LA LIBERTÉ LE FAIT DU JOUR MARDI 19 JANVIER 2016 3 BACTÉRIES Deux professeurs de l’Université de Fribourg ont identifié la souche bactérienne la plus coriace qui soit. Elle résiste aux deux familles d’antibiotiques utilisés en dernier recours. Découverte inquiétante à Fribourg lisés en Europe et en Suisse pour traiter le bétail. D’ailleurs, l’Union européenne vient d’émettre une demande de réévaluation de l’utilisation de la colistine dans le monde animal. Plusieurs cas en Suisse Tout commence le 28 décembre. Un Genevois de 80 ans consulte son médecin pour une infection urinaire. L’analyse de l’échantillon de sang révèle une souche particulièrement résistante de colibacille, la fameuse entérobactérie responsable de ce type d’infection. Ne sachant pas quel antibiotique administrer à son patient, le généraliste envoie cette étrange souche bactérienne à l’Unité de microbiologie de l’UNIFR pour demander l’avis de son responsable Patrice Nordmann. Cette unité reçoit régulièrement ce genre d’échantillons provenant du monde entier pour analyse. Grâce à un nouveau test de diagnostic rapide de multirésistance aux antibiotiques qu’ils viennent de mettre au point, les chercheurs fribourgeois font une découverte stupéfiante. «Nous avons isolé la première souche de colibacille au monde qui possède non seulement un caractère de résistance aux polymyxines (ou colistine) mais aussi un gène résistant aux carbapénèmes, soit les deux grandes familles d’antibiotiques dits de la dernière chance en cas d’infections aux entérobactéries», explique Patrice Nordmann. En clair, cette souPROF. PATRICE NORDMANN che a acquis les deux Depuis, d’autres cas ont été mécanismes rendant inefficaces mis au jour, notamment en Suisse des antibiotiques souvent utilisés et en Allemagne. La preuve que sur des patients en réanimation, ces phénomènes ne se limitent mais aussi pour prévenir tout plus à des pays tels que la Chine, risque d’infection lors de chirurcomme de récentes études le lais- gie et de transplantation. «Aucun saient penser (lire ci-dessous). vaccin pouvant venir à bout d’inPatrice Nordmann soupçonne, fections à entérobactéries multidans les cas suisses, une trans- résistantes aux antibiotiques ne mission de ce mécanisme de ré- sera disponible dans un avenir sistance de l’animal à l’homme, proche. Si ces résistances dece qui suggère «son fort potentiel vaient se propager, cela sonnerait de diffusion». Comme d’autres le glas du développement de la médecins, il appelle à restreindre médecine moderne et nous renrapidement l’usage des antibio- verrait à l’ère préantibiotique des tiques en question, largement uti- années 1930», avertit le médecin. «Aucun vaccin contre ces infections-là ne sera disponible dans un avenir proche» LA CHINE EN ALERTE Fin novembre 2015, des chercheurs de l’Université agricole de Canton (Chine) ont découvert l’existence d’un nouveau gène («mcr-1») rendant certaines bactéries résistantes à l’une des deux familles d’antibiotiques utilisés en dernier recours pour sauver les malades gravement atteints: les polymyxines (colistine). Ce gène, capable d’être copié et transmis facilement à une autre bactérie, a été retrouvé sur quelque 1300 personnes hospitalisées ainsi que sur des animaux destinés à l’alimentation, testés dans plusieurs régions de Chine. Les chercheurs estiment que cette résistance à la colistine, via le fameux gène, pourrait avoir été produite par l’animal avant d’être transmise à l’homme. On croyait alors que ce phénomène était, pour l’instant, limité à la Chine où la colistine est largement utilisée en médecine vétérinaire. Or en début d’année, des cas similaires ont été révélés en Allemagne et en Suisse. Toutefois, la souche bactérienne helvétique découverte par l’Université de Fribourg est encore plus inquiétante car elle résiste aux deux familles d’antibiotiques de la dernière chance. CW TRANSMISSION DU MÉCANISME DE RÉSISTANCE AUX ANTIBIOTIQUES DE L’ANIMAL À L’HOMME Prescription d’antibiotiques (de type colistine) pour soigner les infections chez l’animal. Les bactéries du bétail développent des résistances aux antibiotiques (gènes). MODE DE TR TRANSMISSION ANSMISSION DE DES S GÈNE GÈNES S DE RÉSIS RÉSISTANCE TA ANCE A AUX UX ANTIBIOTIQUES ANTIBIOTIQUES LAIT L AIT ET ET V VIANDE VIA LES LES EXCRÉMENTS EXCRÉMENTS C CONTAMINENT ONTA AMINENT L LA AT TERRE ERRE Hôpital Hôpital possible de Portage possible Portage résistances aux résistances jusqu’à antibiotiques jusqu’à antibiotiques mois. 6 à 12 mois. Ainsi une simple opération ORL (nez, gorge, oreille) deviendrait dangereuse car ces parties du corps renferment trop de bactéries pouvant provoquer une infection potentiellement fatale. Risque de transmission Outre le patient genevois, deux autres cas similaires ont été identifiés en Suisse, à Neuchâtel. En l’occurrence, il s’agissait d’infections bien plus graves, des septicémies (passage du germe pathogène dans le sang). Ces germes peuvent, en outre, rester dans le tube digestif durant 6 à 12 mois (colonisation) et être facilement transmis à une autre personne par un contact physique. D’où leur fort pouvoir de dissémination. Transmission Transmission ontact par ccontact par direct. direct. Pour M. Nordmann, même si le potentiel de transmission de ce mécanisme de résistance est élevé, les personnes en bonne santé risquent peu. «La gravité de ce genre d’infection survient chez les patients gravement malades. L’enjeu se situe donc majoritairement en milieu hospitalier. En cas de contamination, il n’y aurait pas grand-chose à faire.» De l’animal à l’homme L’origine de la souche suisse demeure pour l’heure indéterminée. Mais Patrice Nordmann et son équipe soupçonnent fortement le monde animal. «L’usage de la colistine, antibiotique de dernier recours prescrit en médecine humaine, est très répandu CONTACT CONTACT P PHYSIQUE HY YS SIQUE E n ccas as de gr aves En graves maladies (cancers, (cancers, réanimations maladies réanimations,, chirur gies, tr ansplantations) chirurgies, transplantations) LE S AN TIBIOTIQUES DE DERNIER LES ANTIBIOTIQUES ACES. RE COURS S ONT INEFFIC RECOURS SONT INEFFICACES. RISQUE DE DÉCÈS. DÉCÈS. RISQUE dans la médecine vétérinaire, en Europe comme en Suisse. Dans d’autres pays comme la Chine, elle est même ajoutée aux aliments des animaux en guise de facteur de croissance», expose le professeur. «Le fait que le même type de gène de résistance ait été trouvé à la fois chez l’homme et l’animal indique qu’il y a eu transmission du bétail à l’homme», poursuitil. Cette transmission peut se faire en consommant de la viande ou du lait contaminé, ou par un contact direct. Mais, plus étonnant, cela pourrait aussi être le cas en mangeant des légumes ayant poussé dans une terre contaminée par des déjections animales. Infographie: V. Regidor | Source: Professeur Nordmann | Photo: Colibacilles CHRISTINE WUILLEMIN Avons-nous usé nos dernières cartouches face à la résistance croissante de certaines maladies aux médicaments de la médecine moderne? Le professeur Patrice Nordmann, chef de la chaire de microbiologie de l’Université de Fribourg (UNIFR) et directeur de l’unité Résistances émergentes aux antibiotiques, l’affirme: «Nous allons tout droit vers une résistance à tous les antibiotiques.» Une prévision qui s’appuie sur une découverte inquiétante faite par ce spécialiste connu pour ses recherches en la matière. En décembre, lui et son collègue, le Dr Laurent Poirel, ont identifié en Suisse ce qu’ils disent être la souche bactérienne la plus coriace au monde. Celle-ci résiste aux deux familles d’antibiotiques utilisés en dernier recours (colistine et carbapénèmes) pour sauver les patients gravement touchés par les infections aux entérobactéries, que l’on trouve communément dans les intestins des humains et des animaux. Très répandues, elles sont responsables, entre autres, des septicémies, des pneumonies et des infections en chirurgie. La découverte a fait l’objet d’une publication dans la revue spécialisée «The Lancet Infectious Diseases», au début janvier. Pour le prof. Nordmann, il est impératif de stopper autant que possible la diffusion de telles souches multirésistantes aux antibiotiques. Pour ce faire il s’agit de mobiliser rapidement les différents acteurs de la santé au niveau international afin de réduire le recours à certains antibiotiques, comme la colistine, chez les animaux. Il faut aussi identifier les porteurs (animal et humain) de ces gènes de résistance via des tests de diagnostics rapides comme ceux de l’UNIFR. «Dans quelques jours, je vais attirer l’attention du Centre suisse pour le contrôle de l’antibiorésistance sur notre découverte», indique Patrice Nordmann. I La lutte s’organise lentement L’Office fédéral de la santé publique n’a pas commenté la découverte, par l’UNIFR, d’une souche bactérienne ultrarésistante aux antibiotiques de «derniers recours» (colistine et carbapénèmes). Mais il assure que Berne s’intéresse de près à ces phénomènes, car la résistance aux antibiotiques se multiplie dans le monde entier. Et la Suisse n’est pas épargnée, même si aucune donnée ne permet de connaître l’ampleur du problème. «Il y a encore des failles, en Suisse, en matière de surveillance des résistances aux antibiotiques et de leur consommation», explique la porte-parole Katrin Holenstein. Pour combler ces failles, le Conseil fédéral a approuvé, en novembre 2015, la stratégie Antibiorésistance (StAR) qui comprend 35 mesures pour assurer l’efficacité de ces médicaments à long terme, tant chez l’homme que chez l’animal. En parallèle, des études sont en cours via le Programme national de recherche «Résistance aux antimicrobiens» piloté par le Fonds national suisse. L’Office fédéral de la sécurité alimentaire et des affaires vétérinaires (OSAV) indique que, jusqu’à ce jour, aucun gène de résistance aux antibiotiques n’avait été détecté sur un animal ou dans de la nourriture en Suisse. Quant à la transmission d’un tel mécanisme de résistance de l’animal à l’homme, l’OSAV estime qu’elle est possible et conseille d’appliquer les mesures d’hygiène de base pour se prémunir de tout risque: cuire la viande, se laver les mains après avoir touché un animal, etc. L’OSAV précise aussi que la colistine est bel et bien utilisée en médecine vétérinaire en Suisse, surtout pour soigner la diarrhée chez les porcs et pour prévenir la transmission de maladies. Mais les quantités prescrites ont largement diminué. Ainsi, si 1577 kg de colistine ont été administrés en 2008, seuls 773 kg ont été utilisés en 2014, détaille le porte-parole Stefan Kunfermann. Il souligne qu’il serait difficile de se passer de la colistine, faute d’alternative. A la lumière des dernières découvertes, l’Agence européenne des médicaments a reçu, le 11 janvier, une requête de la Commission européenne pour mettre à jour ses recommandations quant à l’utilisation de la colistine sur les animaux. Jusqu’à maintenant, l’agence recommandait de maintenir son utilisation, mais seulement pour le traitement d’animaux infectés et non à titre préventif. Aujourd’hui, ces consignes pourraient changer. CW Le professeur Patrice Nordmann a mis au point un test de diagnostic rapide à Fribourg. VINCENT MURITH