dossier Nationalismes, autoritarismes, crises et conflits : retour de la géopolitique ? Vous avez dit Sykes-Picot ? Par Jean-Paul Chagnollaud1 Professeur émérite des universités Il y a une relative spécificité de l’histoire dans l’espace imaginé par les accords Sykes-Picot pour des raisons qui dépassent évidemment de très loin ces fameux accords. Cela renvoie globalement au profond traumatisme que ces sociétés ont connu quand il leur a été imposé de passer brutalement d’un système politique impérial à un autre, l’État, qui repose, au moins en partie, sur des logiques radicalement différentes. 24 / avril 2015 / n°450 L es bouleversements que connaît le Moyen-Orient sont venus rappeler que les configurations étatiques actuelles sont issues du partage d’influence que les grandes puissances coloniales – la France et la Grande-Bretagne – ont imposé aux peuples de cette région dans les années 1920. Si cette référence est beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît, elle contribue à éclairer ce qui se passe aujourd’hui dans cette région. On retiendra ici trois idées : les accords Sykes-Picot sont l’aboutissement d’un compromis entre deux stratégies d’ampleur inégale ; leur application sur le terrain a été remise en question par les rapports de force sur le terrain ; et, en définitive, cela a produit des États sans nation et des nations sans État. contrôle de l’Égypte depuis 1882 leur assure la maîtrise par la mer, il faut donc qu’il en soit de même pour la terre. D’où l’absolue nécessité pour eux de pouvoir exercer une domination territoriale du Moyen-Orient allant sans discontinuer du Golfe arabo-persique à la Méditerranée, de Bassorah à Haïfa. Pour atteindre de tels objectifs, il leur faut trouver des alliés dans la région contre l’Empire ottoman, dont l’armée, à cette époque, demeure puissante. C’est pourquoi, dès l’été 1915, ils ont entamé une importante négociation avec les Arabes par un échange de lettres entre Henry McMahon, haut-commissaire britannique au Caire, et le chérif Hussein, de La Mecque qui, en tant que descendant du Prophète, jouissait d’un grand prestige dans le monde arabe. L’idée était d’obtenir Le partage du Moyen-Orient un engagement militaire de sa part contre Les deux diplomates ne sont pas de simples l’Empire ottoman en échange de la fonctionnaires mais bien des personnalités promesse de la création d’un vaste État qui ont vraiment pesé sur les choix arrêtés dont la délimitation territoriale restera dans ces accords signés en mai 1916 par volontairement très vague dans les lettres Paul Cambon, ambassadeur de France à de McMahon. Londres, et Edward Grey, ministre des La France est loin d’avoir une vision globale Affaires étrangères de Grande-Bretagne. comparable, tout simplement parce que le Mark Sykes est un expert influent de la Moyen-Orient n’a pas la même importance politique britannique stratégique. Les intérêts au du Moyen-Orient et de l’Empire sont en La vision britannique François George-Picot, Afrique et au Maghreb, est claire. Le Moyenconsul à Beyrouth pas au Moyen-Orient, Orient est un espace avant la guerre, est très même si la France exerce impliqué dans la réflexion depuis longtemps une géopolitique d’une sur la politique française forte influence culturelle importance capitale au Levant. Tous les deux et, dans une moindre pour l’Empire ont une haute idée de mesure, économique puisqu’il se trouve sur dans ce qu’on appelle l’Empire qu’ils servent. La vision britannique alors le Levant, où la la route des Indes est claire. Le Moyenlangue française est celle Orient est un espace géopolitique d’une d’une partie des élites. Par ailleurs, il importance capitale pour l’Empire puisqu’il est évident que, pour les gouvernements se trouve sur la route des Indes aussi bien français successifs avec Aristide Briand par mer en passant par le canal de Suez, (octobre 1915-mars 1917) puis Georges depuis son ouverture en 1869, que par Clemenceau (novembre 1917-janvier terre, via Bassorah, où les Britanniques 1920), la priorité absolue, vitale même, est sont présents depuis le XIXe siècle. Leur la guerre contre l’Allemagne. Ces accords dossier interviennent en pleine guerre : 1916 est l’année de la terrible bataille de Verdun, qui commence en février et va durer jusqu’en décembre... L’accord aboutit à un partage de la région avec une ligne qui court de la ville d’Acre à celle de Kirkouk. Au nord de cette ligne, les territoires relèvent de la France, au sud de la Grande-Bretagne. La zone française comprend donc le Levant, de Damas au littoral méditerranéen avec Beyrouth et s’étend loin au nord en englobant la Cilicie. La zone britannique est d’un seul tenant du Golfe arabo-persique à la Méditerranée en laissant de côté l’Arabie, qui n’est donc pas concernée. Dans chacune de ces deux zones, on doit, en principe, distinguer les régions qui seront sous contrôle direct de la puissance coloniale de celles qui auront seulement des conseillers auprès d’une administration autochtone. À l’exception du port d’Acre sous contrôle britannique, la Palestine n’est pas incluse dans ce partage, puisqu’il est alors convenu, non sans de multiples arrière-pensées de part et d’autre, qu’elle aura un statut international dont les modalités ne sont pas précisées. Frontières imposées vs aspirations des peuples Après la guerre, il ne s’agit plus seulement de discuter d’une carte répartissant les influences au Moyen-Orient, mais bien de traduire en actes les accords Sykes-Picot. Compte tenu de l’importance des enjeux et de la rivalité traditionnelle entre les deux Empires coloniaux, l’affrontement diplomatique était inévitable. Il est assumé par deux grands hommes d’État : Lloyd George, Premier ministre britannique de décembre 1916 à octobre 1922 et Georges Clemenceau, président du Conseil français de novembre 1917 à janvier 1920. Llyod George ne se sent guère lié par ces accords d’autant qu’il se trouve en position de force, puisque c’est l’armée britannique avec des centaines de milliers d’hommes qui a conquis l’ensemble de ces territoires à l’issue de campagnes militaires très éprouvantes aussi bien en Palestine et en Syrie à partir de l’Égypte (le général Edmund Allenby entre en vainqueur à Jérusalem en décembre 1917) qu’en Mésopotamie à partir de Bassorah (le général Frederick Maude est à Bagdad le 11 mars 1917). Clemenceau, Clemenceau ne lâche rien. Il s’en tient aux termes des accords Sykes-Picot et finit par outre qu’il n’a aucun penchant pour les obtenir le retrait des troupes britanniques conquêtes coloniales, n’a toujours qu’une de cette zone. Elles seront remplacées, seule priorité : l’Allemagne. Il veut obtenir en novembre 1919, par l’armée française la restitution de l’Alsace-Lorraine, le dirigée par celui qui devient le hautdésarmement de son armée, l’obtention commissaire de la France au Levant, le de réparations pour les dommages subis, général Henri Gouraud, fervent partisan de la démilitarisation de la rive gauche du l’Empire. En avril 1920, la conférence de Rhin... San Remo viendra entériner ces décisions Dans ce contexte, la confrontation entre en confiant aux deux puissances coloniales les deux hommes sur le Moyen-Orient a des mandats sur ces pays. Dès lors, connu de multiples épisodes mais, pour chacune des deux assume entièrement les l’essentiel, il y a eu deux séquences. décisions concernant l’avenir des territoires Le sort de la Palestine et du vilayet de dont elle a la charge. Mossoul est réglé au En 1920, après avoir cours d’un bref tête-àchassé Fayçal de Damas tête à l’ambassade de La France est loin par les armes, la France France à Londres début d’avoir une vision va créer plusieurs États décembre 1918. En voici globale comparable. en instrumentalisant les minutes rapportées Les intérêts de les différences par les historiens : c o m m u nautaires et Clemenceau : « De quoi l’Empire sont en ethniques. Ainsi, à côté devons-nous discuter ?» Afrique et au Maghreb du grand Liban, sont Lloyd George : « De la pas au Moyen-Orient créés l’État d’Alep, l’État Mésopotamie et de la de Damas, le territoire des Palestine ». « Dites-moi Alaouites et le Djebel druze. Tandis que, ce que vous voulez ?» dit Clemenceau. « Je sous la pression des armées de Mustafa veux Mossoul » rétorque le Premier ministre. Kemal, elle renonce à toute ambition en « Vous l’aurez », répond le président du Cilicie (accord d’Angora en octobre 1921) ; Conseil. « Quoi d’autre ? », ajoute-t-il : cet abandon entraîne des conséquences « Je veux aussi Jérusalem », répond Llyold terribles pour les dizaines de milliers George. « Vous l’aurez », dit Clemenceau, d’Arméniens rescapés du génocide qui vont tout en précisant que pour Mossoul, son subir à nouveau les agressions de l’armée ministre des Affaires étrangères, Stephen turque. Le sort du sandjak d’Alexandrette, Pichon, fera « quelques difficultés »... reste en suspens jusqu’en 1939, date à La Palestine passe ainsi sous domination laquelle il est donné à la Turquie. De son britannique et Mossoul est rattaché à la côté, la Grande-Bretagne crée l’Irak sur le Mésopotamie. Ces deux décisions auront trône duquel elle installe Fayçal, tandis que une importance capitale pour le destin des la Transjordanie est confiée à Abdallah, peuples de ces territoires. En Palestine, un autre fils du chérif Hussein ; quant à Londres va pouvoir mettre en œuvre la sa politique en Palestine, elle tourne vite promesse faite au mouvement sioniste au désastre entre les aspirations sionistes par Lord Balfour, en novembre 1917, d’y renforcées par une immigration juive de construire un « Foyer national juif ». À plus en plus importante et le nationalisme Mossoul, riche en pétrole, les Kurdes vont palestinien qui aspire à un État. se retrouver, quelques années plus tard, Les frontières ainsi imposées par les après un arbitrage de la SDN en 1925, puissances coloniales ne tiennent aucun dans le nouvel État irakien... Mais ce n’est compte des aspirations des peuples. pas suffisant pour Lloyd George. Il voudrait Chacune trace des lignes dans le sable en que la France n’ait pas le contrôle de la fonction de ses propres intérêts stratégiques Syrie, à la fois pour réduire le potentiel de puissance de ce rival dans la région et des compromis territoriaux passés avec l’autre puissance. En d’autres termes, on et pour tenter d’honorer la promesse d’un État arabe souverain faite au chérif Hussein en soutenant son fils, Fayçal, qui veut 1 - Dernier ouvrage paru en collaboration avec Pierre Blanc : Violence et politique au Moyen-Orient, Presses de Sciences Po, 2014. l’établir avec Damas pour capitale. Mais / avril 2015 / n°450 25 dossier Nationalismes, autoritarismes, crises et conflits : retour de la géopolitique ? crée ainsi des territoires avec des frontières du mandat britannique. Les tentatives de sans jamais poser la question centrale partage en un État juif et un État arabe, de l’adéquation entre l’État et sa société. en 1937 comme en 1947, ont avorté Cette question est évacuée parce que les dans des conditions dramatiques et les Palestiniens sont toujours aujourd’hui en responsables politiques britanniques et quête d’un État. français savent parfaitement que cette Si les décisions prises dans cette période prise en compte risquerait de ruiner cruciale des années leurs constructions. Très 1920 ont donc laissé révélateur à cet égard est En 1920, après des nations sans État, le sort réservé par Paris et avoir chassé Fayçal elles ont aussi créé des Londres à la commission de Damas par les États dans lesquels, que le président Wilson armes, la France va au départ, il n’y avait voulait envoyer au créer plusieurs Etats guère de sentiment Moyen-Orient pour en instrumentalisant national. Par la suite, les connaître les souhaits situations ont évolué de des populations. Lloyd les différences George et Clemenceau manière singulière dans communautaires et chacun de ces nouveaux feront tout pour empêcher ethniques espaces politiques avec qu’elle voie le jour. Elle fut progressivement, ici et là, l’émergence quand même créée, mais seulement avec d’une identité nationale qui est demeurée des participants américains, Henry King et Charles Crane et partit faire son enquête au le plus souvent fragile notamment parce cours de l’été 1919. Son rapport pourtant que, nulle part, elle ne fut citoyenne. fort instructif ne fut jamais utilisé... Comment, en effet, construire durablement des nations sans permettre que chacun puisse s’y retrouver pleinement en tant Pour une refondation du que citoyen au-delà de ses sentiments Moyen-Orient d’appartenance à une communauté, à une Un siècle plus tard, que reste-t-il des confession ou à une ethnie ? La formule des accords Sykes-Picot ou plutôt des logiques quotas instaurée au Liban pour tenter de politiques qu’ils ont enclenchées ? fonder un système démocratique n’a pas Les Kurdes avaient, dès cette époque, réussi à produire ce ciment national, même revendiqué un État. Une délégation si, en même temps, un vrai sentiment en avait défendu le principe devant la d’appartenance au Liban existe bien Conférence de la paix en 1919. Ils furent chez tous les Libanais. Si la volonté de entendus puisque le traité de Sèvres vivre ensemble et d’être Libanais est très (article 64) en envisage la possibilité en prégnante, on en sent bien aussi la fragilité ces termes : « Si la population kurde ... surtout dans un environnement régional s’adresse au Conseil de la Société des toujours très conflictuel où, de surcroît, Nations en démontrant qu’une majorité l’État n’assume jamais le rôle qui devrait de la population de ces régions désire être le sien. Au Liban, rien n’est donc être indépendante de la Turquie, [cellevraiment réglé dans la relation dialectique ci] s’engage... à se conformer à cette complexe entre société, nation et État. recommandation... Aucune objection ne En Irak, les fractures entre Arabes et Kurdes serait soulevée par les Puissances alliées n’ont jamais été dépassées. Les premiers à l’encontre de l’adhésion volontaire à ayant toujours dominé les seconds, du cet État kurde indépendant, des Kurdes moins jusqu’à ces dernières années, qui habitant la partie du Kurdistan comprise ont permis aux Kurdes d’affirmer leur dans le vilayet de Mossoul ». On connaît autonomie au point qu’on ne voit pas la suite. Mustafa Kemal récuse ce traité et pourquoi aujourd’hui ils y renonceraient. impose, par les armes, un État turc qui ne De facto, ils ont déjà leur État. Comme laisse aucun espace à une indépendance si, désormais, l’esprit de l’article 64 du kurde, tandis que la SDN décide finalement traité de Sèvres devenait enfin une réalité. de rattacher le vilayet de Mossoul au Et, chez les Arabes irakiens, les sunnites nouvel État irakien. Un peu plus tard, en ont toujours dominé les chiites au point Palestine, les Arabes revendiquent, eux que la situation actuelle semble être une aussi, un État dans les limites territoriales 26 / avril 2015 / n°450 sorte de revanche de l’Histoire pour les chiites. La Syrie, enfin, apparaît comme le pays où le sentiment national a été le plus abouti. Cela tient sans doute notamment au rôle historique dominant que Damas a longtemps exercé dans le « bilad al-sham » où la référence à cet espace était très forte. C’est d’ailleurs là que Fayçal avait tenté d’établir les bases de «son» royaume arabe écrasé par les troupes françaises à la bataille de Maysalloun en août 1920. Et pourtant, face à la tragédie absolue qu’elle traverse aujourd’hui, il semble bien que la Syrie soit aussi rattrapée par un confessionalisme que beaucoup cherchent à instrumentaliser. Les ruptures dramatiques auxquelles on assiste aujourd’hui ne pourront donc être durablement résorbées qu’au prix d’une véritable refondation de la géopolitique de la région avec une restructuration de certains États et l’émergence de nouveaux. Autant dire que cette séquence historique risque de durer encore très longtemps.■