Musique, politique, religion De quelques menus objets de culture cgL'Harmattan, 2002 ISBN: 2-7475-3820-6 Jacques CHEYRONNAUD MUSIQUE POLITIQUE, RELIGION De quelques menus objets de culture Préface de Jean-Louis FABIANI L'Harmattan 5-7, rue de l'Ecole Polytechnique 75005 Paris France Pour Alain, Hugo, et les siens PREFACE D'une pragOlatique anthropologique et de ses menus objets par Jean-Louis Fabiani Directeur d'études Ecole des hautes Etudes en Sciences sociales Il est bien des manières de pratiquer le retour réflexif sur un parcours de recherche. Les institutions, à travers divers dispositifs bureaucratiques de production de la sincérité, nous invitent régulièrement aujourd'hui à construire de la cohérence autobiographique, sans doute au prix d'immenses illusions. Formes sans doute plus douces que l'aveu dans le monde stalinien ou moins obscènes que l'exhibition de soi dans l'univers de la « télé-réalité », les différentes modalités du récit de soi en sciences sociales présupposent le plus souvent, comme condition de la rétrospection, ce que les sciences sociales ont mis un certain temps à détruire, ou au moins à mettre en question: l'unité absolue d'un soi, la cohérence impeccable d'une vie, la continuité logique de la présence d'un acteur déployant un « projet» dans l'éther social. 10 Musique, politique, religion Nous parlons de nous en ayant recours aux formes les plus anciennes de la présentation de soi. Le pire est que nous ne nous apercevons pas. Héroïsant les moments les plus ordinaires de notre vie de chercheur, donnant un sens méthodologique, voire épistémologique, à des interactions sans véritable intérêt, prouvant surtout l'importance exceptionnelle que nous nous donnons, en ce monde où, selon Erving Goffman, le moi est comme une petite divinité. Les anthropologues, dont l'objet central (le « terrain », entendu à la fois comme prouesse et comme norme de l'action) est toujours menacé par la multiplicité des regards dont il peut faire l'objet, par les ambiguïtés qui portent sur son caractère artefactuel et par les contraintes exceptionnelles que lui font subir les théories de la coupure épistémologique entre connaissance savante et connaissance ordinaire, sont souvent les premiers à donner des gages ostentatoires de leur sérieux: « l'auto-analyse », si cette notion a un sens, est devenue une référence obligée. Souvent pathétiques, quelquefois grotesques, les anthropologues nous disent tout sur leur relation au terrain. Tout, mais quoi en fait, de si important? Oubliant que les « vies de professeurs sont rarement intéressantes », comme le faisait remarquer Gilles Deleuze, les autoanalyses ne parviennent jamais véritablement à la transfiguration du banal. Ces introspections rétrospectives sont condamnées à l'inanité. L'essentiel reste caché, mais l'exercice est accompli, et le chercheur, dédouané. Jacques Cheyronnaud poursuit un objectif très différent dans ce travail. La rétrospection ne s'y réduit jamais à l'introspection. Il s'agit de faire porter l'effort de récollection sur les transformations qui affectent l'objet à travers la temporalité propre de la recherche, qui renvoie inévitablement au temps biographique mais qui ne prend son sens que si l'on inclut dans l'analyse les scansions du temps institutionnel aussi bien que la dynamique propre du déploiement conceptuel. L'exercice est beaucoup plus difficile que le nombrilisme qui caractérise l'autoanalyse : aussi est-il moins souvent pratiqué. L'auteur a commencé sa recherche dans un cadre à la fois disciplinaire et territorial (l'ethnomusicologie de la France) et dans un espace institutionnel indissociable d'une classe particu- Préface Il lière d'objets anthropologiques et d'un mode de traitement très codifié de ces objets (le Musée national des Arts et Traditions populaires). Si le chercheur a honoré le contrat qui le liait à la discipline et à l'institution, il a très tôt intégré dan; ses propres manières de faire de l'anthropologie une dimension réflexive portant sur l'ethnomusicologie et sur les institutions qui mettent en forme le programme de ce savoir hybride. Sa contribution à l'accroissement du savoir sur les « traditions populaires» est indéniable. L'institution est ici bien servie par le chercheur: pourtant, celui-ci ne s'arrête pas là. Comme si, dès ses premiers résultats, il s'était inquiété des effets non voulus que pouvaient entraîner la routinisation des procédures de collecte et des grilles d'interprétation, et l'assoupissement fréquent qui menace ceux qui investissent des objets ethnologiques de ce type, il est allé au-delà des limites de la commande, en se posant la question de la genèse même de l'objet ethnomusicologique et de ses effets sur nos façons de penser l'inscription historique et territoriale des formes musicales. Interroger le statut de l'objet à partir de son déplacement dans une configuration historico-conceptuelle ou en changeant de focale atteste de la dimension pérégrine du travail. L'objet n'est jamais dissocié de l'histoire de l'objet et des institutions qui le font advenir dans le monde social. Ceci suppose que le chercheur soit toujours mobile, et qu'il refuse d'être assigné à un lieu, fût-il celui du confort institutionnel et de l'assurance que procurent les objets familiers. Ici, le chercheur a progressivement construit une série de déplacements du site des objets qu'il traitait (site entendu comme assemblage mental et institutionnel, comme intrication de constructions théoriques et de logiques pratiques). Ces déplacements ont pris le plus souvent la forme de confrontation avec des pratiques de recherche innovantes mais qui n'envisageaient pas l'objet musicologique en tant que tel. On peut prendre trois exemples de confrontation: le premier, apparu très tôt, s'est appuyé sur les transformations radicales que Maurice Agulhon a fait subir à l'histoire politique, en l'interrogeant sur l'échelle de ses observations, sur les procédures de sélection des acteurs pertinents qu'elle opère, pas toujours consciemment, et sur 12 Musique, politique, religion l'importance des formes de sociabilité locale dans la constitution de la conscience et de l'action politiques. La deuxième confrontation s'est affermie au cours d'un travail collectif, coordonné par Jeanne Favret Saada, autour des affaires de blasphème. La troisième s'est nourrie de la connaissance fine de la sociologie de la justification développée dans le sillage de travaux de Luc Boltanski. Histoire, anthropologie, sociologie: Jacques Cheyronnaud ne s'est pas contenté de proclamer la nécessaire association de ces trois disciplines, il l'a pratiquée avec constance et discrétion, éloigné qu'il est de toute forfanterie épistémologique ou programmatique (il exerce au Centre de la Vieille-Charité de Marseille). L'objet inaugural du parcours de recherche, la musique, n'a jamais été abandonné. La question anthropologique: Comment rendre compte de l'objet: Faire de la musique ensemble ?, selon l'expression d'Alfred Schütz, est restée au centre de l'investigation. C'est l'objet musicologique considéré du point de vue d'une discipline qui a été déplacé et requalifié. C'est le « territoire naturel» de l'ethnomusicologie qui a été mis en question. Et cependant l'auteur n'a jamais abandonné l'objet musical. Il a seulement cessé de se cantonner à une approche purement ethnomusicologique de la question, au profit d'une approche par une anthropologie historique des équipements culturels. La reformulation de la problématique ainsi produite présente les caractéristiques suivantes: élargissement de la préoccupation musicologique initiale en direction de l'analyse textuelle ou iconographique ; reconnaissance de la dimension heuristique de l'attention portée aux situations de disputes ou de conflits; élaboration, au contact de problématiques historiques ou sociologiques, de notions opératoires susceptibles d'accroître l'efficacité du traitement des objets. Parmi ces notions, la plus intégratrice est celle de disponibilité culturelle. Elle s'applique d'abord à la référence religieuse, mais son usage peut être élargi à d'autres formes de dispositifs symboliques. La disponibilité culturelle apparaît comme une caractéristique majeure des sociétés modernes, à pluralisme religieux (mais aussi, par extension, à toutes les formes de pluralisme culturel qu'induit le principe de laïcité, même- et peut-être surtout - lorsque celui-ci est mis en œuvre sous une forme minimale). Préface 13 Qu'en est-il, en régime démocratique, de l'usage qu'on peut faire des références symboliques de base, qu'elles soient censées constituer des fondements ou des exemplifications de la nation (comme l'hymne ou le drapeau) ou qu'elles figurent un groupe ou un grand collectif, exprimant les restes d'une histoire commune (c'est le cas de la religion catholique) ou l'esquisse d'une histoire à venir (le multiculturalisme, l'islam de France, etc.) ? Nombre de polémiques présentes peuvent être éclairées par la grille d'analyse développée par Jacques Cheyronnaud, grille dont la pertinence s'étend bien audelà de l'objet musical. Il en va de même pour la notion de « sacré à plaisanterie» développée à partir de l'analyse d'« affaires» politico-religieuses, et qui pourrait faire l'objet d'usages diversifiés. Chemin faisant, l'auteur a offert une contribution certaine, et très innovante à la sociologie historique des configurations de savoir. En s'intéressant aux institutions au sein desquelles, ou à la périphérie desquelles il a construit son projet, le chercheur montre clairement qu'elles sont aussi des « dispositifs» ou des équipements culturels. On trouvera un remarquable exemple de ces analyses au chapitre cinquième de cet ouvrage. Soulignant le « poids de l'assiette institutionnelle, muséale, tant dans les définitions internes mises au point par les fondateurs de cette spécialisation musicographique que dans les conquêtes d'une légitimité intellectuelle et culturelle », l'auteur décrit finement « les priorités d'une disposition patrimoniale qui donne prééminence à l'objet empirique, matériel (l'instrument de musique, par exemple) et immatériel (délégation de représentation donnée aux supports d'emegistrement sonore), à sa mise en espace ». Agissant à l'intérieur de ce dispositif patrimonial, l'anthropologue est ici le mieux placé pour procéder à l'objectivation des ressorts institutionnels de la collecte et de la mise en spectacle des objets culturels. L'attention portée aux dispositifs institutionnels est la conséquence logique du basculement du travail de recherche vers une pragmatique anthropologique, qui a commencé de se manifester à travers l'intérêt pour les «pratiques vives» et les formes originales de sociabilité qu'induit la constitution d'un faire ensemble musical. La question d'apparence simple: « Comment s'y prennent-ils pour faire de la musique? », est en fait fort rarement 14 Musique, politique, religion étudiée en dépit de l'attention que l'interactionnisme symbolique et l'ethnométhodologie ont portée à ce genre d'objet. C'est que la musicologie en général (l'ethnomusicologie, même si elle porte de manière privilégiée sur des musiques non savantes, n'étant ici que la particularisation d'une disposition cognitivo-institutionnelle plus générale) a privilégié l'approche « connaissante » des phénomènes musicaux. Le souci de légitimation des savoirs et de reconnaissance disciplinaire a ici contribué à une sorte de rétractation de l'objet à sa dimension cognitive. En déplaçant l'objet vers ce qu'il nomme le « site d'action» d'une pratique musicale donnée, en interrogeant les différentes formes d'émergence de la matière sonore, Jacques Cheyronnaud a restauré la dimension pragmatique de l'objet musical. Il est frappant de constater que l'élaboration de cette pragmatique anthropologique a été inséparable de liattention privilégiée portée à des objets de petite taille, à des petites disputes et à de petites activités musicales. Si le chercheur n'a cessé de pérégriner dans les divers mondes de la musique ou de l'anthropologie, il n'en est pas moins resté fidèle à quelques sites originaires de son parcours intellectuel. La fidélité à soi, la précision de l'analyse et la minutie du travail de terrain laissent apparaître, derrière l'anthropologue d'expérience, le musicologue investi dans sa contribution au progrès cognitif de l'ethnologie de la France. L'intérêt pour les menus objets renvoie aussi à la posture interactionniste et a fortiori ethnométhodologiste, qui impose la relocalisation et l'intensification de l'attention ethnographique. Ce regard qui privilégie souvent « l'infiniment petit », comme disait Pierre Bourdieu à propos d'Erving Goffman, ne se limite jamais à des constats locaux ni à la perversion monographique. Jacques Cheyronnaud, en déhiérarchisant les corpus et en « allongeant le questionnaire », comme dirait Paul Veyne, a contribué, sans doute mieux que d'autres, plus extravertis, au renouvellement de l'anthropologie en France. Ses élèves et ses collègues proches le savent bien, qui attendent avec impatience chacun de ses écrits. On le lira mieux grâce à cet ouvrage, et à ceux qui suivront, parce qu'on verra mieux désol111ais à quel point il a intégré dans sa propre pratique de recherche un certain nombre d'éléments qui ont suscité beaucoup de discussions, mais qui n'ont pas toujours été Préface 15 suivi d'effets: la réflexivité d'abord, qui atteint dans ce travail une véritable efficacité, mais aussi l'interrogation sur les procédures de découpe et de stabilisation disciplinaire, laquelle devient partie intégrante de l'investigation ethnographique; et enfin, la vraie attention portée au « Faire» musical, aux formes les plus ténues de l'investissement ou de la coordination dans une pratique collective. On retrouvera dans ce travail plusieurs manières de faire et de penser dans les sciences sociales qui ont émergé au cours du dernier quart de siècle. L'originalité du parcrurs tient pour une bonne part à ce que l'auteur a mis à l'épreuve du « terrain» ou mieux de l'expérimentation anthropologique un certain nombre de notions restées chez d'autres à l'état programmatique. Les innovations qu'il a proposées, bien qu'elles s'appuient sur une compétence spécifique dans le domaine musicologique, peuvent faire l'objet de réutilisations dans des univers plus larges, et constituent un apport consistant pour une anthropologie générale de la culture. Pionnier de l'ébranlement des territorialisations disciplinaires, Jacques Cheyronnaud a contribué au plus haut degré au rapprochement de l'anthropologie, de l'histoire et de la sociologie. A l'heure où l'on peut tout craindre des repliements identitaires sur des principautés disciplinaires, son travail doit être médité, discuté, mis à l'épreuve sur d'autres objets. La lecture active de ce livre permettra de contrecarrer bien des régressions. INTRODUCTION Faire la musique Lorsque l'ethnomusicologie s'avisa d'aller étudier la musique de sociétés lointaines, d'en relever pratiques, organisation, taxinomies, « croyances », « significations symboliques », etc.,ses fondateurs en France appelaient cela ethnographie ou ethnologie musicale dans les années trente -, quelques-unes de nos bonnes évidences musicologiques furent passablement mises à mal. Ce secteur musicographique de l'ethnologie nous offrirait de plus en plus de descriptions notamment d'une variabilité des modes d'inscription de la musique, d'une démultiplication des conditions spatio-temporelles des pratiques vives, musiciennes, dans les sociétés ainsi observées *. * Ce livre reprend les grandes lignes d'un travail de synthèse rédigé pour le diplôme d'habilitation à diriger des recherches (Paris, EHESS, Janvier 2002). J'ai pris le parti, dans cette introduction, de synthétiser une problématique plutôt généraliste qui ne constituait jamais qu'un aspect du document de synthèse, sa composante programmatique. Les différents chapitres tendent à résumer thématiquement des travaux menés sur plus de vingt-cinq années de publications et de recherche (ce qui explique les fréquentes références à ceux-ci). Je remercie vivement Denis Laborde d'avoir inscrit ce travail sous forme de livre dans sa collection. Merci à Anthony Pecqueux pour sa relecture attentive. 18 Musique, politique, religion Comment dès lors, de retour chez soi, rendre compte sans déperdition d'une complexité de situations qui débordait de nos catégories usuelles, d'une hétérogénéité qui bouleversait nos critères de reconnaissance et de délimitation de la « chose musicale» ? Des comptes rendus suggéraient notamment qu'en d'autres lieux il n'y avait pas nécessairement une pratique spécifique, alors « musicale» selon nos découpages conventionnels, qui soit susceptible d'entrer sans dommages dans nos catégories reçues. Ni forcément, d'ailleurs, d'équivalents immédiats du terme même de musique. Ce ne sera pas l'une des moindres leçons de l'ethnomusicologie, désormais bien établie dans notre paysage culturel: élargir jusqu'à les déstabiliser, faire éclater des conceptions à vocation généraliste, par trop endogènes. Et toujours, nous révéler, provisionner nos connaissances, protéger et sauver tant de musiques peu ou mal connues, ou en voie de disparition. De fortes hypothèses wébériennes sur les mouvements de rationalisation musicale dans les sociétés humaines préparaient à la leçon (d'autres auteurs également, certes), offrant d'importantes problématisationsl. Hypothèse, par exemple, que ce qui pourrait constituer un caractère spécifique de la musique occidentale serait dans ces explorations qui instaureront chez nous des pratiques réglées, procéderont à partir d'instruments fixes à des constructions calculables fondées sur une harmonie systématique et une gamme régularisée, instruiront un domaine, celui, disons de perceptibles sonores, en termes de propriétés physiques, mesurables ou quantifiables, etc.2 I Cf. Max Weber,Sociologiede la musique.Lesfondements rationnelset sociaux de la musique. Introduction, traduction et notes de Jean Molino et Emmanuel Pedler, Paris, Métailié, 1998. 2 Cf. 1. Molino, « Fait musical et sémiologie de la musique », Musique en jeu, 17, 1975, pp. 37-62. Cet article constituera un repère important de programmes de sémiologie de la musique, florissants en France dans les années 70. Si les appels de J. Molino ne semblent pas avoir révolutionné substantiellement le secteur musicographique de l'ethnologie, sa logique générale esquissait une assiette anthropologique du « fait musical» aujourd'hui encore riche de suggestions; cf. du même: « La musique et le geste. Prolégomènes à une anthropologie de la musique », Analyse musicale, 1, 1988, pp. 8-15. Faire la musique 19 Et que dire de cette option d'objectivation par mise à plat, étalement dans l'espace de la page qui se prend à l'articulation de nos deux premiers millénaires, qui devint peu à peu par ingéniosités et trouvailles, système de figuration graphique du sonore: notre notation musicale3 ? Technologie de plus en plus sophistiquée autorisant de complexes élaborations graphiques, des anticipations sonores (la composition musicale). Tactique procédurale, aussi, de réification visuelle de la chose sonore: un travail sur les sons via des signes. Et qui déterminera pour longtemps bien de nos enjeux, intérêts, comportements et fonctionnements musiciens. Dont progressivement cette culture d'une intégrité lexique, « lire rigoureusement ce qui est noté ». Disons, un exercice de conformation à l'état graphique d'un texte, dans le respect du projet, du moins de ce que l'on peut en connaître, présidant à l'inscription graphique. Face à cette configuration visuelle, typographique (la partition) de conception relativement tardive lorsqu'elle entend étaler graphiquement in extenso une mélodie4 -, l'opération de décryptage qui lui sera attachée sera celle du « déchiffrage », épreuve d'une « conformité d'exactitude », à la différence de cette 3 Cf. le bel article de H. Dufourt, « L'artifice d'écriture dans la musique occidentale », Critique, 408, 1981, pp. 465-477. Egalement, Jean-Yves Hameline, « Le chant grégorien », ln : Marie-Claire Beltrando-Patier (dir.), Histoire de la musique. La musique occidendale du Moyen Age à nos jours, Paris, Bordas, 1982, pp. 19-46 ; voir également ci-après, note 4. Une confrontation de ces premières expérimentations graphiques de contexte religieux, cultuel-profératoire (liturgies chrétiennes), qui est aussi celui d'une culture aux prises avec la visibilité (visualité du divin), avec les travaux en ethnologie sur les techniques d'objectivation ne serait sans doute pas sans intérêt intellectuel; cf., par exemple, 1. Goody, La raison graphique. La domestication de la pensée sauvage. Traduction et présentation de Jean Bazin et Alban Bensa, Paris, Ed. de Minuit, 1979. 4 Au regard d'une histoire de la notation musicale (qui a connu d'autres types d'expérimentation), cette conception d'une ligne mélodique notée, visuellement bloquée in extenso, pensée isolément et in abstracto serait à interroger comme un acquis progressif de la dynamique d'objectivation graphique. Cf. notamment: M.E. Duchez, « Description grammaticale et description arithmétique des phénomènes musicaux: le tournant du IXe siècle », Miscellanea mediaevalia, 1981, pp. 561-579 ; également, « Des neumes à la portée. Elaboration et organisation rationnelles de la discontinuité musicale et sa représentation graphique, de la formule mélodique à l'échelle monocordale », Revue de musique des universités canadiennes, 1983, pp. 22-65 ; et J.-Y. Hameline, art. cil., 1982.. 20 Musique, politique, religion autre, que l'on dira d'« identité d'usage ». Si l'on veut, une procédure de traduction reposant sur une aptitude du sujet occupant ainsi la vieille instance de la Pronuntiatio5, celle de l'interprète, à maîtriser l'application d'un code graphique. Bref, chez nous: un long processus de spécialisation à l'œuvre au fil des siècles et qui en viendra à découper, protéger et même isoler ce secteur particulier auquel nous réservons le terme de « Musique ». Une musique restreinte, en quelque sorte6 ... Soit. Mais puisque diversité des explorations endogènes et des organisations musicales dans les sociétés humaines il devrait y avoir: pourquoi ne pas tirer pleinement parti de quelques leçons de l'ailleurs? Et dès lors, pourquoi ne pas étudier disons « engénéralité» fût-ce idéalement, bien sûr « la musique» chez nous - et non plus simplement « de » chez nous? Expliquons-nous brièvement. Bien évidemment de grands secteurs disciplinaires existent déjà qui, dans la distribution du travail universitaire et ses grands partages ont pour noms musicologie, ethnomusicologie, sociologie de la musique. Il était plus ou moins tacitement convenu en France il n'y a pas si longtemps encore (vision positiviste et documentaire: découpages de territoires d'investigation, répertoires et pratiques comme objets pré-construits, décisions de corpus, etc.), que la musicologie devait étudier la musique savante occidentale, avec 5 Comme terme de l'ancienne rhétorique, aux côtés de la Dispositio (ordonnance des parties à l'intérieur d'un tout), de l'Elocutio (manière stylistique dont l'orateur a déjà préparé un certain nombre d'effets). Dans la rhétorique des Ciceron et Quintilen, la Pronuntiatio (et plus globalement l'Actio) concerne la forme même que va prendre la déclamation de l'orateur comme travail d'acheminement vocalverbal et gestuel, corporel, au contact d'un auditoire qu'il doit persuader ou convaincre. Dans le domaine de la musique ancienne, par exemple et outre l'implicite d'une culture partagée, l'ultime moment de la mise en forme est aux mains de l'interprète, la partition laissant une disponibilité pour mener à bien l'acheminement musical, vocal ou instrumental établi en projet graphique. 6 Selon la formule de 1. Molino: « C'est un artefact, résultat d'un découpage arbitraire [...] qui isole un domaine à partir duquel il est impossible - et dénué de sens - de reconstituer l'ensemble », cf. 1. Molino, art. cil., 1975, p. 40. Faire la musique 21 une poussée autorisée vers le corpus de la chanson folklorique, que l'ethnomusicologie devait s'intéresser aux musiques orales des sociétés lointaines ou alors, chez nous, aux coutumiers musicaux de la paysannerie française ou européenne - élargissement ou déplacement de l'ancien folklore musical? Et si tel précis de musicologie d'autorité notoire accordait une place à l' ethnomusicologie (elle précédait le chapitre « L'Antiquité et ses prolongements », inaugurant ainsi, au moins implicitement, une vision chronologique des objets s'étendant jusqu'au XXe siècle, jazz inclus), la sociologie de la musique ne semblait pas devoir bénéficier de la même bienveillance. D'ailleurs, elle était officiellement absente du sommaire de l'ouvrage, pas même du groupe des « Etudes particulières ». Au demeurant, il serait à craindre qu'elle ait été rangée, au pire dans cette accusation de « complaisance verbale d'un trissotisme mis à la mode vers les années 65 » formulée en avant-propos de l'ouvrage, au mieux dans « l'illusion trompeuse» d'une « musicologie externe» : rebus de tâches à la limite utiles, qui s'autorisent à traiter de matières ou de faits du secteur musicologique (<<musicologie interne »), mais sans toujours « savoir la musique »7. C'est sociologie venue ces désenclavé sociétés. pourtant du côté de l'audace intellectuelle d'une particulièrement soucieuse d'épistémologie qu'est dernières années une impulsion en France qui a d'importantes questions touchant à la musique dans nos Et tandis que le secteur musicologique de l'ethnologie (historiquement domicilié en France dans la matrice muséale vouée à l' objet ethnographique, aux collections patrimoniales) confort~ rait sa légitimité universitaire et son appareil de gestion programmatique et d'orthodoxie: c'est ailleurs, à la confluence de l'histoire culturelle, d'une sociologie des pratiques musicales, de la réception, de la médiation, que se formuleraient interrogations et hypothèses sur notre propre travail musicographique de catégorisation, sur nos constitutions disciplinaires dans la 7 Cf. 1. Chailley (dir.), Précis de musicologie, Paris, Presses Universitaires de France, 1984 (nelle éd. entièrement refondue), pp. 20-21. 22 Musique, politique, religion configuration générale du projet historique d'une « science de la musique ». Et plus globalement, sur la dynamique organisatrice et instituante, les jeux de codifications, d'organes, d'appareils, etc., les dispositifs stabilisant et administrant cette chose que nous appelons alors « musique ». L'expression « en-généralité» appliquée à la musique de nos propres sociétés porte en filigrane une ambition anthropologique. Non pas bien sûr, à peine oserait-on d'ailleurs l'écrire, quelque naïveté comptable, aporétique et « totalisante» parce qu'elle se donnerait de débusquer et d'additionner une foultitude, chez nous, de pratiques et de répertoires; par exemple, additionner objets « savants» et « populaires ». Mais une posture de décentration: un regard distancié, à négocier en permanence, sur nos propres activités, valeurs, finalités, intérêts, enjeux, manières de parler concernant la musique. L'une des ambitions étant de travailler à inscrire cette entité au rang des objets empiriques d'observation que se donne une tradition problématique de la diversité des sociétés humaines8. En considérant idéalement que cette société qui nous est si proche et familière, l'ici, est non moins porteuse historiquement de singularités musicales. Et qu'il serait vain de prétendre emprunter quelque théorie accomplie ou absolue - existerait-elle ? - qui permette d'interroger « anthropologiquement » d'autres grandes catégories culturelles (parenté, maladie, religion, politique, etc.) et de procéder ainsi, comme par démarche déductive, à propos de la musique. Il nous faut négocier, construire un tel objet dans la mise à distance, les hésitations, les ajustements. Singularité musicale peut-être, en tout cas formulons-en l'hypothèse et parmi d'autres, que cette « raison musicographique » et sa logique procédurale de centration sur la matière sonore9. 8 Sur cette problématique de la légitimité d'une anthropologie, dite des « sociétés complexes », cf. G. Lenclud, « En être ou ne pas en être. L'anthropologie sociale et les sociétés complexes », L'homme, 97-98, 1986, pp. 143-153. 9 L'expression est bien évidemment construite sur le modèle de la « raison graphique », cf. 1. Goody, op. cil., 1979.