'L "Luristam dévoyé PAR JAMEL EDDINE BENCHEIKH (*) es facteurs religieux ne sont entrés pour rien dans cette guerre du Golfe. Et comment l'auraient-ils pu ? L'Arabie saoudite, gardienne des lieux saints, ne pouvait les invoquer tout en accueillant l'armée américaine sur son sol. L'Irak baassiste ne pouvait s'en prévaloir qui lutte maintenant contre ses propres chiites. La Turquie mise sur l'Europe. L'Iran, trop heureuse de voir son dangereux voisin abattu, a même espéré que les révoltés de Bassora finiraient le travail bien avancé par les forces coalisées. Pris dans la tourmente, l'islam est contraint d'avouer son impuissance à réaliser l'alliance entre les nations qui se réclament de lui. Il dévoile à cette occasion son incapacité à imaginer puis à imposer une pensée politique déduite d'une philosophie de l'histoire. S'il surgit, ici et là, sous forme de slogans protestataires, à aucun moment il ne s'et montré capable de définir un modèle théorique de gouvernement assurant le libre arbitre des individus, la liberté des communautés et la capacité des gouvernants à gérer un Etat moderne. Encore moins a-t-il été en mesure de définir une stratégie de portée mondiale. Les nations où l'islam est religion d'Etat gèrent leurs affaires selon des principes entièrement soustraits au religieux. Et d'ailleurs, que serait un programme de gouvernement qui prendrait appui sur la loi musulmane pour régler des problèmes économiques, politiques et stratégiques d'une complexité redoutable ? Faire référence à une charia mythique relèverait en ces domaines de la pure fabulation. L'islam ne sert plus qu'à cautionner des décisions prises en dehors de ses injonctions, à colorer un programme empiriquement défini. L'autorité, telle qu'elle fut exercée dans le cadre du califat et interprétée à la lumière d'une conception de la cité, cette autorité n'a aucune chance d'être réinstaurée ni pour l'ensemble islamique ni à un échelon local, ce qui serait d'ailleurs un non-sens. Absent sur le plan politique, l'islam l'est resté aussi du domaine moral. Invoqué au cours de discours publics, convoqué pour couvrir des manoeuvres et masquer des intérêts, il a cessé depuis longtemps d'être au service d'une éthique collective. Où a-t-on vu des autorités musulmanes se dresser, quelles que soient les circonstances, contre des pratiques politiques ou économiques_ parfaitement immorales ? Ont-elles un jour . L condamné leurs propres régimes policiers et dénoncé la torture, les emprisonnements et bien d'autres sévices exercés contre leurs concitoyens ? Ont-elles utilisé les concepts de justice et d'égalité contre des autocraties sans foi ni loi, par exemple celles du Golfe ? Ont-elles affirmé un jour qu'avant de vilipender l'impérialisme, il fallait être intraitable sur les atteintes portées à l'intégrité des musulmans par les pouvoirs qui les' oppriment ? En vérité, c'est dans ce domaine de la morale que se pose crucialement le problème de la séparation de la religion et de l'Etat. Réduit à n'être qu'une doctrine de la soumission civile, l'islam a perdu son âme dans ses compromissions permanentes. La tutelle exercée sur lui par les groupes hégémoniques le laisse dans un état de profond délabrement. Si les sermonnaires attisent la passion des foules, il n'existe plus de ces grands moralistes dont a besoin toute religion pour repenser son éthique d'une façon qui réponde aux interrogations de l'histoire. Les discours entendus à ce sujet sont d'une médiocrité affligeante. Quelques préceptes généraux, l'invocation de principes constamment démentis par les comportements réels ne sauraient tenir lieu de réflexion. Mais celle-ci pourrait-elle se développer dans des milieux où la liberté de l'exercice intellectuel n'est à aucun moment garantie ? Comment pourrait s'épanouir la pensée dans des pays où la presse est muselée, les télévisions contrôlées, l'édition soumise à surveillance, l'enseignement inféodé aux normes de l'idéologie dominante? Les milieux religieux musulmans souscrivent euxmêmes à cette mise à l'index de tout effort de jugement. C'est aussi bien par ses adversaires que par ses défenseurs que l'islam, invoqué comme religion, est bafoué comme morale et ignoré comme spiritualité. Peut-on d'ailleurs parler de spiritualité à propos d'une pratique religieuse réduite à quelques manifestations épisodiques de prière, de jeûne ou de pèlerinage ? Lorsqu'on parcourt les oeuvres brûlantes d'al-Hallaj, d'Ibn Arabi ou d'an-Niffari, qu'on relit les grands philosophes médiévaux ou même quelques essayistes du siècle passé, on mesure en quel désert de l'esprit et de l'âme vivent aujourd'hui les adeptes du Prophète. Et il ne suffit pas d'entonner la litanie d'une grandeur passée. Avicenne (Ibn Sina), Averroès (Ibn Rushd), Ibn Khaldun sont morts. Harun ar-Rachid n'a pour successeur à Bagdad que Saddam Hussein, et Mu'awiya à Damas que Hafez el-Assad. Les pharaons ont l'économie délabrée et Saladin ne reprendra pas Jérusalem. Quelle effervescence de l'intellect attendre dans ces conditions ? Et pourtant il est une vérité incontournable : les peuples arabes, chacun pour son compte, ne pourront imaginer une modernité qu'à partir d'une culture arabo-islamique réinventée, la seule qui les nourrisse profondément. Ils seront alors en mesure de s'inspirer d'autres civilisations et de participer à l'élaboration de l'universel. L'Europe a forgé les instruments de sa philosophie au long des siècles et au prix de luttes violentes. On ne peut prétendre au droits de l'homme sans avoir fait la Révolution, à la démocratie sans avoir développé l'esprit de liberté, à la poésie sans inventer Rimbaud, à la philosophie sans attendre Sartre. La culture arabo-islamique est en réalité interdite de fonctionnement. La merveilleuse sociabilité qui est l'un de ses fondements est pervertie, son art de vivre, subtil et pondéré, détruit par la barbarie quotidienne. Son élégance morale, son sens du juste équilibre entre les désirs humains et les devoirs rendus à Dieu, le raffinement de sa courtoisie, tout cela estmis à mal par un être rendu sauvage à force d'oppression, qui ne retient de sa civilisation que des pans disloqués et ne tire de l'Occident que des leçons de consommation effrénée. Les mouvements intégristes utilisent fort bien ce dénuements eux qui entraînent les masses pour les mettre au service d'ambitions non moins despotiques que d'autres. Leur cité est déjà régie par la contrainte, marquée par la discrimination des sexes, conduite à la régression. Ils dépossèdent les peuples de leur foi comme les partis uniques les ont dépossédés de leur liberté. L'islam ne se sauvera qu'à trois conditions. Qu'il prenne définitivement ses distances, quoi qu'il lui en coûte, à l'égard du pouvoir politique ; qu'il redéfinisse l'éthique du siècle à venir ; qu'il entreprerme un approfondissement de sa spiritualité. Alors revenu à lui-même, jugeant des actions humaines sans s'y compromettre, il pourra jouer le rôle qui devrait être le sien. J. E. B. (*) Professeur à l'Université de Paris-VIII 4710 AVRIL 1991/65