.
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5.9. La caractéristique d’Euler-Poincaré
Mais ceci résulte immédiatement de l’égalité dim(Mi ) = dim(Im(∂i )) +
❏
dim(Ker(∂i )).
Pour calculer la caractéristique d’Euler d’un CW-complexe fini, il suffit donc
d’être capable de compter les cellules en chaque dimension. Bien sûr, ceci
s’applique aux polyèdres convexes d’Euler, qui sont des CW-complexes finis,
ce qui constitue la démonstration moderne de son théorème.
☞ 292 Lemme. Soit k un corps commutatif et X un espace tel que H∗ (X; Z)
soit de type fini. Alors X a une caractéristique d’Euler, et on a
χ(X) =
�
(−1)i dim(Hi (X; k)) =
i∈N
�
(−1)i rang(Hi (X; Z))
i∈N
Ainsi, la caractéristique d’Euler de X peut se calculer en utilisant n’importe
quel corps commutatif, ou en utilisant Z et en remplaçant la dimension par
le rang.
Démonstration. Comme Q est un corps commutatif, il suffit de démontrer
l’égalité
�
�
(−1)i dim(Hi (X; k)) =
(−1)i rang(Hi (X; Z))
i∈N
i∈N
Le théorème des coefficients universels donne la suite exacte
0
� Hi (X; Z) ⊗ k
� Hi (X; k)
� Tor(Hi−1 (X; Z), k)
�0
Décomposons Hi (X; Z) en Zdi ⊕ Ti , où Zdi est Z-libre et Ti de torsion. On a
alors di = rang(Hi (X; Z)). On a Zdi ⊗ k � k di , Tor(Zdi , k) = 0 et Ti ⊗ k �
Tor(Ti , k) (lemme 234 (page 171)). Bien sûr, di = rang(Hi (X; Z)). On a donc
dim(Hi (X; k)) = di + dim(Ti ⊗ k) + dim(Tor(Ti−1 , k)). Quand on fait la somme
alternée des dimensions des Hi (X; k), il reste donc juste la somme alternée
des di .
❏
☞ 293 Remarque. Les dimensions de Hi (X; Q) et Hi (X; k) ne sont pas nécessairement
égales. Par exemple, on a H0 (RP2 ; Q) � Q et H1 (RP2 ; Q) = H2 (RP2 ; Q) = 0 d’une part et
H0 (RP2 ; Z/2) � H1 (RP2 ; Z/2) � H2 (RP2 ; Z/2) � Z/2 d’autre part. Dans les deux cas on obtient χ(RP2 ) = 1, mais pas de la même façon. Noter également que la plupart des arguments
présentés ci-dessus ne fonctionneraient pas si on remplaçait les sommes alternées par des
sommes ordinaires.
☞ 294 Lemme. Soit X un espace topologique, A et B deux ouverts de X. Si
A, B et A ∩ B ont des caractéristiques d’Euler, il en est de même de A ∪ B, et
on a χ(A ∪ B) = χ(A) + χ(B) − χ(A ∩ B).
Démonstration. Il suffit d’appliquer l’exercice 53 (page 384) à la suite
exacte de Mayer-Vietoris pour A et B.
❏
[lem:Euler-corps]
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5. Théories de chaînes et applications
En particulier, puisque χ(∅) = 0, si X est l’union disjointe de deux espaces
A et B ayant des caractéristiques d’Euler, on a χ(X) = χ(A) + χ(B). On en
déduit que si X est l’union disjointe de k exemplaires d’un espace A ayant
une caractéristique d’Euler, on a χ(X) = kχ(A).
Il résulte imédiatement de la formule de Künneth que si X et Y ont des
caractéristiques d’Euler, il en est de même de X × Y et qu’on a χ(X × Y ) =
χ(X)χ(Y ).
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