REPORTAGE AVEC RENÉ PRÊTRE EN MISSION Orchard, 8 mois, le soulagement des parents Aux soins intensifs, le chirurgien suisse rend visite à Orchard, jeune patient opéré deux jours plus tôt. Ses parents sont venus le voir à son réveil. Tous les enfants n’ont pas cette chance, leurs familles habitant parfois très loin de l’hôpital ou étant retenues par d’autres impératifs. La fondation Le Petit Cœur est l’une des quatre ONG à venir opérer bénévolement les enfants de l’Institut du cœur de Maputo. L’institut est financé par les activités de l’hôpital voisin et par les ONG qui le soutiennent. Ici, seules les familles qui en ont les moyens participent aux frais d’opération. Environ 90% des petits patients se font opérer gratuitement. Chaque année, le célèbre chirurgien cardiaque part opérer des enfants malades du cœur au Mozambique. «L’illustré» l’a suivi: douze opérations pratiquées en six jours, et autant de vies sauvées. Photos BLAISE KORMANN – Texte AURÉLIE JAQUET L’ILLUSTRÉ 21/16 37 REPORTAGE AVEC RENÉ PRÊTRE L’institut compte deux blocs opératoires et sept lits en soins intensifs. Ces opérations durent entre trois et cinq heures. CONCENTRATION PHOTOS: BLAISE KORMANN René Prêtre et le Dr Estefane à l’œuvre sur un jeune patient. Ces interventions, qui durent plusieurs heures, sont une épreuve physique pour tout chirurgien. Certains d’entre eux souffrent de hernie discale cervicale. Edgar, 10 ans, la complication inattendue Ce garçon de 10 ans, qui semblait se remettre sans difficulté de son intervention, a donné quelques sueurs froides à l’équipe. Un matin, Edgar s’est plaint de ne plus pouvoir bouger sa jambe et son bras droits. Attendu au bloc juste après avoir appris la nouvelle, René Prêtre n’a pas dit un mot durant l’opération ce matin-là. «Je n’arrêtais pas de penser à ce petit garçon, même si j’essaie généralement d’oublier ce qui se passe aux soins intensifs pour me concentrer sur mon intervention.» Le lendemain, les nouvelles d’Edgar rassurent tout le monde: l’enfant a retrouvé sa mobilité. Deux jours plus tard, il remarchait et récupérait bientôt toute sa force. 38L’ILLUSTRÉ 21/16 REPORTAGE AVEC RENÉ PRÊTRE Mireille, 8 mois, la mascotte de la mission La petite fille souffrait d’une tétralogie de Fallot, l’une des pathologies cardiaques congénitales les plus répandues. Sans intervention, elle serait morte d’asphyxie. Quelques heures après l’opération, René Prêtre a été contraint de lui rouvrir le sternum, car il comprimait le cœur œdématié. A 8 mois, Mireille ne pèse que 5,5 kilos, le poids d’un bébé de 8 semaines, et sa valve pulmonaire est à peine développée. La pathologie cardiaque de la fillette a bloqué sa croissance. «Quand le cœur a la grippe, ce sont tous les organes qui toussent», explique René Prêtre. Nécessitant une attention particulière, la petite fille est vite devenue la mascotte de la mission. Aujourd’hui, Mireille va bien et s’apprête à quitter l’hôpital. PHOTOS: BLAISE KORMANN SES INSTRUMENTS Habitué à ces modèles, René Prêtre a emmené avec lui ses propres instruments de chirurgie. Fabriqués en titane ou en inox, ils ont une durée de vie de près de trente ans. Ses lunettes grossissantes, qui agrandissent 3,5 fois, sont faites sur mesure. 40L’ILLUSTRÉ 21/16 REPORTAGE AVEC RENÉ PRÊTRE Texte AURÉLIE JAQUET ’ C JOURNÉES CHARGÉES Entre deux opérations, le chef du service de chirurgie cardiaque du CHUV rappelle ses collègues de Lausanne pour répondre à leurs questions. La pause déjeuner, l’un des rares moments de répit. Le soir, dans sa chambre d’hôtel, le travail l’attend encore. STAR DU BLOC Chaque venue du chirurgien suisse à Maputo attire au bloc les étudiants et assistants de l’hôpital, qui immortalisent l’événement. Douzième mission René Prêtre surgit du bloc juste à côté, son masque encore sur le nez. «L’intervention est terminée, tout s’est bien passé», lâche-t-il. A travers la vitre de la salle d’op, on aperçoit son jeune patient pris en charge par l’équipe d’anesthésie, qui le prépare à rejoindre les soins intensifs. L’intervention a duré trois heures trente. La prochaine doit avoir lieu en début d’aprèsmidi. Le chirurgien a une petite heure pour manger. Direction la salle de pause. «C’est notre dixième année ici, notre douzième mission», explique René Prêtre devant son assiette. Fondé en 2001, l’Institut du cœur de Maputo est né de la volonté de sa fondatrice, Beatriz Ferreira, cardiologue mozambicaine, de développer la chirurgie cardiaque dans son pays. Le Jurassien a rapidement été approché pour soutenir ▷ L’ILLUSTRÉ 21/16 43 PHOTOS: BLAISE KORMANN Créé il y a quinze ans, l’hôpital emploie aujourd’hui 300 personnes. L’an dernier, l’institut a réalisé 156 opérations cardiaques pédiatriques. est elle qu’on aperçoit la première en poussant la porte des soins intensifs. Mireille, 8 mois, petite fille aux cheveux noirs, perdue dans ce grand lit, des tuyaux partout. La tête calée entre deux peluches, le bébé dort depuis son intervention du cœur réalisée deux jours plus tôt par René Prêtre. Un sommeil placé sous haute surveillance, car la jeune patiente souffre de troubles du rythme cardiaque postopératoires. Dans la salle, la pédiatre intensiviste s’active avec les infirmiers autour des lits, dans un silence seulement rompu par les bips des écrans de monitoring et quelques pleurs d’enfants. Il y a Edgar, Amelia, Orchard. Ils sont âgés de quelques mois à une dizaine d’années et viennent de Maputo et des environs. Comme Mireille, ces petits patients ont tous été opérés sous la direction de René Prêtre et son équipe. Depuis dix ans, le chirurgien cardiaque effectue des missions à l’Instituto do Coração, dans la capitale mozambicaine. REPORTAGE AVEC RENÉ PRÊTRE Un cœur pas plus gros qu’une prune A Maputo, le chirurgien a emmené avec lui sept collaborateurs du CHUV. Deux médecins, trois infirmières, une perfusionniste et un instrumentiste. Comme lui, tous s’engagent bénévolement durant les dix jours que dure la mission. «C’est un travail d’équipe. En chirurgie cardiaque, les soins intensifs sont extrêmement importants, car les quatre à six heures qui suivent l’opération sont les plus critiques.» L’anesthésiste informe que le prochain patient est prêt. René Prêtre termine son café et nous invite à le suivre. Devant la porte du bloc, le Dr Estefane, chirurgien cardiaque de l’hôpital, est déjà en train de se laver les mains et les avant-bras. Le protocole exige cinq minutes de désinfection. «C’est aussi un rituel, une manière de se mettre en condition», explique le Suisse. L’instrumentiste l’attend en salle. Il sort la blouse stérile de son emballage et la tend au chirurgien, avant de lui enfiler ses gants. La perfusionniste est en place derrière l’impressionnante machine cœur-poumons. L’opération peut commencer. René Prêtre incise la peau et la couche sous-cutanée, avant de scier le sternum. «Ces enfants saignent énormément, car ils souffrent de carences, notamment en fer. Un individu en bonne santé possède plus de 150 000 plaquettes/mm3, contre 40 000 seulement ici. C’est un de leurs problèmes. En plus, ils se défendent moins bien contre les infections.» L’intervention pratiquée cet après-midi est la réparation d’une tétralogie de Fallot. «On l’appelle aussi la maladie bleue. Le problème vient du fait que la connexion entre le cœur et les poumons est trop étroite. Le sang veineux passe ainsi par un trou entre les ventricules directement de l’autre côté du cœur sans transiter par les poumons, donc sans s’oxygéner. C’est l’une des maladies cardiaques les plus répandues.» L’intervention nécessite l’arrêt du cœur. Pendant ce temps, c’est la machine de circulation extracorporelle qui prend le relais. Le chirurgien suisse commente ses gestes au Dr Estefane et à l’assistant. Demain, c’est lui qui réalisera la même opération sous sa supervision. Le cœur du jeune patient, âgé de quelques mois, n’est pas plus gros qu’une prune. «Le prof est venu au Mozambique avec ses propres instruments de chirurgie, nous explique l’instrumentiste. A ce niveau-là de précision, un seul centimètre de différence entre «Notre travail permet d’ouvrir l’horizon de ces enfants. C’est toujours très émouvant» René Prêtre 44L’ILLUSTRÉ 21/16 SÉQUENCE HUMOUR La dernière opération terminée, le staff médical du CHUV et de l’Institut du cœur de Maputo se réunissent, à la demande de «L’illustré», pour une photo de groupe au bloc, avec René Prêtre dans le rôle du patient en voie de réanimation. deux modèles de porte-aiguilles change complètement les sensations.» L’opération dure trois heures. Médecine de guerre Le soleil est déjà couché lorsque René Prêtre quitte l’hôpital. Il choisit de rentrer à l’hôtel à pied. Deux opérations sont prévues le lendemain. En mission, le rythme est intense. L’équipe enchaîne deux interventions quotidiennes sans interruption le week-end. «Je sélectionne les patients depuis la Suisse. Je retiens les cas avec les meilleurs pronostics possibles, afin que les PHOTO: BLAISE KORMANN le projet. C’est ainsi qu’est née sa fondation Le Petit Cœur, en 2006. «L’humanitaire? En tant que médecin, j’y avais forcément déjà pensé, mais sans réussir à me projeter concrètement. J’ai toujours eu un peu de mal avec cette image du docteur en blouse blanche qui part sauver l’Afrique. Si j’ai accepté de m’engager ici, c’est moins par charité que pour soutenir le développement de ce pôle d’excellence. Parce que la chirurgie cardiaque est la spécialisation la plus exigeante et qu’elle agit comme un fantastique moteur pour un hôpital.» En dix ans, René Prêtre et son équipe ont ainsi opéré 280 enfants. Avec, parfois, quelques situations inattendues. «Il est arrivé que certaines familles emmènent le sorcier de leur village à l’hôpital. Ou que d’autres arrivent trop tard parce que leur marabout les avait dissuadés de venir.» Chaque mission coûte entre 80 000 et 100 000 francs, entièrement pris en charge par Le Petit Cœur. En plus du Mozambique, le Jurassien réalise également une mission par année au Cambodge, dans l’hôpital fondé par le Suisse Beat Richner, et finance quelques opérations réalisées par l’équipe de Terre des Hommes. enfants opérés aient un maximum d’années à vivre. Ceux qui sont infectés par le HIV ne sont pas opérés. Cela peut paraître dur, mais il faut être pragmatique lorsqu’on fait de l’humanitaire. C’est une logique de guerre qui prévaut: on sauve ceux qui ont une vraie chance de voir leur vie améliorée. On ne va pas dispenser toute notre énergie pour deux malades graves alors qu’on pourrait en sauver dix moins atteints.» Le chirurgien concède pourtant avoir transgressé une ou deux fois cette règle. «En 2012, un couple est venu me voir avec son petit garçon. Il souffrait d’une transposition de gros vaisseaux qui nécessitait un switch artériel. C’est une opération compliquée que j’avais toujours refusé de réaliser en mission. Mais il est plus facile de dire non depuis mon bureau du CHUV, à 10 000 kilomètres de là, que face à un enfant et à ses parents en détresse. J’ai accepté de l’opérer. Sans intervention, le petit serait mort sous nos yeux en à peine quarante-huit heures.» Mission réussie La journée se termine autour d’un bacalhau en bord de mer. L’écran géant du restaurant transmet la demi-finale de la Ligue des champions entre Real Madrid et Manchester City. René Prêtre lance les paris avec son équipe et mise sur une victoire du club espagnol. Gagné. Le chirurgien, fan de foot depuis toujours, a déjà son sésame pour la finale, le 28 mai prochain à Milan. Une parenthèse dans son quotidien presque exclusivement consacré à sa profession. «Le cœur a indéniablement quelque chose de spécial et d’émouvant. On sent moins la vie passer en opérant un abdomen, c’est certain. Quand j’ai découvert le cœur, les autres organes ont perdu de leur éclat.» Les deux dernières interventions prévues n’ont finalement pas eu lieu. L’un des patients souffrait d’une crise aiguë de paludisme, l’autre, dont les parents étaient injoignables depuis plusieurs jours, n’est jamais venu. Mais, avec douze opérations, la douzième mission du Petit Cœur à Maputo est un succès. «Parfois, je me pose la question de savoir si la chirurgie cardiaque a vraiment sa place dans un pays où la médecine de base et l’éducation sont si peu développées. Mais, en passant aux soins intensifs dire au revoir à tous ces enfants le dernier jour, je sais aussi à chaque fois que, sans nous, ils seraient partis. Alors, même si cela ne représente qu’une goutte d’eau dans l’océan, notre travail permet d’ouvrir leur horizon. C’est toujours très émouvant.» Pour soutenir la fondation Le Petit Cœur de René Prêtre: Banque cantonale de Zurich, CCP 80-151-4 IBAN: CH03 0070 0111 5002 8083 6 www.lepetitcoeur.com L’ILLUSTRÉ 21/16 45