Histoire AU PAYS DE PAUL ET VIRGINIE A PROPOS D’UN LIVRE RÉCENT Bien peu de Canadiens français connaissent l’île Maurice, escale anglaise sur la route des Indes. Et pourtant ! Mau­ rice fut jadis colonie française, au temps où il y avait sur les cartes d’Amérique une Nouvelle-France. Un C anadien français authentique, Dumas, y combattit pour la France, Bougainville, devenu marin après avoir servi sous Montcalm, y fit halte à diverses reprises. Aujourd’hui encore à Maurice on continue de vivre et de penser à la française, avec, au fond du cœur, le culte de l’ancienne Mère patrie. Communauté des souvenirs et parallélisme des destinées sous des latitudes diverses ! Bernardin de Saint-Pierre a décrit dans Paul et Virginie l’île Maurice ou Ile de France. Mais l’écrivain a quelque peu bucolisé cette Arcadie de roman. Elle est en réalité d’origine volcanique comme sa voisine La Réunion. Les magnifiques forêts qui la recouvraient au temps où Ber­ nardin la visita ont à peu près disparu pour faire place à de riches cultures de café et de canne à sucre. Le climat est tropical, tempéré par les effluves de l’Océan. Des récifs coralliens ceinturent File mais ne la mettent pas à l’abri des cyclones fréquents en ces parages. Il semble que Maurice fut découvert dès 1507 par un marin portugais, Don Pedro Mascarenhas. Cet explora­ teur a du moins laissé son nom au groupe des Mascarei­ gnes : Rodrigues, La Réunion et Maurice. Il ne fit que passer. Les Hollandais prirent pied sur cette terre loin­ taine en 1598. Leurs capitaines y firent des séjours plus ou moins prolongés jusqu’en 1628. A cette date, la Compa­ gnie Hollandaise s’établit définitivement sur File. Cette occupation dura près d’un siècle mais n’eut guère de succès. Durant cette période, nombre de vaisseaux des Pays-Bas vinrent s’échouer sur les récifs qui entourent Maurice. 530 LE CANADA FRANÇAIS Plus d’une fois, les insulaires durent se plier aux exigences parfois brutales des pirates danois, français ou anglais qui éeumaient à cette époque l’océan Indien. Lassée, la Mé­ tropole rapatria les colons en 1710. Les Français avaient jeté l’ancre devant Maurice dès 1640. En juin 1658, un Dieppois, Alonze Goubert, abor­ dait l’Ile avec mission d’y arborer le drapeau fleurdelisé et d’y fonder une colonie. Devant l’attitude résolue du commandant hollandais, il jugea plus prudent de rebrousser chemin. La tentative fut renouvelé après le départ des Llollandais. En 1715, un Malouin, Guillaume Dufresne, prit possession de l’He au nom du Roy et la nomma Ile de France. Mais les colons n’arrivèrent que six ans plus tard. On était sous la Régence, au lendemain du traité d’Utrecht, qui avait amputé la Nouvelle-France de l’Acadie, de TerreNeuve et de la baie d’Hudson. Diminuée sur l’Atlantique, la France reportait sur les îles et les côtes de l’océan Indien ses rêves d’expansion coloniale. Le drapeau fleurdelisé va flotter pendant près d’un siècle sur l’Ile de France. Sous l’impulsion d’un marin de génie, Mahé de la Bourdonnais, la colonie se développe rapide­ ment. La future capitale du pays, Port-Louis, sort de terre. Une rade est aménagée, des entrepôts s’élèvent, des chantiers pour la construction et la réparation des navires entrent en activité. Dès 1746, La Bourdonnais organise au Port-Louis une escadre de fortune, défait la flotte anglaise à Négapatam et s’empare de Madras. L’im­ portance de Maurice comme étape sur la route des Indes s’affirme du coup, grandit de jour en jour. Les haines et les convoitises grandissent aussi. Par la ruse ou par la force, l’Angleterre commence à constituer ce gigantesque empire qui réunit aujourd’hui sous un même drapeau près d’un quart de la population du globe. Les ministres anglais songent aux Indes où ils ont déjà pris pied, aux étapes qui y conduisent. Une période de durs combats commence pour Maurice. Dans les années qui suivent le coup de main de La Bour­ donnais contre Madras, File de France devient Pile des Corsaires. Les navires marchands sont transformés en vaisseaux de guerre. De hardis marins s’improvisent soldats et l’on s’en va sur toutes les routes de l’océan Indien demander à la course la gloire avec la fortune. De grands AU PAYS DE PAUL ET VIRGINIE 531 noms entrent ainsi dans l’histoire de Maurice apres ceux de Dupleix et de La Bourdonnais. En 1781, le bailli de Suffren fait voile de l’Ile de France pour conquérir la colonie bri­ tannique de Trinquemalé. Durant la guerre de 1 Indépen­ dance américaine, plus de cent navires partis de Port-Louis vont semer la mort et le carnage dans les comptoirs des Indes anglaises. Le Roi des Corsaires, Robert Surcouf, y fait ses débuts en 1795. A peine âgé de vingt ans, il obtient le commandement d’un petit navire de 120 tonneaux. Parti de Port-Louis le 3 septembre 1795, il revient le 10 mars 1796 après avoir capturé durant sa croisière six vais­ seaux anglais. Le demi-siècle écoulé entre le début des guerres d Améri­ que et les campagnes militaires de l’Empire constitue pour l’Ile de France et sa capitale une période prospère et glo­ rieuse. Les marins de Maurice portent au loin la renommée de la colonie. Leurs exploits maritimes font le désespoir des commerçants anglais des Indes. Les navires partis de l’Ile reviennent chargés de denrées, de numéraire, d étof­ fes précieuses. Les entrepôts regorgent de marchandises. Quand la caisse publique est à sec, point n’est besoin de prélever des impôts supplémentaires. On arme en guerre quelques navires et on va demander poliment à l’ennemi de quoi restaurer les finances de 1 administration. Le luxe grandit au sein de la classe aisée. Les fêtes se multiplient. La proclamation de la République et celle de l’Empire passent à peu près inaperçues. On substitue le drapeau tricolore aux fleurs de lys et on continue comme par devant à se battre et à festoyer. La Convention s’avise-t-elle d’envoyer des commissaires chargés d’appliquer à Maurice les lois d’exception édictées dans la Métropole contre les nobles et les prêtres, les colons, insoucieux de la liberté, de la fraternité et de l’égalité républicaines, ont vite fait de réexpédier en France ces importuns. A Paris, on a assez d’esprit pour ne pas insister. Mais les jours heureux de la Colonie sont comptés. L’An­ gleterre, longtemps tenue en respect par Dupleix, Suffren, Surcouf, reconquiert à la faveur des guerres de l’Empire la maîtrise des mers. Napoléon 1er est un soldat, non un marin. Il veut jouer sur terre l’avenir de la France et le sien propre. Les colonies lointaines souffrent de la poli­ tique trop exclusivement continentale de l’Empereur. Le 532 LE CANADA FRANÇAIS blocus anglais se resserre autour de File de France. Depuis la défaite de Trafalgar, la marine française est pratiquement hors de combat. Un moment Surcouf réapparaît, plus pres­ tigieux que jamais, sur la route des Indes. Monté sur le Revenant, il fait en 1807 une croisière exceptionnellement heureuse. Mais a la fin de la même année il retourne en France. Le sort de Maurice est décidé. En 1809, les Anglais s installent à l’îîe Rodrigues, à deux pas de Maurice. En août de l’année suivante, l’amiral anglais Bertie investit File de France. Le 24 novembre, il lance contre le « Nid de Corsaires » 70 bâtiments portant plus de dix mille soldats. Le gouverneur français, Decaen, n a pour défendre la colonie que quatre mille hommes de troupes. Après une résistance héroïque d’une semaine, il capitule à des conditions excessivement honorables pour la France. Un demi-siècle après la Nouvelle-France, File devient possession britannique. Elle l’est restée. L’An­ gleterre sait pratiquer la devise d’un de ses hommes d’État : « What we have, we hold. » Depuis la conquête anglaise, l’histoire de Maurice s’est déroulée sans grand heurt. L’Angleterre s’est appliquée à développer sa nouvelle colonie. Avec la navigation à vapeur, l’importance de Maurice comme port de mer a beaucoup diminué. La culture s’est intensifiée, ce qui a amené dans l’Ile une nombreuse main-d’œuvre hindoue et chinoise. L’Ile compte aujourd’hui près de quatre cent mille habitants. Là-dessus, plus de deux cent mille sont d origine asiatique. La population de descendance fran­ çaise, blanche, créole ou mulâtre, se chiffre à une centaine de mille. Les vainqueurs sont encore une minorité, et les descendants des premiers colons ont su conserver sous la domination anglaise leur foi catholique, leur langue et leurs traditions françaises. Port-Louis est ville épiscopale. La vie intellectuelle, celle qui se manifeste par les écoles, les revues, les sociétés littéraires, y est plus française qu’an­ glaise. La Capitale a célébré en 1935 le deuxième centenaire de sa fondation par Mahé de La Bourdonnais. La culture de la canne à sucre, l’ouverture du port aux navires étrangers en 1851 avaient fait de cette ville le « premier entrepôt de l’océan Indien ». Elle comptait en 1861 plus de 75.000 habitants. La population a beaucoup diminué depuis. AU PAYS DE PAUL ET VIRGINIE 533 L’incendie, le typhus, les ouragans ont ravagé successive­ ment la ville. Les survivants des grandes épidémies de 1854 et de 1866 ont déserté par milliers la malheureuse Cité pour s’établir sur le plateau central de l’Ile réputé plus salubre. De petites agglomérations urbaines ont surgi à l’intérieur comme sur la côte. Le Port-Louis actuel est une ville de 50.000 âmes environ, beaucoup plus asiatique qu’européenne. Les Mauriciens ont commémoré de grandiose façon le bi-centenaire de leur Capitale. A cette occasion, monsieur Auguste Toussaint, membre de la Société Royale des Arts et des Sciences de Maurice, a raconté en un ouvrage monu­ mental de plus de cinq cents pages grand format l’histoire de la Ville ' ! Son œuvre constitue un hommage de première valeur au passé en même temps qu’un témoignage non équi­ voque de la belle culture française qui caractérise l’élite mauricienne. Maurice a ses savants, ses poètes, ses his­ toriens. M. Toussaint est un de ses historiens les plus éru­ dits en même temps que l’un de ses meilleurs écrivains, et nous ne saurions mieux terminer cet article que par une cita­ tion empruntée à l’historien de Port-Louis : Premier poste militaire de la France au delà du Cap de Bonne Espérance à la fin du XVIIème siècle après avoir été, au début de ce siècle, la première escale de la route des Indes, nid de Cor­ saires sous la Révolution et l’Empire, centre commercial des Mascareignes jusqu’à l’ouverture du canal de Suez et, aujourd’hui encore, centre d’échanges important, le Port-Louis a joué dans l’histoire de l’Océan Indien un rôle dont rien ne traduit mieux le caractère prestigieux que l’altière devise qu’il a permis à 1 fie Maurice d’inscrire à son blason : Stella Clavisque Maris Indici. . . Le passé de Maurice tient en ce vigoureux raccourci d’histoire. De même aussi les espoirs d’un avenir meilleur que le présent et les raisons que nous avons, nous du Canada français, de nous intéresser à cette paradisiaque patrie de Paul et Virginie qu’est l’Ile de France. Paul-E. Gosselin, prêtre. 1. Auguste Toussaint. Port-Louis. Un volume grand format de 520 pages imprimé parla Typographie moderne à Port-Louis, île Maurice, en 1935.