LA SCÈNE ET LA TERRE QUESTIONS D’ETHNOSCÉNOLOGIE Collection dirigée par Hubert Nyssen et Sabine Wespieser INTERNATIONALE DE L’IMAGINAIRE NOUVELLE SÉRIE – N° 5 LA SCÈNE ET LA TERRE QUESTIONS D’ETHNOSCÉNOLOGIE © Maison des cultures du monde, 1996 ISBN 2-7427-0661-5 Illustration de couverture : Louis Soutter, Souplesse (détail), 1939 Lausanne, Musée cantonal des Beaux-Arts MAISON DES CULTURES DU MONDE Armindo Bião : Questions posées à la théorie – une approche bahianaise de l’ethnoscénologie .......................... 145 Mel Gordon : Ethnoscénologie et performance studies ............. 153 Françoise Gründ : Le tchiloli de São Tomé (Inventer un territoire pour exister) ........................................................ 159 Aboubakar Njassé N’joya : SOMMAIRE Fêtes des funérailles chez les Bamum .................. 177 Jacques Binet : Métissages culturels au Gabon ............................ 185 Préface par Chérif Khaznadar et Jean Duvignaud...................................................... 9 OUVERTURE....................................................................................... 11 Roger Assaf : 13 Jamil Ahmed : Jean-Marie Pradier : Ethnoscénologie : la profondeur des émergences....... Gilbert Rouget : Questions posées à l’ethnoscénologie ....................... Japon et ethnoscénologie, quelques considérations linguistiques ................................ 237 81 Rafaël Mandressi : Thomas Richards : Travail au Workcenter de Jerzy Grotowski ......... 245 Piergiorgio Giacche : De l’anthropologie du théâtre à l’ethnoscénologie 249 L’ethnoscénologie ou la cartographie de Terra incognita............................................................ 91 Jean Duvignaud : Une piste nouvelle ............................................... 107 TERRITOIRES ............................................................................ Al-hakawati ......................................................... 205 65 Lucia Calamaro : Ethnoscénologie : notes sur une avant-première...... 195 55 Patrice Pavis : Analyse du spectacle interculturel ....................... Les acteurs du partage alimentaire répètent-ils ? Le Bangladesh, scènes mêlées ............................. 211 Marian Pastor Roches : Le sublik des Philippines .................................... 231 Françoise Champault : 43 Mike Pearson : Réflexions sur l’ethnoscénologie ......................... Jean-Pierre Corbeau : 111 André-Marcel d’Ans : Imiter pour ne pas comprendre ............................ 113 Mercédès Iturbe : Le théâtre paysan au Mexique ............................ 137 Farid Paya : L’espace du visible .............................................. 255 Stefka Kaleva : Les médias en question ....................................... 259 L’ACTE DE FONDATION.......................................................... 263 Allocutions de Claude Planson, Lourdes Arizpe, Irène Sokologorsky, Jacques Baillon, Chérif Khaznadar Conclusion par Lourdes Arizpe........................... 281 LA SCÈNE ET LA TERRE Au fil des siècles, l’Homme, dit-on, a construit plus de tombes pour les morts que de maisons pour les vivants. Pas seulement des tombes – des temples pour les puissances cachées ou pour un dieu inconnu, des formes, des figures, des sons rythmés et de multiples dramatisations rituelles. Comme si l’imagination répondait d’une manière chaque fois différente aux énigmes d’un Sphinx menaçant… Toutes les cultures esquissent ainsi les scénarios, tantôt sommaires, tantôt sophistiqués de l’inquiète conjuration de la nature, de l’inconcevable, parfois du néant : une théâtralisation collective contre l’innommable. Ce serait une tâche exaltante que celle de recueillir, de comparer, de comprendre ces multiples représentations – d’où germent peut-être ensuite les mythes, les légendes, les aspects divers de la création artistique. On peut tenter l’étude de ces matrices avec lesquelles l’homme, après tout, devient humain. CHÉRIF KHAZNADAR & JEAN DUVIGNAUD OUVERTURE Le fonds commun de l’humanité est à la disposition de chacun. Il donne la chance de multiplier les voies de la connaissance dont aucune à elle seule n’est en mesure de conduire au cœur de la complexité humaine. Aussi, convient-il de ne pas s’arrêter outre mesure à la dénomination de l’ethnoscénologie, cadeau des Grecs évocateur de la dimension organique de l’activité symbolique, et de l’extrême diversité de ses formes. Ce néologisme a été forgé selon les conventions coutumières qui entretiennent l’extension du vocabulaire savant lorsque la nécessité apparaît de désigner un objet, une méthode, un champ nouveaux. Des trois formants qui composent le mot ethno-scéno-logie, le déterminé central (scéno) est le plus charnu sémantiquement, et partant, le plus problématique. Il fallait que le signe précise l’objet de la discipline dans une perspective universelle qui transcende les particularismes culturels. C’est pourquoi, toute référence à une forme particulière a-t-elle été rejetée pour garder l’idée centrale d’incarnation du symbolique, insistant sur le fait que “rien d’humain n’est tout à fait incorporel1” (Merleau-Ponty). Le terme grec ¨κηνη (skênê) a paru satisfaisant y compris par son histoire qui l’a conduit à s’associer à certaines pratiques spectaculaires. A l’origine, il signifie un bâtiment provisoire, une tente, un pavillon, une hutte, une baraque. Par la suite le mot a pris parfois le sens de temple et de scène théâtrale. La ¨κηνη (skênê) était le lieu couvert invisible aux yeux du spectateur, où les acteurs mettaient leurs masques. Les sens dérivés sont nombreux. Le banquet fut l’un d’eux, et les repas pris sous la tente. La greffe de la nourriture n’est pas ici sans intérêt si l’on songe à la liaison qu’elle entretient avec le spectacle dans de nombreuses cultures. L’espace théâtral au Japon ne fut-il pas celui d’un banquet1 ? La métaphore engendrée par le substantif féminin a donné le mot masculin de ¨κηνο¨ (skénos) : le corps humain, en tant que l’âme y loge temporairement. En quelque sorte le “tabernacle de l’âme”, l’habitat de la ψυχη (psukhê), le “corps de l’esprit” (Valéry). Ce sens apparaît chez les présocratiques. Démocrite et Hippocrate y ont recours (Anatomie, I). La racine a également donné le mot skhnwma (skénoma) qui signifie aussi le corps humain. Quant aux mimes, jongleurs et acrobates, femmes ou hommes ils se produisaient au moment des fêtes dans des baraques provisoires ¨κηνωματα (skénomata), équivalents de nos “théâtres forains” (Xénophon, Helléniques, VII, 4, 32). Εθνο¨ (ethnos) souligne l’extrême diversité des pratiques et leur valeur, en dehors de toute référence 1. Maurice Merleau-Ponty, La Nature, notes de cours du Collège de France (établi et annoté par Dominique Séglard), coll. “Traces écrites”, Le Seuil, 1995, p. 380. 1. Masao Yamaguchi, “La dimension cosmologique du théâtre japonais” (Fondation Wenner-Gren, New York, mai 1982), Internationale de l’imaginaire, n° 4, hiver 1985-1986, p. 12. JEAN-MARIE PRADIER ETHNOSCENOLOGIE : LA PROFONDEUR DES EMERGENCES 13 14 à un modèle dominant. Toutefois la banalisation de ce formant dans de nombreux composés ne doit pas faire esquiver l’ambiguïté et les malentendus dont il est porteur. D’usage ecclésiastique, l’expression ethnie a longtemps dénoté les peuples païens, par opposition aux chrétiens. La laïcisation du terme n’a pas effacé les traces d’exclusion dont il est porteur. L’exotisme restant une valeur sûre, même pour les anthropologues1 (Michel Panoff, 1986), il est nécessaire de préciser : ethnos, dans ethnoscénologie, ne désigne pas les “formes traditionnelles”, ni les pratiques des autres. Tout au contraire, le préfixe écarte a priori toute tentation ethnocentriste2 pour inclure un corpus universel riche de “l’aventure de milliers de civilisations, de sociétés, de langues, de religions, de coutumes à travers 4 millions d’années, 70 milliards d’hommes et 200 000 générations3”. Pour ce qui est du formant “logie” – Λογια (logia) –, les ombres de la compréhension s’effacent dans l’une de ses acceptions courantes qui implique l’idée d’étude, de description, de discours, d’art et de science. 1. Michel Panoff, “Une valeur sûre : l’exotisme”, L’Homme, n° 9798, janvier-juin 1986, XXVI (1-2), p. 287-296. 2. A laquelle il est difficile d’échapper, comme le montrent les premières définitions de l’ethnomusicologie ou de l’ethnochorégraphie (La Meri, “The Ethnological Dance Arts”, in Walter Sorell [ed.], The Dance has Many Faces, Columbia University Press, New York & London, 1951, second edition, p. 3-11.) 3. Yves Coppens, Leçon inaugurale au Collège de France, chaire de paléoanthropologie et préhistoire, vendredi 2 décembre 1983, Collège de France, 1984, p. 32. 15 Pour en terminer avec ce survol philologique, aux inquiets je donnerai à lire Roberto Juarroz, le poète argentin qui, à Buenos Aires, vient de mourir : Chaque mot, chaque fleur, chaque regard sont des balbutiements. Seul un langage de balbutiements peut répondre au balbutiement constitutif de la réalité, à son articulation incomplète. Il n’y a pas de poésie, de chant, de musique, d’art, qui puissent échapper à cette dislocation essentielle. Il n’existe pas de mot complet, de fleur complète, de regard complet1. DEFINITION EXPLORATOIRE L’ethnoscénologie est une perspective nouvelle en vue de l’exploration d’un objet repéré dans sa spécificité, sans qu’il ait été entendu de façon totalement satisfaisante pour autant. Il ne s’agit pas d’introduire une théorie générale de plus, ce qui n’est pas souhaitable, mais une orientation heuristique cohérente, dans un cadre théorique ouvert appelé à évoluer au fur et à mesure des connaissances. On peut dire aujourd’hui que l’ethnoscénologie se propose d’être aux pratiques et aux formes spectaculaires humaines ce que l’ethnomusicologie est devenue pour le phénomène musical. La définition de la musique donnée par John Blacking – “des sons humainement organisés” –, invite à proposer provisoirement la définition de l’ethnoscénologie comme étant l’étude dans les différentes cultures des pratiques et des comportements humains spectaculaires organisés (PCHSO). 1. Roberto Juarroz, Fragments verticaux, traduit de l’espagnol (Argentine) par Silvia Baron Supervielle, Corti, 1994. 16 Le mot “spectaculaire” [performing, en anglais], dans PCHSO, 1) ne se réduit pas au visuel ; 2) se réfère à l’ensemble des modalités perceptives humaines ; 3) souligne l’aspect global des manifestations émergentes humaines, incluant les dimensions somatiques, physiques, cognitives, émotionnelles et spirituelles. L’adjectif “spectaculaire” est impropre, de même que “vivant” dans la locution “arts vivants”. Le premier désigne une variable intermédiaire qui se réfère à un mode spécifique de traitement de l’information sensorielle lorsque l’intensité de l’objet perçu contraste par rapport à l’environnement. En revanche, il a l’avantage de souligner le fait que ce qui importe est la relation qui s’établit entre des individus. Réduire l’ethnoscénologie à un inventaire d’exploits serait absurde dans la mesure où le “champion” ne l’est que par rapport à un seuil, une norme, des codes et un public. Aussi, le skénos embrasse-t-il le corps de l’auteur – l’actuant de Grotowski –, et le corps du spectateur1. L’humanité est toujours engagée dans un corps à corps, l’un de ceux-ci serait-il symbolique. La dimension spectaculaire d’un événement correspond à l’émergence des éléments perceptibles. Or, c’est l’événement in toto qui fait sens, et non pas l’une ou l’autre de ses composantes. L’expression “spectacle vivant” trahit un certain substantialisme dans une formule qui accorde à la vie une qualité adjectivale. Dans la définition exploratoire de l’ethnoscénologie, les mots “comportement” et “pratiques” ne 1. J.-M. Pradier, “Le public et son corps : éloge des sens”, Théâtre/Public, n° 120, nov.-déc. 1994 (numéro spécial sur le théâtre et la science), p. 18-33. 17 doivent pas être entendus au sens béhavioriste ni fonctionnaliste. La perspective ethnoscénologique s’oppose à la pensée dualiste selon laquelle on conçoit des activités symboliques sans corps, et des activités corporelles sans implication cognitive et psychique. Elle ne se satisfait pas davantage des imprécisions du holisme, mais doit adopter une approche systémique, susceptible de tenir compte des sous-systèmes mutuellement interactifs qui sous-tendent les activités de l’Homme total, considéré dans sa complétude. De ce fait, l’ethnoscénologie comprend : – la mise en évidence de la diversité et de l’unité des pratiques spectaculaires humaines ; – l’étude systémique des éléments (physiques et non physiques) et de leur organisation qui les fondent ; – l’approche des stratégies cognitives qui sous-tendent l’émergence des comportements et des pratiques ; – l’analyse des stratégies relationnelles qui caractérisent les événements étudiés ; – l’analyse des modalités selon lesquelles les pratiques et les comportements humains spectaculaires organisés s’insèrent dans leur cadre socioculturel. – la prise en considération de l’histoire sinueuse et multiple du corps, porteuse et procréatrice des représentations et des techniques, des codes, des modes et des modèles qui génèrent et régulent les attitudes et les comportements de l’individu en société. Ce qui devrait occuper l’esprit est l’idée du corps humain comme “symbolisme naturel”, à poursuivre, comme l’envisageait Merleau-Ponty, par l’étude du “rapport de ce symbolisme tacite ou d’indivision, et du symbolisme artificiel ou conventionnel qui paraît avoir le privilège de nous ouvrir à l’idéalité, à la vérité1”. 1. La Nature, op. cit., p. 381. 18 Pour être légitimement novateur, il reste au point de vue ethnoscénologique à reconnaître la complexité et l’interactivité des dimensions constitutives de l’être humain : “L’imbrication du physique et du spirituel, du physiologique et du psychologique, leur réconciliation dans l’acceptation de leurs spécificités respectives comme de leurs interactions commencent à faire apparaître un concept qui se révélera riche de bien des promesses : le concept d’interdépendance, le raisonnement en termes de lien et non d’opposition, le ceci et le cela et non le ceci ou le cela qui rejette, oppose, exclut”(Conférence des lauréats du prix Nobel à Paris, 1988). BUTS ET PRINCIPES Discipline nouvelle, l’ethnoscénologie entend ouvrir son champ d’investigation aux pratiques et aux arts propres à des civilisations extrêmement différentes, en les considérant dans leur identité spécifique. La méthode d’approche idéale impliquerait qu’aucune hypothèse a priori sur la nature de ce que l’on observe ne vienne orienter le regard. Un tel principe est loin d’aller de soi lorsque les notions-bouées qui servent à repérer ce que l’on étudie émettent des signaux de nature équivoque. Nous en avons parlé à propos de la notion de “spectaculaire”. En conséquence, si la perspective adoptée est pluridisciplinaire par nécessité, elle est interdisciplinaire par choix. Il ne peut en être autrement, même si les relations d’échanges entre disciplines distinctes se heurtent à des obstacles d’autant plus pernicieux qu’ils sont masqués par les ignorances mutuelles. De telle sorte qu’il devient plus que jamais nécessaire pour l’ethnoscénologie de pratiquer des études croisées, 19 combinant les “analyses intérieures” qui partent des critères propres à la culture étudiée, et les “analyses extérieures”, fondées sur les notions et les méthodes scientifiques en usage. Construire une science purement descriptive ou simplement interprétative reviendrait à conforter l’illusion monomorphique. Toute description, particulièrement dans le domaine qui nous occupe, implique des options a priori, des aveuglements, des distorsions inhérentes à l’observation. La diversité des pratiques spectaculaires humaines, dont certaines ne sont pas encore inventoriées, la complexité de leur organisation et des techniques corporelles et mentales qui les sous-tendent obligent à la mise au point de nouveaux outils d’investigation. Il est certain que cette perspective conduira à une remise en question de nombre d’idées reçues sur les spectacles, notamment le théâtre. PERSPECTIVES THEORIQUES Ces considérations amènent à préciser le caractère “radical” de l’ethnoscénologie. Cette discipline ne s’organise pas autour de la description comparative des spectacles “exotiques” et/ou populaires. Elle ne réduit pas son champ aux civilisations dont l’étude a constitué le domaine traditionnel de l’ethnologie. En d’autres termes, l’ethnoscénologie n’est pas un élargissement du champ des études théâtrales pour accueillir des formes jusque-là oubliées et/ou minorées. Le propos de cette discipline est de contribuer à une meilleure connaissance de la nature de l’homme à partir de l’examen des stratégies cognitives, des techniques corporelles et mentales qui sous-tendent 20 l’émergence d’événements auxquels leur dimension spectaculaire les rendent remarquables pour la communauté. Il est évident que la définition proposée suggère une perspective sans épuiser son objet, au même titre que pour toute discipline scientifique. En ce sens, l’ethnoscénologie rejoint la démarche de la postinterpretative anthropology, telle qu’elle a été notamment définie par Laura Nader (1988), caractérisée par l’abandon des stratégies unidimensionnelles, l’interdisciplinarité et le dialogue nécessaire entre points de vue opposés1. Si les faits anthropologiques sont transculturels, selon P. Rabinow, précisément parce qu’ils sont faits par transgression des frontières culturelles, les phénomènes “spectaculaires” sont faussement interculturels en raison de leur immédiateté pour l’observateur. En dépit de leur évidence souvent chatoyante ils ne peuvent jamais être appréhendés dans leur totalité en raison de la diversité des apprentissages qui conditionnent leur mise en œuvre – par les acteurs –, et leur perception – par les spectateurs. “(les faits anthropologiques) existent en tant que réalité vécue, mais ils sont fabriqués au cours des processus d’interrogation, d’observation et d’expérience – processus communs à l’ethnologue et aux gens parmi lesquels il vit2”. Les faits spectaculaires existent en tant que pics émergents qui ne révèlent rien, ou bien peu, des systèmes complexes, psychobiologiques, culturels, etc. qui en sont le moteur, le foyer ardent. De ce fait, il est fondamentalement 1. Laura Nader, “Post-interpretative Anthropology”, Anthropological Quarterly, October 1988, 61 : 4, p. 149-159. 2. Paul Rabinow, Un ethnologue au Maroc – Réflexions sur une enquête de terrain (1977), Hachette, 1988, p. 137. 21 nécessaire de multiplier les points de vue, non pour les juxtaposer, mais dans le but d’élaborer des systèmes complexes d’intelligence des phénomènes. A l’opposé du rêve des démiurges philosophes, la tâche de l’ethnoscénologue l’écarte de la tentation d’engendrer un monument généraliste qui anticiperait sur des résultats encore lointains. Sa discipline est par nature concertante, interdisciplinaire et internationale. LES COULISSES DU SKENOS L’ethnoscénologie s’oppose au préjugé ethnocentriste, y compris sous sa forme plus subtile et atténuée qui “a consisté à reconnaître la diversité culturelle dès lors qu’elle était hiérarchisée soit logiquement (la mentalité prélogique), soit ontologiquement (le primitivisme), soit encore historiquement (les stades de civilisation), soit enfin rhétoriquement (“sociétés appelées à disparaître”, F.-M. Renard-Casevitz). De ce fait, l’ethnoscénologie diffère des approches qui, prenant le théâtre occidental comme critère, le considèrent comme une forme universelle à partir de laquelle on doit examiner les pratiques spectaculaires des autres cultures. La diffusion ethnocentriste de l’idée de théâtre comme genre universel et critère de civilisation a provoqué d’étranges malentendus sinon des ravages. “Idée folle, elle a conduit les gens de théâtre à s’engager dans des impasses ; elle entraîne certains peuples jeunes à tourner le dos aux possibilités authentiques de leur propre culture pour tenter de traduire à travers la formule européenne de la scène 22 des situations qui lui sont incompatibles”(Jean Duvignaud1). En quelques lignes, Clifford Geertz épingle Samuel Johnson, le célèbre critique anglais du XVIIIe siècle, et Racine pour avoir contribué à forger l’illusion universaliste, au profit des hérauts de l’Occident. Célébrant la gloire de Shakespeare, celui que l’on appelait le Dr Johnson, assurait que le génie du dramaturge tenait au fait que ses personnages n’étaient en rien particularisés par les coutumes locales inconnues du reste du monde, ni par leur histoire. La préface d’Iphigénie est pour Racine l’occasion de montrer la conformité de son œuvre avec l’esprit des Grecs : “Le goût de Paris s’est trouvé conforme à celui d’Athènes2.” Le triomphalisme technologique conduit à la massification des formes culturelles. Les modèles dominants sont diffusés et donnés pour universels, tandis que l’extrême variété des pratiques ne trouve pas droit de cité. Le contact entre les cultures donne souvent lieu à de simples transferts de stéréotypes, sans souci de connaissance et de compréhension de l’autre. A l’opposé de tout hégémonisme culturel aussi bien que de tout rapt simplificateur, l’ethnoscénologie souhaite montrer l’extrême vitalité et la complexité de l’invention humaine. La langue donne en spectacle nos préjugés. Voilà plus de soixante-dix ans, le metteur en scène et théoricien anglais Gordon Craig écrivait : Il n’y a rien de chimérique, pour peu qu’on y songe un moment, à espérer qu’un jour quelque grand président, 1. Jean Duvignaud, “Le théâtre”, Le Théâtre (Jean Duvignaud, André Veinstein), Larousse, 1976, p. 5-6. 2. Clifford Geertz, The Interpretation of Cultures : Selected Essays, Basic Books, Inc. Publishers, New York, 1973, p. 35. 23 quelque grand homme d’Eglise, désirant faire un compliment de qualité, parle d’une entreprise nationale en disant qu’elle est “théâtrale”. Au temps où nous sommes, ces dignitaires haut placés se servent du mot “théâtral” quand ils veulent stigmatiser quelque tare. D’autres suivent leur mauvais exemple1. Craig répondait sans le savoir, et par un simple vœu, à l’interrogation du chercheur penché aujourd’hui sur l’histoire des ethnosciences et qui s’interrogerait sur les raisons de l’apparition tardive du terme ethnoscénologie, au mois de mai 1995, un siècle après la création du mot “ethnobotanique” par J. W. Harshberger. En 1950 on pouvait relever dans la section 82 du fichier établi par George Peter Murdock – Human Relation Area Files – une quantité non négligeable de disciplines classiques enrichies du préfixe ethno : ethnobotanique, ethnoanatomie, ethnométéorologie, ethnozoologie, etc. Pour Murdock, cette section était destinée “à recouvrir les notions spéculatives et populaires concernant les phénomènes du monde externe et de l’organisme humain2”. Rien, cependant, n’est dévolu aux innombrables pratiques spectaculaires qui depuis l’émergence du groupe zoologique humain manifestent le mystère qui lie le symbolique à la chair. Rien qui pourrait, au-delà 1. Craig poursuit : “Parmi les écrivains, l’Américain Mark Twain est un des très rares dont le langage implique un sentiment de courtoisie ; par contre, les Goncourt, Nietzsche, Macaulay et bien d’autres emploient le mot «théâtral» comme s’il impliquait honte et déshonneur.” Edward Gordon Craig, Le Théâtre en marche (The Theatre Advancing, 1924) Gallimard, 1964, p. 62-63. 2. Voir C. Friedberg, “Les études d’ethnoscience”, Le Courrier du CNRS, supplément au n° 67, p. 19-24. 24 de l’extraordinaire pluralité des apparences, suggérer que ces épiphanies sont la marque de l’humanitude, et la trace de ses filiations transmillénaires. Rien pour les virtuosités somptueuses des corps et les figures vivantes de l’imaginaire qui, dans toutes les cultures, donnent saveur, sens et connaissance1. Pourquoi cette si longue absence d’une discipline qui aurait pu vaille que vaille, même sous la forme la plus ethnocentrique, regrouper en un terme générique, et non normatif, ce que le génie de l’humanité a inventé pour célébrer les dieux et la nature, pleurer les morts, glorifier les vivants, se donner du plaisir, provoquer la crainte ou l’admiration, convaincre, séduire, fêter l’amour, apaiser les instances invisibles, solenniser les rencontres, rire, tourner en dérision, dire la poésie, guérir et qui ont toutes un caractère commun : celui d’associer étroitement le corps et l’esprit, en un événement social spectaculaire ? Par “spectaculaire” il faut comprendre cette physique spécifique de l’esprit dont 1. Les ethnosciences doivent certes faire face à nombre de problèmes épistémologiques et méthodologiques. Ces disciplines ont toutefois droit de cité, une histoire, des disputes, des révolutions, et malgré leurs imperfections elles ouvrent de nouvelles perspectives pour la compréhension de l’unité humaine et de l’extrême diversité de ses savoirs et de ses inventions. La leçon des ethnosciences, en ce qu’elles ont de meilleur, rejoint celles de l’histoire, de la philosophie et de la sociologie des sciences qui rappellent que l’entreprise scientifique est aussi une entreprise culturelle, chaque société engendrant un type de savoir où s’expriment les structures, les valeurs et les projets de cette même société (Pierre Thuillier). Pierre Thuillier, D’Archimède à Einstein. Les faces cachées de l’invention scientifique, coll. “Le temps des sciences”, Fayard, 1988. 25 l’accomplissement éclôt en une façon d’être, de se comporter, de se mouvoir, d’agir dans l’espace, de s’émouvoir, de parler, de chanter et de s’orner qui tranche sur les actions banales du quotidien. Depuis leur fondation, l’anthropologie et l’ethnographie ont porté une attention particulière aux démonstrations spectaculaires des sociétés qu’elles ont étudiées. Les usages qui se rapportent à l’étiquette privée ou publique, les manifestations à charge symbolique que sont les fêtes, les cérémonies, les célébrations ont été distingués des rites. En même temps, ces derniers ont été largement considérés comme le lieu d’enracinement des “arts du spectacle”. Toutefois, les remarques de Pierre Smith sur l’identité des phénomènes rituels incitent à penser que les bords de l’arc-en-ciel qui porte ceux-ci et les arts sont moins nets qu’il n’y paraît1. La notion d’ethnic performance avancée par Mette Bovin (1974) enrichit notre perplexité. L’anthropologue danoise a montré en effet que certaines communautés rurales du Niger pouvaient par des danses ritualisées et improvisées énoncer leur identité devant des étrangers. Une ethnic performance est plus qu’une danse, écrit-elle : “C’est une confrontation de plusieurs centaines de participants, une sorte d’exhibition collective de l’identité ethnique dirigée vers chaque membre de la société2.” La notion de rite a vagabondé avec des 1. Pierre Smith, “Aspects de l’organisation des rites”, in La Fonction symbolique – Essais d’anthropologie (réunis par Michel Izard et Pierre Smith), coll. “Bibliothèque des sciences humaines”, Gallimard, 1979, p. 139-169. 2. Mette Bovin, “Ethnic Performance in Rural Niger : An Aspect of Ethnic Boundary Maintenance”, Folk, vol. 16-17, Copenhague, 19741975, p. 459-474. “By ethnic performance I understand a public 26 auteurs comme Victor Turner, M. Gluckman et T. O. Beidelman au point de paraître occuper l’ensemble des pratiques sociales. Le flirt du rite et du théâtre a engendré l’idée de social drama, conçue par Victor Turner1, et la perspective des performance studies développée aux Etats-Unis notamment par Brooks McNamara et Richard Schechner pour regrouper un ensemble flou d’événements et de pratiques. Ce phénomène d’attraction réciproque n’a pas eu pour seul effet de préciser les contours. Il a produit d’étranges confusions que révèle la définition impossible, selon ses auteurs, du mot “performance” dans sa nouvelle acception (1982) : Performance is no longer easy to define or locate. The concept and structure has spread all over the place. It is ethnic and intercultural, historical and ahistorical, aesthetic and ritual, sociological and political. Performance is a mode of behavior, an approach to experience ; it is play, sport, aesthetics, popular entertainments, experimental theatre, and more2. performance involving a number of ritualized (and non-ritualized) activities – such as dancing, singing, shouting, handclapping, playing music, playing games, figthing, joking, making gestures, etc. – on a single stage at a specific time by an ethnic team of actors, in front of an audience.” 1. Dès les années cinquante. Notamment dans Schism and Continuity in an African Society, Manchester University Press for the Rhodes-Livingstone Institute, 1957. Sur les relations de Turner et du théâtre, voir Turner, From Ritual to Theatre – The Human Seriousness of Play, PAJ Publications, New York, 1982. 2. Performance General introduction to the performance studies series, Performing Arts Journal Publications, first volume : Victor Turner, From Ritual to Theatre – the Human Seriousness of Play, op. cit. 27 Il est possible que le sentiment de la quasi-omniprésence du rite et de la théâtralité dans les instances de la vie collective et individuelle procède du même foyer de difficulté épistémologique avec lequel, précisément, souhaite rompre l’ethnoscénologie : le point de vue dualiste à l’œuvre dans l’approche du spectaculaire. L’exclusion de l’organique du champ de la pensée ; la difficulté à concevoir la matérialité organique de l’intériorité ; l’opposition entre rationalité et irrationalité, raison et émotion ; la conception naïve de l’ordre et de la cohérence ; l’image évolutionniste de filiations linéaires. L’obstination à souligner les liens des rites et du théâtre paraît souvent relever soit d’une nostalgie – la quête d’une nature originelle non pervertie par le temps –, soit d’un embarras – admettre que toute pratique humaine possède sa logique propre. Le rite est alors paradis perdu ou archaïsme désordonné qui en se polissant donne de l’art1. Les caractéristiques d’une langue sont des bornes frontières posées sur l’étendue du monde. Elles en précisent les contours et en délimitent la représentation. Il est significatif que le vocabulaire dont nous disposons pour désigner et décrire les activités humaines qui constituent l’objet de l’ethnoscénologie soit à ce point réduit. Si le terme anglais de performance bute sur une définition satisfaisante, il n’est pas possible néanmoins de le traduire en français. De même, les notions d’apprentissage par le corps (en japonais le verbe tai toku suru), d’exercice physique ascétique conduisant à 1. Sur l’actualité de cette question, voir Michael Hinden, “Drama and Ritual Once Again : Notes Toward a Revival of Tragic Theory”, Comparative Drama, vol. 29, Summer 1995, number 2, p. 183-202. 28 la connaissance (shugyô), de spontanéité acquise par l’entraînement physique (mûshin), ne peuvent être rendues que par des périphrases dans les langues européennes. La langue française et la pensée se trouvent dans une étrange situation. Si l’adjectif “théâtral” implique honte et déshonneur, le théâtre, qui est l’une parmi mille des inventions spectaculaires de l’humanité, sert de mètre étalon pour les mesurer toutes. C’est ainsi que l’on parle de préthéâtre – inférieur au mètre, mais appelé à grandir –, de para-théâtre (pour Grotowski), de théâtre rituel (pour Barba), de théâtre dansé, etc. Au surplus, faute d’une théorie convenable de la dimension corporelle et “spectaculaire” de la culture, les sciences humaines empruntent au théâtre sa métaphore pour dépeindre des états et des situations qui lui sont étrangères – “la théâtralité de la vie quotidienne” –, tandis que pour se décrire, le théâtre a sollicité les sciences du langage dans ce qu’elles ont de plus formel. Cet “art vivant” a de la sorte privilégié le “signe” (abstrait), en négligeant le “signal” (physique). Il s’écartait par ce choix des propositions d’un Eric Lenneberg soucieux de prendre en compte les fondements biologiques du langage, y compris l’étude de l’interaction entre l’hérédité et l’environnement. L’invention lexicale a répondu au théâtrocentrisme. Particulièrement attentif à la terminologie, Jerzy Grotowski prend soin d’éviter la locution “arts du spectacle” à laquelle il préfère l’appellation anglo-américaine de performing arts. Sans pour autant suivre le fil de l’anthropologie évolutionniste qui recourt à des critères hiérarchiques dans l’analyse et l’estimation des formes spectaculaires, Grotowski compare les performing arts à une très longue chaîne sur laquelle il distingue plusieurs maillons : “le maillon spectacle, le maillon répé29 titions pour le spectacle, le maillon répétitions non exactement pour le spectacle” : Ceci à une extrémité de la chaîne. A l’autre extrémité, il y a quelque chose de très ancien mais d’inconnu dans notre culture d’aujourd’hui : l’art comme véhicule – le terme que Peter Brook a utilisé pour définir mon travail actuel (…) qui ne cherche pas à créer le montage dans la perception des spectateurs, mais dans les artistes qui agissent : les “actuants”. Ceci a déjà existé dans le passé, dans les Mystères de l’Antiquité1. Dans le domaine de la recherche académique, les notions d’“arts de la vie” – préférées à “arts du spectacle vivant” –, de “système épiphanique” et de “système phanique” (Pradier, 1990, 1994) sont nées des paresses du vocabulaire et des obstructions sémantiques attachés au mot “spectacle” et à ses dérivés2. Il est étonnant, ironisait Paul Ekman, que pour évoquer ce qui fait sens dans une relation interindividuelle, sans pour autant que cela passe par le langage, nous soyons dans l’obligation de recourir à une définition par négation : “nonverbal communication – la communication non verbale”. Ce manège lexical révèle non seulement l’absence 1. Jerzy Grotowski : “De la compagnie théâtrale à l’art comme véhicule”, 1993, in Thomas Richards, Travailler avec Grotowski sur les actions physiques, préface et essai de Jerzy Grotowski, coll. “Le Temps du théâtre”, Actes Sud/Académie expérimentale des théâtres, 1995, p. 181. 2. “Toward a Biological Theory of the Body in Performance”, New Theatre Quarterly, vol. VI, 21, February 1990, Cambridge University Press, p. 86-98 ; “La scène des sens ou les voluptés du vivant”, Internationale de l’imaginaire, nouvelle série, n° 2, Babel/Maison des cultures du monde, 1994, p. 13-32. 30 d’une théorie fondamentale du “spectaculaire” humain, mais l’ambiguïté d’un terme que j’emploie faute de mieux, car je n’en ai pas d’autres dans ma langue, pour désigner les pics émergents d’un trait fondateur de l’humanité. De fait, la situation d’où je pars, personnellement, en tant que Français, se situe en quelque sorte à l’opposé de la tradition indienne héritée du sâmkhya qui ne conçoit pas de coupure radicale entre corporel et mental. A l’opposé aussi, nous dit Nakamura Yujiro, de la tradition japonaise de l’art conçu comme un acte corporel. A l’opposé des filles vendas jouant du tambour alto – mirumba – à l’initiation domba. A l’opposé de la tradition fondée au XIIIe siècle par le grand mystique musulman Djalâl al-Dîn al-Rûmi. Encore faudrait-il nuancer, car parlant de ma culture, j’omets de mentionner certains aspects effacés par les “puissances culturelles” dominantes et qu’il nous faut retrouver par de longs cheminements : pensons aux philocalies et leurs techniques de respiration pour la prière du cœur dont Jerzy Grotowski souligne l’intérêt pour ses propres recherches. L’APORIE SCENIQUE Lorsque John Blacking propose sa définition de la musique : “du son humainement organisé”, il a provoqué l’irritation des tenants d’une hiérarchie des cultures. “Comment osez-vous mettre dans le même panier – lui a-t-on dit – les œuvres de Mozart et les chants des Vendas ?” Réaction banalement ethnocentrique et ignorante, à laquelle il est facile de rétorquer en montrant la complexité des formes musicales les plus éloignées de nos modèles. Le noyau dur de la 31 définition reste intact, même si son exiguïté ne permet pas de distinguer les sons organisés musicaux, des sons organisés non musicaux, les signaux en morse par exemple (G. Rouget, 1995). Néanmoins, dans les deux cas, Mozart et les tambours vendas, le son est travaillé selon des procédures d’organisation complexes au moins sur trois niveaux différents : la source instrumentale, les signaux acoustiques et le comportement des musiciens. En ce qui nous concerne, l’affaire est infiniment plus épineuse. Tout d’abord, il n’existe pas dans nos langues européennes l’outil lexical qui au niveau zéro des formes serait l’équivalent pour le corps/esprit de la notion de “son” dans la musique. Cette carence s’entortille dans l’histoire tumultueuse des représentations scientifiques, philosophiques, religieuses, populaires des relations du corps et de la pensée, du biologique et du symbolique. Le philosophe des sciences Mario Bunge n’en dénombrait pas moins d’une dizaine en psychologie, toutes souffrant à l’en croire d’insuffisances épistémologiques1. Quant au biologiste Robert Dantzer, il souligne les errances de la médecine psychosomatique tiraillée entre les appâts du dualisme et les séductions du holisme2. Ce qui est au cœur de l’ethnoscénologie est l’une des questions les plus embarrassantes de nos héritages culturels. Etrange aporie de civilisation ! Cette difficulté rationnelle apparemment sans issue à laquelle s’affronte l’Occident depuis plus de deux millénaires est bien là, dans ce malaise et notre impuissance à admettre que le 1. M. Bunge, R. Ardila, Philosophy of Psychology, Springer Verlag, New York 1987. 2. Robert Dantzer, L’Illusion psychosomatique, Editions Odile Jacob, 1989, p. 11-12. 32 corps dansant est un corps pensant ; que la vie doit être saisie dans ses dimensions complémentaires, charnelles et spirituelles ; que l’espace de la conscience n’est pas hors du corps. Dans l’un de ses derniers articles Victor Turner, l’un des pères des performance studies, a fort bien confessé l’état d’esprit d’une génération d’anthropologues qui estimaient que tout comportement humain est le résultat du seul conditionnement social. Le dialogue interdisciplinaire auquel sir Julian Huxley l’invita à participer à Londres, en juin 19651, n’en eut que plus forte influence sur l’évolution de sa pensée, dans la mesure où il lui permit de découvrir l’enracinement des activités symboliques humaines dans le bios2. Les linguistes ont eu un destin parallèle, et l’on ne peut oublier la déclaration d’un Martinet qui dans les années soixante assurant que le langage est une “institution humaine”, entendait par là qu’il était une activité purement mentale, a-corporelle3. A la même époque, novateur, le psycholinguiste américain Eric Lenneberg concluait un article fondateur sur l’aptitude à l’acquisition du langage en des termes singulièrement proches de ceux du musicologue John Blacking s’interrogeant sur le sens musical de l’homme et qui 1. Sur Julian Huxley : A Discussion on Ritualization of Behaviour in Animals and Man, Philos. Transact. Royal Society, London, series B, n° 772, band 251, 1966. Les actes ont été publiés en français par Gallimard, coll. “Bibliothèque des sciences humaines”, Le Comportement rituel chez l’homme et l’animal, 1971. 2. Victor Turner, “Body, Brain and Culture”, Zygon, vol. 18, n° 3, September 1983, p. 221-245. 3. André Martinet, Eléments de linguistique générale, Armand Colin, 3e édition 1963, p. 11-13. 33 pourraient aujourd’hui participer aux explorations de l’ethnoscénologie : Etant donné qu’il convient de parler du langage comme d’un comportement spécifique de l’espèce, nous postulons implicitement une matrice biologique pour le développement de la parole et du langage. Cela équivaut à supposer que la morphologie générale caractéristique de l’ordre des primates et/ou des processus physiologiques universels comme la respiration et la coordination motrice ont subi un certain nombre d’adaptations spécialisées qui ont rendu possible la mise en œuvre de ce comportement. Il ajoutait ce que tout ethnoscénologue ne manquera pas de faire sien : A l’heure actuelle, nous ne disposons que de preuves très faibles relativement à cette hypothèse, car les questions susceptibles de mener à des réponses décisives – soit en faveur de l’hypothèse, soit contre elle – restent à poser. Espérons que les présentes formulations nous aideront à poser ces questions nouvelles1. Pour John Blacking, qui par ailleurs se réfère à Lenneberg et à Chomsky, la question “A quel point l’homme est-il musicien ? (How musical is man ?)”, se 1. Eric Lenneberg, “The Capacity for Language Acquisition”, in J. A. Fodor et J. J. Katz (ed.), The Structure of Language : Readings in the Philosophy of Language, Prentice-Hall, Inc., EnglewoodsCliffs, N. J., 1964. Version française in Textes pour une psycholinguistique, Jacques Mehler/Georges Noizet, Mouton, 1974, p. 65. Voir également d’Eric Lenneberg : Biological Foundations of Language, Wiley, New York, 1967, et “On Explaining Language”, Science, vol. 164, 1969, p. 635-643. 34 rattache à ces questions plus générales : “Quelle est la nature de l’homme ?” et “Quelles limites y a-t-il à son développement culturel ?”. Il y a tellement de musique dans le monde qu’on peut raisonnablement supposer que la musique, de même que le langage et peut-être la religion, est un trait spécifique de l’espèce humaine. Les processus physiologiques et cognitifs essentiels qui engendrent la composition et l’exécution musicales pourraient même être hérités génétiquement et donc se trouver chez presque tout être humain. Si nous comprenions ces processus, entre autres, mis en jeu dans la production de la musique, cela pourrait nous apporter la preuve que les hommes sont des créatures plus remarquables et plus capables que ne leur permettent jamais de l’être la plupart des sociétés1. Paraphrasant John Blacking, je dis à mon tour : La question : “A quel point l’homme pense-t-il avec son corps ?” se rattache à ces questions plus générales : “Quelle est la nature de l’homme ?” et “Quelles limites y a-t-il à son développement culturel ?”. Elle fait partie d’une série de questions que nous devons nous poser sur le passé et le présent de l’homme si nous ne voulons pas nous contenter de nous engager dans l’avenir à tâtons, comme des aveugles. Il y a tellement de pratiques spectaculaires dans le monde qu’on peut raisonnablement supposer que le spectaculaire, de même que le langage et peut-être la religion, est un trait spécifique 1. John Blacking, How Musical is Man ?, The University of Washington Press, 1973 ; édition française : Le Sens musical, coll. “Le sens commun”, Editions de Minuit (1980), 1993, p. 15-16. 35 de l’espèce humaine. Si l’étude et l’expérience devaient confirmer cette hypothèse, nous ne pourrions nous satisfaire des taxinomies hiérarchiques où sont épinglées les productions humaines dont la spectacularité nous enchante ou nous inquiète, nous trouble ou nous bouleverse. Sachant que tout événement de ce type implique des processus cognitifs complexes, il nous faudrait revenir avec des données nouvelles sur de nombreux débats1. SOURCES, AFFLUENTS ET VOISINAGE L’ethnoscénologie se distingue des performance studies, en raison de sa dimension culturelle universelle et de ses méthodes. Le champ de recherche de l’ethnoscénologie est moins restrictif que celui de l’anthropologie du théâtre, discipline naissante qui est l’étude anthropologique du phénomène théâtral dans son acception traditionnelle avec des genres reconnus. De même, l’ethnoscénologie ne se confond pas avec l’anthropologie théâtrale – notion créée par Eugenio Barba pour désigner un nouveau secteur de recherche : “l’étude du comportement préexpressif de l’être humain en situation de représentation organisée”. Cependant le corpus de l’ethnoscénologie peut à l’occasion recouvrir celui des performance studies, de l’anthropologie du théâtre et de l’anthropologie théâtrale. Le désir de fonder une discipline nouvelle vient d’une attente, de l’opposition aux habitudes, du refus des idées reçues et du plaisir de la 1. Notamment celui ouvert par les deux courants de l’école vygotskienne de sociohistorique à propos de la diversité culturelle des processus cognitifs. 36 découverte. Pour être acceptée, il ne suffit pas qu’une proposition disciplinaire soit juste. Il faut encore que le contexte historique s’y prête. L’ethnoscénologie est née à la façon d’un fleuve, formé patiemment par le ruissellement de myriades d’affluents, torrents, ruisseaux, rivières qui façonnent en puissance un maigre filet d’eau. En cascade, en désordre et fort incomplètement rappelons la remise en cause du primitivisme ; l’action des artistes, artisans, chorégraphes, danseurs, comédiens, metteurs en scène, conteurs, gens de la route ; la pensée critique des philosophes sur la nature et le corps ; la découverte des formes spectaculaires autres qu’occidentales, leur réappropriation et leur sauvegarde ; la réévaluation des arts du cirque, du mouvement et de la danse, l’irruption de pratiques comme le BioArt, la street dance ; les innombrables travaux des ethnologues sur les rites, les rituels, le chamanisme, les cérémonies ; le développement de l’ethnomusicologie ; l’action d’institutions comme l’Unesco, le Théâtre des Nations, la Maison des cultures du monde, le Workcenter of Jerzy Grotowski ; l’International School of Theatre Anthropology, le Centre for Performance Research de Cardiff, le Mandapa, l’évolution de l’ethnologie et des ethnosciences ; l’évolution des études théâtrales avec l’apport fondamental d’anthropologues comme Marcel Mauss puis de Victor Turner, de sociologues et écrivains comme Jean Duvignaud, de praticiens théoriciens comme Jerzy Grotowski, Eugenio Barba, Richard Schechner et bien d’autres ; la réévaluation du spectaculaire quotidien avec les travaux d’Armindo Bião au Brésil, Michel Maffesoli en France. Déjà, certains départements universitaires ont des enseignements spécifiques – à l’université de Pérouse, l’anthropologie théâtrale, les performance studies à la 37 New York University, las prácticas espectaculares à Montevideo. A ces quelques repères, il convient d’ajouter des disciplines longtemps absentes de la réflexion sur les comportements spectaculaires humains en raison de la fragmentation des savoirs. Les travaux sur l’intelligence sensorimotrice, la neurobiologie de l’apprentissage, les divers modes de traitement de l’information par le système nerveux central – les aspects cognitifs de l’émotion – ont considérablement défriché les premières hypothèses sur la relation corps/mental, non pour conforter la théorie des noyaux fixes innés1, mais tout au contraire en montrant l’extrême variabilité des actualisations à partir des “enveloppes génétiques” caractéristiques de l’espèce. Des points de contact ont été établis entre les neurosciences et l’anthropologie. L’ethnobiologie (J. Ruffié) étudie les incidences biologiques de certains faits culturels ; la recherche neuroculturelle du McLuhan program à l’université de Toronto “examine les conditions et les conséquences des interactions entre le système nerveux et les environnements ou les objets culturels qui définissent les divers milieux humains2”. Dans un entretien enregistré en juillet 1970, Jacques Monod, l’un des fondateurs de la biologie moderne, projetait pour l’avenir l’une des questions les plus 1. Théorie selon laquelle les comportements complexes, comme le langage, sont strictement “programmés” par le génome. Aujourd’hui, il est admis que si le génome propose, l’environnement – expérience et apprentissage – dispose. 2. Derrick de Kerckhove, “La recherche neuro-culturelle”, Understanding 1984 – Pour comprendre 1984, Commission canadienne pour l’Unesco, page documentaire 48, 1984, p. 119. 38 passionnantes à laquelle aujourd’hui l’ethnoscénologie voudrait apporter son écot : En me posant la vaste question : qu’est-ce qui fait que l’homme est homme ? je constate qu’il y a sa culture d’une part et son génome de l’autre, c’est clair. Mais quelles sont les limites génétiques de la culture ? Quel est leur bloc génétique ? Nous n’en savons absolument rien. Et c’est dommage, car celui-ci est le problème le plus passionnant, le plus fondamental qui soit1. La biologie moléculaire, apparue dans la deuxième moitié du XXe siècle, a apporté des outils d’une importance capitale à l’anthropologue. Non seulement elle lui permet de suivre le mouvement des populations humaines dans le temps et dans l’espace. En ce qui nous concerne, elle a le mérite de préciser le rôle des gènes. Or, nous dit-elle, les gènes conditionnent le comportement humain, mais ne le déterminent pas. Comme le souligne Michel Morange, les gènes laissent à l’homme et aux schémas culturels qu’il élabore le soin de guider ses actes2. Le paradoxe humain est bien là, dans cette formule de biologiste parlant des processus neurologiques de l’apprentissage : apprendre n’est pas une aventure d’avare qui entasse. “Apprendre c’est éliminer” (Changeux). Apprendre revient à stabiliser dans son système nerveux certaines potentialités, celles qui répondent aux stimulations constituées par un environnement spécifique. 1. Jacques Monod, repris in De homine, rivista dell’Istituto di filosofia, Rome, n° 53-56, septembre 1975, p. 131. 2. Michel Morange, “Biologie moléculaire et anthropologie”, L’Homme, n° 97-98, janvier-juin 1986, XXVI (1-2), p. 125-136. 39 LE CORPS COMME TOTALITE OUVERTE Le 17 mai 1934, Marcel Mauss présentait une communication à la Société de psychologie. Le texte fut publié ultérieurement dans le Journal de psychologie, sous le titre “Les techniques du corps1” : Quand une science naturelle fait des progrès, elle ne les fait jamais que dans le sens du concret, et toujours dans le sens de l’inconnu. Or, l’inconnu se trouve aux frontières des sciences, là où les professeurs “se mangent entre eux”, comme dit Goethe (je dis mange, mais Goethe n’est pas si poli). C’est généralement dans ces domaines mal partagés que gisent les problèmes urgents. Ces terres en friche portent d’ailleurs une marque. Dans les sciences naturelles telles qu’elles existent, on trouve toujours une nouvelle rubrique. Il y a toujours un moment où la science de certains faits n’étant pas encore réduite en concepts, ces faits n’étant pas même groupés organiquement, on plante sur ces masses de faits le jalon d’ignorance : “Divers”. C’est là qu’il faut pénétrer. On est sûr que c’est là qu’il y a des vérités à trouver : d’abord parce qu’on sait qu’on ne sait pas, et parce qu’on a le sens vif de la quantité de faits. Si nous ne savons percevoir que ce que nous avons appris à voir, l’ethnoscénologie doit nous apprendre à ouvrir au monde nos sens et notre intelligence : “Ce n’est pas l’œil qui voit. Mais ce n’est pas l’âme, écrivait Merleau-Ponty. C’est le corps comme totalité 1. Marcel Mauss, “Les techniques du corps”, Journal de psychologie, XXXII, n° 3-4, 15 mars-15 avril 1936. 40 ouverte.” Le racisme est une scénophobie. Une exclusion de l’autre au vu de son apparence physique. Il est frappant de voir dans les premiers traités de physiognomonie combien ont pesé lourd dans le jugement normatif et discriminatoire porté sur l’étranger tout ce qui relève des apparences : longueur et forme du nez, couleur de la peau, découpe des oreilles. Se sont ajoutées les façons de marcher, de danser, puis de prier, de célébrer. Une science de la présence du vivant, une discipline vouée à la description des comportements émergents fondateurs de l’identité n’a pas seulement une valeur d’érudition. Elle introduit à la découverte du multiple dans l’unité de l’espèce, du subtil dans la diversité, au plus profond de l’énigme de la vie et de son respect amoureux. L’ethnoscénologie est une discipline émerveillée. GILBERT ROUGET QUESTIONS POSÉES A L’ETHNOSCÉNOLOGIE1 DE LA DIFFICULTÉ DES DÉFINITIONS… En lisant le manifeste du Centre d’ethnoscénologie, j’ai été très touché de voir que pour définir l’ethnoscénologie on avait recours à une définition dérivée de l’ethnomusicologie qui est une discipline qui m’est chère, et notamment de la définition de la musique par John Blacking qui était un grand ami et pour qui j’avais beaucoup d’affection. J’ai fait le compte rendu de son fameux livre How Musical is Man2 ? dans le TLS (Times Literary Supplement) et je dois dire que malgré toute mon amitié pour John Blacking, sa définition de la musique comme “humanly organised sound” me paraît une très mauvaise définition. Tout d’abord parce qu’il suffit de penser qu’un message en langue morse, c’est du humanly organised sound mais ça n’est pas de la musique. De plus cette définition de l’ethnoscénologie comme étant “la science des comportements spectaculaires humains organisés”, paraphrase de la définition 1. Retranscription de la communication présentée dans le cadre du colloque de fondation. Le titre et les intertitres sont de la rédaction. 2. John Blacking, How Musical is Man ?, University of Washington Press, Seatle and London, 1973. 43 de John Blacking, ne m’enthousiasme pas car je crois que s’il existe un comportement spectaculaire humain organisé par excellence qui ne correspond pas à ce que nous avons en vue, c’est bien la guerre. Or la guerre n’est pas notre objet. Les définitions sont importantes, mon maître Benveniste m’a appris que les mots n’avaient pas de sens mais que des usages, encore faut-il s’entendre sur les usages qu’on fait des mots. Si vous me pardonnez d’être aussi immodeste, je vous proposerai comme je l’ai fait pour l’ethnomusicologie un autre genre de définition. Le CNRS m’a demandé un jour de définir l’ethnomusicologie en vue de la publication des travaux de mon équipe de recherches. J’ai proposé la définition suivante : l’ethnomusicologie est le discours scientifique (logos) sur la musique de l’ethnie. Ça a l’air d’une lapalissade et bien sûr la question reste ouverte de savoir ce qu’est une ethnie et ce qu’est la musique. Je proposerais donc de dire que l’ethnoscénologie est le discours scientifique sur la mise en scène des pratiques de l’ethnie. Là aussi, je crois que si mise en scène est un terme central, il en va de même de celui d’ethnie et il importe de ne pas l’évacuer. Et c’est bien pourquoi toutes les communications qui ont été faites au cours de ce colloque tournent autour de ce concept d’ethnie, que ce soit en le disant ou que ce soit en ne le disant pas, y compris lorsque Jean Duvignaud – provocateur comme toujours – dit : “ce n’est pas cela le théâtre, le théâtre c’est bien autre chose” et défend la conception du théâtre de sa propre ethnie. Et je ne vois pas pourquoi l’ethnie de Jean Duvignaud serait mise à l’index, non plus que celle des Grecs, sous le prétexte que les Pygmées qui sont une représentation quasi idéale de l’ethnie n’ont pas de 44 théâtre ou que les Bochimans utilisent dans leurs séances de guérison chamaniques un fabuleux théâtre de la guérison1. … A L’UTILITE D’UN NOUVEAU CONCEPT Et qu’est-ce que la mise en scène maintenant ? J’en arrive aux anecdotes qui m’ont été demandées. Je commencerai par une anecdote d’actualité. Nous sommes en période d’élections présidentielles, j’évoquerai donc le fantôme du général de Gaulle et vous demanderai de vous reporter avec moi à l’époque où il venait d’être élu président de la République. A cette époque, il existait une école qui s’appelait l’Ecole universelle. Un de ses slogans publicitaires était : “Si vous savez écrire, vous savez dessiner” et un autre : “Je ne regrette qu’une chose, c’est de n’avoir pas connu plus tôt l’Ecole universelle.” Peu de temps après que le général de Gaulle fut élu président de la République, le célèbre dessinateur Jean Eiffel a publié un dessin où l’on voyait le général de Gaulle, de profil et songeur, disant : “Je ne regrette qu’une chose, c’est de n’avoir pas connu plus tôt le suffrage universel.” Et comme le général de Gaulle, je regrette de n’avoir pas connu plus tôt le mot ethnoscénologie, parce qu’il m’aurait rendu grand service. Et l’anecdote suivante vous permettra de comprendre pourquoi. 1. Cf. Gilbert Rouget, La Musique et la transe ; esquisse d’une théorie générale des relations de la musique et de la possession, Gallimard, Paris, 1980, 497 pages, et en particulier p. 205216. (N.d.E.) 45 Nous nous transportons dans ce qui s’appelait autrefois le Dahomey1 où j’assistais dans un tout petit hameau aux funérailles d’une sœur d’un vieil informateur. Il s’agissait de la cérémonie de fin des premières funérailles car les funérailles au Bénin ont toujours deux phases. Or il se trouve que je viens de publier dans une revue savante, qui s’appelle Systèmes de pensée en Afrique noire, un article qui porte le titre suivant : “Casser, brûler, détruire, se réjouir : contribution à l’étude du vocabulaire des funérailles chez les Goun2”. Cette contribution tient à ce que le terme qui désigne ces funérailles est un mot extrêmement mystérieux qui pose des tas de problèmes aux linguistes, aux ethnologues, aux historiens et à ses utilisateurs mêmes. Ce mot : àgó3, désigne une petite construction en forme de tente, une natte repliée en deux que l’on dispose au centre du lieu des funérailles et qui représente la maison symbolique du mort, lequel est vu comme un trépassant, car il est en train de passer de la vie à la mort4. Cet abri est temporaire, or dans un dictionnaire yoruba-anglais, les Yoruba étant voisins des Goun, on trouve l’explication de ce mot que les Goun ne connaissent plus : “tent (tente), shead (abri), pavilion (pavillon), tabernacle”. Bref, en français : abri provisoire. Or quelle n’est pas ma stupéfaction en lisant hier, dans le 1. Les gens du Dahomey ont eu, pour des raisons qu’il serait trop long d’exposer ici, la très mauvaise idée de débaptiser le Dahomey pour l’appeler Bénin. 2. Les Goun sont les petits-cousins des Fon au Bénin. 3. Dont la syllabe finale est énoncée sur un ton haut et non pas sur un ton bas comme le mot àgó qui a fait faire un grand nombre de contresens à des chercheurs. 4. On pense évidemment au Livre des morts des anciens Egyptiens. 46 manifeste du Centre d’ethnoscénologie, ceci : “A l’origine, ¨κηνη (skênê) signifie un bâtiment provisoire, une tente, un pavillon, une hutte, une baraque. Par la suite, le mot a pris parfois le sens de temple et de scène théâtrale. (…) Partant de l’idée d’espace protégé, d’abri temporaire, ¨κηνη a signifié les repas pris sous la tente, un banquet.” Or le mot àgó est précisément compris par la plupart des Fon et des Goun comme désignant un banquet, une grande fête collective, des ripailles. C’est un cas de métonymie tout à fait classique, le mot a d’abord désigné un abri temporaire au point que la fameuse capitale du royaume d’Òyó, capitale du grand royaume yoruba détruit par les Peuls au XIXe siècle, fut reconstruite sous le nom de Àgó Òyó : le “campement de Òyó”, un “abri provisoire pour Òyó”. Et ce mot àgó est donc devenu pour les Goun synonyme de grandes ripailles. J’ai donc été vraiment éberlué en lisant cette définition de ¨κηνη, à partir d’un abri provisoire destiné à abriter les masques des acteurs. THEÂTRE, MUSIQUE : ARTS DU TEMPS… Mais quel rapport, me dira-t-on, avec l’abri provisoire symbolisant la résidence transitoire d’un défunt trépassant ? Ce rapport est le suivant : il s’agit de deux constructions provisoires parce que la mise en scène, centrale dans les deux cas, est par définition un événement provisoire. Le théâtre est, comme la musique, un art du temps. Si je suis aussi passionné par votre entreprise, c’est parce qu’en tant qu’ethnomusicologue pleinement convaincu que la musique est une équation du temps, je pense que le temps est également une dimension essentielle du théâtre. 47 Musicologie/scénologie, ce n’est pas pour rien que vous avez emprunté la définition de l’ethnoscénologie à un ethnomusicologue (John Blacking), encore qu’il eût mieux valu s’adresser à la musique comme un art du temps. Et c’est dans cette perspective du théâtre, pris dans son sens large comme la mise en œuvre du discours social, que se rejoignent la musique et le théâtre, tous deux arts de la manipulation du temps. En tant qu’art du temps, le théâtre est un art de la musique, de la danse, de la parole (à condition qu’elle ne soit pas écrite, puisque l’écrit équivaut à une mise en espace de la parole et lui permet de s’évader du temps, voire de l’inverser). La musique, le théâtre en action, c’est l’irréversibilité du temps. … ET DU MOUVEMENT Partant de là, l’un des points centraux de la relation entre scénologie et musicologie, c’est l’art du temps en tant qu’art du mouvement. Et si l’on parle d’art du mouvement on ne peut éviter de faire référence à Marcel Mauss et à son fameux article sur les techniques du corps1. Hier soir, j’ai relu la magnifique introduction à l’œuvre de Marcel Mauss qu’écrivit Claude LéviStrauss en 1960 : “(…) Depuis dix ou quinze ans les ethnologues ont consenti à se pencher sur certaines disciplines corporelles mais seulement dans la mesure où ils espéraient élucider ainsi les mécanismes par lesquels le groupe modèle les individus à son image. Personne 1. Marcel Mauss, “Les techniques du corps” (1936), réédité in Sociologie et anthropologie, PUF, Paris, 1960, introduction de Claude Lévi-Strauss. 48 en vérité n’a encore abordé cette tâche immense dont Mauss soulignait l’urgente nécessité, à savoir l’inventaire et la description de tous les usages que les hommes, au cours de l’histoire et surtout à travers le monde, ont fait et continuent de faire de leur corps. (…) Cette connaissance des modalités d’utilisation du corps humain serait pourtant particulièrement nécessaire à une époque où le développement des moyens mécaniques à la disposition de l’homme tend à le détourner de l’exercice et de l’application des moyens corporels, sauf dans le domaine du sport qui est une partie importante mais une partie seulement des conduites envisagées par Mauss, et qui est d’ailleurs variable suivant les groupes. (…) On souhaiterait qu’une organisation internationale comme l’Unesco s’attachât à la réalisation du programme tracé par Mauss dans cette communication.” Nous sommes aujourd’hui en 1995, j’enverrai ce soir un petit mot à Lévi-Strauss pour lui dire que vous avez réalisé le souhait qu’il formulait il y a trente-cinq ans. Après avoir rappelé Mauss et Lévi-Strauss qui sont à mon avis l’alpha et l’oméga de l’affaire, je voudrais revenir brièvement au Dahomey. Dans ces funérailles, il y avait évidemment beaucoup de musique et de danse. La musique et la danse au Dahomey ont leur spécificité qui est, du point de vue technique, le grand problème de l’ethnomusicologie. Il y a une spécificité de la rythmique africaine qui fait que quand on a entendu vingt secondes de musique africaine on ne peut la confondre avec de la musique japonaise, indienne, amérindienne ou irlandaise. Et quand on la connaît un peu mieux on peut dire qu’il s’agit de musique yoruba, fon, ghanéenne ou somalie. Et la seule façon de résoudre ce grand problème de la spécificité des styles 49 musicaux, c’est de passer par l’analyse du corps, la musique étant le produit d’une activité corporelle (du moins pour les musiques auxquelles je m’intéresse), de mouvements d’un organisme extrêmement compliqué dont la cognitivité est centrale pour nous. C’est pourquoi je me suis beaucoup intéressé au cinéma ethnographique qui permet des analyses très fines du mouvement des musiciens. Et avec mon ami Jean Rouch, nous avons réalisé au Bénin un film en son synchrone au ralenti afin d’analyser très finement les gestes de la musique et notamment pour élucider le problème de la spécificité de la musique africaine que les musicologues occidentaux, qui ont l’obsession de la division par nombres entiers, ne sont jamais parvenus à résoudre. Je crois, en effet, que les Africains ont des notions du temps, de la durée, beaucoup plus subtiles corporellement et qui leur permettent de fonctionner avec des divisions fractionnelles du temps. C’est ce que font également les Turcs et les Bulgares avec ce fameux rythme décrit par Brailoiu sous le nom d’aksak1. Or le cinéma synchrone permet justement des analyses très fines de ces divisions. Les Africains ne comptent jamais : compter ou ne pas compter en matière de musique, c’est ce qui fait toute la différence entre la rythmique classique européenne et d’autres formes de rythmique dans le monde. Et c’est un problème de technique du corps. 1. Constantin Brailoiu, “Le rythme aksak”, in Revue de musicologie, Paris, 1951, p. 5-42, réédité dans Constantin Brailoiu, Problèmes d’ethnomusicologie, Minkoff, Genève, 1973, p. 301-340. 50 THEÂTRE, TRANSE ET POSSESSION Une des grandes expériences de ma vie, ce fut de me trouver il y a cinquante ans, dans un tout petit campement pygmée en pleine forêt équatoriale, et d’assister à un rituel de chasse au cours duquel je vis tout d’un coup le chef des chasseurs s’écrouler et tomber en transe. Personne n’a jamais décrit de transe chez les Pygmées, je suis le seul à l’avoir fait et peut-être à l’avoir vu, mais c’est une expérience à couper le souffle1. Or c’était du théâtre, c’était une mise en scène d’une chasse, mais un théâtre sans spectateurs. Voilà une donnée du problème tout à fait centrale pour nous qui sommes habitués à une définition du théâtre qui suppose des spectateurs. Je pense à une autre expérience de transe qui m’a fait découvrir pour la première fois la possession à Dakar en 1952. Une nuit vers deux heures du matin, je rentrais chez moi et j’entendis du bruit ; j’entrai. C’était Mama Tindoy qui avait organisé une immense séance de possession car elle était malade et c’était un véritable théâtre de la possession, pour reprendre le terme de Leiris2. Là il y avait du spectacle et il était essentiel qu’il y eût des spectateurs. C’est dire que les affaires de transe dépendent de l’ethnie. Mama Tindoy était possédée par le génie de la mer. On l’a découvert parce que l’un des griots qui était là a joué l’air qui fallait et tout à coup Mama Tindoy s’est mise à pagayer comme une folle et le génie est entré en elle. Ce fut le début d’une longue thérapeutique du genre de celles qu’a si bien 1. Cf. Gilbert Rouget, ibid., p. 215-216. (N.d.E.) 2. Michel Leiris, La Possession et ses aspects théâtraux chez les Ethiopiens de Gondar, Plon, Paris, 1958. 51 décrites Zempleni dans “La dimension thérapeutique du culte des rab chez les Wolof1”. Ce théâtre qui, pour répondre à Jean Duvignaud est un théâtre à spectateurs bien qu’il ne soit pas occidental, est-il exportable ou non ? Où est l’authenticité ? Il existe des théâtres qui sont rigoureusement inexportables. Pour exemple, je prendrai le théâtre le plus fabuleux auquel j’ai assisté il y a déjà plus d’une vingtaine d’années, c’est le fameux sigui des Dogons. Les Dogons, qui furent le domaine privilégié de la recherche ethnologique française, font tous les soixante ans une grande cérémonie qui s’appelle le sigui. Le sigui se répète sept ans de suite pendant une quinzaine de jours en circulant dans tout le pays dogon. On observe là une mise en œuvre très particulière du temps. C’est le théâtre fabuleux d’un peuple qui se donne en représentation à lui-même. Rouch en a fait une série de films et j’ai pu participé au premier, ce qui fut une extraordinaire expérience. Voilà le cas d’un théâtre totalement inexportable car il faudrait exporter tout le pays dogon, c’est-à-dire les falaises de Bandiagara. De plus, si on en exportait un simulacre, ça tomberait manifestement dans l’inauthentique. Pour conclure sur la possession, avec mon ami Verger2 et avec Bastide3 j’ai vu des rites de candomblé qui m’ont beaucoup frappé. Mais du point de vue de 1. Andras Zempleni, “La dimension thérapeutique du culte des rab, ndöp, tuuru et samp ; rites de possession chez les Lebou et les Wolof”, in Psychopathologie africaine, 1966, II-3, p. 295-439. 2. Pierre Verger, Notes sur le culte des orisa et vodun (Mémoires de l’Institut français d’Afrique Noire, n° 51), IFAN, Dakar, 1957. 3. Roger Bastide, Le Candomblé de Bahia (rite nagô), Mouton, Paris, 1958. 52 l’authenticité, je prendrai ici à partie mon vieux camarade Jean Duvignaud lorsqu’il se fait le prophète inconditionnel du métissage. Si le métissage peut marcher superbement, comme dans le jazz, c’est de temps en temps une catastrophe. Et je dirai que la musique de la transe et de la possession dans le candomblé de Bahia est de qualité infiniment moins bonne que celle qu’on entend chez les Yoruba au Nigeria, au Bénin, au Togo. Pourquoi ? Parce qu’à mon avis c’est du métissage, mais aussi parce que c’est devenu en partie une activité touristique. Enfin, je crois que ce problème du métissage et de l’authenticité nous fait directement déboucher sur celui du désir extrêmement légitime des jeunes créateurs appartenant à des cultures où le théâtre ne fait pas partie de la tradition, de créer des choses nouvelles. Je dirai à ces créateurs : “Chers amis qui voulez créer des choses nouvelles, méfiez-vous de deux aspects du modèle occidental qui est d’un impérialisme culturel impitoyable, auquel personne n’échappe. Méfiez-vous du vedettariat et méfiez-vous de l’argent. Ce sont les deux véroles du spectacle occidental, évitez de les attraper !” MIKE PEARSON RÉFLEXIONS SUR L’ETHNOSCÉNOLOGIE 1 Quelques faits que je tiens pour évidents : La performance2 est un mode de communication et d’action, distincte de l’action “normale” ou “quotidienne”, se caractérisant par certains types de comportement et divers “registres d’ingéniosité”. Elle a lieu le plus souvent, mais point exclusivement, lors d’événements programmés et limités dans le temps et l’espace. Ces événements peuvent être structurés, ordonnés, programmés et sont reconnus par un rassemblement organisé de spectateurs et d’acteurs3 en tant qu’occasion extraordinaire, donc distincte de la vie quotidienne et induisant des modifications de comportement chez ceux qui y participent. Ces événements engendrent un sens de l’attente et de l’opportunité. La performance n’est pas seulement un ensemble de dispositifs et de techniques opérationnels destiné 1. Titre original : Reflections on Ethnoscenology. 2. Nous conservons à dessein le terme anglo-saxon de performance dont le champ sémantique investit aussi bien le rite, le jeu, le théâtre, la musique, et n’a pas d’équivalent en français. 3. En revanche, le terme performer est conventionnellement traduit par acteur (en italiques). 55 à la mise en scène et à la représentation théâtrale, ou à l’illustration d’un texte dramaturgique. Dans la performance, l’on peut distinguer le “texte dramatique”, produit pour le théâtre (la pièce), du “texte de la performance”, c’est-à-dire ce qui est produit dans le théâtre, que nous voyons et entendons devant nous. Le second n’est d’ailleurs pas subordonné au premier car grâce aux techniques de mise en scène et à l’art de l’acteur, il est possible “d’écrire” dans le “texte de la performance”. La performance est spécifique mais point unique. Elle a de nombreux points communs avec tout un faisceau d’activités telles que le jeu, le sport et le rite. Toutes ces activités contribuent à créer un “monde spécial” qui est placé sous le contrôle des participants et sont soumises à des règles implicites ou explicites : accords mutuels, tabous et interdits, qui jalonnent leur déroulement, définissent leur “monde spécial” tout en en renforçant la cohérence, l’orientation et le mouvement. Elles utilisent divers jeux de stratégie et de tactique ainsi que des techniques de préparation et d’improvisation. On y rencontre diverses manières d’organiser le temps – par exemple lorsque toute l’activité doit être accomplie en un temps donné de manière à lui conférer sa dynamique – et elles investissent les objets (accessoires, matériels, jouets) bien au-delà de leur simple valeur matérielle. La performance peut ressembler, en partie ou dans sa totalité, à l’une ou à plusieurs des activités citées plus haut (jeu, théâtre, sport, rite…), de sorte que sa matière centrale n’est point le scénario mais un ensemble complexe de règles et d’engagements. Enfin, la nature particulière de la performance réside dans le fait qu’elle n’a de sens que si on y assiste. La performance implique un ensemble complet de contrats entre deux genres de participants – ceux qui 56 voient (les spectateurs) et ceux qui sont vus (les acteurs). Elle implique également trois ordres relationnels : acteur à acteur, acteur à spectateur (et réciproquement) et spectateur à spectateur. Ceci ne signifie pas que la performance fasse nécessairement appel à l’extérieur par la reconnaissance explicite de la présence des spectateurs. Mais elle repose certainement sur la compétence partagée de tous les participants afin d’identifier un type de comportement, inscrit dans le cadre d’une suite de conventions transactionnelles. Pour interpréter cet assemblage partiel d’activités et d’objets – caractérisé par des omissions et des juxtapositions extraordinaires – comme la représentation d’une entité sociale, le spectateur a besoin d’une compétence culturelle. Ce qui est significatif, c’est que chacun de ces contrats peut être renégocié. Au-delà du texte écrit, la performance opère sur quatre axes : l’espace, le temps, le modèle et le détail. Matériau théâtral et signification peuvent être générés et manipulés à partir de chacun de ces axes. La création et la délimitation de l’espace de jeu, la disposition des acteurs et des spectateurs, l’architecture, la scénographie et les restrictions de l’espace ont des conséquences sur la nature et la qualité de l’activité ainsi que sur sa perception. Des cadres temporels différents peuvent être investis par les acteurs, en permanence ou épisodiquement, successivement ou parallèlement, ce qui agit sur la dépense de l’énergie, la nature de l’effort et le modèle dynamique de l’événement. La performance est un réseau sophistiqué de contrats, de systèmes signalétiques – kinésiques (mouvements corporels), haptiques (contact de soi et des autres), proxémiques (distances relatives entre les corps) – et de manipulations de l’espace-temps. Elle est 57 autonome ; ceci ne signifie pas que le texte verbal en est absent mais qu’il n’est qu’un élément luttant pour se tailler une place au sein de la matrice formée par l’action physique, la musique et la scénographie. La performance peut être plus que la simple réalisation d’une histoire. Elle existe aussi en tant que scénario explicite dans lequel les activités se déroulent successivement ou simultanément, déploiement implicite d’incidents instigateurs, de crises, de transformations, de changements de trajectoires et de conséquences. Du point de vue de l’acteur, elle peut être une succession d’orientations physiques et d’engagements mutuels, une utilisation (soumise à des ruptures) de modes d’expression de types variés et d’intensités diverses, une activité discontinue comprenant des changements de style, de mode, de matériau, une sorte de comportement incohérent, une expérience sensuelle… L’ergonomie est la relation entre les hommes et leur milieu environnant, vital ou professionnel. L’environnement choisi pour la performance peut soulever ou résoudre des problèmes ergonomiques – étendant, limitant ou compromettant la libération, la puissance ou la portée d’un mouvement, d’une posture. La substance de la performance peut parfois n’être que le moyen de traiter des problèmes ergonomiques. Les méthodes et l’organisation de l’effort, de la flexibilité de la réponse, de l’utilisation d’outils peuvent être plus pertinentes que des concepts tels que la “motivation” qui ont tant imprégné la théorie de la construction du personnage. La performance n’est pas dépendante des salles de théâtre. Elle peut se manifester sur les lieux de travail, de jeu et de culte. Ceux-ci permettent d’abroger, de transgresser les prescriptions et les décrets attachés aux salles de théâtre, ils autorisent l’utilisation de matériaux 58 et de phénomènes inusuels, inacceptables, voire dangereux. Les performances conçues pour des lieux spécifiques (site-specific performances) qui rassemblent à la fois un lieu, une performance et un public, n’ont pas de cadre naturel pour définir leur identité, point de toile de fond sur laquelle leurs contours viendraient se projeter et elles n’ont pas besoin d’un contenant pour affirmer leur identité ou leur intégrité. Elles ne nécessitent pas, pour être vues, un quelconque poste d’observation privilégié. Elles relèvent finalement plus du “terrain” que de “l’objet théâtral”. La performance peut de plus en plus ressembler à un “monde spécial”, non pas hermétiquement clos, mais un monde “imaginé” d’activité mise entre parenthèses dont tous les éléments – lieu, environnement, technologie, organisation spatiale, forme et contenu, règles et comportements – sont conçus, organisés et enfin expérimentés par les différents groupes de participants. Cela peut être aussi un monde idéalisé dans lequel on peut corriger les erreurs, réparer les injustices, établir de nouveaux programmes, créer de nouvelles identités… Un monde dans lequel les expériences extraordinaires et les changements de statuts sont possibles, les relations humaines remises en question et renégociées… L’ethnoscénologie est l’étude de cet organisme complexe que l’on appelle la performance, que ce soit d’un point de vue interne ou externe et au sein des contextes socioculturels les plus larges. Elle peut avoir pour objet de trouver les outils qui permettront de décrire ce qui se passe dans une performance, en faisant appel à des “façons de parler” différentes de celles de la critique littéraire. Ceci est particulièrement important – c’est même un projet politique – pour ces traditions qui se sont elles-mêmes décrites comme “imaginaires”, 59 “expérimentales”, “physiques”, “site-specific”… Cellesci ont rarement été recensées et sont généralement perçues comme marginales, éphémères, incultes. L’ethnoscénologie peut donc les resituer dans le contexte plus large des traditions non occidentales avec lesquelles elles partagent un fonds commun. Selon l’un des dogmes centraux de l’anthropologie du théâtre, la performance s’appuie d’abord sur le corps, dans ce qu’elle appelle la “pathologie de l’acteur”. L’acteur peut très bien décider de ne point incarner un personnage désigné en tant que rôle dans un texte dramaturgique, mais choisir d’être un corps fictif, un “corps pour l’art”. Je citerai le cas de mon collègue David Levitt, car il permet de mettre en évidence le besoin d’une approche plus sophistiquée – et interdisciplinaire – de la relation entre les activités quotidiennes et extraordinaires. A sa naissance, Dave (David) ne respirait pas. Ceci causa des lésions dans les régions motrices de son cerveau. Sur le plan mental, il n’est pas handicapé et – comme l’indique une petite carte accrochée à son cou – il n’est pas sourd non plus. Il y a dix ans on l’aurait appelé un paralysé spasmodique. Aujourd’hui, on le considère comme souffrant de paralysie cérébrale. Dave ne peut se tenir debout sans être soutenu. Cependant, il peut tirer et agripper avec ses bras et pousser avec ses jambes. Au fauteuil roulant électrique qui le confinerait dans un statut dépendant il préfère le fauteuil roulant normal qu’il fait fonctionner lui-même en se poussant à reculons avec un pied car il ne peut actionner les roues avec ses mains. Néanmoins, il parvient avec son pied à se mouvoir avec précision. Il communique en pointant laborieusement des mots inscrits sur une planche ou sur un alphabet lorsqu’il veut 60 épeler des mots plus complexes. Il parle aussi, avec une intonation gargouillante. Sa voix, avec ses rythmes brisés et ses articulations hachées, demande qu’on lui prête attention, elle nécessite qu’on l’écoute, qu’on l’interprète, qu’on reste calme et qu’on accepte l’idée qu’elle est porteuse de sens. C’est un langage qu’il nous faut apprendre. Comme ses poumons fonctionnent mal, les nuances sont subtiles et les mots sont brefs, quoique clairs. C’est pourquoi il adore les calembours. Son existence physique est si compliquée qu’on a du mal à l’imaginer. Il ne peut se nourrir, se laver, s’habiller, sortir de son lit, se torcher… Il doit compter sur les autres pour le lever, le porter et l’installer. En cela, il fait preuve d’une grande confiance. Il touche les autres et il est touché par eux ; il connaît donc le contact intime avec autrui, brisant ainsi les conventions sociales auxquelles nous sommes conditionnés. Il est nu aussi bien avec les hommes qu’avec les femmes. Il communique ses désirs et ses intentions avec les gestes et les postures les plus subtils : ouvrant la bouche pour accueillir la cuiller, ou se penchant d’un côté, le bras rigide, prêt à recevoir la manche du manteau. Il y a trois ans, nous avons commencé à faire du théâtre physique ensemble. Les techniques de répétitions impliquaient une rupture totale et quotidienne des tabous. Comment devais-je toucher un infirme ? Comment le tenir ? Allais-je le blesser ? Voici trois des premiers moments de notre travail dont je me souviens tout particulièrement. – Je m’appuyais sur mes mains et mes genoux. Dave était agenouillé à mes côtés. Dans son action, il devait projeter son corps par-dessus le mien. Je me souviens de sa main sur mon dos et de son énorme force de volonté alors qu’il préparait son corps à cet effort 61 physique. Cette sensation d’organisation du corps est directement ressentie par tous ceux qui le touchent ou le tiennent pendant la performance. – Une fois je le lâchai et il tomba comme une pierre. Heureusement, son corps est résistant. Mais il n’a aucune défense, aucun mécanisme de protection. Travailler avec Dave c’est endosser une responsabilité totale. – Après la première performance, les spectateurs étaient à l’évidence émus, non pas par l’infirmité de Dave – il méprise la pitié et l’apitoiement sur soi-même – mais par le fait qu’ils avaient réalisé qu’ils savaient ce qu’il voulait dire. Pourtant il ne faisait rien qui pût rappeler un geste conventionnel, mais plutôt un mouvement balancé constitué d’allusions et de suggestions gestuelles. Pourtant, en fixant notre attention sur lui, isolé sur la scène nue, économe de ses mouvements mais possédé d’une profonde et extraordinaire concentration, pris d’un puissant désir de communiquer, d’être entendu, nous comprîmes qu’il “faisait signe”. Exotique, fascinant, irrésistible… Nous étions attirés par son humanité, par sa chaleur… Le corps de Dave est une sorte de rébellion contre lui-même, tantôt tressautant en mouvements spasmodiques, tantôt dirigeant son impulsion créatrice dans un geste stéréotypé. Son corps est “décidé”. Alors, il travaille à partir des actions que son corps veut faire. Ainsi, tirer peut devenir embrasser, tenir, agripper, combattre, déchirer. Pousser devient caresser, rejeter, menacer. Il peut aussi se laisser emporter par le hasard et la furie de l’abandon physique – tressautant, secoué de spasmes. Il me dit une fois que la seule chose qui lui est impossible sur scène, c’est mourir, car il y a toujours une partie de son corps qui demeure en mouvement. 62 Ses doigts cherchent toujours à tracer les motifs les plus délicats. Il est une danse d’impulsions. A l’occasion seulement, il peut pousser un profond soupir et se plonger dans le plus impressionnant silence. Pour moi, le travail de Dave pose les questions fondamentales quant à la nature de la performance physique. Quelle distinction établir entre capacité et incapacité, quand on constate qu’il peut adopter des positions, engager des actions dont je suis incapable ? Quel est le but et la nature de l’entraînement pour un corps infirme qui ne pourra jamais devenir athlétique ? Est-ce que la nature “décidée” d’un corps infirme correspond à ce que Barba appelle l’état “préexpressif” ? Qu’est-ce qu’une notion comme la chorégraphie peut signifier pour un acteur infirme ? Ou le temps et la dynamique lorsque l’action est le résultat de la chance et de la volonté ? Est-ce que le travail d’un acteur infirme peut être confiné dans des appellations stylistiques telles que le mélodrame ? La question “qu’est-ce que c’est” a-t-elle autant de sens que “qu’est-ce que cela représente” ? Son travail permettrait de mettre l’accent sur des aspects de la communication qui sont souvent sousévalués, notamment la proxémie (la proximité des autres) et l’haptique (le contact avec soi et avec les autres) qui sont au premier plan du travail des acteurs infirmes. Ainsi que la relation souvent déconsidérée d’acteur à acteur, non pas dans leur comportement théâtral et codé, mais dans ce qui se passe effectivement. Car quelque chose de réel apparaît ici : Dave approche et est approché ; il touche et il est touché. La vidéo n’est pas assez sensible pour saisir la délicatesse des gestes des mains ou les micro-mouvements du visage et des yeux qui communiquent la précision de son émotion et de son intention dramatique. 63 En décrivant une performance réalisée par les acteurs infirmes, pourrions-nous alors nous concentrer sur les expériences sensuelles de ses agents individuels, une performance conservée dans les corps et les mémoires de tous ses participants ? Comme le contact, la proximité, la texture… Comme une série d’expériences extraordinaires, comme la mise entre parenthèses d’un décorum personnel ? Comme une altération des perceptions et des stratégies vitales des ses participants ? Comme un modèle d’orientations corporelles, une chaîne de conduites, comme une suite de tentatives corporelles de dépasser et de s’opposer aux contraintes de l’environnement ? Traduit de l’anglais par Pierre Bois PATRICE PAVIS ANALYSE DU SPECTACLE INTERCULTUREL Si l’objet de l’analyse anthropologique des spectacles doit être sans cesse redéfini et élargi pour qu’on en saisisse la complexité culturelle, cela amène à repenser la méthodologie de l’analyse, à savoir à adapter la sémiologie classique “occidentale” (“fabriquée” en “Occident”) aux traditions non occidentales et aux productions interculturelles. METHODOLOGIE DE L’ANALYSE ANTHROPOLOGIQUE C’est le moment d’introduire, et même de constituer, une nouvelle notion, celle d’ethnoscénologie ou “étude, dans les différentes cultures, des pratiques et des comportements humains spectaculaires organisés” (Pradier, 1995). Cette discipline s’intéresse aux pratiques culturelles (“cultural performances”) et aux pratiques spectaculaires sans projeter sur elles le modèle trop réducteur du théâtre occidental (comme le font Burke [1945], Turner [1974] ou Goffman [1959]). L’analyse ethnoscénologique reprend l’objet défini ci-dessus avec la méthode analytique exposée ci-après. Elle favorise une perspective intégrative et interactionnelle, puisqu’elle s’intéresse à “l’aspect global des manifestations expressives 65 humaines, incluant les dimensions somatiques, physiques, cognitives, émotionnelles et spirituelles” (Pradier, 1995). Le premier réflexe de l’analyse ethnoscénologique sera d’élaborer une ethnométhodologie qui réfléchisse aux moyens de commenter/analyser/aborder adéquatement le spectacle d’une autre aire culturelle : l’artiste indienne utilise-t-elle une terminologie indienne pour décomposer le mouvement ? La danseuse balinaise devrait-elle (comme elle le fait parfois) utiliser des termes de danse classique occidentale (“premier plié”), même si c’est pour mieux se faire comprendre de ses stagiaires occidentaux ? Et que se passerait-il si elle appliquait une grille sémiologique pour décrire sa danse traditionnelle ? La méthode d’analyse fondée sur la sémiologie se prête aux mises en scène occidentales dans la mesure où elle éclaire la mise en scène, précise le rapport des différents systèmes de signes, approfondit l’étude, l’organisation de chacun des systèmes. De manière cartésienne, elle va du simple au complexe, systématise la description des composantes, établit un questionnaire portant sur tous les éléments de la représentation (ou du moins le plus grand nombre possible), aboutit à l’idée (aujourd’hui battue en brèche) que le spectacle est un “langage”, une “écriture” contrôlés par un “auteur” : le metteur en scène. Cette rationalisation du sens s’accompagne du reste d’un certain impressionnisme mystique dans la mesure où l’Occident n’arrive pas à théoriser des notions rhétoriques et magiques comme celles de présence, d’énergie, de bios, de réel et d’authenticité, autant de concepts flous qui sont comme l’impensé du rationalisme. 66 DEPLACEMENT DES QUESTIONS L’analyse des pratiques spectaculaires non occidentales ou interculturelles nous force à repenser l’ensemble des méthodes d’analyse, à adapter le regard sémiologique occidental qui ne peut pas rester purement fonctionnaliste, mais doit tenter de saisir de l’intérieur l’autre culture, ce qui invite l’ethnoscénologue à faire quelques excursions-incursions sur le terrain de la pratique. Mais comment modifier le regard de l’analyse classique occidentale ? Pour plus de clarté, on systématisera les nouvelles priorités et on indiquera sur quoi devra porter en priorité le nouveau regard. Il s’agit là – insistons-y bien – plus d’un changement d’attitude et d’accent que du remplacement d’une méthode par l’autre. C’est donc, dans chaque cas, plutôt à tel aspect qu’à tel autre que l’analyse s’intéressera. L’autre perspective ne se bâtit pas sur la ruine de l’ancienne, mais plutôt sur sa complémentarité. Notons, de plus, que ces critères ne sont pas uniquement formels, mais qu’ils reposent sur des considérations de fond et qu’ils engagent toute une philosophie, voire une métaphysique. infiltré par l’autre, et on ne peut déterminer avec certitude un échange linéaire et unidirectionnel entre pôle de la culture source et pôle de la culture cible. Pour décrire les échanges entre les pôles, il faudrait un modèle interactif où l’on ne se contente pas d’observer comment une culture, le plus souvent occidentale, s’approprie l’autre, mais comment les autres cultures utilisent elles aussi les propriétés de la culture occidentale à leurs fins. (On pourrait ainsi montrer comment des mises en scène de textes indonésiens contemporains s’inspirent d’un genre ou d’une technique de jeu occidentaux et arrangent cette source d’inspiration selon leurs besoins concrets et locaux.) L’exemple choisi pour l’exposé des principes réévalués de l’analyse du spectacle non occidental est celui de la séquence du tir à l’arc par la danseuse de tradition indienne odissi, Sanjukta Panigrahi. Au-delà de ce cas particulier, on songe ici à tout spectacle interculturel, et même à toute pratique spectaculaire qui n’a rien à voir avec la mise en scène occidentale centrée sur la pensée unifiante d’un metteur en scène. REEQUILIBRAGES DE L’ANALYSE ANTHROPOLOGIQUE THEORIE DES ECHANGES CULTURELS On ne reprendra pas ici, faute de place, le modèle de l’échange culturel que nous avons tenté de dessiner pour la mise en scène interculturelle (Pavis, 1990). Soulignons simplement que nous nous situons là dans un modèle interculturel et dans un échange perpétuel et inévitable entre les cultures ; il n’est plus très facile de distinguer ce qui vient d’une culture source et ce qui parvient à la culture cible ; chaque pôle est comme déjà 67 – Séries parallèles plutôt qu’unités minimales A la place d’une recherche d’unités minimales dont la définition reste problématique, on s’intéresse à des séries de signes dans une séquence entière. Dans celle du tir à l’arc, on observe la position constante de la main et du bras gauche, celle qui tient l’arc ; le reste du corps s’organise par rapport à cette constante : la série des positions de la main droite structure à elle seule le récit : tenir la flèche, bander l’arc, maintenir 68 la position, juste avant le départ de la flèche. Ce bras droit est supporté et armé par le tronc, lequel est fermement ancré au sol par des pieds restant dans la même trace, mais organisant le mouvement et la dynamique des jambes. Pour chacune des parties du corps mobilisables (tête ou pieds ou torse, etc.), on peut constituer une série de positions clés et comparer ensuite les séries parallèles obtenues. La séquence prend son sens (sa direction) dès lors qu’on est en mesure d’en lire les actions gestuelles parallèles et d’en repérer les principales articulations, au sens propre et figuré du terme. – Energie plutôt que signification Souvent une séquence ne prend pas de signification évidente : il n’est pas possible ou peu éclairant de traduire un signifiant en son signifié correspondant, de décoder ponctuellement des signes isolés et statiques. En revanche, le spectateur est souvent sensible à une dépense d’énergie du danseur, à un type d’énergie propre à la tradition étudiée, ou à des changements d’énergie dans une série de mouvements, notamment lorsque la variation s’effectue selon la polarité force/douceur, comme c’est le cas dans un grand nombre de traditions. Dans la séquence du tir à l’arc, il conviendrait de relever les moments de forte tension (ce qui est chose facile avec cette action consistant à tendre l’arc), de noter ainsi les moments où la force et la direction du mouvement changent radicalement. Décrire l’énergie consiste à montrer en quoi elle est spécifique à une danse ou un style de jeu (au point qu’un danseur la conservera même s’il s’essaie à une tout autre danse). Décrire l’énergie renseigne de plus sur la manière dont le contexte culturel explique l’usage de telle ou telle 69 danse. L’énergie est de la culture vue d’une certaine perspective et concrétisée dans un certain rythme. Dans des exemples moins linéaires et ciblés, on pourrait s’attacher à reconstituer les flux et les déplacements énergétiques, à dessiner la trajectoire d’une action physique, à suivre l’acteur dans ce que Barba appelle “la danse de la pensée en action” (1992, p. 101). Ce recours, voire retour, à la notion d’énergie ne vise pas à remplacer un théâtre des signes (une sémiologie occidentale) par un théâtre des énergies (comme le réclamait Lyotard, 1973), mais plutôt à (re)concilier sémiologie “cartésienne” et vectorisation “artaudienne”, bref à éprouver le flux pulsionnel, mais sans passer les bornes d’un dispositif structuré et localisable. – Concret plutôt qu’abstrait La recherche sémiologique du sens aboutit fréquemment à écarter la matérialité scénique ou corporelle, car un modèle abstrait note de manière économique la réalité scénique en remplaçant les productions matérielles par des systèmes signifiants abstraits. L’analyste est souvent tenté de réduire cette matérialité à un signifié immatériel. Ce faisant, on perd le sens des actions physiques, de la dramaturgie qui est proprement une suite d’“actions au travail” (Barba et Savarese, 1995, p. 4854) qui structurent l’histoire racontée, forment la trame concrète du spectacle et “agissent directement sur l’attention du spectateur, sur sa compréhension, sur son émotivité, sur sa «cénesthésie»” (1995, p. 48-49). On voit ici la culture s’inscrire et s’absorber dans le corps de l’acteur comme du spectateur, devenir pour eux connaissance incorporée (incorporated knowledge, Hastrup, 1995, p. 4). Le tir à l’arc nous en administre 70 une preuve vivante, car le mouvement est proprement communiqué de manière esthésique à l’observateur, en tant qu’action physique simple, puissante et sûre. Quoique invisible, la flèche atteint immanquablement son but, car elle a été extraite, placée et tirée grâce à des micro-actions visibles et sensibles. Serait-elle faite de bambou ou de rayon laser, elle ne serait pas plus concrète et présente que cette flèche invisible que le corps de la danseuse réussit à décocher sans coup férir. – Autonomie des éléments plutôt que hiérarchie Certes, c’est bien le corps entier de la danseuse qui s’est ligué pour accomplir cette action fictive et concrète à la fois ; mais chaque province du corps – tête, tronc, bras, jambes – joue tour à tour un rôle de premier plan. La hiérarchie entre ces segments n’est jamais fixe, chacun pouvant à son tour concentrer les regards et se placer au cœur de l’événement gestuel. Chaque segment devient alors le centre du mouvement de l’énergie, comme si, dans une sorte de “démocratie corporelle” (Trisha Brown), tout segment pouvait à un moment ou à un autre prendre la tête de l’Etat. Ceci vaut, plus généralement, pour l’ensemble d’une représentation, laquelle n’est pas hiérarchisée du début à la fin et de fond en comble, mais reste soumise à des variations d’intensité (et, comme on le verra, de densité). Certaines attitudes, certains segments, certains moments forts du spectacle peuvent devenir en danse odissi, comme dans d’autres types de spectacles, le foyer d’une focalisation. Dans cette danse odissi, le geste et la musique se rencontrent fréquemment en des moments accentués, arrêts et synthèses, où tout ce qui précédait s’ordonne et prend sens d’un seul coup. 71 – Perspectives partielles plutôt que centralisation L’autonomie successive des parties du tout entraîne l’impossibilité de fixer une perspective centrale. Au sein d’une représentation, il faut se garder d’homogénéiser, d’unifier et de concilier les différentes perspectives. Nous sommes dans un polyperspectivisme comparable à cette Vue de Tolède, le tableau du Greco qu’Eisenstein a pris comme illustration d’un espace global regroupant des espaces et des perspectives spécifiques, les unes à côté des autres à l’intérieur de même cadre. Ainsi devrions-nous aborder l’analyse de l’espace et des actions d’un spectacle, sans partir de l’idée que tout s’organise nécessairement autour d’un point de fuite. Le spectateur doit pouvoir retrouver des perspectives partielles et retrouver, dans ce qui aurait pu passer pour homogène, une suite de plans conçus à la manière eisensteinienne d’un montage d’attractions. On a déjà observé comment la danseuse subdivise son corps et l’ensemble du corps-esprit en zones capables de s’isoler comme pour mieux révéler et faire fonctionner la mécanique perfectionnée de l’enchaînement des parties du corps et des épisodes du récit. A fortiori dans un spectacle interculturel, qu’il soit créolisé ou multiculturel, il sera aisé de comparer différentes perspectives et de juger d’un montage en grande partie effectué par le spectateur. – Densité différentielle plutôt qu’homogénéité La représentation n’est pas toujours taillée dans la même étoffe, elle n’a pas uniformément la même densité. Cette notion de description dense (thick description) provient de l’anthropologue Clifford Geertz qui s’en sert pour repérer dans une culture des faisceaux de faits particulièrement denses : “Le but est de tirer 72 d’importantes conclusions à partir de petits faits d’une texture très dense ; de fonder des affirmations générales sur le rôle de la culture dans la construction de la vie collective en les mettant en rapport avec des détails concrets très spécifiques” (Geertz, 1973, p. 28). L’analyse s’inspire de l’anthropologie qui s’efforce de mener de front une analyse locale détaillée et une synthèse globale des forces impliquées. Le local est abordé par des microanalyses, des mouvements ou des discours, tandis que le global s’explicite dans le discours général de la mise en scène (le cas échéant) ou dans l’exposé des grands principes du fonctionnement. Dans le cas de la séquence de danse odissi, les moments denses se situent lors de changements de direction, de translation de poids, de libération de l’énergie, ou d’arrêts. Les différences de densité ne sont pas, là, dans ce cas précis, dues à une hétérogénéité culturelle, mais à une “respiration” et une répartition différenciée des énergies. Dans le cas des spectacles plus complexes, utilisant toutes les ressources de la mise en scène occidentale, l’analyse repère les moments où plusieurs séries ou ensembles se recoupent et densifient leur présence. Ainsi pour l’espace : tout dans le spectacle n’a pas la même pertinence ; il y a des zones denses, où le moindre détail prend de l’importance, et des zones neutralisées où ni sens ni énergie ne semblent émerger ; pour l’intrigue : aux moments clés où les conflits se nouent ou se dénouent succèdent des temps morts ; pour l’acteur : des zones de son corps sont plus ou moins signifiantes, ou bien ses caractéristiques en font un personnage plus ou moins défini et individualisé. Dans le cas des mises en scène interculturelles, on perçoit bien les différences de densité, en étant sensible 73 aux matériaux d’origines diverses, notamment quant à leur provenance culturelle et aux conditions adéquates pour les aborder. Le spectateur doit constamment changer de regard, et donc de mode d’analyse, sans pourtant identifier à coup sûr les sources et les cultures. – Syncrétisme plutôt que pureté La danse odissi ne présente aucun caractère visible de syncrétisme, au sens d’une créolisation d’éléments provenant de cultures différentes. Le syncrétisme semble réservé, mais pas nécessairement, au théâtre interculturel. – Refaire plutôt que décrire ? Devant de telles difficultés pour décrire et évaluer le syncrétisme des cultures, le plus simple ne serait-il pas de demander à l’artiste lui-même de parler de son art en le re-produisant ? Lorsqu’on prie Sanjukta Panigrahi d’analyser l’épisode du tir à l’arc, elle le fait en reprenant les principales attitudes, en les commentant verbalement, en s’arrêtant pour expliciter un détail, en identifiant les motifs, les poses et les transitions. Cette manière de procéder renseigne aussi sur la manière de narrer propre à chaque culture, avec les exemples qu’elle juge nécessaires et selon l’évaluation des difficultés et des originalités de ses propres manifestations. Cette démonstration de travail, à mi-chemin entre la reconstitution (impossible) et la description (mutilante) révèle bien toute la différence entre la chose et le mot, entre l’action scénique et la réflexion théorique. Remarquons du reste que cet exercice de commentaire/démonstration est à l’usage exclusif des Occidentaux : il est réalisé en anglais pour un public d’amateurs occidentaux qui ignore tout de l’odissi, mais l’apprécie beaucoup 74 (créditons-le de cette ouverture d’esprit !). Dans son école, avec ses propres élèves, S. Panigrahi procéderait tout à fait différemment. Elle ferait faire et refaire l’exercice, sans commenter ses buts, avec le seul souci de transmettre physiquement cette danse. A l’Ouest, elle accède à notre demande en tenant compte de notre désir de rationalisation et de mémorisation intellectuelle de l’information, de notre obsession de dire plus que de faire. Tout ceci indique assez que l’analyse n’est pas la seule et bonne méthode pour noter et transmettre un spectacle, et ce d’autant plus si le but n’est pas de noter une mise en scène fraîchement inventée, mais de transmettre un savoir-faire aux générations futures, comme pour la danse odissi. Certains acteurs occidentaux ont découvert eux aussi la possibilité de conserver et d’analyser leurs rôles passés, en les reprenant ou en les citant au cours de démonstrations de travail. Ainsi procèdent Iben Nagel Rasmussen et d’autres actrices de l’Odin Teatret, ou Mike Pearson (1994). Ce dernier invente tout un dispositif pour faire revivre un théâtre passé, en en proposant une réplique qui non seulement le remémore et l’analyse, mais aussi le recrée et le prolonge. Le syncrétisme est le plus évident dans la mise en scène contemporaine occidentale qui se trouve, depuis son apparition, influencée, infiltrée et régénérée par des pratiques et des regards étrangers. La mise en scène occidentale n’est-elle pas à présent un peu chinoise (effet d’étrangeté), indienne (union du corps et de l’esprit), balinaise (depuis Artaud et son écriture du corps), japonaise (antipsychologisme), etc. ? L’ancienne conception de la mise en scène comme maîtrise centrale du sens s’est effritée, et avec elle la prétention globalisante 75 et puriste de l’analyse du spectacle. Le même spectacle pourra être reçu différemment par des groupes différents, l’œuvre scénique s’adapte au regard de l’autre, se recompose à l’infini, propose souvent autant des notations culturelles spécifiques que des universaux, se donne tour à tour à voir comme un bien consommable exotique ou comme un accès réfléchi à la culture de l’autre. L’interculturel est aussi quelque chose qui peut exister à l’intérieur de l’intraculturel. Ainsi, la “culture française” n’est-elle pas la résultante d’une série de cultures particulières héritées de l’histoire ? Apprenons certes à respecter les cultures, mais n’oublions pas qu’elles sont déjà des constructions hétéroclites à partir de différents matériaux culturels. Reconduit de l’analyse à la pratique, du regard à l’objet regardé, nous voici aussi ramené à notre point de départ : à la question de l’utilité de l’approche anthropologique dans le domaine du théâtre interculturel et de l’ethnoscénologie. Mais qu’est-ce qui a au juste changé depuis que nous nous méfions de notre regard naturellement ethnocentrique ? 1. L’approche anthropologique semble s’imposer dès lors que l’on est appelé à se prononcer sur un spectacle qui véhicule nécessairement des valeurs culturelles autres que les nôtres. Il n’est ni possible ni souhaitable de séparer strictement les spectacles appartenant à la ou aux culture(s) de l’analyste et les spectacles pour nous étrangers ou interculturels. Le regard anthropologique, proche et éloigné à la fois, est la règle générale tout comme l’est le spectacle ouvert au pluralisme culturel. Il convient donc d’aborder et d’analyser les spectacles 76 avec le sens du relatif, en adaptant, voire en contredisant les procédures d’analyses habituellement utilisées par la sémiologie occidentale. Que peut alors l’anthropologie ou l’ethnoscénologie pour l’analyse du spectacle ? Seulement et simplement : changer notre regard sur le spectacle, lequel nous apparaîtra, mais au sens positif du terme, comme un “corps étranger” : regard étranger, neuf, non conventionnel, mais aussi regard qui engage tout le corps. Nous ne pouvons certes pas sortir de notre culture, de ses préjugés, de ses insuffisances, mais nous savons du moins que notre regard est embué, mais aussi enrichi par toute notre expérience culturelle. 2. Soupçon soudain : l’expression “sémiologie occidentale” n’est-elle pas déjà en soi ethnocentrique ? Pas nécessairement, si l’on considère que la sémiologie des spectacles s’est surtout développée (à notre connaissance) en Europe et aux Amériques, et qu’elle a pris pour objet (pour cible ?) des mises en scène occidentales. Il est donc compréhensible que sa perspective soit partielle et qu’il faille l’aménager pour d’autres formes. C’est ce qu’on a tenté d’ébaucher ici. 3. Ce faisant, on a vite pu constater qu’il s’agit plutôt d’une adaptation et d’un regard différent que d’une contre-méthodologie. On a maintes fois insisté sur l’imbrication des cultures, notamment sur la constitution souvent multiculturelle des spectacles, à l’Ouest comme dans le reste du monde. L’observateur doit concevoir l’objet spectaculaire comme le même et comme l’autre. Il n’a pas à rougir de la sémiologie fonctionnaliste qui a beaucoup contribué à l’élucidation des productions culturelles, qui est d’une rigueur inégalée et qui a paru à un moment donné le courant de pensée dominant. L’observateur doit seulement corriger les 77 effets déformants d’un théâtre et d’une théorie fondés sur le texte ou sur l’idée d’un auteur du spectacle. Il lui appartient de faire un bout du chemin vers l’autre culture, mais pas le chemin tout entier. 4. Sur le chemin de Damas du théâtrologue charitablement guidé par l’anthropologue, bref de l’ethnoscénologue (puisqu’il faut l’appeler par son nom) se dressent bien des embûches, dont la moindre est peutêtre qu’il disparaisse lui aussi, corps et biens, dans l’objet de sa recherche. On se souvient que l’anthropologue, ayant quitté son pays pour découvrir l’autre culture, “pratique l’observation intégrale, celle après quoi il n’y a plus rien, sinon l’absorption définitive – et c’est un risque – de l’observateur par l’objet de son observation” (Lévi-Strauss, 1973, p. 25). L’ethnoscénologue qui déserte ses positions assurées de critique et de sémiologue, pour s’immerger dans le spectacle et dans l’univers qui l’a produit, ne court pas un risque moindre. Parti pour régler une banale question d’épistémologie et d’analyse des spectacles, il risque de se transformer en un dramaturge, un metteur en scène, voire en un acteur : il est des destins tragiques. Certes son observation participante abolit les frontières entre objet et sujet, je et tu, il est dans la même situation que la science anthropologique, la seule “à faire de la subjectivité la plus intime un moyen de démonstration objective” (ibid., p. 25), mais en plus il a perdu ses repères occidentaux, sa confiance en une méthodologie d’analyse efficace, sa croyance en l’utilité sociale de sa mission. La désorientation est totale, mais salutaire, car l’autre de l’analyse, c’est la fabrication du spectacle – et qu’est-ce que cette fabrication sinon une anticipation de sa réception, une analyse avant la lettre de ce qui n’est pas encore ? 78 5. Ce regard anthropologique sur le théâtre interculturel, proche et éloigné à la fois, finit par profiter à la théorie et à la pratique occidentales. Il les aura en effet obligées à reconsidérer les méthodes d’analyse, à prendre acte du métissage culturel et à s’inscrire dans un monde plus complet et complexe qu’elles ne l’imaginaient1. 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Mettre la question sur le tapis est en soi suffisant pour que le livre de Blacking ait gagné sa place parmi les travaux qui peuvent à juste titre être considérés fondateurs. Le même adjectif peut être appliqué à Eric H. Lenneberg et à son ouvrage Biological Foundations of Language, qui a marqué, dans les années soixante, un point d’inflexion dans la linguistique2. Il s’agit, dans les deux cas, de travaux qui posent des problèmes trop vastes et complexes pour être traités dans à peine 1. Ce texte est un fragment d’une étude, à paraître en 1996 chez Nathan, Introduction à l’analyse des spectacles. 1. John Blacking, How Musical is Man ?, University of Washington Press, Seattle, 1973. 2. Eric H. Lenneberg, Biological Foundations of Language, John Wiley & Sons, New York, 1967. 79 81 quelques dizaines de pages, et il ne faut pas par conséquent attendre des conclusions définitives, mais plutôt des indications, des orientations nouvelles, des hypothèses, des intuitions. Blacking et Lenneberg essaient d’enfoncer leurs scalpels dans des zones mal connues de ce que l’on appelle, faute de mieux, la “nature humaine”. Un pareil élan fondateur peut être perçu dans la volonté de constituer une discipline qui se propose non seulement d’ajouter une rubrique à l’inventaire des études spécialisées et de fournir un point de repère institutionnel aux chercheurs dans le domaine des spectacles vivants, mais surtout de poser en termes pertinents, dans ce domaine, une question semblable à celle de Blacking : à quel point l’homme est-il “spectaculaire” ? La taille et la nature de la problématique annule, comme pour la musique ou le langage, toute illusion d’obtenir des réponses simples ou à court terme, mais en tout cas l’antécédent de Lenneberg suggère une voie possible à parcourir, à savoir : se pencher sur les fondements biologiques des arts vivants du spectacle. L’idée d’une base biologique de la culture n’est pas nouvelle ni dépourvue de risques. Trop de déterminismes aux conséquences néfastes ont engendré une méfiance généralisée envers les propositions qui postulent, souvent dans la croyance d’accéder à des degrés supérieurs de scientificité, des explications biologiques des phénomènes sociaux et culturels. Le terme explication est en fait celui qu’il faut écarter pour échapper au “biologisme”, dont Antoine Danchin a dénoncé les méfaits1, et lui substituer, à l’instar de Lenneberg, celui 1. Antoine Danchin, “Le pilote fantôme”, Le Débat, n° 20, mai 1982, p. 123-130. 82 de fondements. Ainsi, l’ethnoscénologie, loin de se diriger vers une espèce de “biologie du spectacle” à laquelle seraient tentés de la pousser des esprits enthousiastes et friands des choses simples, a face à elle une tout autre tâche : installer une pensée qui se détache nettement des conceptions dualistes et des querelles réductionnistes qui lui sont consubstantielles. C’est facile à dire, c’est long et complexe à mettre en œuvre ; l’acte de fondation est bien plus qu’un geste. LE SEUIL Selon le manifeste de l’ethnoscénologie, celle-ci “se propose d’être aux pratiques et aux formes spectaculaires humaines ce que l’ethnomusicologie est devenue pour le phénomène musical. La définition de la musique que donne John Blacking – «des sons humainement organisés» – conduit à proposer la définition de l’ethnoscénologie comme étant l’étude, dans les différentes cultures, des pratiques et des comportements humains spectaculaires organisés – PCHSO.” Le lien entre les deux définitions présente pourtant un hiatus qui constitue, en fait, l’espace où se joue la construction d’une “théorie fondamentale du spectaculaire” au sein de la nouvelle discipline. Le “son” chez Blacking se transforme, dans l’ethnoscénologie, en une entité qui n’est pas encore définie : le “spectaculaire”, dont l’allusion indique implicitement l’endroit où l’on doit creuser à la recherche du trésor-concept central. Le nom n’est pour l’instant que la croix sur la carte du pirate. Les précisions supplémentaires apportées par le manifeste tendent à limiter la confusion et à encadrer avantageusement l’attitude intellectuelle requise pour 83 avancer dans le sens de donner de l’épaisseur et de systématiser la notion1. Le manifeste pose, en somme, un seuil épistémologique, une base sur laquelle il faudra travailler. Les démarches possibles sont multiples et pour la plupart restent à établir, mais deux sortes d’opérations préalables peuvent d’ores et déjà être mentionnées, et correspondent en quelque sorte aux intitulés des deux premières parties du colloque de fondation du Centre international d’ethnoscénologie tenu à la Maison des cultures du monde à Paris : l’état des lieux et les modes d’approche. Malgré l’écart que les principes de base de la nouvelle discipline suggèrent vis-à-vis des études théâtrales et de l’ensemble des théories existantes sur les spectacles vivants, il ne semble pas prudent de ne pas en tenir compte, ne serait-ce que pour établir une critique rigoureuse de leurs perspectives et des résultats des recherches entreprises. Rien n’autorise à supposer a priori que ce qui a été fait dans le domaine des approches anthropologiques, historiques, sociologiques et même sémiologiques du théâtre est globalement sans intérêt. De plus, bien des chercheurs concernés par l’ethnoscénologie viennent des études théâtrales traditionnelles, et leur propre opération de révision – ou reconversion – fait partie d’une transition, d’un processus dont l’ethnoscénologie a tout à gagner en termes méthodologiques. Pour ce qui est des modes d’approche, plutôt que de 1. “Le mot «spectaculaire» (performing, en anglais), en PCHSO, 1) ne se réduit pas au visuel ; 2) se réfère à l’ensemble des modalités perceptives humaines ; 3) souligne l’aspect global des manifestations expressives humaines, incluant les dimensions somatiques, physiques, cognitives, émotionnelles et spirituelles.” 84 dresser l’inventaire des disciplines susceptibles d’être intégrées à la constellation de l’ethnoscénologie, il paraît préférable de s’interroger sur les mises en rapport des différentes approches et d’insister sur l’abandon des hiérarchies usuelles à l’heure de les mettre à profit. La balance penche habituellement du côté des sciences humaines, mais celles-ci se révéleront certainement insuffisantes pour donner corps à une définition du spectaculaire qui non seulement puisse rendre compte de dimensions autres que la symbolique, mais surtout des intimes liaisons entre elles. Jacques Droulez, chercheur au laboratoire de physiologie neurosensorielle du CNRS, signale par exemple que “les capacités plus «élaborées», telles que la perception, la mémoire, l’imagination ou même le raisonnement et le langage que l’on peut observer chez l’homme (et pour une part chez les autres mammifères supérieurs) portent encore la marque des mécanismes sensorimoteurs élémentaires dits de «bas niveau», par opposition aux fonctions cognitives supérieures. Réciproquement, une étude plus détaillée des réflexes élémentaires, considérés à tort comme innés, rudimentaires et immuables, montre en réalité leur caractère variable, ajustable et sensible aux représentations cognitives supérieures1.” Ce genre de considérations et les recherches sur des phénomènes pareils se situent au cœur même des problématiques générales énoncées dans le manifeste. Cependant, la physiologie neurosensorielle est absente du paysage disciplinaire majoritaire concernant les spectacles vivants. Il ne s’agit pas, bien entendu, de prôner tout simplement l’incorporation de Droulez ou 1. Jacques Droulez, “Le mouvement à l’origine de l’intelligence ?”, Science & Vie, n° 177, décembre 1991, p. 52. 85 de ses collègues à la recherche en ethnoscénologie ; il importe davantage de savoir quels sont les ajustements que devront – et/ou pourront – subir les sciences humaines dans le cadre d’une interdisciplinarité élargie. ETHNOS Les remarques rapides et fragmentaires qui précèdent relèvent, si on découpe le nom de la nouvelle discipline, de ce que l’on pourrait appeler scénologie, c’est-à-dire des aspects relatifs aux notions et aux hypothèses qui se réfèrent à l’objet en tant que catégorie générale d’activités humaines. Le préfixe ethno désigne, comme il est d’usage, l’introduction d’une composante culturelle, entendue aussi bien comme variabilité, reconnaissance de la diversité humaine, que comme une dimension constitutive de l’espèce en tant que telle. Cette deuxième acception indique, au moins pour ce qui nous intéresse, qu’il ne peut pas y avoir de scénologie tout court à laquelle on ajouterait, suivant la procédure traditionnelle, le préfixe ethno pour donner lieu à une branche spécifique de la discipline. Cela étant dit, il est vrai que parler d’ethnoscénologie renvoie à deux démarches complémentaires mais non superposables, dont une est plus étroitement liée aux recherches de type ethnographique sur le terrain, visant “l’inventaire et la sauvegarde des formes et des techniques propres aux pratiques et aux comportements humains spectaculaires organisés qui constituent le patrimoine de l’humanité, en dehors des modes et des hégémonies politiques, économiques et culturelles”, tel qu’il est dit dans le manifeste de l’ethnoscénologie. Cette démarche se rattache aussi directement aux 86 quatre opérations mentionnées par Jean Duvignaud lors du colloque de fondation : enquêter, enregistrer, comparer, comprendre. La tâche est indispensable, mais elle comporte quelques dangers. En premier lieu, l’attention préférentielle éventuellement portée à l’enquête et à l’enregistrement, en dépit de la réflexion sur les conditions d’établissement d’une théorie fondamentale, peut nuire grandement à la compréhension et déboucher sur une sorte d’encyclopédisme du spectaculaire, mince résultat par rapport aux objectifs posés. De plus, dans un collectif de recherche international, la mise en commun d’un certain nombre d’outils conceptuels – labeur certainement plus aride et moins attrayant que le contact avec l’immense richesse des formes spectaculaires – s’avère capitale à l’heure des échanges ; pour que les malentendus productifs prospèrent, il faut au moins avoir le sentiment de se comprendre. Un deuxième danger est celui, peut-être encore plus important, du préjugé ethnocentrique. Il est aussi le plus évident, et il suffit donc apparemment de rappeler qu’il faut le refuser, car nul ne saurait briser le consensus à cet égard. Seulement, cette unanimité trop vite obtenue se borne souvent à la formule et cache des visions du problème bien diverses. Il faudrait distinguer, en premier terme, le refus de l’ethnocentrisme entendu comme une opération épistémologique visant à démonter un des obstacles les plus redoutables à la compréhension des faits culturels, du même refus exprimé en termes idéologiques. Ce dernier n’est d’habitude qu’un succédané, orné de mots savants, du tiers-mondisme le plus élémentaire, consistant à faire le procès de l’Occident. Ce point de vue, qui peut s’expliquer en termes politiques et/ou historiques – et que beaucoup 87 d’Occidentaux semblent partager avec enthousiasme ou contrition, d’ailleurs –, est d’autant plus irrecevable qu’il est lui-même ethnocentrique, car il revient à affirmer que le seul ethnocentrique est l’Autre. La question ne va donc pas de soi et mérite de s’y arrêter sans faire confiance aux sous-entendus et aux coïncidences de surface. Le risque est grand, autrement, de retrouver des consignes à la place d’une démarche intellectuelle. Un bon point de départ serait la lecture attentive du passage de l’article de FranceMarie Renard-Casevitz1 cité dans le manifeste de l’ethnoscénologie. On y trouve des éléments intéressants sur une forme d’ethnocentrisme que l’auteur qualifie de subtile et atténuée. D’autres formes aussi subtiles ont été exprimées dans le colloque tenu à la Maison des cultures du monde. L’ethnomusicologue Gilbert Rouget manifestait, dans son intervention au colloque, son désaccord avec la définition de la musique donnée par John Blacking – “des sons humainement organisés” – et citée dans le manifeste. Le code morse est un son humainement organisé ; est-il pour autant de la musique ? demandait Rouget, et il est vrai que cet exemple traduit une objection non négligeable. Elle ne revêt cependant pas une importance majeure pour l’ethnoscénologie, car ce qu’il faut retenir de la définition de Blacking est, me semble-t-il, le concept d’organisation. Il constitue la clé de voûte, en quelque sorte, d’une théorie fondamentale du spectaculaire qui tienne compte, à l’instar de Lenneberg, des fondements biologiques de la culture, à partir 1. France-Marie Renard-Casevitz, “Ethnocentrisme”, in Pierre Bonte et Michel Izard, Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, PUF, Paris, 1991, p. 247. 88 de laquelle il permet également de faire face au préjugé ethnocentrique dans une perspective qui n’est pas exclusivement fondée sur des valeurs, mais aussi et surtout sur des bases épistémologiques consistantes. Les dramaturgies, dit Jean-Marie Pradier à ce propos, “résultent de l’organisation culturelle des activités spectaculaires humaines sous-tendues par des traits héréditaires communs à l’espèce, et apparentés à ceux que l’on retrouve dans d’autres espèces animales. (…) Sur un fond «spectaculaire» commun à l’espèce qui constitue une sorte d’armature bioesthétique (…), se sont montés les édifices proprement culturels1.” Le corollaire est que la notion d’organisation contenue dans celle de PCHSO “se réfère à la dimension intentionnelle de l’objet. Elle offre l’avantage de sousentendre une multiplicité de systèmes, évitant par là de laisser croire à l’universalité absolue d’un genre historique (le théâtre, en l’occurrence) à l’aune duquel seraient mesurés tous les autres2.” En d’autres termes, la notion d’organisation rend compte, entre autres, de la diversité culturelle dans le domaine des spectacles vivants dans un cadre qui exclut toute sorte de qualification hiérarchique des formes particulières et de leurs contextes. On peut se demander, à la lumière de ce qui précède, si au-delà de la définition de Blacking il est utile et 1. Jean-Marie Pradier, “Espaces de relation entre les dramaturgies à portée limitée et les dramaturgies majoritaires : approche neuroculturelle”, Congresso Internacional de Teatra a Catalunya 1985 – Actes, vol. IV, seccions 7, 8, i 9, Instituto del Teatro Diputacio de Barcelona, p. 159. 2. Jean-Marie Pradier, “Anatomie de l’acteur”, Théâtre/Public, n° 7677, juillet-octobre 1987, p. 35. 89 même souhaitable d’établir un parallélisme entre ce que l’ethnoscénologie se propose d’être vis-à-vis des pratiques spectaculaires et “ce que l’ethnomusicologie est devenue pour le phénomène musical”. En effet, en faisant appel à ce que Gilbert Rouget lui-même entend par ethnomusicologie – la musicologie des civilisations dont l’étude constitue le domaine traditionnel de l’ethnologie1 –, on peut constater que l’ethnocentrisme n’y est pas complètement évacué : le domaine traditionnel de l’ethnologie s’est constitué, dit France-Marie RenardCasevitz, à partir du préjugé ethnocentrique “subtil et atténué”, repris par “les sciences humaines naissantes au XIXe siècle” et devenu “par un curieux renversement, l’un des principes de base de la démarche ethnographique2”. 1. Cité par Simha Arom et Frank Alvarez-Péreyre, in Pierre Bonte et Michel Izard, op. cit., p. 248. 2. France-Marie Renard-Casevitz, op. cit. RAFAËL MANDRESSI L’ETHNOSCENOLOGIE OU LA CARTOGRAPHIE DE TERRA INCOGNITA Nul ne s’étonne guère désormais de trouver associés les termes anthropologie et théâtre. Dans la cacophonie disparate des études théâtrales la voix de l’anthropologie résonne de plus en plus fort depuis quelques lustres, donnant lieu à des approches diverses “appliquant le vocabulaire et les outils de l’anthropologie à l’analyse du phénomène théâtral, ou bien dégageant des confluences entre certains concepts centraux de l’anthropologie (plus spécialement dans l’analyse des rituels) et certains concepts du théâtre. C’est le cas en particulier, aux Etats-Unis, de Victor Turner, du côté de l’anthropologie, et de Richard Schechner du côté du théâtre, qui tous deux développent une réflexion autour des relations entre rite, théâtre et performance1.” Dans un autre registre, l’anthropologie théâtrale d’Eugenio Barba, qui vise des objectifs différents et suit une démarche n’entretenant parfois avec l’anthropologie que des rapports lointains, a produit un corpus volumineux – quoique irrégulier – et jouit d’une large diffusion qui déborde 1. Monique Borie, “Anthropologie théâtrale”, in Michel Corvin, Dictionnaire encyclopédique du théâtre, Bordas, Paris, 1991, p. 45. 91 les marges de la théorie stricto sensu pour aller nourrir le jargon d’une pratique épigonale1. Dans ce contexte, l’introduction d’un nouveau terme – ethnoscénologie – peut à première vue sembler superflue et venir apporter de la confusion dans un domaine encore mal défini et déjà encombré de nomenclature. Or l’acte de nommer n’est jamais sans conséquences. Lorsque la tranquille et séculaire démocratie uruguayenne se refit une santé après avoir été brisée en 1973 par un coup d’Etat militaire, le lourd héritage à gérer comprenait, outre des atrocités innommables, les traces grotesques de la symbolique du régime. Parmi ces dernières se comptait, à Montevideo, la place de la Nationalité, une immense esplanade conçue dans un style apprenti fasciste et vouée à la célébration, entre autres, des fastes du 14 avril, le “jour des héros du combat contre la subversion”. La place de la Nationalité devint, le lendemain du départ des militaires, place de la Démocratie. Le 14 avril, à son tour, fut rebaptisé comme “jour des héros du combat pour la démocratie”. Tout en demeurant la même place, elle est devenue depuis lors une autre. Si nommer revient à doter d’existence le regard que l’on veut porter, le mot “ethnoscénologie” traduit, autant que celui de “place de la Démocratie”, l’irruption d’un regard spécifique et, partant, d’un nouvel objet (ou, si l’on préfère, d’un objet 1. Ce phénomène se manifeste – et fait des ravages – notamment en Amérique latine, où il est fréquent que l’on puise dans le discours d’Eugenio Barba de quoi fonder la légitimité d’une pratique théâtrale engagée dans la quête de l’identité culturelle. On a pu assister ainsi à l’accouchement d’un tiers-théâtre muni d’une rhétorique solennelle, ramollie et millénariste, appelée à justifier une production de piètre qualité. 92 renouvelé). Loin de prôner l’adhésion à un nominalisme absolu, mon propos entend simplement montrer que ce geste épistémologique primordial suffit à établir, dans une première étape, le bien-fondé de la création d’une nouvelle discipline. OUVERTURES Plus important que l’argument précédent est, toutefois, la forte présomption que ce domaine prétendument surchargé – celui des tentatives de mise en rapport du théâtre et de l’anthropologie – ne correspond que partiellement à celui que l’ethnoscénologie commence à peine à dessiner. Il ne s’agit ni de l’analyse transculturelle des principes de base du travail de l’acteur, ni des approches culturalistes plus ou moins révisées appliquées aux arts du spectacle, ni de l’étude des relations entre rituel, théâtre et/ou performance. Toutes ces perspectives, en introduisant peu ou prou une dimension culturelle, ont certes ouvert des horizons plus larges à une théorie théâtrale saturée et manquant de souffle. Mais leurs limites sont vite atteintes : la plupart des recherches entreprises ont très rarement dépassé le constat de la diversité et les modélisations générales inspirées de conceptions anciennes1. La tentation est souvent trop forte de dresser d’impossibles inventaires qui donnent lieu à une sorte d’entomologie des formes spectaculaires ou à la prolifération des études monographiques que se doit de produire une ethnologie comme il faut. 1. Les travaux de Victor Turner – en particulier ses derniers écrits – doivent être rangés du côté des remarquables exceptions. 93 Si cette première ouverture – la “découverte” des cultures par les études théâtrales – a permis d’y installer un relativisme bien tempéré et de déstabiliser un théâtrocentrisme aveugle, elle s’est révélée insuffisante pour avancer dans un terrain qui n’a connu jusqu’à présent que des fracassants échecs : celui de la spécificité des spectacles vivants. Pourtant, une approche anthropologique est au moins en mesure de mettre au clair que la question de la spécificité ne renvoie pas forcément à la vétuste quête de l’essence du théâtre et aux présupposés idéalistes qui s’y rattachent. Il existe, aussi bien pour le théâtre que pour n’importe quelle autre forme spectaculaire, une spécificité d'ordre culturel, c’est-à-dire définie par rapport aux systèmes culturels auxquels ils appartiennent. Paradoxalement, cette démarche ne recèle rien de véritablement spécifique ; elle pourrait être suivie exactement dans les mêmes termes à propos de n’importe quel objet. L’ouverture anthropologique de la théorie théâtrale n’est en fait qu’une perspective – parmi d’autres : historique, sémiologique, sociologique, et passim – appliquée à un objet (théâtre, performance, spectacles vivants). L’enjeu de l’ethnoscénologie est tout autre : il s’agit de constituer une discipline propre à cet objet, qui puisse rendre compte non seulement de la diversité de ses manifestations, mais également de leurs fondements communs. On arrive ainsi à la deuxième ouverture, que j’appellerai, à l’instar des participants au colloque sur l’Unité de l’homme : invariants biologiques et universaux culturels, tenu à l’abbaye de Royaumont en 19721, “ouverture bioanthropologique”. La dénomination entend 1. Edgar Morin et Massimo Piattelli-Palmarini (sous la direction de), L’Unité de l’homme, 3. Pour une anthropologie fondamentale, coll. “Points”, Le Seuil, Paris, 1974. 94 traduire une réponse théorique à la délimitation et à la caractérisation contenues dans l’expression “spectacles vivants” : c’est de la vie qu’il s’agit, du vivant à l’œuvre dans des pratiques culturelles qui en font leur support. On pourrait dire, sans manquer de pertinence, que la spécificité ne doit pas être cherchée ailleurs et qu’il suffit donc d’introduire une approche biologique. Ce serait cependant se cantonner à nouveau dans une interdisciplinarité plus ou moins confortable, faite de la juxtaposition de perspectives, alors que le problème de fond qui est posé est celui de l’articulation de l’organique et du symbolique, du biologique et du culturel, celui de l’imbrication intime du corporel et du cognitif. En fait, cette deuxième ouverture doit, pour l’être véritablement, conduire à élaborer une épistémologie qui échappe aux conceptions hiérarchiques développées à l’intérieur d’une pensée de l’étanchéité1. L’enjeu central de la nouvelle discipline se situe à ce niveau, et le manifeste2 l’exprime clairement : “L’ethnoscénologie reconnaît la complexité et l’interactivité des dimensions constitutives de l’être humain.” Paraphrasant le titre de l’ouvrage du musicologue John Blacking – How Musical is Man ? – Jean-Marie Pradier se demande à son tour : “A quel point l’homme pense-t-il avec son corps1?” Fil rouge de la construction d’une “théorie fondamentale du spectaculaire”, cette interrogation vise le cœur même d’une dimension à définir mais dont “on peut raisonnablement supposer que (…) de même que le langage et peut-être la religion, est un trait spécifique de l’espèce humaine2”. Or comment penser cette problématique ? Disposons-nous des concepts pour la formuler dans un cadre de pertinence différent de celui relevant de ce que Cornelius Castoriadis appelle la “pensée héritée3” ? Une voie possible est celle de comprendre et de pratiquer l’interdisciplinarité de façon à tirer des approches en jeu des leçons épistémologiques, au lieu d’emprunter – et accumuler – des modèles achevés et leurs terminologies. L’anthropologie historique est bien plus que l’irruption d’objets propres à l’anthropologie dans la recherche en histoire, elle implique un mouvement intellectuel de plus vaste portée consistant à concevoir le passé comme ayant “pour fonction de signifier l’altérité4”. De même, la notion d’auto-organisation s’est développée “au sein de l’archipel scientifique dans ces passages 1. “Les capacités plus «élaborées», telles que la perception, la mémoire, l’imagination ou même le raisonnement et le langage (…) portent encore la marque des mécanismes sensorimoteurs élémentaires dits de «bas niveau», par opposition aux fonctions cognitives supérieures. Réciproquement, une étude plus détaillée des réflexes élémentaires, considérés à tort comme innés, rudimentaires et immuables, montre en réalité leur caractère variable, ajustable et sensible aux représentations cognitives supérieures.” (Jacques Droulez, “Le mouvement à l’origine de l’intelligence ?”, Science & Vie, n° 177, Le Cerveau et l’intelligence, décembre 1991, p. 52). 2. “Ethnoscénologie, manifeste”, Théâtre/Public, n° 123, mai-juin 1995. 1. Communication à la séance d’inauguration du colloque de fondation du Centre international d’ethnoscénologie, 3 mai 1995, Unesco, Paris. 2. Jean-Marie Pradier, id. 3. Le Cornelius Castoriadis, Les Carrefours du labyrinthe, Le Seuil, Paris, 1978. 4. “Même si l’ethnologie a partiellement relayé l’histoire dans cette tâche d’instaurer une mise en scène de l’autre dans le présent – raison pour laquelle ces deux disciplines entretiennent des relations toujours très étroites –, le passé est d’abord le moyen de représenter une différence” (Michel De Certeau, L’Ecriture de l’histoire, Gallimard, “Bibliothèque des histoires”, Paris, 1975, p. 100). 95 96 improbables où l’on navigue entre physicochimie, biologie et cybernétique1”, mais elle n’appartient pas à la thermodynamique des processus irréversibles et des systèmes loin de l’équilibre, ni à la biologie moléculaire, ni aux sciences de l’information, ni à l’intelligence artificielle : elle répond à des problèmes logiques et épistémologiques rencontrés sous diverses formes dans toutes ces disciplines, donnant lieu à une sorte de “science de l’autonomie” dont les échos résonnent dans les sciences humaines. “La nouvelle biologie en cherchant l’Inde avait trouvé l’Amérique”, dit Edgar Morin2 en allusion à l’un des parcours qui ont mené à la formulation du principe d’auto-organisation. La recherche en ethnoscénologie devrait, à mon sens, reprenant la métaphore de Morin, s’inspirer d’Amerigo Vespucci : reconnaître un nouveau continent là où d’autres ont déjà mis le pied peutêtre sans s’en apercevoir, interpréter les cartes d’une Terra incognita pour en dessiner d’autres au fur et à mesure que l’on accomplit une trajectoire théorique. Trajectoire qui s’annonce passionnante, mais non dépourvue d’obstacles à surmonter. Je m’arrêterai sur deux d’entre eux. AUTHENTICITE Le souci de l’“authenticité” fut exprimé à plusieurs 1. Paul Dumouchel et Jean-Pierre Dupuy (sous la direction de), L’Auto-organisation – De la physique au politique, Le Seuil, Paris, 1983, p. 13. 2. Edgar Morin, Le Paradigme perdu : la nature humaine, Le Seuil, “Points”, Paris, 1973, p. 28. 97 reprises au cours du colloque de fondation du Centre international d’ethnoscénologie, tenu en mai 1995 à Paris ; en particulier, aussi bien Claude Planson lors de la séance d’inauguration que Gilbert Rouget le lendemain ont mentionné dans leurs interventions l’importance que la discipline naissante devrait accorder à la présence de cette qualité chez les formes spectaculaires. Le concept est pourtant difficile à accepter, car il ne paraît pas aisé de distinguer avec précision, dans une perspective anthropologique, l’“authentique” du “faux”. Cette démarche correspondrait plutôt aux préoccupations des antiquaires, des marchands d’art ou des notaires, dont on sait que les critères s’appliquent mal à des entités plastiques et mouvantes comme les phénomènes culturels. La question rappelle certains débats de l’anthropologie de la première moitié du siècle autour des conséquences que le contact avec les Européens avait entraînées chez les peuples “natifs”, dits aussi “sans histoire”, supposés immuables jusqu’à leur rencontre avec l’“Occident”. Le prétendu problème de l’authenticité dérive en réalité de croire à l’existence de cultures vierges dénaturées par l’action des Européens. L’authentique serait, selon cette conception, ce qui n’aurait pas été, par effet d’on ne sait quel miracle, abâtardi par ce contact pervers. Or les cultures vierges ne sont que des chimères, et rien n’autorise à établir des différences essentielles entre l’expansion européenne des derniers siècles et d’autres entreprises précédentes ou concomitantes du même genre menées par d’autres protagonistes. Vue par un Uruguayen, l’exigence de l’authenticité revêt par ailleurs des connotations assez déprimantes : que faire dans un pays dont l’impureté culturelle est 98 exempte de tout soupçon et où il suffit de peu pour dissiper la naïveté qui de temps en temps fait croire qu’on est en présence de manifestations “authentiques” ? Il faudrait, si la tentation de le déplorer est trop forte, relire Lauro Ayestarán, un des pères fondateurs de la musicologie en Uruguay. Dans un petit ouvrage écrit peu avant sa mort en juillet 1966 et consacré à la musique et aux danses afro-uruguayennes, Ayestarán rappelait que “lorsqu’on assiste au fait folklorique (…) la première chose qui frappe l’attention est la présence simultanée de faits étrangers à sa propre nature. L’assistant non averti s’aperçoit alors avec une certaine désillusion que l’authentique fonctionne avec la même force que le postiche ou le conventionnel et qu’ils fonctionnent ensemble.” Or il est important de tenir compte, remarque Ayestarán, du fait que ce que l’on considère aujourd’hui comme authentique est le fruit du postiche ou du conventionnel d’hier : tous les chroniqueurs de la première moitié du XIXe siècle racontent, par exemple, que “le roi des Candombes empruntait à son maître la casaque militaire ou le frac”. Conclusion (qui devrait être adoptée, à mon avis, par l’ethnoscénologie) : “Ne poursuivons pas l’ombre l’insaisissable d’une pureté limpide du fait folklorique. Plongeons sans crainte et sans préjugés – mais sans confusion – dans cette contradictoire humanité1.” La poursuite de l’authenticité mène tôt ou tard à des impasses. Si on suit sa logique jusqu’au bout, il faudrait remonter jusqu’aux faits culturels primordiaux, non contaminés, dont on sait que la trace se perd très 1. Lauro Ayestarán, El tamboril y la comparsa, Arca, Montevideo, 1991 (1966), p. 14. 99 vite, probablement parce que de tels faits n’ont jamais existé. Ceux qui voudraient retrouver les racines “authentiques” de la musique et des danses afro-uruguayennes devraient être en mesure, souligne le musicologue Coriún Aharonián, de déterminer ce qu’il y avait en Afrique du XVIe au XIXe siècle. “La musicologie n’a pas trop avancé dans ce sens, et l’on continue à écrire des théories naïves”, dit Aharonián, et cite l’exemple d’expressions musicales fortement influencées par des modèles latino-américains que nombre de chercheurs étrangers s’étonnaient de trouver en Afrique noire tout au long du dernier demi-siècle. Le mystère fut dévoilé lors d’un congrès de musicologie tenu en juillet 1989 à Paris : pendant la Deuxième Guerre mondiale la propagande des Alliés en Afrique noire comportait une dose importante, notamment à travers les émissions en ondes courtes de la BBC, de musique afrocubaine. Résultat : à la fin de la guerre l’Afrique noire avait connu une forte pénétration, involontaire, de musique populaire cubaine1. L’espoir que d’aucuns avaient pu abriter sur l’existence de preuves ethnographiques tangibles de la filiation africaine de certains rythmes latino-américains s’écroula aussitôt. Les faits culturels voyagent, certes, mais dans tous les sens. Le metteur en scène zaïrois Juss Mabussa M’Pia me confiait, lors du colloque à la Maison des cultures du monde, que parmi ses trésors personnels il gardait au Zaïre une collection de plus de trois cents disques de rumba et de danzón. Celia Cruz et Tito Puente étaient pour lui une véritable passion… 1. Coriún Aharonián, “La música del tamboril afrouruguayo”, Brecha n° 271, 8 de febrero de 1991, Montevideo, p. 17. 100 tos , terme que la langue française a fait sien au siècle1 – “mulâtre”, quelqu’un qui est “né d’un Nègre et d’une Blanche, ou d’un Blanc et d’une Négresse”, toujours selon Littré. La méfiance de Claude Planson vient de loin. Une abondante littérature anthropologique et de très belles pages, dont celles de Jean Duvignaud sur la “contamination2”, empêchent de croire que l’on peut se pencher sur les faits culturels avec la même attitude des amateurs de chiens de race, hantés par la panique de voir ruiné le plus irréprochable pedigree par quelques minutes de chaleur. Les habitués de kennel clubs n’ignorent pas, en tout cas, que plusieurs de leurs plus beaux exemplaires appartiennent à des races issues du métissage. Or le terme ne convient pas. Depuis des décennies les contacts culturels ont donné lieu à d’innombrables concepts : acculturation, transculturation (Ortiz), hybridation, fusion de cultures, interpénétration de civilisations (Bastide), syncrétisme, créolisation (Chaudenson). Insuffisants, théoriquement faibles, mais infiniment moins dangereux, lorsqu’il s’agit de l’Amérique latine, que celui de métissage. Encore une fois, c’est la langue espagnole qui a donné son sens spécifique à un terme qui, convenablement réinvesti, fut transformé de stigmate en revendication et permit de gagner quelques batailles idéologiques. Le risque est grand, en l’acceptant, de valider par défaut un cumul de XVIe METISSAGE “Défiez-vous du métissage !” disait Claude Planson le 3 mai à l’Unesco, lors de la séance d’inauguration du colloque. Mise en garde qui semble parfaitement cohérente avec la valeur “authenticité”, précieuse et fragile qualité que le mélange est à même d’altérer irréversiblement. L’eau limpide peut facilement devenir rose : il suffit d’y verser de l’encre rouge. En revanche, rebrousser chemin jusqu’à l’état initial est impossible. L’eau et l’encre ne se sépareront plus jamais. Si l’authenticité n’était pas un leurre, la méfiance de Planson vis-à-vis du métissage serait pleinement justifiée, à condition toutefois de savoir pourquoi l’eau limpide est préférable à l’eau rose. Tant qu’une réponse convaincante ne sera pas fournie, on demeurera dans le domaine de l’arbitraire, voire du préjugé ou de ce que l’on pourrait appeler l’“effet mulet”. Engendré comme on sait d’un âne et d’une jument, le nom de ce quadrupède désigne de façon générique, dit Littré, le “produit d’accouplement de deux individus d’espèce et de race différentes ; il est synonyme de métis et d’hybride”. Détail significatif : le mulet est stérile. On ne manquera pas de se souvenir de la première phrase de l’intervention de Jean-Marie Pradier sur l’ethnoscénologie, ce même 3 mai à l’Unesco : “La langue donne en spectacle nos préjugés.” Peut-on songer à un plus magnifique exemple que ce mulet stérile synonyme-de-métiset-d’hybride ? Malheureux animal qui a prêté son nom aux individus les plus méprisés du système de castes de l’empire colonial espagnol, les mula101 1. Albert Dauzat, Jean Dubois et Henri Mitterrand situent la première attestation du mot en 1544, chez Fonteneau (Nouveau Dictionnaire étymologique et historique, Larousse, 1989). 2. Jean Duvignaud, “La contamination”, Internationale de l’imaginaire, nouvelle série, n° 1, Le Métis culturel, p. 11-18. 102 points de vue lourds de lieux communs et maigres en substance, de pamphlets sans valeur ornés de relativisme facile1. “Défiez-vous des pseudo-intellectuels du Tiers Monde !” disait aussi Claude Planson. On ne saurait le lui reprocher. Derrière le discours savant du métissage – dans la plupart de ses versions – se cache en fait l’absence d’une théorie satisfaisante du contact culturel, qui serait en mesure de contribuer à dissiper aussi le mythe de l’authenticité. On dispose de nombreux termes, parfois accompagnés de modèles théoriques plus ou moins élaborés mais pour la plupart vétustes. Ni les typologies culturalistes dépassant à peine le stade descriptif, ni les travaux d’“anthropologie appliquée” des Britanniques et des Français, conçus à partir de problèmes posés dans un cadre colonial, n’ont permis, comme le constate JeanFrançois Baré, de développer une “heuristique des processus de changement sur lesquels l’anthropologie souhaitait attirer l’attention2”. Le Cubain Fernando Ortiz a proposé une idée intéressante et dépourvue de l’ethnocentrisme sous-jacent des théories majoritaires : les situations de contact donnent lieu à la création de phénomènes culturels nouveaux. Or cette hypothèse n’occupe que quelques pages dans un petit ouvrage de 19403 et il 1. La nébuleuse du métissage comprend aussi, naturellement, des contributions importantes comme celles de José María Arguedas. On pourra à leur égard tirer profit du sage conseil français sur le bébé et l’eau du bain. 2. Jean-François Baré, “Acculturation”, in Pierre Bonte et Michel Izard, Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, PUF, Paris, 1991, p. 2. 3. Fernando Ortiz, Contrapunteo cubano del tabaco y el azúcar, Ariel, Barcelona, 1973 (1940), p. 134-135. 103 faudrait la développer pour la rendre vraiment utile. En ce qui concerne les spectacles vivants le terrain n’est quasiment pas défriché. Les recherches de Nicola Savarese1 et quelques communications présentées au congrès Teatro Oriente/Occidente tenu à Rome en 19842 se comptent parmi les rares travaux qui, même partiellement, se sont occupés du problème. Parler des avantages d’une perspective ethnoscénologique de la question peut paraître quelque peu excessif, du moment où la nouvelle discipline se trouve encore dans un stade embryonnaire. Cependant, quelques orientations que l’on peut déjà entrevoir sont en mesure d’éclairer d’un nouveau jour l’approche des phénomènes de contact culturel. En tout cas, l’“ouverture bio-anthropologique” qu’il est souhaitable d’envisager vis-à-vis des spectacles vivants trouve un champ d’application particulièrement apte dans les processus d’émergence de formes nouvelles à l’issue des situations de contact3. Réciproquement, si les contacts culturels assurent et expliquent le surgissement et la variabilité des formes spectaculaires, ils devraient être inclus au premier rang des préoccupations de la recherche en ethnoscénologie, étant donné que les conséquences à en tirer pour l’opération épistémologique de constituer une théorie fondamentale du spectaculaire sont, à mon avis, d’une importance capitale. Face à une conception essentialiste des cultures qui leur confère le statut d’entités transcendantes, l’idée des contacts culturels comme mécanismes morphogénétiques producteurs de nouveauté suggère au contraire une extrême plasticité, compatible par ailleurs avec la notion de “pseudo-spéciation” d’Erik H. Erikson1. L’intervention d’André-Marcel d’Ans à la clôture du colloque de Paris devrait, en ce sens, être très particulièrement retenue ; l’ethnie doit 1. Nicola Savarese, Teatro e spettacolo fra Oriente e Occidente, Laterza, Roma-Bari, 1992. 2. Antonella Ottai, (a cura di), Teatro Oriente/Occidente, università degli Studi di Roma “La Sapienza” – Centro Teatro Ateneo, Bulzoni, Roma, 1986. 3. Ces pages ne sont pas le lieu pour s’étendre sur cette assertion. Je me bornerai par conséquent à signaler l’intérêt de se tourner vers la neurobiologie de l’apprentissage et en particulier vers la théorie de stabilisation sélective de synapses en cours de développement, due à Jean-Pierre Changeux, Danchin Antoine et Philippe Courrège (cf. JeanPierre Changeux et Antoine Danchin, “Apprendre par stabilisation sélective de synapses en cours de développement”, in Edgar Morin et Massimo Piattelli-Palmarini, L’Unité de l’homme, 2. Le cerveau humain, Le Seuil, Paris, 1974, p. 58-88 ; Jean-Pierre Changeux, L’Homme neuronal, Fayard, Paris, 1983). Cette théorie apporte de précieux éléments en vue d’une modélisation de l’émergence du nouveau, et permet d’y intégrer des aspects qui n’appartiennent pas à ce que l’on appelle “culture matérielle” ni aux expressions plus évidentes dans le domaine du symbolique. Modèles corporels, proxémiques, rythmiques, vocaux : tout un réseau qui constitue le profil “invisible” d’un système culturel dont on peut aisément percevoir l’importance dans la configuration des formes spectaculaires (Rafaël Mandressi, Transculturation et spectacles vivants en Uruguay, 1870-1930, thèse de doctorat en cours, université de Paris VIII. Cf. aussi “El reino de Cocoliche : Transculturación y sainete en Uruguay”, Gestos, n° 17, University of California, Irvine, avril 1994, p. 181-197 ; “Inmigración y transculturación – Breve crítica del Uruguay endogámico”, in Gerardo Caetano (comp.), Uruguay hacia el siglo XXI : Identidad, Cultura, Integración, Representación, Trilce, Montevideo, 1994, p. 29-45). 1. Erik H. Erikson, “Ontogénie de la ritualisation chez l’homme”, in Julian Huxley (sous la direction de), Le Comportement rituel chez l’homme et l’animal, Gallimard, Paris, 1971, p. 139-158. 104 105 être pensée, dit d’Ans, non en termes de culture mais en termes d’histoire1. Le développement d’une approche historique, l’introduction de la temporalité, permet de concevoir les ethnies comme des condensations provisoires et labiles ayant lieu au long d’un incessant brassage de populations et de formes. N’importe quelle ethnie et/ou culture est susceptible de voir complètement réaménagés les cadres qui la définissent – ce qui revient, d’une certaine façon, à disparaître. L’ethnoscénologie a entre les mains des objets fragiles ; ne doit-elle pas s’intéresser à la dynamique de leurs transformations, à la promiscuité des formes qui engendre partout et sans répit des fils naturels ? 1. Anne-Christine Taylor, qui adopte un point de vue analogue, signale que “cette vision substantiviste, qui fait de chaque ethnie une entité discrète dotée d’une culture, d’une langue, d’une psychologie spécifiques – et d’un spécialiste pour la décrire –, va longtemps dominer l’anthropologie, et continue jusqu’à présent de modeler son organisation institutionnelle et professionnelle”. Le terme “ethnie”, dit-elle par la suite, “ne désignerait en définitive qu’un certain niveau d’organisation sociale dont rien ne justifie l’exorbitant privilège épistémologique et encore moins la réification” (Anne-Christine Taylor, “Ethnie”, in Michel Izard et Pierre Bonte, Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, op. cit., 1991, p. 243. Cf. aussi du même auteur : “Les modèles d’intelligibilité de l’histoire” in Philippe Descola et al., Les Idées de l’anthropologie, Armand Colin, Paris, 1988, p. 151-192). JEAN DUVIGNAUD UNE PISTE NOUVELLE Les initiateurs de ce projet nous entraînent vers une région mal défrichée, que Paul Virilio appelle “l’infraordinaire”. Une région de l’expression humaine qui ne se confond pas avec celle de la “mise en scène de la vie quotidienne” ni avec les formes de l’imaginaire du théâtre… On se demande, d’ailleurs, si l’on peut encore admettre la fiction d’une “conscience collective” dont les comportements, les mentalités, les utopies composeraient une totalité homogène. Les historiens ont fait justice de cette trop calme vision de la vie sociale : il y a diverses manières d’habiter l’existence, que ce soit l’enracinement d’un groupe ou d’un peuple dans le temps ou l’espace, quelles que soient sa taille et l’image que voudrait en imposer, momentanément, un pouvoir dominant. Est-ce que l’unité de l’homme ne serait pas un postulat jamais démontré ? Notre expérience paraît se déployer sur des registres différents dont les formes, les pratiques, les rites, les croyances – l’“intentionnalité” – sont chaque fois originaux. Ce n’est pas la même part de “nous” qui, sur un marché, achète et vend, conduit une machine, s’accouple pour se reproduire, donne figure magique ou sacrée à l’invisible, fait l’amour pour le simple plaisir, ou 107 compose un chant, un récit, un poème. Notre activité est une partition où les vivants contemporains jouent des exercices parallèles sur plusieurs plans, plusieurs niveaux dont aucun n’est inférieur ou supérieur, mais simplement enchevêtrés, contingents entre eux, parfois affrontés, parfois complémentaires. A cette polyphonie de l’expression sociale, nous participons simultanément – sauf si la maladie, l’âge, une catastrophe guerrière, économique ou politique nous confine dans une seule de ces régions de l’être. Et l’on devrait évoquer le plaisir qu’on éprouve à jouir de ces sociabilités possibles. N’est-ce pas cela qu’on appelle démocratie, la liberté d’assumer librement plusieurs rôles ? Si la trame de la vie sociale est issue d’autant d’imprévisible que d’inéluctable, de règles et de transgressions, de fonctionnel, de structurel, de ludique, le langage ne saurait être le simple reflet, le seul instrument de connaissance, le seul support de cette expérience infiniment plus riche et complexe que ne le disent les mots et les images. Une “nouvelle donne” de l’anthropologie et de la littérature s’ouvre à ce “nouveau monde”. Le domaine de l’“infra-ordinaire”, s’il n’est pas celui des représentations institutionnelles – qui impliquent la seule conservation des sociétés – ni celui des dramatisations poétiques – expression d’une contestation des règles et des lois –, est celui des réponses, parfois innommables, qu’un groupe de quelque importance apporte aux instances naturelles, celles qui imposent à l’espèce des limites incontournables – la faim, la sexualité, la mort, l’obsession de l’invisible ou du sacré. Ces répliques peuvent être observées et décrites, pour peu qu’on “mette entre parenthèses” les croyances, les idéologies, les théories, les stéréotypes imposés par 108 quelque pouvoir dominant, voire l’idée qu’on se fait des traditions qui en détournent le sens. Cela, Nietzsche, Freud et quelques autres l’ont déjà pressenti et suggéré. Des investigations récentes – du genre de celles que nous avons conduites avec J.-P. Corbeau pour la Planète des jeunes, les Tabous des Français ou la Banque des rêves – nous apprennent que l’homme “moderne” n’est jamais indifférent au sort de sa chair défunte, ni à cette sorte d’archéologie des goûts, des plaisirs, des souffrances, parfois, qui ne sont pas encore transposés par des codes, des fantasmes ou des mythes. C’est sur cette route, peut-être, que peuvent s’engager les aventuriers de l’anthropologie… TERRITOIRES ANDRE-MARCEL D’ANS IMITER POUR NE PAS COMPRENDRE L’étrange clairière des Yaminahuas et autres scénifications de la méfiance Amazonie péruvienne, décembre 1975. Bientôt Noël et le vrai début de la saison des pluies. De premières averses l’ont annoncée depuis la mi-novembre. Attention donc : d’ici peu, on ne pourra plus remonter les courants sans prendre le risque de voir débouler sur soi les redoutables palizadas. Quelquefois gigantesques, hautes comme des collines pouvant barrer toute la largeur du fleuve, ces entrelacs de troncs et de branchages auraient tôt fait, dans leur dérive, de happer notre esquif pour l’engloutir dans leur immense digestion de débris forestiers. Pour l’instant – mais pour fort peu de temps sans doute –, toujours blotties dans les méandres où les ont entassées les crues de l’année précédente, ces cathédrales d’arbres morts sont encore au repos, continuant d’offrir dans leur superstructure le meilleur d’elles-mêmes : du bois bien sec, prêt à servir dans nos bivouacs. (Jamais pourtant nous n’allons en chercher sans un pincement au cœur, anxieux d’éviter le plongeon dans l’eau croupie qui luit sous ce fouillis de branches, où de surcroît l’anaconda peut se trouver lové…) Ainsi, pour quelques jours encore, si l’on veut, il reste possible de remonter jusqu’à leur source les plus petits cours d’eau, dans les meilleures conditions de 113 rapidité et de confort. Autrement dit : pas à pied avec son barda sur le dos, comme c’est le cas en été quand les rivières sont au plus bas ; mais en bateau, si l’on peut appeler ainsi la frêle embarcation dans laquelle nous nous trouvons : une étroite pirogue à fond plat, qu’actionne un minuscule moteur dont le nom répète le toussotement : peque-peque. Greffé sur ce chétif deuxtemps, un long dard en métal, presque à l’horizontale, permet de maintenir une hélice plongée dans un minimum d’eau. Or justement, de l’eau, il y en a : les premières pluies ont un peu fait remonter le niveau du courant, mais pas encore au point de faire redouter l’imminence de crues dévastatrices. Telles sont les circonstances météorologiques qui m’ont convaincu d’entreprendre cette excursion improvisée, dont maintenant qu’elle est engagée, je me demande quelquefois si elle ne l’a pas été un peu à la légère… Par le tempétueux rio Urubamba nous sommes arrivés jusqu’à l’embouchure de l’Inuya (calme affluent originaire de l’est, en provenance des mystérieux parages du Purus et de l’énigmatique frontière avec le Brésil). Là, nous avons amarré solidement à la berge, en la dissimulant du mieux que nous pouvions sous les fourrés, la grande barque à moteur qui nous avait amenés. Du fond de celle-ci, nous avons alors extrait, pour la mettre à l’eau, l’embarcation légère dans laquelle maintenant nous poursuivons notre voyage. Dans un premier temps, nous avons remonté le rio Inuya jusqu’à son confluent avec un plus petit fleuve encore, le Mapuya, dans lequel nous voici à présent engagés. Le plus souvent, à tout le moins dans les 114 segments qui sont en ligne droite, les frondaisons déjà se referment en ogive au-dessus de nos têtes, de sorte que c’est dans une sorte de demi-jour que nous avançons de méandre en méandre : longs virages où le fleuve élargi permet encore d’apercevoir le ciel. Là, dérangés par notre intempestif passage, d’innombrables caïmans abandonnent sans hâte les grèves paresseuses, pour s’enfoncer dans l’onde avec un bruit soyeux. Jamais peut-être je n’ai vu autant de crocodiles que sur ce fleuve abandonné, où nous amène en fait une sombre histoire d’Indiens : la guerre se serait ranimée, paraît-il, là-haut dans la région des sources, entre les Amahuacas et les Yaminahuas, “tribus” que les métis, bûcherons et négociants en bois (madereros), ont l’habitude de présenter comme “ennemies”. Personnellement, j’ai du mal à y croire : ce qu’on sait de la vie sociale en haute Amazonie rend en principe invraisemblable qu’y puissent exister des entités politiquement assez élaborées pour que se déchaîne entre elles une guerre ethnique. Par ailleurs nul n’ignore que, faussement bonasses, les madereros n’hésitent pas à en rajouter sur la prétendue “sauvagerie” des indigènes, ne serait-ce que pour rendre acceptable – peut-être même à leurs propres yeux – le fait qu’en ces lieux écartés ils arrivent à les faire trimer sans relâche, coupant et flottant du bois à longueur d’années avec pour tout salaire, au bout du compte, une savonnette et une serviette de bain… Si cette fois-ci la curiosité me pousse tout de même à aller m’enquérir sur place des fondements de la rumeur, c’est que celle-ci ne m’est pas parvenue par le seul canal des madereros. A quelque temps de là en effet, sur une île de l’Urubamba, j’avais également rencontré un groupe d’Amahuacas désemparés, fuyant 115 tout paniqués loin de leurs demeures de l’Inuya. Interrogés sur les raisons de leur effroi, ils évoquaient, pêlemêle, des différends impliquant les Indiens d’une part, mais également le personnel de la compagnie française TOTAL, laquelle était alors en train de mettre un terme à une campagne – d’ailleurs infructueuse – de prospections pétrolières dans ces lointains parages de l’InuyaMapuya. Quelques mois plus tôt, ne lésinant visiblement pas sur les moyens, cette compagnie, opérant au moyen d’hélicoptères et d’avions, avait littéralement “parachuté” en plein cœur de la haute Amazonie une base ultramoderne à partir de laquelle, pendant des mois, avaient rayonné ses ingénieurs, ses trocheros (traceurs de chemins) et autres dinamiteros faisant retentir dans la forêt les explosions de leurs “explorations sismiques”. Préméditant de me rendre en ces lieux rarement visités et encore inconnus de moi, je m’étais alors dirigé vers la mission catholique de Sepahua afin d’y recruter comme accompagnateur un Amahuaca du nom de Bonangué, catéchiste-instituteur de son état, et auxiliaire habituel des bons pères dans leurs rapports avec les indigènes vivant encore en liberté au fond de la forêt. Ayant déjà eu précédemment l’occasion de recourir aux services de ce bonhomme taciturne et sérieux, je le savais uni par des liens familiaux aussi bien aux Amahuacas de l’Inuya qu’aux Yaminahuas vivant sur le haut cours du Mapuya. Je ne doutais donc pas qu’il serait ravi, en acceptant le salaire que je lui proposais, de saisir cette occasion d’aller rendre visite à ses lointains parents. Pas plus que moi, Bonangué ne jugeait vraisemblables les racontars qui circulaient concernant la reprise 116 de la guerre entre ces deux “tribus” qu’étaient censés constituer ceux que l’on nomme respectivement Amahuacas et Yaminahuas, groupes indigènes ethnographiquement fort similaires et au surplus linguistiquement apparentés. Hélas, les imaginations s’enfiévrant, certains journaux et magazines de Lima s’étaient déjà imprudemment fait l’écho de cette prétendue guerre, de sorte que les militaires – prompts à s’énerver dès qu’il se passe quelque chose dans une “zone de frontières” – menaçaient maintenant d’y aller voir avec leurs gros sabots. Autant que possible il importait d’éviter cela. C’est pourquoi nous avions décidé de les devancer en nous rendant sur place, afin de nous informer de ce qui s’était réellement passé. Placide et indispensable, mon motoriste Humberto (ce “Blanc” d’Atalaya ayant la particularité de posséder des frères “indiens” – de même père, et parfois aussi de même mère – dans presque tous les villages campas de la région !) s’était fait fort de nous y conduire, comme toujours, d’une main sûre. A nous coincer les hanches entre les bords exigus de notre petite pirogue, il y avait donc cette fois-là : outre Bonangué et Humberto postés respectivement à la proue et à la poupe, ma femme Linette et moi. Soit donc quatre personnes – ou alors cinq, si l’on veut estimer que notre fille Luz, à naître au mois de mai suivant, était déjà elle aussi du voyage. Au confluent du Mapuya avec le haut Inuya, nous avions fait une halte pour jeter un coup d’œil sur la base désaffectée de “la TOTAL”. Celle-ci se trouvait perchée sur une sorte de promontoire séparant les deux fleuves. Les bâtiments s’y alignaient, comme une escadre 117 de vaisseaux fantômes amarrés à la piste d’atterrissage, où déjà le chiendent repoussait : vastes hangars peuplés d’équipements abandonnés, qu’il aurait assurément coûté cher d’emporter au lieu de les laisser ici, impeccables quoique à jamais perdus, bientôt promis à l’embrassement des lianes, mais délaissés depuis si peu de temps qu’en l’espace de quelques minutes, il semblait qu’il aurait encore été possible de tout remettre en marche. Mal à l’aise, nous avons erré là quelque temps, avec le sentiment de commettre une indiscrétion en vaquant en ces lieux jusqu’alors interdits, naguère jalousement gardés. Autour de nous, de hauts miradors continuaient à surveiller la brousse, comme pour nous rappeler qu’il n’y a pas si longtemps, à fureter ainsi à gauche et à droite, nous n’aurions pas volé notre balle dans le dos ! Néanmoins, au moment de partir, nous n’avons pas pu nous défendre d’une mauvaise tristesse, comme celle qu’on éprouve en verrouillant la porte d’une maison vendue. Car, c’était évident, plus personne jamais ne reviendrait ici : sur l’aérodrome l’herbe est déjà trop haute pour qu’on puisse y réatterrir ; même si la boue durcie conserve encore, bien nettes en bout de piste, les traces de pneus qu’y ont creusées les tout derniers avions… Mieux même : sous un auvent de tôle, devant un bar au sol jonché de capsules de bière, se pressait encore une foule d’empreintes de bottes en caoutchouc, si animées que je me surpris à tendre l’oreille, comme si l’air ensoleillé pouvait soudain restituer les braillements virils que proféraient ici, il y a si peu de temps, les gueules éméchées des porteurs de ces bottes… Entre-temps, nous avions vérifié ce qui nous importait : alors que foisonnait partout la trace du Blanc enfui, rien en revanche ne décelait l’intrusion de 118 l’Indien. L’œil aux aguets de Bonangué avait eu beau s’écarquiller en quête du plus petit indice, rien n’indiquait le passage des siens dans la base désertée. Et pas davantage à l’endroit où nous sommes maintenant : plus s’écoulent les heures depuis que nous avons repris notre remontée du rio Mapuya, alimentant l’écho de la forêt des hoquets de notre peque-peque, toujours rien sur les berges ni dans le lit du fleuve ne révèle la présence d’Indiens proches. Soudain, sur notre gauche, au sortir d’un méandre, un grand coup de lumière ! Comme si une main invisible tout d’un coup déchirait le vert paravent de la forêt, nous éblouit l’inattendue béance d’une clairière insolite, indécente et muette ; trop vaste, et absurdement neuve. Dressés, rigides et calcinés, des troncs témoignent encore, debout, noirs et muets, de ce qu’a dû être la violence de l’incendie qui a taillé ce vide… Inquiets, nous accostons, un peu n’importe comment : raclement de la quille sur le gravier de la berge. Depuis que, de surprise, Humberto a calé son moteur, ardemment, nous avons écouté le silence : seulement strié de bruits d’insectes et de clapotis d’eau. Tendus, comme quand un orpailleur fait peser son butin par le négociant qui, forcément, le gruge, nous sommes restés comme en suspens entre le désir, la peur et le soupçon, avec dans le cerveau un tourbillon de pensées effilées où s’insinue l’imminence de la mort. Puis comme toujours dans ces cas-là, après qu’il ne s’est rien passé, chacun respire profondément. Dans cette clairière, en effet, tout indique qu’il n’y a personne : pas un mouvement, pas un bruit, pas une odeur en provenance du terrain qui nous surplombe ; pas une empreinte non plus 119 dans la boue près du fleuve… Seuls quelques gros lézards nous ont fait sursauter en reprenant leur chasse aux moucherons, quelques instants après l’avoir interrompue, en raison de notre arrivée. Presque entièrement rassurés, voici que nous escaladons le sentier pentu qui, de l’embarcadère, mène à la terrasse sur laquelle s’étend le brûlis. L’immense surface de celui-ci, impossible à apercevoir depuis le niveau du fleuve, se révèle soudain à nos yeux. Dans la blancheur de l’après-midi, nous ne distinguons tout d’abord que des huttes alignées, recouvertes de feuillages. Devant elles, la disposition des foyers éteints ne nous laisse aucun doute : ce sont bien les Yaminahuas qui ont séjourné ici. Et pourtant mille questions se pressent sur nos lèvres : pourquoi cette clairière est-elle si vaste ? Pourquoi n’y a-t-il pas de plantations ? Pourquoi se trouve-t-elle si imprudemment offerte aux regards de ceux qui arrivent par le fleuve ? Pourquoi, au reste, les traces de réelle occupation y sont-elles à ce point parcimonieuses ? Et ces huttes, justement, ce ne sont pas des maisons, mais de simples abris, comme les Indiens ont l’habitude d’en construire sur les plages du fleuve quand ils vont y pêcher, ou à la chasse, ou encore dans les plantations quand ils décident d’y passer la nuit sans rentrer au village… Tout à coup, nous restons interdits. Au point qu’on ne sait plus qui le premier a eu l’œil attiré par cette invraisemblable blancheur. Et puis, plus on regarde et plus on en découvre ! Il y a là sous nos yeux le meilleur du catalogue de chez Darty : des gazinières, des lessiveuses, des essoreuses, à l’endroit, à l’envers, sur le sol calciné, raviné, inégal, de cette clairière surréaliste ! Bonangué en suffoque : comment, au prix de quels efforts, ses paisanos ont-ils réussi à coltiner jusqu’ici 120 ce matériel, visiblement récupéré au campement de la TOTAL ? Et pour quoi faire ? Pendant qu’interloqués, mes compagnons passent en revue cet électroménager en parfait état de marche (et qui à Lima coûterait une fortune), ma perplexité se concentre sur quelque chose que, jusqu’alors, le clinquant excessif de ces tôles émaillées nous a fait négliger : c’était une sorte de… clôture, faite de lianes minces attachées bout à bout, reliant de hautes perches plantées un peu de guingois, mais néanmoins intentionnellement alignées. Qu’était-ce donc ? Un fil pour faire sécher le linge ? Non, c’est trop haut placé. A plus forte raison, pas davantage une clôture… Humberto, dont la curiosité a été entraînée dans le sillage de la mienne, se trouve à mes côtés, scrutant la chose. Soudain, il énonce l’évidence : “C’est leur ligne électrique !” Un bref éclat de rire nous secoua, vite réprimé par l’impression lugubre que nous causait, au bout du compte, cet espace trop nu et trop ensoleillé, dont l’intuition d’Humberto venait de nous livrer le sens : cette clairière n’était qu’un décor, un espace découpé dans la forêt, non pour y vivre, mais pour constituer la scène d’un drame dont les Indiens ne possèdent pas le texte : celui de leur confrontation avec le monde moderne. Nous avons rembarqué. Quelques méandres plus haut, enfin nous découvrîmes les Indiens. Le premier que nous aperçûmes, émergeant des fourrés de la rive pour se rendre visible à nous, fut un Amahuaca. Il revenait du Brésil, où il était allé rendre visite à sa famille, sur la rive du rio Yuruá. Pour l’heure, il regagnait à pied le village de Yaminahuas où justement nous allions 121 arriver. Comme lui, d’autres Amahuacas y habitaient, paisiblement mariés avec des femmes yaminahuas. On était loin, bien entendu, de la prétendue “guerre”. Quelques minutes plus tard, nous étions au village. Il s’y trouvait peu d’hommes : à une heure de là, ils s’affairaient dans la gaieté, coupant tout le bois qu’ils pouvaient avec les tronçonneuses pétaradantes que leur avait fournies le maderero Villacrés, d’Atalaya, pour le compte de qui ils turbinaient dans l’enthousiasme. A la fin de la saison des pluies, ils lui livreraient un plantureux lot de grumes, flottées par leurs soins jusqu’au bord du grand fleuve, à l’embouchure de l’Inuya. Oui, proclamèrent en rigolant ces grands gaillards pleins de santé : c’étaient bien eux qui avaient taillé la clairière où nous avions été, et transbahuté sur leur dos à travers la forêt les appareils que nous y avions vus. Et de fait, cela n’avait pas été une petite affaire que de les traîner jusque-là ! Sans doute oui, il y avait eu des tensions avec les pétroliers de la TOTAL. Pour quelles raisons exactement ? Probablement parce que les Indiens avaient usé les nerfs des Blancs en les épiant interminablement depuis la lisière de la forêt environnante, avant de finalement réussir à aller chaparder chez eux ce qui leur faisait envie. Leur était-il arrivé d’essuyer des coups de feu de la part des gardes ? C’est à croire, oui. Bien qu’il paraisse peu vraisemblable que ce soit avant le départ des pétroliers qu’ils avaient réussi à leur faucher tant de gazinières, et tant de lessiveuses… En tout cas, les Yaminahuas s’affichaient convaincus d’avoir eu la bravoure d’aller voler les Blancs, puis d’avoir réussi à les “vaincre en s’enfuyant”, selon les bonnes vieilles méthodes de la guerre indienne. D’ailleurs quelle importance ceci revêtait-il encore puisque, de leur côté, les Blancs aussi s’étaient enfuis ? Visiblement, 122 pour les Yaminahuas, tout cela déjà était de l’histoire ancienne, dont justement ils ne conservent d’autre mémoire que celle de l’anecdote, déjà prête à se fondre dans le mythe. De fait : dans le récit que faisaient les Indiens de leurs démêlés avec les pétroliers, l’importance des faits se dissolvait déjà dans l’insistance amusée qu’ils apportaient à relater tel détail pittoresque, absorbant à lui seul tout le sens de l’événement, tel qu’il nous aurait plu, à nous, de l’établir… Il reste que je suis convaincu que le patron Villacrés était loin d’être blanc-bleu dans toute cette affaire. Les rumeurs en tout cas étaient bien parties de lui, agrémentées de broderies sanglantes et dramatiques bien faites pour flanquer le blues aux pétroliers de la TOTAL, et pour dissuader tout indiscret d’aller fourrer son nez sur place. Il n’y eut d’ailleurs qu’à voir la gueule qu’il me tira par la suite. Dans le cercle de ses semblables, il n’était pas le dernier à grommeler sur mon passage que ce serait, en somme, une bonne action que de jeter au río tous les gringos comunistas de mon espèce. Il est vrai que pour donner une apparence de résultat à ma folle équipée sur le haut Mapuya, au retour de celle-ci j’avais fait porter plainte contre lui pour extraction illicite de bois dans une zone réservée, et contrat de travail léonin avec les indigènes. A cette fin, lors de notre retour (précipité par l’arrivée des pluies, qui nous firent craindre pour le sort de la barque que nous avions laissée à l’embouchure de l’Inuya), laissant Bonangué sur place, j’avais ramené à Atalaya le jeune Amahuaca que nous avions rencontré juste avant d’arriver au village. Avant de le renvoyer chez lui, nanti de cette incomparable expérience, nous 123 lui fîmes solennellement apposer son gros pouce barbouillé d’encre au bas d’une dénonciation grandiloquente sur grand papier timbré, qu’un fonctionnaire s’empressa par la suite de garder bien au chaud au fond de son tiroir. Cela ne servit à rien, évidemment. De sorte qu’à moins qu’ils ne disparaissent entre-temps – ce qu’à Dieu ne plaise, bien entendu ! –, les Yaminahuas du haut Mapuya continueront d’être exploités par les patrons d’Atalaya pendant bien plus longtemps qu’il n’en faudra à la rouille pour dissoudre dans la moiteur tropicale cette collection d’appareils ménagers qui, dans le village-musée où elle est étalée, constitue leur dérisoire trésor de guerre. Il me reste un regret : s’il m’avait été possible, cette fois-là, de séjourner plus longuement sur le haut Mapuya, j’aurais tout fait pour tenter de cerner la nature de l’étrange passion qui avait poussé les Yaminahuas à rapporter chez eux, à si grand-peine, ces volumineuses reliques. De fil en aiguille, sans doute aurais-je fini par me faire raconter – ou mieux encore : montrer – les singuliers ébats que peut-être ils allaient accomplir dans cette grande clairière-décor qu’ils avaient édifiée en aval du village. Dans cette sorte de temple à ciel ouvert, vaste théâtre à l’échelle du réel, on peut en effet supposer qu’ils se réunissaient pour d’étonnants sabbats, rites et divertissements tout à la fois, dans lesquels ils traitaient les dangereux délires qu’inspire la fascination pour ce qu’il est convenu d’appeler “la culture matérielle de l’Occident”. Mascarade ou conjuration, théâtre ou exorcisme, peut-être leurs jeux dans la clairière ressemblaient-ils à 124 ce que les colons de Nouvelle-Guinée nommèrent en 1919 la “folie de Vailala” ? Celle-ci s’inscrivait dans le cadre des innombrables manifestations du “culte du cargo”. Convaincus que leurs ancêtres jouissent au paradis d’une béatitude sans mélange, en tout point comparable au mode de vie mené par les Européens, certains Papous de la Nouvelle-Guinée orientale, au grand ébahissement de leurs colonisateurs du temps, s’étaient mis tout à coup à organiser des repas funéraires où leurs ancêtres défunts se trouvaient conviés à des tables dressées à l’européenne, devant lesquelles leurs descendants, accoutrés tant bien que mal à la manière occidentale, s’attablaient cérémonieusement en prenant place sur des espèces de chaises1 ! Par de telles mises en scène, les ethnologues expliquent que les indigènes, un peu déboussolés par l’irruption de la modernité, et travaillés au corps – ou plus exactement à l’âme – par la prédication des missionnaires, espéraient obtenir de leurs ancêtres qu’ils persuadent Dieu d’envoyer aux Papous le même “cargo” que celui par lequel Il approvisionnait si généreusement les Blancs… 1. Cf. A. C. Dero, in A. Dorsinfang-Smets et al., L’Océanie, histoire et culture, éditions Meddens, Bruxelles, 1977, p. 85-86. Cet auteur ajoute qu’à la même époque, non contents de singer les officiers d’occupation en faisant hisser des drapeaux sur leurs cases, les chefs de ces mêmes Papous, quand il s’agissait de remplir leur rôle traditionnel d’intermédiaires vis-à-vis des défunts, s’étaient mis à le faire en s’adressant à eux non plus en leur parlant papou, mais en vociférant dans une langue inintelligible, censée être de l’anglais ou de l’allemand ! 125 Un pataquès semblable dans la réception du message civilisateur se retrouve, mais sous d’autres couleurs, chez les Kalash du Pakistan, lesquels sont les derniers kafirs (infidèles) des montagnes du Cachemire. Obstinément, bien que cernés de toutes parts par des voisins musulmans ardemment prosélytes, ce peuple chamaniste perpétue jusqu’à nos jours ses antiques traditions, pleines de guérisseurs et de transes extatiques. Seulement voilà : la suffisance, les sarcasmes et le mépris des voisins musulmans sont lourds à supporter. Et particulièrement leur ironie concernant l’inexistence du Livre dans la religion des Kalash, “argument d’impiété rabâché qui a fini par créer un sillon obsessionnel dans les esprits kalash”, notent Viviane Lièvre et Jean-Yves Loude, incontournables spécialistes de la culture de ce peuple, avant de nous exposer comment les Kalash s’y sont pris pour faire pièce à la déconsidération dans laquelle les tenaient les célébrants du Livre1. Au début de ce siècle, un célèbre chaman kalash nommé Tanuk décida tout bonnement de se doter de cet accessoire indispensable. Ce qui n’était pas une mince affaire, si l’on veut bien considérer que la pratique chamanique est en complète contradiction avec l’écrit. Qu’à cela ne tienne ! Car le livre de Tanuk, précisément, on ne peut pas le lire : directement reçu des mains des fées, il relève d’un “langage surnaturel échappant au commun des mortels”. 1. Viviane Lièvre et Jean-Yves Loude, Le Chamanisme des Kalash du Pakistan. Des montagnards polythéistes face à l’islam, éditions du CNRS/Presses universitaires de Lyon/éditions Recherche sur les civilisations, 1990, 558 p. Concernant le livre des Kalash, voir les pages 380 à 386. Les photos prises par Peter Snoy sont reproduites aux pages 384 et 385. 126 Depuis 1956, date à laquelle l’ethnologue Peter Snoy réussit à le voir et à le photographier page par page, on sait exactement en quoi consiste cet objet. C’est une assez grossière imitation d’un livre de 20 x 15 centimètres environ, mais en bois, sommairement relié par deux bandes de cuir, et contenant une douzaine de feuillets, dont quatre en bois, épais de presque 1 centimètres, les autres étant en écorce de bouleau, donc plus minces : 2 millimètres à peu près. Les graphismes qui recouvrent ces pages, loin de s’attacher à figurer un texte quelconque, consistent en dessins abstraits, en tout point similaires à ceux qu’on trouve gravés sur les colonnes des sanctuaires kalash. Ceci n’empêche toutefois pas les Kalash de croire dur comme fer que “dans ce livre sont inscrites les histoires de leurs dieux1”. Quand Peter Snoy obtint d’avoir ce livre entre les mains, Tanuk venait à peine de décéder. Depuis lors, l’objet est devenu invisible, dissimulé paraît-il dans une cavité de la montagne, “enveloppé dans un étui d’écorce de bouleau pour le protéger de l’humidité, des écoulements d’eau”. Viviane Lièvre et Jean-Yves Loude se demandent si en agissant de cette manière, les Kalash en fait ne protègent pas leur “livre” contre son inévitable démystification par les mollahs, lesquels en effet se régaleraient en démasquant son innocente “supercherie”. Le livre des Kalash est-il pour autant à jamais disparu ? Ce n’est pas sûr : avant de mourir, un autre grand chaman aurait prophétisé qu’un descendant de 1. Peter Snoy, “Das Buch der Kalash”, in Sonderdruck aus “Ruperto-Carola” Mitteilungen der Vereinigung der Freunde des Studentenschaft der Universität Heidelberg e.V. XVII Jahrgang Band 38 (Frankfurt am Main, 1965), p. 158-162. 127 Tanuk, trois générations après celui-ci, serait à nouveau capable de se servir du Livre et le ressortirait de sa cachette, pour la plus grande revanche du chamanisme kalash face à l’islam ! Voyons maintenant comment, selon la tradition, Tanuk tirait parti de son livre. Pas en le lisant, bien entendu. Mais en le manipulant en tant qu’objet de divination et d’exorcisme, à la façon – disait-il – que lui avaient enseignée les fées. Le chaman s’asseyait sur un tabouret, posé sur le toit d’une étable, lieu réputé particulièrement “pur” par la pensée kalash. Là, après avoir renvoyé tout le monde (car Tanuk ne consentait pas à ce qu’on reste auprès de lui quand il utilisait son livre), l’officiant ouvrait le volume, restait plongé dans sa contemplation pendant de longues minutes. Enfin, il l’embrassait, le portait à son front, le posait tout ouvert sur sa tête. Et tout à coup le livre aux ailes déployées s’envolait, dit-on, “comme un corbeau”, pour venir décrire trois cercles au-dessus de l’endroit où était enterré le sort que Tanuk devait conjurer ce jour-là. Après quoi, le livre revenait se poser sur la tête du chaman. Celui-ci, ayant repris le volume, le refermait, le portait à sa bouche, l’embrassait, le ramenait à son front, et enfin le rangeait contre sa poitrine. C’est alors qu’il faisait signe aux gens de revenir, pour les envoyer creuser à l’endroit qu’avait désigné l’oiseau-livre. Qu’allait-on donc déterrer là ? Eh bien, des “charmes” consistant en bouts de papier écrits, censés être de la fabrication “des mollahs, des fakirs gujurs et autres gens de même type” qui, peu à peu au cours de l’histoire récente, étaient venus “polluer” la pureté 128 rituelle des vallées kalash, y apportant en même temps que l’écriture toute une série de “maux étrangers” que l’art ancestral des chamans n’était plus en mesure de guérir. C’est pourquoi il avait fallu que Tanuk, pour compléter son arsenal de remèdes valables contre les maux traditionnels, se dote de moyens nouveaux, lui permettant de lutter contre le livre par le livre. Ce qui frappe dans ce cas-ci, c’est que le livre de Tanuk n’est pas seulement un faux livre ; c’est un antilivre inventé pour rejeter la lecture, pour faire barrage à l’idée même du texte. En cela, la réaction “théâtrale” des Kalash, peuple de pure oralité, diffère profondément de celle des Mayas, lesquels étaient en possession d’une préécriture dès avant la Conquête. Sitôt après celle-ci, en un laps de temps extraordinairement bref, on vit les érudits indigènes s’emparer de l’écriture apportée par les Espagnols pour consigner dans la hâte toute une série de textes (le Popol Vuh, le ChilamBalam, les annales des Cakchiquels, etc.), récupérant ainsi une part de la matière des volumes glyphiques, qui partaient alors en fumée dans les autodafés. En agissant ainsi, les Mayas faisaient de leurs nouveaux livres des instruments de résistance ; d’autant que pouvaient parfaitement s’y inscrire par ailleurs de sombres prophéties condamnant l’Espagnol, assimilé à l’Antéchrist, à être balayé, le moment venu, par le courroux de son propre Dieu, lequel saurait en temps voulu rétablir dans leurs droits les autorités indigènes ! La transgression ici est dans le texte, non pas contre lui. Et si dans les deux cas les livres furent cachés (le Popol Vuh, par exemple, ne fut retrouvé, dissimulé dans une sacristie, qu’un siècle et demi après sa rédaction !), c’est pour des raisons parfaitement opposées : alors qu’en le dérobant aux regards, les Kalash escamotent 129 le fait que leur livre n’en est pas vraiment un, les Mayas au contraire, en enfouissant leurs textes, avaient en vue d’en préserver l’efficacité textuelle, cernée par eux avec exactitude. De même, si la démarche des Mayas présentait superficiellement, en commun avec celle des Mélanésiens du culte du cargo, la volonté de retourner contre l’envahisseur la puissance de son propre Dieu, cette résistance dans leur cas ne se limitait pas à une simple théâtralisation de la méfiance cherchant à conjurer le danger par le pastiche ; elle apparaît comme une réplique opérant de plain-pied sur le terrain occupé par l’adversaire. Bref, il ne s’agit plus d’exorcisme : c’est de la guérilla. Cérémonies du “cargo”, faux livre des Kalash : ces réactions “scénographiques” venues de peuples sans écriture mettent en lumière le sens de la clairière des Yaminahuas. Dans ce que nous proposons d’appeler des “scénifications de la méfiance”, imiter ce n’est pas comprendre, contrairement à ce que dit l’adage. En effet, dans les simulations qu’opèrent les peuples, assaillis sans l’avoir demandé par une modernité dévorante, si on “fait comme”, c’est justement pour ne pas faire. Cette modernité imposée, on ne cherche pas à la comprendre (c’est-à-dire l’adopter dans toutes ses implications) ; on fait tout, au contraire, pour la tenir à prudente distance de ce qui, pour soi, fait sens. Ceci n’implique pas que l’on méprise les avantages matériels, et notamment les objets, au demeurant si fascinants, de la modernité. L’illusion au contraire consiste à s’imaginer qu’il pourrait être possible de s’en emparer sans se plier aux règles de vie qu’insidieusement lesdits objets portent en eux et importent avec eux. Hélas, 130 cette implacable logique qui fait que les artefacts techniques tendent forcément à reproduire chez l’utilisateur les formes sociales dans le cadre desquelles ils ont été conçus, personne ne la perçoit a priori : elle ne se dévoile qu’à l’usage. Alors, pour échapper à cette étreinte que l’on pressent mortelle, mais qu’on ne peut analyser que sur le seul registre de la magie, les peuples qu’assaille la modernité s’efforcent de la combattre par la dérision et par la mise en scène. Mais déjà, c’est trop tard : la débâcle n’est plus conjurable. Pas même en appelant à son secours le Dieu des envahisseurs, comme nous l’avons vu faire par les Papous, comme le firent également les Mayas dans le Chilam-Balam… Un dernier exemple, celui d’un autre village-décor, achèvera de donner des repères pour l’interprétation de l’étrange clairière des Yaminahuas. Nous le tirons de l’ouvrage que Christian Geffray a consacré à une analyse anthropologique de la guerre au Mozambique1. On sait que dans ce pays, les autorités gouvernementales, d’inspiration marxiste, avaient concentré la population rurale en de grands villages communautaires. Mais une guérilla réactionnaire, financée par la Rhodésie puis par l’Afrique du Sud, n’avait pas tardé à détruire ces villages collectifs, poussant la population (qui d’ailleurs ne demandait que cela) à se redéployer en habitat dispersé, à proximité des parcelles cultivées dans la brousse. Ceci n’empêcha pas les forces gouvernementales 1. Christian Geffray, La Cause des armes au Mozambique. Anthropologie d’une guerre civile, éditions Karthala, 1990, p. 175-182. 131 de reprendre le contrôle de la région ; sans disposer toutefois des moyens nécessaires pour faire réoccuper les villages détruits. On vit alors les villageois ne reconstruire, sur le plan conservé de leur village communautaire, que de minuscules “maisons de poupée”, “répliques fantomatiques”, dit Geffray, de leurs anciennes demeures : Faites d’herbes sèches, elles sont trop petites pour qu’un adulte puisse y tenir debout : elles sont vides, sans cloison à l’intérieur, dépourvues de palissade à l’extérieur, sans cour, sans grenier : nul récipient de terre n’a été oublié sous la minuscule véranda, aucun lit, aucune natte ne traîne à l’ombre, aucune odeur n’est perceptible que celle venue de la brousse voisine, aucun bruit hormis celui des mouches et de l’air sous les feuilles, sur la terre que personne ne balaie – personne ne vient manger ni dormir dans les cabanes, personne ne passe, nulle âme qui vive en ces endroits. Le seul usage de ce décor est donc cérémoniel : chaque fois qu’une autorité quelconque pointe le bout du nez, les habitants quittent leurs demeures de la brousse pour venir s’assembler sur la place de leur ancien village collectif, face à la cabane du parti, afin d’exécuter les rites de la particratie ! Evidemment, note Christian Geffray, “nul n’est dupe de la fonction véritable de ces alignements de maisonnettes factices et désertées” qui constituent le “village de poupées” : il s’agit bien d’un simple décor, dressé aux seules fins d’interpréter une comédie politique où chacun trouve son compte. D’une part, explique l’anthropologue, la population parvient ainsi à marquer tout aussi bien son allégeance au pouvoir d’Etat et son désir de demeurer sous sa 132 protection, que son refus de se plier aux exigences de la villagisation. Quant aux autorités, de leur côté, elles estiment sans doute que dès lors que la population consent à revenir au village collectif chaque fois que l’exige le rituel civique, se trouve préservée “à moindres frais” la réelle fonction desdits villages, qui est essentiellement d’ordre politique. De part et d’autre, par conséquent, il s’agit bien – ici encore – de simuler pour ne pas faire : soit qu’on ne le veuille pas (les paysans), soit qu’on n’en possède pas les moyens (le pouvoir d’Etat). Ce qui est inédit dans ce dernier exemple, c’est qu’en l’occurrence la comédie est double, pouvoir moderne et réticences traditionnelles jouant cette fois la complicité dans une mascarade mutuelle qui, à défaut d’exprimer la sagesse, présente au moins les avantages de la tolérance1. 1. Un de mes étudiants en doctorat, M. Boniface Gbaya Ziri, traitant d’un sujet similaire (les efforts du pouvoir colonial français en vue de regrouper en villages les Bété de Côte-d’Ivoire), est tombé, dans les archives de Côte-d’Ivoire (cote 1EE [2/3/b]), sur un délicieux document daté du 2 juillet 1924 et intitulé : “Rapport sur la situation politique.” Son auteur, un commandant de cercle, au retour d’une tournée dans la région bété, s’y exprimait de la façon suivante, où l’on reconnaît la lucidité, mais également la complaisance scénologique dont feront preuve, beaucoup plus tard, les commissaires politiques mozambicains : “Tous ces excellents sauvages vivent en camps volants, écrivait-il. Lorsqu’un chef blanc doit passer dans un village, reconstruit par force, le chef de village, directeur de la mise en scène, place quelques figurants dûment stylés et sachant leur rôle, dans les cases du village, afin de faire croire que celui-ci est habité. On offre le poulet étique traditionnel (…) puis, à peine le Blanc a-t-il disparu au premier détour du sentier, que les comédiens s’empressent de reprendre leur véritable rôle et rejoignent les campements situés en pleine forêt.” 133 Pour conclure cette analyse menée par superpositions d’images, revenons une dernière fois à l’étrange clairière des Yaminahuas. Il est remarquable qu’étant allés dérober à grands risques ce qu’ils trouvaient de plus fascinant dans le campement des pétroliers, les Yaminahuas ne l’ont pas ramené chez eux, dans leur cadre de vie quotidien, mais au contraire déposé en lisière de chez eux, dans un village-décor situé en aval, c’est-à-dire vers l’extérieur, sur la route menant à – ou venant de – l’étranger. Ceci démontre éloquemment qu’il n’y a pas ici appropriation mais acte de défense. Cette clairièremusée – ce temple, si l’on veut – est donc en fait un leurre, une conjuration, produit de la double passion de l’attirance et de la répulsion pour la quincaillerie du moderne : on ne s’est emparé des choses que pour mieux esquiver ce qu’elles signifient. Dans ce cas, non seulement imiter ce n’est pas comprendre, mais faire à contresens. Comme dans les exorcismes, ou les messes noires. Pour qu’imiter soit comprendre, il faut aimer ce qu’on imite. Au point d’éprouver le désir de se fondre en lui, et de le recréer en le reproduisant. Dans l’enthousiasme et dans la liberté. C’est cela justement que la modernité n’a jamais su offrir aux peuples qu’elle assiège. POST-SCRIPTUM Le 3 mai 1995, inaugurant à l’Unesco le colloque de fondation du Centre international d’ethnoscénologie (au cours duquel le texte ci-dessus devait faire l’objet d’une communication), Jean Duvignaud définit le théâtre comme étant “ce qui commence lorsque le ciel 134 se vide” : quand, les dieux étant mis en congé en tant que donneurs de sens, les hommes se voient soudain confrontés au défi de trouver en eux-mêmes une réponse à ce que Jean Duvignaud encore appelle “ces insupportables déterminismes” : la naissance, la sexualité, la faim, et puis surtout : la mort. Pour ne pas fuir, il faut alors inventer. Par exemple : des personnages. Mettant l’accent sur ce qui sépare une scénification d’une véritable théâtralisation (cette dernière supposant la création d’un “texte” : littéraire, ou à tout le moins chorégraphique), ces propos contribuent à éclairer le sens des anecdotes rapportées dans mon article : pures scénifications, la clairière des Yaminahuas, tout comme l’imitation du livre des Kalash, et les miniatures de villages africains sont dépourvues de personnages aussi bien que de texte. C’est en cela qu’elles ne s’élèvent pas au-dessus de l’expression d’une perplexité, de l’aveu d’une inquiétude, peut-être d’une fascination. Pour qu’intervienne une théâtralisation proprement dite de l’interculturel, il eût fallu bien davantage que cette simple mise en présence matérielle, concrète, avec un monde extérieur inquiétant : ce qui fait défaut ici, c’est l’élaboration féconde d’un sens, par le biais de la production d’un texte, et de la mise en scène d’acteurs capables de le prendre en charge. On sait – les débats du colloque l’ont montré – que ceci peut parfaitement intervenir, dans d’autres situations que celles décrites ici, qui malheureusement sont de pure méfiance, en ceci qu’elles n’expriment que le manque de confiance, en l’Autre aussi bien qu’en soi-même. Notons que tout ceci met bien en évidence l’intérêt d’un concept comme celui d’ethnoscénologie qui, se 135 situant à leur charnière, permet de réunir sous une même attention critique autant les scénifications muettes que les théâtralisations actives qui s’instaurent dans l’interculturel. Et de mesurer ainsi l’écart de créativité qui sépare les unes des autres. MERCEDÈS ITURBE LE THEÂTRE PAYSAN AU MEXIQUE Au cours de la période préhispanique, le théâtre mexicain est parvenu à une connotation rituelle et spirituelle si forte qu’il arrivait à réunir des milliers de personnes pendant les fêtes religieuses. Lorsque les missionnaires comprirent le poids qu’exerçait le théâtre de masse sur le peuple, ils l’adoptèrent comme instrument pour certains buts précis. Le théâtre, la musique et la danse en NouvelleEspagne, furent, au cours du XVIe siècle et une partie du XVIIe, des instruments au service de l’évangélisation. Les moines espagnols, ayant le ferme objectif de diffuser les idées chrétiennes, surent très bien canaliser le profond sentiment religieux des Indiens ainsi que leur attirance pour les rituels de grand apparat et leur amour de la danse en tant qu’acte directement lié au culte. Les conquérants et les moines assistèrent à de nombreuses représentations et spectacles de danse indigènes, la possibilité d’en conserver une partie ne leur déplut pas, que ce soit pour servir d’entraînement aux Indiens ou pour les adapter et les intégrer au processus d’évangélisation. Après la grande importance que prend le théâtre avant la conquête, le Mexique connaît d’autres formes qui n’ont rien à voir avec la première. 137 L’héritage du théâtre préhispanique a conservé l’existence des pratiques, des rites religieux et civiques que les peuples célèbrent à l’air libre. Ensuite nous avons un genre de théâtre de boulevard qui remonte au XVIIIe siècle. La liberté des comiques, leur critique illimitée, provoquèrent de sérieuses répressions et le gouvernement réussit presque à l’éliminer mais, malgré tout, ce théâtre ressuscita. Nous avons enfin le théâtre d’héritage métis qui commence au XVIe siècle, en espagnol, et qui est considéré comme “le théâtre mexicain”, celui-ci oublie volontiers ses deux autres essences. Il s’agit d’un théâtre européanisé qui s’adresse à la classe moyenne et aux classes plus élevées, c’est-à-dire à un secteur réduit de la population. Le théâtre dans des espaces ouverts s’est joué au Mexique depuis l’époque préhispanique, comme nous l’ont décrit les chroniqueurs des Indes. Pendant l’évangélisation, ce théâtre se faisait dans de vastes espaces et était très spectaculaire. Mais au XXe siècle, il devient théâtre de masse, constitué d’estampes illustrées par la musique et la danse. En 1983, s’initie au Mexique une expérience théâtrale qui reprend les trois essences et rompt avec l’idée des quatre murs du théâtre, lui ouvrant ainsi le ciel et la terre. Il s’agit du laboratoire de Théâtre paysan, fondé et dirigé par Maria Alicia Martínez Medrano. Il existe des antécédents, qui ont eu peu de succès, de théâtre rural et de missions culturelles dont les objectifs étaient très positifs. Cependant ces tentatives provoquèrent leur propre échec didactique et esthétique en offrant des œuvres élémentaires et de thématique immédiate aux communautés, mais surtout en essayant d’apporter une culture théâtrale et politique 138 à des gens qui ont leur propre culture et lecture du monde. Il s’agissait d’un accès au théâtre absolument bilatéral. La principale stratégie du laboratoire de Théâtre paysan et indigène n’est pas de transporter les spectacles dans les villages mais de vivre avec le peuple et de faire le théâtre avec le peuple et pour le peuple. Les laboratoires basent leur théorie et leur pratique sur Stanislavski. Cependant, leur esthétique est très ouverte aux stimulations des autres arts des autres faiseurs de théâtre, mexicains ou universels, et surtout aux contributions de la communauté concernée, lesquelles se sont traduites par des rythmes, des tonalités, des façons de marcher, de s’habiller ou de s’alimenter. Les laboratoires reçoivent également la stimulation des fleurs et de la nature en percevant les liens étroits entre la vie et le théâtre. Toutes les œuvres ont l’air d’être une grande symphonie de paroles et de couleurs. Les étudiants, sans se déraciner de la terre, sans avoir d’expectatives de vedettariat commercial, savent que leur principale mission artistique s’accomplit envers leur peuple. Les matières étudiées sont : le jeu, la voix, la diction, l’analyse de texte, le genre, la dramaturgie, la danse, la pantomime, le maquillage, le costume, la production, la musique, l’histoire du théâtre, l’histoire régionale et nationale ainsi que d’autres cultures indigènes en plus de la leur. Dans les laboratoires de Théâtre paysan, les éléments théâtraux se métamorphosent en végétation : les bords de l’avant-scène sont des pousses d’arbustes, les piliers sont des arbres, le décor est une montagne avec ses arbres et ses sentiers, une rivière ou l’esquisse d’un village. Les caractéristiques du théâtre de Maria Alicia Martínez Medrano ont été adaptées et adoptées par ses 139 élèves sans pour autant être fidèlement copiées, les étudiants ont même apporté des innovations. Le montage du spectacle n’est pas travaillé de manière orthodoxe ; les participants s’emparent de l’espace, l’adoptent, le transforment, le rendent quotidien et sacré. Par ses valeurs esthétiques, éthiques, sa naturalité, simplicité et complexité, chaque mise en scène nous place au centre de la toile de fond de la culture indigène et paysanne. Elle rompt avec tous les clichés et les discriminations. Elle nous fait prendre conscience du fait que tout le théâtre est multiple, et du fait que les vestiges du théâtre préhispanique, du théâtre syncrétique, sont plus importants que ce que l’on croit. Les laboratoires ont pris ce chemin qui les transforme et nous transforme. Ils réalisent un travail d’ouverture de brèches et une véritable expérimentation. Connaître les laboratoires est une leçon esthétique et ontologique. Il s’agit aussi d’une revalorisation globale de la culture populaire comprise comme une manière de vivre en harmonie avec le milieu et fondée sur un savoir ancien mais toujours en vigueur pour ceux qui continuent de vivre en contact intime avec la terre et les marécages. Les laboratoires sont un projet culturel créé par le village, et c’est précisément ce qui le rend fondamental. L’art s’incorpore à la vie des paysans. L’espace naturel devient espace scénique, et tout se traduit par une nouvelle syntaxe dramatique d’une qualité d’expression des plus réussies. L’on démontre ainsi la possibilité de former des acteurs, qui, sans aucun antécédent, se donnent passionnément au jeu de scène, et confirment la séduction qu’exerce sur tous les êtres humains cette “autre scène” qui dédouble magiquement la vie de tous les jours. 140 L’on prouve également la possibilité de convoquer un public qui n’est pas exclusivement urbain, ni préparé auparavant pour assister à une pièce de théâtre. Les paysans de cultures indigènes participent en tant qu’acteurs, en tant que spectateurs et même en tant que dramaturges, avec un enthousiasme qui génère des espoirs bien fondés sur la possibilité d’un surgissement d’un théâtre rendu à ses origines populaires et ancré dans son lien avec la terre et ses racines, lien qui tient beaucoup de l’expérience religieuse, du besoin de s’attacher au sacré. L’intégration des professeurs, presque tous d’origine paysanne, aux conditions de vie de la communauté, est fondamentale. L’identification entre les professeurs et la communauté représente un principe sans lequel ce phénomène ne pourrait exister. Leur mimétisation leur permet d’être acceptés comme partie intégrante et non comme des étrangers. C’est pour cela qu’ils vivent sur leur lieu de travail et sont immergés dans les douleurs et les joies de tous. L’un des buts essentiels du laboratoire est d’entraîner les participants afin qu’ils soient capables de sauver les valeurs culturelles des diverses communautés, en prenant les éléments de la culture nationale et universelle qu’ils considèrent les plus riches. Il y a quelques années, le laboratoire a réalisé la mise en scène de Bodas de Sangre, Noces de sang, de García Lorca, cette pièce dépassa toutes les attentes. La force tempétueuse de sa tragédie paysanne fut reprise par les gens du village d’Oxolotán qui l’ont convertie en une interprétation passionnée de grande intensité. La mise en scène de Bodas fut reçue par la communauté comme un miroir dans lequel elle pouvait se reconnaître. Il y avait des femmes allaitant des enfants 141 qui répétaient les tirades de mémoire, et des enfants accompagnés de vieillards qui ne se lassaient pas de revenir voir la pièce plusieurs fois de suite. Bodas de Sangre, en version oxolotèque, semblait avoir été pensée pour ce théâtre naturel, avec un décor de végétation forestière et un soleil de plomb, ou bien des nuages annonçant l’orage. García Lorca n’était pas étranger à nos paysans sinon ils n’auraient pas pu se l’approprier de manière si viscérale, comme si ce drame avait surgi organiquement de leurs propres biographies. Les mises en scène du laboratoire de Théâtre paysan ont été nombreuses et ont été réalisées dans différents endroits du Mexique avec des indigènes de cultures différentes, aussi bien du sud, que du centre ou du nord du pays. Bodas de Sangre, Roméo et Juliette et la Tragédie du jaguar ont été les pièces les plus remarquables. L’Institut de culture de Morelos participera à partir du mois de mai à une nouvelle mise en scène du laboratoire ; La Visite de la vieille dame, de Frédéric Dürrenmatt. Son but est de faire participer un grand nombre de paysans et d’acteurs de Morelos dans un projet théâtral d’intégration et de revalorisation culturelle. L’œuvre a été adaptée à la vie des indigènes et des paysans de la région pour les raisons suivantes : a) Cette région fut un centre de cérémonie indigène. La canne à sucre fut la culture qui a produit dans cette région des gains exorbitants et, par conséquent, fait multiplier les haciendas qui enrichirent les conquérants à travers le travail d’esclaves indigènes. A l’époque de la révolution, les haciendas productrices de canne à sucre ont souffert des crises extrêmes. 142 b) La Visite de la vieille dame parle d’un village dont l’économie est en ruine. La vie d’un village dans la misère et dont la source de production agricole est épuisée. La tâche de réunir la population qui participera et apportera les aspects essentiels de la communauté commence ce mois de mai, les répétitions et la production au mois de juillet, et l’inauguration aura lieu à la miseptembre. Notre intention ainsi que notre intérêt est de présenter le résultat de cette mise en scène dans le cadre du colloque et festival que le Centre international d’ethnoscénologie organisera à la fin de l’année 1996 ou au printemps de 1997. J’ai la certitude que le travail réalisé au Mexique par le laboratoire de Théâtre paysan pendant plus de dix ans s’intègre dans les schémas et les objectifs du Centre international d’ethnoscénologie. Il s’agit très probablement de l’expérience théâtrale mexicaine la plus étroitement liée, ces dernières années, à la définition exposée par ce Centre de création nouvelle auquel nous prédisons le plus grand succès à l’occasion de ce colloque de fondation. Traduit de l’espagnol par Anne Labrousse QUESTIONS ARMINDO BIAO QUESTIONS POSEES A LA THEORIE Une approche bahianaise de l’ethnoscénologie LE CONTEXTE Ce n’est pas un hasard si le terme “ethnoscénologie” puise ses racines dans la langue grecque. Celle-ci demeure toujours la référence des codes linguistiques dominant l’univers intellectuel dans le monde. D’une part la critique de l’ethnocentrisme, qui s’est développée dans le milieu intellectuel européen ces derniers temps, les conflits interculturels, notamment avec les immigrants d’origine maghrébine en France, l’importance et la violence des mouvements d’affirmation ethnique et religieuse, d’autre part la banalisation des nouvelles technologies de communication et l’expansion d’un marché de consommation mondial, forment le contexte qui a donné naissance à cette nouvelle discipline. De pair avec l’air du temps et sa mise en cause des paradigmes de la science moderne, l’ethnoscénologie se constitue sous le signe du paradoxe. Il s’agit bien d’une discipline mais qui se veut interdisciplinaire. 145 Le terme ethnologie correspond en France à ce qu’on appelle habituellement aux Etats-Unis anthropologie culturelle et en Angleterre anthropologie sociale. Il s’agit de la discipline scientifique qui s’attache à étudier un groupe racial (une ethnie), un peuple, une nation. Sa méthode privilégiée est l’ethnographie, c’est-à-dire la description des phénomènes sociaux de la population choisie comme objet de recherche. Ethnobotanique, ethnolinguistique et ethnomusicologie sont des dérivés de cette discipline qui s’occupent des différents aspects (linguistiques ou musicaux, par exemple) du patrimoine réel et du patrimoine imaginaire d’une ethnie, et par extension d’un groupe culturel donné s’exprimant par des habitudes, des usages relevant de la communication et des rituels. L’ethnoscénologie s’inscrit dans la même perspective et partage les mêmes problèmes épistémologiques. 1. Tout d’abord, ressort la difficulté de bien circonscrire l’objet de la recherche. Selon le manifeste du Centre international d’ethnoscénologie, la diversité culturelle comprend, du point de vue des pratiques spectaculaires organisées, des façons d’être, “de se comporter, de se mouvoir, d’agir dans l’espace, de s’émouvoir, de parler, de chanter et de s’orner qui tranchent sur les activités banales du quotidien ou les enrichit et fait sens”. Dans quelle mesure, le théâtre, la danse, la musique, les rituels religieux, les compétitions sportives, les manifestations politiques, les défilés, ainsi que d’autres célébrations collectives, s’inscrivent dans cet ensemble ? 146 Est-ce que les habitudes partagées par les gens de Bahia lorsqu’ils fréquentent la plage presque quotidiennement, par exemple, y ont leur place ? 2. Se pose ensuite la question de l’ambiguïté de la méthodologie. En s’opposant au préjugé ethnocentriste afin d’essayer de résoudre un des plus importants problèmes de ses disciplines-sœurs, l’ethnoscénologie propose la réalisation “d’analyses intérieures” et “d’analyses extérieures” et d’abandonner les notions telles que “mentalité prélogique”, “primitif” et “sociétés appelées à disparaître”. Elle propose également la création d’un inventaire des pratiques spectaculaires organisées. Comment établir les conditions de la recherche, les relations entre le chercheur et l’objet de son étude, le trajet qui va du sujet à l’objet ? Comment la sympathie et l’empathie1 y sont prises en compte ? Quoi faire de la capacité de juger ? Comment décrire les rites d’excision, par exemple ? Quelles limites fixer entre l’éthique et l’esthétique ? Maffesoli2 parle de l’éthique de l’esthétique, du sentir ensemble qui fait lien. Lorsque le chercheur est (ou devient) partie prenante de son objet d’étude, comment juge-t-il le préjugé ethnocentriste ? Comment traduire (traduttore, traditore) dans des langues et donc des façons de penser et d’être diverses, des phénomènes semblables mais différents ? 1. Scheler, Nature et formes de la sympathie, 1971. 2. Michel Maffesoli, Temps des tribus ; le déclin de l’individualisme dans la société de masses, Le Livre de Poche, Paris, 1986 (rééd. 1991), 288 pages. 147 Pour tenter de répondre à ces questions, il faudra décider de l’ampleur et de la diversité de l’objet d’étude. Un critère peut être l’appétence du chercheur qui lui donnera cette “compétence unique” dont parlent les ethnométhodologistes nord-américains. Grâce au concours des chercheurs des différentes “ethnies” de la planète, l’ethnoscénologie pourrait construire son inventaire des pratiques spectaculaires. D’autre part, le chercheur devra assumer son implication dans l’objet de son étude, soit avec l’ethnie soit avec le groupe social qui l’intéresse. 3. La dernière question concerne l’affirmation du manifeste suivante : “le triomphalisme technologique conduit à la massification des formes culturelles. Les modèles dominants sont diffusés et donnés pour universels, tandis que l’extrême variété des pratiques ne trouve pas droit de cité.” Or, la caractéristique spectaculaire de l’exotique est de plus en plus explorée par les médias, l’industrie culturelle et l’industrie du tourisme. L’appel commercial de l’exotique devient, en quelque sorte, une tarte à la crème. Les modèles culturels dominants, marqués principalement par la façon de vivre et de penser aux Etats-Unis et en Europe occidentale, sont des piliers du marché mondial et de l’expansion des nouvelles technologies. L’attraction et le rejet de l’étranger y trouvent simultanément droit de cité. Pourtant, nombre de chercheurs contemporains y voient une tendance différente de la “massification” exprimée par le manifeste. Maffesoli, par exemple, parle de la société de masses mais aussi de l’affirmation croissante du local et du tribal. Le triomphalisme technologique peut-il être un allié de l’ethnologie ? Je crois que si l’on parvient à relativiser ce triomphe, on peut répondre affirmativement. 148 UN ETAT DES LIEUX DANS LES ETUDES THEÂTRALES A BAHIA La “nation” bahianaise est unique du fait qu’elle résulte d’un mélange d’ethnies d’origines native, européenne et africaine. En cela, elle est comparable à certaines “nations” antillaises et nord-américaines. Par ailleurs, les traditions et les nouvelles technologies y semblent faire bon ménage. C’est ce que j’ai cherché à montrer dans mes recherches sur les transformations dans la vie quotidienne et le théâtre au cours des années 1968-1980 à Bahia1. L’industrie du tourisme et l’industrie culturelle se fondent (comme ailleurs) sur la tradition. Ville portuaire, marché et forteresse, Salvador de Bahia a été capitale du Brésil et la plus importante ville de l’hémisphère sud pendant près de deux siècles. La vocation bahianaise à affirmer tout à la fois sa singularité, ses traditions et une sympathie envers les nouveautés s’exprime notamment dans l’invention du trio elétrico (depuis 1950) : un gros camion qui circule lors du carnaval ou d’autres célébrations collectives, transportant des musiciens bien équipés qui jouent, pour la danse, une musique fortement influencée par les percussions africaines sur des paroles à dominante portugaise avec des instruments originaires des trois continents. L’industrie phonographique connaît à Bahia un essor considérable depuis une dizaine d’années. Le show business en général et le théâtre en particulier en tirent profit. Les manifestations religieuses, les fêtes populaires et les habitudes quotidiennes, qui servent d’assise à ce 1. Armindo Bião, Théâtralité et spectacularité, une aventure tribale contemporaine à Bahia, thèse de doctorat, Sorbonne, Paris, 1990. 149 bouillonnement, connaissent une croissance remarquable, contrairement aux intuitions de certains intellectuels, notamment Roger Bastide. On pensait en effet que le développement industriel de la région de Bahia depuis une vingtaine d’années ferait disparaître par exemple le candomblé, rite religieux fondé sur la transe et la possession. C’est une tout autre réalité qui se dessine aujourd’hui, si l’on en juge d’après les travaux des historiens, sociologues, anthropologues, ethnologues, folkloristes, et d’après les témoignages d’artistes et de curieux en général. Le théâtre professionnel, en tant qu’activité permanente et régulière, apparaît comme un événement dans les années quatre-vingt ; le théâtre universitaire, quant à lui, célébrera l’année prochaine son quarantième anniversaire. C’est au début du XIXe siècle que les élites bahianaises commencèrent à fréquenter les salles de théâtre de la ville. Celles-ci étaient apparues au XVIIIe mais ne fonctionnaient alors que de manière épisodique. Entre le XVIe et le XVIIe siècle, afin d’éduquer les populations indigènes et les colons, les jésuites avaient utilisé les techniques théâtrales européennes dans les écoles et les places publiques en les associant aux mythes et aux matériaux locaux. Parallèlement, des Portugais : aventuriers, fonctionnaires, exilés, parmi lesquels un bon nombre de juifs convertis, ainsi que des esclaves africains, avaient apporté des formes musicales et des rites collectifs qui se sont mélangés aux musiques et aux rituels indigènes. Cette capacité à échanger des codes avec ceux de la culture théâtrale catholique a permis l’élaboration d’un patrimoine qui permet aujourd’hui de considérer Bahia 150 comme le cadre d’un ensemble de “danses dramatiques1” et de formes de “théâtre populaire” original, bref comme un foyer de culture et partant, un terrain d’une grande fertilité pour l’ethnologie. Simultanément à l’émergence du théâtre bahianais professionnel, on peut assister à une utilisation croissante des signes de la culture traditionnelle et des thématiques locales, allant de pair avec l’usage des acquis technologiques les plus récents. Ceci se remarque également dans les médias. Toute cette problématique n’a pas encore été sérieusement explorée. Néanmoins, à part des études récentes sur le candomblé2, nombre de recherches se sont développées ces dernières années à Bahia, que ce soit sur le théâtre, sur les relations entre tradition, imaginaire et télécommunication, sur l’industrie musicale, ou les groupes de carnaval à dominante afroaméricaine. D’un point de vue ethnoscénologique, tous ces travaux mériteraient de faire l’objet d’une bibliographie commentée. CONCLUSION Les perspectives de travail proposées lors du colloque de fondation du Centre international d’ethnoscénologie sont très positives. Elles devraient permettre de développer une connaissance mutuelle des divers groupes 1. Selon l’expression de Mário de Andrade. 2. Dont une des cérémonies publiques a été décrite en tant que spectacle par Michel Simon dans un article paru dans l’Histoire des spectacles, Encyclopédie de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1965, 2038 pages. 151 culturels dans le monde et de constituer une mémoire de leurs pratiques spectaculaires organisées, en suggérant la mise en place de recherches communes selon une méthodologie relativiste et comparative. MEL GORDON ETHNOSCENOLOGIE ET PERFORMANCE STUDIES 1 Je voudrais vous narrer quelques anecdotes qui montreront que, premièrement, le fait de faire du théâtre et de montrer son corps semble être quelque chose d’instinctif, une caractéristique normale du comportement humain, et deuxièmement, les modes de représentation spectaculaires changent en permanence selon les cultures et les individus. Il y a deux jours j’essayais en vain de trouver des activités divertissantes à Pigalle quand, à la station de métro Stalingrad, les dieux m’ont souri. Sur le quai en face il y avait deux ivrognes, un vieux et un jeune. Ils commencèrent à se disputer d’une manière très réjouissante. D’abord ils se sont installés dans le coin de la station le mieux éclairé et leurs voix étaient claires et distinctes. Ils semblaient se disputer à propos de café. Alors que le vieux se préparait à partir, le jeune a proféré une grossièreté. Surpris, le vieux a ôté sa veste et s’est approché du jeune. Je regardais tous les gens qui observaient cette confrontation et il semblait que ça 1. Retranscription de la communication présentée dans le cadre du colloque de fondation. Traduit de l’américain par Pierre Bois. 153 allait tourner au pugilat. Au dernier moment, ils ont fait un bras d’honneur et ils sont partis. Etait-ce du théâtre formel ou du théâtre brut ? Fallait-il interroger les ivrognes et les spectateurs pour le savoir ? Cette conscience du corps, de l’espace et de la voix, voilà justement ce que je souhaiterais enseigner à mes étudiants. Dans l’étude des cultures étrangères, nous, les chercheurs, avons très souvent une grande influence sur les acteurs et les spectacles que nous observons. Je pense ainsi à ce professeur réputé qui reçut une bourse conséquente pour partir en Nouvelle-Guinée. Une fois là-bas, il se rendit à l’intérieur des terres avec sa femme qui était photographe. Mais, à cause du décalage horaire, ils manquèrent le spectacle qu’ils étaient venus observer. Le professeur paniqua. Accompagné de son traducteur, il alla trouver le chef du village et lui demanda s’il était possible de voir quelque chose se rapportant au spectacle afin de prendre des photos. Mais le chef du village dit que ça coûtait très cher de remonter cette représentation. Désespéré, le professeur lui dit : “Je vous paierai autant que vous le voudrez si vous acceptez de reconstituer cette représentation.” Le chef du village accepta. Le professeur rédigea des textes sur cette représentation, les photographies furent publiées et de plus en plus de touristes affluèrent vers le village. La corruption de ce milieu fut presque immédiate. Quand je l’appris, cette histoire me fit beaucoup de peine. Quelque chose d’authentique avait été détruit. Mais dans les rapports anthropologiques qui parurent ensuite, il apparaissait que la qualité des représentations ne cessait de s’améliorer. Les gens du village attendaient qu’il y eut 154 suffisamment de touristes payants pour monter leur spectacle. Ainsi quelque chose a été détruit et le spectacle a changé de mode de représentation. Parfois, pourtant, il résiste. Alors que j’enseignai à l’université de New York, j’eus moi aussi l’occasion de changer les modalités d’un spectacle. Chez les juifs hassidim de New York, le théâtre n’est autorisé que le jour de Pourim. D’ailleurs, ce jour-là comme pour Mardi gras tout est permis : les enfants fument et s’habillent comme des souteneurs et des prostituées, les étudiants en théologie boivent du vin doux et vomissent dans les cabines de téléphone, très excités d’avoir, ce seul jour de l’année, le droit d’aller au théâtre. Les synagogues sont bondées au point que, dans cette presse, on a l’impression de redevenir un enfant. Les spectacles commencent à minuit et finissent à six heures du matin. Ils sont joués par les gens les plus stupides de la communauté, mais comme ils attendent toute l’année pour se donner en représentation, le résultat est extraordinaire. Ces spectacles sont organisés de la manière suivante : ils commencent par un spectacle de vingt minutes qui est suivi d’une heure de répétition du spectacle suivant. J’ai donc demandé au metteur en scène : — Pourquoi faites-vous une répétition au beau milieu de la représentation ? — Et vous, comment faites-vous ? Je lui expliquai alors que nous avions des semaines de répétitions avant la représentation. — Mais mes acteurs sont trop idiots pour se souvenir de leurs rôles pendant si longtemps ! 155 Intelligent, l’homme vérifia pourtant autour de lui si ce que je lui avais dit était vrai et il constata que c’était le cas. L’année suivante il modifia sa méthode de direction d’acteurs. Comme presque tous les comédiens portaient des lunettes, il y fit fixer de petits écouteurs qui lui permettaient de transmettre ses instructions depuis la régie et de pouvoir en même temps surveiller les réactions du public. La seule chose que les acteurs maîtrisaient vraiment, du fait de leur culture, c’était le chant. Le metteur en scène remarqua qu’à certains moments le public s’ennuyait et qu’à d’autres il était très excité. Alors, tantôt il disait à ses acteurs : “Coupez ! Coupez la chanson !” ou au contraire : “Reprenez-la ! Reprenez-la !” Du point de vue technique, la représentation s’avéra un désastre. L’année suivante, le metteur en scène décida donc de revenir à l’ancienne méthode. Voilà donc une tradition que je n’ai pas détruite ! Je souhaiterais maintenant dire quelques mots de la relation entre les études sur le théâtre et les technologies qui sont à leur disposition. Curieusement, c’est en 1925 à Paris, qu’on élabora la méthode la plus sophistiquée d’enregistrement des rituels du monde entier. C’était une tentative scrupuleuse de notation exhaustive du texte et du jeu des acteurs. Mais la notation des mouvements et des processus internes ne fut pas un grand succès. Dans ce projet il n’y avait pas de distinction entre théâtre formel, rites et processions. Mais une génération plus tard on introduisit une séparation entre le théâtre “professionnel” et les théâtres rituels. Il fallut 156 quarante ans, de 1920 à 1960, pour définir ce qui devait être considéré comme faisant partie du théâtre international. Il est en effet difficile parfois, notamment en Afrique et en Asie, de distinguer les formes chorégraphiques des formes théâtrales. Au début des années 1970, les performance studies se proposèrent de résoudre ce problème, en partant du principe que puisque le théâtre repose avant tout sur un texte et sur une architecture particulière, le comportement corporel et la représentation du corps devaient devenir l’objet central de leur recherche. Le comportement humain était alors envisagé sous trois angles : le jeu, le rite et le travail. Dans l’activité rituelle, la répétition du mouvement rend ce dernier plus important qu’il n’y semble de prime abord. Dans l’activité ludique au contraire, les événements sont moins importants qu’ils ne le paraissent. Ces deux activités s’opposent à l’activité professionnelle en ce qu’elles atténuent le stress et c’est de leur superposition que naît le spectacle. Partant de là, les performance studies ont essayé de mettre de nouveaux sujets en rapport avec le théâtre. Par exemple, on s’est mis à comparer l’élevage des pigeons sur les toits des maisons avec le théâtre, on a étudié les rodéos homosexuels au Texas… Et évidemment, on n’y enseigne plus Shakespeare ni Molière. Les performance studies posent donc un problème aujourd’hui, que j’espère voir résolu ici, c’est la tendance à l’analyse et au jugement immédiats alors que dans la méthode scientifique, la première chose à faire, c’est rassembler du matériau. C’est essentiel car quand on parle de théâtre, on est trop souvent obligé d’imaginer à quoi ressemble le spectacle. J’espère donc que la première mission que se donnera le Centre d’ethnoscénologie sera de rassembler du matériau en profitant des nouvelles technologies qui nous sont aujourd’hui offertes. FRANCOISE GRUND LE TCHILOLI DE SAO TOME (Inventer un territoire pour exister) Pour le tchiloli, curieux spectacle joué par des pêcheurs et des cultivateurs noirs, j’éprouve une attirance qui ne cesse d’augmenter et c’est pourquoi, depuis six ans et à la suite de plusieurs voyages à São Tomé, je rédige de nombreux articles sur cette expression, quasi inconnue, de l’île africaine ; des articles pour les journaux de théâtre, les magazines de danse, pour les revues littéraires ou de poésie, des articles sur l’esthétique et des articles ethnographiques. Voici qu’apparaissent le mot et le concept d’ethnoscénologie, et je ressens immédiatement une sorte de soulagement, car dans chacun de mes écrits j’éprouvais auparavant une espèce de malaise à privilégier tel ou tel aspect du tchiloli aux dépens des autres et surtout de faire entrer cette forme inclassifiable, le tchiloli, dans une catégorie. A l’exception peut-être du terme-outil de “théâtre total” (qui, à l’expérience se révèle singulièrement réducteur), il n’existait pas de moyen de l’analyser dans son ensemble. L’ethnoscénologie offre ce caractère souple et ces possibilités de ramifications innombrables autorisant une exploration plus objective (par rapport à l’Occident) 159 et plus complète des formes spectaculaires peu connues. En outre, elle va permettre de mettre l’accent sur les articulations entre les pratiques corporelles d’une microsociété très particulière, dans sa volonté d’échafauder un système d’illusion qui se révélera vital et une pensée symbolique. L’instrument existe à présent et il va falloir chercher à s’en servir et à exploiter ses possibilités. Les premières études feront probablement apparaître une impression de foisonnement, peut-être de saturation et le trop-plein sera à écumer. Pour le moment, l’enthousiasme guide la main des chercheurs. Va-t-il toujours de pair avec l’intuition ? Tchiloli, d’après le linguiste Jean-Louis Rougé, serait une altération du mot teoria (théorie), dont le a final atone serait tombé avec l’usage. Ce mot aurait pu être véhiculé par les prêtres présents sur l’île qui assistaient à une manifestation dramatisée processionnaire ; en effet, en grec, teoria signifie “procession” ou “députation”. Il sera aisé de constater, par la suite, combien ces deux hypothèses se justifient par rapport à la signification du terme. (Députation du marquis de Mantoue à la cour de Charlemagne et procession des participants, de la case du saint local jusqu’au cimetière, puis jusqu’à l’aire de jeu proprement dite.) Le mot tchiloli, créole, marque la volonté d’un groupe social de posséder sa propre langue. “Nommer c’est d’abord et avant tout prendre possession”, dit Rougé1. 1. Jean-Louis Rougé, Internationale de l’imaginaire, n° 14, numéro spécial sur le tchiloli, éd. MCM, Paris, 1990. 160 Le tchiloli possède la force d’une peinture populaire à la fois ingénue et pleine de symbolisme. Les participants, hommes du peuple, présentent le tchiloli à certaines occasions bien précises. Pour ce faire, ils se rassemblent en sortes de confréries (celle de Boa Morte, de Caixão Grande, de Cotta Barro, etc.). La partie spectaculaire et publique du tchiloli (toujours précédée d’un rituel) se déroule de la façon suivante : Dans une clairière rectangulaire, régulièrement nettoyée, et décorée d’arceaux de feuilles de palmier et de fleurs fraîches d’hibiscus, à l’occasion de la représentation, au milieu des bananiers, des cacaoyers ou des érythrines, prend place un ensemble de musiciens qui ressemblent à ceux d’une fanfare d’un village d’Europe : casquette de garde champêtre, veste d’inspiration militaire, tambours africains à deux peaux, flûtes de bambou et socaleirhos (poches de vannerie emplies de petits cailloux faisant office de maracas). En file mobile, et se dandinant, ils commencent à jouer des airs dansants, dont le rythme peut s’apparenter à des branles ou à des menuets. Ils viennent s’installer sur le côté de la longueur de la clairière. Bientôt les arbres remuent dans le voisinage et, du couvert de la jungle, sort un singulier cortège qui s’approche, à pas dansés, de la clairière1. Ni les pas, ni les costumes ne semblent appartenir à l’environnement. Le personnage qui marche en tête porte un bicorne recouvert de miroirs, de cabochons de verre et de fleurs fraîchement cueillies, une veste cintrée d’où part un flot de rubans bariolés, une culotte de “petit marquis”, des bas blancs, des souliers cirés, des gants blancs et 1. Françoise Gründ, “La danse du tchiloli”, Danser, Paris, mai 1992. 161 une canne à pommeau scintillant. Son visage est caché par un petit masque blanc, en fin grillage. Il s’agit de Ganelon, pair de France et proche de Charlemagne. Il conduit ceux qui le suivent vers une estrade dressée sur une des largeurs de la clairière : personnages masqués de blanc eux aussi et entièrement vêtus de noir ; redingote du XIXe siècle pour l’homme et pour les femmes, larges jupes de taffetas à volants, châles et chapeaux surmontés de mantilles de dentelles noires. Ce sont : le marquis de Mantoue, sa sœur Ermelinde et sa nièce Sibylle. La famille Mantoue, en grand deuil, gagne la “cour basse” et s’assied sur de simples chaises devant une tenture. Un danseur caracolant, dont l’allure vive contraste avec le rythme lent des personnages dont les entrées ont précédé la sienne, avance devant deux porteurs d’une boîte. Le personnage est coloré, entouré de rubans flottants, et les porteurs vêtus de noir. Dans une chorégraphie préstructurée, ceux-ci déposent le petit cercueil, de la dimension d’une boîte à chaussures, au centre de l’aire de jeu, puis viennent se ranger aux côtés de la famille Mantoue. Bientôt un autre cortège se devine dans la pénombre de la ramure. Derrière des porte-étendards, arrive Charlemagne, flanqué de son ministre de la Justice en indéfinissable uniforme de garde-chasse ou de militaire d’un pays imaginaire. Après que l’empereur a gravi les marches de la “haute cour” et arrangé sa longue traîne cramoisie et sa couronne de papier de chocolat doré, débouchent les secrétaires et les greffiers installant sur l’estrade, un peu plus élevée que celle de la “cour basse”, juste en face, téléphones et machines à écrire. La distance entre les deux “cours” est de vingt mètres. 162 Puis paraît le fils de Charlemagne, Carlotto Magno ou Charlot, accusé de meurtre et qui va être jugé. Pendant trois heures, les harangues, les gestes codés, les danses, les entrées et les sorties chorégraphiées vont se succéder, tandis que le public de la brousse, qui, pourtant, connaît l’œuvre par cœur, reste tendu et haletant, manifestant sa participation par des cris, des mouvements de recul et des rires. L’œuvre consiste en une trame simple : Au cours d’une chasse, le prince Charlot, fils de Charlemagne, tue son cousin Valdevinos appartenant à la famille Mantoue. (Le marquis de Mantoue est en fait Ogier le Danois, un compagnon de Charlemagne et un pair de France.) Il commet ce meurtre parce qu’il convoite Sibylle, la jeune épouse de Valdevinos. Avant d’expirer, ce dernier a eu le temps de murmurer le nom de son assassin. Le marquis de Mantoue jure de venger son neveu Valdevinos, héritier de son titre et de ses terres, et envoie une députation à Charlemagne pour demander justice. L’empereur exige des preuves et commence la mise en place d’un véritable procès avec les avocats, les greffiers, le personnel procédurier anachronique, les tentatives maladroites de défense du prince et les larmes de l’impératrice. Enfin, la culpabilité de Charlot est reconnue, et l’empereur, la mort dans l’âme, condamne son fils à être décapité. Les São-Toméens ont, dès les premiers jours, déchiffré le récit de la façon suivante : Charlemagne est le roi du Portugal, lointain, mais juste. Carlotto Magno est le gouverneur portugais de l’archipel de São Tomé et Príncipe, un dictateur inique. Le marquis de Mantoue et sa famille représentent la communauté des filhos da terra (fils de la terre) ou métis défenseurs d’une identité embryonnaire, d’une Afrique rêvée loin des terres 163 métropolitaines. Magnifique contresens fécond pour la stimulation à créer1 ! São Tomé c’est l’Afrique… et ce n’est pas l’Afrique ! Pour les esclaves importés du continent à partir du début du XVIe siècle, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, cette île vierge, avant le premier débarquement portugais en 1493, leur paraissait aussi hostile que le Brésil et les terres des Amériques. Et ce n’est pas la courte distance entre le continent et l’île (environ quatre cents kilomètres) qui change la dureté d’arrachement dû à l’exil ni la nécessité de reconstruction d’une identité2. L’histoire, dans ce cas, peut faciliter la compréhension d’un comportement qui a mené les Noirs à la création d’une forme spectaculaire hybride, anachronique et évolutive qui constitue aujourd’hui un ancrage dans une fluctuante réalité. (Il ne faut pas oublier que l’archipel de São Tomé e Príncipe n’est indépendant que depuis 1973, et que c’est à la fin des années quatrevingt qu’il a réussi à s’affranchir d’un régime prosoviétique.) Les Portugais, premiers occupants du petit archipel situé sur l’équateur, en face des côtes du Gabon, jettent l’ancre parce que l’île constitue un point d’eau providentiel pour les navires faisant route vers l’Inde. Très vite, les esclaves razziés parmi les populations des côtes du golfe de Guinée, ainsi que du Gabon, d’Angola et du Congo, sont mis à la tâche dans les premières 1. Françoise Gründ, “Le tchiloli”, Notre librairie, éd. Clef, Paris, 1990. 2. Claude Rivière, Le Mythe de l’Afrique chez le Noir américain, Bastidiana, n° 9, Centre national du livre, Paris, 1995. 164 plantations de canne à sucre. Prospères et souvent oisifs à partir du XVIe siècle, les maîtres sucriers, sédentaires, qui ont remplacé les marins, font venir du Portugal, pour se distraire, des acteurs ambulants qui ne jouent que deux sortes de drames : le mystère de la Passion et les divers épisodes du cycle de Charlemagne. (Dans le monde hispanique et lusophone, l’épopée de Charlemagne connaît à cette époque un très vif succès.) Au cours des occasions – rares – où le travail peut s’arrêter, les esclaves osent regarder de loin et furtivement les Blancs jouer l’épopée carolingienne. Très vite, ils tirent profit de ce privilège passager, pour mémoriser des fragments de texte, en portugais (la seule langue commune à la population servile ; à ce propos, il faut se souvenir que les esclaves sont volontairement séparés, en groupes non homogènes du point de vue ethnique et linguistique, pour éviter la formation de regroupements d’opposition). Ils récupèrent aussi des lambeaux de tissu, des déchets rutilants susceptibles de constituer des accessoires possibles. Ils fabriquent des instruments de musique (percussions et flûtes) avec des matériaux de fortune et des ingrédients locaux. Et ils se mettent en devoir d’imiter les Blancs. Imiter ?… pas tout à fait ! A vrai dire, il s’agit même d’une tout autre démarche, qui, avec le temps, devient de plus en plus consciente et volontaire. Issus de différentes régions, de différents peuples, parlant différentes langues et pratiquant différentes religions, les esclaves ne possédaient en commun, jusquelà, que le travail. Avec l’un des épisodes du cycle de Charlemagne, qu’ils choisissent parmi les autres – et ce choix du thème va se révéler très significatif pour la prise de conscience de leur future identité –, ils vont 165 trouver le moyen de se rassembler autour d’une œuvre commune, une œuvre ludique : le jeu dramatisé. Ce jeu – plus ou moins toléré – deviendra le point de départ d’un imaginaire où tous les interdits locaux et liés à leur condition pourront être transgressés. Et pour les maîtres, quoi de plus anodin que le mimétisme de leur loisir favori ? Or, sous l’apparence du jeu banal, les esclaves vont accumuler, petit à petit, les éléments d’un puzzle, pour donner le change et construire le simulacre d’un divertissement portugais. En réalité, et par la mise en place d’une illusion d’existence, ils vont recourir au processus de création du mythe de l’Afrique. En cela, ils agissent de la même façon que les Noirs convoyés au Brésil ou dans les Caraïbes. Comme eux, ils font preuve d’une “capacité d’intervention et d’adaptation, face aux défis que représentent l’asservissement, la transplantation et la nécessité de s’adapter à un milieu inconnu1”. Par quels détours, les esclaves puis les affranchis, les métis filhos da terra (fils de la terre ), puis les ouvriers du cacao et du café vont-ils s’approprier un empereur européen et le métamorphoser en chef africain ? Dans le contexte são-toméen, le territoire est partagé entre plusieurs communautés, et la part revenant aux Noirs se trouve limitée et dévalorisée. Il s’agit alors pour eux de dresser des frontières imaginaires à l’intérieur desquelles le désir d’abord de communauté antiportugaise, puis le désir d’Afrique pourra se matérialiser et prendre une intensité grandissante. Une clairière en brousse suffit à représenter un Portugal de pacotille et une Afrique des racines. 1. Françoise Gründ, “Tchiloli ou la subversion du passé”, Echanges n° 10, septembre 1990. 166 Le marquage au sol, par élagage, brûlis, décoration, terre imbibée d’alcool de palme avant chaque représentation, équivaut à une réappropriation territoriale à une échelle infinitésimale où l’Afrique entière jaillit avec ses innombrables formes et sa résistance à la colonisation portugaise. Le marquage des corps – Noirs jouant les Blancs, vivants jouant les morts, pauvres jouant les puissants, volonté d’utiliser une gestuelle de l’étrange (pas de danse au code double, révérences répétées, jets de pétales de fleurs sur les épaules de l’impératrice ou bien époussetage avec un plumeau de palmier aquatique de la couronne de l’empereur, essuyer des lunettes avec une feuille d’hibiscus, mouvements précieux des personnages féminins joués par de solides gaillards [car aucune femme ne prend une part active dans le tchiloli], s’éventer avec une palette de raphia en guise d’éventail, etc.) – possède la même transparence pour la population de São Tomé. Il faut noter que les marquages sont d’autant plus forts que les habitants noirs de São Tomé ont perdu la transe, probablement très vite après leur implantation sur l’île. Ne possédant même plus ce continent secret qu’est la métamorphose de la conscience comme ceux des Caraïbes, il leur a fallu faire un effort encore plus grand d’invention. Les participants “échappent à l’espace pour mieux investir la temporalité1”. Le spectacle A tragedia do marquês do Mantua e do imperador Carlotto Magno offre à la territorialité “la possibilité de transparaître pour un temps où tous les signes africains sont exacerbés avant de décroître et de s’effacer, lorsque l’univers environnant se réinstalle1”. 1. Voir note précédente. 167 Comment, à distance, déceler ces signes africains ? Tout d’abord, l’acteur noir assume un rôle double, tout à la fois comme un homme de spectacle et comme un ritualiste. Son jeu scénique recouvre deux réalités : celle d’un drame historique étranger réapproprié et celle d’une cérémonie de funérailles africaines. Cellesci se trouvant interdites par les maîtres, mettant ainsi un terme à toute velléité de reconnaissance des ancêtres et de fabrication de nouveaux lignages, il fallait imaginer un subterfuge pour qu’elles puissent quand même se dérouler de façon innocente. Le choix de A tragedia do marquês do Mantua e do imperador Carlotto Magno, dans le cycle carolingien, ne constitue pas un hasard, puisqu’il s’agit de pouvoir, de justice et de mort… la mort d’un chef. La difficulté consiste donc à forger un nouveau code rituel pour les esclaves (très peu éduqués dans ce domaine). Une masse sans cesse grandissante, faite d’agglutination de détails extraits des mémoires, supplée aux repères manquants de la transmission. L’exemple le plus frappant est celui du petit cercueil placé au centre de l’aire de jeu. Actuellement, les informations manquent pour connaître le dispositif scénique dans lequel jouaient les comédiens portugais, mais il semble peu probable qu’ils aient placé un cercueil au centre du podium et se soient déplacés autour, sans tenir compte de la position du public portugais et de sa vision frontale. En revanche, plusieurs peuples de l’Afrique proche utilisent un petit cercueil au cours de la cérémonie de funérailles. C’est le cas des Kouyou au Congo. En Côte-d’Ivoire, chez les Hattié, le petit cercueil, qui est un substitut d’enfant Néné Wi Chi, se place à l’embranchement d’une piste. Au Bénin, lorsque ses conseillers 168 sentent qu’un roi ou qu’un chef va mourir, ils préparent son petit double pour le jeu des funérailles1. Au Gabon, chez les Téké, Roger-Alain Mikoko signale lui aussi l’existence d’un petit cercueil pour les cérémonies de funérailles. Autre signe africain : la ritualisation de l’espace. Avant la représentation du tchiloli, les pêcheurs et les agriculteurs transportent l’image de leur saint local jusqu’au cimetière qui se trouve distant souvent de plusieurs kilomètres. Après avoir salué les ancêtres et les avoir invités à assister au spectacle, ils retournent vers le village, répandent sur le sol des libations de vin de palme, et viennent s’adresser au saint, patron de l’endroit. Dans la plupart des roças (plantations) ou des groupements de cases, un saint catholique, mais qui possède des fonctions magiques, protège la population. Ainsi, à Boa Morte, les libations sont versées à la fois sur la terre devant la maison de “la Mère” et devant la case de bois qui sert de chapelle à são sant Joao (saint saint Jean). En outre, au cours de la représentation proprement dite, il ne faudrait pas considérer la clairière rectangulaire comme un espace vide que les acteurs rempliraient, mais plutôt comme un traçage au sol de chemins (invisibles pour certains et évidents pour d’autres) qui se croisent au centre. Le chemin de la “haute cour” à la “cour basse” ou du Portugal à São Tomé, le chemin de l’Afrique “vraie” à l’Afrique “reconstituée”, le chemin des vivants vers les morts, le chemin des féticheurs vers les coupables, le chemin des initiés vers les noninitiés. Cette carte géographique, quand elle se perçoit, 1. Ces informations m’ont été fournies par Olenka Darkowska, de la Maison des sciences de l’homme. 169 constitue le lieu où tout peut arriver en Afrique ; la croisée des chemins si importante pour toute communauté. Un autre fait indique encore la restructuration d’un rituel ou d’une partie d’un rituel africain. La danse de certains personnages copie les mouvements raides et saccadés des marionnettes. Or, sur la côte du continent, les poupées, les fétiches et les marionnettes sont porteurs de pouvoirs et gardiens de menaces redoutables. Souvent, les féticheurs ou les hommes chargés de la mise en scène de la mort les bourrent de “médicament”. Le “médicament” (os pillé, sang, plantes, viscères macérés) à l’intérieur de la marionnette porteuse, peut avoir plusieurs fonctions : une fonction d’envoûtement, mais aussi une fonction de révélateur ou d’ordalie. Un homme supposé coupable et qui touche une de ces marionnettes pourrait, en cas de faute non avouée, devenir brusquement malade ou tomber foudroyé. Dans le tchiloli, seuls les personnages suspects prennent l’allure de marionnettes. C’est le cas de Carlotto Magno et des avocats de la défense, porteurs d’attachés-cases. Le personnage du capitaine de Montauban marque un autre repère africain. I1 saute et danse presque sans interruption au cours des trois heures que dure la tragédie. Lui, qui semble n’avoir qu’une fonction décorative, ou tout au plus comparable à celle d’un M. Loyal, possède les mêmes caractéristiques que le capitaine Congo dans le danço congo. Or, le danço congo, interdit jusqu’à l’indépendance de São Tomé, mais pratiqué en secret, est une cérémonie africaine destinée à l’exorcisme (à Príncipe, elle viendrait du Congo, comme son nom l’indique, mais, en fait, elle aurait été composée de bribes de plusieurs origines). Dans le tchiloli comme dans le danço congo, le costume, les 170 accessoires, la danse et le rôle sont similaires. Ils indiquent que le personnage, un chef, un guerrier, peut convoquer les féticheurs et leur ordonner soit de tuer, soit de ressusciter les morts. Le personnage de Renaud de Montauban, violent, agressif, chargé de crucifix accrochés dans le dos, mais aussi de petits sacs de cuir servant de talismans, joue, lui, le rôle d’un véritable féticheur. Aujourd’hui, il est un des rares personnages du tchiloli à ne plus porter de masque, mais d’après un informateur (Carlos Wallenstein de la fondation Gulbenkian à Lisbonne), il attachait – voici encore une dizaine d’années – un long nez postiche en bois sur son visage. Et cet accessoire lui donnait un air particulièrement méchant. Aujourd’hui encore, lorsque l’homme qui joue le rôle de Renaud de Montauban se déplace à grandes enjambées sur le pourtour de l’aire de jeu, les femmes reculent d’un pas et les enfants crient de terreur. Plusieurs détails soulignent l’origine africaine – les masques, les miroirs et les flots de rubans – dans les costumes, qui, par leur allure générale, ressemblent à des habits de cour des XVIIe-XVIIIe siècles, et à des vêtements bourgeois du XIXe et du début du XXe siècle, sans tenir compte de la chronologie ou d’une certaine cohérence historique. Les masques, en fin grillage, plus petits que le visage et posés sur le menton, sont peints en blanc1. Or, dans de nombreuses régions d’Afrique, le blanc est la couleur de la mort. (Les acteurs de tchiloli ne portent les masques que pour les représentations qui ont lieu le jour. La nuit, ils jouent avec le visage nu. “Il ne faut 1. Voir cahier de photographies dans “Le tchiloli”, numéro spécial de l’Internationale de l’imaginaire, n° 14, printemps 1990. 171 pas provoquer les ancêtres !” disent-ils. Cette information a été recueillie au cours de mon dernier voyage à São Tomé, en mars 1995, dans le village de Caixão Grande.) Les petits miroirs ronds, achetés dans les Prisunic de Libreville, les marchés de Luanda ou parfois les boutiques de Lisbonne, et cousus sur les chapeaux et les jaquettes n’ont pas qu’une fonction décorative. Ils servent à retourner le mauvais œil sur le jeteur de sort et assurent ainsi à l’acteur une protection efficace. En effet, celui-ci prend une grande responsabilité en endossant un rôle et en devenant un simulateur. Les rubans accrochés aux jaquettes du marquis de Mantoue, du capitaine de Montauban, de Ganelon, de Charlot ont certes une origine portugaise, puisqu’ils ornaient les épaulettes et les chapeaux des étudiants portugais, mais également une origine africaine, car ils offrent la représentation symbolique des territoires conquis. Ils représentent donc une sorte de registre de comptabilité, et leur nombre ainsi que leur couleur indique le code hiérarchique du porteur. En Afrique traditionnelle, les pièces à compter les victoires sont portées soit à la ceinture, soit sur la poitrine, soit en couronne autour de la tête. Elles consistent en lanières de cuir, en peaux de chats de brousse ou en peaux de civettes, quand ce ne sont pas des fourrures de léopards entières ou en fragments. Les couronnes de papier de chocolat, les tiares de laiton, les cabochons de verre, les galons de doubles rideaux, les gants, les lunettes de soleil sont là pour donner le change, et font partie d’un appareil de pacotille car il ne s’agit que d’un jeu. Mais c’est tout l’ensemble qui confère à l’œuvre sa valeur emblématique. Et la réflexion d’Ariano Suassuna à propos des 172 jeux spectaculaires au Brésil vient à l’esprit : “Quand nous parlons de blasons d’or et d’argent ou même de pierres précieuses, nous nous référons à la verroterie, aux paillettes et aux métaux peu chers dont le peuple se sert pour orner ses habits princiers dans les autos de guerriers, par exemple. Ces métaux et ces broderies populaires, bien que peu coûteux, ont plus de prix que les «vrais», portés par les riches, parce qu’ils sont davantage chargés de rêve humain et que, de la sorte, ils ouvrent à notre peuple les portes de la grandeur1.” Le tchiloli ne cesse de se modifier, d’évoluer depuis les premières représentations furtives de la fin du XVIe siècle. La langue a subi des altérations. Le texte de A tragedia comporte deux parties : l’une est en portugais du XVIe siècle, versifiée (transmise dans l’île à partir du XVIIe siècle sous formes de feuillets volants faisant partie de a literatura de cordel dont la majeure partie est éditée à Porto), l’autre est en portugais contemporain, en prose, et s’appuie sur le langage populaire. A l’intérieur de cette partie, s’insèrent certaines expressions en forro ou créole local. Le texte moderne est assez mobile. Il date du début du siècle mais il a été remodelé vers les années cinquante au moment où le tchiloli a cessé d’être interdit (une période de près de vingt-cinq ans de silence, due aux contraintes politiques, a certainement causé des pertes). En quelques années, les expressions changent. Par exemple, au cours de mon second voyage à São Tomé en 1986, le ministre de la Justice concluait le procès par la phrase : “C’est une affaire réglée !” et disait : “Esta fix !” Au cours de mon troisième voyage en 1995, le même 1. Ariano Suassuna, “La peinture armoriale”, Brésil naïf (catalogue d’exposition), éd. MCM, Paris, 1986. 173 personnage disait : “Esta OK !” Bien que le texte apocryphe, comme le texte en vers, soit écrit (travail réalisé au début du siècle), les acteurs modifient le premier et changent l’ordre des répliques du second. Ils ne résistent pas à la tentation de glisser des phrases soit subversives, soit humoristiques qui font réagir le public. Par exemple, un des accusateurs appartenant à la famille Mantoue demande au prince Carlotto Magno penché sur le petit cercueil de Valdevinos : “Qui est responsable de cette mort ?” L’acteur qui joue le rôle du prince détourne rapidement la tête et jette à la foule : “La police de la route !” (faisant référence aux nombreux accidents survenus ces derniers temps dans l’île où pourtant ne circulent que quelques dizaines de voitures). La Maison des cultures du monde est responsable d’une modification de la durée de l’œuvre. En effet, au moment de l’invitation du spectacle à Paris en mai 1986, j’avais travaillé avec les acteurs pour pouvoir éviter les lenteurs et les redites repérées dans la présentation locale (par exemple, entre l’installation de Charlemagne à la “haute cour” et l’accusation du prince provenant de l’avocat de la famille Mantoue, une des femmes du village apportait une marmite pleine de bananes plantains bouillies, et les acteurs se mettaient à manger en prenant tout leur temps. Autre exemple, l’avocat de l’accusation lisait trois fois le texte de la lettre saisie sur la page du prince). A tragedia présentée à Paris durait environ une heure quarante. Lorsque je suis retournée en 1995, j’ai eu la surprise de constater que les cinq groupes de tchiloli avaient tous travaillé au niveau de la durée de l’œuvre et présentaient un spectacle d’une heure quarante. “Nous avons trouvé cela mieux, et l’expérience du groupe de Formighinha de Boa Morte à Paris a servi à tous !” Ce groupe avait 174 également profité de son passage à Paris pour faire une provision de tissus et d’accessoires. Depuis, les acteurs de Boa Morte portent en guise de bas des collants blancs de femme, en mousse acrylique. d’un système qui leur permet de faire jaillir quand ils le veulent une terre mythique et qui leur appartient tout entière, ils demeurent les maîtres de leur avenir ludique et de leurs rêves. Le tchiloli équivaut à un apprentissage permanent de la liberté. ABOUBAKAR NJASSE N’JOYA A São Tomé, la seule œuvre du répertoire du tchiloli (A tragedia do marquês do Mantua e do imperador Carlotto Magno) représente un triomphe permanent sur les forces d’oppression et de contrainte quelles qu’elles soient. Elle constitue le pivot d’une résistance sourde, ciselée par les apports au cours des siècles. Les participants comme les spectateurs considèrent le tchiloli comme un chef-d’œuvre auquel chacun peut, en fin de compte, apporter une contribution. Plus qu’un rituel réinventé, il reste un élément de lutte contre la mort, contre le déchirement d’avec la terre-mère, l’Afrique en face qu’ils ne connaissent plus. (A São Tomé, j’ai constaté que la morbidité était présente dans le quotidien, et que les villages portent en général des noms qui la reflètent : Boa Morte [Bonne Mort], Caixão Grande [Grand Cercueil], Cotta Barro [Tombe d’Argile], etc. Il est possible que par dérision en même temps que par désespoir, les premiers esclaves aient donné ces appellations à leurs groupes de cases.) Des champs d’investigation restent ouverts en ce qui concerne le statut – très variable avec le temps – des acteurs, le rôle du “chef du récit” (autrement dit, metteur en scène et garant de la rigueur de l’œuvre), la récente influence du deve, croyance en des esprits peuplant la nature et jetant des interdits sur de nombreux faits quotidiens. Cependant, dans la mesure où les São-Toméens savent qu’ils demeurent dans le processus d’invention Ce récit est le fruit d’une longue recherche sur les résistances des croyances ancestrales locales aux religions monothéistes en pays bamum. Nos enquêtes entraient dans le cadre d’un vaste programme de recherche qu’avait initié l’Institut des sciences humaines de Yaoundé sur les traditions locales des populations camerounaises au début des années quatre-vingt. Je vais raconter une histoire de funérailles dans laquelle j’étais personnellement impliqué en tant que petit-neveu du défunt. En 1979, Munchili Usmanu, fils de Mupe, est décédé à Maghet, laissant trois grands enfants et une fille, tous déjà mariés. Tetndap Issah, le troisième, âgé de vingt-six ans, était désigné comme héritier par testament secret comme le veut la tradition locale. Il succédait donc officiellement à son père et devenait ainsi le chef de cette famille. Trois années passèrent après la clôture officielle du deuil selon le rite islamique malikite du septième jour, quand, en 1982, le nouveau chef de famille convoqua une grande réunion familiale. 175 177 FÊTES DES FUNERAILLES CHEZ LES BAMUM Je devais prendre part à cette réunion en tant que petit-neveu chargé de l’animation culturelle du palais des rois bamum. Mon oncle Tetndap Issah nous dit ceci : “Peu après la mort du père, je travaillais beaucoup sans gagner suffisamment d’argent. Quand bien même j’en trouvais, je perdais cet argent très vite sans m’en rendre compte. Je faisais du transport clandestin en brousse, je vendais du poisson fumé, mais l’argent de toutes ces activités ne me rapportait rien. Par la suite, j’ai rêvé une nuit : je dansais avec beaucoup de vieillards quand je vis parmi eux mon père feu Munchili. Quelque temps après, j’ai eu presque le même songe et je me suis adressé à certains vieux sages du village, amis de mon père, pour avoir une explication. Ils m’ont tous conseillé de «verser le vin de mon père» Kit Nzu’. J’ai négligé ces conseils et je n’ai rien fait. Mais trois ou quatre mois après ces premiers rêves, chaque fois que je m’endormais le soir, le lendemain je me réveillais couché par terre sans savoir quand est-ce que j’étais tombé du lit. Cette chose m’est arrivée trois fois en quelques semaines. Mon épouse qui partageait souvent le même lit ne m’entendait ou ne me voyait jamais tomber du lit. Telles sont les raisons qui m’ont poussé à convoquer cette réunion de famille pour vous annoncer mon intention de célébrer les funérailles du père et demander vos avis.” L’entente fut trouvée de faire cette fête les 24 et 25 mars 1983. devaient, en plus des cadeaux qu’ils offraient à la famille, construire des huttes pour l’accueil des sociétés secrètes et des invités. La première date fixée a été reportée parce que les moyens financiers étaient insuffisants. C’est quand Tetndap a gagné sa tontine de cinquante mille francs CFA qu’il a convaincu les autres membres de la famille de faire un ultime effort pour que la fête des funérailles de son père ait lieu les 24 et 25 mars 1983. On était alors en janvier, soit à trois mois de la fête. Les premières invitations verbales étaient lancées. Des messagers allaient annoncer la nouvelle du décès de Munchili à Njinogha, Njimonda, Njimogna et Mfoparain. Ceci avec un coq qu’il offrait aux grandsparents, car ceux-ci viendraient avec les sociétés secrètes de la famille. Les deux premiers avec Kuna, les deux derniers avec Menchuep, Kanu et Mbara. Le roi des Bamum, qui est un beau-fils, était également prévenu d’une façon officielle, mais sans bête parce que Munchili n’est pas un notable (dans ce cas, il aurait fallu offrir une chèvre d’annonce des lamentations au roi). De plus, c’est même le roi qui, en tant que beau-fils, leur doit de rendre la politesse. Tous les amis de la famille et parents ont été avertis par le bouche à oreille. Il faut noter que ceux qui ont les moyens n’hésitent plus à utiliser les faire-part et même la presse écrite ou la voie des ondes pour annoncer la fête des lamentations. LES PRÉPARATIFS LA FÊTE PROPREMENT DITE Chaque membre de la famille devait apporter une contribution en argent ou en nature. Les beaux-fils La veille du jour J, on note une animation particulière dans le village, car tout le monde parle de l’événement 178 179 à quinze kilomètres à la ronde. La concession est nettoyée et les routes débroussaillées. Les huttes pour l’accueil sont prêtes. Une dizaine. Quelques chèvres, des bœufs et des paniers de volailles et de céréales sont nombreux. Les points cuisine de plein air sont créés et les femmes et les enfants s’agitent autour. La délégation royale, beau-fils le plus important, arrive vers seize heures avec deux groupes de danse profane chargés d’animer les funérailles, Ndange et Mendou. Elle est forte de soixante-dix personnes transportées par deux véhicules. Le roi a envoyé un bœuf, deux grands sacs de farine, une quantité importante d’huile et de sucre, et une enveloppe de cent mille francs CFA. Les musiciens du roi font de l’animation dès leur arrivée en attendant que les choses sérieuses commencent à la tombée de la nuit. Vers dix-neuf heures effectivement, apparaît un personnage à l’accoutrement bizarre à l’entrée de la concession. Il pousse des cris à la fois stridents et mélancoliques. C’est le premier Nshi Nku – gardien d’objets sacrés d’une société secrète qui n’est pas loin ; elle a déjà quitté sa cache pour le suivre. Tout s’arrête ici comme par enchantement : le Nshi Nku va sur la tombe réveiller le mort et lui parler en ces termes : “Munchili nous voici – tes parents sont venus avec les esprits de nos ancêtres pour «te chanter» (se lamenter à la suite de ton changement d’état).” Il jette certaines poudres tout autour du caveau familial. On le conduit ensuite à sa hutte où l’on cachera “Kop Nyam” la bête ou les objets sacrés. Il y mange copieusement – un poulet. S’il est mal servi, tout peut 180 se passer mal car il empêcherait la société secrète d’entrer dans la concession – ne vient-elle pas pour bénir, apporter la paix aux âmes et la prospérité ? Au cours des cérémonies, la pression des sociétés secrètes est lourde car elles exercent une sorte de chantage et menacent chaque fois de retourner à leur temple si on ne les accueille pas correctement. Une heure plus tard (vingt heures) des chants et des coups de fusils annoncent l’arrivée de la société Kuna – la délégation d’accueil chargée par la famille vient chercher le Nshi Nku pour le conduire à l’entrée de la concession. Quand le groupe du Kuna arrive, toutes les lumières sont éteintes, et les femmes et enfants enfermés dans les cases où il règne un silence mêlé de crainte. Mfokuna tient des conciliabules avec son Nshi Nku pour savoir si tout se passe bien. Il lui dit oui ! Alors qu’on apporte les produits du Kuna : — Une poule, une calebasse de vin, un œuf pondu là en principe, les noix de kola. Mfokuna dit en recevant le poulet : “Comment s’appellet-il ?” Mengop pié manjé – poulet d’accueil du Kuna. — Aviez-vous déjà apporté mengop rie wu – poulet d’annonce du décès ? Non ! Alors faites vite, sinon nous partons. — Où est le mengop mfonyam ? Le poulet du chef de Kuna ? Il reçut de l’argent posé sur une plume de poulet. On chante et on danse pendant un moment. Puis on se déplace au cimetière où le tam-tam est posé sur la pierre tombale et est joué. On y pose des morceaux de kola que les compagnons prennent après avoir dit un njuom – formule imprécatoire. Le groupe accompagne les objets sacrés à la hutte, et la fête continue dans la grande cour. 181 Menchuep, Kanu et Mbara arriveront selon le même principe à tour de rôle jusque vers deux heures du matin. CLÔTURE DU DEUIL OU SU WU Tôt le matin les enfants se laveront la face avec de l’eau après avoir prononcé un njuom. Ils verront plus clair désormais. On porte ses plus beaux habits pour “laver le deuil” à partir de dix heures. Chaque danse est invitée à partir de sa hutte sacrée et l’on revient à la file indienne derrière le chef. On danse et la chèvre est attachée au pied du tam-tam. Ainsi de suite. Des noix de kola sont posées sur le tam-tam pour les joueurs qui doivent utiliser douze baguettes jusqu’à ce qu’elles se brisent toutes avant que la danse cesse. Le Mbara fait une sortie spectaculaire avec ses lances et la corde qui le relie au porteur du panier contenant les douze baguettes. Il danse pendant près de quarante minutes sur les vingt mètres qui séparent la hutte de la cour. La fête des funérailles de Munchili prend fin ainsi. Un grand déjeuner est offert à tous les invités. QUELS ENSEIGNEMENTS POUVONS-NOUS TIRER DE CE RECIT ? En réalité, on célèbre des centaines de fêtes de funérailles de ce genre chaque année au Cameroun. Certaines manifestations rituelles comme le nguon chez les Bamum ou le ngonde chez les Douala sont des grands événements nationaux aux cours desquels on ne se contente plus de se souvenir des morts. Ces 182 cérémonies dites “culturelles” embrassent finalement tous les aspects de la vie politique, économique et religieuse de la nation. De ce fait, elles doivent être absolument préservées et même développées parce qu’elles représentent les éléments fondamentaux du patrimoine culturel de nos peuples. JACQUES BINET MÉTISSAGES CULTURELS AU GABON Tout d’abord, je voudrais faire deux remarques : 1. La première est relative au mot eurocentrique et à la pensée qu’il véhicule. Notre civilisation occidentale moderne est née certes de la culture gréco-latine, mais bien d’autres courants ont contribué à édifier le monde dont nous avons hérité. Toute la Méditerranée s’y retrouve, de l’astronomie chaldéenne à l’architecture égyptienne, de l’écriture phénicienne aux spéculations métaphysiques d’Aménophis IV. La Bible a apporté un ferment théologique, mystique et poétique. Si Athènes a fourni des doctrines démocratiques, la Perse du grand roi a apporté d’autres notions politiques. C’est sur un tronc déjà pluriculturel et pluriethnique qu’a été effectuée la greffe hellénistique. Rejeter des techniques, des institutions ou des idées parce qu’elles sont “occidentales” est donc vain. Tout ce qui est humain est nôtre. Soucieux, comme tous les artistes de cette fin de siècle, d’innovations, certains peintres africains veulent se ressourcer en utilisant les matériaux, colorants, enduits, colles ou autres de leur continent. Mon pays, me dit un Sénégalais, est assez riche et assez mystérieux pour fournir des matériaux inconnus. Cette volonté nationaliste lui chatouille le cœur et l’imagination. Très bien. Mais il ne faut pas 185 oublier les leçons de l’expérience. La peinture occidentale a expérimenté bien des techniques depuis quelques millénaires. On ne peut raisonnablement négliger cette expérience accumulée depuis les tombeaux royaux d’Egypte, depuis les peintures romaines ou les icônes byzantines jusqu’à la peinture à l’œuf ou à l’huile. 2. D’autre part, certains pensent que théâtre ou jeux de scène ne peuvent naître qu’en dehors d’une emprise religieuse. Le théâtre grec était consacré aux dieux. Les mystères du Moyen Age aussi. Le drame est né de la liberté humaine aux prises avec un monde inquiétant. C’est pourquoi dans ces réflexions sur les jeux de scène interviendra le bwiti des Fang. Catholicisme, croyances traditionnelles fang et mitsogo se mêlent pour fournir à ce culte religieux dogmes, rites et chants. Le sacré joue donc un rôle essentiel. Chez les Fang du Gabon, j’ai observé, élémentaires ou complexes, les éléments divers d’un théâtre naissant. Mitzic, une petite ville gabonaise, m’a fourni un cas limite de théâtre sans public, sans vêture, avec un motif dramatique quasi inexistant. Je promenais ma curiosité sur un terrain de football. C’était une rencontre sans éclat, entre deux équipes de la région. Il n’y avait pas grande assistance. Un peu à l’écart, un homme seul parlait dans un micro dont ne sortait pas grand-chose. Questionné sur l’original qui essayait de commenter ce que chacun voyait fort bien sans lui, un voisin m’expliquait que ce “speaker” improvisé – qui n’était raccordé à rien, sans téléphone, ni magnétophone, s’amusait souvent ainsi. Son commentaire au haut-parleur lui permettait de jouer un rôle. Théâtre à un seul personnage, sans public. Un autre exemple de la vénération de la parole publique m’a été donné par des bwitistes. Les tenants 186 de ce culte célèbrent des cérémonies chantantes et dansantes, absorbent une drogue et voyagent ainsi au pays de Dieu. Dans ce culte, sans hiérarchie ni dogme contraignant, chaque maître de chapelle a ses visions personnelles. S’il est dynamique, il les fait partager aux fidèles qui l’entourent. Avec la musique, le rythme des danses ou des percussions, avec le feu qui brille et la fumée des torches de résine, les fidèles ont des hallucinations visuelles ou auditives. Ils entendent les paroles que l’on prononce chez Dieu. Certains ont noté des sonorités qui n’existent pas dans les langues locales. Ils appellent par exemple cadroyal la maison de Dieu, dérivé de cathédrale. Le metroyal est un escalier qui permet de mesurer “en mètres” la sainteté. Un prophète bwitiste me dessinait ainsi sa métaphysique : l’esprit divin était représenté comme un enfant porté sur le dos de sa mère. Diverses traditions africaines évoquent une création en plusieurs temps, abandonnée puis reprise. On peut ainsi comprendre Dieu et sa mère. Mais, à portée de la bouche divine, un microphone va lui permettre de faire entendre sa voix à la création. Un autre élément théâtral m’est apparu dans le bwiti. Les salutations y sont importantes. Des fidèles vont montrer leur affiliation. Ils vont vers l’officiant principal, passent sous la jambe qu’il lève, mimant ainsi la naissance. Puis ils lui présentent des mains ouvertes. Il y souffle. Après avoir ramené les mains ainsi bénites à leur visage, les arrivants touchent la taille du prêtre. La salutation peut apparaître comme du temps mort. Ici elle est chargée de sens. Dans la danse enyege des Boulou du Cameroun, le chœur des danseuses mime quelques exercices militaires 187 pour montrer la force et la discipline du groupe. Mais, sur une sollicitation de la maîtresse du jeu, des personnalités sont invitées à sortir de la masse des spectateurs et à prendre la parole. Salutations, compliments, récits des difficultés vaincues pour former et entraîner le groupe. Cette dramatisation par l’évocation des difficultés est marquée fortement à propos de la danse. Akwa, un dignitaire, m’explique qu’il a fallu construire un nsek Akwa (fétiche d’Akwa), une poupée en sparterie, qui est supposée contenir le crâne d’un ancêtre. Jadis, les crânes des ancêtres étaient conservés pour recevoir des sacrifices. Mais ces byeri sont maintenant rejetés par l’opinion ; ils serviraient, pense-t-on, à fortifier les mangeurs d’âmes, les vampires. Mon informateur, un homme instruit expliquait que le nsek Akwa n’était pas un vrai byeri mais un simulacre. En effet, à ses débuts, la compagnie de danse était poursuivie par la malchance (ou plutôt, pensait-on, par la jalousie et le pouvoir magique des concurrents ; l’éclairage tombait en panne, les retards s’accumulaient, l’orage éclatait. Il fallait lutter). Dans le corps même de certaines danses, on voit poindre le théâtre. La danse enyege doit glorifier un ayong (clan) mais, à côté des manœuvres militaires, on y insère quelques vers anecdotiques sur la dure condition des femmes, sur leurs maris ou leurs amants volages. Une scène représentait la maladie d’un enfant. Un berceau est amené au milieu du chœur. La mère chante sa tristesse et se fie à ses prières. Mais une amie va ressusciter l’enfant par une magie quelconque. Tout est exposé en trois phrases, suggéré plutôt que dit. Le texte n’a donc pas l’importance que suppose le théâtre occidental. 188 Le cas d’eko de Gaulle est intéressant. L’association chorégraphique organise la danse, prépare les lieux, amène les instruments et les musiciens. Les dignitaires portent des titres de ministres et ont des rôles correspondant de façon dérisoire à leur fonction. Le ministre des Finances et les douaniers font payer les entrées, le ministre de la Santé vérifie la propreté, lave le cou à celui-ci, met du parfum à celui-là, et distribue des aspirines s’il y a quelque mal de tête. C’est tout un sociodrame qui se joue. Fiction et réalité se mêlent. Jusqu’en 1960, un groupe donnait de la représentation une version historique. Un groupe de marins avait un camp séparé et dansait à part. Souvenir évident des événements de 1940. Certains territoires entraînés par l’appel du général de Gaulle avaient rejeté le régime de Vichy. A Libreville, une unité de la marine nationale avait imposé sa puissance, quelques escarmouches avaient eu lieu. C’est cela qui était représenté par le camp des marins. Les danses évoluent avec le temps. L’incident des marins paraît oublié. De Gaulle reste. Il sera probablement remplacé par un président. Pour l’heure il est assez auréolé des légendes pour subsister. Mais, revanche de l’historicité, il a toujours en main une canne qui contient un fétiche assurant prestige et autorité. Or, ce n’était pas de Gaulle qui avait une canne, mais Leclerc. Et c’est Leclerc qui rallia Cameroun et Gabon au gaullisme. Le président du groupe, le “général de Gaulle”, est choisi pour sa taille. Dans son discours, il joue les gestes et reprend les intonations de son modèle. Mais personne ne cherche à faire croire à l’authenticité. Ici, le de Gaulle a un képi, ailleurs il a un bonnet de pluie ou une chéchia noire. 189 Si dans un village où se tient la danse il y a un autre groupe, la courtoisie exige que le de Gaulle de cet autre groupe apparaisse à côté de celui qui joue. Ce dédoublement ne gêne personne car personne ne cherche la vraisemblance. Le vêtement est important. Il permet de séparer le profane du sacré, le monde quotidien du monde de la fiction héroïque. Nous autres, Occidentaux, ne devrionsnous pas nous en étonner ? Il n’y a pas si longtemps, la grand-messe était célébrée avec un suisse, hallebardier vêtu d’un uniforme du XVIIIe siècle. En Normandie, les chantres étaient vêtus de chapes brodées. Anachronismes et mélanges ne choquaient personne. Les paroisses voulaient marquer par là une recherche de majesté et un dépassement du monde quotidien. L’espace joue évidemment un rôle dans les danses et les cultes africains. Souvent, c’est simplement le lieu où l’on peut évoluer, le cercle qu’entourent les badauds. Mais cet espace peut être significatif. Dans la danse eko de Gaulle, la soi-disant gendarmerie nationale délimite un rectangle où on ne doit pas marcher. Qui y pénétrerait serait taxé d’une amende à verser au ministre des Finances. C’est la parcelle réservée aux officiels. Dans la danse enyege, au moment des saluts, la capel (maîtresse de chapelle) amène les notables qui vont parler vers une place réservée joignant le symbolique et l’utile à l’agréable, d’autres danses font siéger les personnages importants autour d’une table garnie de boissons. Dans le bwiti l’espace joue un rôle plus complexe ; il symbolise la totalité du monde visible et invisible. Un officiant danse dans le temple avec une torche. Puis, passant ce flambeau dans un trou du poteau central, il représente la naissance. Dans la cour, il dessine 190 un circuit qui représente la vie dans notre monde visible. Rentré, toujours dansant, dans le temple, il est retourné au paradis. En effet, les Fang estiment que la vie de l’homme est un tissu de naissances et de morts. Le temple lui-même exprime la valeur symbolique de l’espace. Comme dans notre Moyen Age, le plan de beaucoup de temples figure un homme couché sur le dos. Les entrées, des deux côtés du poteau central, représentent les pieds, le poteau le sexe, l’orchestre où joue la cithare est la tête. Le feu brûle à l’emplacement du cœur. La pensée symbolique a un avantage sur la pensée rationnelle. Symboles ou objets permettent des interprétations diverses. A l’emplacement du cœur, on peut voir dans la charpente un morceau de bois percé de flèches, aussi bien qu’une roue de bicyclette. Le bois percé évoque le cœur percé du Christ de certaines images sulpiciennes. La roue de bicyclette paraît bien triviale. Mais elle illustre bien la métaphysique. Parties de Dieu qui est au centre de tout, comme le moyeu de la roue, les âmes descendent le long des rayons pour s’incarner dans la circonférence du monde. A la mort, elles retournent à Dieu. Tous les accessoires des rituels méritent réflexion. Au-delà d’un objet de rebut, rouillé et dérisoire, il peut y avoir un sens très profond. Le temps mérite aussi d’être étudié. Certains bwitistes, comme dans l’Eglise catholique, ont établi un cycle temporel avec des fêtes, Pâques ou Noël, liées aux saisons. Dans la plupart des poèmes ou cantiques cependant, la temporalité apparaît mal. Le système linguistique, en effet, n’établit pas clairement passés, présents et futurs. Dans les chants qui accompagnent les danses, l’extrême concision, le procédé perpétuel de 191 l’allusion explique cette gêne face au temps. Dans les rituels bwitistes il semble que la volonté de chercher partout des ressemblances et des annonces prophétiques amène à mélanger personnages et périodes. Nyingone Melege, la fille de Dieu, est en même temps la Vierge Marie de notre histoire sainte et l’Eve de la Genèse. Parfois, lors de cérémonies du bwiti ou de rites analogues, des danseurs dépassent le jeu. Sortant d’euxmêmes, ils revêtent une autre personnalité. L’acteur est possédé par quelque esprit. Si la crise dure, un officiant est parfois obligé de la faire cesser pour que le patient n’en soit pas traumatisé. Le possédé est amené au pied d’un poteau, des mouvements d’assouplissement du cou permettent d’expulser l’esprit qui sort par le poteau et le toit. Paradoxe du comédien qui a pris son rôle trop au sérieux, au point d’être saisi par son personnage. Paroles, mimes, dramatisation et sociodrame, vêtures et accessoires, espace et temps, toutes les caractéristiques du théâtre sont là. Il semble que les Fang aient un génie particulier pour traduire en scènes de théâtre toutes sortes d’activités. Il y avait jadis des échanges ritualisés qui tenaient lieu d’échanges économiques, les bilabas. En effet, dans cette zone il n’y avait pas d’économie d’échange, de colportage, de marché. Chaque famille vivait en autoconsommation. Les bilabas assuraient la circulation des biens et la redistribution des richesses. Deux chefs de famille se lancent un défi ; à qui fournira le plus de cadeaux. Le premier vient avec les marchandises de prix : tissus, ustensiles de ménage, produits importés, du sel aux alcools. Dans le village de son échangiste, il danse et chante, étalant sa richesse et la somptuosité de ses cadeaux. Plus tard, le second ira chez son cocontractant 192 avec des cadeaux plus importants : ivoire, viandes fumées… danses, défis orgueilleux. Le premier va reprendre l’offensive, mettant son honneur à donner encore plus qu’il n’a reçu. C’est le rituel du potlatch amérindien avec la mise en scène des vanités rivales pour étonner le public. La prodigalité fait partie du caractère des chefs. La générosité permet d’imposer son autorité à des obligés. Les Fang n’ont pas de stratification sociale évidente. Les migrations récentes ont bouleversé les lieux claniques. Aucun clan n’est en possession d’un terroir défini. Aucun chef de clan ne sait au juste où sont tous ses ressortissants. Les byeri, les crânes d’ancêtres, ont perdu leur valeur sous l’effet d’une sorte d’inflation. Chaque lignage a pu revendiquer ses ancêtres propres, oubliant les ancêtres plus lointains. Perdant leur valeur religieuse d’instruments d’un culte, les byeri sont devenus les outils de la volonté de puissance de leurs détenteurs. Dans l’esprit du public, ils devenaient des instruments magiques alors qu’ils avaient été les symboles de l’ancestrolâtrie. Jalousie et terreurs de sorciers de la nuit rendaient difficile de les conserver car le soupçon s’attachait à eux. La richesse ne satisfaisait pas les ambitieux que si elle permettait de s’assurer une clientèle. Les sociétés de danses ont permis de recréer des groupes et d’assurer à leurs dirigeants un prestige. De même, le bwiti acceptant les déviations les plus diverses a permis aux ambitieux de se manifester et de trouver satisfaction dans l’atmosphère exaltante d’une fraternité religieuse. BIBLIOGRAPHIE ALEXANDRE P., BINET J., BINET J., Budgets Le Groupe des Pahouin, PUF, 1958. familiaux des planteurs de cacao, ORSTOM, 1956. Sociétés de danse chez les Fang au Gabon, ORSTOM, 1972. “Drogue et mystique”, Diogène, 1974. Ph. Laburthe Tolra, Les Seigneurs de la forêt, Pub. Sorbonne, 1981. JEAN-PIERRE CORBEAU LES ACTEURS DU PARTAGE ALIMENTAIRE RÉPÈTENT-ILS ? “La tragédie commence quand le ciel se vide1.” Sub- stituons à la tragédie le drame au sens politzerien. Retenons sa théâtralisation. Bref, acceptons-nous acteurs d’une quotidienneté qu’aucun modèle consensuel ne pourrait prétendre régir dans le contexte anomique qui la caractérise. Imaginons-nous comédiens impliqués dans des interrelations multiples signifiant aux autres nos sympathies ou nos haines, nos désirs ou nos craintes, nos goûts et nos dégoûts. Représentonsnous au sein d’interactions induisant par nos passions, nos mimiques, nos comportements corporels et nos propos, les formes de nos sociabilités commensales. Pour appréhender une telle mise en scène des mangeurs, pour en saisir et comprendre le sens, nous proposons la construction d’une métonymie imbriquant la théâtralisation (la forme prise par le drame humain), l’anomie (qui vide la scène sociale comme elle l’a fait pour le ciel, à moins qu’elle ne l’encombre au point que l’on s’y perde) et l’imitation comme un processus participant à l’émergence de nos comportements alimentaires et conviviaux. 1. Jean Duvignaud, in Cahiers Renaud-Barrault. 193 195 Nous souhaitons préciser les diverses conceptions du troisième élément de notre métonymie. Il existe trois manières de percevoir les phénomènes imitatifs : – On peut les concevoir comme des normes auxquelles on se soumet, auxquelles on obéit, affirmant, à travers ces différents mécanismes de mimétisme ou de reproduction, son statut d’Homo sociologicus. – On peut aussi envisager l’échange entre le “Moije” et les instances sociales (d’origine diverse), étudier le lien qui les unit, la génèse et le développement des réseaux. – On peut enfin – et cette conception s’avère compatible avec les deux premières – imaginer que les phénomènes d’imitation soient créatifs, qu’ils échappent à une simple reproduction et qu’ils participent d’une façon essentielle aux interactions construisant le sujet différent d’autrui. La première conception des phénomènes d’imitation – l’imitation passive – présente au moins l’une des trois caractéristiques suivantes : elle envisage les processus imitatifs au niveau macrosociologique, elle cherche à saisir des lois. On oublie que les “structures” n’apparaissent que dans le contexte de données conjoncturelles, on confond alors explication et prévision en assimilant les catégories idéales et les distinctions réelles. Enfin, si nous admettons que nous sommes dans la “société des individus” (cf. Norbert Elias), cette conception valorise le premier terme et ne se place pas dans la perspective de l’acteur social pour développer une démarche compréhensive que nous revendiquons. En développant sa notion d’“habitus” – illusion de spontanéité et de liberté de penser et d’agir, en fait conforme à des régularités objectives –, Pierre Bourdieu se réfère implicitement à l’idée de phénomènes 196 imitatifs favorisant une reproduction sociale. Il l’explicite dans la Distinction, critique sociale du jugement1 à propos des goûts alimentaires et des manières de table. Cette conception est reprise par Claudine et Christian Grignon lorsqu’ils proposent d’appréhender les consommations alimentaires à travers le modèle bourgeois gastronomique et le modèle populaire, initialement paysan, mais lui-même “imité” par les catégories ouvrières qui en sont issues. Dans les deux cas, l’imitation est envisagée en dehors du sens que peut lui conférer l’acteur social. Celui-ci reste écarté de la perception macrosociologique et objectivante des auteurs. Edgar Morin propose aussi une forme d’imitation privilégiant des modèles prestigieux lorsqu’il évoque les nouveaux “olympiens”, à la fois inimitables et imitables : “Les olympiens, à travers leur double nature, divine et humaine, opèrent la circulation permanente entre le monde de la projection et le monde de l’identification. Ils concentrent sur cette double nature un complexe virulent de projection-identification. Ils accomplissent les fantasmes que ne peuvent réaliser les mortels, mais appellent les mortels à réaliser l’imaginaire. A ce titre, les olympiens sont les condensateurs énergétiques de la culture de masse2.” Une telle conception de l’imitation de modèles prestigieux empruntés à des messages médiatisés se retrouve dans les analyses des mangeurs proposées par Claude Fischler3. Le fait nouveau ici est la prise en compte d’un imaginaire, mais nous restons 1. Pierre Bourdieu, La Distinction, critique sociale du jugement, éditions de Minuit, Paris, 1979. 2. Edgar Morin, L’Esprit du temps, Grasset, Paris, 1962, p. 145-146. 3. Claude Fischler, L’Homnivore, éditions Odile Jacob, Paris, 1990. 197 encore au niveau d’une explication macrosociologique dans laquelle on postule l’idée de modèles préalables (inscrits en nous génétiquement) que l’acteur imiterait… L’“imitation-persuasion” constitue la troisième forme de cette première utilisation du concept. On songe, bien évidemment, aux travaux de Vance Packard (La Persuasion clandestine, Les Obsédés du standing), ainsi qu’à tous les mécanismes publicitaires qui cherchent à régir et influencer nos comportements alimentaires. D’un certain point de vue, Nicolas Herpin1 s’inscrit dans cette conception de l’imitation en considérant, à juste titre, l’influence du réseau de distribution et de stratégies commerciales sur nos types de comportements alimentaires. On ne saurait évoquer l’imitation sans mentionner Gabriel Tarde. Il illustre la quatrième forme prise par l’“imitation passive”, mais se situe à la frontière de cette conception (celle que l’histoire a plutôt retenue de lui) et d’une autre, plus interactive, qu’il connote encore d’un somnambulisme suscité par un “grand hypnotiseur” : “S’ils finissent (les citadins) pourtant, quelquefois, par devenir exemplaires à leur tour, n’est-ce pas aussi par imitation ? Supposez un somnambule qui pousse l’imitation de son médium jusqu’à devenir médium luimême et magnétiser un tiers, lequel à son tour l’imitera, et ainsi de suite. N’est-ce pas la vie sociale ? Cette cascade de magnétisations successives et enchaînées est la règle (…) D’ordinaire, un homme naturellement prestigieux donne une impulsion, bientôt suivie par des milliers de gens qui le copient en tout et pour tout, et lui 1. N. Herpin et D. Verger, La Consommation des Français, éditions La Découverte, Paris, 1989. 198 empruntent même son prestige, en vertu duquel ils agissent sur des millions d’hommes inférieurs. Et c’est seulement quand cette action de haut en bas se sera épuisée qu’on verra, en temps démocratique, l’action inverse se produire, les millions d’hommes, à certains moments assez rares d’ailleurs, fasciner collectivement leurs anciens médiums et les mener à la baguette. Si toute société présente une hiérarchie, c’est parce que toute société présente la cascade dont je viens de parler, et à laquelle, pour être stable, sa hiérarchie doit correspondre1.” Abandonnons la vision quelque peu pessimiste de Gabriel Tarde2 imaginant que “l’imposition persuasive” se substitue à l’“imposition autoritaire” – “le citoyen des temps nouveaux se flatte de faire le libre choix entre les propositions qui lui sont faites ; mais, en réalité, celle qu’il agrée, celle qu’il suit, est celle qui répond le mieux à ses besoins, à ses désirs préexistant et résultant de ses mœurs, de ses coutumes, de tout son passé d’obéissance3”. L’imitation peut alors devenir l’un des principes de construction des réseaux qu’imagine Norbert Elias. Si l’on accepte la vision de Tarde, on peut la moderniser en évoquant la fascination exercée par la mode, les systèmes normatifs qu’elle risque de déclencher pour nos comportements alimentaires et nos images corporelles. On perçoit alors la fonction hypnotique des médias, le vide qui risque d’en résulter (puisque le “grand hypnotiseur” n’est qu’un leurre). On pense aux 1. Gabriel Tarde, Les Lois de l’imitation, Ressources, Genève, 1979, p. 51-52. 2. Gabriel Tarde, L’Opinion et la foule, PUF, Paris, 1898. 3. Ibidem, p. 267. 199 analyses de Gilles Lipovetsky, et davantage encore aux phénomènes anomiques étudiés par Jean Duvignaud. Cet individualisme “contagieux” n’en reste pas moins l’aboutissement d’une “cascade”, la manifestation d’un réseau aléatoire mais sociétal dans sa genèse. La seconde conception, l’“imitation dynamique”, postule et éclaire un échange, une dialectique entre l’identité du “Moi-je” et celle d’un ensemble dans lequel il s’inscrit ou désirerait s’inscrire. On s’intéresse à la fois à l’acteur, à ses liens sociaux, et aux groupes culturels macro ou microsociologiques qu’il signifie. On évoque les apprentissages interactionnels de l’acte culinaire, des manières de table. On cherche à appréhender les influences des messages relatifs à la santé, au corps. On étudie les distorsions d’une reproduction mythifiée et les filiations qui s’établissent avec des sub ou des souscultures alimentaires et les symboliques qu’on y associe. Dans tous les cas, l’idée d’une passivité de l’acteur social disparaît. Il n’est plus le produit de déterminismes, mais l’agent du changement. Les sens de l’imitation sont à la fois “centripètes” et “centrifuges1”. Certes, le concept n’est guère nommé, mais n’est-il pas sous-jacent lorsque l’on évoque la socialisation, l’intégration, le conformisme ou l’acculturation ? On envisage 1. Si l’on prend l’acteur social comme référent, les forces centripètes correspondent à des déterminismes sociaux, à des contraintes traversant le champ social ou la situation dans laquelle un individu s’est inséré, alors que les forces centrifuges recoupent ce que Jean Duvignaud nomme les “passions”, les désirs de subvertir les codes qu’exprime un acteur depuis une trajectoire dont nous devons tout de même admettre qu’elle est le produit d’une interaction collectifindividuel. 200 alors l’importance des groupes primaires et des interactions qu’ils abritent. Si l’on accepte l’idée d’une “société des individus”, nous dirons que l’on regarde et écoute ceux-ci, qu’on cherche le lien qui les unit (et auquel ils donnent un sens) à une société pouvant prendre des formes multiples. Celle du “nous” familial ou du groupe des pairs, celle du groupe d’appartenance, celle du groupe de référence à l’existence effective ou relevant d’un imaginaire traversant l’espace et le temps. L’imitation s’inscrit ainsi dans la perspective d’un phénomène social total. L’intentionnalité de Gabriel Tarde rejoint celle de Marcel Mauss : “Tarde insiste sur la communication des consciences entre elles, et en cela il est proche de Max Scheler et de son idée du MitLeben (…) Quand il évoque le «duel logique» qui suggère l’affrontement de groupes où s’échangent le «oui» et le «non», ce terme d’échange n’a pas pris la force qu’il trouvera chez Mauss, mais c’est bien de relations symboliques ou matérielles qu’il s’agit et qui, pour lui, composent l’existence commune. «L’imitation des idées précède celle de leur expression (…) et l’imitation des buts précis précède celle des moyens.» (…) Ne s’agit-il pas d’une «conduite magique», comme le dit Sartre de l’émotion, et qui agit à distance en modifiant la trame de la vie instituée1 ?” souligne Jean Duvignaud. Les phénomènes d’imitation renvoient alors à toutes les problématiques du changement social et, surtout, intègrent le point de vue “centrifuge” de l’acteur. La rupture provient de l’absence de modèle satisfaisant à imiter dans une situation qui s’est trouvée modifiée par des découvertes technologiques, par des confronta1. Jean Duvignaud, Le Propre de l’homme, Hachette, Paris, 1985. 201 tions culturelles résultant de la fréquentation des médias ou de la rencontre d’autruis porteurs d’autres “possibles”. L’imitation d’un modèle jusque-là inconnu, introduit dans le champ, débouche sur le changement. Cette imitation n’a rien d’une copie mécanique, elle passe par un certain nombre de distorsions, d’appropriations. Enfin, l’imitation déclenche des ruses, sous la forme de stratégies, pour pouvoir s’emparer d’objets ou de conduites interdites ou difficilement accessibles. C’est le cas de ces enquêtés économiquement défavorisés qui remplissent des bouteilles vides aux marques prestigieuses, avec un whisky médiocre acheté à bas prix. Ce sont les populations déracinées qui cherchent des ersatz de goûts ou textures rappelant le pays d’origine, ou celles, rationnées, qui imaginent les mêmes préparations avec des aliments différents et qui s’ingénient à imiter des rites dans une clandestinité créatrice de sociabilité. La ruse se combine aussi à l’“imitation dynamique” pour devenir simulacre. Elle se transforme alors en jeu permettant de se protéger d’un ordre plus ou moins coercitif, de le tourner en dérision, de développer une utopie derrière le “faisant comme”… La troisième et dernière conception de l’imitation, celle que nous qualifions de “créatrice”, ne présente aucune rupture avec la conception précédente, mais correspond à notre volonté de considérer ce concept comme un phénomène présent dans la quasi-totalité de nos comportements alimentaires et des mises en scène que l’on en fait. Il représente alors pour le chercheur/observateur un processus l’aidant à saisir et comprendre les scénarios possibles du manger. Dans le même temps, il constitue pour l’individu un principe actif essentiel de 202 l’appropriation d’un matériel sociétal qu’il signifie en le reconstruisant depuis sa propre perspective, au sein de groupes primaires et dans des contextes sociaux particuliers. Ceux qui s’inscrivent dans des “reproductions sociales” de la représentation de modèles culturels, de manières de table et de goûts imités résultant de forces centripètes agissant sur des situations plus ou moins aléatoires depuis la logique de groupes dominants ou depuis celle d’apprentissages plus concrets au sein des interactions de la socialisation. Ceux qui se réfèrent à des persuasions visant à introduire des innovations de type gustatif, culinaire, ou concernant des représentations nouvelles de nos modèles corporels. L’imitation joue un rôle essentiel au sein d’un processus phénoménologique, si l’on partage avec nous l’hypothèse d’une mutation caractéristique de nos sociétés et débouchant, au moins ponctuellement, sur un temps d’interrogation, d’anomie… L’imitation intervient alors dans un contexte de transe, tel que Jean Duvignaud1 le définit, se différenciant de celui de la possession. La transe, indissociable de l’anomie, entraîne une “déstructuration du soi”, un travail de désocialisation débouchant sur un véritable “nomadisme social” permettant l’“inventaire” des possibles. Parce qu’il y a béance, on investit des modèles que l’on imite, sans pour autant les reproduire automatiquement, machinalement. La transe transgresse les codes et les modifie. “On cherche, on bafouille, on s’égare, on tâtonne…” Parce qu’il y a anomie, parce que l’on occupe une 1. Jean Duvignaud, Le Don du rien, Stock, Paris, p. 20-22. 203 position sociale et temporelle différente de celle des modèles qu’on emprunte (dialectique des signifiants/signifiés), l’imitation ne saurait être un phénomène passif. Elle devient créatrice, que le groupe d’appartenance soit perpétuellement reconstruit (imitation d’une étiquette et de rites qui doivent s’incrire dans les mutations du temps), ou que le groupe de référence serve de matrice novatrice (lors d’un processus assimilable à celui de la transe). La créativité de l’imitation provient aussi des glissements sémantiques : on interprète des informations véhiculées par les médias qui sont décodées dans celui du “Nous” ou du “Moi-je”, laissant libre cours à l’imaginaire fantasmatique. Cette métonymie théâtralisation/anomie/imitation pourrait servir de piste, dans une perspective interactionniste, pour appréhender l’ethnoscénologie des multiples phénomènes alimentaires. ROGER ASSAF1 AL-HAKAWATI “Nous vous avons créés en peuples et tribus pour que vous vous connaissiez les uns les autres.” C’est un verset d’une sourate magnifique qui s’appelle la Sourate des cloisons où il est dit par ailleurs : “Ceux qui élèvent la voix de derrière des cloisons ne comprennent rien.” Je crois que nous sommes réunis ici par un même désir de connaissance. Je crois qu’il existe trois sortes d’approches dans la recherche de la vérité : la recherche par vocation, la recherche par devoir ou métier, et enfin la recherche par nécessité. Je pense appartenir à cette dernière catégorie pour deux ensembles de raisons. D’abord, banalement, parce que j’appartiens à un groupe humain où le théâtre est une forme étrangère qui fut greffée sur un lieu qui ne l’a pas digérée. Et à ce propos je voudrais dire combien les écrits de Jean Duvignaud ont joué un rôle capital dans notre travail car ils nous ont permis de formuler ce que nous sentions confusément et dont nous avions un peu honte comme si nous étions inférieurs à une forme culturelle et artistique connue dans le monde entier. Aussi, les formulations proposées dans Spectacle et société ou 1. Retranscription de la communication présentée dans le cadre du colloque de fondation. 205 dans les Ombres collectives par exemple ont été pour nous un formidable apport ; elles nous ont éclairés et nous ont permis de nous lancer dans cette aventure. Le deuxième ensemble de raisons est plus spécifique et appartient à la guerre. Le Liban a eu le triste privilège de devenir célèbre à cause d’une guerre qui a duré vingt ans et qui est, dit-on, terminée. Vingt ans, c’est long, c’est le tiers de la vie d’un homme ordinaire, et cela représente plus de la moitié de ma carrière académique et artistique. Or, quand la guerre s’étale dans le temps et devient une partie organique de la vie, beaucoup de choses dans la pratique sociale deviennent inutiles, futiles, dont le théâtre. On a d’autres urgences. Et pourtant, quand on vit avec ceux qui subissent la guerre, on redécouvre la nécessité de certaines pratiques parmi lesquelles le théâtre a sa place. On découvre que la guerre est l’ennemie de la vie. La guerre n’est pas l’ennemie de la paix, les deux font partie d’un même ensemble de moyens et de structures qui permettent à certains hommes de dominer d’autres hommes. La guerre est le contraire de la vie qui n’est pas le contraire de la mort. La mort fait partie de la vie, elle lui permet de se perpétuer, alors que la guerre détruit la vie, elle fait le vide et à la place de ce vide elle construit artificiellement un nouvel ordre, de nouvelles formes qui n’existaient pas auparavant. En face de cette guerre il y a des hommes qui aiment la vie et qui cherchent des moyens de survie ; non seulement manger, boire et s’abriter, mais aussi permettre à la vie de se perpétuer. Cette vie est constituée de formes matérielles et invisibles qui forment un tissu vivant. Par exemple quand la guerre détruit un lieu, tue des personnes, elle fait un trou, comme une bombe. Et en face de ce trou, il y a une émotion ; mais cette 206 émotion est différente selon ceux qui l’observent. Par exemple, vous qui voyez à la télévision, en photo, ou même sur place, des décombres, des cadavres, vous êtes ému par ce que vous voyez, alors que nous, nous sommes touchés par ce que vous ne voyez pas et que nous ne voyons plus. Et c’est cet invisible qui devient partie de l’imaginaire et qui cherche à s’exprimer car nous voulons que cette chose qui faisait partie de notre vie ne disparaisse pas : cette maison, ce lieu, cette rue, ces personnes, ces formes de vie, ces instants, ces événements deviennent matière d’une culture organique que les gens utilisent chaque fois qu’ils se retrouvent. Et c’est en étant à l’écoute de cet aspect de la vie, de la vie que la guerre est en train de détruire, que nous avons redécouvert la forme du hakawati, que l’on peut traduire imparfaitement par l’art du conteur. Mais attention, il ne s’agit pas d’une forme traditionnelle appartenant au passé mais au contraire d’une forme extraordinairement vivante. Les gens utilisent l’histoire chaque fois qu’ils se retrouvent ensemble. Chaque fois qu’un groupe humain est obligé de vivre en promiscuité, de passer des heures ensemble, il s’en dégage spontanément une ou plusieurs personnes qui ont le don de raconter certaines histoires que les autres connaissent souvent, qu’ils ont vécues, dont ils ont été les témoins ou simplement qu’ils ont entendu raconter. Et ils les racontent de telle façon qu’il en résulte un plaisir commun et que leurs auditeurs en redemandent. Ainsi cette histoire devient peu à peu vivante, elle entre dans l’imaginaire de la communauté qui l’emploie comme une arme afin de résister à la destruction. A partir du moment où l’on a redécouvert cette forme, on comprend un grand nombre de choses. La première, c’est que ces textes, cette parole est spectaculaire, elle 207 n’existe pas en dehors de ceux qui la portent et de son auditoire. C’est la réunion du conteur et des spectateurs qui donne la matière du texte avec sa gestuelle et avec les objets qu’il utilise et qu’il transforme pour créer le spectacle. La deuxième, c’est que le lieu n’a aucune importance : ce peut être ici, dans une cour, un salon, une place publique, qu’importe dès l’instant où l’on peut s’y réunir. La troisième, c’est que ce jeu dramatique ne connaît pas le masque. Le théâtre dérivant du masque présuppose qu’au moment du jeu, la personne qui le porte, qu’il soit matériel ou psychologique, devient quelqu’un d’autre et le public disparaît, de même que la réalité extérieure ; seule existe cette fiction créée par l’acteur. Ici c’est le contraire, mais cela n’a rien à voir avec la distanciation brechtienne. Dans le même temps, le conteur re-présente des personnages qui incluent sa propre réalité et celle de ses spectateurs. Cette union entre conteur et auditeurs s’opère à travers l’acte dramatique dans un moment présent qui n’est pas occulté par l’histoire qui est jouée. C’est pourquoi, dans notre pratique courante, notre travail commence toujours avec les gens ; nous ne sommes jamais dans un théâtre, mais toujours dans des lieux où ils se réunissent, café, place du village, salon… et nous écoutons leurs histoires. Puis nous les racontons à notre tour, ailleurs, et elles induisent chez ceux qui les écoutent d’autres histoires qui sont en rapport avec ce sujet. Ces histoires s’enchaînent les unes aux autres, elles appartiennent à la vie collective, petit à petit elles prennent une forme que nous n’avons pas préconçue, une forme qui est à l’intérieur de l’histoire. Vous savez qu’un conteur fait de la mise en scène à l’intérieur du texte, nous n’avons donc plus qu’à lui donner une forme plus efficace. 208 Ce travail n’a pas lieu en répétition mais sous la forme vivante d’un work in progress auquel les gens participent. Aussi, quand ils viennent assister à la représentation, le spectacle continue : ils viennent voir quelque chose qu’ils connaissent déjà, qu’ils ont vu en partie, et après le spectacle la parole continue dans le discours des gens, préparant ainsi le spectacle suivant. Tout cela forme un tissu vivant dans lequel ceux qui travaillent apprennent à se connaître dans leurs relations avec les autres. De même, les personnes qui participent à ce travail, et qui ne sont pas des professionnels du théâtre ou de la culture mais possèdent la culture organique, apprennent avec nous tout en nous enseignant un grand nombre de choses qui, au fur et à mesure, deviennent un travail vivant. Voici cette pratique dont je voulais témoigner dans l’espoir qu’elle apporterait quelque chose à notre discussion. JAMIL AHMED LE BANGLADESH, SCÈNES MÊLÉES Le jatra, le jya, le kâlî-kanch et le jari Le théâtre du Bangladesh est issu d’une tradition de représentations longue de douze siècles ; l’interaction du théâtre brahmanique de cour et de temple, des représentations laïques et religieuses inspirées de récits musulmans, et du théâtre colonial britannique, véhiculés par la langue populaire, a donné naissance à un mode théâtral caractéristique. Aujourd’hui, il existe encore à travers le pays plus de cinquante genres différents de représentation théâtrale ; quatre de ceux-ci seront sommairement décrits dans les paragraphes suivants. LE JATRA Le jatra est joué sur un podium carré, large d’environ 5,50 mètres, haut de 75 centimètres et ouvert sur les quatre côtés. La dimension du podium peut varier en fonction de l’importance de la troupe, du nombre de spectateurs attendu ou des contraintes du lieu, mais son côté doit mesurer au minimum 4,80 mètres et au maximum 7,30 mètres. Parfois, l’espace central est construit dans un rectangle. Les musiciens sont installés de part et d’autre du podium, sur des plates-formes attenantes de même 211 longueur que celle-ci, larges d’environ 75 centimètres et légèrement en contrebas. D’un côté se trouvent les instruments de percussion : tabla, dholak, congo et mandira (cymbales) ; de l’autre sont situés les instruments à vent et à cordes : cornet à pistons, clarinette, flûte, violon et harmonium. Le joueur d’harmonium est en même temps le chef d’orchestre, on l’appelle habituellement le “maître de musique”. Le troisième côté du podium est relié aux coulisses, distantes parfois de dix-huit mètres, par une ou deux rampes d’accès en plan incliné, larges d’un mètre, délimitées par des cordes attachées à des petits piquets en bambou. Les artistes entrent et sortent par ces rampes. Aux quatre coins du podium central, quatre mâts soutiennent une toiture amovible, conçue pour des raisons d’acoustique ainsi que pour protéger les artistes d’une exposition prolongée à la rosée et aux brumes nocturnes. A ces quatre mâts sont fixées des lanternes “petromax” (kérosène) ; ou bien, lorsque l’électricité est utilisable, des lampes électriques sont suspendues à des barres horizontales qui sont elles-mêmes fixées aux mâts verticaux. Le podium central est habituellement construit en planches, posées sur de courts piquets en bambou enfoncés dans la terre. Le podium se situe au centre d’un carré plus vaste : l’auditorium (asara) dont la largeur peut aller de 25 mètres à 45 mètres. Les spectateurs entourent l’espace scénique sur trois ou même quatre côtés ; une zone séparée est réservée au public féminin. La disposition des places est répartie selon le tarif des billets, les plus chers donnent droit à des sièges, les moins chers à de la terre battue couverte de paille. Tout cet espace est clos par un mur provisoire. Une sorte de vélum sert aussi à protéger le public. 212 Le jatra est joué aussi bien par des troupes professionnelles que par des amateurs. Dans le cas des professionnels, l’asara est souvent construite par un groupe d’investisseurs locaux (le conseil d’administration) qui fait venir la troupe sur contrat pour un nombre déterminé de soirées, avec une rémunération de base garantie, qui peut augmenter si les recettes dépassent un certain montant. L’asara est construite exprès, pour une courte durée, avant ou après la mousson. Une asara donnée peut être utilisée par différentes troupes, puis, lorsque tous les engagements ont été tenus, elle est démontée. Le caractère non permanent de l’asara du jatra est une de ses particularités. La troupe du jatra, outre les comédiens et comédiennes, comprend des danseurs, des musiciens, des machinistes et des cuisiniers ; elle comprend une cinquantaine de personnes. Le patron est connu sous le nom d’adhikari, il, ou elle, est assisté(e) d’un metteur en scène. La saison publique d’une troupe débute aux environs du mois d’octobre et s’achève en avril. Avant le début des représentations, la troupe doit chaque année répéter son répertoire pendant deux ou trois mois. Ce répertoire peut contenir une quinzaine de pièces. Un comédien vedette du jatra peut gagner jusqu’à 50 000 takas (1 250 $ US), et une comédienne, 35 000 takas par saison. La représentation du jatra commence aux environs de 23 heures. Deux heures avant le début du spectacle, un machiniste fait sonner une cloche pour signifier à tous, y compris les artistes, que la représentation va bientôt commencer. Pendant ce temps, on installe les instruments de musique à l’emplacement réservé aux musiciens. Tout de suite après le signal de la cloche, les membres de la troupe se regroupent dans les coulisses pour chanter une prière. Puis les artistes commencent à 213 se maquiller. Une heure après la sonnerie de la première cloche, une deuxième cloche retentit, c’est le signal pour les musiciens de prendre place et de jouer le “concert d’ouverture”, musique au rythme lent qui va durer environ trois quarts d’heure. Le “concert d’ouverture” prévient les spectateurs que le spectacle va bientôt commencer, et petit à petit ils s’assemblent dans l’asara. A la fin du “concert d’ouverture”, les musiciens marquent une pause d’une quinzaine de minutes, puis une troisième cloche sonne, et c’est le début d’une pièce musicale au rythme rapide. Après celle-ci, les danseurs de la troupe chantent un chant patriotique. Le chant patriotique a été introduit dans le théâtre du jatra après 1947 au Bengale/Pakistan oriental ; il a remplacé la tradition plus ancienne du chant religieux hindou chanté à la gloire d’une déesse et s’achevant sur un tableau. Ce changement est dû au fondamentalisme islamique inscrit à l’époque dans la politique de l’Etat. Le chant choral patriotique est en général suivi d’un spectacle de “variétés”, long d’une heure, comprenant des chansons, des danses et des intermèdes comiques qui dépassent souvent les limites de la bienséance, mais qui sont faits pour plaire au grand public. Puis, aux environs de minuit, sonne la quatrième cloche, il s’ensuit une sorte de défilé musical au rythme très rapide qui dure de trois à cinq minutes et annonce le début de la partie principale du spectacle. La représentation du jatra, de caractère mélodramatique et déclamatoire, dure environ quatre heures. Elle se divise en cinq actes et se fonde sur un modèle semblable au modèle européen de conflit et d’action ascendante. Le souffleur, installé dans un coin du podium des musiciens, suit toute la pièce et sonne une cloche pour annoncer la fin de chaque acte, alors des personnages de clowns jouent un intermède de chansons, danses ou farces. 214 Le cinquième acte s’achève peu avant le lever du jour. Il existe des textes imprimés du jatra. L’intrigue s’inspire de récits mythologiques, d’événements historiques ou bien de débats sociaux contemporains. La peinture des personnages est typée et les questions morales sont clairement posées. Les dialogues sont en prose, mais dans les moments d’émotion intense les personnages ont recours au chant. Vivek (la Conscience) est un des personnages typiques du texte du jatra. De la même façon que les qualités abstraites sont révélées par la morale du Moyen Age, Vivek reflète le conflit moral auquel sont soumis les principaux personnages. En tant que Conscience, il peut apparaître en tout lieu et à tout moment, il peut intervenir avec un chant, s’adresser directement au personnage concerné ou bien commenter l’action, avant de se retirer au foyer par la rampe d’accès. Depuis la seconde moitié du XXe siècle, Vivek est représenté par un personnage de la vie courante, souvent un mendiant Baul ou une personne mentalement dérangée. Actuellement, le jatra connaît une période de crise, due à la censure imposée par le gouvernement au nom de la morale et de la bienséance. LE JYA Dans les collines au sud-est du Bangladesh, il existe une communauté ethnique minoritaire appelée Marma. Cette communauté (parfois aussi nommée Magh), originaire de l’Arakan, fut contrainte d’émigrer à Chittagong Hill Tracks lorsque ses terres furent annexées par la Birmanie (Myanma) en 1774. Quoique de croyance 215 bouddhique, la pratique religieuse des Marma montre une forte influence animiste. La forme de représentation théâtrale la plus répandue chez eux est celle du jya. Celui-ci est joué dans une cour devant les temples bouddhiques (ainsi que dans tout terrain ouvert). Le jya, non narratif, est à base de dialogues et présente un caractère très musical. La majeure partie du dialogue est chantée, accompagnée de musique jouée par un orchestre. La représentation est donnée pendant les festivals religieux et les célébrations associées aux périodes de moisson. Elle débute par un chant invocatoire (pui-u), à la gloire de Bouddha et des esprits de la forêt ; il s’ensuit deux danses de groupes (tuicha dunga) et (lechcha-mauing), dont la dernière décrit le processus de la culture. La pièce proprement dite débute après ces préliminaires et se termine sur un chant de bénédiction, chanté par toute la troupe. La pièce la plus populaire du répertoire du jya et qui, dit-on, reflète le mieux la culture du peuple marma, s’appelle Alang-nabah (littéralement, “Les Cinq Candidats”). L’histoire en est la suivante : le prince d’Anmachh-tempa, nommé Mangsang-kha, a accumulé une grande fortune par le biais du commerce et il est en même temps réputé pour son âme charitable. Un jour, alors qu’il distribuait des biens aux habitants d’un village dévasté par le feu, il vient en aide à un ami d’enfance, Ui-ria, lui aussi réduit à la misère, en lui donnant une importante somme d’argent, de la nourriture et autres biens. Mais la roue de la fortune tourne : lors d’un voyage de commerce, Mangsang-kha perd son navire dans une tempête et se voit contraint d’entrer au service de son ami d’enfance, Ui-ria. La nouvelle de la tempête parvient à sa femme, la princesse Ma-sengkha, qui part à la recherche de son mari ; mais elle se fera piéger par 216 Ui-ria et sera obligée de l’épouser. Leur fils, sauvé par la grâce divine (de Prajnya-Paramita), accède au trône ; le prince meurt, la princesse parvient à s’enfuir, mais elle apprend peu après que son mari est mort. Ce dernier apparaît à la princesse en songe et lui demande de construire des sanctuaires et de creuser des citernes afin que le mérite ainsi gagné serve à le ramener à la vie. A la fin, la princesse retrouvera son fils, Ui-ria sera pendu, et le prince reviendra à la vie par la grâce de Bouddha. La pièce Alang-nabah, composée initialement au Myanma, cherche à propager l’essence de la philosophie bouddhique, et, en même temps, à en démontrer l’efficacité. Il est intéressant de noter que la pièce contient aussi des éléments d’influence du bouddhisme tantrique, par exemple dans la référence à Prajnya Paramita. Des études récentes sur le théâtre bouddhique au Bengale ont montré qu’il est fort possible que le jya ne soit qu’un dérivé du zat pwe birman et que le jya et le jatra prennent leur origine tous deux dans le théâtre bouddhique de cette région entre le IXe et le XIe siècle. LE KÂLÎ-KANCH La représentation du kâlî-kanch se déroule dans un espace circulaire d’environ quatorze mètres de diamètre ; les spectateurs sont placés tout autour. L’espace scénique ainsi que les sièges du public se situent au niveau du sol, en général dans la cour de la demeure d’un fidèle ou parfois dans la cour d’un temple. Les coulisses se trouvent habituellement dans une demeure voisine d’accès pratique, et reliées à l’espace scénique 217 par un étroit passage. Le chœur et l’orchestre sont placés près de ce passage, à la périphérie de la scène. L’orchestre comprend deux dhanks (de grands tambours suspendus par des courroies aux épaules, que l’on bat à l’aide de baguettes), un harmonium et une paire de judi (cymbales). De l’autre côté, un chœur de huit ou dix membres accompagne les passages lyriques des personnages. L’éclairage se fait au moyen de lanternes “petromax” (kérosène) ou de torches (fabriquées à partir d’une mèche trempée dans un pot de kérosène). Deux porteurs de lanternes ou torches accompagnent de part et d’autre les artistes dans tous leurs déplacements. Certains personnages portent des masques (faits en shola, c’est-à-dire en liège), d’autres sont lourdement fardés. Les représentations sont données la nuit, commençant avant minuit et s’achevant avant le lever du jour. La distribution est exclusivement masculine. La pièce se base en partie sur des textes écrits (récités sous forme de dialogue), en partie sur la tradition orale (chants) et le reste est improvisé (dialogues en prose), le tout s’inscrivant dans une structure conventionnelle. Le spectacle du kâlî-kanch débute avec les joueurs de dhank qui battent fortement leurs instruments en se déplaçant tout autour de l’espace scénique. Au bout d’un moment, les dhanks s’arrêtent un instant pour signifier le début du rituel de salutations servant à introduire les principaux personnages. Kanai (Krishna) et Balai (Balarâma) sont les deux premiers à entrer en scène. Ils ont tous les deux une flûte, portent des clochettes aux chevilles, une cape noire (bordée de rouge avec le signe de bénédiction “Om” inscrit au centre), un dhoti (bande d’étoffe servant de culotte) fait d’un sari imprimé et une chemise blanche. Le maquillage de Kanai est à dominante bleue, celui de Balai est blanc. 218 Ils dansent autour de la scène, suivis des deux joueurs de dhank, puis ils sortent. Ensuite apparaît le trio composé de Shiva et des deux Gouris. Shiva porte un trident et un serpent, les Gouris ont chacun un mouchoir. Ils font également le tour de la scène en dansant en compagnie des dhankis, puis Shiva s’assied au centre, tandis que les deux Gouris continuent à danser autour de lui en saluant. Finalement le trio s’en va, mettant un terme au rituel de salutation. (Il est intéressant de noter que Kâlî n’apparaît pas dans cette partie.) Les deux dhankis prennent maintenant place parmi les autres membres de l’orchestre. La partie principale qui suit est constituée d’une série d’épisodes non reliés entre eux, appelés KrishnaKâlî, Durgâ-Mahisasura, Buda-Budi, Petna-Petni, Bagh-Shikari, Hanumana Nrittya et Baidya-Baidyani. Au début de Krishna-Kâlî, le premier épisode, Krishna entre en scène seul, il danse tout autour de la scène et chante, accompagné par les chanteurs, un air qui narre son jeu de la flûte dans les bois. Il sort. Entrent Radha et sa suivante, elles chantent que le son de la flûte de Krishna a contraint Radha à abandonner ses tâches quotidiennes, et que maintenant elle est à la recherche de son amant. Elles dansent autour de la scène, puis sortent. Il s’ensuit encore deux apparitions séparées de Krishna et de Radha avec sa suivante, dans lesquelles Krishna continue à charmer Radha tandis que celle-ci cherche désespérément son amant. Puis Ayan (Aihan, le mari de Radha) et sa sœur Kautilla, entrent en scène. Cette dernière informe son frère de la relation amoureuse de Radha et Krishna. Furieux, il part avec sa sœur en quête de sa femme. Aussitôt après, Radha et sa suivante entrent, suivis de Krishna. La scène décrit l’union des amants, mais leur joie est de courte durée 219 car ils sont découverts par Kautilla. Elle accuse Radha et se précipite hors de la scène pour revenir en compagnie d’Ayan qui brandit son épée. Il s’ensuit une courte scène pendant laquelle Ayan accuse Radha d’infidélité. Kâlî se tient debout derrière Krishna. Dès qu’Ayan lève son épée pour tuer Radha, Kâlî apparaît, et Krishna passe rapidement derrière la déesse. Kâlî porte un grand masque (en noir, rouge et blanc), elle a les yeux exorbités et une immense langue déroulée, elle porte une longue guirlande, un plastron en bois, un short noir bordé de rouge et des clochettes aux chevilles ; elle tient un kharga (machette). La présence de Kâlî provoque un hululement spontané de la part du public féminin. Aussitôt Vivek (personnification de la Conscience) entre en scène ; il souhaite la bienvenue à Kâlî, prévient Ayan qu’il risque de commettre une erreur terrible et demande à tous ceux présents de vénérer la déesse. La scène suivante est brève : Ayan, Kautilla, Radha et sa suivante s’inclinent avec un profond respect devant Kâlî, puis sortent. Kâlî reste en scène et exécute une danse énergique en brandissant sa machette, plusieurs fois elle charge en direction des spectateurs qui s’écartent effrayés. Les joueurs de dhank battent furieusement du tambour pour l’accompagner. Il n’y a pas de chant. La déesse semble être à la recherche de sang humain pour apaiser sa soif. Enfin, elle repère un acteur assis à la périphérie de la scène qui tient à la main une fleur de joba rouge représentant une tête humaine. Elle essaie de saisir la fleur mais échoue. L’acteur disparaît avec la fleur et elle se précipite hors de la scène. Shiva entre et s’allonge sur le sol. Kâlî revient, danse autour de la scène puis, accidentellement, marche sur Shiva. Immédiatement, des animaux sauvages (un ours, un chacal et un singe, représentés par des personnages masqués) 220 ainsi que des dakinis et des yoginis (les serviteurs de Durgâ) entrent en courant et forment une scène immobile avec Shiva allongé sous les pieds de Kâlî. Un prêtre arrive pour vénérer Kâlî et accomplir les rituels d’usage. Ainsi s’achève le premier épisode appelé Krishna-Kâlî. Le deuxième épisode, Durgâ-Mahisasura commence. Mahisasura entre et effectue quelques pas de danse, puis s’assied par terre pour accomplir des mortifications religieuses dans le but d’atteindre la vie éternelle. Entre Durgâ, qui danse également. Il s’ensuit un bref dialogue : la déesse offre à Mahisasura le don de la vie éternelle, mais en échange elle lui demande de la vénérer. Mahisasura refuse de s’incliner devant une déesse et invoque Shiva pour obtenir de lui le don convoité. Durgâ s’en va et envoie une apsara (nymphe) pour tenter Mahisasura et mettre un terme à ses mortifications. Pendant que l’apsara danse, Mahisasura comprend qu’il s’agit d’une machination de Durgâ et la chasse. Ensuite arrive Shiva qui lui aussi danse. Dans un court dialogue, il refuse de lui accorder le don et sort. Furieux, Mahisasura attaque la demeure de Shiva sur le mont Kaila śa. Shiva entre en courant, pourchassé de près par Mahisasura, ils sortent. Finalement ils se rencontrent, Shiva est vaincu dans la bataille. Durgâ vient au secours de Shiva, mais elle aussi est vaincue. Les divinités s’en vont, les disciples de Shiva essaient de retenir Mahisasura, mais ils échouent et sortent. Enfin Durgâ réapparaît, cette fois dans sa forme terrible avec dix bras, elle porte un trident et un coutelas. Il s’ensuit une bataille violente entre les deux protagonistes. A un moment donné, un rideau blanc est tendu devant les comédiens pour les masquer complètement. Lorsqu’il est retiré, il dévoile un tableau dans lequel Durgâ aux 221 dix bras, assistée de Shiva, Kartika, Ganesh, Lakshmî et Sarasvatî piétinent Mahisasura. Entre un prêtre qui danse, selon un rituel sacré, tout autour du tableau, pour finalement s’incliner devant la déesse en marquant sa vénération profonde. Tous sortent, c’est la fin de l’épisode de Durgâ-Mahisasura. Il faut remarquer que, contrairement au précédent, cet épisode ne contient pas de chant, mais uniquement de la danse et des dialogues en prose (qui sont accompagnés par le souffleur). L’épisode suivant n’est pas de nature religieuse ; c’est un épisode comique qui s’appelle Buda-Budi (le Vieil Homme et la Vieille Femme), qui n’a ni chant, ni dialogue, et où simplement deux personnages masqués dansent et miment. Ils entrent en scène, s’asseyent, la Vieille Femme offre une feuille de bétel au Vieil Homme, mais un incident fait qu’elle s’en va, moralement blessée. Le Vieil Homme la cherche, la trouve, mais ne parvient pas à la calmer. A son tour, le Vieil Homme se sent blessé. Pour finir, la Vieille Femme apaise le Vieil Homme en lui offrant son sein, et le couple, heureux, part en dansant. Ensuite, il y a une petite danse du Petna-Petni (esprits mâle et femelle hideux). Les personnages sont nus, hormis des bandes d’étoffe servant de culotte, ils portent des branches avec des feuilles et sont masqués. Leurs masques sont noirs avec des yeux exorbités et des lèvres grimaçantes. Le cinquième épisode est celui de Bagh-Shikari (le Tigre et le Chasseur). Le Chasseur entre en premier, masqué, il est vêtu d’un pantalon, d’une chemise, et a des clochettes aux chevilles. Il porte un fusil et semble être à la recherche de sa proie. Le Tigre (lui aussi masqué, dans un costume poilu de jute et de chanvre, portant 222 des clochettes aux chevilles) se cache, accroupi parmi les spectateurs. Le Chasseur l’aperçoit, ils entament une danse où chacun essaie de tuer l’autre. Le Tigre en sort vainqueur, il blesse mortellement le Chasseur et s’enfuit. Survient la femme du Chasseur, qui pleure la mort de son mari. Elle n’est pas masquée et porte un sari. Bientôt des animaux sauvages (tous des comédiens masqués) se rassemblent. Ensuite arrive le Voisin qui appelle le Médecin ; celui-ci entre, ausculte le blessé et envoie chercher l’Assistant qui vient en chantant. Aucun de ces personnages n’est masqué, ils portent leurs vêtements de tous les jours. Le Médecin continue à examiner le patient avec des instruments rouillés, démesurés. Pour finir, le Chasseur guérit et ils quittent tous la scène, heureux. Ici, du début de l’épisode jusqu’à la fuite du Tigre, il n’y a ni chant, ni dialogue en prose ; pendant tout le reste de l’épisode, les dialogues en prose improvisés sont utilisés librement. Ensuite vient une danse courte, celle de l’Hanumân. Le roi-singe apparaît assis dans un arbre, en dehors de l’espace scénique, masqué et vêtu d’un costume poilu fait de fragments de jute et de chanvre. A la grande joie des spectateurs, il descend de l’arbre, pénètre dans l’espace scénique et se met à danser. Puis il mime l’écorçage du riz. Enfin, il soulève un enfant, pris dans le public, et joue une petite scène de mère et enfant. Cet épisode ne contient ni chant, ni dialogue. Le dernier épisode s’appelle Baidya-Baidyani (charmeurs et charmeuses de serpents), dans lequel deux charmeurs et deux charmeuses de serpents chantent et dansent. Les personnages ne sont pas masqués, et les chansons, de nature érotique, n’ont pas de fil conducteur. Lorsqu’ils quittent la scène, le spectacle de kâlîkanch est terminé. 223 Le spectacle décrit ci-dessus a été vu dans le village de Purva Dashara près de la ville de Manikganj. Les artistes font partie de la communauté rishi (hindous de basse caste). Il est habituellement joué le dernier jour de vaishakh (mars/avril). Sept jours avant la représentation, quelques fidèles assument le rôle de sanyasis (ascètes) et accomplissent un court rituel dans lequel ils doivent notamment se raser la barbe. Tout individu, appartenant à n’importe quelle caste, peut assumer ce rôle provisoire qui dure une semaine. Les ascètes endossent le dhoti rouge, se mettent des clochettes aux chevilles et, pendant sept jours, s’abstiennent de consommer de la viande ou du poisson. Toute la semaine, ils rendent visite aux demeures voisines, où ils chantent l’ashta gaan (chants sacrés qui décrivent huit qualités surnaturelles de Shiva) et dansent au son des dhanks. Après quoi, ils collectent auprès des habitants du riz et des lentilles. La sixième nuit, sous un arbre, les ascètes représentent le Hajera Pooja, à la gloire de Mahadeva (Shiva). La nuit du septième jour, c’est-à-dire le dernier jour du mois de vaishakh, ils jouent le kâlî-kanch Le lendemain, ils se regroupent pour un festin lors duquel ils consomment le riz et les lentilles offerts par les habitants ; ainsi ils marquent la fin de leur vie d’ascète provisoire. LE MUHARRAM JARI, LE JARI GAZAL, ET LE BANGLA JARI Il existe différentes formes de représentation qui s’inspirent des thèmes islamiques, notamment chez les paysans musulmans du Bangladesh. Parmi elles, le muharram jari, le jari gazal et le bangla jari offrent un 224 intérêt particulier en ce qu’ils sont étonnamment proches du tazieh que l’on rencontre en Iran et au Liban. Le mot jari est lui-même un dérivé du mot perse zari qui signifie “lamentation”. Les représentations du jari citées ci-dessus font partie d’un ensemble de célébrations qui se prolongent pendant douze jours dans les villages de l’est du Mymansingh (au nord-est du Bangladesh), pour commémorer les événements tragiques de Karbalâ ; elles débutent le premier jour de muharram (calendrier lunaire arabe) et s’achèvent le douzième. Les populations qui participent à ces célébrations sont des sunnites (et non des chiites, comme en Iran ou au Liban) et suivent un chef religieux (peer) d’Ashtagram (une petite ville à l’est du Mymansingh). On pense que le prédécesseur du peer actuel introduisit cette célébration autour de 1836. A partir du soir de l’apparition de la nouvelle lune de muharram, les fidèles du peer accomplissent une série de mortifications, notamment ils jeûnent pendant le jour et s’abstiennent de toute forme d’agrément physique. La plupart des villages possèdent un durgâh (sanctuaire) ou un mukam-ghar (maison sacrée) permanent, édifiés à la gloire de l’imam Hassan et de l’imam Hossain. Il est de coutume de donner en offrande des chevaux vivants ainsi que des effigies (à la mémoire de Duidul, le cheval préféré de l’imam Hossain), des poulets, des pigeons, des bougies ou de l’argent, entreposés dans le durgâh ou mukam-ghar, afin de rendre les imams favorables au succès de telle ou telle entreprise, de guérir une maladie grave, ou même de faire du tort à un ennemi. Le jari est représenté pendant neuf jours d’affilée, suivant l’apparition de la nouvelle lune. Le soir du neuvième jour, les fidèles prennent leurs armes et, accompagnés de joueurs de 225 dhak (tambour), dhol (tambour), kansi (cloche métallique) et shahnai (hautbois), ils défilent et chantent des chants de lamentation à travers la localité. La procession s’achève au durgâh le plus important du lieu où l’on donne des représentations de jari toute la nuit. Des processions semblables ont lieu le lendemain, le dixième de muharram, avec des représentations de marsiya ainsi que de jari. L’après-midi de ce même jour, les fidèles se rassemblent en une autre procession : derrière les porteurs qui soutiennent un tabut (sorte de faux cercueil, fait d’une armature en bambou et rotin, ornée de tissus et papier décoré, qui peut s’élever jusqu’à vingt-huit mètres du sol) et un tazia (imitation du tombeau de l’imam Hassan et de l’imam Hossain, construit également à partir d’une armature de bambou et rotin, recouverte de tissus et papier décoré) viennent les chevaux (vivants, ainsi que des effigies), suivis des musiciens et des hommes armés. Ils défilent à travers toute la localité, en chantant le marsiya ; la procession s’achève au durgâh le plus important où le tabut, le tazia et les effigies de chevaux sont déposés cérémonieusement en offrande. A Ashtagram, où se tient la plus grande célébration de la région, la procession aboutit dans un champ, connu sous le nom de Karbalâ, que les fidèles quittent à vingt heures pour rentrer chez eux. La croyance veut que des djinns (êtres surnaturels) sortent la nuit pour pleurer la mort des imams, et toute personne qui s’aventurerait au-dehors pourrait être mortellement blessée. Pendant les deux jours qui suivent (les onzième et douzième jours de muharram) les fidèles s’assemblent devant le principal durgâh (ou dans le champ de Karbalâ à Ashtagram) pour assister aux représentations de jari qui y sont données durant toute la journée. Les célébrations s’achèvent en général la nuit du douzième jour. 226 Le muharram jari est une des formes de représentation du jari mentionnées ci-dessus. Il est habituellement joué pendant la journée, du premier au dixième jour de muharram, dans la demeure d’un fidèle à proximité du mukam-ghar. L’espace scénique est de forme circulaire d’un diamètre d’environ 14 mètres ; les spectateurs sont assis ou debout tout autour ; le public et les artistes sont tous au même niveau (au sol). A l’intérieur d’un petit cercle concentrique de 4,50 mètres de diamètre, se déplacent environ huit artistes, à la fois chanteurs de chorale et danseurs. Dans un deuxième cercle plus grand, autour de 9 mètres de diamètre, une vingtaine de chanteurs/danseurs évoluent. Le chanteur-narrateur vedette joue à l’intérieur de ce deuxième cercle. Il n’y a pas de costumes particuliers, les artistes portent leurs vêtements de tous les jours. On ne joue pas non plus d’instruments de musique pendant la représentation. Les artistes, tous des hommes, sont pour la plupart des amateurs ; ils ne sont pas rémunérés et sont formés depuis leur plus jeune âge de façon non officielle. Il existe des textes écrits du muharram jari. Il s’agit d’un cycle de narrations, écrits de droite à gauche, comme dans l’écriture arabe, composé en vers avec rime selon le mètre appelé payar (un vers de sept pieds, avec une césure après le quatrième). La partie centrale du cycle décrit habituellement les dix jours de muharram pendant lesquels l’imam Hossain, sa famille et ses fidèles ont souffert une terrible soif et se sont battus contre l’armée de Yazid dans les plaines de Karbalâ où ils ont été vaincus. Le cycle inclut aussi des épisodes antérieurs aux événements de Karbalâ (l’enfance des imams, des anecdotes concernant le prophète et Ali, l’empoisonnement de l’imam Hassan, etc.), ainsi que ceux postérieurs à la tragédie (la mise en captivité de la famille de 227 l’imam Hossain, et des anecdotes au sujet d’Hanifa, le fils héroïque d’Ali). Le thème religieux et philosophique sous-jacent dans tout le cycle peut être résumé de la façon suivante : la vertu primordiale se trouve dans la soumission inconditionnelle à la volonté d’Allah, et elle peut être véhiculée par les sentiments héroïques ou pathétiques (rasa). La représentation du muharram jari s’ouvre en général sur un chant invocatoire pour saluer Allah, le Prophète, Ali, Fatima, les deux imams, le précepteur du narrateur et les spectateurs. Après le chant invocatoire, la partie principale du spectacle débute par un épisode du cycle cité cidessus, pendant lequel le narrateur chante deux couplets du texte en dansant tout autour du cercle extérieur des chanteurs-danseurs. Lorsque le narrateur entame le quatrième vers des couplets, les chanteurs-danseurs (qui jusqu’à présent, dans les deux cercles, étaient restés immobiles) reprennent le même vers, puis chantent le refrain en dansant dans le même sens que le narrateur. A la fin du refrain, le narrateur (qui se repose pendant la danse de la chorale) reprend sa narration et chante encore deux couplets, et ainsi de suite jusqu’à la fin de l’épisode. Le spectacle s’achève sur un chant qui invoque la bénédiction d’Allah, du Prophète, d’Ali, de Fatima et des deux imams. Il faut noter que, dans la représentation, chaque vers du texte est chanté dans un rythme à huit temps (le huitième étant le prolongement de la dernière syllabe du vers), tandis que les pas de danse sont rythmés sur une mesure de quatre temps. La chorégraphie des membres du chœur est un mouvement circulaire avec des pas complexes et des balancements des bras. Globalement, elle est vigoureuse et portée par un rythme rapide, et crée un effet visuel spectaculaire. La chorégraphie ainsi que l’air de la narration chantée varient d’épisode en épisode. 228 Le jari gazal est une autre forme de spectacle du jari que l’on voit dans l’est de la région du Mymansingh, représenté pendant les célébrations des douze jours de muharram, dans les demeures des fidèles et devant les durgâhs (ou dans le champ de Karbalâ à Ashtagram). L’espace scénique est toujours de forme circulaire, d’un diamètre d’environ 3,50 mètres. A l’intérieur de cet espace, entre huit et quinze hommes ou femmes sont assis en cercle, tous sont des amateurs. Il n’y a pas de danse, comme dans le muharram jari. Le chanteur principal, debout ou assis, chante deux (ou plusieurs) couplets, puis les autres reprennent le refrain en chœur. Autrement, le jari gazal est semblable au muharram jari. La troisième forme de représentation du jari, au Mymansingh de l’Est, s’appelle le bangla jari qui, comme le jari gazal, est donné tout au long des célébrations des douze jours de muharram. L’espace scénique est également circulaire, d’un diamètre d’environ 4,60 mètres. Les chanteurs de la chorale sont assis au centre, certains d’entre eux jouent de l’harmonium, du judi (petites cymbales) et du dholak (tambour à deux faces). Comme celui du muharram jari, le narrateur chante et danse tout autour des chanteurs-musiciens. Les artistes, des hommes, sont souvent des semiprofessionnels. Le bangla jari peut se jouer également en dehors de la période des célébrations de muharram. Ces représentations sont données la nuit, l’espace scénique est éclairé par des lanternes “petromax”. Par ailleurs, il est de coutume d’offrir une rémunération aux artistes. Dans ses autres aspects, le bangla jari ressemble au muharram jari. Traduit de l’anglais par Amanda Paquin MARIAN PASTOR ROCHES LE SUBLIK DES PHILIPPINES1 Le sublik est un rituel qui pendant près de dix heures fait appel au chant, à la prière, à la danse et à la déclamation. Son objectif est de permettre d’entrer en communication avec une image, qu’on appelle Mahal Napon. Cette image est une croix qui, si elle est reconnue par les autorités catholiques, présente la particularité de ne point porter de reproduction du corps du Christ, c’est le bois même de la croix qui est considéré comme sacré. Autrefois, des fragments de ce bois étaient prélevés pour être portés comme des talismans jusqu’à ce que l’Eglise décidât de la recouvrir d’une feuille d’argent. Ce rite est exécuté par des acteurs professionnels. Les textes des incantations sont en tagalog ancien ; certains mots sont si rares que les acteurs n’en connaissent même plus l’origine et qu’on ne les trouve que dans un dictionnaire de 1613. Il en va de même de l’origine de la structure heptasyllabique des vers. Ceux-ci sont chantés dans un style qui rappelle les chants épiques d’autres régions des Philippines. 1. Retranscription de la communication présentée dans le cadre du colloque de fondation. Traduit de l’anglais par Pierre Bois. 231 Les sublik sont partiellement accompagnés par le rythme obsédant d’une percussion de bois ou d’une poutre de bambou frappée en ostinato. Les acteurs qui exécutent le sublik disent qu’ils le font pour un panata, un serment et la personne qui finance la manifestation est elle aussi liée par un serment. L’objectif recherché est le bien-être de la divinité. Ces sublik sont assez régulièrement représentés dans la ville où je suis née. Pourtant elle fut colonisée pendant quatre cent cinquante ans et la plupart des érudits pensent que toute culture traditionnelle a disparu de cette région. Du reste, jamais dans mon enfance je n’avais eu l’occasion d’entendre ces chants, croyant alors que la seule musique valable était l’opéra. Aussi, pour rendre justice à une forme aussi complète il nous fallut faire appel à un grand nombre de disciplines : l’ethnologie, l’ethnomusicologie, la notation chorégraphique, l’histoire de l’art afin d’analyser l’image de la croix et les talismans, la botanique, la pharmacologie car de nombreuses références sont faites aux plantes et à leurs vertus curatives, la géologie à cause de l’impact des éruptions volcaniques sur la culture, la lexicographie et plus particulièrement l’élaboration de méthodes permettant de dépasser l’analyse ethnocentriste hispanique de la syntaxe et du vocabulaire. Il fallut enfin mener un travail d’enquête important sur tous les enregistrements vidéographiques, cinématographiques de ces représentations. On s’est ainsi aperçu que les exigences structurelles de la traduction, l’utilisation ou le refus des théories globales du XXe siècle, comme par exemple les idées de Marcel Mauss sur la réciprocité et l’échange, peuvent ou non être appliquées à l’étude de concepts tels que mâle/femelle, lumière/obscurité, etc. 232 Que ressort-il de tout cela ? D’une part qu’on ne peut pas faire une dichotomie stricte entre le passé et le présent. A titre d’exemple, voici une strophe assez poignante : Au début le conte était des montagnes et des champs. Maintenant c’est un lieu de vénération où se tiennent les novinas. Ces vers semblent marquer la rencontre entre deux visions différentes du cosmos. Toutes les deux fonctionnent sur des registres synchroniques et diachroniques et semblent indiquer l’émergence d’une conscience historique, d’un mode de pensée linéaire. Mais elles maintiennent également un sens synchronique ou d’imagination mythique. Comme preuve de la conscience qu’ont les autochtones du changement en tant que fait paradigmatique, ces quelques vers ont une grande valeur. Aussi ce qui m’importe, c’est de pouvoir poser l’hypothèse que les mots “syncrétique” ou “hybride” sont trop primaires pour être capables de rendre compte de cette métaphore. Il est peut-être possible d’aller plus profond que l’idée de mélange, pour explorer la structure d’une période particulière. J’ai commencé à apprécier le sens de la nuance chez les érudits. Parce que le sublik est l’artefact d’une cosmologie disparue, cette notion de serment ou panata peut être comprise comme un manque dans les systèmes idéologiques, politiques, religieux actuels. Dans des chansons que l’on ne comprend plus, les acteurs peuvent encore concevoir une certaine forme de connaissance bien plus forte que le visible. Mais cette vision de la nostalgie est une idée moderne. En poursuivant cette difficile tradition de danses et de chants avec autant de vitalité, les exécutants se livrent à un 233 acte de conscience historique de la tragédie et de la mort ; la leur aussi bien que celle d’une autre culture. Mais certains mots sont aussi compris comme une autre manière de percevoir la réalité : les acteurs n’ont pas de mot signifiant “art”. Quand on leur demande ce qu’ils font ils répondent laro’, ce qu’on peut grossièrement traduire par “jeu”. Le sublik en tant que laro’ participe de ces jeux qui demandent une très grande maîtrise et qui ouvrent des espaces ésotériques pour un certain type de plaisir. Ce plaisir est appelé tua, délectation. Si le pohon n’est pas enchanté, il ne guérira pas. Si le sublik ne parvient pas à cet enchantement par la rigueur, il sera inefficace. Et l’acteur n’atteindra par le gahan, la légèreté d’être. Ce gahan ne semble pas relié à la représentation proprement dite car c’est un état assez différent de la performance théâtrale qu’on appelle palabas. Le mot palabas vient de la racine labas qui signifie extérieur. Cette extériorisation peut être aussi bien du cinéma, du théâtre, une exposition… Ce qui est labas s’oppose à lohob, l’intérieur. Lohob est le concept central sur lequel est basée la théorie du Moi dans la culture philippine. Quand on remarque la façon dont les chants de sublik sont murmurés et les pas de danse exécutés avec subtilité, on comprend pourquoi il ne s’agit pas de palabas. Peut-être que l’usage du mot palabas pour “théâtre” est une manière assez subtile de rejeter le concept du théâtre. Pour montrer les difficultés de la traduction, j’hésite à traduire le mot tua par le mot français “jouissance”. Car la construction de ce mot par rapport à la théorie du XXe siècle (notamment celle de Derrida) donne un tel poids à ce mot qu’il pourrait déformer la notion de légèreté qui y est contenue. Un autre mot désignant l’état qu’on atteint, c’est dinhawa. Dinhawa a un sens très étroit de nos jours, le 234 bien-être, le confort. Mais les linguistes donnent toute une liste de mots d’autres langues philippines se rapportant à celui-ci : cœur, entrailles, serpent mythique, âme, essence vitale, souffle de la vie. Dans le langage protoaustronésien, le mot nawa désigne l’âme. Et dans le langage proto-philippin tel qu’il a été reconstitué, il signifie le souffle de la vie. Pour conclure, je dirai que cette expérience m’a appris que ce qui est venu de l’extérieur a pu être transformé par ce qui était déjà à l’intérieur. Et l’on peut donc admettre qu’il est possible que des cultures telles que la mienne aient été capables de préserver leurs mécanismes intérieurs afin d’absorber les changements. Même si le sens d’un mot se perd dans la langue, il subsiste la mémoire du corps de l’acteur. FRANÇOISE CHAMPAULT JAPON ET ETHNOSCENOLOGIE, QUELQUES CONSIDERATIONS LINGUISTIQUES Après avoir lu le rapport de travail relatif à la création du Centre international d’ethnoscénologie, je me suis demandé comment on pourrait traduire, en japonais, le terme même d’ethnoscénologie. Il s’agit toutefois d’une pure question de principe, car plutôt que de créer un néologisme, les Japonais choisiraient certainement d’employer tel quel le mot anglais ethnoscenology. L’on comprendra certainement pourquoi, après que j’ai donné quelques exemples de la terminologie japonaise, exemples qui serviront aussi à illustrer l’intérêt et le bien-fondé de cette nouvelle discipline. L’élément “ethno” ne soulève pas de difficultés, les Japonais ayant créé les termes de minzokugaku et de jinruigaku pour traduire respectivement les notions occidentales d’ethnologie et d’anthropologie. Mais la traduction de “scéno” (skénos), au sens entendu par l’ethnoscénologie, pose des problèmes difficilement résolubles. Bien évidemment, le mot japonais butai, que l’on peut traduire mot à mot par “plateau”, tai, de “danse”, bu, apparaît comme trop restrictif, car il exclut les pratiques n’ayant pas lieu sur une scène. Shibai est un des mots utilisés pour désigner le théâtre, au sens de pièce de théâtre ; il est écrit avec 237 deux caractères signifiant respectivement “herbe” et “être, se trouver”. Il vient des premiers spectacles de kabuki qui eurent lieu le plus souvent dans le lit asséché des rivières. Les spectateurs y assistaient assis sur l’herbe. Ce terme est lui aussi trop spécifique. Engeki est un terme désignant au sens large le théâtre, mais un théâtre lié à l’existence d’écrivains, reposant sur l’existence de textes. Le terme semble donc bien correspondre à la notion occidentale du théâtre. D’ailleurs, il est probable que si l’on demande à un Japonais s’il aime le théâtre, en utilisant le mot engeki, il pensera en premier lieu au théâtre occidental, ou encore à des formes japonaises de théâtre moderne, et non au théâtre nô ou au kabuki. De même, le terme utilisé pour dire musique, ongaku, évoque avant tout la musique occidentale et non les différents genres musicaux japonais, pour lesquels on précise les genres : jôruri, gagaku, ou nagauta par exemple. Misemono, traduit dans le dictionnaire par “spectacle”, mot à mot les “choses”, mono, que l’on “montre”, mise, a souvent une connotation péjorative. Les acteurs de nô n’aimeraient certes pas que l’on parle d’une représentation de nô comme d’un misemono, mot qui désignait à l’origine les spectacles forains. Je passerai sur d’autres termes envisageables, afin que la liste ne devienne pas trop longue pour m’arrêter au mot geinô qui est défini de la façon suivante dans le dictionnaire : 1) Art appris avec le corps et que l’on peut incarner ; compétence dans un art appris. 2) Spectacles populaires tels que le cinéma, la musique, le chant, la danse. 3) Art et talent, terme générique pour la poésie, la musique, la peinture, les arts décoratifs, la calligraphie, l’art des fleurs, l’art du thé. 4) Synonyme d’arts d’agrément (chant, danse, koto, shamisen). 238 Geinô est employé de nos jours dans la vie quotidienne pour désigner les arts du spectacle, et comprend le théâtre, la danse, la musique aussi bien que l’acrobatie, l’art des imitateurs, etc. Les ethnologues entendent toutefois par geinô, ou plus précisément kyôdo geinô, ou geinô régionaux, l’ensemble des spectacles rituels offerts aux divinités au cours de fêtes religieuses. On parle aussi, par opposition, de koten geinô, ou geinô classiques, qui comprennent par exemple le nô, le kyôgen, le kabuki, le bunraku. Le mot geinô est écrit à l’aide de deux idéogrammes, le premier, gei, signifie “art”, le deuxième est celui utilisé pour la graphie du théâtre nô. Nô est un terme difficile à traduire, il désigne à l’origine le talent, les facultés, la capacité d’un acteur, puis il a pris le sens d’art, au sens étroit. La notion de geinô, en tant qu’“art appris par le corps et qui peut s’incarner”, même si ma traduction française de cette définition de dictionnaire est quelque peu maladroite, me semble très intéressante pour l’ethnoscénologie. Toutefois, elle est encore trop restrictive dans son acception actuelle. Ainsi, les arts de combat, si nombreux et si riches au Japon, ne sont communément pas considérés par les chercheurs comme faisant partie des geinô, et cela malgré leur dimension spectaculaire manifeste. En ce qui concerne les notions mêmes d’art ou de technique au Japon, il est nécessaire d’attirer l’attention sur le fait qu’elles ont une composante psychologique marquée. La technique ne signifie pas technique comme simple moyen pour arriver à une fin, mais implique la présence même de l’artiste en elle. Sentant bien la différence de conception entre technique japonaise et technique occidentale, les Japonais ont inventé 239 un nouveau mot, gijutsu, pour désigner cette dernière. Gijutsu, c’est la technique sans âme, différente de la notion japonaise, wasa. S’il ne semble pas faux de dire que tout art au Japon comprend peu ou prou l’idée d’un cheminement, et se présente donc dès le départ comme un système d’éducation et de formation de personnes, il faut aussi se méfier des apparences trompeuses et des amalgames hâtifs. On ne saurait trop insister à ce sujet sur la nécessité de bien connaître la langue du pays de la pratique que l’on étudie. Le nom de nombreuses pratiques au Japon comporte actuellement le suffixe dô, écrit avec un idéogramme qui veut dire le plus souvent “voie, chemin”. Ainsi sadô pour l’art du thé, shodô, pour la calligraphie, kyûdô pour le tir à l’arc… Il semblerait tentant de conclure que ces pratiques sont dotées d’une profondeur spirituelle que d’autres, pour lesquelles on n’utilise pas le suffixe dô, auraient moins. Mais le premier sens de dô, qui se révèle dans le concept bouddhique des six voies, rikudô en japonais, lieux où les êtres vivants se rendent après leur mort en fonction de leur karma, est celui de territoire, de monde. Lorsque les Japonais disent, dans la vie quotidienne, sadô, pour l’art du thé, ou shodô, pour la calligraphie par exemple, dô revêt surtout le sens de monde, monde du thé ou de la calligraphie, plutôt que de signifier quelque très profond et très ésotérique cheminement spirituel. Il est vrai aussi que du premier sens de territorialité de dô est venu un deuxième sens, celui de loi qui régit ce territoire1. C’est cette loi que celui qui apprend tel ou tel art doit apprendre à comprendre. Pour ne donner 1. Terada Tôru, Michi no shisô, Sôbun-sha, Tôkyô, 1978, p. 4 et suivantes. 240 qu’un autre exemple de la nécessité de maîtriser la langue du terrain de recherche, qui ne connaîtrait que la graphie actuelle du mot kabuki, trois caractères qui font du kabuki des techniques (ki) de chant (ka) et de danse (bu), pourrait être enclin à imaginer une forme théâtrale orthodoxe, quasi classique dès son origine. Mais le mot kabuki vient en fait du mot verbal kabuku, “faire quelque chose contraire à la normale, avoir une conduite extravagante”, et l’on parla au départ de kabuki-mono pour désigner des personnes aux conduites excentriques, ressemblant un peu à nos incroyables. Pour Dôgen (1200-1253), fondateur de la secte zen Sôtô, au Japon, l’illumination ne s’atteignait pas avec l’esprit, mais avec le corps1, et d’une manière générale les Japonais éprouvent une certaine méfiance envers les modes de connaissance purement intellectuels qui ne sont pas sous-tendus par une expérience pratique, taiken (mot à mot “l’expérience du corps”). De nombreuses expressions employées fréquemment désignent l’apprentissage par le corps : mi wo ireru : “mettre son corps” dans le sens de “s’appliquer”, mi wo motte shimesu : “montrer avec le corps”, pour “donner l’exemple”, mi wo motte shiru : “connaître avec le corps” pour “apprendre par expérience personnelle”. Cet apprentissage se fait par imitation. Maneru, “imiter”, et manabu, “apprendre”, ont la même racine. Mais l’imitation n’est pas une simple imitation au sens où nous l’entendons habituellement. Celui qui apprend ou qui s’entraîne doit en sortir transformé. La forme sécrète le fond. 1. Nakamura Hajime, Ways of Thinking of Eastern People, EastWest Center Presse, Honolulu, 1964, p. 546. 241 C’est la raison pour laquelle on ne saurait trop recommander aux chercheurs qui veulent faire une étude sur telle ou telle pratique de s’engager euxmêmes dans son apprentissage. En prenant garde toutefois à éviter deux écueils : – Celui de penser que l’on suit exactement le même apprentissage qu’un Japonais. La qualité d’étranger biaise en effet la relation au maître et aux autres élèves. – Celui de croire que l’on a tout compris, après un temps d’étude très bref de quelques mois, alors que les Japonais sont souvent engagés eux-mêmes dans des cursus qui durent de très longues années. L’idée de la présence de la personne dans la technique se traduit aussi notamment par la tendance à utiliser le même mot pour désigner et la technique et la personne qui met en œuvre cette technique. Ainsi Takemoto Gidayû donna son nom au mode de récitation qu’il créa pour accompagner le théâtre de marionnettes. Et actuellement le mot gidayû peut être utilisé dans la conversation pour désigner aussi bien le mode de récitation qui accompagne le théâtre de marionnettes, que le récitant lui-même. La technique, nous l’avons dit, a une dimension morale de perfectionnement de la personne, ce perfectionnement s’inscrit avant tout dans le respect de formes servant de modèles, héritages du passé. Ceci transparaît dans le terme le plus fréquemment utilisé pour désigner l’entraînement de l’acteur, keiko, mot qui s’écrit à l’aide de deux caractères qui veulent dire : “réfléchir sur le passé”. Je n’ai par ailleurs pas souvenir d’avoir entendu un acteur de kyôgen ou de nô parler de “répétition”, inutiles dans le contexte japonais. En revanche, lors de tournées à l’étranger, la nouveauté des conditions rend les répétitions nécessaires, et ces 242 acteurs emploient alors le mot anglais rehearsal, dans une prononciation japonisée, rihâsaru. Enfin, je voudrais attirer l’attention sur le point suivant : on parle souvent de techniques extra-quotidiennes pour désigner les techniques du corps sur scène. Si cette assertion semble fondée à bien des égards – dans le théâtre kabuki, la façon de se déplacer “dans les six directions”, roppô, sort par exemple évidemment du registre de la vie de tous les jours –, elle est toutefois à manipuler avec beaucoup de précautions. Elle mérite notamment d’être nuancée si l’on s’intéresse au suri-ashi, démarche à pas glissés du nô par exemple. Ce type de démarche correspond en effet à ce qui est privilégié culturellement au Japon. En ce sens, une étude des écoles transmettant les règles de la politesse et des bonnes manières à la cour, ou chez les guerriers, comme l’Ogasawara-ryû, reste à faire. Cette étude, qui à ce jour n’a pas encore été entreprise, pourrait donner lieu à d’intéressantes analyses comparatives, entre ce qui est demandé dans ces écoles et l’art de l’acteur. Cette direction de recherche semble fondamentale pour prévenir les conclusions hâtives de chercheurs qui ne sont pas des spécialistes du pays sur lequel ils travaillent, en l’occurrence le Japon. THOMAS RiCHARDS TRAVAIL AU WORKCENTER DE JERZY GROTOWSKI1 Je voudrais vous parler du langage dans les chansons qui appartiennent à la tradition des Caraïbes, un langage particulier qui ne parle pas directement au mental mais pénètre le corps en le faisant résonner d’une manière spécifique. Cette résonance résulte d’une certaine énergie qui est rassemblée et qui se trace un passage à l’intérieur et autour du corps. Le chant devient un outil destiné à engager l’être humain vers l’action, à rassembler ses forces, les canaliser à l’intérieur de son organisme pour créer une source d’énergie toujours plus subtile et toujours plus haute avant de la laisser enfin redescendre dans le cadre physique. On peut appeler cela un langage, mais ce n’est pas un langage qui implique la tête et la bouche, c’est un langage qui implique à la fois le ventre, la partie postérieure de la colonne vertébrale, le cœur et l’esprit. C’est sur cela que nous travaillons au centre de Jerzy Grotowski, à savoir : développer cette technique de chant que Grotowski a passé des années à étudier dans les Caraïbes et qu’il essaie maintenant de transmettre à ses étudiants. C’est un travail long et important car ce 1. Retranscription de la communication présentée dans le cadre du colloque de fondation. Traduit de l’anglais par Pierre Bois. 245 langage que nous rêvons de saisir en Occident nous ne pouvons y parvenir sans un travail intense. Par exemple, si un Occidental veut découvrir ce qu’est la transe, il ne peut y arriver que par des voies artistiques : s’imprégner très profondément d’une tradition puis la laisser le pénétrer. Ainsi, pourra-t-il peut-être en percer le secret. Pourquoi les gens des Caraïbes chantent-ils de cette manière ? Cette question nous a posé plusieurs problèmes. La première difficulté lorsque nous avons essayé de reproduire ces chants était que la texture de la vibration ne parvenait pas à passer par le corps, elle ne semblait provenir que de la tête. Nous avons constaté que cela nécessitait en fait des années d’apprentissage de la respiration ; dans notre éducation occidentale, on est assis et on apprend avec la tête tandis que le corps reste rigide. il nous fallut donc concevoir un entraînement physique particulier afin que le corps devienne un canal vide, et à cet effet analyser les blocages musculaires de chacun de manière à développer des exercices spécifiques pour chaque membre de l’équipe. D’autre part, on a développé en Occident une relation entre le corps et l’esprit dans laquelle l’esprit commande le corps, entraînant ainsi une perte de la continuité dans le mouvement. Par exemple, si on regarde un fauve en mouvement, il se déplace d’un endroit à un autre en investissant chaque point de l’espace qu’il parcourt. il nous a donc fallu réapprendre à nous mouvoir non pas entre deux limites (commencement/fin), mais selon un flux continu. De même, lorsqu’un animal se met en mouvement, il ne livre pas toute son énergie d’un seul coup, mais agit toujours dans deux directions à la fois : par exemple, il se dirige vers vous mais en même temps, une force agit dans l’autre sens, il vous donne 246 tout en retenant quelque chose. C’est cela que nous essayons de redécouvrir dans notre entraînement. Nous effectuons tout ce travail dans un cadre précis : des performances de quarante-cinq minutes dont chaque action est strictement définie. On crée ainsi une structure très précise, pas après pas, et il ne s’agit plus simplement d’un spectacle mais d’un tissu, d’une toile dans laquelle la personne rassemble ses forces vitales. PiERGiORGiO GiACCHE DE L’ANTHROPOLOGIE DU THEÂTRE A L’ETHNOSCENOLOGIE Plusieurs années de colloques, de séminaires, de recherches, ont permis la création d’un cours d’anthropologie théâtrale à l’université de Pérouse, en italie. A ma connaissance, c’est actuellement le seul en Europe et peut-être dans le monde. Toutefois, il eût été préférable de l’appeler anthropologie du théâtre pour le distinguer de la recherche et de la théorie (anthropologie théâtrale) d’Eugenio Barba qui portent sur les techniques du corps de l’acteur. Le travail de Barba est d’ailleurs tout à la fois une provocation et une conquête dont il convient que l’anthropologue, mais aussi le sociologue, le sémiologue, l’historien…, tiennent compte s’ils veulent mener des enquêtes nouvelles sur le domaine vaste et indéfinissable de la représentation et du spectacle. En revanche, l’anthropologie du théâtre ne peut pas encore, à mon sens, être considérée comme une discipline autonome ; au contraire, elle n’est qu’un terrain nouveau et un détour de l’anthropologie culturelle actuellement engagée dans une vérification de sa méthode et une redéfinition de son rôle. Ouvrir aujourd’hui le chapitre des phénomènes spectaculaires et des problèmes posés par leurs techniques et leurs effets est non seulement légitime mais indispensable 249 et urgent : dans ce contexte, l’analyse culturelle du théâtre – l’art du spectacle la plus ancienne qui ait survécu jusqu’à nos jours – peut apporter une contribution irremplaçable aux recherches sur le concept même de représentation dans la société et dans l’histoire par un élargissement et un approfondissement du problème de la relation entre les arts et les sciences humaines. De même, on ne peut sous-estimer l’enrichissement sur les plans heuristique et herméneutique qu’apporterait une étude anthropologique de la “culture” théâtrale : il suffirait de considérer la question des techniques “expressives” du corps (posée puis négligée par Marcel Mauss) ou l’immense héritage des œuvres, des pratiques, des espaces que l’on nomme “théâtre” dans notre culture et notre société. Or, même s’il existe une théorie raisonnable et vraisemblable sur le caractère transculturel du théâtre, les nombreuses et heureuses comparaisons qui ont été effectuées entre les différentes formes du jeu ou du lieu théâtral ne nous autorisent pas à oublier que “théâtre” est “un mot et une chose” de notre société, ou autrement dit un pattern de notre culture. Ce sont la qualité et la fonction particulières de notre “théâtralité” – ici et maintenant – qui permettent de mesurer et de maîtriser toutes les dimensions des manifestations spectaculaires dans le monde. C’est en ce sens que l’ethnoscénologie m’apparaît nécessaire dans son invention et correcte dans sa définition. Même si l’anthropologie performative de Victor Turner peut être considérée comme une autre solution terminologique et disciplinaire, dans la mesure où ce concept rassemble les mêmes phénomènes et les mêmes problèmes, il n’en demeure pas moins que le terme ethnoscénologie suggère le voyage anthropologique vers 250 les autres cultures en nous épargnant toute tentation eurocentriste ou ethnocentriste, et qu’il souligne en privilégiant le radical scéno-, la centralité du corps (¨κηνωμα) ainsi que la distinction avec le théâtre et sa hiérarchie de modèles et de valeurs. On peut donc appeler ethnoscénologie le champ des connaissances, des techniques, des phénomènes, des relations relevant de toutes les situations spectaculaires et pouvant être l’objet de plusieurs disciplines ou de différentes approches. il n’est donc point besoin d’une nouvelle science humaine qui se définisse par son objet plutôt que par sa méthode, mais d’un carrefour disciplinaire où viennent se confronter les résultats et se vérifier les hypothèses des différentes recherches – sociologiques, historiques, anthropologiques… – sur les performances spectaculaires de toutes les cultures du monde. Dans ce cadre, l’anthropologie du théâtre vient alors s’inscrire en tant que l’étude d’un genre spectaculaire particulier – le théâtre – même si les travaux d’Eugenio Barba nous ont montré l’universalité relative des principes transculturels qui fondent l’art de l’acteur. A ce propos, il faut se rappeler que l’anthropologie théâtrale de Barba se veut une sorte de “science du théâtre” et se conçoit comme l’ensemble des connaissances sur l’art des acteurs et des danseurs des différentes cultures. Elle “étudie le comportement de l’être humain en situation de représentation organisée” tout en concentrant son attention sur le niveau préexpressif qui précède l’expression artistique. De plus, elle consacre ses résultats à la formation des acteurs et des danseurs. Poursuivant le rêve légitime et nécessaire d’une autonomie culturelle du théâtre, la recherche de Barba relève donc totalement du théâtre, dont il veut montrer et développer la “science” – c’est-à-dire le 251 savoir professionnel. il est certain que l’anthropologue doit s’approprier les résultats de cette recherche rigoureuse et innovatrice, qui a d’ailleurs déjà influencé les études de nombreux sociologues, sémiologues et historiens du théâtre. Ainsi, pourra-t-il finalement développer une “véritable” anthropologie culturelle du théâtre. Signalons au passage que jusqu’ici le théâtre n’a jamais été introduit parmi les objets d’étude et de réflexion de l’anthropologie culturelle. Au contraire, la tradition académique a toujours séparé le “théâtre d’art” du théâtre populaire et les formes ou aspects “théâtraux” de la fête et du rituel. Maintenant que l’anthropologie culturelle s’autorise à étudier la culture de la société occidentale contemporaine, le théâtre commence à entrer de droit parmi les objets de la recherche anthropologique, d’autant plus qu’il représente – chez nous – la mine la plus riche de notre imaginaire, la fabrique la plus ancienne de nos comportements et de nos attitudes et le laboratoire des modes culturels qui ont marqué notre histoire. il n’est point besoin d’arriver à Erwin Goffman pour découvrir le rapport entre art scénique et représentation quotidienne. Certes, ce rapport a évolué aujourd’hui, et non seulement Goffman mais aussi nombre de metteurs en scène contemporains nous ont avertis du renversement de rôles qui s’est opéré entre l’art – devenu authentique – et la vie – devenue fausse, artificielle. Cette “révolution culturelle” – prophétisée par Artaud – a bouleversé la culture théâtrale (tout au moins en partie), que ce soit au niveau artistique ou au niveau politique : l’art de l’acteur a assumé la question existentielle du sens, tandis que le spectacle revendiquait une fonction “autre” à l’égard des différentes performances ou fictions qui caractérisaient notre “société du spectacle”. D’un 252 côté se développe l’exigence artistique d’un “retour aux sources”, de l’autre s’impose la nécessité de répondre à la crise du public dans un marché culturel et spectaculaire dominé par les mass media. L’anthropologie du théâtre, beaucoup mieux que la sociologie, peut considérer l’ensemble des problèmes qui découlent de ce changement : en effet, sur le plan anthropologique peuvent converger les recherches sur la tradition de l’acteur et celles concernant l’identité du spectateur. De plus, si l’anthropologie du théâtre obtient des résultats et respecte les propositions de l’anthropologie théâtrale (une sorte d’anthropologie implicite qui rassemble les savoirs des “indigènes” du théâtre), on aura la possibilité de briser définitivement l’attitude ethnocentrique. Tandis que l’art de l’acteur et du danseur révèle plusieurs principes communs, le théâtre – ou mieux, notre théâtre – redevient un modèle et une institution de notre culture, de notre société, de notre histoire. Du point de vue artistique et esthétique, voilà longtemps que tout ceci est connu, mais le travail de l’anthropologue peut enfin démontrer que le “théâtre” est un façon précise de faire et de voir le spectacle : non plus une règle, mais simplement une manière, parmi des milliers d’autres possibilités, de jouer et de jouir du spectacle. Quelle manière ? Qu’est-ce que le théâtre ? Cette question peut recevoir des réponses aussi diverses qu’auparavant. On peut dire par exemple que le théâtre est la combinaison de l’art scénique et de la relation théâtrale, en soulignant que dans la “boîte” que nous appelons “théâtre”, la règle de se faire voir et d’être vu devient si radicale et si absolue qu’il faut développer un art strictement assujetti à cette relation et inversement. 253 il n’est pas vrai que toute forme de spectacle doive poursuivre la même correspondance “dramatique” entre l’acteur et le spectateur. On a vu par exemple les voladores du Mexique. il y a une situation scénique évidente, une habileté et une virtuosité extraordinaires : des musiciens se tiennent assis au sommet d’un mât à quelque vingt mètres de hauteur tandis que des “acteurs” se jettent en bas en tournoyant ou descendent lentement jusqu’au sol. Quant aux “spectateurs”, ils regardent ou pas ; le mât est un centre autour duquel ils se promènent. Le même type de rapport s’observe lors des feux d’artifice ou au cirque. il n’est point de spectacle ni de théâtre dans lequel la quantité et la qualité (le degré et le sens) du rapport entre action et vision – entre l’art du performer et le regard du public, entre la scène et la salle… – soient les mêmes. Je crois que c’est justement à partir de l’analyse de ce rapport, de ce noyau culturel du spectacle, que l’anthropologie du théâtre peut s’élargir jusqu’à se confronter avec les autres pratiques et les autres formes spectaculaires qui constituent l’objet ou le domaine de l’ethnoscénologie. FARiD PAyA L’ESPACE DU VISIBLE 1 Mon intervention sera le témoignage d’un homme de théâtre en France. Je parlerai donc de mon travail et non pas d’un terrain culturel, rituel ou magique qui alimenterait le théâtre. Moitié français, moitié iranien, lorsque j’arrivai en France, bien qu’aimant l’architecture et la littérature, je rencontrai un théâtre où le texte et le bâtiment m’enfermaient, étaient des limites à l’espace. Ce qu’il m’importait c’était de trouver l’espace qui me paraissait véritable, celui de la relation humaine. Puisant dans des souvenirs de musiques, venant des quatre coins du monde, sans me soucier de ce qu’elles voulaient dire, nous avons travaillé avec mon équipe sur des langues que nous ne comprenions pas. Voici trois exemples de faits étonnants qui sont survenus lorsque nous voulûmes travailler sur ce qui pouvait être à l’origine du théâtre, la relation humaine, et sur ce qui était invisible dans cette relation mais qui prenait sens. D’une part, on s’est rendu compte qu’un acteur pouvait inventer des langues qui, si on les analysait d’un point de vue sémiotique, avaient toutes les structures 1. Retranscription de la communication présentée dans le cadre du colloque de fondation. 255 d’une vraie langue. il y avait là une sorte de continent intérieur chez l’acteur. Nous nous en sommes servis dans plusieurs spectacles où nous nous parlions en langue imaginaire. Cela nous a permis de voyager, de communiquer avec d’autres peuples qui croyaient qu’on parlait une vraie langue jusqu’au jour ou en Haïti quelqu’un m’a fait remarquer que nous faisions comme dans le vaudou où l’on parle une langue que l’on ne comprend pas. Un phénomène du même ordre s’est produit récemment dans un spectacle appelé la Danse siguri. Après tant d’années de travail sur les musiques traditionnelles nous avions décidé de faire un spectacle qui fût un véritable rituel. Mais nous n’arrêtions pas d’échouer car évidemment nous n’avions pas le sens du rituel. Un jour nous vidâmes la salle. Lorsqu’elle fut totalement vide, nous nous donnâmes un secret. Puis nous recommençâmes à travailler avec quelque chose auquel nous croyions vraiment. Je demandais seulement aux acteurs de considérer qu’une partie de l’espace était sacrée et l’autre pas. Un acteur s’est alors mis à chanter tout en marchant et à délimiter un carré. Son chant s’est terminé à l’endroit où il l’avait commencé et qui n’avait pourtant pas été matérialisé. On a répété toute la journée dans cet espace invisible, il existait clairement pour tout le monde. Cet espace était la relation des quatre personnages. Le lendemain nous l’avons retrouvé. Finalement nous l’avons matérialisé par du sel. Au cours du même spectacle nous avons dégagé un temps qui était notre temps. J’estimais que le spectacle, fait de beaucoup de choses, était trop dense. A titre d’exercice je demandais aux acteurs de jouer une partie du spectacle puis de faire quatre minutes de silence en bougeant dans cet espace, enfin, au bout de quatre 256 minutes, de se remettre à chanter. Par curiosité j’ai enclenché un chronomètre. Lorsque les acteurs ont recommencé à chanter il s’était écoulé exactement trois minutes et cinquante-neuf secondes. On a joué ce spectacle une centaine de fois, personne ne nous a jamais dit qu’il y avait quatre minutes de silence ni une longueur. STEFKA KALEVA LES MÉDIAS EN QUESTION L’équivalent d’“ethnoscénologie” pourrait être litsedeistvié en Bulgarie, bien que le mot plus proche de “performance” ne recouvre pas entièrement les nuances du terme français. Nous possédons un institut de folklore qui se trouve dans la nouvelle université bulgare. Cet institut se penche déjà sur la problématique des archétypes de la culture bulgare, telle que la culture de la Thrace, la culture slave et la culture des ProtoBulgares. Des questions restent à poser. il semble que la plupart des problèmes surgissent au niveau de la reproduction des formes. Je voudrais commenter quelques exemples à partir de mon expérience professionnelle, qui sont en rapport avec l’objet de l’ethnoscénologie. Avec la télévision, il s’agit d’une culture de médias dans laquelle la réalisation et l’acceptation sont toujours plus compliquées à cause du besoin d’un médiateur. La première question que cet intermédiaire et arbitre devrait se poser est donc : Est-ce qu’au cours du transfert et de la traduction d’un code culturel dans un autre, la valeur de l’objet reste sauvegardée ou bien perd-elle son sens ? Le fait nouveau et différent qui apparaît au cours de l’acte de communication par la télévision est la distance raccourcie. Par suite de la ressemblance, le degré de complicité et la fiabilité du contact établi entre l’écran 259 et le spectateur sont inclus dans les caractéristiques du téléspectacle. Les critères traditionnels de l’esthétique sont invalidés une fois appliqués au produit de la télévision. Et nous sommes ainsi obligés de prendre en considération la différence dans la structure des images et dans les volumes spacieux. indépendamment de son niveau d’acceptation, le spectateur auquel s’adresse la télé-œuvre se trouve devant deux mondes, deux espaces de la vie et de l’art. Le premier exemple est tiré du film Et les deux filles sont parties fêter Lazare. il s’agit d’une des pratiques d’initiation de la jeune fille à son état de femme. Le film est structuré dans deux espaces. D’un côté il y a les épisodes où le rite est présenté. De l’autre ce sont les épisodes où les jeunes filles partagent verbalement leur attitude envers ce rite et leur foi dans sa signification. Nous nous sommes demandé comment différencier visuellement les deux réalités pour qu’elles puissent transparaître dans leur authenticité. En fin de compte, nous avons tourné en plans généraux les épisodes qui reflètent les moments rituels et nous les avons disposés dans le contexte de l’ambiance du village, alors que le gros plan sur un visage aurait anéanti le sentiment du mythologique contenu dans l’acte cérémoniel. Dans ces épisodes, les gros plans n’étaient réservés qu’à certains détails. Au contraire, lorsque les jeunes filles parlaient, la caméra entrait en elles de façon qu’elles communiquent directement avec le spectateur. Voici un autre exemple avec le film le Feu. Ce film parle du feu de la créativité artistique qui s’est emparé des participants au festival de Koprivchtitsa. Dans un des épisodes, nous avons filmé une vieille femme qui était une danseuse exceptionnelle. Elle portait son costume national de couleur foncée comme il est d’usage 260 dans le peuple, et comme il sied aux gens de son âge. Elle dansait sur une estrade au milieu de la foule. Nous avons essayé d’inclure la danseuse dans l’espace, mais les têtes surgissant de toutes parts, les visages en sueur, nuisaient à la sensation que nous voulions suggérer : celui d’être en présence de la danse d’une prêtresse ancienne. Nous avons alors concentré l’espace pour ne garder que la figure sur fond de ciel et de soleil. Cette image d’une silhouette découpée a conféré à l’épisode l’effet exceptionnel d’une fresque. L’espace ne s’ouvre qu’à la fin de la danse, au moment des applaudissements. Ce sont ces hypologies qui montrent l’importance de l’intermédiaire. Dans le premier cas, on entre dans le monde artistique du personnage, tandis que, dans le deuxième cas, une personne concrète devient l’incarnation du monde artistique. Ces exemples montrent que l’expression artistique jaillit au plus profond de l’âme et montre une nécessité cachée : nécessité propre à la vue, à l’ouïe, à la voix, à la pensée, à l’émotion et même au rythme physiologique de la respiration et du mouvement. L’effet est d’autant plus grand que la capacité individuelle de s’assimiler à ce genre d’acte expressif est plus puissante. Une fois dans ce chemin, l’ethnoscénologue pourrait se révéler un instrument indispensable, car toute l’idée prend forme dans une structure sémiotique déterminée sans pouvoir exister hors d’elle. L’ACTE DE FONDATiON DU CENTRE iNTERNATiONAL D’ETHNOSCÉNOLOGiE CLAUDE PLANSON1 Je vous remercie pour le titre de président d’honneur. Plutôt qu’une nomination personnelle j’y vois un hommage à l’équipe qui, pendant une quinzaine d’années, s’est employée à découvrir et à faire connaître les manifestations des diverses aires culturelles dont nous ne connaissions que d’affreuses défigurations dues aux pseudo-flokloristes et imprésarios en mal de “nouveautés”. Mon rôle ne sera donc pas de diriger les travaux que vous allez entreprendre. Qu’il me soit permis toutefois de vous présenter quelques observations dictées par une longue expérience et par une réflexion approfondie : a. Défiez-vous de tous ceux qui croient qu’on peut laïciser des manifestations qui relèvent du sacré. Ces mêmes personnes crieront : “Ce n’est pas du théâtre !” dès l’instant où ces spectacles traditionnels ne s’inscrivent pas dans les normes du théâtre occidental des temps modernes dont vous savez, comme moi, que morcelé et émietté en “genres” il est fort éloigné de ce que fut le grand théâtre de l’Occident dont nous voyons encore de superbes traces sur tout le pourtour de la Méditerranée. b. Défiez-vous de la pseudo-intelligentsia du Tiers Monde qui, la plupart du temps, n’a que mépris pour sa propre culture et n’a qu’un rêve : imiter l’Occident, même dans ses pires erreurs ! 1. Président d’honneur du Centre international d’ethnoscénologie. Ex-directeur du Théâtre des Nations. 265 Je voudrais, à ce propos, vous citer deux exemples : celui du Dahomey et celui de Cuba. Dans le premier cas, après avoir refusé fermement tout ce qu’on nous proposait, il nous fallut, passant par-dessus la tête des officiels, prendre contact avec le prince Aho, petit-fils du roi Béhanzin et haute autorité religieuse de la côte ouest, et obtenir de lui qu’il vienne en personne à Paris accompagné de ses dix-huit femmes et de ses féticheurs. Ce fut un immense triomphe, triomphe dont ne tinrent aucun compte les autorités locales lorsqu’elles voulurent organiser une seconde tournée en Europe. A la place des princesses et de leurs danses sacrées, on assista aux trémoussements de demoiselles déguisées par des costumiers. On voit ce que je veux dire. A Cuba, les choses furent un peu différentes. Nous souhaitions présenter une vraie santeria, culte africain d’origine yoruba qui est, à la vérité, la religion populaire du pays. Hélas ! cette cérémonie fut revue et corrigée par un jeune metteur en scène mexicain non dénué de talent mais bien incapable de comprendre ce qui se passait, d’où un spectacle hybride dont la chaleur s’était évaporée. c. Défiez-vous, enfin, de ce qui vous sera présenté comme une culture de métissage et qui, trop souvent, ne sera que l’expression de l’impérialisme culturel de telle ou telle nation visant non pas à l’amalgame mais à imposer une coloration relevant de ce que l’on pourrait appeler le politically correct. A la vérité, notre Occident, depuis moins de deux siècles, n’aura connu que deux expressions du véritable métissage culturel : le jazz dans le sud des Etats-Unis et le flamenco dans le sud de l’Espagne. Pour le premier, il s’agit de l’amalgame des rythmes africains et des fanfares anglo-saxonnes en utilisant des instruments modernes ; pour le second (le flamenco), un dosage subtil du kathak indien, des mélopées arabes et du chant synagogal se superposant sur un fond de danses ibères traditionnelles. Permettez-moi tout de même d’ajouter un mot : vos travaux ne saurait se concevoir sans un centre opérationnel où serait rassemblée et sélectionnée la somme de vos efforts. 266 Centre où, dans le même esprit, seraient présentées de manière aussi parfaite que possible ces manifestations d’ethnies dont, à la vérité, nous savons peu de chose. Bien entendu, le théâtre de l’Alliance française est certes un charmant théâtre, mais enfin il est tout à fait insuffisant pour accueillir de grands groupes et pour organiser des expositions et des conférences indispensables à la compréhension de vos travaux. ici, nous nous tournons vers le ministre de la Culture et son représentant le directeur des théâtres. Ne nous dites pas que l’Etat et la ville ne sont pas capables de recommencer ce qui fut fait avec succès pendant des années, au temps où Paris se voulait “le rendez-vous des théâtres du monde”. Ne nous parlez pas du manque d’argent, je vous prie. N’oubliez pas que, sur le plan culturel, nous sommes les héritiers de la Grèce antique qui dépensa plus pour son théâtre que pour sa flotte de galères, ce qui ne l’empêcha pas de triompher à Salamine. Pour le reste vous pouvez faire confiance à l’équipe qui, dans une large mesure, nous réunit aujourd’hui. Pour ma part, je considère Chérif Khaznadar comme mon fils spirituel, de même que je considère Françoise Gründ comme ma meilleure continuation, sans parler de mon vieil ami Jean Duvignaud qui, bien sûr, est digne de la plus haute confiance. Mesdames et messieurs, tout dépend de vous. Nous avons fait notre tâche, à vous de jouer maintenant ! LOURDES ARiZPE1 Lorsqu’une idée nouvelle prend corps et s’apprête à devenir réalité, c’est toute la communauté internationale qui s’enrichit. Aussi suis-je particulièrement heureuse de vous accueillir aujourd’hui à la Maison de l’Unesco pour l’ouverture du colloque annonçant la naissance du Centre international d’ethnoscénologie. Bienvenue à vous, chercheurs, universitaires, hommes et femmes qui représentez les arts du spectacle venus d’horizons divers, réunis ici à l’initiative de la Maison des cultures du monde. Je ne doute pas que vous saurez mettre en commun vos savoirs et vos expériences afin d’assurer que ce centre international repose sur des bases solides, réalistes et généreuses, portes et fenêtres ouvertes au vent des expressions culturelles du monde entier. Permettez-moi à cet égard de rendre un hommage particulier aux initiateurs de ce colloque, à MM. Jean Duvignaud, JeanMarie Pradier, Chérif Khaznadar et Mme Françoise Gründ qui nous démontrent, encore une fois, que l’ouverture aux autres dans un souci de pluralisme est plus saine, créative et dynamique que le repli frileux sur soi dans un esprit de nationalisme étriqué. Autant que la Maison des cultures du monde, le Centre international d’ethnoscénologie qu’ils vous proposent peut représenter une oasis salutaire pour l’appréciation des différences, pour les échanges d’idées et de pratiques artistiques dans un souci de compréhension et de respect mutuels. 1. Sous-directrice générale pour la culture à l’Unesco. 268 Cette démarche, en harmonie avec les idéaux de l’Unesco, n’est pas l’unique raison de l’intérêt et du soutien que nous apportons à une discipline nouvelle, l’ethnoscénologie, pour la défense et l’illustration de la diversité des comportements et pratiques symboliques des sociétés. En effet, la création de ce futur centre nous paraît également aussi opportune que nécessaire. Nous nous trouvons aujourd’hui déjà dans la situation où le développement des médias s’accompagne d’une expansion des techniques et d’images nouvelles sur les réseaux mondiaux de télécommunication et internet. Ce nouveau langage de représentation peut à la fois offrir des perspectives extraordinaires pour les créations esthétiques et symboliques, tout comme un vide culturel s’il n’est dirigé que vers une consommation passive. Voilà le défi que vous, les artistes, devez relever à la fin de ce siècle et à l’aube d’un nouveau millénaire. De ce fait, il est impératif, comme le propose le Centre d’ethnoscénologie, d’explorer systématiquement et de diffuser toutes ces formes de spectacles représentatifs des pratiques sacrées et profanes de l’homme, du nô japonais, du koteba malien en passant par le gambuh de Bali. Certaines de ces pratiques, certains de ces rituels sont en voie de disparition mais doivent renaître, sous des formes différentes, dans le nouveau langage de représentations. L’ehtnoscénologie constitue ainsi un véritable carrefour de disciplines, et ce centre international pourra devenir un espace privilégié de rencontres et d’échanges entre chercheurs et spécialistes de terrain. L’Unesco est naturellement sensible à cette approche interdisciplinaire et pluriculturelle qui dépasse le cadre strict de l’ethnologie et englobe l’anthropologie du théâtre, la musicologie et la sociologie. Enfin, il nous paraît que les objectifs du Centre international d’ethnoscénologie sont entièrement liés à ceux du programme de l’Unesco pour la promotion du patrimoine immatériel – traditions orales, coutumes, langues, musiques, danses, les minorités et les populations autochtones, source essentielle d’une identité profondément ancrée dans l’histoire. 269 A l’aube du troisième millénaire, il est indispensable d’assurer, pour les générations futures, à la fois la diffusion et la connaissance de toutes ces formes d’expressions culturelles à travers des études et des manifestations qui soulignent et mettent en valeur la spécificité de chacune d’entre elles. il est donc réconfortant et rassurant de constater que c’est précisément la tâche que s’est assignée le centre que vous entendez mettre sur pied. Je souhaite donc plein succès à vos travaux présents, et un avenir florissant au Centre international d’ethnoscénologie. iRÈNE SOKOLOGORSKy1 La cérémonie qui marque la naissance d’une discipline nouvelle n’est pas un instant futile. Ce moment, plus ou moins solennel, plus ou moins public, révèle l’accomplissement d’un patient et long processus. La présentation de propositions nouvelles et leur approbation par la communauté signifie qu’un travail de réflexion critique, de recherche, de tâtonnements, de reconnaissance et d’analyse des erreurs et des insuffisances a été accompli jusqu’à provoquer la modification du point d’équilibre antérieur. La réception que l’Unesco réserve à cet événement m’impressionne. Votre assemblée internationale, l’attention prêtée aux interventions dès l’ouverture de ces deux journées, la personnalité de ceux et de celles qui constituent votre comité de parrainage, tout cela indique la profondeur d’une attente et la nécessité d’y répondre. Dans le cas de l’ethnoscénologie, j’ai le sentiment qu’il s’agit d’une véritable rupture avec des attitudes passées qui nous ont conduits à simplifier l’expérience humaine en réduisant arbitrairement l’intelligence que nous avons de l’articulation de l’extériorité et de l’intériorité. La prise en compte de la diversité culturelle, son étude sans préjugés épistémologiques et méthodologiques ne sont pas des démarches faciles à entreprendre, malgré les déclarations de principe qui servent souvent à masquer l’indifférence sinon l’arrogance. La 1. Présidente de l’université Paris Viii-Vincennes-Saint-Denis. domination ethnique n’est pas seulement une affaire de pouvoir économique, technologique ou militaire. La diffusion des formes spectaculaires des cultures dominantes a conduit à les considérer comme des universaux. En même temps, des pratiques complexes d’une grande valeur pour les communautés humaines ont été ignorées et sous-estimées. Présidente d’une université vouée dès sa fondation à l’interdisciplinarité et à l’ouverture aux autres cultures, votre initiative ne me surprend pas. L’association de groupes de recherche et d’institutions culturelles me paraît significative. Pour conserver vivante l’invention humaine, il convient que son approche combine la rigueur de la démarche scientifique et l’esprit de l’artiste. JACQUES BAiLLON1 La Direction du théâtre et des spectacles au ministère (de la Culture), c’est-à-dire mon département, est particulièrement sensible à l’initiative de la Maison des cultures du monde, à celle du professeur Duvignaud et de Jean-Marie Pradier et à celle de Claude Planson dont je rappelle qu’il fut le fondateur du Théâtre des Nations. Je suis particulièrement sensible à cette initiative dans la mesure où ce sera un effort contre l’ethnocentrisme. En matière de théâtre c’est fondamental parce que nous autres Européens ici à Paris, nous autres Français, nous avons tendance à considérer que le seul modèle existant et observable est celui que nous avons hérité du XViie siècle. L’on oublie que le modèle du XViie siècle en matière de théâtre est aussi le fils du monde entier. On l’oublie aisément car il semble être un objet cohérent, autonome. Mais il y a quelque chose qui est absent, et de la part d’un représentant de l’Etat vous seriez peut-être étonné, d’autant plus que notre Etat est républicain et laïque, vous seriez peut-être étonnés de l’absence que je veux indiquer qui est celle des dieux. On a l’impression que le théâtre est né comme ça, d’une espèce de volonté fonctionnelle, chez nous, volonté fonctionnelle qui, certes, tend vers la perfection, mais il lui manquerait quelque chose qui serait : pourquoi les gens qui font du spectacle – le mot “faire” étant quelque peu vulgaire en l’occurrence, mais c’est 1. Directeur du théâtre et des spectacles, ministère de la Culture. 271 273 celui qui est utilisé – semblent habités. Et le monde, ce qu’il est convenu d’appeler d’une façon un peu agaçante le Tiers Monde, toutes les cultures sont là pour nous rappeler que justement le monde de la scène, le monde de la représentation est un monde habité. Alors il est plutôt habité, certes, en raison des rituels de deuil, des rituels de commémoration, il est plutôt habité par une absence. Ce n’est pas une contradiction, même si cela semble être un paradoxe. Mais c’est cela qui fonde la plupart du temps la notion de représentation, la notion de jeu. Oui, les dieux sont repartis ; oui, la personne dont nous parlons n’est plus vivante parmi nous, mais grâce au théâtre (et pas seulement la forme psychologique et rationnelle du théâtre européen et entre autres français), le monde existe aussi de la communication d’avec les dieux qui nous ont quittés, mais qui sont encore parmi nous grâce à la représentation et à cette première forme de représentation qui est la possession. Nous oublions qu’une partie énorme de notre travail repose sur un continent qui a été complètement occulté, qui est celui de la possession. On a l’impression que nous sommes là uniquement dans un travail discursif, alors que nous sommes dans un travail habité. Je voudrais prendre un exemple que vous trouverez bien sûr ethnocentriste puisqu’il s’agit d’un grand penseur européen. Nietzsche nous a rappelé dans la Naissance de la tragédie qu’il y avait, pour simplifier parce que c’était dans sa violence également un homme de nuances, il y avait un monde apollinien et il y avait un monde dionysiaque. Tout cela s’est un peu effacé pour nous, cela reste des mots, et pourtant je souhaite que l’ethnoscénologie étudie l’héritage de cette pensée, car il faut savoir que si un comédien tout d’un coup se met à nous donner l’impression qu’il est réellement le personnage ou se met à nous donner l’impression qu’il se passe quelque chose, qu’il est dans une situation, il faut bien savoir que c’est l’héritage – certes lointain – de ce monde dionysiaque, du cœur dithyrambique, du monde de la possession. il faut savoir aussi que tout le travail de codification, le travail de domination, de maîtrise qui est fait dans des codes, dans des langages si différents suivant les cultures, c’est un travail apollinien. Et très souvent, dans un 274 travail de théâtre occidental, tout cela est un peu mêlé, mélangé, et l’on n’arrive plus tellement à en discerner les fils. Je m’en tiendrai à cette première remarque en formant des vœux de réussite à cette initiative que le ministère de la culture compte soutenir plus largement dans l’avenir. Mais je voudrais que nous retrouvions quelque chose qui, encore une fois, peut paraître étonnant dans la bouche d’un représentant de l’Etat, je voudrais que nous retrouvions le chemin des dieux, et je vous remercie de cette démarche. CHERiF KHAZNADAR1 La reconnaissance des cultures autres que la sienne est une démarche moins naturelle qu’on ne pourrait, entre gens de bonne compagnie, le croire. Elle a ceci d’inhabituel qu’elle va à contre-courant de la nature. La nature de l’individu l’a, de tout temps, porté vers l’ethnocentrisme. Tout ramener à soi, tout réévaluer selon ses propres critères, son mode de vie, ses habitudes, son milieu, est l’acte naturel par excellence. Pascal nous dit : “il y a un certain modèle d’agrément et de beauté qui consiste en un certain rapport entre notre nature, faible ou forte, telle qu’elle est, et la chose qui nous plaît. Tout ce qui est formé sur ce modèle nous agrée : soit maison, chanson, discours, vers, prose, femme, oiseaux, rivières, arbres, chambres, habits, etc. Tout ce qui n’est point fait sur ce modèle déplaît à ceux qui ont le goût bon.” Remettre en question son langage, sa pensée, ses moules de référence est un acte d’exception, de révolution. L’individu qui s’y livre se met au ban de sa société, s’exclut, se marginalise. il devient prophète ou démon ou parfois même artiste. Concevoir aujourd’hui qu’il y a des cultures et non pas une culture est une démarche qui, si elle devient plus souvent admise, n’est pas encore générale. L’acceptation mutuelle de l’existence d’un pluralisme culturel, du fait que notre univers est composé de peuples et de nations qui possèdent chacun une expression culturelle qui lui est propre et que ces cultures ont le droit de se développer en toute indépendance selon leur propre gré, cette 1. Directeur de la Maison des cultures du monde. 276 acceptation mutuelle est le principe de base de toute action culturelle. il implique l’utilisation du terme culture au pluriel. Déjà au XViiie siècle, Johann Gottfried Herder soutenait qu’il fallait parler de cultures au pluriel car il existait, et je le cite, non seulement les cultures spécifiques et évolutives des différentes nations et périodes, mais aussi les cultures spécifiques et évolutives de chacun des groupes sociaux et économiques d’une même nation. C’est ce principe de pluralité culturelle qui nous a amenés, il y a treize ans, à choisir pour notre institution le titre de Maison des cultures du monde rompant ainsi avec l’élitisme des maisons de la culture. La notion de pluralisme culturel implique l’abandon de toutes celles prônant la supériorité d’une culture sur les autres, elle implique aussi, bien entendu, de renoncer à celle eurocentriste qui fait de la culture occidentale la norme et la référence de base par rapport aux cultures des autres peuples qui sont reléguées au rang de sous-développées, de barbares ou, dans le meilleur des cas, de folkloriques. Depuis cinq siècles, il est devenu “normal” entre guillemets de prendre comme base de référence les valeurs d’un des cinq continents du monde, l’Europe. Depuis cinq siècles, une terminologie culturelle est forgée en Europe pour être ensuite imposée au reste du monde. En arts plastiques, les écoles sont Renaissance (européenne), baroque (européenne), surréaliste (européenne), cubiste (européenne), abstraite (européenne), etc. La musique est symphonique, baroque, d’opéra, de ballet, etc. Je ne multiplierai pas les exemples avant d’arriver au théâtre dont le concept même est un concept d’essence gréco-romaine, donc européenne. Nous savons tous ici que l’histoire du théâtre s’est singulièrement limitée, jusqu’à ces dernières années, à l’évolution de cet art dans une partie du monde, et uniquement à partir de cette base gréco-romaine. Tout ce qui sortait de cette norme avait progressivement droit au qualificatif de parathéâtral. Des cultures entières se voyaient nier l’existence même d’une forme théâtrale si celle-ci n’était pas occidentale et 277 ceci, paradoxalement, à juste titre. En effet, longtemps les hommes de théâtre du monde non occidental ont œuvré et lutté afin que leurs formes d’expression patrimoniales soient reconnues dans l’acceptation occidentale du terme théâtre. Aujourd’hui on pourrait considérer que cette lutte s’était trompée d’objectif. Mieux que d’être reconnues comme un sous-produit ou un produit apparenté au théâtre, n’aurait-il pas mieux valu affirmer comme formes à part entière des expressions aussi importantes et signifiantes dans leur culture même que le nô qui n’est pas du théâtre mais du nô, que le kathakali qui n’est pas du théâtre mais du kathakali, que le khayal el Zol qui n’est pas du théâtre mais du khayal el Zol, que le koteba qui n’est pas du théâtre mais du koteba, que le jari qui n’est pas du théâtre mais du jari, etc. L’initiative que nous sommes quelques-uns à avoir prise aujourd’hui va dans le sens, non pas de rétrécir le champ des études et de la création théâtrale mais, au contraire, de l’élargir en lui offrant un terrain nouveau d’étude, d’analyse, de recherche et d’inspiration. Qu’y a-t-il de plus passionnant que de découvrir des formes ? Que de les extraire de leur particularisme local pour les intégrer au patrimoine commun à tous les hommes, celui de l’humanité ? Cette initiative n’est pas, comme on pourrait le soupçonner de prime abord, une nouvelle démarche globalisante et récupératrice eurocentriste. Si je dis qu’on pourrait le soupçonner, c’est uniquement en raison du lieu de cette rencontre, Paris, et de la terminologie employée, l’ethnoscénologie. J’écarterai très vite ces deux aspects extérieurs et superficiellement déroutants, car cette initiative est née en fait d’une vingtaine d’années de contacts, de recherches, de demandes, de volontés exprimées par des dizaines d’amis, de partenaires, de créateurs, à travers le monde, dont certains sont ici, aujourd’hui, présents. Jean Duvignaud, Françoise Gründ, Jean-Marie Pradier et moi-même avons en effet, chacun dans son domaine, mené des réflexions parallèles souvent, communes parfois, avec de multiples interlocuteurs, qui aboutissent aujourd’hui à cette rencontre. Toute rencontre se situe quelque part sur cette planète, celle-ci a lieu, par le hasard des volontés, ici. 278 il y a plusieurs années, un grand poète qui m’honorait de son amitié et avec lequel j’avais, pour l’Unesco d’ailleurs, travaillé sur un ouvrage sur le pouvoir de la radio (à l’époque, la télévision n’était pas encore aussi répandue qu’elle l’est aujourd’hui) me disait lors d’un déjeuner – ce poète était Jean Tardieu : “il y a des cornichons sur la table parce qu’il faut bien appeler les choses par leur nom.” Eh bien, si nous utilisons le terme d’ethnoscénologie c’est parce qu’il fallait bien donner un nom à cette démarche nouvelle et qu’un nom n’est après tout qu’un nom. En français et en francophones, nous aurions dit “jeux scéniques” que le Larousse définit comme des spectacles organisés hors du cadre traditionnel des salles de théâtre. Nous avons préféré y associer la notion de peuple (ethnos) afin que cette science des arts de la scène soit celle des peuples… puisqu’il faut bien appeler les choses par leur nom… N’y cherchons pas d’autre raison et concentrons-nous sur le concept, sur cette dynamique extraordinaire que ce colloque pourrait engendrer. La présence de Claude Planson, qui a bien voulu accepter la présidence d’honneur de cette aventure, est particulièrement symbolique si on se rappelle tout ce que cet homme a provoqué en quelques années d’activité à la direction du Théâtre des Nations. Claude Planson a réveillé chez des générations de créateurs la volonté d’affirmer une identité, la leur, mais celle aussi de leur peuple. Cette aventure est aussi un hommage qu’un certain nombre de ses disciples, ici présents, lui rendons “trente ans après”. Cela rappelle un titre à l’Alexandre Dumas, alors qu’il faudrait évoquer ici Jules Verne, Marco Polo ou ibn Battûta. Se peut-il qu’aujourd’hui nous ébranlions des dogmes qui ont généré la colonisation, le racisme, la purification ethnique ? Se peut-il qu’aujourd’hui nous mettions en exergue nos différences afin que nos cultures se fécondent de leurs différences ? Se peut-il qu’aujourd’hui nous puissions démentir ce même Pascal que je citais au début lorsqu’il écrit, déjà, au XViie siècle : “Nous avons fait l’uniformité de la diversité car nous sommes tous uniformes en ce que nous sommes tous devenus uniformes.” Mesdames et messieurs, que l’ethnoscénologie soit. l’art du théâtre ? Et faut-il la définir ou bien seulement dire avec Jean Duvignaud : “il importe d’abord que ce soit l’expression d’un sentiment vrai” ? Car, comme l’ont dit MM. Khaznadar et Pradier en annonçant que l’on allait explorer le concept d’ethnoscénologie, toute définition doit être exploratoire. C’est pourquoi je tenais seulement à insister sur l’importance pour l’Unesco de la démarche adoptée par le Centre international d’ethnoscénologie. CONCLUSiON LOURDES ARiZPE Après ce que j’ai entendu, je souhaiterais vous dire combien le sujet de cette discussion est important pour l’Unesco et pour la dynamique que je veux donner au secteur de la culture. Je ne suis ici que depuis quelques mois, et en tant qu’anthropologue et que Mexicaine je dois dire que je suis fascinée par votre discussion. Très brièvement, je voudrais dire d’abord que j’admire la lucidité et l’intégrité qui font de vous, monsieur Planson, et aussi de vous, monsieur Duvignaud, des maîtres. Et je considère que M. Planson pose le vrai dilemme : comment conserver sans pétrifier ? Comment métisser sans dominer ? Comment changer sans trahir ? Comment créer sans fixer dans le temps ce qui préexistait ? Quand j’étais directrice du musée de la Culture populaire au Mexique, une communauté d’indigènes vint demander mon soutien : un groupe pour développer ses spectacles traditionnels, l’autre pour faire l’acquisition d’une caméra vidéo et produire ses propres documents visuels. Voilà le dilemme. Et je crois que M. Planson pose la question de base : Qu’est-ce que l’authenticité dans les arts et dans le patrimoine ? L’Unesco s’est déjà posé ces questions notamment l’année dernière, lors d’un grand colloque à Nara, au Japon, qui portait sur le problème de l’authenticité dans le patrimoine matériel. Un temple japonais qui a été bâti il y a moins d’un demi-siècle sur un plan millénaire fait-il authentiquement partie du patrimoine culturel ancien ou non ? Peut-être est-ce cela qui est au cœur du débat : quelle est l’authenticité dans 281 ANDRÉ-MARCEL D’ANS Anthropologue, professeur à l’université Paris Vii-Jussieu. MERCÉDÈS iTURBE Directrice de l’institut de la culture de Morelos, Mexique. ARMiNDO BiÃO Professeur et vice-recteur de l’université de Bahia, Brésil, spécialiste des pratiques spectaculaires au Brésil. ONT PARTiCiPÉ A CE NUMÉRO DE L’INTERNATIONALE DE L’IMAGINAIRE MEL GORDON Professeur à l’université de Californie, Berkeley, Etats-Unis. THOMAS RiCHARDS Assistant de Jerzy Grotowski au Workcenter of Jerzy Grotowski, Pontedera, italie. PiERGiORGiO GiACCHE Anthropologue, enseigne l’anthropologie théâtrale à l’université de Pérouse (italie). FARiD PAyA Metteur en scène, directeur du Théâtre du Lierre, Paris. STEFKA KALEVA Ethnologue et musicologue, Bulgarie. JEAN-MARiE PRADiER Professeur à l’université de Paris Viii-Vincennes-SaintDenis, responsable du Laboratoire d’études des comportements spectaculaires humains organisés. GiLBERT ROUGET Directeur de recherches au CNRS, responsable du département d’ethnomusicologie du musée de l’Homme (e.r.), Paris. FRANÇOiSE GRÜND Directrice artistique de la Maison des cultures du monde. ABOUBAKAR NJASSÉ N’JOyA Metteur en scène, Cardiff, Royaume-Uni. Président d’honneur du Centre international d’ethnoscénologie. Ex-directeur du Théâtre des Nations. Professeur à l’université de yaoundé, Cameroun, spécialiste des théâtres et rituels bamum. LOURDES ARiZPE JACQUES BiNET iRÈNE SOKOLOGORSKy Directeur de recherches (e.r.) en sciences humaines à l’ORSTOM, chargé de séminaire à l’université Paris iV-Sorbonne. MiKE PEARSON CLAUDE PLANSON Sous-directrice générale pour la culture à l’Unesco. Présidente de l’université Paris Viii-Vincennes-Saint-Denis. JACQUES BAiLLON JEAN-PiERRE CORBEAU PATRiCE PAViS Professeur à l’université de Paris Viii-Vincennes-SaintDenis. LUCiA CALAMARO Professeur à l’université de Montevideo, Uruguay, membre fondatrice du Centro de investigación en prácticas espectaculares. RAFAËL MANDRESSi Professeur à l’université de Montevideo, Uruguay, membre fondateur du Centro de investigación en prácticas espectaculares. Professeur d’université, iUT de Tours. ROGER ASSAF Metteur en scène, professeur à l’université de Beyrouth, Liban. JAMiL AHMED Metteur en scène, professeur à l’université de Dhaka, Bangladesh. MARiAN PASTOR ROCHES Fondatrice, directrice et conservatrice du musée de la Culture des Philippines, Manille. JEAN DUViGNAUD Professeur des universités (E.), président de la Maison des cultures du monde. 283 FRANÇOiSE CHAMPAULT Professeur chercheur, Japon. 284 Directeur du théâtre et des spectacles, ministère de la Culture. CHÉRiF KHAZNADAR Directeur de la Maison des cultures du monde. Les auteurs des articles présentés dans cet ouvrage ont participé à la séance inaugurale du colloque de fondation du Centre international d’ethnoscénologie qui s’est déroulé le 3 mai 1995 à l’Unesco, ainsi qu’aux travaux du colloque qui s’est tenu à la Maison des cultures du monde les 3 et 4 mai 1995. iNTERNATiONALE DE L’iMAGiNAiRE NOUVELLE SÉRiE – N° 1 LE MÉTiS CULTUREL SOMMAiRE iNTERFERENCES L’Internationale de l’imaginaire est un lieu de confrontations. Comme la Maison des cultures du monde dont elle est le complément, elle cherche à faire connaître les multiples figures de la création dans les régions différentes du monde contemporain. La revue, en dehors des doctrines ou des partis pris, associe la critique indépendante, les témoignages scientifiques ou littéraires, la révision des patrimoines, l’information sur la mutation des formes culturelles. Ne s’agit-il pas de révéler l’inlassable fertilité des ressources humaines ? Chaque publication réunit, autour d’un thème, écrivains, artistes, spécialistes et peuples du spectacle pour une concertation commune : autant de bilans. Auparavant éditée par la seule Maison des cultures du monde, la revue est désormais coéditée, pour une nouvelle série, avec Babel. Chaque numéro est donc disponible à un format et à un prix de livre de poche. Jean Duvignaud : La contamination Françoise Gründ : La limite Catherine Clément : La culture des autres Roger-Pol Droit : Viveka-nanda entre l’Inde et l’Occident Vadime Elisseeff : Orient-Occident, une fois encore Jean-Pierre Faye : Le sujet dans la nuit mouvante. Résonance averroïste en Europe. ACCULTURATiONS André-Marcel d’Ans : Langue ou culture : l’impasse identitaire créole Carmen Bernand : Métissages du Nouveau Monde Sophie Caratini : Dialogues sahariens CHOSES MÉTiSSES Kim Jeong Ock : A la recherche du “troisième théâtre” Metin And : La marotte turque et le théâtre de marionnettes Françoise Duvignaud : Esquisse pour un homme noir Jean-Pierre Corbeau : Goûts des sages, sages dégoûts, métissage des goûts Claude Planson : Les trilles de l’oiseau et le chant du bouc yoon Jung Sun : Poème Babel n° 109 iNTERNATiONALE DE L’iMAGiNAiRE NOUVELLE SÉRiE – N° 2 iNTERNATiONALE DE L’iMAGiNAiRE NOUVELLE SÉRiE – N° 3 iNTERNATiONALE DE L’iMAGiNAiRE NOUVELLE SÉRiE – N° 4 LiEUX ET NON-LiEUX DE L’iMAGiNAiRE LA DÉRiSiON, LE RiRE LA MUSiQUE ET LE MONDE SOMMAiRE SOMMAiRE SOMMAiRE Présentation par Chérif Khaznadar et Jean Duvignaud LE CORPS, UN LiEU Jean-Marie Pradier : La scène des sens ou les voluptés du vivant David Le Breton : Le corps en scène Jean-Marc Lachaud : Sur quelques débordements du corps dansant Présentation par Chérif Khaznadar et Jean Duvignaud Michel Ragon : Rire Jean-Pierre Klein : Rire symptomatique, rire thérapeutique Jacques Lederer : Rire quand on se brûle (colloque sentimental) Jean-Pierre Corbeau : Au rhum, show ou cool : le baba, c’est le message TERRiTOiRES Pierre-François Large et Didier Privat : Le Forum des Halles, le non-lieu des non-lieux François Laplantine : Le merveilleux, l’imaginaire en liberté Lea Freitas Perez : Lieu de fêtes au Brésil NON-LiEUX ? Taslima Nasrin : Voilà ta vie Babel n° 119 Françoise Gründ : La musique et le monde Laurent Aubert : Les ailleurs de la musique : paradoxes d’une société multiculturelle Habib Hassan Touma : De la présentation des musiques extraeuropéennes en Occident Chérif Khaznadar et Michel de Lannoy : Les trois voies de la Alain Pessin : Figures de la dérision dans le mythe du peuple Claude Liscia : Un théâtre traversé de dérision ? Flann O’Brien : Joyce pas mort Jean Duvignaud : Y en a marre de la tragédie Pierre-Aimé Touchard : Ce n’était que Molière Françoise Gründ et Chérif Khaznadar : Simulacre : hilarité ou consternation Rudolf P. Zur Lippe : Amour Jean Duvignaud : Le miroir, lieu et non-lieu du “moi” Présentation par Chérif Khaznadar et Jean Duvignaud Babel n° 132 musique Michel de Lannoy : De l’universelle intimité des espaces musicaux Pierre Bois : L’anthologie Al-Âla du Maroc : une opération de sauvegarde discographique Hsu Tsang-Houei : La musique des uns, le patrimoine de tous : de la préservation des musiques aborigènes de Taiwan Bernard Lortat-Jacob : L’art d’un petit pays Tràn Văn Khê : La musique vietnamienne à la fin du XXe siècle Jean During : Carnets de voyage au Moyen-Orient Jean-Pierre Estival : Musiques traditionnelles, une approche du paysage français Françoise Gründ : Inédit, dix ans d’enregistrement Tineke de Jonge : Les musiques traditionnelles et le disque Marie-Claire Mussat : Les chemins subtils d’une régénération Jean-Claude Eloy : L’autre versant des sons Babel n° 162 161. FÉDOR DOSTOÏEVSKi Notes d’hiver sur impressions d’été Extrait du catalogue 162. iNTERNATiONALE DE L’iMAGiNAiRE N° 4 La Musique et le monde 163. PAUL AUSTER 148. EMMANUEL ROÏDiS La Papesse Jeanne 149. LÉONiE D’AUNET Voyage d’une femme au Spitzberg 150. MARLEN HAUSHOFER Nous avons tué Stella 151. JACQUES POULiN Le Vieux Chagrin 152. JULES RENARD Journal (1887-1910) 153. JEAN MARTET Les Cousins de Vaison 154. ROGER BASTiDE images du Nordeste mystique en noir et blanc 155. HERMANN HESSE La Leçon interrompue Mr. Vertigo 164. ABBÉ LHOMOND De viris / Les Grands Hommes de Rome 165. GUy DE MAUPASSANT Les Horlas 166.ÉLiSÉE RECLUS Histoire d’un ruisseau 167. MiCHEL TREMBLAy Le Cœur découvert 168. MiCHEL TREMBLAy Le Cœur éclaté 169. BÉATRiX BECK Grâce 170. RAUDA JAMiS Frida Kahlo 156. DENiS DiDEROT 171. HOMÈRE 157. ALEXANDRE PAPADiAMANTiS 172. HOMÈRE 158. VASSiLi PESKOV 173. RAMÓN CHAO 159. JEAN-CLAUDE GRUMBERG 174. ROBERT DOiSNEAU 160. PiERRE MERTENS 175. ALEXANDRE DUMAS Les Bijoux indiscrets Les Petites Filles et la mort Ermites dans la taïga Les Courtes Collision L’iliade L’Odyssée Un train de glace et de feu A l’imparfait de l’objectif La Chasse au chastre 176. JACQUES GAiLLARD Beau comme l’Antique 177. PASOLiNi Théâtre 178. JEF GEERAERTS Black Venus 179. MiCHEL TREMBLAy La grosse femme d’à côté est enceinte 180. MiCHEL TREMBLAy Thérèse et Pierrette à l’école des Saints-Anges 181. BRAM STOKER La Dame au linceul 182. LOUiS ÉMiLE EDMOND DURANTy Théâtre des marionnettes 183. EDMOND DE GONCOURT La Faustin 184. CONRAD DETREZ Les Plumes du coq Ouvrage réalisé par l’Atelier graphique Actes Sud. Achevé d’imprimer en décembre 1995 par l’imprimerie Darantiere à Quetigny-Dijon sur papier des Papeteries de Jeand’heurs pour le compte des éditions ACTES SUD Le Méjan Place Nina-Berberova 13200 Arles 185. NiCOLAS VANiER Transsibérie, le mythe sauvage 186. NiNA BERBEROVA Où il n’est pas question d’amour 187. DANiEL DEFOE Robinson Crusoé 188. ANTON TCHEKHOV La Mouette 189. ANTON TCHEKHOV L’Homme des bois COÉDiTiON ACTES SUD – LABOR – LEMÉAC N° d’éditeur : 2081 Dépôt légal 1re édition : janvier 1996 N° impr.