La justice des années sombres : 1940-1944

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Telles sont les questions auxquelles les travaux inédits présentés
dans ce recueil se proposent de répondre. Issus d’une journée régio‑
nale de l’Association française pour l’histoire de la justice organisée
à la Cour d’appel de Lyon, ils éclairent les deux versants de l’histoire
judiciaire de Vichy‑: d’un côté, la politique répressive appliquée par
l’appareil judiciaire et, au sein de celui-ci, la purge des professions
chargées d’accomplir cette mission.
Avec les contributions de‑:
Alain Bancaud, Marc-Olivier Baruch, Marc Boninchi, Henri Boulard, Michel Bussière,
Annie Deperchin, Laurent Douzou, Catherine Fillon, Jean-Louis Halpérin, Ugo Ianucci,
Jean-Paul Jean, Yves Ozanam, Denis Salas, Virginie Sansico, Pierre Truche.
ISBN : 2-11-005005-5
DF : 5 6337-4
Imprimé en France
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La justice des années sombres.indd 1
COLLECT ION HISTOIRE DE L A JUST ICE
Le monde judiciaire purgé et présumé acquis au nouveau régime
va devenir le relais de cette entreprise d’éradication des mœurs
­délétères de la IIIe République. Peu à peu, la répression dessine
une ­criminalité morale et politique conforme à la doctrine que le ré‑
gime veut afficher. Façonnée par les lois et affûtée par les directives
gouvernementales, la justice protège Vichy de ses ennemis. Avec ses
­juridictions d’exception et une inflation pénale sans précédent, la
France plonge dans les années sombres. Quelles vont être les attitu‑
des des magistrats‑? Peut-on faire le bilan des sections spéciales où
ils ont servi‑? Comment va se comporter le Barreau‑? Et, plus large‑
ment, quelles ­leçons peut-on tirer de la traversée de ces années qui
n’ont cessé de tourmenter les générations d’après-guerre‑?
LA JUSTICE DES ANNÉES SOMBRES
Vichy naît de la conviction d’un groupe d’hommes qu’il faut se
r­ ésigner à l’armistice pour entreprendre la régénération nationale
de la France. À leurs yeux, la défaite n’est pas fondamentalement
le fruit de la guerre. Sa vraie cause est l’effondrement politique et
moral de la nation. L’urgence commande d’effacer, sinon de réparer, le
«‑trauma‑» de mai-juin 1940. Ainsi naît le projet politique de « révolu‑
tion nationale‑» que ces hommes de la droite extrême veulent pour
la France.
COLLECT ION HISTOIRE DE L A JUST ICE
N° 14
LA JUSTICE DES
ANNÉES SOMBRES
1940-1944
Préface de Pierre Truche
dF
13/05/2015 11:55
Collection Histoire de la justice
o
N 14
La justice
des années
sombres
1940-1944
Préface de Pierre Truche
Association française pour l’histoire de la justice
1
« En application de la loi du 11 mars 1957 (art. 41) et du Code de la propriété intellectuelle du
er
1 juillet 1992, toute reproduction partielle ou totale à usage collectif de la présente publication est
strictement interdite sans autorisation expresse de l’éditeur. Il est rappelé à cet égard que l’usage
abusif et collectif de la photocopie met en danger l’équilibre économique des circuits du livre. »
© La Documentation française, Paris, 2001.
ISBN : 2-11-005005-5
2
Sommaire
Préface de Pierre Truche . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Ac t e s
du
5
c olloque
La justice des années sombres 1940-1944 . . . . . . . . . . .
7
Journée régionale d’histoire de la justice
Introduction : Juger, poursuivre et défendre entre 1940 et 1944 . . . . . .
9
Denis Salas
Chronologie du régime de Vichy (encadré) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
22
Partie I
Les juridictions d’exception . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
27
Une exception ordinaire
Les magistrats et les juridictions d’exception de Vichy . . . . . . . . . . .
29
Alain Bancaud
La section lyonnaise du tribunal d’État et la section spéciale près
la cour d’appel de Lyon : l’exemplarité à l’épreuve des faits . . . . . . . .
75
Catherine Fillon
La section spéciale de Dijon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 101
Jean-Louis Halpérin
La Milice et les cours martiales
La cour martiale de Lyon. 2 février - 4 août 1944. . . . . . . . . . . . . . . . . 113
Laurent Douzou
Virginie Sansico
Les tribunaux militaires en Savoie pendant l’occupation italienne. . . . . . 127
Michel Bussière
Partie II
L’attitude des professions judiciaires. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 143
Le barreau de Paris pendant la Seconde Guerre mondiale (1940-1945) . . 145
Yves Ozanam
L’attitude du barreau de Lyon pendant l’Occupation . . . . . . . . . . . . . 167
Ugo Iannucci
Parquet et politique pénale sous le régime de Vichy . . . . . . . . . . . . . . 179
Catherine Fillon
Marc Boninchi
3
Quel regard porter sur les magistrats ayant siégé dans les juridictions
d’exception sous l’Occupation ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 237
Jean-Paul Jean
Partie III
Témoignages . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 247
Leopold Rabinovitch, résistant juif traduit devant la section
spéciale de Lyon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 249
Présenté par Catherine Fillon
Robert Poisron, membre de la cour martiale du Grand-Bornand mise
en place à la Libération pour juger les miliciens . . . . . . . . . . . . . . . . . 255
Présenté par Michel Bussière
Henri Boulard, président de la cour d’assises des Yvelines
(procès Touvier 17 mars - 20 avril 1994) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 275
Bibliographie sélective. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 293
Postface : L’exception et l’exemple . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 297
Marc Olivier Baruch
Ét ude s
e t
doc um e nt s
Articles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 303
Vérité historique, vérité judiciaire
À travers les grands procès issus de la Seconde Guerre mondiale . . . . 303
Annie Deperchin
Résumés/Abstracts . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 323
Notes de lecture . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 329
4
Préface
Pendant la Seconde Guerre mondiale, sur le territoire métropolitain, des
juridictions françaises ont été saisies de crimes et délits imposés à des opposants à la politique de l’État. Des acteurs ont témoigné, des historiens ont analysé cet aspect de cette période. Les recherches se poursuivent pour compléter
le tableau au vu notamment des spécificités locales. C’était l’objectif poursuivi
par l’Association française pour l’histoire de la justice lors du colloque de Lyon.
Démarche d’autant plus indispensable qu’il n’est pas contestable que la
réflexion sur la justice moderne a été largement influencée par les dérives de
l’époque. Les magistrats qui ont pris leurs fonctions dans la seconde moitié du
XXe siècle ne pouvaient ignorer les contraintes imposées, subies ou rejetées
par ceux qui avaient choisi la même profession qu’eux. L’impartialité du
magistrat, les droits de la défense se trouvaient dramatiquement confrontés à
la raison d’État, habillée de chantage (« condamnez à mort pour éviter l’exécution d’un plus grand nombre d’otages »), au dévoiement des règles les plus
solidement établies comme la non-rétroactivité des lois pénales plus sévères, à
la création de juridictions d’exception aussitôt remplacées par d’autres
lorsqu’elles ne répondaient plus à la sévérité exigée d’elles, au choix des juges
en fonction du résultat souhaité par l’autorité politique.
La parution en 1973 de « L’affaire de la section spéciale » d’Hervé Villeré
et le film qu’en tira Costa Grava deux ans plus tard ont utilement porté les
enjeux sur la place publique. À Paris, le 27 août 1941, trois hommes, déjà
condamnés, se virent infliger la peine de mort pour les mêmes faits et furent exécutés, puis la machine s’enraya et trois autres furent épargnés contrairement aux
instructions communiquées à des magistrats par le gouvernement de l’époque.
Trois leçons sont à tirer :
Même dans de telles conditions, une défense de rupture contestant la
légitimité de la juridiction fut exercée.
La soumission du parquet au ministre de la Justice n’est pas acceptable.
En germe, c’était conduire à la règle du code de procédure pénale de 1958
selon laquelle seul ce qui est convenable au bien de la justice doit inspirer les
réquisitions.
Enfin, et surtout, un magistrat, isolé au départ dans la collégialité, par
la force de sa conviction basée sur le respect des principes fondamentaux,
peut retourner la situation et entraîner certains de ses collègues épargnant
ainsi trois vies.
Il reste à confronter ces trois exigences à ce qui fut fait en dehors de
Paris. Cet ouvrage doit y aider.
Pierre Truche
5
6
Actes du colloque
La justice
des années
sombres
1940-1944
Journées régionales d’histoire
de la justice
7
8
Denis Salas
Introduction
Juger, poursuivre et défendre
entre 1940 et 1944
Denis Salas
Secrétaire général de l’AFHJ
En juin 1940, devant la débâcle, les dirigeants français réfugiés à Vichy
font un choix lourd de conséquences. La capitulation, strictement militaire,
leur permettrait de former un gouvernement en exil. Avec un empire et une
flotte intactes, l’entreprise n’aurait pas été irréalisable. Au même moment,
d’autres pays vaincus par l’Allemagne (Belgique, Pays-Bas, Norvège) s’y engagent. De Gaulle, replié à Londres, fort d’une analyse lucide des desseins du
nazisme, s’y prépare. Pétain, lui, choisit l’armistice qui interdit de poursuivre la
guerre et suppose la tutelle de l’occupant. On s’est beaucoup interrogé sur le
sens de ce choix, unique en Europe, qui mêle autonomie et collaboration.
Refus d’une capitulation qui frappe d’un déshonneur inacceptable l’armée
française ? Pari sur une victoire rapide de l’Allemagne et volonté de « se placer » dans une Europe inéluctablement allemande ? Manière de répondre au
souhait diffus de Français affolés, dispersés, jetés sur les routes et, au fond,
pressés d’en finir avec la guerre ? L’historiographie, abondante depuis les
années 1970, a tranché ce débat : l’acceptation de la défaite s’explique avant
tout par un projet politique et idéologique de redressement national que les
hommes de la droite extrême veulent pour la France. 1
Vichy naît de la conviction d’un groupe d’hommes qu’il faut se résigner
à la défaite pour entreprendre une régénération nationale. À leurs yeux, la
défaite n’est pas fondamentalement le fruit de la guerre. Sa vraie cause est
l’effondrement politique et moral de la nation. L’urgence commande d’effacer,
sinon de réparer, le « trauma » déclenché par la fracture soudaine, profonde de
mai-juin 1940. La vertu de cette défaite, comparée à une catastrophe naturelle
passagère 2, est de rassembler l’énergie d’un peuple. Pour y parvenir, ces hommes ont plus qu’un chef historique. Pétain est le père humilié et le bon pasteur
qui se sacrifie pour son pays et exhorte son peuple à le reconstruire avec lui.
Nul ne mesure encore la portée d’un choix qui réhabilite, contre la décadence
républicaine, un nationalisme d’un autre âge. Loin d’une France éternelle
chère à Maurras, le rêve se brise à mesure que la guerre se prolonge. À peine
lancé, le projet de « Révolution nationale » sombre devant la mondialisation de
la guerre, la progression des Alliés et de la Résistance, le pillage de l’économie
française, l’engrenage fatal de la collaboration et, pour finir, la complicité dans
la déportation des Juifs. En somme, quatre années lourdes qui vont tourmenter
9
Actes du colloque
notre mémoire où domineront tour à tour un violent désir d’oubli, le besoin de
savoir des générations suivantes et, récemment, le retour de la mémoire juive.
Dans ce paysage hachuré, l’objet du colloque de l’Association française
pour l’histoire de la justice lors des journées régionales de Lyon 3 se limitait aux
juridictions d’exception du régime de Vichy. Mais, depuis, l’avancement de la
recherche sous l’impulsion de Catherine Fillon, Laurent Douzou, Alain Bancaud et Yves Ozanam notamment, a ouvert notre angle de vue. Nous présentons une approche sensiblement plus large qui rend compte de ce qu’étaient
la justice et ses professions entre 1940 et 1944. Au départ, notre propos était, à
partir de l’exemple lyonnais, de comprendre comment les acteurs se sont
accommodés de leur situation. Ce qui nous occupe ici est, en outre, la mise en
œuvre d’une législation d’exclusion et la manière dont les professions chargées de rendre la justice se règlent sur cette exigence. L’histoire judiciaire de
Vichy se lit sur deux versants qui se font écho : d’un côté, une politique
répressive appliquée par l’appareil judiciaire et, au sein de celui-ci, la purge
des professions (magistrature et barreaux) chargées d’accomplir cette mission.
Une idéologie de l’exclusion
Une question obsède le premier gouvernement de Vichy : qui est responsable du désastre ? Dès juillet 1940, dans L’Étrange défaite, Marc Bloch
livre une analyse validée depuis par les historiens : le seul responsable est le
commandement militaire figé dans une conception défensive, incapable de
comprendre les enjeux de cette guerre, « enfermé dans un mur d’ignorance et
d’erreurs » 4. Rien n’est plus éloigné de l’analyse antirépublicaine et antilibérale
proposée par les nouveaux maîtres du pays. À la même question, Vichy
répond par une législation hygiéniste qui vise à purger le foyer d’infection
d’où procède la défaite.
« L’anti-France »
Tout le mal vient d’un complot des forces de « l’anti-France » : le
franc-maçon, le Juif, le communiste et l’étranger. « Il n’y a pas de neutralité
possible entre le vrai et la faux, entre le bien et le mal, entre la santé et la
maladie, entre l’ordre et le désordre, entre la France et l’anti-France » déclare
Pétain en août 1940. Plus que l’ennemi, le vrai responsable de la défaite est
cette quadruple figure de la désagrégation des valeurs traditionnelles qui mine
notre pays. Alors que Pétain célèbre les valeurs oubliées d’une cité heureuse –
au premier rang desquelles la Mère, le Paysan et la Terre qui « ne ment pas » –
dans les bureaux, les fonctionnaires de l’expiation forgent les moyens de lutter
contre le mal : les fichiers, les lois d’élimination, les camps et les tribunaux
d’exception.
Telles seront les deux faces de ce que Vichy appelle « Révolution nationale » : le rassemblement des éléments « purs » autour des valeurs traditionnelles mais, en même temps, l’exclusion des éléments « indésirables ». 5 Car « la
10
Denis Salas
peste » de l’anti-France ravage le pays. « L’hydre maçonne » et la « lèpre juive »
le ronge de l’intérieur. Le salut vient d’une chirurgie réparatrice dont les médecins s’appellent Alibert, Bouthillet, Pucheu, tous issus des grands corps de
l’État. Tous veulent opérer l’État du mal contagieux apporté par un bacille
dévastateur. Tous lui imposent des mesures de « prophylaxie nationale » pour
éradiquer le mal qui ronge « l’âme française » comme le dira le second garde
des Sceaux du régime, Joseph Barthelémy. Cette France malade est mise en
quarantaine et abreuvée d’une abondante potion réglementaire.
Avec la systématisation des camps d’internement, Vichy n’innove pas
totalement : la IIIe République finissante avait développé les fichiers pour les
étrangers, l’internement administratif et les camps destinés à contenir l’émigration anti-franquiste. L’apport du nouveau régime est, dès juillet 1940, de rassembler ces moyens d’action jusque-là conjoncturels ou dispersés, pour en
faire une politique systématique d’exclusion. Les camps sont consubstantiels à
l’idéologie du nouveau régime. Ils lui permettent d’assurer complètement sur
son territoire les taches d’exclusion. Et cela jusqu’aux rafles et déportations de
l’été 1942. À partir du moment où les préfets pourront interner les étrangers de
race juive, Vichy alimente la stratégie d’extermination nazie. « La France ne
s’écroule pas, elle s’écroue » ironise Anatole de Monzie dans un pamphlet qui
brocarde le « civisme punitif » de Vichy. 6
Les mesures xénophobes portent plus encore la marque de Vichy. À
partir du moins de juillet 1940, les lois se multiplient : les naturalisations obtenues depuis la loi de 1927 sont révisées, les loges maçonniques sont dissoutes,
la fonction publique est interdite aux Français de père étranger. L’internement
administratif frappe tout « individu dangereux pour la défense nationale » ce
qui vise directement les suspects communistes. À l’initiative de Vichy, un premier statut des Juifs reposant sur des critères raciaux est publié le 3 octobre
1940, soit trois mois après la chute de la République, ce qui leur interdit un
grand nombre de professions. À partir de la création du commissaire général
aux questions juive dirigé par Xavier Vallat le 29 mars 1941, un second statut
est rédigé le 2 juin de la même année qui prévoit l’aryanisation de leurs biens
et les oblige à se faire recenser en zone libre. Les rafles lancées en 1942 lui
doivent leur efficacité.
Un antisémitisme juridique
Le tableau est dominé par la désignation victimaire des Juifs qu’un substrat idéologique antisémite rend aisé. En peu de temps, un siècle et demi
d’émancipation des Juifs est balayé par un antisémitisme plus juridique et
national que racial. 7 Mais si la propagande et l’anathème sont une chose, la
norme juridique qui se veut rationnelle en est une autre. Face à des lois floues
(qu’appelle-t-on un « dignitaire » franc-maçon, qu’est-ce que « la race » juive ?)
nourries de la haine antisémite et xénophobe, les recours se multiplient et
donnent lieu à un intense travail interprétatif des juristes. Formés au positivisme juridique qui prône la lettre de la loi, ces ouvriers méticuleux vont scruter la volonté du législateur. Avec application et une dose infime de regard
8
critique , ils travaillent à serrer les mailles du filet lancé par Vichy pour saisir
11
Actes du colloque
les personnes « regardées comme juives ». L’œuvre des juristes achève, sans le
contester mais non sans l’atténuer parfois, le projet d’exclusion formulé par la
loi. Étaient-ils pour autant antisémites et xénophobes ? Certains sans doute.
L’antisémitisme fait partie de l’idéologie conservatrice dans l’entre-deux-guerres. D’autres, comme bien des Français, seront peut-être choqués par les rafles
de 1942. Reste que, pour la plupart, la loi avait parlé. Leur tâche était de
l’appliquer. Et même, si possible, de la rendre meilleure et plus claire. Nul ne
s’autorisait à l’époque à juger la loi au nom de principes supérieurs. Rien n’est
plus opposé à notre culture politique que cette forme de désobéissance civile.
Le légicentrisme républicain est le vêtement prestigieux par lequel Vichy
habille sa réglementation antisémite.
De là une casuistique laborieuse pour faire pivoter les catégories de la
haine dans le langage froid des normes. Tâche qui n’est guère aisée. Où trouver des critères neutres pour séparer les Juifs des Aryens ? La religion ? Aucun
fichier d’avant guerre ne la mentionnait sur les cartes d’identité. La race ?
L’antisémitisme de Vichy n’en fournit pas la doctrine. Un subterfuge procédural libère l’exégète de ces affres : l’administration bénéficiant d’une présomption de vérité, il faut prouver qu’elle se trompe. Pour inverser le décret raciste,
il faudra donc plaider sans relâche. La culpabilité est présumée, l’innocence
doit être prouvée. Face à un tel renversement des principes de la Déclaration
des droits de l’homme, on note bien peu de réactions. 9 À défaut de protestations, on aura un contentieux. Sur les ruines de l’état des personnes, détruit
par ses propres gardiens, s’installe le règne d’une culpabilité absolue.
Voilà comment naît un droit monstrueux. Son crime est d’avoir, avec
une exactitude on ne peut plus légale, désarticulé les institutions civiles de la
cité. Sa profusion réglementaire orchestrée par des fonctionnaires dévoués et
des juristes compétents ne doit pas en masquer l’engrenage fatal. Des hommes, des femmes et des enfants emportés par cette terreur grise sont désignés
collectivement comme coupables pour leur différence. Ils sont dépouillés de
leurs droits et expropriés de leurs biens d’une manière parfaitement légale. Ils
ont eu des recours juridictionnels pour s’en plaindre. Leur affaire a parfois été
plaidée par de bons avocats. Certains ont eu même gain de cause. Puis logiquement, machinalement, l’œuvre de définition juridique affine le fichage
policier, favorise les rafles et conduit à la déportation. Ce processus d’exclusion persuade d’autant mieux qu’il est normalisé par le langage juridique,
authentifié par les tribunaux, couvert par l’autorité des professeurs.
Police étatisée, magistrature épurée,
barreau purgé
Une telle entreprise n’est possible qu’au moyen d’un État fiable parce
qu’épuré et militarisé. Un État policier, donc. Bien loin des communautés
« naturelles » (famille, corporations) célébrées par Pétain, le réalisme commande de gouverner la société par de solides leviers. La présence de l’occupant le rappelle sans cesse. Pour cela, Vichy forge un appareil policier
12
Denis Salas
compact et armé pour la surveillance. Enfin tenue par des « mains françaises »
et purgée, la police sera en outre recomposée par Darlan et Pucheu, ministre
de l’Intérieur en 1941, avec un double objectif : centralisation (fusion des polices municipales dans la police nationale) et spécialisation face aux cibles
anti-françaises (police juive, police des sociétés secrètes, police anticommuniste). En 1941, la police ainsi réformée permet au régime d’affirmer la souveraineté française sur tout le territoire. La voie de la collaboration avec les
Allemands (accords Oberg-Bousquet, août 1942) est la récompense de cet
effort de réorganisation qui fera ses preuves lors des déportations.
L’obéissance des magistrats à la loi
La magistrature, de son côté, est rudement épurée en 1940 et 1941.
Cette épuration-ci n’est pas une de plus dans un pays où chaque nouveau
régime change de lois en même temps que de juges. Elle n’est nullement justifiée par les positions dissidentes des juges comme les précédentes. Pour la
première fois, elle avance à découvert des critères purement racistes. Au total,
Vichy écarte 294 magistrats sur un corps de 3 420, soit 5 %. 10. Les naturalisés,
francs-maçons et les Juifs, en somme les étrangers de l’intérieur, sont déclarés
démissionnaires par le nouveau régime. La suspension de l’inamovibilité dès
la loi du 17 juillet 1940 donne une marge de manœuvre infinie au gouvernement. À sa guise, il peut nommer ou écarter qui bon lui semble aussi bien au
siège qu’au parquet. Comment réagissent les chefs de magistrature qui fournissent des listes avec leur avis ? Nulle idée de protestation collective ne les
effleure. Ils oscillent, selon les cas, de l’obéissance à la bienveillance pour
leurs collègues. Parfois, certains protestent lors d’une audience de rentrée en
faisant l’éloge des magistrats sanctionnés. Dans l’ensemble ce qui domine, là
encore, est le poids de la légalité : les mécanismes d’exclusion sont insérés
dans l’ordre des normes et des cultures professionnelles. 11
Dans sa majorité, la magistrature dans les premières années de Vichy
n’est ni collaborationniste, ni résistante. Soucieuse de « servir » la loi par fidélité
« au Maréchal », elle ne dédaigne pas les profits de carrière. Ses membres s’inscrivent sans conflits de devoir dans ces fonctions répressives. La magistrature
applique donc scrupuleusement la loi depuis les atteintes aux mœurs aux
attentats communistes en passant par les innombrables affaires de marché
noir. Sans doute faut-il, pour y parvenir, diriger son bras et placer sa loyauté
sous surveillance. À cette tâche, son ministère de tutelle et les préfets
eux-mêmes sous la pression de l’occupant, vouent toute leur énergie. Sans
doute peut-elle mettre à son actif quelques actes plus proches d’une protestation respectueuse ou d’obstructions discrètes que d’une désobéissance civile.
Sans doute, en 1944, bien peu de magistrats étaient volontaires pour siéger
dans les juridictions d’exception. Reste qu’on cherche vainement la trace d’un
débat entre principe d’obéissance et éthique de conviction. Ce dont l’histoire
de la justice, dans des contextes certes différents, témoigne par ailleurs. Tout
cela n’est peut-être pas étranger au regard critique que les générations actuelles de magistrats portent sur le comportement de leurs aînés. 12
13
Actes du colloque
Les atteintes à l’autonomie des avocats
Les avocats sont frappés par des atteintes à l’indépendance de leurs barreaux qu’ils n’avaient pas connus depuis la Révolution française. Touchés par
le statut des Juifs dès 1940, ils font l’objet d’un numerus clausus à partir de
1941. La politique antisémite et xénophobe du régime de Vichy obtient des
barreaux les listes afin de parvenir à limiter à 2 % le nombre d’avocats juifs. Sur
proposition du Conseil de l’Ordre, la cour d’appel de Paris radie plus de 300
avocats sur un corps d’environ 1 700 au barreau de Paris. Cette collaboration
fratricide est, comme l’a montré Robert Badinter, d’autant plus choquante
qu’elle va de pair avec la défense courageuse des valeurs de l’Ordre quand
Vichy porte atteinte aux droits de la défense. Il fait même reculer le gouvernement qui veut imposer aux avocats le port de l’étoile jaune ou faire prêter un
serment de fidélité au Maréchal. Mais à Lyon, les quelques « avocats rebelles »
arrêtés (le plus souvent communistes) ne suscitent que des protestations de
pure forme. 13 À la différence d’autres pays (la Belgique notamment), nul ne
dénonce publiquement ces pratiques d’élimination dans lesquelles chacun se
sait complice.
Comment expliquer une telle osmose sur ce point entre Vichy et le barreau ? L’Ordre des avocats est un pilier de la IIIe République au point qu’entre
1875 et 1920, un député sur quatre est avocat. Il délimite un espace judiciaire
dominé par la confrontation d’arguments qui modère la puissance étatique.
Logiquement, le barreau aurait dû opposer un bastion de résistance au nouveau régime. C’est oublier que depuis la fin du XIXe siècle, sa perte d’influence
dans le public ne cesse de s’accroître. On ne recrutait pas les dreyfusards chez
les avocats mais chez les intellectuels et les journalistes. L’antiparlementarisme
et la corruption des mœurs politiques, au temps de la République des avocats,
avaient affaibli notablement le barreau. Dans une profession en perte de
vitesse, les vertus de confraternité et de désintéressement avaient cédé du terrain face à la concurrence de confrères naturalisés. Une culture xénophobe et
antisémite avait gagné le barreau dont Xavier Vallat, lui même avocat, est une
figure exemplaire. Les purges opérées par Vichy explicitent et redoublent cette
culture xénophobe latente.
Les qualités qui avaient fait du barreau une élite dirigeante n’ont rien pu
face à une adhésion active à ces mesures d’exclusion. D’autant qu’elles rencontrent la soumission de ceux qu’elles frappent par loyauté à l’égard de la loi
promulguée par un maréchal de France, incarnation d’une gloire nationale.
Car, pour les victimes, le sentiment dominant est d’être frappé par une « indignité légale » (Robert Badinter). On se borne à protester contre une loi injuste,
dignement mais discrètement, puis à obéir avec résignation. Significative est la
réaction d’un avocat de la communauté juive : « Le racisme est devenu la loi du
nouvel État... J’ai pleuré hier soir comme l’homme qui subitement serait abandonné par la femme qui été le seul amour de sa vie, le seul guide de sa
pensée, le seul chef de ses actions... On ne juge pas sa mère même quand elle
est injuste. On souffre et on attend. » 14
14
Denis Salas
Politique pénale et justice d’exception
Cet effort d’assainissement des professions judiciaires favorise une accélération de la répression. Le monde judiciaire purgé et présumé acquis au nouveau régime va devenir le relais naturel de la régénération nationale dressée
par Vichy contre les mœurs délétères de la IIIe République finissante. Peu à
peu, les modes de répression dessinent une criminalité morale et politique
conforme à la doctrine que le régime veut afficher. Façonnée par les lois et
affûtée par les directives gouvernementales, l’arme pénale n’en finit pas de traquer une menace proliférante. Avec près de dix juridictions d’exception et une
inflation pénale sans précédent, la France plonge dans un grand procès.
Le parquet et la répression de l’ordre moral
Le parquet est l’interface choisie pour y parvenir. Comme l’exposent
ci-dessous Catherine Fillon et Marc Boninchi, le parquet de Vichy joue un
double rôle. Sous la férule de directives ministérielles, il est d’abord le pivot de
la répression par son rôle d’aiguillage des affaires pénales entre les juridictions
d’exception et les tribunaux de droit commun. En zone occupée, ce rôle
s’apparente à une véritable « interface de la collaboration » avec les autorités
allemandes. Mais surtout, le parquet donne une politique pénale à la « Révolution nationale » voulue par Vichy. Au contact de la réalité, il assure l’effectivité
des normes de l’ordre moral affichées par sa législation : les critères d’opportunité des poursuites, le nombre des peines carcérales requises et les stratégies
de lutte contre les « indulgences injustifiées » sont guidés par ce seul but. 15
Mieux, par un jeu technique de disjonction des affaires ou en retenant le passé
politique comme circonstance aggravante, il construit des coupables à même
de confirmer l’image du terroriste présenté par le discours de l’anti-France.
Chaque affaire est un microcosme où se joue la régénération morale de
l’ordre vichyste. Qu’est-ce qui relie la poursuite des infractions au ravitaillement, la pénalisation de l’avortement et de l’adultère avec les offenses au chef
de l’État ? Dans tous ces cas, ce ne sont pas les victimes réelles qui sont protégées mais ce qui, dans les atteintes qui les frappent, contient un sacrilège à
l’égard de l’image que le régime veut donner de lui-même. Comment accepter
que des mauvais Français volent des titres d’alimentation alors que tant
d’autres se privent et expient pour la rédemption de tous ? Ne faut-il pas traduire les avorteurs d’habitude devant les juridictions d’exception si l’on veut
afficher une politique familiale exemplaire ? Et si les circulaires demandent des
sanctions fermes contre les époux infidèles et les offenses au chef de l’État,
n’est-ce pas pour défendre la même victime, la seule : l’ordre moral de Vichy
et, son représentant éminent, la personne sacrée du Maréchal ? Cette centralité
exerce son magnétisme sur le circuit de signalement des « affaires sensibles ».
Ce qui compte n’est pas le crime mais le virus qu’il contient et l’aura du régime
qu’il fracasse. Ce qu’il faut éradiquer est le microbe qui infecte la société et en
sape le ressort moral. À travers les offenses au chef de l’État, les parquets ne
chassent guère par routine une poussière de fautes. Ils n’y voient pas de sim-
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Actes du colloque
ples coups de colère ou des affaires insignifiantes. Ils qualifient, sur ordre, des
actes qui touchent le centre nerveux du corps politique. Ils façonnent, d’une
certaine manière, le creuset où fusionnent la société tout entière et l’ordre
idéologique. Ainsi se forge la conviction que l’ordre social ne peut se reconstituer que dans et par la personne du Maréchal.
Vidée par épuration de ferments de désobéissance, dirigée par une
pluie de circulaires, fragilisée par la suspension de l’inamovibilité et satellisée
dans l’orbite préfectorale, que reste-t-il de la justice ? Le fil ténu d’une indépendance de jugement perce à travers le nombre des sursis dénoncés par les circulaires et les peines d’amendes souvent préférées à l’emprisonnement. À elle
seule, la nécessité sans cesse rappelée de lutter contre une vaine « démagogie
du pardon » témoigne sinon d’une désobéissance des tribunaux, du moins
d’une atténuation de la violence étatique. Autant de marges de choix qui
seront emportées par le projet des juridictions d’exception.
Les juridictions d’exception et les représailles
politiques
Celles-ci appartiennent dès le début à l’ambition politique du régime de
Vichy. L’Acte constitutionnel du 10 juillet 1940 fait de Pétain le chef de l’exécutif, le législateur unique et lui confie peu après le pouvoir judiciaire. Vichy
rêve d’un État total sinon totalitaire. Autour de son chef se déploie une forêt
de tribunaux d’exception qui punissent toutes les altérités hostiles à l’unité du
régime, des responsables de la défaite (procès de Riom) à la « dissidence »
gaulliste jusqu’à des affaires de marché noir ou d’agressions nocturnes. On
évoque habituellement une résurgence de la justice retenue. Pétain ne
condamne-t-il pas, avant même leur procès à Riom, Blum et Daladier ? Pour
les idéologues de la Révolution nationale, il s’agit plutôt d’édifier l’arme de dissuasion qui leur est indispensable. La conversion des délits en casus belli vise
à doter Vichy d’une identité politique nourrie de la guerre permanente livrée
contre ses ennemis.
À partir de l’été 1941 et l’entrée dans la Résistance des communistes, la
collaboration répressive monte d’un cran. Les attentats subis par les Allemands
les placent dans une insécurité inacceptable. Vichy est sommé de réagir. Les
juridictions d’exception ne sont plus conçues pour être la force de dissuasion
de Vichy. Elles deviennent une mauvaise monnaie d’échange présentée aux
Allemands. Les sections spéciales créées en août 1941, rattachées aux tribunaux
militaires en zone libre et aux cours d’appel en zone occupée, jugent sans
appel et peuvent prononcer des peines de mort définitives. 16 Mais la section
spéciale de Paris n’en ayant prononcé que trois sur les cinq demandées par les
Allemands, une seconde loi du 7 septembre 1941 crée les tribunaux d’État saisis par le gouvernement et composés par ses soins. La visée est on ne peut
plus claire : les Allemands font la guerre à la Résistance par juridictions
d’exception interposées. Mais l’arme choisie est-elle la bonne ?
L’inadéquation est totale entre la demande allemande et la réponse de
Vichy : comment ordonner à un tribunal, par ministre de l’Intérieur interposé,
16
Denis Salas
de condamner à mort six otages communistes à la place des cinquante réclamés pour le prix du sang allemand versé ? L’injonction est paradoxale, l’échec
programmé. N’est-ce pas projeter sur la réalité le fantasme d’un État sans
aucune différence, parfaitement clos, uniquement voué à détruire son
ennemi ? On ne peut introduire une logique de guerre dans une institution
nourrie par des « habitus » professionnels sans faire imploser ses mécanismes.
Cette modalité répressive ne peut satisfaire ni les injonctions allemandes, ni le
légalisme formel de Vichy, ni les magistrats qui s’ils sont « dévoués » n’en sont
pas moins juristes. 17 Au demeurant, comme l’observe Alain Bancaud, à partir
de 1942 la répression est plus modérée à Paris. En 1943, les magistrats ne veulent plus siéger dans ces juridictions. Plus intensément que d’autres fonctionnaires du fait de leur rôle, les magistrats oscillent entre une sévérité qui les
expose aux représailles de la Résistance et une indulgence coupable que leur
hiérarchie sanctionne. La lutte contre ces attentats se déplace sur un autre terrain : internements, exécutions et déportations d’otages.
Avec l’entrée en scène de l’État milicien en 1944, la logique de guerre
envahit tout. Les cours martiales créées par le décret du 20 janvier 1944 sont
rarement étudiées en raison de la destruction des archives. Fait significatif,
comme le signalent Laurent Douzou et Virginie Sansico, un des rares dossiers
retrouvé ne contient que deux pièces : la notification de condamnation par le
président de la cour martiale et le procès verbal d’exécution. Commandées
directement par la Milice de Darnand et pratiquant massivement la peine de
mort par fusillade immédiate (45 en sept mois à Lyon, 200 en tout), les cours
martiales feront en outre disparaître toute trace des accusés dont les proches
réclameront vainement les dernières lettres « souvent déchirées sous les yeux
des condamnés en guise de première rafale ». Témoin pour nous de cette
période, le procès Touvier, évoqué dans ce recueil par son président Henri
Boulard, au prisme du crime contre l’humanité et de la mémoire juive.
Paradoxe des jeux de l’histoire et de la mémoire, la Milice nous parvient non
comme la cruelle machine de guerre contre la Résistance qu’elle fut, mais par
la trace mémorielle d’une complicité de Vichy avec l’extermination nazie.
Quelles leçons tirer de l’expérience
judiciaire de Vichy ?
La mémoire des années noires n’a cessé de tourmenter les générations
d’après-guerre. Le souci de reconstruire une légitimité politique a longtemps
primé sur le questionnement moral auquel nous convie L’Étrange défaite de
Marc Bloch : « Je n’étale pas ces remords par délectation morose. L’expérience
ne m’a point appris qu’un péché confessé fut, pour cela, moins lourd à porter.
Je pense à ceux qui me liront : à mes fils, certainement, à d’autres peut-être,
un jour parmi les jeunes. Je leur demande de réfléchir aux fautes de leurs
aînés. » 18. Singulière acuité d’un appel à la lumière du génocide qui lui fut postérieur ! La réponse n’en est que plus difficile. Vichy est devenu le symptôme
d’une histoire brouillée par la concurrence des mémoires officielles, savantes
ou diffuses. Avons-nous assez réfléchi aux fautes imputables aux hommes
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Actes du colloque
mais aussi aux contextes, aux engrenages de contraintes et aux cultures dans
lesquels ces choix se sont effectués ? Quelles leçons nos démocraties, au-delà
de leur culpabilité et par-delà la honte, peuvent tirer de la traversée des
années sombres ?
Tout régime autoritaire répond, d’une certaine manière, à une difficulté
éprouvée par la démocratie à vivre ses conflits et ses différences. Il se définit
comme une entreprise de réduction du monde à une unité indifférenciée,
façonnée pour être conforme à son idéologie. Le projet démocratique travaille,
au contraire, à unifier la société sans nier ses différences. Depuis 1945, la triple
autonomie du droit, de la fonction de juger et des professions judiciaires vient
d’une défiance à l’égard des régimes autoritaires. Le rôle de limitation de
l’hybris politique assigné à toutes les constitutions européennes d’après-guerre
est un acquis majeur issu de cette période. Mais l’autonomie des professions
judiciaires est loin d’être reconnue partout alors qu’elle garantit un État libéral.
Plus maîtres de leur destin, celles-ci exercent un pouvoir dont l’équilibre est
fragile et le détournement aisé. La démocratie a besoin d’éthique entre les
pouvoirs mais aussi dans les pouvoirs. Il reste que dans un monde où les
droits sont désormais plus grands que la loi, les juges sont astreints à un devoir
de responsabilité inédit dans la longue histoire de leur obéissance.
Les droits et la loi
Le régime de Vichy réalise un double coup de force : il abolit le lieu de
la loi et se donne pour la loi. En supprimant le lieu d’élaboration du droit
démocratique, le Parlement, la loi prend sens en lui et pour lui. Il confond
sciemment l’origine du pouvoir et la source de sa légitimité. Cet acte d’autofondation fait disparaître la limite de l’action politique qui, au-delà de celui qui
l’exerce, vaut pour tous y compris pour les générations passées et futures.
Confondue avec la puissance, la loi démultiplie celle-ci, cadenasse la société et
ôte toute culpabilité à ses geôliers. En aval, la culture d’obéissance à la loi offre
les relais pour opérer son détournement. La suppression du lieu de la loi
donne une investiture démesurée à l’administration. Le mythe du législateur
souverain lui fournit une inépuisable source d’innocence en même temps qu’il
masque la disparition de toute référence démocratique. Voilà pourquoi, l’État
placé dans un « hors limites » permanent, est profondément atteint. Une fois
brisée la confusion totalitaire, il reste à recomposer le tout de l’État. La refondation démocratique implique de redonner une extériorité à la loi. Autrement
dit, d’imputer aux différents pouvoirs les rôles de conception, d’application et
de contrôle jusque-là mêlés.
Le déclin du positivisme juridique à la fin de la Seconde Guerre mondiale répond à cette exigence. Les nations européennes sortent du totalitarisme en se dotant d’institutions de défiance à l’égard de la puissance étatique.
On n’accepte plus que la loi formellement votée par la majorité soit souveraine et que le juge s’y conforme sans l’interroger. Ainsi, dans l’immédiat
après-guerre, des tribunaux allemands condamnent des militaires qui avaient
exécuté des déserteurs sur la base des lois hitlériennes. Crainte de voir renaître
le Fürherprinzip selon lequel la volonté du chef fait la loi ? Ou volonté rétros-
18
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pective d’abolir un système légal qui efface les fondements moraux du droit ?
Quoi qu’il en soit, la justice allemande refuse de reconnaître à ces « lois » la
qualité de règle de droit. À l’issue des verdicts, les coupables doivent payer
des dommages intérêts aux parents des soldats exécutés sans jugement. Commentant ces procès, le juriste Gustav Radbruch aura ce mot que nul n’oubliera
outre Rhin : « une loi injuste n’est pas du droit. » Au moment où l’Allemagne
reprend ce dialogue entre le juste et le légal, où l’on crée la catégorie de crime
contre l’humanité, une seule chose compte : le refus de la Loi hypostasiée par
l’État totalitaire et de la tautologie mystificatrice qui l’accompagne : la loi est
obligatoire parce que c’est la loi.
La Ve République, quant à elle, n’a jamais vraiment renoncé à la tutelle
de l’appareil judiciaire par l’exécutif, ni à une souveraineté sans contrôle juridictionnel de la loi. Le véritable changement politique est venu de la Cour
européenne des droits de l’homme qui, rappelons-le, symbolise en 1950 la
sortie du totalitarisme pour les démocraties. Cette instance continue d’être un
pôle de résistance au communisme durant la guerre froide et un message
d’espoir pour les pays de l’Est enfermés dans le glacis soviétique. Le recours
individuel à la Cour européenne des droits de l’homme admis en France
depuis 1981 ouvre pour la première fois l’espace d’un jugement démocratique
sur la loi. Tout juge, à la demande d’un citoyen, peut écarter n’importe quelle
loi, fut-elle ancienne et solennelle, dès lors qu’il l’estime contraire au droit
européen. De là vient la force des condamnations infligées aux États par la
cour de Strasbourg. Avec elle, la norme nationale n’est plus autonome, le territoire le seul espace de son application et la citoyenneté du pays, la seule référence politique. Autant de paliers d’approfondissement de la démocratie dans
un espace plus vaste que le cadre étatique. L’exaltation de la loi dans notre
culture politique n’a plus cours. L’État est protégé par la loi mais aussi contre
la loi ce qui suppose de la référer à des principes fondamentaux dominés par
le respect de la personne humaine.
La désobéissance civile
Pour parvenir à ces fins, Vichy ne subvertit pas seulement la loi. Il efface
toute indépendance de la justice et de ses professions. Naturellement, il y a
parmi elles quelques résistants de la première heure et d’autres encore plus
nombreux mais moins précoces. À partir de l’été 1942, des formes de désobéissance civile apparaissent un peu partout. Certains fonctionnaires préviennent les familles menacées. On cache les Juifs. Plus encore, on les aide à fuir.
Loin d’une opposition tranchée entre les salauds et les héros, on observe une
« palette d’attitudes » où les actes de désobéissance s’accroissent avec le
temps. 19
Reste que, de la part du barreau, de tels actes sont épisodiques. Son
indépendance séculaire est emportée par une adhésion sans réserve à la politique antisémite et xénophobe de Vichy. Face des exigences de plus en plus
radicales, on s’étonne, aujourd’hui, de voir si peu de protestations collectives
chez les magistrats. On aurait pu imaginer des actes légaux d’insoumission
parfaitement légitimes face à un État d’injustice. Mais dans une magistrature
19
Actes du colloque
hiérarchisée, les lieux d’identité collective pouvant leur servir de support à une
telle protestation sont inexistants. Quelle culture démocratique disséminée
dans les pratiques professionnelles aurait porté une telle réaction ? Ce qui
imprègne les mentalités est, à l’inverse, une culture de respect à la loi tempérée, ici et là, par l’équité dans des cas particuliers d’où les stratégies personnelles ne sont pas absentes. À la fin de la guerre, les actes nettement
favorables à la Résistance se multiplient. Actes minimes de désobéissance
civile ? Moyen d’être redoutable sans danger pour soi en prononçant, par
exemple, des condamnations par contumace ? Il semble bien que chaque
fonctionnaire joue un double jeu à l’approche de la Libération ne voulant ni
mécontenter l’occupant, ni défavoriser la Résistance.
En somme, l’absence de culture de la désobéissance dans un État de
droit n’a guère préparé ces professions à résister à un État d’injustice. Chez les
juges, l’inexistence d’une organisation collective de la profession pèse lourd.
Ce n’est qu’après la guerre que le syndicalisme judiciaire naît en France une
première fois en 1945 dans la mouvance des élections au Conseil supérieur de
la magistrature de 1946 ; une deuxième fois en 1968 avec le syndicalisme de
gauche qui servira de miroir à une profession quelque peu honteuse d’un
asservissement que Vichy avait poussé jusqu’au paroxysme. L’apparition
d’organes collectifs de réflexion, loin d’être purement corporatiste, est un pôle
essentiel dans la reconstruction des démocraties pluralistes en Europe. Leur
rôle dans la réévaluation de la mémoire est décisif surtout quand les professions pratiquent un recrutement plus ouvert. On l’a vu aussi en Allemagne où,
dans les années 1950, des magistrats, au mépris du devoir de réserve, ont pour
la première fois participé à des manifestations de rue pour s’opposer à la
course aux armements. L’enjeu est le même pour le barreau dont l’indépendance à l’égard du gouvernement est une garantie de l’État libéral mais aussi
un contre-pouvoir qu’on peut vouloir abattre comme s’y est risqué l’Angleterre
de Margaret Thatcher ? 20
La contestation des lois suppose un répertoire d’actions et d’institutions
qui serve de référence. Désobéir en 1940 c’est se placer en position de
hors-la-loi, basculer dans l’inconnu et chercher seul une étincelle improbable
dans la nuit. 21 Désobéir après 1945, c’est exercer un droit constitutionnel qui
protège la minorité face à la loi de la majorité. Autrement dit, c’est engager un
« acte public non violent décidé en conscience mais contraire à la loi et devant
amener un changement dans la loi » 22. Ce qui suppose de s’appuyer sur la
constitution pour désapprouver une politique jugée ni légitime, ni juste. À la
prétention du pouvoir de s’identifier à la loi, les démocraties opposent désormais une interpellation sur la justification du sens de l’obligation qu’elle
requiert. La loi, liée à un au-delà d’elle-même, est placée hors de portée de
ceux qui seraient tentés de s’en emparer. Face à une loi injuste, nous disposons, sans avoir besoin de prendre les armes, de moyens de réentendre le sens
de son message brouillé. Chacun est devenu, en conscience sinon en droit,
juge constitutionnel de la loi. Ce qui permet, en cas d’urgence, de faire appel à
une parole plus haute qui garantit la fidélité à une promesse démocratique.
Notre obéissance honteuse à un État d’injustice a bel et bien fait éclore la
désobéissance à la loi dans les États de droit : il est significatif que ce débat a
eu lieu en Allemagne, dans les années de guerre froide, afin de stopper la
20
Denis Salas
course aux armements au bout de laquelle beaucoup voyaient la fin de la
paix.
L’ambivalence de la justice
Le rappel des excès judiciaires de la justice de ces années sombres (et
de celles de la Libération) incite enfin à penser la justice dans un processus
d’autonomie tempéré par une certaine prudence. D’un côté, la procédure est
par nature un détour qui résiste aux visées annexionnistes des régimes autoritaires. L’affaire des sections spéciales montre bien qu’il y a contradiction dans
les termes à exiger une justice exemplaire. Pourquoi convoquer les personnes
visées, organiser un débat et une délibération avant le jugement ? N’est-il pas
périlleux d’en faire des contradicteurs alors que tout les désigne comme des
ennemis ? Pourquoi ouvrir une scène qui va rendre public aux yeux de tous
un antagonisme politique ? Le procès, même partiellement équitable, demeure
un forum démocratique. L’existence même de la justice, quand cet équilibre
est préservé, est une gêne sinon une borne à la puissance de l’État. On l’a vu
nettement au procès de Riom où le jeu du débat contradictoire empêche la
scène d’expiation des responsables de la défaite qu’on attendait. N’a-t-on pas
vu un Juif, Blum, critiquer avec éclat Pétain et l’armée française, défendre les
communistes et vanter la République contre l’État français ! 23
Mais le droit pénal a le redoutable pouvoir de nommer le bien et le mal,
de diviser le monde en coupables et innocents. Son pouvoir règle le niveau
des interdits sur une frontière mouvante. Notre système inquisitoire qui confie
au seul juge le soin d’accuser et de découvrir « la » vérité accroît cette puissance. Au centre du système, le juge d’instruction peut, dans sa toute puissance, dire à l’accusé comme il fut dit à Leopold Rabinovitch : « Toi, j’aurai ta
peau ! » 24 car il s’inscrit dans une logique de guerre où il n’a plus en face de lui
un justiciable mais un ennemi. Capté par un univers où la loi est identifiée à
une volonté, il peut être dévastateur par sa puissance à double détente de
catégorisation et d’exclusion. Les juges ont à leur disposition l’exact instrument
qui rationalise la violence étatique et l’enveloppe d’un manteau d’impunité.
Comment un pouvoir peut-il se passer d’un instrument qui lui donne en même
temps la possibilité de vaincre et d’y parvenir légalement ? Souvenons-nous
que la période 1940-1944 renvoie les traits grimaçants de notre culture politique : souveraineté de la loi, procédure inquisitoire, État administratif et obéissance de ses serviteurs. La justice de Vichy n’illustre pas seulement le retour de
la vieille lune monarchique d’une justice retenue et l’exaspération du légicentrisme français. Il offre le spectacle d’institutions démocratiques occupées par
la subversion totalitaire.
L’historien américain Richard Weisberg a raison de comparer le procès
fait par Vichy à Blum et L’Étranger d’Albert Camus (publié en 1942) : « Meursault passe en jugement pour ne pas avoir manifesté un chagrin convenable
lors de l’enterrement de sa mère et avoir entamé une relation amoureuse le
lendemain. Sur le même modèle, Blum passe en jugement pour avoir empoisonné les mœurs et avoir participé aux agissements coupables du socialisme
et du judaïsme » 25. Le procès devient le moyen de sortir de la crise de l’ordre
21
Actes du colloque
social par le sacrifice légal de victimes expiatoires. Procès sans victime, ils est
fait à un déviant au nom d’une idéologie qu’il transgresse. Dans ces univers
totaitaires, on demande au coupable de ratifier par son aveu la condamnation
que la société a prononcé unanimement contre lui ce que, précisément, Blum
et Meursault refuseront.
Fiat justicia pereat mundus. Entre mesure et démesure, la justice est sur
une ligne de crête. Limite assignée au politique, elle peut démultiplier la violence du politique. Œuvre de paix sociale, elle peut aussi conflictualiser la
société et sa mémoire. Or, la société démocratique a besoin du droit pour donner un langage à ses conflits, non d’un système d’accusation qui la plonge
dans un grand procès où nous sommes tous en situation de faute permanente
et d’aveu potentiel. La sacralisation des causes ne permet pas de sauvegarder
les liens fragiles d’un monde commun. La vertu orageuse des dénonciateurs
n’innocente que leur doigt vengeur. La passion de justice des juges instantanés
ne sème que la culpabilité. Il faut leur opposer la trace des anciennes déchirures qui habite nos institutions modératrices. La mémoire des années sombres
ne doit conduire ni à culpabiliser, ni à oublier. Une justice indépendante dans
un État libéral requiert une mémoire active qui la rende durablement prudente.
Chronologie du régime de Vichy
17 juin 1940 Signature de l’armistice entre la France et l’Allemagne.
18 juin 1940 Appel de Londres du général de Gaulle.
3 juillet 1940 Bombardement à Mers-el-kebir de la flotte française par la
Grande-Bretagne.
10 juillet 1940 Création de l’État français à Vichy et suppression de la République. Vote des pleins pouvoirs à Pétain. Laval est président du Conseil.
Deux capitales : l’une au nord, l’autre en zone occupée.
17 juillet 1940 Loi d’épuration excluant de l’administration les agents nés de
père non français.
22 juillet 1940 Révision des naturalisations prévues par le régime de 1927.
Août 1940 Dissolution des sociétés secrètes (francs-maçons).
29 août 1940 « Légion française des combattants » chargée d’animer la Révolution nationale.
3 octobre 1940 Premier statut des Juifs ; pouvoirs donnés aux préfets pour
organiser des « camps spéciaux » de Juifs étrangers.
24 octobre 1940 Entrevue de Montoire : Pétain y scelle avec Hitler le principe
d’une collaboration entre la France et l’Allemagne.
13 décembre 1940 Démission de Laval.
10 février 1941 Gouvernement Darlan ; Barthélemy à la justice, Pucheu à
l’Intérieur.
29 mars 1941 Création du Commissariat aux questions juives (X. Vallat).
23 avril 1941 Loi sur l’étatisation des services de police.
22
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2 juin 1941 Second statut des Juifs qui ôte toute place aux Juifs dans la vie économique et sociale ; quotas (avocats, médecins) ; recensement des Juifs étrangers ou non.
22 juin 1941 Rupture du pacte germano-soviétique ; entrée dans la Résistance des communistes.
Juillet 1941 Aryanisation des biens juifs ; création de la Légion française des volontaires contre le bolchevisme.
12 août 1941 Discours du « vent mauvais » du Maréchal Pétain.
14 août 1941 Création des sections spéciales.
7 septembre 1941 Création du tribunal d’État.
21 août 1941 Le colonel Fabien abat l’aspirant Moser.
20 janvier 1942 Conférence de Wansee où Hitler décide la solution finale.
19 février 1942 Ouverture du procès de Riom.
18 avril 1942 Retour de Laval au gouvernement.
14 avril 1942 Suspension du procès de Riom qui ne reprendra jamais.
6 mai 1942 Darquier de Pellepois remplace X. Vallat au Commissariat aux
questions juives.
22 juin 1942 Laval annonce la « Relève » qui sera un échec et donnera lieu au
Service du travail obligatoire) et déclare souhaiter la victoire de l’Allemagne.
2 juillet 1942 Accords Bousquet-Oberg de coopération policière entre la
France et l’Allemagne.
16-17 juillet 1942 Rafle du Vel d’hiv.
Août 1942 Rafle des Juifs en zone sud ; protestation des membres de l’Église.
8 novembre 1942 Les Alliés débarquent en Afrique du Nord française.
11 novembre 1942 Réaction immédiate des Allemands qui franchissent la ligne
de démarcation ; occupation totale de la France.
26 janvier 1943 Fusion des trois mouvements de Résistance nord et sud par
Jean Moulin.
30 janvier 1943 Création de la Milice. Son 19e point est « contre la lèpre juive
pour la pureté française ».
2 février 1943 Capitulation des Allemands devant Stalingrad.
16 février 1943 Le Service du travail obligatoire (STO) : mobilisation pour
deux ans des hommes nés entre 1920 et 1922 en faveur de l’effort de guerre
allemand.
Le 27 mai 1943 Réunion à Paris du CNR (Conseil national de la Résistance)
crée par Jean Moulin.
3 juin 1943 Création du Comité français pour la libération nationale (CFLN)
coprésidé par Giraud et de Gaulle.
10 juillet 1943 Débarquement des Alliés en Sicile. Arrestation de Mussolini.
21 juillet 1943 Moulin est arrêté par la Gestapo.
2 octobre 1943 De Gaulle, seul président du Comité français de libération nationale (CFLN) à Alger.
13 novembre 1943 Tensions entre Pétain et les Allemands.
23
Actes du colloque
1er janvier 1944 Darnand, Henriot, Deat entrent au gouvernement ; Pétain
est marginalisé. Les miliciens remplacent les collaborateurs.
20 janvier 1944 Création des cours martiales.
Mars 1944 Condamnation à mort et exécution de Pucheu à Alger.
2 juin 1944 Le CFLNdevient le GPRF (gouvernement provisoire de la république française).
6 juin 1944 Débarquement en Normandie.
10 juin 1944 Oradour sur Glane (642 personnes brûlées vives dans l’église du
village). Massacre des Glières et du Vercors en juillet 1944.
20 juin 1944 Assassinats de Jean Zay (puis de G. Mendel) en représailles de celui d’Henriot.
8 mai 1945 Capitulation de l’Allemagne.
24
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Notes
1. Voir Robert O. Paxton, La France de Vichy 1940-1944, Ed. du Seuil, 1973 (collection de poche
Points – Histoire) ; Stanley Hoffmann, Essais sur la France, Ed. du Seuil, 1974 ; Jean-Pierre Azéma et
François Bedarida (dir.), La France des années noires, Seuil, 1993 (Points-histoire). Henri Rousso, Le
syndrome de Vichy 1944-1987, Seuil, 1987 (Points histoire). Pour une synthèse, voir Le régime de
Vichy, M.-O. Baruch, La découverte, coll. « Repères », 1996.
2. « Il arrive qu’un paysan de chez nous voit son champ dévasté par la grêle. Il ne désespère pas de la
moisson prochaine. Il creuse avec la même foi le même sillon pour le grain futur. » Appel du 23 juin
1940 cité par Philippe Burin, « Vichy », in Les lieux de mémoire, P. Nora (dir.), Gallimard, Quarto, t. 2,
1997, p. 2479.
3. Colloque « Les juridictions d’exception sous l’Occupation », cour d’appel de Lyon et université de
Lyon III, 11 décembre 1999
4. Marc Bloch, L’étrange défaite, Témoignage écrit en 1940, Gallimard, (Folio-Histoire). Historien,
fondateur avec Lucien Fèbvre de l’École des Annales, il est exclu de la fonction publique par les lois de
Vichy au moment où il écrit ce témoignage. Résistant du réseau « Combat », il sera torturé et fusillé le
16 juin 1944.
5. Voir Denis Peschanski, « Exclusion, persécution répression » in Vichy et les Français, J.-P.. Azéma
et F. Bedarida (dir.), 1992, pp. 209 et ss. Mais la politique antisémite n’est pas mise en œuvre par l’Italie
fasciste dans la zone de l’occupation italienne comme le rappelle Michel Bussière ci-dessous.
6. e Anatole de Monzie, La saison des juges, Flammarion, 1943, p. 32. Avocat et parlementaire sous la
III République, Monzie vote les pleins pouvoirs à Pétain puis dénonce sa politique. « Ce livre est un
acte de candidature. Il n’est pas loin d’être un acte de trahison » note Marc Bloch lors de sa parution,
Op. cit. p. 235.
7. Voir M. Marrus et R. Paxton, Vichy et les Juifs, Calmannn-Lévy, 1981 ; Juger sous Vichy, Le Genre
humain, Seuil, 1994. Le droit antisémite de Vichy (D. Gros, dir.), Le genre humain, Seuil, 1996
8. On ne trouve qu’une décision d’annulation en 1944 et cette note anonyme du Sirey de la même
année : « La législation récente en matière juive a donné lieu à des difficultés d’autant plus nombreuses
qu’elle est, depuis la Révolution française, le premier grand échec du principe d’égalité des citoyens
devant la loi. » Cité par Danièle Lochak, « La doctrine sous Vichy ou les mésaventures du positivisme »,
in Les usages sociaux du droit, CURAPP, 1989. P. 252.
9. Signalons dans l’article d’Olivier Dupeyroux cette note « discrètement réprobatrice » – elle aussi
datant des 1944 – d’un membre du Conseil d’État au recueil Lebon : « Cette jurisprudence met à la
charge des intéressés une preuve souvent difficile à administrer, surtout lorsqu’il s’agit de la religion
des grands-parents ». O. Dupeyroux, « L’indépendance du conseil d’État statuant au contentieux »,
Revue de droit public, mai-juin 1983, p. 612. Les tribunaux judiciaires ont prononcé une relaxe en 1942
en inversant la charge de la preuve. Le commentaire bien isolé du Doyen Chauveau évoque la
« sagesse des principes du droit » et la vigilance de l’ordre judiciaire face aux excès de certaines
administrations. Cité par Denis Peschanski, Vichy 1940-1944, Contrôle et exclusion, Complexe, 1997,
p. 156
10. Christian Bachelier et Denis Peschanski, « L’épuration de la magistrature sous Vichy », in
L’épuration de la magistrature de la Révolution à la Libération, AFHJ, 1994, pp. 103 et s.
11. Ibid, p. 114.
12. Voir, sur cette question, l’article de Jean-Paul Jean. Rappelons le point de vue de l’historien sur le
comportement des fonctionnaires sous l’Occupation : « On ne saurait voir dans la masse pour
l’essentiel attentiste et, au mieux, résistante de la onzième heure des serviteurs fidèles à Vichy, autre
chose qu’une bureaucratie avant tout soucieuse de préserver sa place dans l’État », M.-O. Baruch,
Servir l’État français, L’administration en France de 1940 à 1944, Fayard, 1997, quatrième de
couverture.
13. Voir ci-dessous les contributions de Ugo Iannucci et Yves Ozanam.
14. Raymond-Raoul Lambert, Carnets d’un témoin 1940-1943, cité par Robert Badinter, Un
antisémitisme ordinaire, Vichy et les avocats juifs (1940-1944), Fayard 1997, Le Livre de proche,
pp. 42-43.
15. Selon Catherine Fillon et Marc Boninchi (voir ci-dessous), cet activisme se traduit par une
augmentation vertigineuse du nombre d’affaires traitées : en deux ans, il augmente davantage que
dans les deux décennies précédentes.
16. Voir Alain Bancaud, « La magistrature et la répression politique de Vichy ou l’histoire d’un
demi-échec », Droit et société, n 34-1996, pp. 557 et ss ainsi que sa contribution ci-dessous.
17. Après la triple sentence de mort, la section spéciale de Paris n’en prononce plus. À côté d’une
section très répressive (Douai), celles de Caen et de Dijon ont une faible activité ; à Dijon, les autorités
allemandes traitent directement les affaires impliquant des communistes. On compte 12
condamnations à mort exécutées pour les sections spéciales et 200 pour les cours martiales. Voir
25
Actes du colloque
ci-dessous les textes de J.-L. Halpérin et C. Fillon et, pour les sections de Douai et du Calvados,
J.-P. Royer, Histoire de la justice, PUF, 1995, p. 722.
18. Op. cit., p. 205.
19. Encore faut-il se situer dans le temps : de l’été 1942 (premières rafles) à février 1943 (loi sur le
STO), la désobéissance est le fait d’opinions sinon d’actes. La légitimité politique et morale change peu
à peu de camp dans l’opinion publique. Les études sur l’opinion évoquent une « palette d’attitudes » de
part et d’autre du tournant de 1942 qui oscille entre la collaboration d’État, l’attentisme, certaines
formes de désobéissance civile et la « dissension » proche de la Résistance. Voir Pierre Laborie,
L’opinion française sous Vichy, Les Français et la crise d’identité nationale 1936-1944, Ed. du Seuil,
1990, « Points histoire ».
20. En Angleterre, il n’a été porté atteinte à l’indépendance du barreau que deux fois ; d’abord sous le
règne de Jacques II et ensuite par le gouvernement Thatcher trois siècles plus tard. Voir Michael
Burrage, « Mrs Thatcher against the »little republics« ; ideology, precedents and reactions » in Lawyers
and the rise of western political liberalism, T. Halliday and L. Karpik (dir.), Clarendon press, Oxford,
1997, pp. 125 et s.
21. Voir Laurent Douzou, « La désobéissance est le plus sage des devoirs », in La désobéissance civile,
Cahiers de la Villa Gillet, septembre 2000, no 11.
22. J. Habermas, « Le droit et la force », in Écrits politique, Champs Flammarion, 1990, p. 117
23. Voir A. Bancaud, « La justice politique sous Vichy et à la Libération : le procès de Riom et en haute
cour », in Les ministres devant la justice, Actes Sud, – AFHJ, 1997, p. 209
24. Voir son témoignage ci-dessous.
25. Richard Weisberg, Vichy Law and the Holocaust in France, New York University Press, 1996 ;
Vichy la justice et les Juifs, (traduit par Lise-Eliane Pomier et Yves Coleman), Éditions des archives
contemporaines, Amsterdam, 1998, p. 38.
26
Partie I
Les juridictions
d’exception
27
28
Alain Bancaud
Une exception ordinaire
Les magistrats et les juridictions
1
d’exception de Vichy
Alain Bancaud
IHTP-CNRS
Les rapports de Vichy avec la justice ne se réduisent pas à l’exception
judiciaire. L’« État français » se satisfait des tribunaux de droit commun pour
toute une série d’affaires stratégiques à son ordre et à sa politique de répression et d’exclusion, comme celles concernant les Juifs, les francs-maçons et
même une partie de la répression politique, en particulier contre « l’activité
gaulliste ». Plusieurs réformes s’inscrivent également dans le « bâti » des codes
antérieurs. Il ne déplaît pas à Vichy ou, au moins, à ses fractions les moins
radicales, de s’inscrire dans l’expérience juridique accumulée, « séculaire ».
Dans une présentation officielle de la justice qui doit beaucoup à Barthélemy,
professeur de droit réputé devenu garde des sceaux, il est ainsi précisé que,
« pour l’ensemble de notre droit pénal, il est apparu inutile, et même dangereux, de bouleverser une législation, résultat d’une expérience juridique séculaire » 2. Hormis, est-il toutefois précisé, « les cas les plus graves » de menace
contre le pays pour lesquels « il est nécessaire de faire, en quelque sorte, éclater le cadre trop étroit, trop rigide de la législation ancienne ».
Tout en usant de la souplesse en même temps que de la force légitimante du droit commun, Vichy recourt en effet massivement, de plus en plus
massivement, à la justice extraordinaire. Sans que cela ne corresponde à une
véritable révolution judiciaire. L’« État français » s’inscrit dans une tradition de
l’exception judiciaire, sous une forme originale et extrême tenant à la nature
autoritaire du régime mais aussi à l’Occupation.
Le régime de Vichy profite ainsi des facilités inscrites dans une histoire
de la justice politique aussi bien que militaire dominée par le dérogatoire, la
« poésie » juridique 3. En créant la Cour suprême de justice (dite de Riom), il se
conforme à l’habitude de tout nouveau régime d’installer une Haute Cour
propre et s’inspire beaucoup de l’arrêt Malvy de la Haute Cour de la IIIe République comme du procès des ministres de Charles X devant la Cour des pairs.
Vichy s’inscrit encore dans l’exception militaire mise en place par une IIIe
République qui, en dehors de la Haute Cour, n’a sans doute jamais créé une
juridiction d’exception civile, en réaction contre le II° Empire et ses commissions mixtes, mais qui n’a pas fondamentalement remis en cause la compétence large et le caractère dérogatoire de la justice militaire, surtout en temps
de guerre. Vichy poursuit ainsi « l’État de siège », décrété en 1939. Situation sys-
29
Actes du collooque
tématisée par la loi du 9 août 1849, modifiée par une loi du 27 avril 1916, qui
transfère, à titre impératif ou facultatif, à l’autorité militaire et ses tribunaux les
pouvoirs dont les autorités civiles sont dotées pour le maintien de l’ordre.
Cette sorte de droit commun de l’exception des temps de guerre, remontant à
Napoléon Ier, explique qu’au départ, les sections spéciales soient, de principe,
militaires et, uniquement en raison de l’interdiction des tribunaux militaires par
les Allemands, civiles. Comme le fait valoir Barthélemy à son collègue de la
Guerre qui rechigne à récupérer les affaires communistes : « Il est apparu que
cette juridiction devait en principe être militaire conformément à une tradition
française datant d’environ un siècle et demi » 4. La procédure des juridictions
d’exception de Vichy rappelle, quant à elle, celle des tribunaux militaires spéciaux installés lors de la Première Guerre mondiale et au début de 1940.
L’originalité de Vichy ne tient pas à l’utilisation de l’exception judiciaire
qu’on retrouve aussi bien avant 1940 qu’à la Libération avec ses juridictions
d’exception civiles et lors de la guerre d’Algérie avec ses tribunaux militaires
extraordinaires 5. Elle réside dans le mouvement qui anime ce recours et dont
l’ampleur est sans exemple. Mouvement qui conduit à multiplier les juridictions extraordinaires dont la compétence ne cesse de s’élargir, la procédure de
s’aggraver, les peines de s’alourdir et l’activité de se pérenniser : exceptés la
Cour suprême de justice et le pouvoir de justice politique de Pétain dont le
statut est constitutionnel, les autres cours sont officiellement temporaires mais
perdurent.
L’autre nouveauté, c’est le degré d’implication du corps judiciaire dans
ce dispositif dérogatoire. Degré qu’il ne convient toutefois pas d’exagérer ; les
magistrats professionnels occupent seuls les tribunaux spéciaux (dont la compétence, initialement limitée aux agressions nocturnes, s’étend aux affaires de
résistance et de marché noir) et, pour partie, les sections spéciales. Pour les
autres, ils sont associés à des juges non professionnels qui sont majoritaires et,
le plus souvent, des militaires, des hauts fonctionnaires, des représentants des
forces de l’ordre : sur les quatre principales juridictions auxquelles les magistrats participent, seule la section lyonnaise du tribunal d’État (qui comporte
aussi une section parisienne) comprend un responsable d’une organisation
politique, la Légion française des anciens combattants.
La magistrature professionnelle est prise dans un mouvement complexe,
contradictoire. Elle se trouve, de plus en plus, impliquée avec l’élimination des
tribunaux militaires et l’extension de la justice d’exception, en même temps
que progressivement dépossédée des infractions les plus graves : la création
des sections spéciales, uniquement civiles en zone occupée, est suivie quelques jours après par celle du tribunal d’État à la compétence générale concurrente et à la composition dominée par des juges non professionnels ; des
sections spéciales mixtes, comprenant deux magistrats et trois représentants de
la police et de la gendarmerie, sont instituées pour les attentats contre des
agents de l’autorité, à partir de la loi du 17 juillet 1943 et, avec la loi du
22 octobre 1943, pour tous les attentats qualifiés de « terroristes », quelle que
soit la qualité de la victime. Les dernières juridictions extraordinaires, créées en
1944, échappent totalement au ministère de la Justice et aux magistrats : elles
dépendent du secrétaire général au maintien de l’ordre, Darnand, qui est aussi
30
Alain Bancaud
chef de la Milice, et sont compétentes pour les cas les plus graves de violence
armée. La justice d’exception est, d’abord et surtout, une justice de fonctionnaires, à laquelle les magistrats participent, avant de devenir, en partie, une
justice de militants, de miliciens.
Exacerbation de dispositions ordinaires
à l’extraordinaire
Vichy s’inscrit dans une tradition du recours à l’exception, mais aussi
dans la continuité du corps judiciaire. Sans revenir ici sur une analyse faite ailleurs, on constate en effet que « l’État français » ne bouleverse pas la magistrature et promeut à la tête des cours d’appel et des juridictions d’exception des
magistrats qui lui sont proches, sans être pour autant de mauvais professionnels et de vrais militants. Même Gabolde, procureur de la Seine nommé garde
des sceaux par Laval, en 1943, avait été considéré tout au long de sa carrière
comme un très bon magistrat. Même les membres sélectionnés des sections
spéciales apparaissent comme de bons, voire de très bons magistrats. Ils ont
été bien notés sous la IIIe République comme sous Vichy. Certains, parmi les
plus impliqués, le sont encore à la Libération. Et cela par leurs pairs, mais aussi
des avocats : tel le responsable de la section spéciale et du tribunal d’État à
Lyon, sur lequel on reviendra, ou encore le président de la section spéciale la
plus répressive, celle de Douai, qui obtient, en avril 1944, les éloges du bâtonnier. Lequel persévère à la Libération, avec deux autres avocats ayant défendu
des condamnés à mort 6.
Le fait que bon nombre de magistrats participant aux juridictions
extraordinaires ne sont pas réputés avoir failli aux critères de l’excellence judiciaire amène à s’interroger sur un habitus judiciaire qui n’a pas les effets de
résistance au politique qui lui sont trop souvent prêtés, mais aussi détermine
des pratiques beaucoup plus complexes que les quelques faits fondant le jugement rétrospectif de l’attitude des juges ne le laissent penser (les trois peines
de mort prononcées lors de la première audience de la section spéciale de
Paris, la prestation de serment...). Complexité d’autant plus forte qu’on prend
en compte l’ensemble des juridictions d’exception et même la totalité du
champ judiciaire que Vichy élargit considérablement et à l’intérieur duquel la
magistrature met en œuvre des pratiques contrastées et évolutives. Les analyses négligent en particulier les tribunaux spéciaux, alors que leur procédure et
leur compétence ne cessent de se rapprocher de celles des sections spéciales
et que les magistrats s’en servent pour tenter de dépolitiser leur participation à
la répression de Vichy 7.
Tradition du légalisme formel
La magistrature reconnaît la légalité de Vichy et, ce qui constitue la rupture la plus marquante avec l’ordre constitutionnel de la République, le pouvoir du chef de l’État de faire la loi. Ce légalisme qui, à la fois, s’attache à la
31
Actes du collooque
seule forme de la loi et interdit au juge de juger la loi, qui n’autorise pas le
juge à se demander si elle émane d’un pouvoir régulier et si elle est conforme
à la constitution, n’est ni une trahison ni le paravent trompeur et « ostentatoire »
des « passions », des « fins idéologiques » d’une communauté juridique pervertie 8. Il est conforme à une tradition remontant à la Révolution et sans cesse
rappelée par les différents régimes. Il aurait fallu « une révolution copernicienne », comme l’admet M.-O. Baruch 9, pour que le juge, administratif et,
plus encore, judiciaire qui ne s’est jamais lancé dans une politique d’énonciation de grands principes juridiques comme son collègue du Palais Royal, mette
en œuvre un pouvoir qu’il n’a jamais cherché à exercer et qui lui a toujours été
contesté. Rien ne l’y prédispose et rien ne l’y autorise. Ce que D. Gros qualifie
de « zèle légaliste intempestif » n’est somme toute pas « bizarre ». Ce qui aurait
été surprenant, c’est que le juge se permette ce qu’il ne s’était jamais autorisé
et refuse ce que les parlementaires avaient largement voté : les pleins pouvoirs
à Pétain, et ce que le président du Sénat de la IIIe République admet encore à
la Libération, lors du procès de Pétain : le chef de l’« État français » avait tout le
pouvoir constitutionnel et donc le pouvoir législatif, « Il l’avait de droit ». C’est
lui encore qui déclare, résigné, à propos de la législation anti-juive : « Elle est
pourtant la loi. Obéissance lui est due ». Mais, sans que cela aille aussi loin
dans la confusion des pouvoirs, il est vrai, le juge avait déjà accepté la légalité
des décrets-lois qui se sont multipliés à la fin de la IIIe République. Plus loin et
plus grave, il avait admis, souvent de force ainsi qu’en atteste l’ampleur de
l’épuration, la légalité de la lutte de la République contre les congrégations
religieuses menée sur la base de deux décrets de 1880, fondés sur des jugements de l’ancien Parlement de Paris et des lois de la Révolution 10. Décrets
dont la légalité avait été contestée par le bâtonnier de Paris, près de 2000 avocats et plusieurs éminents membres de la doctrine universitaire. Les lois sur la
séparation des Églises et de l’État, sur les biens ecclésiastiques et les congrégations religieuses sont, selon M. Hauriou dans son manuel, « manifestement
contraires » aux grands principes de la liberté et de la propriété individuelles,
de la liberté de conscience et de culte, ou encore de la liberté de l’enseignement et de l’égalité devant la loi 11.
Pour le juge, l’obligation de se soumettre à la loi remonte à la Révolution. Sans refaire ici une démonstration classique, on rappellera que, toujours
selon M. Hauriou, « On a effrayé le juge français et l’on a dressé contre lui,
comme un épouvantail » 12, tout un ensemble de textes révolutionnaires aussi
bien que post-révolutionnaires. À titre d’obligation disciplinaire, la IIIe République précise même, pour la première fois par une loi, votée en 1883 : « Toute
délibération politique est interdite au corps judiciaire. Toute manifestation ou
démonstration d’hostilité au principe ou à la forme du gouvernement de la
République est interdite aux magistrats. L’infraction aux dispositions qui précèdent constitue une faute de discipline ». Obligations disciplinaires qui n’étaient
d’ailleurs que « l’aboutissement d’un lent mouvement jurisprudentiel » 13. Au
moment de la lutte contre les congrégations religieuses, des poursuites disciplinaires ont été ainsi exercées contre des juges qui s’étaient autorisé des criti14
ques, parfois très euphémisées, contre la législation .
À l’époque du Front populaire où le juge pouvait être tenté de ne pas
appliquer la loi, le Conseil d’État rappelle encore cette tradition avec son arrêt
32
Alain Bancaud
Arrighi du 3 novembre 1936. Arrêt loué par la doctrine dont un de ses plus
éminents membres écrit :
« ... Ce qui demeure interdit aux tribunaux de tous ordres, c’est en toutes
circonstances une appréciation critique de la loi, alors même que celle-ci semblerait imposée par l’application de la Constitution. Le droit de remontrance,
sous toutes ses formes, a vécu et nos tribunaux confinés strictement depuis la
Révolution dans le rôle de juges, n’entendent prendre aucune part, même
lointaine, ni à l’exercice ni au contrôle du pouvoir politique » 15.
À la Libération, le même type de légalisme est consacré et exigé des
magistrats par la République rétablie qui ne reconnaît toujours pas au juge le
pouvoir de juger la loi et de refuser de l’appliquer. Comme le rappelle le nouveau procureur général près la Cour de cassation, ancien procureur à Paris,
sous la IIIe République, mis à la retraite par Vichy en 1940, les magistrats « ne
peuvent pas refuser d’appliquer une loi » et « doivent se soumettre ou se
démettre » : « Ces principes ne peuvent être contestés. Je crois qu’ils ne le sont
pas d’ailleurs » (cour de justice de Paris, audience du 5 juin 1945).
C’est toujours au nom de la tradition que la magistrature reconnaît à
Vichy le pouvoir de déroger aux principes qui organisent la justice de droit
commun. Aux avocats de la défense, la cour de Riom répond ainsi qu’il est
« loisible » au législateur de contredire le principe de non-rétroactivité des lois
répressives (arrêt du 27 février 1942) : « Le juge n’est pas chargé d’apprécier la
valeur des lois, il n’est chargé que de les appliquer », rappelle le procureur.
« Vous avez appris cela à l’école », réplique le président. La communauté juridique admet largement, à cette époque, que les principes n’obligent pas le
législateur à qui il est toujours reconnu le pouvoir d’y échapper par une
« volonté expresse », « claire », « manifeste ». S’il y a débat, ce n’est pas sur le
droit du législateur de s’affranchir du droit commun, mais sur le caractère
explicite de la « volonté » dérogatoire. Même l’avocat de Daladier au procès de
Riom, pour qui « la trahison des devoirs de sa charge » constitue une infraction
nouvelle, conteste finalement moins la possibilité pour le législateur de contrevenir au principe, « universellement admis par les législations de toutes les
nations civilisées », Nulla pœna sine lege, qu’il ne met en doute l’existence
d’une volonté délibérée indiscutable : « En droit pénal, une exception de cette
nature nécessiterait, à tout le moins, un texte clair et formel qui n’existe pas et
auquel il ne saurait être suppléé par une subtilité » 16.
La rationalisation de l’exception
Une bonne partie de la magistrature fait plus que confirmer le pouvoir
dérogatoire de Vichy : elle le facilite. Et cela en déclarant « explicite », « manifeste » une volonté dérogatoire qui peut être implicite, qui n’ose pas toujours
s’affirmer comme telle. Ou encore, en mettant en œuvre une conception à la
fois complexe et compréhensive, souple, des principes juridiques « séculaires ».
C’est notamment le cas des deux conditions, construites par et pour la jurisprudence, qui autorisent le juge à ne pas respecter le principe de non-rétroactivité que la Révolution a posé contre l’arbitraire de l’Ancien Régime et qui n’a
33
Actes du collooque
plus, il est vrai, de caractère constitutionnel depuis l’An III : un arrêt de la Cour
de cassation de 1863 lui reconnaît bien une valeur, mais seulement législative.
La jurisprudence estime traditionnellement que ce principe ne s’applique pas
aux lois dites de compétence et de procédure, supposées améliorer l’administration de la justice, et ne joue pas si le prévenu ne peut invoquer des « droits
acquis ». Or, sous Vichy, la majorité des tribunaux tend à proposer une interprétation extensive des premières et restrictives des seconds. Pour justifier leur
conception souple du principe de non rétroactivité, des juges font valoir des
précédents : la Cour de cassation ayant antérieurement reconnu l’application
immédiate des lois nouvelles aux situations établies et aux rapports juridiques
formés dès avant leur promulgation. Mais il s’agissait là de lois reconnaissant
des droits nouveaux, alors que, sous Vichy, on a affaire à des lois aggravant la
répression et restreignant les garanties.
Dans le seul arrêt publié relatif à la compétence des sections spéciales,
les juges rappellent bien que la « règle générale » de la non-rétroactivité est
« explicitement » édictée dans le Code civil et le Code pénal mais précisent en
même temps que, « de principe reconnu », les lois de procédure et de compétence y dérogent et, surtout, que l’intention du législateur, décrétée claire, et
les circonstances, estimées suffisamment exceptionnelles, imposent et justifient
la rupture avec « des principes auxquels une tradition plus que séculaire avait
conféré une sorte d’intangibilité », selon la formule d’un commentateur. La
cour d’appel déclare ainsi que la question de l’application rétroactive des nouvelles dispositions est « formellement réglée par le texte même de la loi du
14 août 1941, née de circonstances exceptionnelles, exorbitante des principes
généraux du droit français, et qui doit, à ce titre, recevoir une application
stricte ». La cour précise que « s’agissant d’une question de juridiction, qui est
une question d’ordre public, il ne saurait être invoqué de droits acquis » ; elle
va jusqu’à « jouer du paradoxe », selon le même commentateur, en affirmant
que le prévenu « ne peut même pas invoquer un intérêt précis et certain » pour
échapper à une juridiction spéciale pouvant lui infliger les peines les plus lourdes et, surtout, la plus irrémédiable, la mort.
Témoignant de la souplesse de l’art judiciaire de l’interprétation et,
au-delà, de « l’État de droit », la cour reconnaît l’existence de jugements antérieurs qui auraient pu être opposés à la compétence de la section spéciale, en
cas de silence de la loi, mais c’est pour aussitôt les écarter comme des précédents non établis : « Attendu qu’il ne paraît pas moins vrai que la jurisprudence
ne se soit pas maintenue à ce point de vue lors de la publication de la loi du
22 juillet 1912, ni même antérieurement, ainsi qu’il semble résulter d’un arrêt
de la Cour de cassation du 15 mai 1909 et d’un arrêt de la cour d’appel de
Paris du 20 mars 1914 ».
Cette décision est approuvée par les deux commentateurs doctrinaux
qui s’expriment dans les deux principales revues juridiques. Pour le premier,
anonyme comme il arrive dans ce genre d’exercice, « Devant un texte aussi
formel, la cour de Caen eût pu répondre plus sommairement aux conclusions
de l’inculpé » et conclut que « l’arrêt (...) pose donc de façon très explicite une
règle, qui résultait au moins implicitement de la loi – et qui vaut pour diverses
juridictions exceptionnelles » 17. Pour le second, professeur renommé de Paris,
34
Alain Bancaud
l’application immédiate décidée par la Cour n’est peut-être pas « formellement » prescrite par la loi mais « certainement conforme à la volonté du législateur ». Surtout, il précise que « la règle de non-rétroactivité des lois pénales,
écrite dans l’article 4 du Code pénal seulement, n’a plus de valeur constitutionnelle (depuis la Constitution de l’An III), et n’oblige pas le législateur » et que
donc la Cour peut, « sans aucun scrupule d’ordre légal ou constitutionnel »,
reconnaître la compétence de la juridiction d’exception. Il précise d’ailleurs
qu’une telle disposition dérogatoire est « loin d’être dépourvue de précédents
législatifs » et il termine en déclarant : « Il vaut mieux dire, avec la cour de
Caen, que des circonstances exceptionnelles justifient l’application stricte
d’une loi exorbitante des principes généraux du droit français ». Ainsi, le justiciable est soumis à l’appréciation d’un juge dont le loyalisme est garanti par
l’amovibilité. Le droit individuel cesse d’opposer à l’intérêt collectif du peuple
d’inutiles revendications. Salus populi lex suprema esto ! On sait le mot fameux
de Mme Roland montant à l’échafaud : « O liberté ! que de crimes on commet en
ton nom ! » Les « crimes » se commettent encore ; mais ce n’est plus au nom de
la Liberté 18.
En vérité, c’est à quasiment tous les principes juridiques, construits au
cours de l’histoire, que le législateur est reconnu pouvoir déroger, au titre de
sa « volonté expresse » et de son pouvoir d’appréciation des circonstances
exceptionnelles. Sous Vichy, les magistrats admettent ainsi qu’en matière criminelle, le principe des circonstances atténuantes ou du sursis peut être
accordé à tous les crimes mais que, par une dérogation expresse, le législateur
peut les exclure. Ou encore, comme l’écrit le conseiller-rapporteur à propos
d’une affaire d’appartenance à la « race juive » qu’« il est certain qu’en matière
pénale, sauf exception prévue par la loi, la charge de la preuve incombe à la
partie poursuivante, notamment au ministère public ».
À la Libération, il n’y a pas de changement radical. En particulier, pour
la valeur relative du principe de non-rétroactivité, qu’on ménage par des artifices, et pour la capacité des juristes à accepter et justifier les dérogations.
D’éminents juristes justifient, là encore, le caractère rétroactif de l’indignité
nationale que l’exposé des motifs de l’ordonnance du 26 août 1944 situe délibérément sur le terrain de « la justice politique où le législateur retrouve son
entière liberté ». Ils font valoir, comme le professeur Donnedieu de Vabres
ayant déjà légitimé la rétroactivité de la loi sur les sections spéciales, qu’il s’agit
d’une sanction évitant les peines plus graves du Code pénal et que, « de principe » les lois pénales plus douces rétroagissent 19, alors que l’indignité nationale est conçue, dans les débats préparatoires, pour empêcher des non-lieux
et des acquittements que serait tenté de prononcer un juge « effrayé » par la
trop grande rigueur des condamnations prévues par le Code pénal, alors que
son élasticité permet de frapper une grande variété d’actes ne tombant sous le
coup du Code pénal.
La prédisposition de la magistrature à reconnaître les juridictions
d’exception est également classique, la Cour de cassation a ainsi réaffirmé,
après le Second Empire, la légalité des commissions mixtes, dirigées contre les
opposants au régime et bafouant les principes et garanties juridiques les plus
élémentaires avec leur composition mixte (mêlant magistrats du parquet, pré-
35
Actes du collooque
fets, officiers), leur procédure sommaire, leurs manquements aux droits de la
défense, leur rétroactivité 20. Il faut attendre la Libération pour que les juges
reconnaissent le caractère exorbitant des juridictions d’exception de Vichy. Et
encore ne s’agit-il que des sections spéciales et du tribunal d’État, dénoncés
par le Conseil d’État, et des cours martiales condamnées par la Cour de cassation, dans un arrêt du 11 mai 1948, où elle leur refuse le caractère judiciaire
pour les qualifier d’« organisme » dérogeant aux droits « les plus élémentaires »
de la défense et aux règles « essentielles de la procédure pénale française » 21.
Quant à la cour de Riom et la cour martiale de Gannat (qui juge le soulèvement gaulliste outre-mer de 1940), elles ne sont jugées dérogatoires ni par la
Commission d’épuration ni par le Conseil d’État. Les tribunaux spéciaux à la
procédure sommaire et expéditive, si proche de celle des sections spéciales,
ne font l’objet, pour leur part, d’aucune invalidation.
La culture de l’ordre
Vichy utilise et libère encore les dispositions d’un corps cultivant une
forme d’expression autoritaire de la justice et spécialiste de la défense de
l’ordre. De tradition, la magistrature cherche en effet à se penser au service
moins d’un gouvernement ou d’un régime que de l’autorité de l’État et d’un
« ordre social légalement établi » relativement autonome du politique.
Comme il est écrit dans la circulaire fondatrice des sections spéciales
(circulaire du 23 août 1941), Vichy promeut par excellence des magistrats
« connus pour la fermeté de leur caractère et pour leur dévouement total à
l’État ». On trouve ainsi au sein des juridictions d’exception quelques magistrats qui étaient déjà des spécialistes de la répression politique et, tout particulièrement, anti-communiste, sous la IIIe République et surtout des experts de la
sévérité pénale. Parmi les membres les plus répressifs des sections spéciales,
plusieurs étaient déjà connus pour leur rigueur dans la manière de représenter
et défendre la société devant les cours d’assises, ces grand-messes où se
célèbre l’ordre social (le magistrat assassiné après la condamnation à mort prononcée par la section spéciale de Lyon avait acquis, tout au long de sa carrière
de juge d’instruction, membre de la chambre du conseil de la cour d’appel et
président d’assises, « une réputation bien établie de sévérité » 22 ; l’avocat général de la section spéciale la plus répressive, celle de Douai, avait une notoriété
publique de « chasseur de têtes », pour ses réquisitions devant les jurés 23).
D’autres membres de sections spéciales, accusés à la Libération de
rigueur excessive, incarnent, jusqu’à la caricature, l’art autoritaire de dire le
droit et la justice que la magistrature a tendu à cultiver comme un signe distinctif et qui prédispose au dogmatisme juridique et à une sorte de moralisme
purificateur. Est ainsi nommé président d’une section spéciale l’auteur de cette
sorte de bible du « style » judiciaire qui prescrit de bannir le mot de trop devenant un véritable « attentat » contre « l’harmonie » et « l’élégance », de défendre
la « chasteté », la « pureté » de la langue juridique et française contre les répétitions « vicieuses », les mots « parasites », le « débraillé », les locutions « malson24
nantes ou louches » . Plusieurs autres magistrats promus par Vichy s’étaient
36
Alain Bancaud
vu reprocher leur raideur dogmatique sous une République qui les avait tenus
à l’écart des fonctions de direction appelant de la souplesse.
Le premier président le plus proche de Vichy, celui de Lyon, qui a été
reçu premier au concours d’entrée dans la magistrature, gendre de haut magistrat en même temps que fils d’officier, a été ainsi noté, au cours de carrière,
comme « excellent » mais aussi présentant un « manque de bienveillance dans
l’appréciation des choses et des hommes » (1912), un « manque de maturité et
de pondération de la part d’un magistrat », « une certaine raideur de caractère »
(1920) ; comme « un administrateur de premier ordre ». Grande autorité sur ses
collègues et les hommes d’affaires. Extrême distinction d’allure, juriste
consommé. Mais apporte un esprit trop géométrique dans la solution des difficultés à lui soumises, procède par déductions trop rigoureuses, recherche à
l’excès des moyens juridiques qui n’avaient pas été plaidés et qui se trouvent
erronés (1938).
Plus fondamentalement, l’« État français » en appelle au sens de l’ordre
public, particulièrement intransigeant en périodes de crises sociales ou nationales graves, du corps judiciaire. Sens qui a conduit les juges à seconder, voire
à suppléer le pouvoir politique dans la lutte contre les mouvements révolutionnaires. En témoignent la répression de l’anarchisme, à la fin du XIXe siècle,
et celle du communisme dans les années 1920 où, face à un pouvoir politique
empêtré dans l’instabilité ministérielle et incapable d’édicter une loi contre les
communistes, la jurisprudence consacre une interprétation extensive des lois
scélérates de 1893-1894 afin d’assimiler le communisme à l’anarchisme et ainsi
de pénaliser les appels à la grève générale. Dans le même mouvement, elle
parachève la dépolitisation de l’ordre contre les révolutionnaires en assimilant
les pratiques « anarchistes » à des délits de droit commun, après les avoir qualifiées, à la fin du XIXe siècle et avec l’aide de la doctrine, de « délits sociaux », « dirigés contre les bases de toute organisation sociale et non pas seulement... contre
telle forme de gouvernement ». Ce sens de la protection de l’ordre qui est aussi un
sens de la défense de la nation a également conduit la Cour de cassation à élargir
la compétence des tribunaux militaires lors de la Première Guerre mondiale.
Vichy se réfère délibérément à cette tradition politique dépolitisée de
défense de l’ordre social et joue, tout particulièrement, sur « l’habitus anticommuniste » qui se manifeste au sein de l’appareil d’État dans les années 1920 25 et
qui prolonge la répression de l’anarchisme. La loi portant création des sections
spéciales est ainsi conçue sur le modèle de la répression contre les anarchistes : contrairement aux vœux de la direction de la justice militaire qui veut
faire du « communisme » une infraction spéciale punie d’une peine fixe, les travaux forcés, la loi nouvelle prévoit, conformément aux souhaits de la Chancellerie, que l’auteur puisse être frappé d’une des peines prévues par le Code
pénal et fait dépendre la condamnation de l’intention communiste, comme la
loi « scélérate » de 1894 le faisait avec l’intention anarchiste 26. Dans les enjeux
d’interprétation de la notion de communisme, la Chancellerie fait également
valoir que le terme de communisme est employé « dans l’acceptation générale
que ce mot a toujours reçu dans la terminologie française » et fait référence au
précédent de la jurisprudence extensive de la législation anti-anarchiste
consacrée par la Cour de cassation.
37
Actes du collooque
Dans les discours et les circulaires adressés aux magistrats, les références plus partisanes à la participation à la « Révolution nationale », à l’adhésion à
« l’esprit nouveau », disparaissent rapidement pour ne plus laisser de place qu’à
la défense de « l’ordre légalement constitué » et de la nation, aux « devoirs »
qu’impose « la mission de protection des intérêts permanents de l’État ». Lors
de la réunion des premiers présidents en novembre 1943, la plus délicate à
réussir en raison de l’indépendance du siège, Laval et Gabolde ne cessent
d’insister sur le caractère à la fois classique et apolitique de l’aide qu’ils attendent de la magistrature 27. Gabolde se réfère ainsi à la « mission traditionnelle »
du maintien de l’ordre, au sens du « devoir professionnel » « dans la ligne »
tracée par ces « grands magistrats échappant à l’emprise du doute et dominant
les fluctuations de l’opinion » qui ont incarné et défendu l’ordre lors des guerres de religion et de la lutte contre l’anarchisme.
Rationalisation de l’exception
Ce sens, exacerbé par les circonstances, du devoir de maintenir l’ordre
social conduit la magistrature à travailler à la rationalisation juridique et pratique du dispositif répressif d’exception. Si, dans le traitement de la question
juive, les magistrats s’en tiennent plutôt à une pratique « positiviste » qui légitime mais s’en tient à une application neutre 28, il n’en est pas de même pour la
répression anticommuniste et anti-« terroriste » : les initiatives, venant surtout
du parquet, sont nombreuses et non négligeables, même si elles sont secondes par rapport à celles du ministère de l’Intérieur et des préfets. On trouve à
l’origine de la création des tribunaux spéciaux le préfet de Paris ; des sections
spéciales, le chef du gouvernement et responsable du ministère de l’Intérieur,
Darlan ; du tribunal d’État, le ministre de l’Intérieur, Pucheu ; des cours martiales,
le secrétaire d’État au maintien de l’ordre et responsable de la Milice, Darnand.
Les initiatives judiciaires, suggérées ou réalisées, restent toujours dans le
cadre de la soumission, politique et symbolique, au législateur. Les magistrats
du parquet demandent à la Chancellerie d’avaliser leurs propositions, ceux du
siège rajoutent à la loi au nom de la loi, parce que ne pas le faire serait trahir
« l’intention » du législateur. Toujours conformément à la tradition, ce travail de
création se présente comme une œuvre technicienne de mise en cohérence : il
s’agit de combler des « lacunes », des « contradictions », d’étendre des dispositions répressives pour des raisons de « raison », de « logique juridique », d’« efficacité », voire de « convenance » ou d’« harmonie ».
Rôle dans la création des juridictions d’exception
Sur le projet de loi créant les sections spéciales (qui ne comprend pas
encore l’article 10 relatif à la rétroactivité), le secrétaire général de la Chancellerie consulte ainsi le procureur général de Paris qui propose une simple
modification de détail et qui avait déjà souhaité la création d’une juridiction
spécialisée pour éviter les cours d’assises, compétentes depuis la suppression
des tribunaux militaires en zone occupée 29. Le même magistrat avait été précédemment consulté à propos de la création du tribunal spécial.
38
Alain Bancaud
Le procureur de la Seine et futur garde des sceaux, Gabolde, accepte,
pour sa part, de rédiger, conformément à la demande du gouvernement et
dans la précipitation des discussions précédant l’organisation de la première
audience de la section spéciale, le fameux article 10. Dans un commentaire
doctrinal, le même Gabolde justifie la loi et aggrave les dérogations en jouant
des silences, des imprécisions du texte, de l’absence de sanctions concrètes
prévues contre certaines irrégularités procédurales 30. Comme ministre, il jouera
un rôle déterminant dans la proposition et la rédaction de la réforme de juin 1943,
aggravant la procédure et élargissant la compétence des sections spéciales.
Propositions législatives
Des procureurs généraux proposent des réformes législatives pour renforcer une répression qu’ils trouvent insuffisamment prise en charge par des
juges du siège ayant pu pourtant consacrer, sous l’influence du ministère
public, une jurisprudence extensive, comme on le voit pour la détention de
tracts communistes. Le procureur général de Lyon, dans un rapport à la Chancellerie du 13 février 1941, se permet ainsi « respectueusement » d’attirer
l’attention du ministre sur la nécessité d’une réforme explicitement inspirée de
la législation allemande contre les tracts anti-allemands et destinée à éviter aux
tribunaux « des hésitations, inspirées certes par un scrupule d’ordre juridique
mais qui pourraient se traduire par des diminutions de peines ou même des
acquittements regrettables ». Se plaignant que la cour d’appel, tout en admettant, à la demande du ministère public, que la simple détention d’un tract suffise à constituer une présomption d’activité communiste, n’ait infligé que six
mois d’emprisonnement en raison de l’absence de témoignage et de renseignements précis établissant un acte de propagande déterminé, il propose
d’« ajouter » un alinéa qui punirait la détention de « tout tract, imprimé, écrit ou
dessin, d’inspiration communiste ». Pour sa part, le procureur général de
Douai, dans un rapport du 18 décembre 1941, signale une « lacune » du décret
qui « n’a pas été comblé par les lois postérieures d’août 1941 » et qui a conduit
à des acquittements de la part de la section spéciale estimant insuffisante la
simple détention de tracts tant que le parquet n’apportait pas la preuve de
l’intention de distribuer. Section spéciale qui, par ailleurs, admet sur les réquisitions du parquet que la possession ne serait-ce que de deux tracts identiques
constitue une « véritable présomption de l’intention » de distribuer mais qui
hésite à sanctionner la détention de plusieurs tracts différents. Il propose donc
une rédaction de la modification de texte nécessaire et une publicité « suffisante » permettant d’« exclure toute possibilité de bonne foi » chez les détenteurs de tracts. Réforme qui ferait cesser les débats d’interprétation et
dissuaderait « l’immense majorité des tièdes et timides qui actuellement ramassent les tracts dans la rue, les conservent, les lisent et souvent les font lire et
qui, avertis du danger, ne se risqueraient plus à commettre ces imprudences ».
Les souhaits de ces chefs du parquet seront exhaussés par la loi du
31 décembre 1941 31.
Au nom de « l’intérêt national que représente la répression rapide du
terrorisme », le procureur général de Douai suggère également, en juin 1942,
une réforme législative pour surmonter une jurisprudence qui ralentit la pour-
39
Actes du collooque
32
suite des faits de recel et d’assistance à un communiste . Pour dépasser le
problème « délicat » de la qualification pénale de l’organisation « gaulliste »
Combat, le procureur général de Montpellier propose, en mars 1942, de « compléter » la loi du 14 août 1941, en même temps que de prendre un décret de
dissolution 33.
Innovations procédurales
Utilisant les silences ou les ambiguïtés de la loi sur les sections spéciales, des chefs de parquet (en particulier, Paris et Douai) installent une procédure simplifiée dérogeant aux formalités ordinaires : absence d’interrogatoire
de première comparution ; interrogatoire immédiat au fond, sans possibilité
pour l’inculpé de refuser de répondre ; non mise à la disposition des procédures aux avocats qui ne reçoivent aucune lettre recommandée et n’assistent pas
aux interrogatoires, seul leur est accordé un permis de communiquer pour
visiter leur client à la maison d’arrêt. Si le procureur général de Douai admet,
« toutefois », la possibilité de permettre à un avocat qui en fait la demande
d’assister à un interrogatoire, il précise qu’il appartient au juge d’instruction de
lui accorder de telles autorisations uniquement « dans la limite où elles ne
seront pas de nature à nuire à la bonne marche de l’information » 34.
Le procureur général d’Aix, en janvier 1943, se montre favorable à
l’adoption des procédures dérogatoires des sections spéciales militaires. Il croit
« devoir » ainsi signaler à la Chancellerie l’effet pervers de la nouvelle loi du
18 novembre 1942 qui abroge « implicitement » la loi postérieure du 12 août
1942 dérogeant provisoirement aux dispositions légales relatives au choix d’un
défenseur pour les inculpés devant les tribunaux militaires de crimes ou délits
contre la sûreté extérieure de l’État. Quelques jours plus tard, il souhaite qu’en
la matière les documents secrets ne soient pas communiqués aux défenseurs,
conformément à un « usage plutôt qu’une règle légale » des juges d’instruction
militaires. S’il reconnaît que, « d’une manière générale la grande majorité des
avocats observent scrupuleusement les règles traditionnelles de probité morale
qui sont l’honneur des barreaux », il « craint » que « certains, particulièrement
les jeunes, ne sachent pas discerner le caractère impérieusement confidentiel »
des documents relatifs aux atteintes à la sûreté extérieure de l’État. Ne voyant
pas d’autre possibilité juridique, il souhaite la reconduction de la loi du 12 août
1942 qui avait institué « un heureux palliatif aux indiscrétions possibles » 35.
À la demande du secrétaire général de la Chancellerie, le procureur général de Lyon propose, en juin 1943, une solution qui intègre mieux les parquets
dans le dispositif administratif et bafoue davantage l’autorité de la chose jugée
afin d’éviter que des détenus ne soient mis en liberté sans que les préfets n’en
soient avertis et ne puissent prendre une mesure d’internement administratif 36.
Afin d’améliorer et de mieux contrôler l’organisation de la répression
anticommuniste, un parquet comme celui de Douai anticipe la centralisation
que réclame la Chancellerie 37. Le procureur général de Montpellier va même
trop loin aux yeux de cette dernière. S’appuyant sur une analyse des affaires
de terrorisme qui a permis de reconstituer avec « certitude » le fonctionnement
du parti communiste et « la gravité du complot permanent qu’il trame contre
40
Alain Bancaud
l’État », celui-ci regrette qu’à « l’unité de direction des coupables ne correspond
(e) pas l’unité de direction des informations », instruites « fragmentairement et
sans vue d’ensemble » et produisant une répression mal adaptée à « la gravité
du danger social encouru ». Aussi, propose-t-il à la Chancellerie la création
d’un cabinet d’instruction spécialisé et un « additif » à la loi sur les sections spéciales visant à accorder au juge d’instruction de la juridiction saisie compétence pour toutes les infractions ressortant à la saisine de la section spéciale.
Projet qui vaut ce commentaire, inscrit en marge du rapport par la Chancellerie : « centralisation jugée trop rigide » 38.
Quant à la circulaire du 10 décembre 1943 qui prévoit de conduire
directement en prison plutôt qu’au palais les individus arrêtés afin de réduire
les risques d’évasion, elle officialise et généralise, sur proposition du directeur
de la gendarmerie, un système mis au point par le procureur général de
Chambéry 39. Système que Darnand reprend pour les individus passibles des
cours martiales, en mai 1944.
Une « explosion » des peines
La magistrature est perméable à l’idée qu’il faille réagir contre les facilités passées, mais elle est encore plus convaincue que, dans les circonstances
du moment, les infractions acquièrent une gravité particulière et exigent une
sévérité exceptionnelle. Et, de fait, on assiste à une véritable « explosion » 40 des
condamnations prononcées par les tribunaux correctionnels. Un tel mouvement n’est pas original : il est même conforme à une tendance générale qui
institue la magistrature en spécialiste de l’ordre et du retour à l’ordre et qui se
retrouve lors des crises sociales graves ou de l’avènement de nouveaux régimes, comme on le voit au début de la IIe République, du Second Empire, de la
IIIe République, ou encore aux lendemains de la Première Guerre mondiale
comme après la Libération. Son ampleur est toutefois sans précèdent et
d’autant plus sensible qu’il survient après une longue période de ralentissement de la répression pénale.
Cette « explosion » est encore plus considérable quand on prend en
compte l’activité des juridictions d’exception qui, à côté des cours d’assises
connaissant un ralentissement en même temps qu’une rigueur accrue 41, infligent les condamnations les plus lourdes.
Pour les tribunaux spéciaux, on ne dispose pas de statistiques globales,
ce qui est regrettable : il s’agit en effet des juridictions les plus intéressantes
pour apprécier la sévérité d’exception en quelque sorte de droit commun de la
magistrature, mais aussi pour appréhender la tendance de cette dernière à traiter comme des crimes non politiques des affaires susceptibles de relever des
sections spéciales et de la lutte contre le communisme. À partir des quelques
indications disponibles, l’activité des tribunaux spéciaux apparaît importante,
tout en restant très inégale selon les cours d’appel. À Orléans, on compte 34
condamnés, à Toulouse 186, à Agen 239, à Paris 394 et à Douai 506. Les peines peuvent être nombreuses mais aussi très lourdes puisqu’il y a 6 condamnations à mort contradictoires, dont 2 sont exécutées, et des peines de travaux
41
Actes du collooque
forcés aussi bien pour des affaires d’assassinat, de détention d’explosifs que de
pillage de maisons abandonnées, de trafic économique, de vols de colis de
prisonniers, voire de sac-à-main la nuit.
Sans atteindre les sommets de sévérité qui leur sont trop souvent prêtés,
les sections spéciales ont une activité répressive importante qui concerne,
massivement mais non exclusivement, la répression contre le communisme et
la « subversion ». En zone sud, les sections spéciales jugent aussi quelques
espions français au profit de l’Allemagne, on le verra. Toutes affaires confondues, elles jugent 8 398 inculpés, pour lesquels elles prononcent 45 peines de
mort (dont 12 contradictoires et exécutées et 33 par contumace) et 138 peines
de travaux forcés à perpétuité (dont 54 par contumace). Les condamnations
aux travaux forcés à temps représentent, pour leur part, 14 % (dont près d’un
quart par défaut), et les peines de réclusion et d’emprisonnement confondues
58,8 % (on examinera plus loin les acquittements et les décisions d’incompétence ou de disjonction qui ne sont pas négligeables) 42.
Sans doute, les magistrats professionnels ne sont-ils pas les seuls responsables de toutes les décisions des sections spéciales civiles, surtout des
plus sévères qu’ils partagent avec les représentants des forces de l’ordre après
les réformes de juillet et octobre 1943. Dans certaines régions, les condamnations les plus lourdes sont le fait de sections spéciales mixtes qui se réunissent
rarement mais frappent fort et fonctionnent encore en 1944 (13 fois sur les 20
audiences repérables). Pour s’en tenir aux seules peines capitales, elles sont
responsables : à Rouen, de 2 des 3 prononcées toujours par contumace ; à
Limoges, des 5, là encore exclusivement par contumace ; à Lyon, des 3 par
défaut, mais aussi des 2 autres prononcées contradictoirement et exécutées. Il
n’en demeure pas moins que la rigueur de ces juridictions d’exception reste
l’œuvre privilégiée de la magistrature professionnelle : non seulement les sections spéciales mixtes n’existent pas partout (c’est le cas pour 11 cours d’appel
dont Paris et Douai) et, quand elles existent, siègent rarement (excepté à Lyon,
pour 5 audiences), mais en plus leurs condamnations ne dépassent pas une
cinquantaine.
Les chiffres globaux de la répression judiciaire cachent des situations
contrastées. Outre le fait que celles de la zone occupée débutent en août ou
septembre 1941 et les autres fin 1942 ou début 1943, il existe de profondes différences dans le volume de leur activité et le degré de leur sévérité.
Cas extrême et unique, il est vrai, la section spéciale de Caen ne siège
plus après le 16 janvier 1942, juge 25 prévenus, prononce 9 acquittements et
16 condamnations d’emprisonnement (dont 4 à 5 ans et 7 inférieures ou égales
à 1 an). Quant à la section spéciale de Douai, la plus chargée (2 116 prévenus)
et la plus rigoureuse, elle siège du 11 septembre 1941 jusqu’au 24 août 1944 et
représente à elle seule, par rapport à l’ensemble des deux zones : le quart des
inculpés, 37,7 % des peines de mort (dont 5 des 12 exécutées), le quart des
travaux forcés à perpétuité, 16,8 % des travaux forcés à temps, 12,6 % des
réclusions, 23,7 % des emprisonnements.
La section spéciale de Bordeaux, pour sa part, fonctionne encore plus
longtemps que celle de Douai (du 5 septembre 1941 au 8 septembre 1944),
42
Alain Bancaud
mais a une activité sensiblement proche de celle de Caen, tout en étant un peu
plus rigoureuse : 37 inculpés, 1 peine de mort par contumace, aucune peine
de travaux forcés à perpétuité et aucune réclusion, 9 travaux forcés à temps,
13 peines d’emprisonnement. Celle de Paris est, en revanche, semblable à
celle de Douai, quant au nombre d’inculpés (1 896) et de condamnations, tout
en présentant une chronologie sensiblement différente dans l’exercice de la
rigueur, on aura l’occasion de s’en rendre compte : 3 peines capitales exécutées (contre 5 à Douai), 11 peines de travaux forcés à perpétuité et 183 à
temps (contre 35 et 199 à Douai), aucune peine de réclusion mais 1 040 peines
d’emprisonnement (47 peines de réclusion et 1 028 peines d’emprisonnement
à Douai). Les deux réunies représentent, en fait, l’essentiel de l’activité de la
zone occupée soit : 72,4 % des inculpés, toutes les peines capitales exécutées
et 68,5 % de l’ensemble des condamnations. Elles constituent même une
bonne part de tous les jugements rendus sur l’ensemble du territoire, soit :
près de la moitié de tous les inculpés (47,7 %), les deux tiers des condamnations à mort exécutées, le tiers des travaux forcés à perpétuité, près du tiers
des travaux forcés à temps, un peu moins de la moitié de l’ensemble des
condamnations (42 %).
En zone occupée, une bonne partie des sections spéciales tourne
autour d’une centaine d’inculpés (Angers, Bourges, Orléans, Poitiers, Rouen ;
un peu moins pour Besançon – 75 – et un peu plus à Dijon et Nancy – 175 et
153 –). Celles d’Amiens et de Rennes ont, pour leur part, une activité légèrement supérieure, mais de même ordre (210 et 287).
En zone sud, il existe également des écarts, moins disproportionnés toutefois (si l’on excepte la section spéciale de Bastia qui connaît une fin précipitée en raison des événements et prononce seulement 1 acquittement et 1
peine d’emprisonnement d’un an). Au pôle inférieur de la répression, il y a les
sections spéciales de Pau et de Grenoble qui jugent peu (28 inculpés, pour la
première, 65 pour la seconde) et condamnent légèrement : elles ne prononcent aucune peine capitale et aucune peine de travaux forcés à perpétuité,
même par défaut ; les condamnations aux travaux forcés à temps sont exceptionnelles (4, dont 1 par défaut, dans un cas ; 2, dont 1 par défaut, dans l’autre)
et les peines à l’emprisonnement plutôt faibles (3 égales ou supérieures à 3
ans, dans chaque cas, sur lesquelles 2 sont par contumace à Grenoble). La section spéciale de Nîmes traite également peu d’affaires (72 inculpés) mais se
montre incomparablement plus sévère : 2 peines de mort exécutées, 2 peines
aux travaux forcés à perpétuité et 16 à temps, 10 peines d’emprisonnement
égales ou supérieures à 3 ans.
À l’opposé, on rencontre deux sections spéciales, celles de Limoges et
de Lyon, qui témoignent d’une activité plus forte, sans être égale à celle de
Douai ou Paris (550 et 757 inculpés), et d’une sévérité plus grande : dans le
premier cas, 5 condamnations à mort par contumace, 22 travaux forcés à perpétuité (dont 10 par défaut), 170 travaux forcés à temps (dont une soixantaine
par contumace), près d’une centaine de réclusions (dont une dizaine par
contumace) ; dans le second, 5 peines capitales (dont 2 exécutées), 28 travaux
forcés à perpétuité, 100 travaux forcés à temps et 114 réclusions (dont 32 par
contumace).
43
Actes du collooque
La majorité des sections spéciales se situe entre 200 et 300 inculpés
(Aix : 294 ; Chambéry : 216 ; Montpellier : 240 ; Riom : 235 ; Toulouse 270 ;
Agen étant, pour sa part, un peu inférieur, avec 132). Outre l’ampleur similaire
de leur activité, ces juridictions ont pour caractéristique de prononcer : de 1 à
4 peines de mort par défaut et de 3 à 6 travaux forcés à perpétuité (sauf celle
de Montpellier qui n’inflige aucune de ses peines et Aix qui ne condamne pas
à mort et prononce 1 peine de travaux forcés à perpétuité par contumace) ;
entre 21 et 45 travaux forcés à temps, proportion qu’on retrouve pour les peines d’emprisonnement égales ou supérieures à 3 ans (excepté Chambéry qui
inflige une centaine de condamnations aux travaux forcés à temps et moins
d’une dizaine de peines d’emprisonnement lourdes). Comme en zone
occupée, les différences sont également sensibles dans le temps : pour s’en
tenir ici à des tendances grossières que l’on affinera plus tard, on constate
qu’en 1944, la majorité des sections spéciales jugent moins souvent et
condamnent plus légèrement, c’est le cas notamment de Pau (une seule
condamnation à six mois), alors que quelques autres, implantées dans des
régions de forte résistance armée, connaissent une activité renforcée, comme
celle de Limoges ou de Chambéry.
En zone sud, il convient enfin de prendre en compte un fait trop souvent ignoré : les sections spéciales condamnent des espions français à la solde
de l’Allemagne. Elles le font, souvent, lourdement. À Aix, cas extrême il est
vrai, ces derniers représentent 69 des 294 prévenus et 57 des 179 condamnés ;
surtout, ils subissent les peines les plus sévères : 16 condamnations aux travaux forcés à temps (dont 2 égales ou supérieures à 10 ans), plus 7 condamnations à la réclusion, contre 8 peines de travaux forcés à temps (dont 2 égales
ou supérieures à 10 ans) et 6 condamnations à la réclusion pour activité communiste. À Montpellier, ils représentent 7 des 27 condamnés aux travaux forcés à temps (dont 7 des 16 condamnés à des peines égales ou supérieures à 10
ans). À Toulouse, les juges leur infligent 1 des 3 peines de mort par contumace
votées, la seule peine aux travaux forcés à perpétuité effective sur les 4 prononcées et 2 des 45 peines de travaux forcés à temps. La part constituée par
ces espions est plus nettement inférieure ailleurs : à Riom, il n’y a qu’un seul
inculpé sur un total de 235, condamné à 20 ans de travaux forcés ; à Limoges,
ils sont 18 sur 550 inculpés, représentant 8 des 160 condamnés aux travaux
forcés à temps. À Agen, ils sont 3 sur 132 inculpés, uniquement condamnés à
la prison.
Ces condamnations, qui correspondent indiscutablement au patriotisme
des magistrats, ne sont pas le résultat de leur initiative, les poursuites proviennent des tribunaux militaires compétents jusqu’à l’occupation de la zone libre.
Surtout, ces dernières bénéficient de la caution de Barthélemy et de Laval qui
entendent « laisser suivre le cours normal » de la justice et examiner « d’office
l’opportunité d’une mesure de grâce », afin d’atténuer ou d’annuler les peines,
« quelles qu’elles soient », et ainsi de ménager, par voie gouvernementale, les
susceptibilités allemandes 43. Grâces, partielles ou totales, qui sont quasi systématiquement accordées, mais aussi largement approuvées par les procureurs
généraux, à chaque fois consultés.
44
Alain Bancaud
Les dérives de la défense exemplaire
de l’ordre social et national
Les effets radicaux auxquels conduit la culture d’une magistrature gardienne exemplaire d’un ordre traditionnel ne se révèlent sans doute jamais
mieux que dans les cas des peines de mort prononcées contradictoirement par
les sections spéciales et les tribunaux spéciaux, soit respectivement 12 et 6. De
manière dramatique et extrême (toutes les juridictions ne votent pas des peines capitales contradictoires et toutes ces condamnations ne sont pas acquises
à l’unanimité), les juges y montrent leur incompréhension répressive envers
les courants les plus cosmopolites et les plus violents de la dissidence, en
même temps que leur volonté d’affirmer, face aux Allemands, la souveraineté
de la France sur le maintien de l’ordre.
Le radicalisme répressif des magistrats se manifeste surtout contre les
« terroristes » étrangers. Sur 16 exécutés (2 condamnés ne sont pas pris en
compte, faute de pouvoir déterminer leur nationalité), 9 sont étrangers, dont 3
d’origine juive, et 2 Polonais naturalisé. Un membre de la section spéciale de
Paris, qui a voté deux fois la peine de mort, reconnaîtra, devant la Commission
d’épuration, que ce qui a été déterminant, pour lui comme pour ses collègues,
c’est qu’il s’agissait « d’étrangers, récidivistes, qui étaient venus en France pour
fomenter des troubles ». Et, s’il a refusé de s’associer à la troisième condamnation à mort prononcée, c’est parce qu’elle concernait un Français sans antécédent judiciaire 44. Les étrangers sont non seulement plus facilement condamnés
à mort, mais en plus les faits qui leur sont reprochés sont souvent moins graves que ceux attribués aux Français et auraient donc pu justifier une mesure
moins extrême.
Sans doute, les magistrats sont-ils tout particulièrement sévères dans les
cas d’attentats contre des membres des forces de l’ordre qui mettent directement en cause leur rôle traditionnel de gardien intransigeant et rigoureux de
l’autorité de l’État et de l’intégrité de ses représentants, mais certains condamnent à mort même en l’absence de crime de sang ou d’intention préméditée de
donner la mort, même quand il s’agit d’attentats contre des collaborateurs. Plus
qu’à une sévérité disproportionnée, c’est à un véritable arbitraire que peuvent
se laisser aller des magistrats de juridictions d’exception.
Les trois peines capitales prononcées lors la première audience de la
section spéciale de Paris en août 1941, ne visent ainsi que des faits de propagande, et qui ne sont même pas certains dans le cas du condamné d’origine
juive et polonaise. Les autres condamnations frappent des violences armées, à
la gravité parfois relative et la responsabilité incertaine, que les magistrats tendent à ramener à des crimes de droit commun. Ce qui explique le recours à un
tribunal spécial plutôt qu’à une section spéciale dont la répression apparaît
plus politique.
Réalisation caricaturale de cette sévérité arbitraire, xénophobe et dépolitisée, les trois condamnations à mort par le tribunal spécial de Riom qui frappent deux Portugais et un Français, pour une affaire de vol à mains armées et
violence n’ayant pas entraîné de conséquences « sérieuses », selon le procureur
45
Actes du collooque
général et le représentant du parquet spécial (audience du 27 juillet 1943). Elle
suscite une intervention pressante et étonnée du vice-consul du Portugal faisant valoir qu’il n’y a que des blessures, sans intention de donner la mort, et
que la qualité d’étrangers des coupables a constitué une circonstance aggravante. Ce qui oblige Pétain à user de son pouvoir de grâce 45.
Plus extrême encore, la condamnation à mort prononcée par le tribunal
spécial de Toulouse qui apparaîtra à un inspecteur des Services judiciaires, à la
Libération, comme « difficilement explicable eu égard aux faits de la cause et,
pour tout dire, arbitraire » 46. Elle frappe un Juif polonais, ancien des brigades
internationales, sur lequel les renseignements sont « favorables » (« ouvrier
intelligent et travailleur qui n’a jamais milité ouvertement en France », engagé
dans l’armée française en 1939), pour la simple détention d’une valise remplie
d’explosifs : comme l’explique le procureur général d’alors, le tribunal « assimile (son) cas à celui d’un individu qui aurait finalement réalisé son destin
d’attentat », parce que « le seul fait qu’il soit armurier porte à croire qu’il aurait
utilisé personnellement les matières explosives ainsi véhiculées, pour l’exécution des engins mortels auxquels elles devaient être incorporées ». Et
parce qu’« en outre (...) la valise a suivi jusqu’à (l’accusé) une carrière qui
suppose le concert et l’organisation entre Juifs en état d’insurrection contre
l’ordre établi » 47.
Les peines de mort révèlent également que la volonté de maintenir
l’ordre social et national pousse les magistrats jusqu’à se laisser prendre dans
la collaboration et la concurrence avec les Allemands, sous la pression, plus
ou moins forte et avouée, de la Chancellerie et, surtout, des préfets et du
ministère de l’Intérieur. C’est pour affirmer la capacité de la justice et, au-delà,
celle de la France à assurer l’ordre qu’ils se montrent aussi sévères. Significativement, la section spéciale la plus répressive, celle de Douai, est aussi la plus
dépendante des Allemands. Des peines de mort prononcées ailleurs trouvent
là aussi leur origine. C’est en particulier le cas des trois condamnations à mort
de la section spéciale de Paris : ce jugement qui obéit, en partie, aux instructions de la Chancellerie s’alignant sur le ministère de l’Intérieur, est pris pour
éviter que les Allemands exécutent des otages mais aussi contrôlent la répression des communistes, comme ils menacent de le faire et comme ils le font
déjà pour les affaires gaullistes.
C’est la menace des Allemands, transmise par le préfet de région, de se
substituer à la justice française qui paraît aussi la clef de ce qui reste, pour
l’inspecteur des Services judiciaires, le mystère et l’arbitraire de la peine capitale prononcée par le tribunal spécial de Toulouse. C’est ce que laisse
entendre, de manière confuse et alambiquée, « en termes prudents et énigmatiques » selon le cabinet civil de Pétain insensible aux réserves, le procureur
général qui acquiesce à l’exécution d’une sentence ne paraissant pas totalement le convaincre : « Je crois utile de noter en terminant que les services judiciaires des troupes d’opération se sont spécialement intéressés à cette
poursuite et qu’ils eussent inféré d’une sanction différente que la justice française était mal qualifiée pour continuer sa mission dans le domaine des affaires
intéressant la sécurité générale aux deux nations. J’en ai été informé à plusieurs reprises par l’autorité préfectorale et je ne me reconnais pas le droit de
46
Alain Bancaud
sceller à cette heure la circonstance qui ne lui sera sans doute pas dénuée
d’intérêt dans l’appréciation des suites à donner à la sentence capitale intervenue » 48. À la Libération, le procureur général confirmera au juge d’instruction de la cour de justice en charge de l’affaire la réalité du chantage, tout en
déniant son influence sur le jugement, et l’ancien préfet régional, tout en récusant une quelconque pression de sa part, reconnaîtra que l’affaire était « une
de celles où l’intervention allemande a été particulièrement rude et agressive » : les autorités d’occupation menaçant, dans un premier temps, de
s’emparer par la force de l’accusé, puis, une fois la compétence de la justice
française admise, déclarant qu’en cas de condamnation insuffisante, elles institueraient un tribunal spécial pour juger, avec une procédure sommaire, les
personnes en leur possession et arrêtées par la suite 49.
À Douai, le procureur général et le substitut de la section spéciale vont
encore plus loin : pour que la justice française récupère les futurs condamnés
à mort, ils négocient directement avec les Allemands. À ces derniers qui
n’acceptent de se dessaisir que sous condition et sous réserve puisqu’ils suspendent provisoirement leurs procédures et mettent à la disposition des autorités françaises pour jugement « rapide », les responsables du parquet
promettent de déférer les inculpés « d’urgence » devant la section spéciale, de
prescrire aux juges d’instruction de mener « avec la plus grande célérité » les
informations, de requérir la peine capitale qui « paraît devoir être prononcée »
et de les informer immédiatement du jugement. Ils leur font également valoir
que la justice française est compétente à cause de la nature des faits et, surtout,
de l’exemplarité plus forte de ses décisions 50. Pour justifier son opposition à
une grâce, le procureur général fait également valoir au ministre de la Justice
qu’une telle mesure « aurait pour résultat d’amener, semble-t-il, les autorités
d’occupation à se saisir d’office de toutes les affaires graves ». Et, pour hâter les
exécutions, il se permet de signaler, « respectueusement » à la Chancellerie, que
les Allemands, qui « suivent ces affaires de très près, manifestent un certain étonnement des délais nécessaires » pour se prononcer sur les recours en grâce 51.
La reconnaissance sélective de l’excuse
patriotique
La majorité de la magistrature tend, de plus en plus avec le temps, à
mettre en œuvre une distinction entre une dissidence, toujours condamnable,
à qui elle conteste jusqu’au bout l’excuse nationale, et une résistance respectable, qui est le fait de notables mais concerne aussi des militants communistes
et à qui elle reconnaît un caractère patriotique, sinon absolutoire, du moins
susceptible de justifier des circonstances atténuantes. La reconnaissance de
cette excuse patriotique apparaît de manière relativement précoce, ainsi qu’en
atteste un rapport d’un responsable du parquet de la section spéciale de Paris,
de novembre 1942 :
« La section spéciale, dans les mois qui ont suivi sa création, a eu à juger de
l’activité communiste du temps de guerre (affaire provenant pour la plupart des
tribunaux militaires) qui s’est manifestée entre les mois de juin 1940 et juin 1941.
47
Actes du collooque
« Il n’en est plus de même maintenant. La Cour connaît presque uniquement des affaires postérieures à juin 1941, c’est-à-dire nées depuis le conflit
germano-russe. Il est indéniable que l’entrée des Soviets en guerre, aux côtés
des Alliés, a conféré un tour patriotique à l’action des communistes français.
« Leurs tracts qui, dans une première période, n’avaient pour but que de
dénoncer le caractère impérialiste et capitaliste d’une guerre prétendument
menée à tort par la France et ses Alliés et qui, dans la seconde période, tendaient généralement à souligner les défaillances de nos dirigeants comme des
chefs militaires, ainsi que les misères d’un peuple sous le joug de l’occupant
ont, en effet, depuis juin 1941, un tout autre caractère. Ils incitent à la lutte à la
résistance. Ils portent bien souvent marque d’un patriotisme dont il n’est permis ni à l’accusation, ni à la Cour de contester la sincérité. Ce patriotisme est
mis en relief par la défense et la Cour ne laisse par d’être impressionnée. Elle a
donc tendance à reconnaître souvent aux agissements des prévenus un mobile
digne de large indulgence » 52.
Cette représentation, une section spéciale présidée par un premier président qui est l’ancien directeur – très politique – du personnel d’Alibert et de
Barthélemy, la met, de manière explicite et radicale, en pratique, en avril 1944,
en estimant que le but patriotique efface toute infraction pénale 53. Ce qui suscite une réaction indignée du procureur général qui « ne manque pas d’aviser
immédiatement » le préfet afin d’obtenir un internement administratif. La Cour
relaxe les inculpés membres du MUR jouissant, selon le procureur général, de
« la considération publique et de l’estime de leurs concitoyens » (il s’agit d’un
instituteur, d’un huissier, d’un secrétaire du commissaire de police et d’un
ancien officier qui est le chef du groupe), reconnaissant à l’audience leur
action de noyautage des services publics, tout en protestant contre les attentats
et affirmant n’avoir rien de commun avec les FTP communistes. Mais, en
même temps, la section spéciale prononce contre les autres accusés : 18 peines entre vingt et cinq ans de travaux forcés, pour appartenance à une association créée dans un but d’atteinte à la sûreté intérieure de l’État et attentats,
et 12 peines entre dix et cinq ans de réclusion, soit pour sabotage de voies ferrées soit pour détention d’armes.
À la Libération, on retrouve cette même difficulté, cette même incapacité à reconnaître la légitimité patriotique aux actions violentes des groupes de
résistants les plus radicaux, surtout quand ils sont étrangers. On la rencontre là
où elle semblerait devoir être la moins présente, c’est-à-dire chez les nouveaux
procureurs généraux et les commissaires du gouvernement qui ont à traiter le
cas de leurs collègues ayant prononcé des peines de mort sous Vichy et qui
sont résistants ou, au minimum, bénéficient de la caution de résistants. Sans
doute, interviennent dans leur position des considérations corporatives visant
à protéger la magistrature professionnelle de la stigmatisation pénale, mais
leurs rapports et leurs réquisitoires valident et reproduisent, sous des formes
plus ou moins avouées, plus ou moins proches, la conception de leurs pairs
mis en accusation. La seule différence, c’est qu’ils escamotent ou dénient tout
caractère anticommuniste aux jugements incriminés, alors que cette dimension
est présente dans les motivations des magistrats, les rapports sur les recours en
grâce en témoignent. À propos du président de la section spéciale de Douai
48
Alain Bancaud
qui bénéficie d’un classement approuvé par la Chancellerie et le procureur
général de Paris (résistant membre du Front national judiciaire et nommé par
l’avocat communiste occupant le poste de secrétaire général de la justice les
premiers jours de la Libération), le commissaire du gouvernement de la cour
de justice affirme qu’il est « certain » que les condamnations à mort infligées à
Douai ne l’ont pas été pour activité communiste et réduit quasiment tout à la
répression légitime de ce qui lui apparaît en fait des crimes de droit commun.
Qualification qu’il reconnaît « sans hésiter » aux faits reprochés aux trois Polonais exécutés dont il ramène les motivations à des vengeances de mauvais
ouvrier et à des vols sordides. S’il admet des « doutes » sur la nature criminelle
des faits, ce n’est que pour les deux condamnés français. Et encore, est-ce
rapidement pour les écarter, en grande partie, et préciser que les vols, les
assassinats et les attentats dont ils étaient accusés ont « certainement impressionné » les juges qui les ont considérés « comme des crimes vulgaires »,
« comme un vulgaire assassinat », comme des actes de « banditisme ». Ce qui
l’amène à conclure qu’« en admettant que des réserves puissent être faites » sur
les deux Français d’origine, il est néanmoins « impossible » d’accuser le président de la section spéciale d’avoir favorisé l’ennemi et, « encore moins »,
d’avoir commis un crime de trahison 54.
La Commission d’épuration (composée de magistrats à l’attitude patriotique sous Vichy reconnue au-dessus de tout soupçon et de représentants,
notamment communistes, de la Résistance) considère, pour sa part, que les
deux condamnations à mort prononcées par la section spéciale de Lyon
visaient des « malfaiteurs » et ne justifient donc pas une sanction disciplinaire
contre l’avocat général qui avait requis, de fait, la peine de mort. Plus, la Commission reconnaît que ce magistrat, constamment à la tête du ministère public
aussi bien de la section spéciale que du tribunal d’État, a démontré « dans ses
délicates fonctions, l’âme d’un vrai résistant », d’« un ardent patriote ». Ce jugement sur le caractère non patriotique des actes des condamnés et, inversement, patriotique de ce magistrat, qui deviendra quelques années plus tard
procureur général à Lyon, se fonde sur les témoignages les plus favorables de
plusieurs avocats résistants, dont l’un est membre de l’Assemblée consultative,
un autre membre du CDL et un troisième du tribunal d’honneur des professions judiciaires. Signe supplémentaire que l’illégitimité des peines de mort
prononcées sous Vichy ne s’impose pas nécessairement et demeure un enjeu
à la Libération, la légion d’honneur n’est retirée à aucun des deux magistrats
exécutés par la Résistance pour avoir requis ou voté la peine capitale : la Commission de révision des décorations distribuées par Vichy ne relève « aucun fait
d’activité antinationale ou nettement dirigée contre l’effort de libération » 55.
C’est également des organisations de la résistance qui proposent,
d’elles-mêmes, des magistrats ayant participé à des sections spéciales pour
prendre en charge l’épuration ou diriger des cours d’appel, comme on peut le
voir à Amiens, Chambéry, Grenoble, Orléans, Pau, Poitiers. Les magistrats se
trouvent ainsi au cœur d’un enjeu lourd qui traverse la société française et
même la Résistance, sous Vichy et encore à la Libération.
49
Actes du collooque
Le rétablissement de l’ordre républicain
À la Libération, la magistrature joue pleinement son rôle traditionnel de
spécialiste de l’ordre ou, plus exactement ici, de retour à l’ordre d’État. Les peines d’emprisonnement fermes prononcées par les tribunaux correctionnels
atteignent de nouveaux records 56. Le niveau global de ce type de peines est à
peine inférieur à celui de 1942 et 1943, mais surtout les condamnations supérieures à un an connaissent leur « maximum historique » en 1948.
En matière d’épuration, on retrouve la tendance à privilégier la défense
de l’ordre sur les garanties des libertés et des traditions juridiques. Disposition
qui n’est d’ailleurs pas propre à la magistrature : elle existe au sein de la communauté juridique. Lors de la discussion, au sein de la Résistance, sur le dispositif de l’épuration, c’est ainsi le comité des juristes, auquel participent des
magistrats, des avocats, des professeurs de droit résistants, qui propose ce qui
ne sera d’ailleurs pas retenu et qui a été tant reproché à Vichy : la rétroactivité
d’une nouvelle législation pénale. Il estime qu’il s’agit là du seul moyen pour
sanctionner des crimes qui ne peuvent rester impunis, sauf à « torturer » les textes anciens afin de leur faire dire ce qu’ils n’ont jamais envisagé 57. Ce sont
deux des plus importantes notabilités résistantes judiciaires, le procureur général de la Haute Cour, Mornet, et le bâtonnier de Paris, Charpentier 58, qui
contestent aux responsables de Vichy les plus collaborationnistes le droit aux
garanties judiciaires d’un procès et souhaitent réactualiser la procédure la plus
expéditive et la plus sommaire qui ait été inventée par la Terreur et demeure
sans équivalent dans l’histoire moderne de la justice : la déclaration hors-la-loi 59.
Devant la commission d’instruction de la Haute Cour, le procureur Mornet
déclare ainsi publiquement : « On doit regretter que, pour Déat, Darnand,
Doriot et autres, il ne suffise point, ainsi qu’en 1793, de les déclarer hors-la-loi
pour permettre à quiconque de les abattre. Mais telle n’est pas la loi » 60. Lors
du procès de Laval, il renouvelle, de manière plus euphémisée mais plus
solennelle, ses regrets en affirmant que c’eût été « une satisfaction donnée à la
conscience française » que de voir Laval jugé « plus sommairement » par un tribunal militaire dispensé de toutes les contraintes, de « toutes les formes extérieures » auxquelles la Haute Cour est tenue 61. C’est encore le président de
cette même commission d’instruction, le conseiller à la Cour de cassation P.
Bouchardon qui, en accord avec le procureur Mornet et d’autres membres de
la commission, impose à quelques-uns de ses collègues magistrats manifestant
des scrupules professionnels dans leur tâche, ce que la cour de Riom s’était
refusée à faire et qui lui fut lourdement reproché : des instructions accélérées
et exclusivement à charge pour s’adapter à l’opinion publique, à la conjoncture exceptionnelle, aux « intérêts supérieurs du gouvernement ». Quelques
arguments « massues » qui ne peuvent être discutés. « Cela suffit car nous sommes en guerre et jugeons en flagrant délit », déclare-t-il ainsi en février 1945. Le
procureur Mornet soutient, pour sa part, qu’il faut donner satisfaction au
public réclamant des procédures simplifiées, que les instructeurs de la commission ne sont pas des « historiens » ayant à faire des « recherches soigneuses »
et à éclairer les intentions des accusés, qu’« il ne convient pas de s’attacher à
des dépouillements d’archives trop poussés. Dans une affaire, il suffit de rassembler un ou deux documents apportant la preuve d’un ou deux faits pour
50
Alain Bancaud
62
lesquels il est impossible d’opposer la preuve contraire » . Quant au président
de la Haute Cour, qui est aussi le premier président de la Cour de cassation, il
répond aux critiques des avocats : « L’instruction se fait ici, elle se fait à la
barre » 63.
Pour imposer la légitimité des cours de justice, des inspecteurs des Services judiciaires suggèrent parfois aux comités de libération mécontents de
l’indulgence des jugements de remplacer les jurés qui déçoivent : « Sans doute,
comme le déclare à un moment l’inspecteur général, qui prie des chefs d’un
tribunal de s’entendre avec le préfet et le comité de libération, il ne pourra être
procédé (à cette nouvelle désignation de jurés) par un changement complet
de la liste comme il était prévu dans les premiers textes de lois parus, mais il
sera facile de persuader certains des membres du jury de renoncer à leurs
fonctions, et de faire en conséquence désigner de nouveaux membres,
d’accord avec le comité de libération qui les choisira plus représentatifs de son
état d’esprit » 64.
Des inspecteurs des services judiciaires, des procureurs généraux, des
commissaires du gouvernement non seulement tolèrent mais appellent,
comme sous Vichy, des sanctions administratives contre des personnes qui ne
peuvent être poursuivies ou qui bénéficient d’un acquittement, faute de textes
ou de preuves.
Un commissaire du gouvernement signale ainsi : « Soucieux de cette
situation (la “surprise” des comités de libération, devant des textes prévoyant
le retour à la liberté d’individus contre lesquels une simple appartenance à la
Milice peut être reprochée), je me suis adressé à l’autorité préfectorale et, dans
les cas où la mise en liberté du détenu serait de nature à nuire à l’ordre public,
M. le Préfet sur mon intervention officieuse, prend un arrêté d’internement,
d’astreinte à résidence ou d’expulsion » 65.
L’appel à l’arbitraire administratif ou, au minimum, la tolérance à son
égard, qui constitue une pratique répandue sous Vichy, n’est pas sans
exemple à la fin de la IIIe République 66. Mais l’on a affaire ici à une constante
des temps de crise. Les magistrats d’Algérie acceptent, là encore, l’usage de
procédés administratifs qui contournent les contraintes et les protections de la
procédure judiciaire : l’assignation à résidence de personnes relâchées par le
juge ordinaire ou encore l’extraction par l’armée de détenus aux fins d’interrogatoire portant sur des faits distincts de la saisie judiciaire 67. Par effet de contrainte mais aussi de conviction, la magistrature ou, du moins, une partie
d’entre elle que le système de gestion du corps judiciaire contrôlé par le pouvoir politique permet de promouvoir, partage traditionnellement avec les préfets et les militaires une conception du monde qui privilégie la défense de
l’ordre public et de l’autorité de l’État sur le respect des droits individuels, et
qui s’exacerbe lors des périodes extraordinaires.
51
Actes du collooque
Réserve et déception
L’expérience de Vichy avec la magistrature est l’histoire d’une déception
qui se solde par un demi-échec. Ou, plutôt, un demi-succès, car les juges ne
remettent jamais en cause la légalité de l’« État français ». Même s’ils condamnent beaucoup, leur sévérité démesurée est toujours trop mesurée pour un
régime qui, de l’aveu de Barthélemy, conçoit les magistrats comme des fonctionnaires et la justice comme « une branche dominée de l’administration », ou
encore partage « la croyance naïve et quasi religieuse de la toute puissance de
la répression et dans l’efficacité de la menace de répression pour réaliser des
miracles » 68.
Les critiques contre les magistrats sont constantes et deviennent d’autant
plus nombreuses que les magistrats s’engagent, avec le temps, dans un mouvement de distanciation envers la répression politique d’exception de Vichy.
Mouvement qu’on ne retrouve pas au niveau de la répression des tribunaux
correctionnels ni même de la répression d’exception en quelque sorte ordinaire. Mouvement, de surcroît, inégal et non linéaire et qui n’est pas exclusivement dû aux magistrats. Les sections spéciales condamnent de moins en
moins sévèrement parce que les juges manifestent de la réserve, mais aussi
parce qu’ils récupèrent de moins en moins d’affaires graves. Les deux causes
ne sont d’ailleurs pas indépendantes l’une de l’autre, plus la justice professionnelle est indulgente et plus elle est dépossédée. Faute de confiance dans la
justice française, les Allemands lui laissent de moins en moins d’affaires et, au
sein d’une même affaire, de moins en moins d’inculpés importants. Devant les
hésitations des juges, les forces de l’ordre françaises se voient donner « l’ordre
de tirer de manière à ce que les tribunaux spéciaux soient déchargés dans tous
les cas où il y a mort d’hommes ou des blessés », avoue Laval, lors de la réunion des procureurs généraux d’octobre 1943 69. Quant aux cours martiales
créées en 1944 et occupées par les miliciens, elles dessaisissent les juridictions
d’exception existantes des cas les plus graves : elles répriment les individus
arrêtés pour assassinat commis au moyen d’armes ou d’explosifs pour favoriser un acte de terrorisme.
Cette histoire de déception renvoie, d’une part, aux principes de fonctionnement du procès qui est une scène productive symboliquement pour un
État mais peu maîtrisable, d’autant plus risquée qu’il se déroule conformément
au droit commun 70 ; d’autre part, à l’ambivalence des principes qui fondent
l’habitus des juges. Ce système de dispositions professionnelles conduit à
accepter l’exception « légale » et à servir au-delà du positivisme, mais aussi prédispose à décevoir les urgences partisanes et les prétentions révolutionnaires,
contribue à ramener l’extraordinaire politique à l’ordinaire pénal et même à se
décharger du règlement des affaires trop impliquées dans les enjeux politiques. Ils induisent de la « réserve », de la « prudence » à l’égard des engagements politiques et des services au politique. De tels effets contribuent à
atténuer l’arbitraire et les changements, les excès et les écarts de l’histoire politique. Ils expliquent que des formes administratives, militaires ou partisanes de
gestion de l’ordre soient préférées, mais aussi qu’à la Libération, les éléments
modérés de la Résistance dénoncent les risques d’une « justice sans magistrats »
52
Alain Bancaud
et jouent la présence des juges professionnels au sein des cours de justice afin
d’éviter que l’épuration soit trop radicale et serve de base à une révolution
sociale.
Ce pouvoir de limitation du politique reste toutefois limité. Surtout, sous
un régime autoritaire et pendant une occupation où les décisions judiciaires
sont facilement inappliquées, contournées, concurrencées : les Allemands
s’arrogent le droit de rejuger, d’arrêter des acquittés, de déporter des détenus
et des condamnés ; Pétain condamne, au titre de son pouvoir de justice, des
responsables de la République que la cour de Riom tarde à juger (Blum, Daladier, Gamelin) ou refuse d’inculper (Mandel, Reynaud) ; l’administration
détient des pouvoirs de sanction, notamment d’internement, considérablement
renforcés. De tels pouvoirs concurrents s’exercent d’autant plus facilement que
des procureurs généraux peuvent appeler, de leur propre initiative, des mesures administratives contre des individus que les tribunaux ne peuvent ou ne
veulent pas condamner et que les juges se désintéressent largement de l’aval,
de l’après-judiciaire. Désintérêt qui prend parfois des formes caricaturales.
Ainsi, les détenus que les Allemands acceptent de remettre à la section spéciale de Douai, une fois condamnés et même acquittés, sont maintenus en
détention, par décision administrative, comme « passagers » sur lesquels les
autorités judiciaires admettent, très officiellement, n’avoir aucune autorité. Une
circulaire de Darnand, alors secrétaire d’État au Maintien de l’ordre, du 8 juin
1944, prescrit, toujours pour la cour de Douai, l’internement administratif de
tous les individus relaxés par la section spéciale, disposition qui va au-delà de
la pratique des Allemands 71.
Une limite à l’arbitraire : les exigences
de texte et de preuve
Même s’ils condamnent beaucoup, mettent en œuvre des interprétations très extensives, font preuve d’un certain arbitraire, les magistrats professionnels sont considérés, par le pouvoir politique et les responsables de
l’administration, comme toujours trop restrictifs dans leurs interprétations des
lois et pas assez souples dans la reconnaissance des culpabilités. Leur sens du
texte, marqué par un certain attachement à la lettre, leur est ainsi reproché :
« par trop rivé (s) à la lettre même des textes », ils n’ont pas, selon un préfet,
« dans les circonstances actuelles, la notion de leur esprit ». De même, leurs
exigences en matière de preuve sont critiquées. L’administration cherche à
remplacer la preuve judiciaire, jugée trop difficile à démontrer, par la présomption, par la conviction. Se plaignant de l’indulgence des juridictions ordinaires et de la difficulté à établir la preuve dans les affaires de marché noir, un
préfet propose de confier ces dernières à des « tribunaux spéciaux où la
conviction pourrait remplacer la preuve » 72.
L’effet, relatif, de limitation de l’arbitraire administratif et policier que la
justice professionnalisée produit se retrouve ainsi en matière de lutte contre le
communisme et le terrorisme, domaine où les affaires sont pourtant rigoureusement sélectionnées afin d’éviter des acquittements jugés désastreux pour
53
Actes du collooque
l’exemplarité. Les sections spéciales ont beaucoup condamné, elles n’en ont
pas moins acquitté : 21,4 % de l’ensemble des inculpés bénéficient d’une
relaxe ; 6,4 % profitent, pour leur part, de mesures de disjonctions ou d’incompétence. Plus du quart des inculpés échappe ainsi à une condamnation par les
sections spéciales. Avec des différences locales qui peuvent être, là encore,
considérables. Cela va, toutes mesures confondues, de 2,7 % à Limoges, 5,7 %
à Amiens et 8,7 % à Montpellier jusqu’à 33,3 % à Aix, 34,7 % à Paris, 40 % à
Dijon, voire 61,5 % à Grenoble. La section spéciale de Douai qui réprime le
plus sévèrement, acquitte beaucoup : 35,4 % des inculpés sont acquittés (711
sont relaxés et 40 mineurs bénéficient d’un acquittement pour avoir agi sans
discernement) ; si l’on ajoute toutes les autres décisions qui n’entraînent
aucune peine, on arrive alors à 37,3 %. Une partie des acquittements concerne
des personnes déférées directement, sans aucune instruction française, par les
Allemands qui n’ont pas assez de preuves pour les envoyer devant leurs tribunaux militaires 73. Mais une part désavoue aussi le parquet et l’administration
française. Comme on le voit en matière de recel et d’assistance à un communiste, ou encore de distribution de tracts communistes, les juges du siège font
une interprétation extensive de la législation en vigueur, sans suivre cependant jusqu’au bout le parquet qui doit proposer une réforme législative pour
surmonter leurs « hésitations », leurs scrupules juridiques. De même, ils accordent le bénéfice du doute à un nombre significatif de personnes accusées
d’avoir financé les prisonniers politiques mais prétendant avoir cru, de bonne
foi, verser à des quêtes en faveur de familles malheureuses. Le procureur
général indique, dans un rapport du 9 octobre 1943, que, sur 416 prévenus,
130 sont dans cette situation. Au préfet à qui il demande une mesure d’internement pour éviter l’acquittement d’un prévenu contre lequel il n’y a que des
présomptions, le procureur général indique que la section spéciale « se montre
très ferme dans la répression et demeure très difficile sur la preuve » 74.
La méthode judiciaire traditionnelle, qui conduit à examiner scrupuleusement la totalité des éléments apportés au procès, à ne laisser aucun point
dans l’ombre et à ne considérer aucune charge comme évidente, à la fois
limite l’arbitraire des accusations et décale le temps de la justice par rapport
aux urgences du politique, surtout dans des périodes exceptionnelles. Ce qui
explique qu’elle soit au cœur des critiques contre les juges, notamment ceux
du procès de Riom. Barthélemy dénonce ainsi la « lenteur » de l’instruction qui
provient « de la méthode judiciaire qui tend à rassembler les preuves de la
matérialité des faits, même pour des faits qui, pour le public, semblent incontestables. Le magistrat instructeur de l’affaire La Chambre (un des inculpés) est
un historien du droit réputé (Olivier-Martin). Il entend mener son instruction
suivant les méthodes les plus rigoureuses de l’investigation judiciaire. Ce sont
là de très honorables traditions de la conscience française. Mais à l’heure présente elles doivent céder le pas aux préoccupations du salut public » 75. Ce sont
ces mêmes effets de lenteur qui conduisent, au sein de la commission d’instruction de la Haute Cour, à écarter temporairement un magistrat et à en bousculer deux autres qui manifestent trop de « scrupules » devant les instructions
76
accélérées et sommaires qui leur sont demandées .
L’effet d’atténuation de l’arbitraire produit par la justice professionnelle
est encore beaucoup plus fort quand on la compare avec les formes de justice
54
Alain Bancaud
militante apparues comme on en voit sous Vichy avec les cours martiales de la
Milice où les juges sont anonymes, les procédures sommaires et les avocats
absents. Ou encore, à la Libération. On peut en effet mesurer, là aussi, ce
qu’apporte la présence de magistrats professionnels à travers l’expérience caricaturale de certaines cours de justice dominées, les premiers temps, par des
résistants non magistrats. Ces derniers aident à la légitimation de l’épuration
légale mais se révèlent arbitraires en même temps qu’incontrôlables. Tel cet
avoué commandant FFI dirigeant le parquet de la cour de justice du Gard
après avoir tenu celui de la cour martiale. Son action, reconnue par l’inspecteur des Services judiciaires, « utile et même heureuse dans ses débuts », est
rapidement devenue « exorbitante et surtout exclusive » : il se considère
comme « le maître unique et absolu » des destinées de l’épuration pénale et
ordonne les détentions « les plus extravagantes », au point qu’il « était permis
de se croire revenu au temps des “lettres de cachet” 77 ».
La défiance envers l’exceptionnel
Les magistrats manifestent encore une certaine défiance envers la justice
et la législation d’exception qu’ils appliquent et rationalisent pourtant.
Défiance qui n’est pas partagée par tous et a des conséquences limitées et,
néanmoins, repérables. Elle est de nature professionnelle plutôt que politique
et correspond à une tradition. Les magistrats maintiennent ainsi le principe,
qualifié de « séculaire » et consacré par un arrêt des chambres réunies de la
Cour de cassation du 6 décembre 1828, de l’interprétation dite « stricte » des
lois pénales et, tout spécialement, des lois d’exception. Principe qui ne remet
pas en cause le pouvoir du législateur de promulguer des lois dérogeant au
droit commun mais contient la portée de ces dernières au sein de l’ordre juridique ainsi que l’adhésion politique et idéologique des magistrats à l’égard
d’un régime pour lequel ils peuvent être tentés de consacrer les interprétations
les plus extensives. C’est à ce titre que le droit commun est maintenu dans le
domaine de la preuve de la judaïté. Si quelques tribunaux valident la thèse du
Comité général aux questions juives (CGQJ) selon laquelle le renversement de
la charge de la preuve au profit de l’administration répond à la volonté du
législateur 78, la majorité des juridictions et, surtout, les plus hautes se refusent
en effet à assumer, non sans hésitation ni ambiguïté, une dérogation aussi
importante en faisant dire à la loi ce que, de l’aveu de la Chancellerie, elle
n’énonce pas 79.
Par une telle réaffirmation du principe traditionnel de la charge de la
preuve, la justice se refuse à assumer, sans une volonté législative indiscutable,
« claire », une dérogation lourde, mais cherche aussi à éviter l’extension inconsidérée d’un statut dérogatoire réservé aux Juifs. Il s’agit d’éviter les effets
excessifs d’une interprétation proposée par le CGQJ qui « heurte le bon sens »,
comme le dit le tribunal de Toulouse, en aboutissant à une présomption de
judaïté envers les grands-parents inconnus des prétendus Juifs et, au-delà, à
l’égard de tous les Français : « Peut-être, même sommes-nous déjà tous Juifs »,
s’écrit un commentateur doctrinal, qui rajoute, « Méfions-nous de ces extensions de la loi, on n’en peut mesurer le terme » 80.
55
Actes du collooque
La défiance envers la justice d’exception se retrouve envers la section
spéciale de Paris qui est critiquée au sein du palais et n’attire pas les vocations
parmi les magistrats, même les plus anticommunistes. Un rapport de l’inspection générale des services des Renseignements généraux, du 8 septembre
1941, rapporte que, « selon les milieux de presse », de « nombreux magistrats
de la cour d’appel et de la Cour de cassation se sont insurgés contre (la) procédure d’exception (de la section spéciale), qui ne s’harmonise pas avec les
conceptions juridiques traditionnelles de la justice française » 81. Parmi les causes expliquant l’indulgence reprochée par le ministère de l’Intérieur à la section spéciale, un des membres du parquet spécial indique, dans un rapport de
novembre 1942 transmis au garde des sceaux, que la mission assignée par la
loi du 14 août 1941 « répugne aux magistrats de carrière qui n’aiment point
faire partie de juridictions d’exception de caractère politique et appliquer des
principes et des peines d’exception ». Il précise que la section spéciale jouit
« de peu de prestige aux yeux des magistrats qui n’en font point partie, de
ceux-là mêmes quelquefois qui redoutent le plus, pour l’avenir, ce qu’il est
convenu d’appeler le “péril communiste”. Elle en a chaque fois le déplaisant
écho. C’est un fait qui peut influencer ses membres. Ils se considèrent défavorisés par rapport à leurs collègues, et constatent avec regret et amertume que
la “relève” qu’ils ne cessent de réclamer en pure perte laisse peser sur les
mêmes épaules... des responsabilités qu’ils sont bien loin d’avoir sollicitées » 82.
Des sections spéciales évitent les dispositions les plus exceptionnelles
de la loi. C’est notamment le cas de celle de Caen qui restreint la portée du
jugement d’une chambre de la même cour qui consacre la rétroactivité de la
loi du 14 août 1941 et donne lieu à la seule publication sur les sections spéciales. Elle le fait contre les réquisitions « énergiques et précises » du ministère
public, sans que cela soit publié et même de manière inavouée, mais dès la
première audience de la section spéciale et pour une affaire estimée « importante ». Faisant droit aux prétentions de la défense, les juges considèrent
« implicitement » que la nouvelle loi n’a pas d’effet rétroactif en ce qui
concerne les sanctions, appliquent les peines prévues par le décret-loi du
26 septembre 1939 et font bénéficier certains condamnés de circonstances
atténuantes interdites 83.
Des divergences d’interprétation relatives à l’extension de la loi d’août
1941 persistent également, malgré les rappels à l’ordre ministériels. Alors que
la Chancellerie donne la définition la plus large de l’activité communiste et
étend la compétence des sections spéciales « aux adhérents de toutes les Internationales et aux membres de tout gouvernement ayant pour but la subversion des principes traditionnels sur lesquels reposent les Sociétés », des
juridictions s’en tiennent au décret-loi du 26 septembre 1939 et limitent leur
compétence aux seuls membres d’organisations dépendantes de la IIIe Internationale. Ce qui contraint le ministre à devoir, dans un premier temps, insister
sur le caractère « plus extensif » de la nouvelle loi et sur la nécessité de « mettre
fin » à une interprétation « restrictive » (circulaires du 23 août 1941 et du
16 décembre 1942) et, dans un deuxième temps, à réformer la législation en
promulguant la loi du 5 juin 1943, accompagnée de la circulaire du 2 juillet
1943 encore plus explicite sur l’élargissement de la compétence des sections
spéciales.
56
Alain Bancaud
L’extension de la compétence du tribunal spécial aux infractions
connexes suscite le même débat entre partisans des interprétations extensives
et restrictives. La tendance à vouloir contenir l’exception existe, là aussi, chez
des magistrats pourtant très liés au régime. La Cour de cassation réaffirme,
pour sa part, « la règle prétorienne méconnue rarement », selon un commentateur, qui n’admet pas la compétence des juridictions d’exception à l’égard des
infractions connexes que la loi ne leur défère pas explicitement 84. Réaffirmation qui n’a toutefois d’autre intérêt que « doctrinal » puisqu’une nouvelle loi
(du 3 août 1943) attribue formellement au tribunal spécial le jugement de
« toutes les infractions connexes à celles de sa compétence, quelle qu’en soit la
nature ».
Les magistrats peuvent aller très loin dans les interprétations extensives,
mais ils évitent, dans leur majorité, les interprétations dont les effets sont trop
incertains ou trop bouleversants pour l’ordre juridique, et qui rajoutent, de
manière trop zélée et trop ostentatoire, trop politique et trop polémique, au
texte. Même sous Vichy, la magistrature continue à médiatiser ses rapports au
politique à travers les textes et à se référer à « l’esprit du législateur » plutôt qu’à
« l’esprit » général du régime, tel qu’il s’exprime dans des discours et des allocations radiodiffusées. Ce travail d’objectivation juridique, auquel participe
l’ensemble de la communauté des juristes, est à la fois réel et illusoire – les
considérations non juridiques ne sont jamais absentes – : il produit néanmoins
des effets modérateurs sur l’amplitude des divergences jurisprudentielles,
comme sur l’action de la jurisprudence.
Une sévérité démesurée trop mesurée
Vichy supporte mal la conception relativement autonome de la rigueur
et, surtout, de l’indulgence dont la magistrature professionnelle s’est dotée à
travers sa longue expérience de praticien en première ligne pour apprécier les
résistances de la société à la volonté, révolutionnaire ou messianique, du législateur et pour savoir que l’excès de répression énerve la répression. Expérience qui l’a conduite à la modestie temporelle, mais aussi à concevoir une
sévérité qui s’éloigne des extrêmes et combine l’humanité et la rigueur ou,
plus exactement, l’humanité dans la rigueur. Cette ambivalence, plus ou moins
bien incarnée dans chaque magistrat, fonctionne comme un critère d’excellence, ainsi qu’en témoignent les notations hiérarchiques.
Des préfets se plaignent ainsi de la persistance chez les magistrats de
« sentiments d’un humanitarisme passé » dépassé et des procureurs généraux
font comme leur collègue de Douai qui « déplore qu’il y ait encore des tribunaux qui ne comprennent pas que l’heure d’une “sensiblerie” allant jusqu’à la
veulerie est passée » 85. C’est pour limiter les possibilités d’expression de ce
sens spécifique de l’indulgence que Vichy interdit ou restreint l’usage des circonstances atténuantes et du sursis qui sont au cœur de cette « démagogie du
pardon » dénoncée par Barthélemy mais aussi du pouvoir d’un corps soumis à
la loi et cultivant l’exercice individualisé de la justice. Ce sens de la sévérité
modulée et mesurée, qui concrétise l’expression d’un pouvoir professionnel et
l’expérience d’un spécialiste de la confrontation entre le « fait » et le droit, entre
57
Actes du collooque
la volonté politique et l’application concrète, explique que la magistrature se
sente mal à l’aise dans la division du travail répressif de Vichy qui lui assigne
le maniement de l’exemplarité implacable et réserve à Pétain l’usage de la
mansuétude et du pardon, le pouvoir d’adaptation de la règle générale au cas
particulier. Il explique aussi que des juges n’apprécient guère de participer
aveuglément à un cumul de sanctions concurrentes. Et cela, même en matière
de répression anticommuniste : s’il faut en croire un avocat général de la section spéciale de Paris, « la superposition abusive de sanctions » à laquelle
s’adonnent les Allemands en retenant, jugeant, condamnant et même fusillant
des prévenus et des condamnés aussi bien que l’administration en internant
des condamnés à la fin de l’expiration de leurs peines, des prévenus mis en
liberté provisoire ou bénéficiant de non-lieu, « impressionne péniblement la
Cour » et constitue une des raisons de l’indulgence qui lui est reprochée. Ce
magistrat ajoute que la section spéciale tient également compte de l’état déplorable des prisons qui provoque « des déficiences physiques graves ». « Comment ne serait-elle pas encline, tenant compte de tous ces éléments, à essayer
de concilier, même si la rigueur de la loi rend la chose malaisée, le devoir de
répression qui lui est imposée avec une élémentaire humanité ? » 86. Aussi la
Cour entend-elle toujours exercer son pouvoir d’individualisation des peines,
« droit » quelle se reconnaît et que la loi du 14 août 1941 n’interdit pas, selon
elle. La Cour et, au-delà, la magistrature entendent d’autant plus maintenir ce
mode ordinaire d’exercice de la justice qu’une partie des délinquants qui leur
sont déférés correspond, de moins en moins, à la figure qu’ils se font du traitre
à la patrie, toujours à la limite de la criminalité de droit commun, et du client
de la justice pénale avec sa mauvaise réputation sociale et son intention criminelle délibérée.
Cette mesure dans la sévérité la plus extrême est reconnue au sein de la
Résistance qui y voit, parfois, une raison supplémentaire pour écarter les
magistrats professionnels du futur dispositif d’épuration. Dans une note de
septembre 1943, le comité général des études, qui craint déjà que les magistrats perdent leur dernière crédibilité dans « une répression en grande partie
politique », précise : « Ajoutons que les magistrats civils, traditionalistes et scrupuleux, condamnent rarement à mort ; l’expérience de ces trois dernières
années l’a prouvé » 87.
Précédents et continuité dans le changement
Les magistrats pensent leurs rapports avec Vichy à travers la lettre et
l’esprit du législateur mais aussi l’expérience d’un passé spécifique, qui est
relativement indépendant du politique et qu’ils ont construit, celui des interprétations judiciaires des textes anciens, c’est-à-dire des précédents jurisprudentiels.
Sous Vichy, les magistrats, du siège prioritairement, font ainsi comme ils
ont toujours fait : ils pensent les problèmes nouveaux d’interprétation en référence aux réponses de leurs prédécesseurs. Ils y trouvent, sinon une raison de
maintenir, du moins un art de se positionner à la fois dans la conjoncture et la
durée, un art de gérer la spécificité et la stabilité d’un mode de régulation, le
58
Alain Bancaud
droit, qui suppose une certaine permanence et prévisibilité, en même temps
que la continuité d’un corps qui doit survivre aux opinions particulières de ses
membres et aux aléas du politique. Les précédents fonctionnent comme une
limite à la fois pour le politique et pour les magistrats concrets et leur adhésion, ou leur opposition, au régime en place.
Les magistrats se reportent, par habitus, au passé mais sans que cela soit
nécessairement pour le reproduire à l’identique : ils maîtrisent l’art de se référer aux précédents mais aussi de s’en libérer, afin de faciliter, de légitimer leur
adhésion à Vichy et de limiter le poids de l’expérience judiciaire antérieure,
notamment républicaine, sur les réformes. Ils peuvent le faire en déclarant, par
exemple, que les précédents ne s’appliquent pas à la situation nouvelle ou ne
sont pas « nettement établis » puisqu’ils ont donné lieu à des débats et des
exceptions. Le jugement de la cour d’appel de Caen qui reconnaît la rétroactivité de la loi créant les sections spéciales illustre cette sorte d’évidence professionnelle du recours au précédent et ce travail permanent de réinterprétation
des interprétations judiciaires : devant une telle dérogation qu’ils auraient pu
admettre quasiment sans motiver, selon les commentateurs doctrinaux, les
juges se croient obligés d’écarter la jurisprudence qui pourrait contredire leur
position en montrant qu’elle ne s’est pas « maintenue ».
Le juge s’autorise ainsi d’autant mieux l’adhésion aux réformes et aux
dérogations de Vichy qu’il trouve des précédents justificateurs ou peut récuser
les précédents potentiellement contraires. Inversement, il est d’autant plus
porté à résister que l’enjeu est l’abandon de ce que les juristes nomment un
« massif jurisprudentiel ». Surtout quand ce dernier correspond à des intérêts
professionnels stratégiques. Pour justifier le maintien de la saisie des tribunaux
judiciaires pour les actions en déclaration de non appartenance à la race juive,
dont la contestation par le préfet de police et le CGQJ attente directement à la
maîtrise traditionnelle du juge judiciaire sur les questions d’état des personnes,
le tribunal de la Seine opère ainsi un surinvestissement savant et fait valoir que
la compétence de droit commun du judiciaire sur les affaires d’appartenance à
la confession juive remonte au Moyen âge et a été confirmée par des lettres
patentes spéciales aux Juifs de Metz de 1718 et 1777, par la Révolution Française et deux arrêts du Conseil d’État de 1820 et 1821 88. Mais, ainsi qu’en
témoigne ce jugement, c’est surtout en matière civile que le pouvoir de résistance du juge judiciaire, fondé sur le passé, s’exerce : au pénal, la loi avec le
principe de l’interprétation stricte qui l’accompagne domine trop pour laisser
une véritable place aux constructions et fidélités jurisprudentielles.
La référence privilégiée au passé a finalement un effet politique et symbolique contradictoire : elle contient l’adhésion de la magistrature à Vichy et
elle atténue la radicalité révolutionnaire de ce dernier mais, en même temps,
elle apporte un surplus de légitimité, fondé sur l’histoire ou, plus exactement,
une forme spécifique d’histoire neutralisée.
59
Actes du collooque
Une scène aléatoire : le procès
S’ils ne réagissent pas aux atteintes portées aux droits fondamentaux de
la défense par la volonté de la loi, les magistrats tendent toutefois à les respecter eux-mêmes tant que ces garanties sont maintenues ou rendues facultatives.
Certes, un procureur général appelle les restrictions prescrites par la réforme
du 16 mars 1943 relative aux sections spéciales, mais son initiative reste personnelle et prend la forme d’une proposition au législateur. Sans doute, quelques magistrats manifestent-ils des velléités de revanche contre les avocats, s’il
faut en croire de Monzie 89. Mais elles semblent très marginales. À la Libération,
aucun manquement grave n’est ainsi reproché aux membres des sections spéciales. Tout au plus, quelques-uns sont-ils accusés d’avoir montré trop de
rigueur dans les interrogatoires et la direction des audiences. Mais sans que
cela ne dépasse une propension, jugée personnelle, à la sévérité qu’ils avaient
l’habitude de manifester auparavant. Et sans que cela n’ait entraîné de protestation de la part des avocats, sous Vichy.
L’échec du procès de Riom est ainsi dû, en partie, à la sous-estimation
du sens des garanties judiciaires qui pèsent sur des hauts magistrats professionnels et des effets que cela produit dans certaines circonstances favorables,
c’est-à-dire une juridiction proche du droit commun (spécialement, des assises), des accusés ne ressemblant pas à des délinquants ordinaires, des avocats
disposés à rompre avec le code de bonne conduite, ou encore l’enjeu représenté par un « procès pour l’histoire » qui engage l’image de la justice et de la
magistrature.
Alors que Vichy attend des magistrats capables d’incarner l’autorité
supérieure de l’État, de contenir les débats dans les limites fixées et d’imposer
aux inculpés la dégradation 90 qui fonde leur acceptation de leur statut inférieur d’accusés et la légitimité de leurs accusateurs, le président et le procureur
font plus que respecter les droits de ceux qui doivent être rabaissés et
condamnés, ils se montrent déférents. Même s’il est un familier de Pétain,
même s’il se trouve responsable d’un déni de justice, selon l’avocat de Reynaud, même s’il participe à la mise en place de la censure 91, le président interroge, avec tous les égards, Blum, le principal accusé avec Daladier : « Je
voudrais vous faire part d’une réflexion. Mais je ne suis pas un tortionnaire. Je
ne voudrais pas vous fatiguer... Un mot, je vous prie, M. Blum... Mais je ne fais
qu’indiquer des éléments d’accusation pour vous permettre de produire la
défense que vous jugerez propre... on vous fera remarquer que la situation
n’était peut-être pas aussi grave que vous nous l’avez décrite... » 92. Rendant
« hommage à son impartialité », un chroniqueur judiciaire rapporte qu’il ne fait
rien pour empêcher les accusés de s’expliquer 93.
Vichy est également victime de sa surestimation, partagée par certains
membres de la cour de Riom, de « l’autorité et de l’habileté » du président à
éviter l’évocation publique des « questions irritantes et pleines de péril » qui
devaient être tues et qui touchent à la responsabilité de Pétain, de l’armée, des
Allemands.
Malgré certaines mises en garde pouvant venir des personnes les plus
autorisées puisqu’il s’agit de Barthélemy et même du procureur général de la
60
Alain Bancaud
Cour qui met en garde contre les illusions sur le pouvoir du président et
l’usage du huis clos 94, Vichy néglige les risques inhérents à un procès qui ne
se maîtrise pas comme les procédures administratives et échappe, en partie,
aux magistrats tenus par des règles qui peuvent permettre un renversement,
les accusés devenant accusateurs, et produire des martyrs plutôt que des coupables.
Devant un procès qui devait servir à condamner la République et
magnifier la « Révolution nationale » mais se transforme en une « tribune retentissante » où les questions « irritantes et dangereuses » à taire sont évoquées, où
les personnages à préserver sont attaqués, où « les valeurs spirituelles et les
certitudes éternelles sur lesquelles le Maréchal entend fonder le pays ont été
bafouées », Vichy a le sentiment d’avoir été trahi par les magistrats et, plus
encore, les accusés : « Le gouvernement voulait croire que les accusés, libres
de leurs moyens de défense, n’oublieraient pas les intérêts supérieurs de la
Patrie... Ils mettent une sorte de coquetterie à parler sans réserve des relations
internationales et se jouent de compromettre l’œuvre que vous poursuivez
dans des circonstances exceptionnellement difficiles », écrit J. Barthélemy à
Pétain pour justifier la suspension du procès 95.
Vichy arrête les audiences parce qu’il n’a pas les magistrats qu’il attend,
les accusés qu’il mérite, ou encore les avocats qu’il espère. Si certains défenseurs acceptent de jouer le jeu de l’autorégulation en s’interdisant,
d’eux-mêmes, d’évoquer les questions interdites et en conseillant à leurs
clients de se montrer de parfaits accusés qui admettent les valeurs au nom desquelles ils sont jugés, ce n’est pas le cas de tous. Barthélemy constate que les
avocats ont « sensiblement » les mêmes dossiers, mais « certains ne s’en serviront qu’avec prudence, discrétion, ménagement, déférence pour de prestigieux chefs, souci de l’intérêt public. Les autres se lanceront à corps perdu
dans la défense de leurs clients au risque de faire sauter la boutique, suivant
l’expression de l’un d’entre eux » 96.
Banalisation pénale
Le procès de Riom avec sa suspension révèle encore une autre caractéristique qui contribue à décevoir le politique : les juges professionnels tendent
à limiter leur implication dans les enjeux et les luttes politiques et à construire,
en même temps qu’à préserver, une justice dépolitisée. Cette dépolitisation, à
la fois illusoire et réelle, produit des effets contradictoires : elle sert le politique, mais elle le dessert aussi.
Riom est ainsi, pour Vichy, un procès ordinaire, trop ordinaire parce
qu’il empêche d’obtenir la « vérité » politique attendue : « On n’a fait qu’un procès limité, déclare Barthélemy. Il était limité à l’impréparation de la guerre.
D’un procès limité ne peut sortir qu’une vérité limitée et une vérité limitée
n’est pas une vérité » 97. La vérité que Vichy espère est ainsi « fréquemment
contrariée par l’ignorance volontaire » dans laquelle la Cour se maintient parce
qu’elle refuse de juger politiquement les responsables politiques de la IIIe
République, les dirigeants militaires et la France : elle évite de se prononcer
61
Actes du collooque
sur les « devoirs » d’un ministre, la conduite des opérations militaires et la responsabilité de la France dans la déclaration de la guerre. L’erreur de Vichy est
ainsi de vouloir faire de la politique avec une Cour qui ne l’est pas avec ses
magistrats, ses procédures, son rituel, empruntés au droit commun : « Fallait
une juridiction politique, pour juger politique », conclut Barthélemy dans une
note où il explique que la Cour suprême, « parce que judiciaire, composée de
magistrats professionnels », ne veut pas juger la trahison des devoirs ministériels de Daladier 98. Une telle limitation délibérée explique l’intervention de
Pétain avec son pouvoir de justice politique et la suspension du procès avec
l’élargissement prévu de l’information qui doit permettre de réaliser enfin la
justice attendue : « Il faudra recommencer, ce coup-ci sans œillères, sans
écran », déclare encore Barthélemy 99.
Ainsi, la Cour borne sa compétence, au prix d’« une acrobatie juridique »
par rapport à la loi qui la saisit, à la seule impréparation de la guerre et son
président, au cours des débats, s’interdit les prises de position politiques, rappelle à l’ordre de la dépolitisation les témoins trop partisans et, avec beaucoup
moins de succès, les accusés. Il réalise finalement ce qui est la caractéristique
des magistrats professionnels, ramener l’extraordinaire politique à l’ordinaire
pénal. Responsable de la mise en scène, il organise « ce lit de justice comme
une séance quiète et morne de quelque académie de province » et se montre
soucieux de « délimiter le débat dans de médiocres frontières, tout au plus dignes
d’un capitaine d’habillement ou d’armement », selon l’avocat de Daladier 100. Ce
qui devait être le plus grand procès de l’histoire se déroule « dans une atmosphère aussi sereine qu’un procès en contrefaçon ou en captation d’héritage »,
selon un chroniqueur judiciaire 101.
À la Libération on retrouve cette même prédisposition à banaliser les
grands procès politiques qui fait que le politique reproche aux magistrats leur
incompréhension de la haute mission sociale qui leur est assignée. Alors que
leur participation à l’épuration doit contribuer à éviter tout caractère de règlement de compte partisan et manifester solennellement que l’intérêt supérieur
de la France est en jeu, les magistrats professionnels sont portés à ramener ce
qui doit être la grande cause de la trahison de la nation à des affaires de droit
commun, voire de délits d’opinion, envers lesquelles ils sont réticents ou estiment ne pas devoir trop s’impliquer. Ce qui provoque de nombreuses critiques de la part des résistants et désespère les inspecteurs des Services
judiciaires qui se plaignent souvent du manque de conviction de leurs collègues, ainsi que de leur esprit routinier qui leur fait reproduire les recettes du
passé afin de mieux préserver leur irresponsabilité.
Dans un rapport sur les cours de justice de la Seine, le même inspecteur
général constate que : « Beaucoup de magistrats, qui ne mettent au demeurant
aucune mauvaise volonté à remplir leur tâche répressive, ont tendance à traiter les affaires des cours de justice comme ils traitent celles du droit commun.
Même souci inquiet de ne pas s’engager personnellement, même respect des
habitudes, commodes à la fois parce qu’étant consacrées, elles ne prêtent plus à
discussion, qu’elles dispensent des initiatives et parce que, derrière la correcte
apparence des actes, peut se dissimuler plus aisément le vide du fond. En réalité, même crainte de l’effort intellectuel et même crainte des responsabilités » 102.
62
Alain Bancaud
La survie du corps et des corps
Le mouvement de distanciation des magistrats envers la répression politique de Vichy vient d’eux-mêmes mais leur est aussi imposée de l’extérieur.
Et cela, sous une forme parfois radicale, violente : ils sont l’objet de menaces,
d’attentats, d’exécutions, de la part des résistants. Ils se trouvent dans une
situation, sans grand exemple dans l’histoire de la justice, où la survie symbolique du corps se confond avec l’intégrité physique des corps.
Des magistrats et, en tout premier lieu, les membres des sections spéciales, surtout quand ils ont prononcé des peines capitales exécutées, reçoivent,
parfois très tôt, des tracts et des lettres qui les exhortent à l’indulgence ou les
menacent de représailles. Aux lettres et aux tracts, s’ajoute l’envoi de cercueils
en miniature, de listes noires publiées par des journaux clandestins, de
condamnations diffusées par Radio-Londres. À Lyon, fin 1943, 9 magistrats
sont ainsi inscrits sur la liste noire du journal Bir Hakeim, l’un reçoit l’extrait de
sa condamnation à mort par un « tribunal » de la Résistance, plusieurs autres
reçoivent des petits cercueils ; le premier président et les membres de la section spéciale sont armés et ont des consignes de sécurité très strictes.
Plusieurs magistrats, appartenant le plus souvent aux sections spéciales,
font l’objet de tentatives d’attentats. Lors de la réunion des procureurs généraux, le 18 octobre 1943, Laval indique que, depuis trois semaines, il y en
aurait eu 26 103. Chiffre qu’il n’est pas possible de vérifier et qui paraît grossi.
Cinq magistrats sont ainsi exécutés et un sixième blessé si grièvement qu’il
échappe à toute mesure d’épuration à la Libération. Toutes ces exécutions
visent des magistrats s’occupant d’affaires communistes. Sur ce chiffre, trois
sont plus particulièrement importants quant aux effets produits sur le corps,
les autres ayant lieu soit trop tôt et de manière trop accidentelle – c’est le cas
du juge d’instruction de Nantes tué lors de la tentative de fuite d’un communiste inculpé qu’il interroge, en septembre 1942 –, soit très tard, trop tard, pour
modifier les comportements – c’est le cas du juge d’instruction spécialisé dans
les affaires de terrorisme de la cour de Douai grièvement blessé en juillet 1944
et du président de la section spéciale de Nîmes victime de l’épuration sauvage
d’août 1944. Plus déterminant sur l’évolution du corps sont les assassinats de
fin 1943 et début 1944 qui visent trois membres de juridiction d’exception,
dont deux ont participé à des audiences au cours desquelles des peines de
mort exécutées ont été décidées : un a requis la peine capitale devant le tribunal spécial de Toulouse (l’avocat général Lespinasse exécuté en octobre 1943),
un autre a siégé comme premier assesseur les deux fois où la section spéciale
mixte de Lyon vote la mort (le conseiller Faure-Pinguely, exécuté en décembre
1943), le dernier présidait la section spéciale d’Aix (le président de chambre
Verdun, mort en janvier 1944).
Ces exécutions, réprouvées par le corps, n’entraînent cependant pas un
durcissement répressif. La magistrature ne se fixe pas dans cette attitude
d’intransigeance, d’inexorable défi face à la sédition qu’elle cultive volontiers
dans sa mythologie professionnelle et à laquelle Gabolde se réfère lors de la
réunion des procureurs généraux.
63
Actes du collooque
Ces exécutions découragent les dernières vocations répressives maximalistes. Même les magistrats convaincus de la nécessité d’une révolution
conservatrice ou, au minimum, persuadés de la menace « terroriste » ne sont
plus prêts à exposer leur vie pour prononcer les peines de mort réclamés par
Vichy. L’inspecteur général des Services judiciaires précise ainsi dans son rapport sur la cour d’appel de Toulouse, en janvier 1944, c’est-à-dire peu après
l’attentat contre l’avocat général Lespinasse, que le gouvernement ne doit pas
espérer une nouvelle condamnation à mort contre un jeune Juif auteur de
l’assassinat d’un milicien : les deux juridictions d’exception, « composées de
magistrats de haute conscience professionnelle et d’une grande valeur morale,
se trouvent placées dans une situation de fait qui ne permet pas d’attendre
d’elles, tant que cette situation se prolongera, les mesures de répression que
les circonstances nécessiteraient ». Il signale que les magistrats de la section
spéciale et du tribunal spécial reçoivent « fréquemment » des lettres anonymes
rédigées par des gens « paraissant très avertis de leur activité, de leur caractère,
de leurs tendances », et produisant « sur leur esprit, un effet de démoralisation
très compréhensible depuis que certaines menaces ont été mises en exécution ». Ils se sentent « surveillés et épiés », mal protégés par une police « déficiente » et leurs familles « partagent leurs angoisses ». L’un d’eux « n’hésite pas à
confier » à l’inspecteur : « Nous sommes des magistrats, nous ne sommes pas
des héros » 104.
Une lettre, de janvier 1944, envoyé par un membre du tribunal spécial
ayant prononcé la peine de mort est encore plus explicite sur les effets de
l’assassinat. Les menaces « terroristes » terrorisent véritablement les juges :
« Nous avons commencé à vivre ici dans cette atmosphère de terreur
lente avec chaque semaine un attentat et une victime. Depuis l’assassinat de
mon bon ami Lespinasse, une véritable panique sévit à la Cour. Le président
de chambre qui présidait le tribunal spécial s’est enfermé chez lui sous la protection de la police et n’a plus reparu. Le conseiller doyen a demandé et
obtenu sa mise à la retraite anticipée » 105.
Les exécutions de magistrats exacerbent plutôt qu’elles ne créent les
réticences envers la répression politique de Vichy. Celles-ci sont déjà perceptibles au niveau des sections spéciales, avec des écarts entre les juridictions et
des décalages dans le temps. Comme on l’a précédemment noté, certaines
sections spéciales cessent pratiquement leur activité au cours de 1943. À Paris,
où la section spéciale se voit reprocher son indulgence dès l’été 1942, les peines ne cessent de diminuer en nombre et en sévérité : aucune condamnation à
mort n’est prononcée après la première audience d’août 1941 ; les peines de
travaux forcés à perpétuité disparaissent quasiment après novembre 1941 (les
3 dernières étant par contumace : 2 en 1942 et 1 en 1943) ; les peines de travaux forcés à temps n’existent pratiquement plus à partir de mai 1943 (108 en
1941 ; 78 en 1942 ; 3 en 1943 et aucune en 1944) ; la part de toutes les peines
de travaux forcés confondues diminue (soit, par rapport à l’ensemble des
condamnations, 44,1 % en 1941 ; 18,1 % en 1942 ; 0,9 % en 1943 et 0 % en
1944) ; les peines d’emprisonnement les plus lourdes régressent (par rapport à
la totalité des peines de prison, celles qui sont égales ou supérieures à 3 ans
représentent : 52,4 % en 1941 ; 44,6 % en 1942 ; 25 % en 1943 ; 8,6 % en 1944) ;
64
Alain Bancaud
les acquittements augmentent (10 % en 1941 ; 15,7 % en 1942 ; 17 % en 1943 ;
23,7 % en 1944).
La réserve est d’autant plus manifeste qu’une même condamnation ne
sanctionne pas nécessairement, on peut même dire, sanctionne de moins en
moins souvent les mêmes faits. En 1941, les peines de mort de la section spéciale de Paris et les diverses peines de travaux forcés frappent des actes de
propagande, alors qu’en 1943-1944, elles répriment des attentats contre des
personnes et, tout particulièrement, contre les forces de l’ordre françaises.
Chanter l’Internationale peut conduire à plusieurs années d’emprisonnement,
en 1941, et n’entraîne plus rien à la fin du régime.
Ce que provoquent les attentats contre les magistrats, c’est, au-delà de
l’accentuation d’une réduction de la sévérité répressive du juge qui est déjà en
marche, le refus définitif de prononcer des condamnations à mort, exécutoires
du moins puisque 12 sont encore infligées par contumace en 1944 (le tribunal
spécial de Douai prononce une peine capitale contradictoire en mai 1944,
mais c’est pour vol de locaux sinistrés après des bombardements). Ils stoppent
les dernières velléités répressives maximalistes qui se manifestent plus facilement au niveau des tribunaux spéciaux, officiellement sans caractère politique,
et qui se raniment, fin 1943, après la réunion des chefs de Cour par Laval et à
la suite de l’intégration de représentants des forces de l’ordre au sein des sections spéciales (la section spéciale mixte de Lyon condamne à mort le
25 octobre et le 23 novembre 1943 ; le tribunal spécial d’Agen, le 22 octobre
1944).
Les juges professionnels ne sont pas les seuls sensibles aux menaces ni
les seuls à ne pas se montrer à la hauteur des attentes de Vichy. Les sections
spéciales élargies déçoivent comme les sections spéciales ordinaires. Bien
qu’ayant à juger les cas les plus graves jusqu’à la création des cours martiales,
elles prononcent peu de peines capitales. À partir de 1944, il ne faut pas plus
espérer dans l’ardeur répressive des juges policiers et gendarmes que dans
celle des magistrats de profession. L’inspecteur général des Services judiciaires
en fait la constatation dépitée lors de sa tournée à Toulouse, début 1944 : « La
plupart n’ont pas caché leur répugnance à “devenir des juges” estimant que
leurs aptitudes devaient seulement les appeler à faire enquêter, à rechercher
les coupables et aider la justice. Ils ne semblent pas avoir compris l’importante
modification apportée, dans certains cas, à la composition des sections spéciales, dans leur intérêt et dans celui de leurs subordonnés » 106.
Les membres du tribunal d’État se révèlent, eux aussi, décevants pour
les affaires politiques et préoccupés de se préserver. Comme le constate C. Fillon, « une véritable épidémie de démissions » saisit les membres de la section
lyonnaise quand les affaires de résistance commencent à arriver, à partir de
mars 1943, et « la peur des représailles » explique le verdict relativement clément rendu dans la seule affaire communiste jugée à Lyon 107. Pour sa part, la
section parisienne ne prononce plus de peines de mort contre des communistes à partir de 1943. L’affaire de Poitiers, dite du docteur Guérin, propagandiste
virulent du PPF exécuté par de jeunes résistants, est, à cet égard, symptomatique des déceptions judiciaires de Vichy. Le 10 septembre 1943, le tribunal
d’État n’inflige que de lourdes peines de travaux forcés, alors qu’il avait été
65
Actes du collooque
choisi pour éviter la compétence de la section spéciale locale dans laquelle le
PPF n’avait pas confiance. Ce jugement, qui vaut à son président des insultes,
des accusations de trahison et des menaces de la part de la presse collaborationniste, semble avoir été influencé par la distribution d’un tract de la résistance mettant explicitement en jeu la vie du président du tribunal (« Il est à
craindre que M. Devise meure mal ») 108.
Une réserve sans rupture
De plus en plus pris entre la croyance dans une résistance respectable
et le sens de « l’ordre social légalement établi », entre la peur des représailles
des résistants et la crainte des sanctions et violences de la part de la Chancellerie, de la Milice, des Allemands, entre la constatation qu’une peine trop
lourde désigne comme otage et la reconnaissance qu’une condamnation trop
légère ne préserve pas contre les internements et les déportations, la magistrature s’installe toujours plus dans une réserve sans rupture envers la répression
politique de Vichy et met en œuvre des solutions intermédiaires entre ce qui
apparaît comme les excès de l’acquittement systématique et la disproportion
de la répression exemplaire d’exception.
Leur réserve, les magistrats l’expriment avec leurs pouvoirs traditionnels
et selon leurs habitudes. C’est-à-dire de manière juridique, non ostentatoire et
prudente. Ils ne suivent pas les appels de la résistance quand elle les exhorte à
réprimer et dénoncer publiquement les abus de la police et de l’administration
pénitentiaire, leur enjoint de retourner la sévérité contre les vrais « faux Français » que sont les collaborationnistes, leur assure qu’« il vaut mieux laisser
échapper un voleur, qui de toute façon se fera reprendre un jour, que de risquer de faire fusiller un vrai Français » 109. Ils ne sont pas disposés à reconnaître
la légalité de la Résistance, ni même une excuse patriotique absolutoire systématique, surtout en faveur de ceux qu’ils considèrent comme des délinquants
de droit commun.
Les tribunaux spéciaux et les sections spéciales continuent à condamner
et, parfois, lourdement. Dans les régions à forte implantation de la Résistance,
des sections spéciales connaissent une sévérité accrue, comme on l’a vu à
Chambéry, Limoges et, dans une moindre mesure, Lyon. Tout en sachant
qu’une appréhension globale dissimule le fait que la majorité des sections spéciales a quasiment cessé de fonctionner, il apparaît que l’année 1944 représente : aucune peine de mort effective mais 12 des 33 prononcées par
contumace ; 39,5 % des travaux forcés à perpétuité ; 41,2 % des travaux forcés
à temps ; 52,7 % des réclusions ; 42,5 % des peines d’emprisonnement.
Leur réserve, les juges la manifestent en utilisant tous les moyens dont
ils disposent traditionnellement pour aménager et atténuer les lois et les instructions qui leur paraissent inadaptées ou discutables. Moyens, à l’évidence,
très réduits sous Vichy, mais qui n’en existent pas moins. Cette période est
intéressante parce qu’elle révèle à la fois les contraintes qui pèsent sur la justice et la marge de manœuvre dont les juges bénéficient, même dans une
situation d’instrumentalisation extrême. Marge qui n’a sans doute pas d’équi-
66
Alain Bancaud
valent chez les autres fonctionnaires spécialisés dans le maintien de l’ordre. La
volonté de promouvoir une répression exemplaire et accélérée produit, de
surcroît, un résultat paradoxal : en supprimant l’appel pour les juridictions
d’exception et en multipliant les lois et les juridictions, Vichy diminue son
pouvoir de contrôle sur l’application de sa législation et élargit les possibilités
de se libérer de la rigueur des règles dans les règles, en jouant entre les diverses lois et les différents ordres de juridiction.
Ainsi, les magistrats ouvrent-ils moins facilement des informations au
titre de la loi sur les sections spéciales ou, quand ils le font, est-ce plus fréquemment contre X. Ils accordent aussi plus largement des classements, des
non-lieux, des acquittements. Ils usent moins systématiquement de la détention provisoire, ce qui permet à certains inculpés de fuir. Ils jouent sur le
temps des procédures en allongeant les instructions : en 1944, les sections spéciales se prononcent, pour l’essentiel, sur des faits antérieurs à l’année et les
inculpations pour activité terroriste ne donnant lieu à aucun jugement deviennent plus fréquentes. À Lyon, le nombre d’affaires en suspens, qui concernent
parfois plus d’une trentaine de personnes, souvent placées sous mandat de
dépôt, est de : 6, en janvier 1944 ; 4, en février ; 18, en mars ; 50, en avril ; 45,
en mai ; 47, en juin ; 14, en juillet 110.
Les juges s’en remettent également moins facilement aux accusations de
la police. Ils jouent sur la réalité des preuves et l’existence de l’intention criminelle, sans lesquelles aucune condamnation pénale n’est possible : ils admettent mieux les « doutes quant à l’intention homicide », affirment plus souvent
que « l’intention du but terroriste n’est pas suffisamment établie ». Ils accordent
plus fréquemment des circonstances atténuantes et, inversement, ne retiennent pas les circonstances aggravantes. Ils condamnent plus facilement au titre
des décrets de 1939 aux peines moins lourdes et à l’implication vychiste moins
marquée. De manière plus générale, ils abandonnent, de plus en plus, les
incriminations les plus graves. À partir de 1944, les déqualifications juridiques,
qui permettent de sous-condamner, sont quasi systématiques au niveau des
sections spéciales.
Au service de leur réserve, les magistrats mettent en œuvre une part
d’arbitraire qui va souvent bien au-delà, de celle qu’ils ont pu manifester, au
début, en faveur du régime. L’originalité de l’attitude de la magistrature réside,
finalement, tout autant dans l’étendue des services rendus à Vichy que dans le
caractère, systématique et extrême, de la réserve sans rupture à l’égard de la
répression politique gouvernementale, à partir de la fin 1943. Des juges d’instruction et des parquets dissimulent ou détruisent des preuves. Des sections
spéciales font grossièrement mentir les faits, commettent délibérément des illégalités, par exemple en prononçant des peines inférieures au minimum légal,
des sursis. Elles ne le font pas pour reconnaître une nouvelle légalité, mais
accorder l’indulgence aux résistants respectables et une moindre sévérité aux
autres.
La volonté d’échapper aux extrémités de l’innocence généralisée inconcevable et de la rigueur exemplaire intenable, qui peut conduire les magistrats
les moins distants de Vichy à ne pas appliquer le droit, s’exprime idéalement
dans une décision de mars 1944, où la section spéciale de Chambéry qualifie
67
Actes du collooque
les faits de crime dans un but terroriste mais sans retenir les circonstances
aggravantes dues à la nature du vol avec armes dans une maison habitée, et
descend, pour un des accusés, en dessous du minimum légal. Décision qui
amène le procureur général à « déplorer une fois de plus la faiblesse de la Section spéciale qui va jusqu’à commettre une violation de la loi pénale, pour
n’infliger que des peines dérisoires » (quinze ans de travaux forcés par défaut,
huit ans de travaux forcés, 2 peines de deux ans et 1 de huit mois d’emprisonnement, 1 relaxe). Sans nier avoir sciemment transgressé la loi, le président du
tribunal, reconnu d’un « loyalisme absolu et d’une parfaite conscience » par son
premier président qui est l’ancien directeur de personnel d’Alibert et de Barthélemy, répond au ministre lui demandant des explications que « dans un
esprit de justice attachant moins d’importance à leur qualification qu’aux faits
eux-mêmes, [la Cour] s’est trouvée dans l’alternative ou d’acquitter les prévenus, ce qui eut été excessif, ou de leur appliquer une peine hors de proportion
avec les faits reprochés. Elle crut devoir adopter une solution intermédiaire » 111.
Laisser-faire individuel et aspiration collective
au dessaisissement
Les magistrats mettent en œuvre une autre stratégie, là encore classique,
pour gérer leur réserve sans rupture envers la répression politique de Vichy, le
laisser-faire. Stratégie qui se joue d’abord au niveau individuel et qui consiste
non pas à s’opposer mais à ne pas faire en se tenant à l’écart ou en se laissant
mettre à l’écart des affaires dans lesquelles le magistrat ne veut pas engager sa
responsabilité. Tous les magistrats n’entendent pas en effet servir la politique
d’exception qui prédispose pourtant à l’avancement. Certains refusent de participer aux sections spéciales, le cas le plus marquant étant le président de la
chambre correctionnelle de Paris spécialisée dans les affaires communistes qui
n’accepte pas de présider la première audience de la juridiction spéciale, alors
que Barthélemy le lui demande dans son bureau. D’autres réclament leur remplacement parce qu’ils ne veulent pas requérir ou présider une audience au
cours de laquelle la peine capitale est attendue, comme on le voit pour l’affaire
où la section spéciale de Nîmes prononce deux peines de mort exécutoires 112.
Le procureur général de Paris, en fonction depuis le Front populaire, demande
en octobre 1943 et obtient un mois plus tard son affectation à la Cour de cassation à l’implication politique réduite et au fonctionnement collectif discret.
À partir de la fin 1943, Vichy trouve de plus en plus difficilement des
candidats pour les sections spéciales et même les fonctions de procureur
général. Ce qui contraint la Chancellerie à faire du passage par ces juridictions
d’exception une condition pour bénéficier d’une promotion à la cour d’appel
et oblige plusieurs chefs de cour à organiser un système de rotation rapide : le
nouveau promu à la Cour remplaçant le plus ancien membre du tribunal.
À la Libération, on trouve, là encore, des refus individuels de servir une
épuration dans laquelle beaucoup perçoivent une revanche partisane ou, tout
au moins, une œuvre trop impliquée et trop risquée. Sept magistrats refusent
de présider la Haute Cour devant juger Pétain et tous les autres dirigeants de
68
Alain Bancaud
113
Vichy . Lors du procès de Brasillac, l’avocat de la défense, J. Isorni, peut
déclarer publiquement : « Devant l’absence de candidats (pour le ministère
public), il y eut désignation d’office » 114. Les inspecteurs des Services judiciaires
rapportent, souvent, que les fonctions au sein des cours de justice et des
chambres civiques sont « peu recherchées », suscitent « peu d’empressement »,
que ce n’est qu’« après de nombreux entretiens et démarches réitérées », voire
des promesses d’avancement que des magistrats acceptent. Quelques-uns sont
sanctionnés pour leur mauvaise volonté. De telles réserves individuelles
envers ce que les magistrats considèrent comme une justice politique ne sont
d’ailleurs pas nouvelles : pour le procès du général Boulanger en 1889, cinq
procureurs se récusent, un démissionne même pour ne pas avoir à demander
l’autorisation de poursuites 115.
Si la justice sert aussi facilement et aussi loin, c’est parce que son fonctionnement, à la fois, permet au politique d’utiliser l’ambition professionnelle
et autorise l’expression de réticences, de désaccords, sous des formes inavouées, telles que des difficultés médicales ou familiales, mais également des
cas de conscience individuels plus risqués à mettre en avant, tout en étant
négociables avec la hiérarchie judiciaire.
Il s’agit là d’une marge individuelle de jeu qui ménage le rapport heureux des magistrats avec leur conscience, en même temps qu’elle facilite le
réaménagement politique du corps sans conflit public : le pouvoir politique
trouvant, en général, des magistrats prêts, par conviction ou ambition, à exécuter ce que les autres refusent d’accomplir. Pour parvenir à ses fins, la Chancellerie doit parfois, il est vrai, aller chercher loin, très loin, trop loin,
c’est-à-dire de manière à la fois peu glorieuse et insatisfaisante, voire carrément contraire au droit et aux règles ordinaires de fonctionnement du corps.
Avec le temps, la magistrature va au-delà des manifestations individuelles. La réunion des procureurs généraux, d’octobre 1943, révèle que la hiérarchie judiciaire fait plus qu’accepter le principe du dessaisissement de la
magistrature professionnelle pour les affaires de « terrorisme » : elle l’attend,
elle l’appelle. Les chefs des parquets généraux approuvent, mieux, souhaitent
l’extension de la compétence des sections spéciales mixtes. La volonté de se
désimpliquer et de se protéger des risques de représailles explique que les
procureurs généraux apparaissent plus dérogatoires que Laval, qui n’ignore
pas le danger politique représenté par une violation trop radicale et trop manifeste des traditions juridiques. Les projets les plus expéditifs, les plus sommaires, les plus arbitraires, élaborés par le ministère de l’Intérieur, ils les
approuvent. Ils sont ainsi favorables au projet de loi, présenté par Bousquet et
que Laval « hésite encore » à signer, prévoyant le passage par les armes, dans
les 24 heures, de tout individu qui a tué ou blessé. Ils sont d’accord avec la
solution, que Laval prétend avoir rejetée, des cours martiales composées
d’officiers de police et suivant les colonnes chargées de la répression du banditisme.
Au sein de la magistrature, il existe une véritable prédisposition à vouloir se décharger des affaires susceptibles de trop l’impliquer dans les enjeux
politiques et sociaux. Prédisposition qui nourrit l’existence des juridictions
d’exception échappant à sa responsabilité comme les tribunaux militaires et le
69
Actes du collooque
tribunal d’État. Le commissaire du gouvernement de la section parisienne de
ce dernier se plaint, très souvent et très tôt, que les parquets cherchent à se
décharger des affaires délicates.
Les discussions interministérielles, de 1941 préparatoires à la création
des sections spéciales et de 1942 relatives à leur réforme, révèlent déjà que la
Chancellerie cherche à laisser ces juridictions d’exception aux militaires, au
titre d’« une tradition française depuis un siècle et demi ». Les militaires entendent, inversement, s’en décharger, au nom de leur manque de juges compétents, des « principes généraux du droit » dont ils font une interprétation
exactement opposée à celle du ministère de la Justice, et des effets négatifs
que cela entraîne sur leur légitimité : en assumant la répression de l’activité
communiste et anarchiste, selon une note du ministre de la Guerre de 1942
qui réclame la suppression des sections spéciales militaires, « l’armée voit son
prestige diminuer et grandir à son égard, dans certaines couches de la population, une désaffection qui se traduit notamment par l’insuffisance des engagements volontaires » 116. Position qui suscite une vive réaction du ministère de la
Justice estimant que la question, déjà tranchée, n’a plus à être rediscutée, que
l’argument de l’insuffisance des juges militaires ne tient pas plus que celui de
la « désaffection » concernant les seuls ennemis de l’armée et, enfin, que la
compétence exclusive des juges civils constituerait « un indice de faiblesse
dans les déterminations du gouvernement ». Cette dernière conviction étant
partagée par le ministère de l’Intérieur. Ces débats révèlent ainsi une tendance
inscrite dans la stratégie de pérennité historique animant les corps d’État soucieux de se reproduire et de survivre aux bouleversements politiques : se tenir
à l’écart ou, tout au moins, minimiser leur engagement dans les affaires les
plus politiques. Débats qui témoignent que l’État est un espace de concurrence à la fois pour défendre ou conquérir des territoires et pour se décharger
de certaines responsabilités.
Cette stratégie visant à maintenir la justice et les juges ordinaires en
dehors des enjeux les plus explicitement politiques n’est pas spécifique au
corps judiciaire. Au sein de la Résistance, on trouve déjà l’évocation des risques de perte de légitimité représentés par la participation des magistrats professionnels à l’épuration. J. Charpentier, bâtonnier de Paris et résistant, qui
reprochait déjà à Vichy d’avoir trop impliqué les juges, est partisan de laisser
l’épuration aux tribunaux militaires 117. De telles réactions révèlent ainsi que la
légitimité et les garanties de la justice de « droit commun » se sont gagnées et
se préservent, en partie, grâce à un certain retrait par rapport aux basses besognes du maintien de l’ordre déléguées aux militaires, avec leurs tribunaux, et à
l’administration, avec ses pouvoirs de sanction.
La réserve des magistrats ne conduit donc pas à une remise en cause de
la légalité de Vichy et de la participation à la répression politique, mais elle
contraint Vichy à multiplier les lois, circulaires, instructions qui permettent de
s’assurer d’un minimum de loyauté de la part d’un corps qui reste légaliste et
d’un parquet qui demeure discipliné vis-à-vis des ordres reçus. Mais il s’agit là
de prescriptions gouvernementales qui explicitent, qui avouent une instrumentalisation partisane et une « volonté du législateur » dérogatoire que le politique a souvent intérêt à taire et à voir assumer par les juges et leur pouvoir de
70
Alain Bancaud
légitimation. Cette réserve favorise le recours à la justice d’exception. C’est
parce que les procédures ordinaires lui paraissent trop protectrices, mais aussi
parce qu’il n’a pas confiance dans la volonté répressive d’abord des jurés des
cours d’assises et, ensuite, des magistrats, que Vichy créé les sections spéciales
et, juste après, le tribunal d’État. C’est parce qu’il trouve les juges professionnels trop indulgents que Vichy fait participer des représentants des forces de
l’ordre aux sections spéciales et créé les cours martiales. C’est, entre autres raisons, parce que la cour de Riom manifeste trop de scrupules juridiques et de
prudence politique dépolitisée que Pétain use de son pouvoir de justice politique et que le procès est suspendu. Mais c’est aussi parce que le tribunal
d’État se montre, de plus en plus, réticent envers les affaires politiques que
Vichy se doit de trouver une forme de justice plus expéditive et plus sûre.
Même cette juridiction exceptionnelle, créée pour pallier aux hésitations
répressives et aux limites juridiques des sections spéciales, ne se révèle pas, à
la longue, l’instrument parfait espéré. La création d’une justice milicienne consacre
finalement le demi-échec de la justice professionnelle et, au-delà, de fonctionnaires que Vichy met en place en associant des représentants de l’armée, des forces
de l’ordre et de l’administration, aux magistrats professionnels.
71
Actes du colloque
Notes
1. Le présent article reprend des analyses qui seront développées dans un ouvrage à paraître début
2002 (coll. Essais-Gallimard), et s’appuie sur des travaux précédents auxquels on se permet de
renvoyer : A. Bancaud, « La magistrature et la répression politique de Vichy », no 34, 1996 ; « La haute
o
magistrature sous Vichy », Vingtième siècle, n 49 janvier-mars 1996 ; Vichy et les traditions judiciaires,
in Questions sensibles, CURAPP, Paris, PUF, 1998 ; « La justice politique sous Vichy et à la Libération :
les procès de Riom et en Haute Cour », in Les ministres devant la Justice, AFHJ, Arles, Actes Sud, 1997 ;
« Vichy et la tradition de l’étatisation de la justice », in M. – O. Baruch et V. Duclerc (dir), Serviteurs de
l’État, Paris, éd. La Découverte, 2000.
o
2. « Justice », Les documents français, n 12, décembre 1941.
3. J. – P. Royer, « Le jugement des ministres sous la III° République : les affaires Malvy et Perret,
une »justice du contexte« ? », in Les ministres devant la justice, Association française pour l’histoire de
la justice, Arles, Acte Sud/AFHJ, 1997.
4. Lettre du 11 août 1941, A. N. BB18-1887.
5. S. Thénault, Une drôle de justice. Les magistrats pendant la guerre d’Algérie, Paris, éd. La
Découverte, 2001.
6. A. N. B3114.
7. Souligner que ces deux juridictions d’exception sont proches ne doit toutefois pas conduire à les
confondre,
comme le fait Y. Lecouturier, « La section spéciale de Caen -1941-1944 », Vingtième Siècle,
o
n 28, octobre-décembre 1990. Les agressions nocturnes, les vols de bestiaux, de colis de prisonniers,
les infractions économiques ne sont pas jugés par la section spéciale mais uniquement par le tribunal
spécial. Cette confusion a, entre autres effets, de grossir et prolonger l’activité de la section spéciale qui
cesse, le plus tôt, comme on le verra, de juger.
8. D. Gros, « Un droit monstrueux ? », in Le droit antisémite de Vichy, coll. Le genre humain, Paris,
Seuil, 1996.
9. M. – O. Baruch, Servir l’État français. L’administration en France de 1940 à 1944, Paris, Fayard,
1997.
10. J. – P. Royer, Histoire de la justice en France, Paris, PUF, 1995, pp. 626 et ss.
11. M. Hauriou, Précis de droit constitutionnel, Paris, Sirey, 1929, p. 290.
12. M. Hauriou, op. cit., p. 281.
13. J. – P. Royer, Histoire de la justice en France, op. cit., p. 606.
14. Exemples cités par P. Mimin, Le style des jugements, Paris, Librairies techniques, 1970, p. 239.
15. CE, Sieur Arrighi, 6 novembre 1936, S. 1937. III. 33, Note Achille Mestre.
16. M. Ribet, Le procès de Riom, Paris, Flammarion, 1945, pp. 514-515.
17. CA Caen, 11 septembre 1941, J.C. P. 1941, 1737.
18. Section spéciale de Caen, 11 septembre 1941. Note H. Donnedieu de Vabres. Dalloz, 1942, pp. 40
et s.
19. E. Garçon, « Code pénal annoté
», nouvelle édition refondue et mise à jour par troisomagistrats, M.
er
Rousselet, M. Patin, M. Ancel, t. 1 , Paris, Sirey, 1952, p. 262. Donnedieu de Vabres, n 1581.
20. J. – P Royer, Histoire de la justice en France, op. cit., pp. 508 et 579.
21. E. Garçon et al., Code pénal annoté, op. cit., p. 255.
22. A. N. B3265.
23. M. Rousseau La répression dans le nord de la France, thèse, roneo, Lille III, 1982.
e
24. P. Mimin Le style des jugements, Paris, Librairies techniques, 4 éd., 1970.
25. F. Monier, Le complot dans la République. Stratégies du secret de Boulanger à la Cagoule, Paris, La
Découverte, 1998 ; « L’État face à la contestation communiste », in M.-O. Baruch et V. Duclert (dir),
Serviteurs de l’État, op. cit. Cf. également J.–P. Machelon, La République contre les libertés ? Les
restrictions aux libertés publiques de 1879 à 1914, Paris, Presses de la FNSP, 1976 ; P. Truche,
L’anarchisme et son juge (à propos de l’assassinat de Sadi Carnot), Paris, Fayard, 1994.
26. Note de la direction des Affaires criminelles au garde des Sceaux.
27. Compte rendu de la réunion, A. N. 3W-178.
28. D. Lochak, « La doctrine sous Vichy ou les mésaventures du positivisme », in Les usages sociaux du
droit, Paris, PUF, 1989.
29. A. N. BB18-1887 et 3321.
30. M. Gabolde, « Les modifications apportées par la législation récente aux règles de compétence des
juridictions pénales », Les Lois nouvelles, 1941.
31. A. N. D2721/290-SL.
72
32. Rapport du procureur général de Douai du 13 juin 1942, A. N. BB30-7063.
33. A. N. BB18-7063.
34. Circulaire du PG aux procureurs du 27 octobre 1941 et rapport au garde des Sceaux du 13 mars
1942.
35. Rapports au garde des Sceaux des 11 et 14 janvier 1943, A. N. 2720/194-SL.
36. Rapport du 24 juin 1943, A. N. D2727/. 660-SL.
37. Rapport du procureur général du 3O octobre 1943.
38. Rapports des 7 décembre 1942 et 23 juin 1943, A. N. D2721/289-SL.
39. A. N. D2727/660-SL.
40. B. Aubusson deo Cavarlay, M. S. Huré et M. L. Pottier, « La justice pénale en France 1938-1948 »,
Cahiers de l’IHTP, n 23, 1993.
41. B. Aubusson de Cavarlay et al., op. cit.
42. Ces chiffres donnent des ordres de grandeur, il existe en effet des variations selon les sources qui
sont de trois natures : les archives locales, les rapports des procureurs généraux envoyés
systématiquement au ministère de la Justice sous Vichy et, à la Libération, les rapports des parquets
généraux, réclamés par le ministre, sur l’activité et la composition de chaque section spéciale. On
constatera que nos chiffres, calculés à partir des archives de la Chancellerie, sont peu éloignés de ceux
obtenus par C. Fillon pour Lyon et J.-L. Halperin pour Dijon, à partir des archives des juridictions. A. N.
BB18-7051 à 7059.
43. A. N. 3W-144.
44. PV de la Commission nationale d’épuration du 2 novembre 1944. A. N. B3364.
45. A. N. 2AG-529.
46. Rapport du 16 août 1945. A. N. BB18-7118.
47. Rapport du 20 mars 1943. A. N. 2AG-525.
48. Rapport du 20 mars 1943. A. N. 2AG-525.
49. Rapport du procureur général de Pau du 16 novembre 1945. A. N. BB18-7118.
50. Rapports signés du procureur général et adressés au chef de l’administration militaire
Oberfeldkommandatur 670 de Lille, du 19 septembre 1942, 15 avril 1943, 22 avril 1943.
51. Rapports du 19 avril 1943 et du 17 juin 1943.
52. A. N. BB30-3559.
53. Section spéciale de Chambéry, 21 avril 1944. A. N. BB18-3559.
54. Rapport du commissaire du gouvernement près la cour de justice de la Seine du 21 septembre
1945, A. N. B3114.
55. Avis de la Commission de révision des décorations, PV du 23 mai 1946, A. N. B3383.
56. B. Aubusson de Cavarlay, op. cit., p. 53.
57. Comité des juristes, « Modifications au projet du comité général aux études », document diffusé le
15 mars 1944, A. N. BB18-1731.
58. La proposition du bâtonnier J. Charpentier est citée in L. Noguères, La Haute Cour de la
Libération, Paris, éd. de Minuit, 965, p. 43.
59. J. – P. Royer, Histoire de la justice en France, op. cit., pp. 379 et ss.
60. Commission d’instruction de la Haute Cour, séance du 24 janvier 1945, A. N. 3W-26.
61. A. Naud, Pourquoi je n’ai pas défendu Laval, Fayard, Paris, 1948, pp. 231-233.
62. Commission d’instruction de la Haute Cour, séances du 10 janvier et du 28 février 1945, A. N.
3W-26.
63. A. Naud, op. cit., p. 167.
64. Rapport d’inspection de la cour d’appel de Nancy du 21 décembre 1944, A. N. BB30-1748.
65. Rapport du commissaire du gouvernement d’Annecy du 28 novembre 1944, A. N. BB30-1745.
66. A. N. BB18-7074.
67. S. Thénault, La Justice dans la guerre d’Algérie, thèse de doctorat, Université de Paris X-Nanterre,
1999, pp. 285 et ss, 437.
68. J. Barthelémy, Mémoires, Paris, éd. Pygmalion, 1989.
69. A. N. 3W-178.
70. D. Salas, du procès pénal, Paris, PUF, 1992 ; A. Garapon, Bien juger – Essai sur le rituel judiciaire,
Paris, coll. Opus, O. Jacob, 1997
71. Rapport du procureur général du 10 août 1944 ; A. N. BB18-7122.
73
72. Souligné par l’auteur du rapport. Rapport du préfet de Saône-et-Loire du 30 septembre 1941. A. N.
BB18-3381.
73. Rapport du procureur général du 18 janvier 1943 mentionné dans le rapport du procureur général
du 7 avril 1945.
74. Rapport du 6 décembre 1941. A. N. BB30-1775.
75. Note manuscrite. A. N. AJ-411.
76. A. N. 3W-26.
77. Rapport d’inspection de la cour d’appel de Nîmes du 8 mars 1945 ; rapport du procureur général
de Nîmes du 12 janvier 1945, A. N. BB30-1749.
78. Cf. notamment, tribunal correctionnel. de Brive, 30 avril 1942, JCP, 1942, II, 1922.
79. CC Crim. 14 janvier 1943, avec le rapport du conseiller Nast, Dalloz, 1943, p. 33 et JCP, II, 1943,
2156. Sur l’analyse de la jurisprudence pénale, cf. H. Bonnard, « La jurisprudence pénale », in Le droit
antisémite de Vichy, op. cit., pp. 385 et ss.
80. Trib. civ. Toulouse, 22 décembre 1942, JCP, 1942, II, 1800, note Perreau.
81. A. N. 3W-144.
82. A. N. BB30-1834.
83. Rapport du procureur général de Caen du 20 septembre 1941. A. N. BB18-7052.
84. CC crim. 23 juin 1943, Dalloz, 1943, p. 123.
85. Rapport du procureur général de Douai du 5 octobre 1940. A. N. BB30-1887.
86. Note du parquet de novembre 1942. A. N. BB30-1834.
87. Note sur « Les sanctions contre les traîtres », du 5 septembre 1943, A. N. BB30-1729.
88. Trib. civ. Seine, 7 janvier 1944, JCP, 1944, II, 2566.
89. A. de Monzie, La saison des juges, Paris, Flammarion, 1943, p. 189.
90. A. Garapon, op. cit., p. 252.
91. A. N. 2W-73.
92. Débats d’audience rapportés par J. de Coquet, Le procès de Riom, Artheme Fayard, Paris, 1945.
93. J. de Coquet, op. cit., p. 60.
94. Note du procureur général Cassagnau du 29 septembre 1941. A. N. BB30-1718.
95. A. N. 3W-144.
96. Notes manuscrites. A. N. 72AJ-411.
97. Interview au Petit Matin, 15 avril 1942.
98. A. N. 72AJ-411.
99. Interview au Petit Matin, op. cit.
100. M. Ribet, Le procès de Riom, Flammarion, Paris 1945, pp. 10 et 31.
101. J. de Coquet, Le procès de Riom, op. cit., p. 32.
102. Rapport sur les cours de justice de la Seine du 12 février 1945. A. N. BB18-7121.
103. A. N. 3W-178.
104. Rapport d’inspection du 3 janvier 1944. A. N. 3W-178.
105. Lettre du 10 janvier 1944, interceptée par le cabinet noir.
106. Rapport du 3 janvier 1944.
107. C. Fillon, « Le tribunal d’État, section de Lyon (1941-1944), Contribution à l’histoire des
juridictions d’exception », Histoire de la Justice, no 10, 1997,, pp. 216 et ss.
108. Cf. « Je suis partout » du 15 et 22 octobre et du 26 novembre 1943.
109. A. N. BB18-6565.
110. A. N. BB18-3559.
111. Arrêt du 3 mars 1944 et rapport du 31 mars 1944. A. N. BB18-3565.
112. Rapport du procureur général du 28 février 1945. A. N. BB18-7133.
113. Aveu du garde des sceaux de Menthon aux avocats de Laval. A. Naud, Pourquoi je n’ai pas
défendu Pierre Laval, op. cit., p. 251.
114. J. Isorni, Le procès de Robert Brasillac, Paris, Flammarion, 1946, p. 13.
115. J. – P. Royer, Histoire de la justice, op. cit., p. 636.
116. Pour les discussions de 1941, A. N. D2721/286-SL ; pour celles de 1942 ; A. N. D2721/289-SL.
117. J. Charpentier, Au service de la liberté, Paris, Fayard, 1949, p. 255.
74
Catherine Fillon
La section lyonnaise du tribunal
d’État et la section spéciale près
de la cour d’appel de Lyon :
l’exemplarité à l’épreuve des faits
« L’homme n’est pas censé ignorer la loi. Mais la loi n’est pas censée non plus
ignorer l’homme »
Stanislaw Jerzy Lec, Nouvelles Pensées échevelées.
Catherine Fillon
Maître de conférences à l’université Jean Moulin Lyon III
Lorsque s’ouvre l’année 1941, le discours de Vichy en matière judiciaire
met de plus en plus lourdement l’accent sur une notion : l’exemplarité. Ainsi,
dans une circulaire du 7 février 1941, Joseph Barthélemy, tout juste entré dans
ses fonctions de garde des Sceaux, incite-t-il la magistrature 1 à requérir et à
prononcer des peines empreintes d’une sévérité renforcée :
« À toutes les périodes troublées de notre histoire, la lie tend à remonter à
la surface. Sans ordre public, pas de relèvement. Sans ordre public, confirmation et aggravation des conséquences de la défaite. Il est superflu que vous indiquiez à une magistrature si heureusement consciente de ses devoirs que
chaque cas individuel doit être examiné avec une attention scrupuleuse, en
observant toutes les méthodes et précautions prescrites par la procédure pénale.
Je me reproche de dire, tellement c’est évident, que la condamnation ne peut
résulter que de la certitude de la culpabilité. Mais lorsque cette culpabilité est
établie, vous demanderez aux cours et tribunaux une peine qui ait la force de
l’exemplarité. » 2
Engageant vivement la même magistrature à faire un usage très parcimonieux du sursis, défini comme « l’un des éléments de cette démagogie du
pardon qui fut l’un des fléaux du régime précédent » 3, le même garde des
Sceaux ajoute encore : « Quand la juridiction répressive se trouve en face d’une
infraction qui implique, suivant l’expression d’un grand magistrat, la mauvaiseté profonde de l’agent et démontre l’impossibilité de son relèvement, le sursis
n’a plus sa raison d’être, il ne faut plus demander à la peine que l’exempla4
rité. » Afin que nul n’en ignore le contenu, cette circulaire devait faire l’objet,
le 14 mars 1941, d’un communiqué à la presse 5.
75
Actes du colloque
La volonté affichée de recourir à l’exemplarité s’inscrit de façon indéniable dans une logique de rupture avec la IIIe République et avec l’indulgence supposée de ses pratiques en matière judiciaire 6. Contre le relâchement
général des mœurs, et en l’occurrence des mœurs pénales, quel réflexe plus
normal que celui d’en appeler à l’exemplarité des peines, voire des châtiments, ce dernier terme ayant une connotation religieuse et expiatoire nettement plus accusée que le mot, plus neutre, de peine ? De surcroît
l’exemplarité, qui recherche des peines sévères et vise ainsi à la dissuasion des
comportements délinquants, est en harmonie avec l’esprit d’un régime qui
entend fonder sa légitimité essentiellement sur l’ordre et sur l’unité des Français derrière leur chef : celui qui s’écarte du droit chemin tracé par ledit chef
ne peut que s’attendre à être sévèrement réprimé, voire purement et simplement éliminé 7. Si la philosophie pénale de l’exemplarité est en quelque sorte
inscrite dans le code génétique de Vichy, il n’est toutefois pas insignifiant que
ce soit au cours de l’année 1941 qu’elle commence à s’exprimer pleinement.
Elle est visiblement, sur le terrain judiciaire, la réponse à la désaffection grandissante de l’opinion à l’égard du régime ; désaffection qui, dans certains cas,
peut être muette et demeurer dans le for intérieur des intéressés, mais désaffection qui dans d’autres cas n’hésite plus à prendre les traits de l’opposition
déclarée, les traits de la Résistance.
Sans doute aussi, ce choix de l’exemplarité est-il également un message
adressé aux autorités d’occupation pour leur prouver que Vichy n’a besoin de
personne pour faire régner l’ordre en France et donc pour les dissuader
d’intervenir sur le cours de la justice française, comme elles l’avaient déjà fait
en zone occupée 8. Considéré à travers le prisme des relations franco-allemandes, l’enjeu qu’incarne alors l’exemplarité judiciaire n’est ni plus ni moins que
l’affirmation et la préservation de la souveraineté du nouveau régime face à
l’occupant.
Cependant, en appeler à l’exemplarité pour enrayer le processus de
détachement progressif des Français vis-à-vis du régime est un choix lourd de
conséquences. Car si l’on donne à la contrainte judiciaire le soin de créer ce
que le consentement libre a été impuissant à forger, dans l’hypothèse probable où la méthode se révèle inefficace, il y a fort à parier qu’à l’avenir l’on
ne pourra plus que surenchérir dans cette voie. Sans compter que la recherche
d’une exemplarité poussée à son paroxysme, c’est-à-dire jusqu’à la peine de
mort, suppose des structures judiciaires appropriées. Les cours d’assises ont
certes à leur disposition une échelle des peines pouvant atteindre à une telle
exemplarité mais les verdicts, dépendant du jury populaire, deviennent pour
cette dernière raison incertains. Pour leur part, les tribunaux correctionnels ne
disposent pas, par définition, d’une échelle de peines suffisantes. L’exemplarité nécessite et justifie donc qu’en sus des juridictions répressives ordinaires
soient créées des juridictions d’exception, capables tant de juger selon des formes accélérées que de prononcer des peines sévères allant dans les cas les
plus graves jusqu’à la mort. Ce double engrenage, alliant à la recherche d’une
sévérité toujours plus grande la création de juridictions nouvelles, s’enclenche
au printemps 1941.
76
Catherine Fillon
L’engrenage de l’exemplarité
Dès le mois d’avril 1941, le refrain de l’exemplarité est à nouveau
entonné lorsqu’est annoncée la création des tribunaux spéciaux 9 chargés de
réprimer les agressions nocturnes, commises à la faveur de l’obscurité nécessitée par les mesures de défense passive. Barthélemy dans un nouveau communiqué de presse explique alors aux Français :
« Il fallait que la répression soit prompte et sévère, la procédure complexe,
lente et quelquefois trop indulgente de la cour d’assises ne remplissait pas les
conditions commandées par les circonstances. (...) Le gouvernement espère
toutefois que la certitude du châtiment exemplaire et rapide saura prévenir le
crime et que l’exemplarité de la peine, en apaisant l’émotion légitime de l’opinion publique, saura donner à réfléchir au criminel en puissance » 10.
Dans l’escalade vers toujours plus d’exemplarité, un nouveau palier
décisif est franchi au cours de l’été 1941. La rupture du pacte germano-soviétique, survenue en juin, fait basculer clairement désormais les communistes
français dans le camp de la Résistance. Leur entrée en résistance ne devait pas
passer inaperçue. Elle est caractérisée, au cours de l’été, par les premières
agressions délibérément perpétuées sur les personnes des occupants ; l’attentat du métro Barbès Rochechouart qui, le 21 août, coûta la vie à l’aspirant de
marine Moser est la plus célèbre d’entre elles.
Une répression accrue à l’endroit des communistes, à laquelle, il est
vrai, le gouvernement songeait depuis la fin du mois de février 1941 11,
s’impose désormais comme une évidence autant qu’une urgence. Elle est
d’autant plus pressante que les autorités allemandes exigent de Vichy qu’il
manifeste avec netteté sa détermination en la matière. Les sections spéciales
seront l’instrument taillé sur mesure à cette double fin. Le contraire seul eût été
étonnant, c’est encore à l’exemplarité qu’en appelle le ministre de l’Intérieur,
Pierre Pucheu, quand au cours d’une conférence de presse, il annonce la création des sections spéciales. Usant d’une rhétorique qui n’est pas sans évoquer
celle d’un Saint-Just ou d’un Robespierre de 1793, Pucheu expliquait que le
parti communiste, par son attitude tant passée que présente, s’était placé en
dehors de la nation. En conséquence, il méritait pleinement la rigueur d’un
traitement d’exception et devait s’apprêter à subir les foudres d’une répression
exemplaire.
« Les chefs communistes qui, en pleine conscience, multiplient les embûches sur le chemin du Maréchal, commettent un crime qui exclura tout pardon. (...) Plus que jamais le salut public doit être la loi suprême. (...) Le
gouvernement est armé pour agir. Les lois et la police me donnent les moyens de
maintenir l’ordre, de rechercher les coupables, de les mettre hors d’état de
nuire. Le texte publié hier, auquel le Maréchal a donné force de loi, assure leur
châtiment rapide et exemplaire » 12.
Conformément à une tradition historique bien établie, en vertu de
laquelle les juridictions d’exception relèvent en France de l’autorité militaire,
tradition que Barthélemy a fait péniblement triompher au cours du mois
77
Actes du colloque
13
d’août , les sections spéciales sont instituées en zone non-occupée auprès
des tribunaux militaires. Ces derniers ayant été, par suite de la convention
d’armistice, supprimés en zone occupée, c’est alors à une section de la cour
d’appel qu’a été dévolue la compétence des sections spéciales. Pareille dualité
dans l’organisation des sections spéciales sera condamnée par la loi du
18 novembre 1942 à disparaître. Ce dernier texte généralisera alors les sections
spéciales près la cour d’appel.
Vouloir une répression exemplaire est une chose, l’obtenir en est une
autre. Cela suppose, outre la création de juridictions d’exception, un engagement sans restriction de ceux qui sont en mesure de prononcer les peines, à
savoir, dans le cas de la section spéciale, tantôt les militaires, tantôt les magistrats professionnels. Vichy, comme d’autres régimes avant lui, a fort bien compris que si l’on voulait que les résultats fussent en conformité avec les
intentions, il était par trop aléatoire d’abandonner au seul bon vouloir des
juges le soin de prononcer des peines exemplaires. Vichy ne peut feindre
d’ignorer la répugnance que les autorités militaires avaient ouvertement manifestée devant le projet de création des sections spéciales. Il est par ailleurs loin
d’éprouver une confiance aveugle dans la magistrature dont il hérite de la IIIe
République. Certes, il l’a rapidement purgée des éléments par lui jugés les plus
indésirables, à savoir les Juifs et les francs-maçons, mais il est bien difficile
d’être assuré de la sincérité de sa fidélité au régime du Maréchal. Vichy, de
surcroît, a de fortes raisons de croire que le corps judiciaire dans son
ensemble, en raison de la culture juridique qui est la sienne et donc des scrupules dont il est capable de faire preuve 14, pourrait s’avérer sinon un obstacle,
du moins un frein, à toute politique de répression par trop expéditive et punitive. Aussi le législateur s’est-il efforcé, dans les textes donnant naissance aux
sections spéciales, de mettre en demeure le juge d’être répressif selon ses
vœux.
L’efficacité répressive recherchée ne pouvait être sûrement atteinte
qu’en supprimant un certain nombre de principes fondamentaux du droit
pénal libéral. Le deuil de ces derniers est fait sans états d’âme apparents.
L’abandon le plus lourd de conséquences est sans conteste celui de la légalité
des délits et des peines.
La répudiation de ce dernier principe est évidente lorsque l’on se souvient que les sections spéciales sont dotées d’une compétence rétroactive. La
loi du 14 août 1941 15 énonce, en effet, dans son article 10 que « l’action
publique se prescrit par dix ans à dater de la perpétration des faits, même si
ceux-ci sont antérieurs à la promulgation de la présente loi ». Il n’en résulte pas
seulement l’exercice rétroactif de la compétence judiciaire nouvellement
créée. Il en résulte aussi et encore l’effet rétroactif de la loi pénale elle-même,
puisque des peines aggravées sont édictées par le même texte à l’égard des
infractions visées.
Saisies in personam, les sections spéciales jugent, en vertu de l’article 1er
de la loi du 14 août 1941, « les auteurs de toutes infractions pénales, quelles
qu’elles soient, commises dans une intention d’activité communiste ou anarchiste ». La rédaction de l’incrimination a été soigneusement pesée. Elle est
16
calquée sur celle de la loi « scélérate » de 1894 relative à la propagande anar-
78
Catherine Fillon
chiste. À son instar, elle fait dépendre la peine de l’intention du délinquant et
elle se refuse délibérément à faire du communisme un crime ou un délit spécial puni d’une peine fixe qui, pour être lourde, n’atteindrait pas pour autant
nécessairement à l’exemplarité souhaitée. On peut lire, dans une note anonyme et sans date, conservée dans les archives de la Chancellerie, l’argumentation suivante : « Il ne paraît pas opportun de faire du » communisme « un
crime ou un délit spécial puni d’une peine fixe. Dans bien des cas, une telle
peine serait très lourde et malgré cela manquerait d’exemplarité puisqu’elle ne
saurait être dépassée et atteindre par exemple la peine de mort. Il semble préférable lorsque se rencontre un délinquant d’examiner si l’infraction a été commise avec un mobile de droit ou si au contraire, ce délit quel qu’il soit, n’a pas
un but communiste. Dans l’affirmative, il semble utile que la peine la plus
lourde puisse être prononcée » 17.
Il résulte encore, aux yeux du législateur, un double avantage d’une
telle rédaction : d’une part, les termes communistes ou anarchistes dispensent
de la difficulté de définir juridiquement la IIIe Internationale, d’autre part ils sont
censés se révéler assez larges pour permettre d’atteindre « les éléments révolutionnaires dont l’action se révélerait néfaste pour la sûreté de la nation » 18, à
savoir également les adhérents à la IVe Internationale.
La répudiation du principe de la légalité des délits et des peines est
manifeste encore dans les règles nouvelles relatives au prononcé de la peine.
Énoncées à l’article 8, les peines que la section spéciale peut prononcer sont
« l’emprisonnement avec ou sans amende, les travaux forcés à temps ou à perpétuité, la mort, sans que la peine prononcée puisse être inférieure à celle
prévue par la disposition retenue pour la qualification du fait poursuivi ».
L’article 9 complète cette dernière disposition en privant explicitement les
juges de la possibilité de prononcer des peines avec sursis et d’avoir recours
aux circonstances atténuantes 19. En revanche, il leur est devenu loisible de
dépasser le maximum prévu initialement par les textes. Sans doute, la rédaction de l’article 8 n’était pas exempte d’ambiguïtés, mais elles sont clairement
levées par une circulaire du garde des Sceaux datée du 23 août 1941. En affirmant que « La section spéciale peut infliger pour n’importe quelle infraction
une peine pouvant aller jusqu’à la mort (...) » 20, cette circulaire confirme bien
que le plafond de la fourchette des peines peut être aisément crevé.
Enfin, aucune remise en cause de la peine n’est par ailleurs possible,
puisque voies de recours comme pourvoi en cassation sont désormais supprimés. Il restera au condamné la possibilité – non expressément prévue par les
textes mais pratiquée de fait – d’en appeler à la grâce du chef de l’État.
La marge d’indulgence dont le juge peut traditionnellement disposer a
donc disparu, quand, à l’inverse, une vertigineuse marge de sévérité s’est
creusée. Elle est d’autant plus impressionnante, pour celui-là même qui doit
juger, que sa décision est définitive, sans appel et immédiatement exécutoire.
La responsabilité de ceux qui, à l’audience, auront à prononcer la peine est
considérable, pour ne pas dire effrayante. Et de fait, cet arbitraire si particulier
qu’instaure la législation de Vichy semble s’être en partie retourné contre le
gouvernement. Il est certainement à l’origine des défaillances de la section
spéciale de la cour d’appel de Paris. Car la formation parisienne, bien que triée
79
Actes du colloque
21
sur le volet , n’a pas fait preuve de toute l’énergie répressive escomptée.
Devant sa répugnance à prononcer les six condamnations à mort 22 que l’occupant et Vichy attendaient d’elle après l’attentat du métro Barbès, le gouvernement français choisissait de compléter l’arsenal des juridictions d’exception en
y ajoutant une pièce nouvelle appelée tribunal d’État, créé par la loi du 7 septembre 1941 23.
Juridiction apparemment unique mais organisée en deux sections de fait
indépendantes, siégeant l’une à Paris et l’autre à Lyon, le tribunal d’État ainsi
conçu résolvait les insolubles difficultés posées depuis 1940 par l’existence
d’une ligne de démarcation que les Allemands voulaient infranchissable pour
la population pénale 24. La section parisienne était donc de fait compétente
pour la zone occupée, quand celle de Lyon l’était pour la zone libre. Saisi cette
fois-ci in rem, puisqu’il est invité à connaître de « tous actes qui, quelle qu’en
soit la qualification, ont été de nature à troubler l’ordre, la paix intérieure, la
tranquillité publique ou, d’une manière générale, à nuire au peuple français. », le tribunal d’État offre l’image d’une juridiction à la compétence singulièrement élargie. L’élasticité d’une telle rédaction est, plus encore que dans le
cas des sections spéciales, incompatible avec le principe de légalité des délits.
De surcroît ce texte, au regard de la référence faite aux infractions portant
atteinte au « peuple français », porte ostensiblement la marque de l’influence
juridique allemande 25.
À en croire le rapport signé par Darlan, Pucheu et Barthélemy, trois
types de délinquants étaient plus particulièrement visés : ceux qui « se sont placés aux ordres d’une puissance étrangère », ceux qui « sont abusés par une
exaltation fanatique » 26 et enfin ceux qui « cherchent à tirer un profit personnel
des privations imposées à l’ensemble du pays ». Tant les trafiquants au marché
noir que les résistants de quelque obédience que ce soit étaient susceptibles
de comparaître devant le tribunal d’État 27. Cependant, ainsi que le notait avec
une fausse candeur un commentateur en 1941, « Il est permis de se demander,
en présence d’un texte aussi général, quelles sont les infractions qui peuvent
nuire à l’État et au peuple français, étant donné que tout acte coupable nuit à
la collectivité, c’est-à-dire au peuple français ? » 28 En somme, n’importe quelle
infraction, y compris communiste, pouvait être justiciable du tribunal d’État.
Considéré sous l’angle des mécanismes répressifs, le tribunal d’État s’apparente indéniablement aux sections spéciales. On retrouve la même compétence rétroactive, la même échelle de peines, des règles identiques organisant
le prononcé des peines, la même absence de voies de recours et de pourvoi
en cassation. Toutefois, le tribunal d’État possède quelques caractéristiques
propres qui font de lui un modèle achevé de juridiction d’exception. Sans
doute la déception engendrée par la section spéciale parisienne a-t-elle pesé
d’un poids non négligeable dans la décision de faire appel à des juges
non-professionnels. On pouvait penser que ces derniers seraient moins sujets
aux états d’âme. Si le commissaire du gouvernement, le président et le
vice-président, ainsi que leurs suppléants sont toujours choisis parmi les
magistrats professionnels, les douze autres membres du tribunal d’État, également répartis entre les deux sections, sont en effet « librement choisis » par le
gouvernement. Cela sous-entend que le choix du gouvernement peut se porter en dehors du monde judiciaire. Enfin, violation manifeste du principe de
80
Catherine Fillon
séparation des pouvoirs, la saisine du tribunal d’État est placée entre les mains
du Conseil des ministres. Celui-ci se réserve de la sorte la possibilité de sélectionner des affaires pour les soustraire à la compétence tant des juridictions de
droit commun qu’à celle des sections spéciales ou des tribunaux spéciaux.
Cette dernière faculté suppose, certes, que le gouvernement soit constamment
informé et le rôle du parquet devient dès lors décisif dans l’aiguillage des affaires susceptibles d’être jugées par le tribunal d’État. Par ailleurs, en créant à son
profit cette faculté de saisir directement le tribunal d’État, le même gouvernement se promeut dans le rôle de chef d’orchestre de la répression pénale dans
son ensemble. Il lui est loisible de laisser ses divers instrumentistes libres de
jouer leur partition répressive ou bien alors de les déposséder de cette liberté
au profit d’une juridiction bénéficiant d’une faveur spéciale à sa création et qui
peut lui sembler plus aisée à contrôler.
Pourtant, si l’on en juge au regard de l’expérience lyonnaise, les espoirs
répressifs placés dans le tribunal d’État s’apprêtaient à être déçus. Lorsqu’au
cours de l’année 1943 s’intensifie la répression judiciaire des activités de résistance dans l’ancienne zone libre, la section lyonnaise du tribunal d’État ne se
montrera pas à la hauteur des attentes gouvernementales. La faveur de Vichy
oscillera à nouveau en direction des sections spéciales qui devront plus que
jamais relever le défi de l’exemplarité.
1941-1943 : la section lyonnaise
du tribunal d’État, l’échec de l’exemplarité
À l’automne 1941, Lyon est devenu le siège de deux nouvelles juridictions d’exception. Une section spéciale près le tribunal militaire et la section
lyonnaise du tribunal d’État y sont en charge de la répression, la seconde pour
l’ensemble de la zone libre.
On sait, pour l’heure, fort peu de chose sur le fonctionnement de la première qui a siégé à partir de septembre 1941 et jusqu’en décembre 1942. Ses
archives relèvent, en effet, du ministère de la Défense et elles n’ont pour
l’heure pas été étudiées. Ne figurent dans les archives civiles que des documents très parcellaires sur l’activité de cette formation. Des états récapitulatifs
ont notamment été adressés à la Chancellerie durant cette période, mais ils
sont trop succincts pour qu’un enseignement sérieux puisse en être valablement tiré. Tout juste peut-on dire avec certitude que 205 personnes ont été
déférées à la section spéciale militaire de Lyon entre septembre 1941 et
décembre 1942. Moins d’une dizaine d’affaires ne concerne pas des communistes. Cette formation a prononcé une condamnation à mort lors de son
audience du 12 novembre 1941, celle de Jean Chaintron, convaincu d’avoir
reconstitué l’organisation communiste en zone libre. Intervenu à la demande
des parents du condamné, le cardinal Gerlier a toutefois réussi à obtenir de
Vichy que la sentence ne fut pas exécutée 29.
L’activité du tribunal d’État de 1941 à 1944 est, en revanche, beaucoup
plus aisée à retracer dans le détail. Nommés par un décret du 15 octobre 1941,
81
Actes du colloque
ses membres non-professionnels ne sont qu’au nombre de cinq, et non de six,
comme le prévoyait la loi du 7 septembre 1941. À croire que les volontaires ne
se sont pas précipités pour remplir ces fonctions délicates. La vice-présidence
du tribunal d’État a été confiée à un président de chambre de la cour d’appel
d’Aix-en-Provence, M. Malaspina. Son suppléant, Claudius Chavannes, est
alors pour sa part président du tribunal de première instance de Valence. Le
choix du gouvernement s’est ensuite porté sur deux hauts fonctionnaires de
l’administration civile, l’inspecteur des PTT Émile Champsaur et le préfet
honoraire Vié, et sur deux militaires, le contre-amiral Cadart et le général Touchon. Le cinquième juge n’est autre que Joseph Darnand, pour l’heure président de la Légion française des combattants. Un seul magistrat lyonnais
appartient dès l’origine au tribunal d’État. Il s’agit de son commissaire du gouvernement, l’avocat général Louis Souppe. Les débuts du tribunal d’État furent
matériellement difficiles. En l’absence de locaux, devant la carence en personnel auxiliaire ou de secrétariat, face au défaut de fournitures les plus élémentaires (papier et machine à écrire), il pouvait difficilement en être autrement.
Aussi, les premiers mois d’existence de la juridiction suggèrent une impression
d’improvisation, voire de bricolage. Les difficultés sont aggravées par le fait
qu’aucun des membres de la juridiction, à l’exception du commissaire du gouvernement, n’est domicilié à Lyon et, qu’à l’origine, aucun système de suppléance, à l’exception de la vice-présidence, n’a été prévu. Réunir les cinq
juges dont la présence est requise pour que la délibération soit valable s’avère
régulièrement chose délicate. Ce n’est qu’au printemps 1943 que le législateur
entreprendra de remédier enfin à cette lacune en instaurant un système de
suppléance élargi à la suppléance des simples juges. Il est vrai qu’à cette date
les enjeux seront devenus plus considérables encore et l’exigence d’une
répression efficace et rapide sera décuplée.
En dépit de ces multiples handicaps matériels, la juridiction a commencé à siéger et à juger dès le 14 novembre 1941. Il ressort avec netteté des
archives 30 que la sélection des affaires s’opère selon une procédure hiérarchique et concertée : le parquet du lieu où l’infraction a été commise, alors
que l’instruction arrive à son terme, suggère à la direction criminelle de la
Chancellerie la saisine du tribunal d’État. Ce service étudie l’affaire et prend les
avis d’une part du procureur général près la cour d’appel de Lyon, et d’autre
part du commissaire du gouvernement. En règle générale, les avis sont
convergents et ils sont transmis au garde des Sceaux qui décide alors de
l’opportunité de faire prononcer la saisine par le Conseil des ministres.
Alors que la section parisienne entame sa carrière de manière sanglante
par la condamnation à mort de trois communistes 31, l’activité de la section
lyonnaise du tribunal d’État, jusqu’à la fin du mois de décembre 1942, se
concentre, à une exception près, sur des affaires économiques : trafic de tickets, fabrication de faux tickets, hausse illicite, spéculation illicite sont les
inculpations retenues à l’égard des 160 inculpés déférés à la section lyonnaise
du tribunal d’État. Viennent s’ajouter, à la fin de l’année 1942, les deux premières affaires d’avortement. Il y en aura au total 7. Au cours de ces treize premiers mois, 3 peines de mort ont été prononcées mais encore convient-il de
préciser qu’elles l’ont été par contumace. Ce faisant, les juges se permettaient
d’être sévères sans grand risque de voir la peine capitale un jour exécutée. Par
82
Catherine Fillon
ailleurs ont été prononcées 35 peines de travaux forcés, dont 8 à perpétuité,
27 acquittements, le reste consistant en peines de prison et de réclusion.
Durant cette première année d’existence, la section lyonnaise du tribunal
d’État a donc fait montre d’une sévérité relative. Encore faut-il préciser que la
législation de Vichy la contraint, dans les affaires de faux tickets de rationnement, une fois encore à l’exemplarité. La loi du 11 octobre 1941, donnant
compétence en la matière au tribunal d’État, lui impose notamment de prononcer au minimum les travaux forcés à perpétuité à l’encontre des personnes
convaincues du crime de fabrication. Et si l’on regarde les cas dans lesquels les
peines de mort ont été prononcées, on découvre sans surprise qu’il s’agit,
dans deux cas, précisément d’affaires de contrefaçon et trafic de tickets de
rationnement. Encore le tribunal prend-t-il la précaution de prononcer ces peines extrêmes en l’absence des inculpés... La troisième peine de mort prononcée par contumace renvoie à la seule affaire de nature purement politique
dont le tribunal d’État ait eu à connaître durant sa première année d’existence :
l’affaire Tuberville. Né en France de parents britanniques, Daniel Tuberville
avait été arrêté le 11 octobre 1941 dans un village de Dordogne alors même
qu’on venait de découvrir des containers bourrés d’explosifs, « livrés » par voie
aérienne. Inculpé d’atteinte à la sûreté intérieure de l’État et de détention
d’explosifs, cet agent de renseignements du War Office a réussi, avec la très
vraisemblable complicité des gendarmes chargés de son transfèrement, à sauter du train qui l’emmenait de Périgueux à Lyon.
Si le tribunal d’État, section de Lyon, a été préservé d’avoir à juger des
affaires à la nature politique évidente jusqu’alors, il en va autrement à partir du
début de l’année 1943. Le contexte a bien évidemment changé : le
11 novembre 1942, la zone libre a été envahie par l’occupant et si la Résistance se développe, sa répression s’intensifie corrélativement. L’activité du tribunal d’État s’en trouve notablement bouleversée, non sans que l’intrusion du
politique en sus de l’économique n’engendre un traumatisme parmi le personnel de la section lyonnaise. À cet égard, le premier trimestre de l’année 1943
est révélateur des réticences qu’éprouvent certains des juges du tribunal d’État,
qu’ils soient ou non professionnels.
Pour le général Touchon, il est évident qu’avoir eu à juger le 10 janvier
1943 un autre général, de Lattre de Tassigny, constitua un choc salvateur. Alors
inculpé de trahison et d’abandon de poste 32, de Lattre était passible de la
peine de mort. Certes, le pire fut évité dans la mesure où l’inculpation la plus
grave, la trahison, fut abandonnée à l’audience et l’impétueux officier ne fut en
définitive condamné qu’à dix ans de prison pour abandon de poste. La déclaration faite à l’audience par celui-ci, si les termes dans lesquels son avocat la
rapporte sont bien exacts, ne pouvait guère procurer d’apaisement à la conscience du général Touchon 33. De toute évidence, ce dernier a été si profondément troublé et affecté, qu’il en est venu à préférer donner sa démission le
16 février 1943. Intéressante lettre que celle-ci dans laquelle le militaire ne
craint pas de faire état au garde des Sceaux des tourments qui l’accablent :
« Un nombre de plus en plus grand de crimes politiques est en effet déféré
à cette juridiction. Je réprouve certes l’activité de certains mouvements. Mais,
s’il est toujours cruel d’avoir à punir implacablement des Français, égarés
83
Actes du colloque
peut-être, croyant cependant n’agir que dans l’intérêt de la patrie, quand ces
Français sont des hommes ou des jeunes gens appartenant à des familles
connues, aimées ou respectées par le juge, il faut vraiment que celui-ci, pour
rendre une justice qui vaille, se compose un cœur de Brutus. Devant le désarroi
des esprits et au milieu de l’occupation étrangère, je ne me sens pas capable de
cette force d’âme » 34.
Pour d’autres, dont la démission intervient à la fin du mois de mars, on
peut supposer que le jugement de l’unique affaire communiste qu’ait eu à
connaître la section lyonnaise du tribunal d’État a été décisif sur leur choix de
quitter la juridiction. Le 5 mars en effet, le Conseil des ministres avait pris la
décision de saisir le tribunal d’État de l’affaire la plus délicate qu’il eut à
connaître : l’affaire Gachet, Desthieux, Perret, Brühl, Valot et Bertin-Mourot.
Délicate elle l’était en effet, dans la mesure où si tous comparaissaient sous les
inculpations de vol avec violence la nuit, destruction d’édifice au moyen
d’explosifs, détention de dépôt d’armes et de munitions, destruction ou dérangement de voies ferrées, Gachet et Desthieux étaient en outre inculpés
d’homicide volontaire sur la personne du soldat allemand Somerschue. La
répression en l’espèce ne pouvait manquer d’intéresser les autorités allemandes. De fait, tout au long du mois de mars, le gouvernement français s’efforcera de conserver la main mise sur les deux inculpés d’homicide que les
Allemands réclament et entendent juger devant le tribunal du commandement
allemand du territoire France Sud. Ils finiront par obtenir gain de cause le
6 avril 1943. Les deux hommes seront condamnés à mort et exécutés le
26 mai. Mais si ces tiraillements ont visiblement affecté les juges du tribunal
d’État, les menaces de représailles adressées à chacun d’entre eux par le
« Comité exécutif des patriotes français » ont sans nul doute pesé d’un poids
non négligeable sur leur décision de se soustraire à l’obligation de siéger au
sein de cette juridiction. La menace de l’exemplarité peut aussi jouer à rebours
et, quand elle est brandie par ceux que l’on veut neutraliser, elle peut avoir sur
les juges un incontestable effet dissuasif.
Comme la peur n’est pas un motif avouable, les juges invoquent
pêle-mêle raisons de santé, difficultés de déplacement, surcharge d’activité
pour étayer le bien-fondé de leur démission. Ainsi en va-t-il pour le vice-président Malaspina, son suppléant Claudius Chavanne, l’inspecteur des PTT
Champsaur. Si au cours du mois d’avril 1943, Joseph Darnand choisit lui aussi
de démissionner, ce n’est bien sûr pas pour des raisons exactement similaires :
devenu secrétaire général de la Milice française, Darnand est certes trop
occupé pour pouvoir donner au tribunal d’État le temps que celui-ci réclame.
Mais sa démission n’est en quelque sorte que partielle puisqu’il accepte de
demeurer juge suppléant et qu’il recommande chaudement MM. Méric et
Bonet d’Oléon lesquels, selon lui, « présentent toutes les qualités requises pour
s’acquitter au mieux de ces fonctions » 35.
À l’inverse, l’enjeu d’une répression accrue des activités de résistance a
pu susciter une volonté d’engagement. C’est le cas du conseiller à la cour
d’appel de Lyon, Faure Pinguély, par ailleurs déjà membre de la section spéciale. La publication au Journal officiel du décret du 6 mai 1943, créant six
magistrats suppléants destinés à remplacer non seulement le président et le
84
Catherine Fillon
vice-président mais encore les juges empêchés, lui est apparue comme une
occasion nouvelle de manifester sa dévotion à la politique gouvernementale.
Ayant appris des chefs de cour que la nomination à cette fonction dépendait
de Pierre Laval en personne, il écrit au chef régional de la Légion française des
combattants, organisme auquel il appartient par ailleurs, pour lui demander de
le recommander au chef du gouvernement. « ... j’ai la ferme volonté de continuer à lutter de toutes mes forces et sans aucune crainte pour le pays, contre
tous ses ennemis intérieurs et extérieurs communistes, gaullistes (sic), trafiquants de marché noir etc.... » 36. Satisfaction lui sera donnée : nommé par
arrêté du 17 juillet 1943 juge suppléant au tribunal d’État, section de Lyon, il y
siégera à trois reprises et le présidera une seule et unique fois, le 26 novembre
1943. À travers ces parcours si différents, il apparaît clairement qu’il est chimérique d’aborder la question de la composition des juridictions d’exception
avec un esprit de système... Les magistrats professionnels peuvent abandonner
leurs scrupules, les magistrats non professionnels peuvent en revanche en
faire montre.
C’est donc un renouvellement presque général qui s’opère dans la composition du tribunal d’État au cours du printemps 1943. Ne demeure de la première formation que le préfet honoraire Vié. M. Vigier, président de chambre à
la cour d’appel de Lyon, a été nommé en qualité de vice-président. Les plaintes du commissaire du gouvernement Souppe, qui n’avait eu de cesse de
déplorer l’éloignement des juges et le mauvais fonctionnement de la juridiction qui en résultait, ont visiblement été entendues. Les recommandations de
Darnand ont elles aussi trouvé une oreille attentive : M. Bonet d’Oléon, chef
départemental de la Légion française des combattants pour le Vaucluse, père
de neuf enfants 37, de même que Georges Méric, ancien combattant des deux
guerres, plusieurs fois cité et blessé, sont nommés en qualité de juges titulaires. La marine reste fortement représentée à travers les nominations de l’amiral
Robin et du capitaine de frégate Bersihand.
Cette section lyonnaise ainsi recomposée a-t-elle répondu au vœu gouvernemental d’exemplarité ?
162 inculpés sont au cours de l’année 1943 déférés à la section lyonnaise du tribunal d’État et parmi eux, 111 résistants. Le nombre d’acquittement
est en très nette régression, seulement 13, quand le nombre de peine aux travaux forcés connaît lui une augmentation considérable : 63 personnes sont
condamnées aux travaux forcés, dont 15 à perpétuité. 15 condamnations à la
peine de mort ont été prononcées, dont 12 en matière politique, mais toujours
par contumace. La sévérité du tribunal d’État s’est donc incontestablement
accrue, sans toutefois que ce dernier ose atteindre à l’exemplarité maximale,
c’est-à-dire prononcer des peines de mort qui seraient susceptibles d’être exécutées. Confronté à des actes de résistance, le tribunal d’État s’est, semble-t-il,
donné pour règle de ne pas dépasser une peine de vingt ans de travaux forcés, même pour les quatre inculpés communistes qu’il lui fut donné de juger
dans le cadre de l’affaire Gachet Desthieux. Ayant eu à juger surtout des résistants affiliés au mouvement Combat, son attitude à leur endroit est caractérisée
par une mansuétude plus grande et parfois même étonnante. Ainsi dans
l’importante affaire Nathan où comparaissaient 24 personnes affiliées au mou-
85
Actes du colloque
vement Combat et inculpées de détention d’armes, usage de fausses cartes
d’identité, propagande antinationale, les peines prononcées ne devaient pas
excéder cinq ans de prison. Il est vrai que cette affaire fut la dernière à être
jugée par les hommes initialement nommés au tribunal d’État. On peut raisonnablement supposer que ces démissionnaires n’étaient pas désireux de clore
leur courte carrière au sein du tribunal d’État sur un verdict trop sévère. Le
renouvellement du personnel s’est incontestablement traduit par une volonté
répressive plus évidente : les résistants jugés au cours du second semestre de
l’année 1943, la plupart sous l’inculpation de distribution de tracts, détention
d’explosifs, destruction d’édifice, se sont vus infliger des peines de travaux forcés. Il faut croire cependant qu’aux yeux du gouvernement, cette sévérité plus
grande était encore insuffisante. L’activité de la section lyonnaise du tribunal
d’État se tarit en effet à partir du début de l’année 1944. Seulement dix audiences seront tenues jusqu’au 21 juin 1944, date de l’ultime audience, et seulement 22 inculpés seront déférés à la juridiction qui renoue alors avec des
affaires de nature économique.
Tout porte à croire que le gouvernement a choisi, dans l’ancienne zone
libre, de charger les sections spéciales près les cours d’appel de l’essentiel de
la répression politique. Elles présentent l’avantage de permettre une répression à l’échelon local et, à cet égard, elles sont plus conformes à l’objectif
d’exemplarité. Pour que l’effet dissuasif recherché par la justice d’exception ait
des chances de se faire sentir, il convient en effet que celle-ci revête le caractère d’une justice de proximité, susceptible par là même d’impressionner les
populations. Un éloignement géographique trop important entre le lieu de
l’arrestation et celui du jugement crée, à tous les sens du terme, une mise à
distance qui dessert l’objectif de pédagogie judiciaire dissuasive. La répression
organisée localement présente encore un avantage non négligeable. Elle fait
disparaître les difficultés engendrées par les transfèrements de détenus, dont
chacun sait bien qu’ils peuvent être l’occasion de leur évasion.
Enfin, il est vrai qu’au fil des modifications législatives intervenues dès la
fin de l’année 1942 et encore au cours de l’année 1943, les sections spéciales
ont fini par disposer d’une compétence sans cesse élargie qui a fait voler en
éclat le cadre initial étroit des infractions communistes ou anarchistes. Au final,
la section spéciale apparaît, si l’on autorise ce paradoxe, comme la plus ordinaire des juridictions d’exception.
1943-1944 : La section spéciale près
la cour d’appel de Lyon, bilan d’activité
d’une juridiction d’exception ordinaire
L’élargissement progressif de la compétence des sections spéciales com38
mence avec la loi du 18 novembre 1942 . Ce nouveau texte supprime les sections spéciales près les tribunaux militaires et généralise le système déjà
existant en zone occupée, à savoir les sections spéciales près la cour d’appel.
86
Catherine Fillon
Aux infractions commises pour favoriser le communisme ou l’anarchie, viennent désormais s’ajouter les infractions commises pour favoriser la subversion
sociale et nationale. Cette rédaction nouvelle a clairement pour objectif de
« mettre fin à l’interprétation restrictive qu’avaient adoptée certaines sections
spéciales, refusant de considérer comme communistes les tenants d’organisations subversives indépendantes de la IIIe Internationale mais ayant des buts
analogues » 39.
L’élargissement de la compétence des sections spéciales est plus manifeste encore dans la loi du 5 juin 1943 40. Aux infractions précédemment définies, viennent cette fois-ci s’ajouter les infractions commises pour favoriser le
terrorisme ou provoquer ou soulever un état de rébellion contre l’ordre social
légalement établi. Il serait intéressant de savoir ce que Vichy entend par terrorisme. Si l’on se réfère à la définition donnée dans une convention internationale conclue à Genève le 16 novembre 1937 41, l’expression « actes de
terrorisme » s’entend des faits criminels dirigés contre un État, et dont le but ou
la nature est de provoquer la terreur chez des personnalités déterminées, des
groupes de personnes ou dans le public. Selon cette définition d’avant-guerre,
le terrorisme devait comporter un but politique. Pourtant, ainsi qu’en témoigne
une controverse survenue au sein du parquet lyonnais en mars 1944, la notion
de terrorisme devait progressivement être entendue de façon plus large et
indépendamment de toute arrière-pensée politique clairement affichée. En
l’espèce, la controverse s’était élevée à propos d’une affaire de vol à main
armée de tickets de rationnement dans une mairie 42. Constatant que les jeunes
gens poursuivis avaient agi sans motivation politique apparente, le procureur
de la République était d’avis de renvoyer les délinquants devant le tribunal
spécial. Cette solution, moins répressive que le renvoi devant la section spéciale, n’était pas du goût du procureur général. Celui-ci estimait qu’« il est
manifeste que le pillage à main armée des locaux d’une mairie où se trouvaient les titres de rationnement de la commune est un crime qui ne se conçoit
pas sans une intention de subversion sociale ou nationale ». L’intention politique devait donc être, aux yeux du procureur général, systématiquement présumée dans ce type de vol à main armée.
La controverse était définitivement close par une circulaire du 1er juillet
1944 . Le très répressif garde des Sceaux, Maurice Gabolde, y expliquait que
doivent être considérés comme terroristes les auteurs de vols à main armée
quand bien même ils ne se réclameraient nullement d’une quelconque idéologie. Armés de pistolets et de mitraillettes, ces malfaiteurs terrorisent les populations. Ils créent un état de terreur et ce faisant, ce sont bien des terroristes.
43
Cette conception extensive du terrorisme, désormais justiciable des sections spéciales, apporte la touche finale à l’enchevêtrement de plus en plus
inextricable des compétences de chacune des juridictions d’exception : tribunal spécial, tribunal d’État, sections spéciales peuvent juger aussi bien des
infractions commises dans un but politique que des infractions qui en sont
totalement dépourvues. Dans les derniers mois de l’existence de Vichy, alors
que l’issue du conflit est de moins en moins douteuse, une sorte de tout subversif conduisant au tout répressif semble donc s’être emparé des esprits,
notamment à la Chancellerie.
87
Actes du colloque
Aux retouches d’importance apportées afin d’étendre le champ de compétence de la section spéciale, il faut encore ajouter les textes modifiant sa
composition. Ainsi la loi du 17 juillet 1943 44 décide-t-elle dans le cas où
l’infraction déférée à la section spéciale serait un crime dirigé contre un agent
de la force publique ou un fonctionnaire chargé du maintien de l’ordre de
faire entrer dans la composition de la section spéciale, au lieu et place des
magistrats professionnels, trois juges non-professionnels choisis parmi des officiers de la garde, des officiers de gendarmerie ou des fonctionnaires de police
ayant la qualité d’officier de police judiciaire. Ces juges non professionnels
étaient nommés par un arrêté pris conjointement par le garde des Sceaux et le
chef du gouvernement. Une telle composition, par définition ponctuelle,
relève de toute évidence moins d’un souci de justice que d’une volonté de
vengeance collective, corporative, quasi familiale. Ce faisant, elle essaie de
renouer avec des instincts archaïques afin d’atteindre à l’exemplarité. Pour
achever ce rapide tableau de l’évolution des sections spéciales, ajoutons que
dès le mois de mars 1943 45, la seule liberté qui avait été accordée à l’inculpé, à
savoir le libre choix de son défenseur, lui avait été retirée. Il appartenait désormais au bâtonnier de commettre d’office le défenseur.
Dès le mois de janvier 1943, la section spéciale près la cour d’appel de
Lyon était constituée et commençait à juger ses premières affaires dont les
juges d’instruction militaire venaient d’être dessaisis. Conformément aux directives contenues dans la circulaire du 23 août 1941 qui leur avait été adressée
en décembre 1942, les chefs de cour avaient procédé aux désignations des
magistrats devant faire partie de la juridiction par ordonnance du 4 décembre
1942. « Fermeté de leur caractère » et « dévouement total à l’État » étaient les
deux critères exigés par le garde des Sceaux. Ce dernier ajoutait encore que la
désignation du magistrat chargé du ministère public devait faire l’objet d’une
attention toute particulière. Le choix du procureur général Sennebier et du
premier président Jacquier s’est porté tout naturellement sur Louis Souppe
pour assurer les fonctions du ministère public. Celui qui avait déjà été nommé
par Vichy commissaire du gouvernement devant le tribunal d’État apparaissait
tout désigné pour requérir devant la section spéciale. M. Vigier, président de
chambre, était nommé président de la section spéciale. Les conseillers Gaulène, Faure-Pinguély, Donnat et Chatin étaient désignés en qualité de membre.
Rien n’indique que tous partageaient au même degré les convictions du
conseiller Faure-Pinguély. Cette composition était cependant remise en question dès la mi-janvier 1943, en raison du décès du conseiller Donnat. Il est
remplacé par un autre conseiller à la cour d’appel, Babey. Enfin, par arrêté du
garde des Sceaux du 9 mars 1943, M. Romain, conseiller honoraire à la cour
d’appel, était rappelé à l’activité en qualité de juge suppléant. Il devait toutefois siéger régulièrement au sein de la section spéciale, comme l’atteste la fréquente mention de son nom au bas des arrêts 46. Que le garde des Sceaux ait
été contraint de faire appel aux services d’un magistrat à la retraite paraît indiquer une fois de plus que les candidats à la fonction de juge à la section spéciale n’étaient pas légion.
Ces magistrats ont sans nul doute été informés de ce que le gouvernement attendait d’eux, à savoir « une aide totale dans l’œuvre de salubrité nationale qu’il a entreprise ». Des directives leur ont été données en matière de
88
Catherine Fillon
peines : « la section spéciale peut infliger pour n’importe quelle infraction
n’importe quelle peine pouvant aller jusqu’à la mort. La gravité des faits en
eux-mêmes détermine sans aucun doute la peine à appliquer, mais aussi et
surtout il convient de mesurer la peine en tenant compte de l’activité générale
du délinquant et de sa qualité » 47. Le principe d’égalité des peines, qui veut
qu’aucune différence ne soit faite entre les délinquants tenant à des circonstances personnelles, et tenant notamment à la catégorie sociale à laquelle ils
appartiennent, n’a sans doute jamais été strictement appliqué par le juge républicain. Mais en l’occurrence, il ne s’agit pas d’une entorse au principe, il s’agit
de sa pure et simple répudiation. Comme on le verra, dès l’ouverture de
l’information, les juges d’instruction auront particulièrement à cœur de
s’enquérir du passé militant des délinquants qui comparaissent devant eux afin
de préparer l’individualisation de la peine prononcée par la juridiction.
Avec 207 affaires jugées entre janvier 1943 et août 1944, 744 personnes
citées à comparaître, l’activité de la section spéciale près la cour d’appel de
Lyon apparaît beaucoup plus intense que celle du tribunal d’État. 154 acquittements (soit environ 20 %), 32 disjonctions (pour cause d’évasion ou d’arrestation par les autorités allemandes) et, au final, 568 peines ont été prononcés.
Parmi elles, on recense 131 peines de travaux forcés à temps ou à perpétuité,
5 peines de mort, dont 3 prononcées par défaut. Le schéma répressif est donc
différent de celui du tribunal d’État. Si la proportion d’acquittement est à peu
près semblable, la section spéciale n’a pas hésité, en revanche, à prononcer la
peine de mort dans deux cas, en sachant pertinemment qu’elle serait exécutée. En revanche, elle est moins encline à donner les travaux forcés et préfère recourir à la peine de prison pour les infractions d’une moindre gravité.
Jusqu’au mois de juin 1943, les affaires qu’elle juge mettent en cause
presque exclusivement des militants communistes. Ce n’est qu’à partir du mois
de juillet 1943 que l’on peut constater une réelle diversification des affaires qui
concernent désormais des résistants appartenant à toutes les obédiences. La loi
du 5 juin 1943 a donc parfaitement rempli son office. Le degré de gravité des
infractions est extrêmement variable. De la simple détention de tracts, communistes ou autres, à la détention d’armes, de munitions ou d’explosifs, en passant par le vol qualifié pour finir par l’homicide volontaire sur des agents de la
force publique, sans oublier les vagues « menées antinationales », les chefs
d’inculpation sont éclectiques.
Bien qu’une procédure de citation directe ait été prévue, l’exemplarité
supposant aussi la rapidité, elle n’est que très exceptionnellement utilisée. La
plupart des affaires ont donc donné lieu à l’ouverture d’une instruction. Cette
dernière n’a pas alors pour but de décider de la juridiction de renvoi. La loi du
18 novembre 1942, tout comme celle du 5 juin 1943, créant les infractions et
déterminant simultanément la compétence de la juridiction, la saisine de
celle-ci est en fait décidée dès l’ouverture du réquisitoire introductif rédigé par
le procureur de la République. Il faudrait, pour décider du renvoi devant une
autre juridiction, procéder à une requalification. Or, au travers des affaires étudiées, la requalification au cours de l’instruction est extrêmement rare.
Lorsqu’elle survient, elle n’est que partielle (on abandonne un chef d’inculpation) et elle ne remet pas en cause la saisine de la section spéciale. Le rôle joué
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Actes du colloque
par le parquet dans le choix de la juridiction de jugement s’avère donc essentiel. Dès l’ouverture de l’information, en mentionnant dans le réquisitoire introductif d’instance l’une ou l’autre des lois précitées, le procureur de la
République déterminait de fait la juridiction de jugement.
L’instruction en vue d’un renvoi devant la section spéciale ne donne
guère l’impression d’être conduite en vue de rechercher la vérité mais bien
plus en vue de doser la répression en recueillant des informations sur
l’inculpé, et plus particulièrement des informations sur ses engagements politiques antérieurs au conflit. Le mécanisme d’individualisation des peines commençait à jouer dès le début de la procédure. Dans certains cas extrêmes, le
juge d’instruction ne disposait à l’évidence d’aucune preuve sérieuse contre
l’inculpé mais seulement d’un faisceau d’indices indiquant qu’à défaut d’avoir
commis l’infraction qui lui était reprochée, il était susceptible et capable, au
regard de son passé militant, de l’avoir commise. Cette logique d’individualisation des peines remplit très nettement un rôle aggravant à l’encontre des présumés communistes, dès lors que l’instruction est confiée au juge Cohendy. En
effet, à Lyon, le souci du parquet a visiblement été de spécialiser un juge d’instruction dans les affaires de résistance et simultanément de centraliser l’instruction des affaires signalées dans le ressort de la cour d’appel au siège de
celle-ci. Ce faisant, il a devancé les directives ministérielles 48. Dans un courrier
du 22 novembre 1943, adressé au ministre secrétaire d’État à l’Économie nationale et aux Finances, le garde des Sceaux expliquait en effet que l’efficacité de
la répression l’avait déterminé à « centraliser au siège même des sections spéciales, instituées auprès de chaque cour d’appel par la loi du 5 juin 1943, la préparation des dossiers et l’information des affaires déférées à ces juridictions qui
sont actuellement dispersées entre les mains des divers parquets et cabinets
d’instruction du ressort. Cette centralisation des procédures d’instruction entre
les mains de magistrats spécialisés et désignés en raison de leur compétence
particulière ne peut manquer de produire d’excellents effets au point de vue de
la découverte et de la poursuite des auteurs des infractions. Elle offre encore
l’avantage de permettre la détention des délinquants dans un nombre restreint
d’établissements pénitentiaires situés dans les grandes villes, d’éviter les transfèrements et de réduire les risques d’évasion » 49.
À Lyon, il semble que le parquet ait compris tous les avantages résultant
de la centralisation entre les mains d’un seul juge spécialisé bien avant le mois
de novembre 1943, et même avant la promulgation de la loi du 5 juin 1943. En
effet, dès le mois de mars 1943, il était de pratique constante que le juge
Cohendy fût saisi dès qu’une affaire politique était signalée au parquet. Il était
de pratique tout aussi constante que l’on dessaisît, au profit de Cohendy, son
collègue préalablement chargé de l’instruction lorsqu’une affaire, considérée
au premier abord comme relevant du droit commun, s’avérait politique.
L’attitude de ce magistrat instructeur face à ces dossiers incriminant des
résistants est intéressante, parce qu’ambiguë. De toute évidence, le juge
Cohendy ne réprouve pas l’activité de la Résistance dans son ensemble.
Lorsque lui sont déférées des personnes appartenant à des réseaux comme
Combat ou Libération, son attitude est essentiellement passive : s’il demande
toujours une enquête de moralité, il ne se hasarde pas à poser de questions, il
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Catherine Fillon
ne cherche pas à démolir les explications, parfois totalement fantaisistes, qui
lui sont données. On ne peut que difficilement parler d’interrogatoire ; enregistrement des dépositions serait nettement plus approprié 50. En revanche,
quand il soupçonne la personne qui lui est déférée d’être communiste, son
attitude est nettement plus agressive : prêchant le faux pour savoir le vrai, multipliant les commissions rogatoires, il cherche alors, de toute évidence, à pousser l’inculpé dans ses retranchements, autrement dit, il instruit clairement à
charge 51 et fournit de la sorte aux juges de la section spéciale matière à se
montrer plus répressifs. L’engagement communiste est un facteur aggravant,
mais il est loin d’être le seul. Si la personne déférée au juge d’instruction se
révèle être étrangère ou naturalisée et s’il s’avère de surcroît qu’elle est juive,
ces différents facteurs influent dans le sens d’une sévérité renforcée que la
Chancellerie, il est vrai, exige plus ou moins explicitement 52. Lorsqu’en outre
les faits reprochés sont graves – violences à agents, tentative de meurtre – il
devient possible dans ces cas d’atteindre à l’exemplarité souhaitée par le gouvernement, c’est-à-dire à la peine de mort, comme le prouvent les affaires Bertrand et Frid.
Ces deux affaires, jugées à l’automne 1943, sont comparables par leur
gravité puisqu’elles ont en commun un meurtre ou une tentative de meurtre
sur un ou plusieurs agents des forces de l’ordre. Elles sont encore comparables
dans la mesure où les inculpés sont tous des résistants communistes. Elles sont
enfin fort révélatrices en ce qu’elles montrent bien que le juge d’instruction,
comme les juges de la section spéciale, a toujours et encore le loisir de jouer
sur la qualification des faits poursuivis afin de doser la répression et en conséquence l’étendue de l’exemplarité.
L’affaire Bertrand 53 est en effet significative d’une exemplarité que l’on a
voulu limiter à une seule personne quand six auraient pu aisément être
condamnées à mort et quatre d’entre elles effectivement guillotinées. Les six
membres de ce réseau FTP, sous la conduite d’Émile Bertrand, avaient en effet
le 18 septembre 1943 dressé une embuscade dans laquelle étaient tombés des
gendarmes que les auteurs de l’agression voulaient dépouiller de leurs uniformes. L’opération s’était soldée par la mort du brigadier chef Grobon et un gardien de la paix avait été également grièvement blessé. Le parquet et le juge
d’instruction avaient choisi de retenir et combiner les articles 295 et 304 du
Code pénal. En associant à l’article 295, article générique relatif à l’homicide
volontaire, l’article 304 « le meurtre emportera la peine de mort, lorsqu’il aura
été précédé, accompagné ou suivi par un autre crime. Le meurtre emportera
également la peine de mort, lorsqu’il aura eu pour objet, soit de préparer, faciliter ou exécuter un délit, soit de favoriser la fuite ou d’assurer l’impunité des
auteurs ou complices du délit », le parquet conduisait les six hommes à la guillotine. Dans son arrêt du 25 octobre 1943, la section spéciale reposait la qualification dans d’autres termes. Elle minimisait l’article 304 et introduisait dans la
base légale de répression les articles 296 et 297, relatifs à la préméditation, sur
lesquels elle devait jouer. Considérant que la préméditation pouvait être
retenue dans trois cas, elle condamnait Bertrand, Barbier et Pernot, ces deux
derniers par défaut, à la peine de mort en application de l’article 302. Considérant en revanche que la préméditation n’était pas établie pour Germain, Pérignat et Culat, qui visiblement avaient été contraints par Bertrand à participer à
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Actes du colloque
l’opération, elle condamnait ces derniers aux travaux forcés à perpétuité. Le
3 novembre 1943, Émile Bertrand subissait, seul, la peine capitale.
Trois semaines plus tard, la section spéciale se trouvait à nouveau confrontée à une affaire grave dans laquelle, s’il n’y avait pas eu mort d’hommes,
il y avait eu néanmoins blessures d’agents de la force publique. Simon Frid,
Juif polonais membre d’un groupe FTP-MOI, avait en effet tiré sur trois gardiens de la paix et un inspecteur qui s’étaient lancés à sa poursuite après un
vol à main armée de titres de rationnement. Son camarade, Léopold Rabinovitch, était également inculpé dans la même affaire de « tentative de meurtre
sur la personne du garde Sauton, ladite tentative accompagnant le vol avec
violences » 54. Selon le témoignage de ce dernier, le juge d’instruction aurait juré
à Frid qu’il aurait sa tête. À dire vrai, le juge d’instruction et le parquet souhaitaient sans doute avoir deux têtes plutôt qu’une seule : en retenant à nouveau
l’article 295 et en le combinant à nouveau avec l’article 304, ils ne laissaient
guère de chance aux deux hommes de se soustraire au tranchant de la guillotine. La requalification opérée à l’audience est à nouveau fort intéressante.
Contre Frid, la section spéciale retient l’article 233 du Code pénal qui emporte
la peine de mort lorsque les coups et blessures ont été portés à un agent de la
force publique dans l’exercice de ses fonctions, avec intention de donner la
mort. En revanche, elle préfère retenir contre Léopold Rabinovitch l’article 231
du Code pénal. Cette solution est nettement plus clémente puisqu’elle
emporte en cas de coups et blessures ayant causé une effusion de sang, sans
l’intention de donner la mort, au maximum dix ans de réclusion criminelle.
C’est cette dernière peine qui sera effectivement prononcée. Puisqu’il n’était
pas possible dans ce cas de prendre en considération la préméditation ou son
absence, c’est en « jouant » sur l’intention de donner la mort que la section spéciale a conduit à la guillotine, le 23 novembre 1943, le Polonais Simon Frid,
tout en épargnant au Français Léopold Rabinovitch de subir le même sort. Le
second arrêt rendu le même jour, relativement cette fois-ci au vol qualifié,
condamnait les deux hommes aux travaux forcés à perpétuité et il ordonnait la
confusion des peines.
L’exécution de Simon Frid, le 4 décembre 1943 dans la cour de la prison
Saint Paul, devait marquer la fin des condamnations à mort prononcées par la
section spéciale de Lyon. À l’exemplarité des juges, les résistants répliquaient
par leur propre conception de l’exemplarité : quelques jours après cette exécution, le conseiller Faure-Pinguély, qui avait siégé à l’audience du
23 novembre 1943, était abattu à son domicile par un commando FTP-MOI qui
avait pris soin de se déguiser en soldats allemands.
La peur éprouvée par les juges de la section spéciale était déjà visible au
regard des imposants dispositifs de police exigés pour les audiences de la section spéciale ; elle était manifeste dans leur habitude de systématiquement siéger à huis clos « en raison de la nature des débats », selon la formule consacrée.
Elle dut sortir considérablement renforcée au spectacle du sort, lui aussi définitif et sans appel, réservé par la Résistance au conseiller Faure-Pinguély. La
paranoïa en viendra même à suggérer aux esprits angoissés des magistrats des
scénarios pour le moins audacieux. L’impudence des résistants apparaissant
sans limite, pourquoi ne pas envisager qu’ils osent se travestir en milicien pour
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Catherine Fillon
tenter de délivrer leurs camarades à l’audience même ou, pire, qu’ils utilisent
cet uniforme pour se faire ouvrir les portes des domiciles des magistrats ?
Aussi, en mai 1944, un dispositif tout à fait particulier de reconnaissance est
établi entre le chef régional de la Milice et le premier président de la cour
d’appel de Lyon en sorte que l’identité des présumés miliciens puisse être toujours vérifiée 55.
Vaille que vaille, dans un climat d’inquiétude grandissante, la section
spéciale a continué à siéger et à distribuer peines de prison, de réclusion,
voire les travaux forcés, sans plus jamais prononcer la peine de mort. La Chancellerie, en la personne de Gabolde, s’est efforcée pourtant, en vain en ce qui
concerne les juges lyonnais, de susciter l’ardeur répressive des magistrats. Sa
circulaire du 14 avril 1944 est un modèle du genre. Alors qu’il pousse toujours
et encore les juges à une exemplarité de plus en plus chimérique, il dresse
dans le même temps un constat d’échec dont la création des cours martiales
de la Milice au début de l’année 1944 est la preuve la plus éclatante. Déclarant
à propos de celles-ci qu’elles expriment la volonté du gouvernement de réaliser une répression rapide et sans faiblesse des attentats dont sont victimes les
représentants de l’ordre et les agents de la force publique, celui que la résistance judiciaire regroupée dans l’organisation « le Palais Libre » a déjà surnommé « Von Gabolde » ajoute :
« Mais la loi du 20 janvier 1944 créant les cours martiales n’est pas
rétroactive et de plus elle ne s’applique qu’aux flagrants délits donc, de nombreuses affaires de cette nature restent actuellement soumises aux juridictions
relevant de l’autorité judiciaire et notamment aux sections spéciales.
Or, j’ai constaté que la répression était parfois insuffisante lorsqu’à
l’occasion d’une poursuite pour assassinat, le défaut de l’élément de préméditation a entraîné une condamnation pour meurtre exclusive de la peine capitale.
Pourtant, dans la plupart des cas, les circonstances de l’affaire auraient
permis de faire application de l’article 233 du Code pénal, si cet article n’avait
pas été méconnu par le parquet. En effet, l’article 233 dispose que les coups et
blessures dont sont l’objet les fonctionnaires ou agents désignés aux articles 228
et 230 du même code, sont sanctionnés de la peine de mort, en dehors de toute
préméditation, sous la double condition que les victimes aient été atteintes dans
l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de leurs fonctions, et que les coups aient
été portés ou les blessures faites avec l’intention de donner la mort « 56.
En fait, les substituts retiennent plus volontiers l’application des articles
295 et suivants (homicide volontaire, assassinat) qui, n’impliquant pas automatiquement la peine de mort, permettent, selon les circonstances, de ne prononcer que la réclusion criminelle à perpétuité.
À partir du mois de juin 1944, de façon de plus fréquente, la section
spéciale se déclarera incompétente et renverra vers le tribunal spécial, moins
répressif, des affaires dont elle répugne de plus en plus à être le juge. Ce faisant, elle déclarait enfin ouvertement la guerre au parquet et au juge d’instruction dont les ordonnances de renvoi et les réquisitions étaient ainsi contestées.
93
Actes du colloque
Pas davantage que le tribunal d’État, la section spéciale près la cour
d’appel de Lyon n’a donc véritablement rempli l’objectif d’exemplarité que
l’on attendait d’elle. Sévérité peut-être, exemplarité assurément non. Pour
autant, si les juges de la section spéciale ont pu se donner une relative bonne
conscience en ne prononçant que deux condamnations à mort, s’ils ont su
jouer avec habileté sur les qualifications pénales pour soustraire au tranchant
de la guillotine la tête de certains résistants, ils ont sans aucun doute été
eux-mêmes prisonniers de leurs réflexes de techniciens du droit, oublieux du
système plus vaste dans lequel leur action s’inscrivait.
Professionnels ou non-professionnels, les juges ne pouvaient ignorer,
d’autant que le garde des Sceaux brandit la menace d’y recourir en cas de faiblesse de la magistrature, que des procédures administratives existent et guettent ceux envers lesquels la justice serait trop clémente 57. Comment ne pas
mesurer que le juge n’est qu’un maillon dans une chaîne répressive qui offre
toujours d’autres ressources pour parvenir à ses fins, dans l’hypothèse où le
chaînon judiciaire s’avérerait défaillant ? Comment, enfin, faire fi de la présence de l’occupant allemand, comment prétendre ignorer la brutalité de ses
méthodes et la désinvolture avec laquelle il soustrait à la justice française les
inculpés qui avaient été déférés à cette dernière ?
Le phénomène récurrent des juridictions d’exception, leur prolifération
dans tous les moments troublés de notre histoire, est de toute évidence une
manifestation, plus exacerbée et plus crue qu’à l’ordinaire, de la sujétion dans
laquelle le pouvoir exécutif a entendu, depuis la Révolution, placer l’autorité
judiciaire. Certes, avant Vichy, le visage de la justice française avait déjà été
régulièrement défiguré par ces éruptions de juridictions de circonstances. Mais
Vichy n’est pas seulement un nouvel avatar d’une tradition nationale bien
établie. Sa singularité est d’avoir donné naissance à de telles juridictions dans
un pays en proie à une occupation nazie dont il était illusoire de croire, surtout après novembre 1942, qu’elle pourrait s’effectuer dans une quelconque
dignité. Conçues à l’origine, entre autres motivations, pour attester la souveraineté du gouvernement de Vichy, les juridictions d’exception n’étaient pas en
mesure de se soustraire à l’emprise de leur créateur et elles ont bien été obligées, bon gré mal gré, d’être à sa remorque lorsqu’il a fait le choix de la soumission à l’Allemagne. Quelles qu’aient été leurs réticences, leur inertie, leur
résistance parfois, ces juridictions ont fini par apporter leur pierre à l’édifice de
la collaboration. Car tous les atermoiements, toutes les modérations dont elles
ont pu faire preuve, ne peuvent effacer le souvenir du sort tragique de ceux
qui, condamnés à Lyon, furent en masse incarcérés à la centrale d’Eysses d’où
ils partirent en juin 1944, encadrés par des soldats allemands, pour Dachau 58.
Que l’on ait été jugé par un magistrat éprouvant une sympathie pour le combat engagé par tout ou partie de la Résistance ou, à l’inverse, que l’on ait été
condamné par un partisan déclaré d’une lutte sans merci contre cette dernière,
ne change, au bout du compte, pas grand-chose à l’affaire. Toutes les subtilités, toutes les nuances ayant présidé au jugement et à la définition de la peine
apparaissent aussi puériles que dérisoires confrontées à la réalité barbare du
camp de concentration. Peut-être fallait-il être rien moins qu’un général de
l’armée française humiliée jugeant l’un de ses pairs pour pressentir ce qu’il y
avait de cruelle perversité dans cette volonté de juger ses concitoyens luttant
94
Catherine Fillon
contre l’occupation étrangère... À n’en point douter, il fallait un courage hors
du commun pour, à l’instar de ce personnage de La Peste, accepter de regarder en face cette vérité élémentaire, vertigineuse parce qu’elle ne laisse plus
d’autre choix que l’insubordination :
« Je dis seulement qu’il y a sur cette terre des fléaux et des victimes et qu’il
faut, autant qu’il est possible, refuser d’être avec le fléau. Cela vous paraîtra
peut-être un peu simple, et je ne sais si cela est simple, mais je sais que cela est
vrai. »
95
Actes du colloque
Notes
1. La circulaire en question a été en effet adressée aux différents parquets généraux, mais encore aux
premiers présidents. À ces derniers, le garde des Sceaux s’adressait en ces termes : « J’appelle d’une
façon toute particulière votre attention sur les termes de cette circulaire et sur les dangers que fait courir
au prestige de la Magistrature la faiblesse systématique dont est empreinte un trop grand nombre de
décisions judiciaires. Je vous demande de bien vouloir porter à la connaissance des magistrats de votre
ressort, en leur montrant l’intérêt qui s’attache à ce que la répression des délits soit assurée d’une façon
équitable mais ferme. » Bulletin officiel du ministère de la Justice, Année 1941, Melun, Imprimerie
nationale, 1943, p. 19.
2. Bulletin officiel du ministère de la Justice, op. cit., pp. 20 et 21.
3. Ibidem. Quelques mois plus tard, le gouvernement se montrera plus impitoyable encore. Portant
modification de la loi du 26 mars 1891 qui avait créé le sursis, une loi du 14 septembre 1941 décide en
son article 1er que les dispositions de ce dernier texte ne sont plus applicables « ... aux condamnations
prononcées pour infractions à la législation en vigueur en matière de ravitaillement, de contrôle des
prix, d’avortement et d’infanticide, ni d’une manière générale aux individus condamnés pour toutes
les infractions de nature à nuire à l’unité nationale, à l’État ou au peuple français. » Sirey, Lois
annotées, 1941, p. 695.
4. Bulletin officiel du ministère de la Justice, Année 1941, Melun, Imprimerie nationale, 1943, p. 21.
5. Archives nationales (AN), BB30 1707.
6. « Aucun Français n’a le droit de s’installer dans l’armistice. Des mœurs, des faiblesses, des
indulgences, des sentimentalités excusables dans les périodes de paix, d’ordre, de prospérité ne sont
plus admissibles à une heure où tant de périls pèsent encore sur la patrie et la société. Les volontés, les
énergies, les caractères doivent se tendre à la hauteur des circonstances. » déclarait le même garde des
Sceaux dans la circulaire précitée.
7. Cette logique répressive est clairement énoncée dans le « Rapport au maréchal de France, chef de
l’État français » qui précède la loi du 7 septembre 1941 instituant le tribunal d’État « (...) Puissent les
quelques Français encore égarés comprendre que le chemin que vous leur proposez est le seul qu’ils
doivent emprunter, le seul qui puisse conduire à la sauvegarde de l’unité de la Nation. Mais si la
passion ou la vénalité devait l’emporter, dans leur esprit, sur l’intérêt du pays, il appartiendrait alors à
la justice de les frapper sans défaillance. », J.O. 10 septembre 1941, p. 3851.
8. Dans une lettre circulaire du 7 juin 1941, l’amiral Darlan constatait que « des fonctionnaires
français de la zone occupée se voient imposer par les autorités d’occupation des exigences abusives qui
ne sont compatibles ni avec la législation française, ni avec les textes des traités en vigueur. » Ces
prétentions allemandes portaient sur « le contrôle des finances municipales, la ratification des
condamnations les plus graves, le droit de grâce, le transfert hors de la zone occupée des archives et de
biens spirituels, la libération des prisonniers de droit commun, la nomination d’officiers de
gendarmerie et de commissaires de police. » (c’est nous qui soulignons) Le chef du gouvernement
ajoutait, mettant ainsi clairement en évidence les enjeux politiques, « Rien ne justifie cette politique qui
tend à prendre la surveillance ou la direction des services publics ou du territoire occupé et qui met en
péril l’autorité du gouvernement dans cette partie du territoire national. En revanche, tout abandon de
notre part fournit à l’autorité occupante une base juridique que ne lui accorde pas la convention
d’armistice pour tirer de ce principe de nouvelles conséquences et amplifier l’empiétement commis tout
d’abord. » AN BB30 1709, Papiers Gabolde.
9. Loi du 24 avril 1941, J.O. du 11 mai 1941, p. 1998.
10. Communiqué à la presse, 10 mai 1941, AN BB30 1707
11. Le courrier du 27 février 1941 adressé par l’amiral Darlan au garde des Sceaux Barthélemy atteste
sans équivoque la volonté gouvernementale de durcissement de la répression à l’égard des
communistes. « Devant la menace grandissante d’une propagande qui a pour but de troubler l’ordre
public et de porter atteinte à la sûreté de l’État », Darlan réclamait une augmentation des pénalités
édictées par les divers décrets relatifs à la répression des propagandes d’inspiration étrangère, il
réclamait encore la suppression du bénéfice du sursis pour tout individu faisant l’objet d’une
condamnation à une peine d’emprisonnement prononcée pour infraction aux décrets susvisés. Enfin,
il jetait les bases du traitement d’exception qui, selon lui, devait s’appliquer aux communistes :
« J’attire, enfin, toute votre attention sur l’intérêt qui s’attacherait à condamner au maximum des
peines prévues par les textes précités, avec faculté laissée aux tribunaux d’élever le maximum jusqu’au
double, les chefs responsables des organisations communistes clandestines régionales, ainsi que les
militants s’étant rendus coupables de propagande dans l’armée, d’excitation à l’insurrection, de
détention en matière d’imprimerie et d’impression de tracts ou trouvés dépositaires d’armes stockées. »
(c’est nous qui soulignons) AN BB30 1887.
12. Le Petit Parisien, 25 août 1941, AN BB30 1709, Papiers Gabolde.
13. Voir « Procès Verbal de la conférence tenue chez M. Barthélemy, le 11 août 1941, sous sa
présidence », AN BB30 1887. « Le représentant du ministère de la Guerre déclare que l’autorité militaire
veut bien collaborer, mais qu’elle repousse toute création de juridiction spéciale militaire car il faut des
96
Catherine Fillon
juges professionnels que l’autorité militaire n’a pas actuellement. M. le Garde des Sceaux résume
l’ensemble d’échange de vue et constate le principe traditionnel des juridictions d’exception qui dans
notre pays revêtent un caractère militaire : pour réaliser une juridiction d’exception, il n’est pas
nécessaire d’avoir des juges militaires professionnels ».
14. Dans la circulaire précitée du 7 février 1941, Joseph Barthélemy se disait « ... péniblement
impressionné par l’insuffisance du concours qu’un certain nombre de jugements ou d’arrêts apportent
à l’œuvre de reconstruction entreprise par M. le maréchal Pétain ». Il n’est pas rare par ailleurs que
l’administration préfectorale critique la magistrature en soulignant qu’elle obéit à des réflexes
juridiques jugés inadaptés à la période. Le préfet de Seine et Oise dès le mois de novembre 1940
pouvait ainsi fustiger « la tendance des trop nombreux magistrats dont les préoccupations
exclusivement juridiques (sic), si louables qu’elles puissent être, ne me paraissent pas s’accorder dans
la poursuite des délits communistes, ni avec la ligne de conduite qui devrait (sic) cependant l’emporter,
dans les circonstances actuelles, sur les préoccupations étroites et abstraites de droit pur. » Dans un
rapport au garde des Sceaux du 13 février 1941, le procureur général près la cour d’appel de Lyon
critiquait en des termes aussi modérés que perfides les « hésitations, inspirées certes par un scrupule
d’ordre juridique » dont font preuve les juridictions de jugement
et « qui peuvent aboutir à des
30
diminutions de peines ou des acquittements regrettables » AN BB 1887.
15. Recueil analytique Dalloz, 1941, p. 427.
16. Loi des 28-29 juillet 1894, « ayant pour objet de réprimer les menées anarchistes », D. e1894.4.81.
Signalons par ailleurs qu’un arrêt de la cour d’appel de Paris du 27 mars 1935 (G.P. 1935, 2 semestre,
p. 6), avait assimilé le communisme à l’anarchie. La cour d’appel avait estimé que le but de
propagande anarchiste est caractérisé notamment quand la propagande tend à exciter les citoyens les
uns contre les autres, à détruire l’autorité, à désorganiser la vie sociale et amoindrir la force de
résistance du pays contre un ennemi toujours menaçant. On ne saurait à cet égard distinguer entre
l’anarchie et le communisme, cette dernière doctrine visant en l’état actuel, à l’instauration par la
violence ou tout autre moyen d’un nouveau régime politique et social sur les ruines de l’ancien.
30
17. AN BB 1887.
18. Idem.
19. L’article 9 est ainsi rédigé : « L’article 463 du Code pénal et la loi du 26 mars 1891 ne seront pas
applicables aux individus poursuivis en vertu de la présente loi ».
20. Archives départementales du Rhône (ADR), 3 U 2004.
21. Le choix des magistrats appelés à siéger dans les sections spéciales près les cours d’appel était
dévolu en règle générale aux premiers présidents, à l’exception du cas parisien pour lequel le
gouvernement s’était ménagé le pouvoir de nommer directement ses membres. Loi du 25 août 1941,
modifiant la loi du 14 août 1941, D. 1941.4. 763.
22. Abraham Trzebrucki, André Bréchet, Émile Bastard, déjà jugés par un tribunal correctionnel, ont
cependant été condamnés à mort par la section spéciale de la cour d’appel de Paris lors de sa première
audience du 27 août 1941 et guillotinés le lendemain. Hervé Lamarre, L’affaire de la section spéciale,
Tome II, Fayard, Collection Folio, Paris, 1975.
23. J.O. 10 septembre 1941, pp. 3851-3853.
24. Les difficultés en matière de transfèrement sont perceptibles, à la lecture des archives, dès le mois
de juillet 1940. Les autorités d’occupation s’opposeront clairement à partir de février 1941 aux
transfèrements en zone occupée. Elles invoquent, à l’appui de ce refus, l’insuffisance des locaux
destinés aux détenus. De façon générale, l’existence de la ligne de démarcation, laquelle n’a bien
évidemment pas pris soin de respecter le tracé de la carte judiciaire, a posé d’inextricables difficultés et
a suscité une législation purement
circonstancielle, relative notamment à la compétence des
18
juridictions répressives. AN BB 3256.
25. Diverses dispositions législatives avaient été demandées par les autorités allemandes au cours des
mois de septembre et octobre 1941 « pour corriger les différences d’incrimination qui pourraient
exister entre les articles 89 à 93 inclus du Code pénal allemand et les articles du Code pénal français
sur la même matière ». L’introduction de la notion d’infractions nuisant au peuple français était ainsi
réclamée par les autorités d’occupation. Il était prévu notamment que le gouvernement français
s’engagerait à faire une adjonction à l’alinéa 3 de l’article 83 du Code pénal. Aux actes de nature à
nuire à la défense nationale, il devait être ajouté « les actes qui sont de nature à nuire au peuple
français et aux relations internationales ». De même, un alinéa nouveau devait figurer à l’article 79
permettant de réprimer « les relations avec une puissance étrangère ou ses agents quand les relations
ont pour but de nuire au peuple français en tout ou partie ». Il ne semble pas que ces modifications
aient été réalisées, toutefois on retrouve l’esprit de la législation allemande dans le texte du
7 septembre 1941 créant le tribunal d’État.
26. J.O. 10 septembre 1941, p. 3851.
27. Le tribunal d’État absorbait donc les compétences qui avaient été naguère dévolues à la cour
martiale de Gannat et à la cour criminelle spéciale, laquelle ne devait avoir qu’une existence de papier,
puisqu’elle n’eut pas même l’occasion de se réunir. Sur cette question, cf. Catherine Fillon, « Le tribunal
d’État, section
de Lyon (1941-1944), Contribution à l’histoire des juridictions d’exception », Histoire de
o
la Justice, n 10, 1997, pp. 193-222.
97
Actes du colloque
28. Le Droit pénal, décembre 41-janvier 42, p. 66.
29. Henri Amorreti, Lyon Capitale, 1940-1944, Éditions France Empire, Paris, 1964, p. 148.
30. AN BB18 32944.
31. Elle a, de la sorte, fourni le solde du tribut en vies humaines réclamé par les autorités françaises et
allemandes après l’assassinat de l’aspirant Moser. Woog, Cathala et Guyot ont été guillotinés le
23 septembre 1941. Il apparaît, à la lecture des archives de la section parisienne du tribunal d’État, que
le commissaire du gouvernement était très confiant dans la sévérité autant que dans la docilité de la
juridiction devant laquelle il requérait. N’avait-il pas préparé, avant même la tenue de l’audience, son
rapport au garde des Sceaux... Le nom de chacun des 27 inculpés était suivi de la mention « le tribunal
d’État a condamné le nommé... », restaient à faire figurer la date et la peine. Le commissaire du
gouvernement avait néanmoins péché par excès d’optimisme répressif. Cinq acquittements furent en
effet prononcés par la juridiction, ce qui obligea à de malencontreuses ratures sur le rapport rédigé
avec trop d’empressement... AN BB18 32944.
32. Le général de Lattre de Tassigny avait, non sans panache, refusé d’obéir à l’ordre donné par Vichy
de laisser passivement envahir la zone libre. Désobéissant aux ordres, il avait entraîné le 11 novembre
1942 les troupes qu’il commandait à Montpellier dans une opération de résistance à l’envahisseur
allemand.
33. « On me dit : » C’était de la folie « . Quels sont ceux qui le disent ? Ceux-là qui ont trouvé
raisonnable que, pour le principe, nos détachements squelettiques de Madagascar résistent aux
Anglais, que nos unités d’Afrique du Nord résistent aux Américains. Se faire tuer pour le principe,
est-ce raisonnable quand on se bat contre nos Alliés, est-ce fou quand on se bat contre nos ennemis ?
Est-ce raisonnable outre-mer, est-ce fou quand il s’agit du vieux sol de la Patrie ? Ce qui est fou, c’est
d’oublier le sens du sacrifice. À quoi sert une armée si on lui tient à crime de le posséder encore ? »,
Henri Amorreti, op. cit., pp. 137-138.
34. AN BB30 1720.
35. Idem.
36. Idem.
37. L’argument peut prêter à sourire et pourtant il semble bien qu’il ait été pris en considération dans
le choix des juges. Faure-Pinguély ne manquait pas dans la lettre précitée de signaler qu’il était père de
huit enfants. De même, lorsque le directeur de cabinet du secrétaire d’État à la Marine propose le nom
de l’amiral Bléhaut, il note que ce futur juge à la section parisienne du tribunal d’État est « père de huit
ou neuf enfants ». BB30 1707, Papiers Gabolde.
38. Gaz. Pal. 1942.2. 448.
39. Circulaire du garde des Sceaux, 16 décembre 1942, ADR 3 U 2004.
40. Gaz. Pal. 1943.2. 402-403.
41. H. Donnedieu de Vabres, Traité élémentaire de droit criminel et de législation comparée, Librairie
du Recueil Sirey, Paris, 1943, p. 109.
42. ADR 1035 W 42, affaire Bladier et autres.
43. ADR 3 U 2004.
44. Dalloz, Recueil analytique, 1943, p. 114. Ajoutons encore qu’une loi du 22 octobre 1943 (Bulletin
législatif Dalloz, novembre 1943, p. 430) prévoyait cette composition de la section spéciale dans le cas
où, quel que soit le statut professionnel de la victime, « l’infraction déférée à la section spéciale est
qualifiée par la loi assassinat, tentative d’assassinat, meurtre, tentative de meurtre, coups et blessures
volontaires ayant entraîné la mort, mais sans intention de la donner, coups et blessures volontaires
suivies de mutilation, amputation ou privation de l’usage d’un membre, cécité ou perte d’un œil ou
autres infirmités permanentes ».
45. Gaz. Pal. 1943.2. 355.
46. Pendant plus d’une année, jusqu’en mars 1944, la composition de la section spéciale lyonnaise est
restée inchangée. En revanche, en mars 1944, des défections dont l’origine n’est pas connue se sont
produites, à moins qu’une usure des juges se soit fait sentir. Le premier président est, quoi qu’il en soit,
contraint le 20 mars 1944 de modifier la composition de la section spéciale. La présidence demeure
confiée à M. Vigier, mais deux nouveaux conseillers à la cour d’appel, ainsi que deux membres du
tribunal, devaient faire leur entrée à la section spéciale. Parmi ces derniers, le premier président avait
pensé au juge Cohendy... De toute évidence, ce dernier, pas plus que son collègue du tribunal civil,
n’ont apprécié la faveur qui leur était faite. Le 23 mars, une nouvelle ordonnance du premier président
Jacquier leur substituait à nouveau deux conseillers à la cour d’appel. ADR 3 U 2017.
47. ADR 3 U 2004. Circulaire du 23 août 1941, adressée par le garde des Sceaux aux chefs de cours,
premiers présidents et procureurs généraux, suite à la promulgation de la loi du 14 août 1941 portant
création des sections spéciales. Ce texte a été adressé en décembre 1942 aux cours d’appel de la zone
sud, en annexe de la circulaire du 16 décembre 1942, lorsque les sections spéciales près les tribunaux
militaires ont été supprimées.
98
Catherine Fillon
48. À moins qu’il ne les ait suscitées. Le parquet de Lyon était, comme le prouvent les archives,
régulièrement consulté par la Chancellerie sur de multiples questions, y compris sur l’opportunité de
promulguer certains textes législatifs.
49. AN BB30 1720.
50. L’affaire Lepoutre, De Müllenheim et autres, (ADR 1035 W 28) fournit une excellente illustration
de la capacité du juge d’instruction lyonnais à entendre sans réagir le moins du monde des
explications pourtant fort peu crédibles. Lorsque l’inculpé est un respectable industriel, gendre de
surcroît du général d’Astier de la Vigerie, et par-là même le beau-frère du « patron » du mouvement
Libération, force est de constater que bien des histoires incroyables deviennent presque admissibles.
Comme, en l’occurrence, celle suivant laquelle l’inculpé en question, sans appartenir à un quelconque
mouvement de résistance, posséderait la clef d’un local où étaient entreposés nombre de documents
importants... Malgré les doutes sérieux du procureur de la République qui éprouve, pour sa part,
quelques difficultés à « avaler » pareil morceau, la section spéciale elle-même prononcera dans ce cas
la relaxe.
51. Ainsi dans le cas de l’électricien Paul Bert, arrêté le 28 août 1943, trouvé en possession de fausses
cartes d’identité et de divers documents relatifs à une organisation de renseignements, le juge
d’instruction n’admet pas la version selon laquelle l’inculpé travaillerait pour Combat. Il sait par les
rapports de police que Bert « était cégétiste, et qu’il a déployé une certaine activité politique pendant la
période du Front populaire. Ex-secrétaire des amis de l’URSS à Pierre Bénite, il a été arrêté le 17 janvier
1941 pour infraction au décret du 26 septembre 1939 et libéré le 7 janvier 1942. ». Une fois n’est pas
coutume, il fait vérifier les déclarations de l’inculpé relatives à ses activités des derniers mois. Quand
bien même les renseignements recueillis par la gendarmerie confirmeront celles-ci, le juge
d’instruction ne désarmera pas. Renvoyé devant la section spéciale sous l’inculpation d’actes de nature
à nuire à la défense nationale, lesdits actes ayant été commis dans le but de favoriser la subversion
sociale ou pour provoquer ou soulever un état de rébellion contre l’ordre social légalement établi, Bert
a été condamné à 5 ans de prison et 25 000 F d’amende. Déporté en juin 1944, il est mort en
déportation. ADR 1035 W 29A.
52. Dans la circulaire précitée du 7 février 1941, le garde des Sceaux réclamait par exemple, en
matière d’infractions à la législation sur le ravitaillement, « ... une rigueur spéciale contre ces étrangers,
naturalisés ou non, installés dans notre pays grâce à la faiblesse des gouvernements précédents, qui
profitent de l’effort continu de nos générations, auquel ni eux, ni leurs ascendants n’ont contribué ».
53. ADR 1035 W 30.
54. ADR 1035 W 29.
55. ADR 3 U 2031 Bis.
56. ADR, Tribunal d’État, Carton no 1.
57. Toujours dans la même circulaire précitée du 7 février 1941, Barthélemy s’efforçait de susciter
l’ardeur répressive de la magistrature en faisant jouer la concurrence offerte par les procédures
administratives : « Le gouvernement se plaint de ne pas toujours trouver dans la magistrature la totalité
de la collaboration qu’il est en droit d’attendre. Ce n’est que dans la proportion de votre zèle et de son
efficience qu’il pourra, comme c’est son dessein, continuer le recours aux procédures judiciaires de
préférence aux procédures administratives. »
Une circulaire du 2 juillet 1943, prise en application de la loi du 5 juin 1943 modifiant la
compétence des sections spéciales, faisait nettement obligation aux magistrats de travailler en
collaboration avec les autorités administratives :
« Les magistrats conserveront un contact étroit, en cette matière, avec les représentants de l’autorité
administrative (préfet régional, préfet, intendant de police). En conséquence, aucune mise en liberté ne
sera prescrite sans consultation préalable de l’autorité préfectorale. »
58. Virginie Sansico, La section spéciale de Lyon, mémoire de maîtrise d’histoire, Université Lyon 2,
septembre 1999, 142 p. L’auteur estime que près de 35 % des personnes effectivement condamnées
par la section spéciale, après avoir été incarcérées à la centrale d’Eysses, ont été déportées en
Allemagne. Près de cinquante condamnés par la section spéciale lyonnaise sont morts en camp de
concentration.
99
100
Jean-Louis Halpérin
La section spéciale de Dijon
Jean-Louis Halpérin
Université de Bourgogne, Centre Georges Chevrier UMR 5605 CNRS
Professeur à la faculté des lettres de Dijon, Henri Drouot écrivait en
octobre 1941 : « La section spéciale de la cour d’appel de Dijon continue à distribuer des ordres à comparaître à des manœuvres, des ouvriers agricoles, de
menus manœuvriers pour paroles ou détention de tracts ou outrages au chef
de l’État. Ils sont punis d’un an, deux ans de prison. Des instituteurs sont aussi
jugés, comme le ménage Corot, de Vievy, qui est d’ailleurs acquitté » 1. Cette
mention, unique dans le journal très détaillé de cet universitaire dijonnais,
indique que les arrêts de la section spéciale de Dijon ne sont pas passés complètement inaperçus, qu’ils ont pu toucher une partie au moins de l’opinion.
Cette évocation d’une activité judiciaire partiellement publique contraste avec
l’impression de sécheresse qui émane, au premier abord, des archives conservées. Aux Archives départementales de la Côte d’Or, la série 32 U consacrée à
la section spéciale et au tribunal spécial 2 s’ouvre par des modestes classeurs
où sont alignées les décisions très succinctes, avec en marge l’indication de
l’amnistie générale promise par le gouvernement d’Alger le 1er juillet 1943 :
comme si le droit français, avec le rétablissement de la légalité républicaine,
avait voulu effacer le souvenir de cette « injuste justice ». Il faut se tourner vers
les cotes suivantes, qui contiennent les dossiers de procédure de chaque
affaire, pour que s’atténue ce sentiment d’un passé considéré comme nul et
non avenu.
Petite section spéciale, moins répressive que d’autres, celle de Dijon a
bel et bien jugé 179 personnes dont les dossiers archivés conservent des photographies, des papiers personnels, des épaves d’une vie bouleversée par la
guerre et l’Occupation. Tandis que les notes d’Henri Drouot nous restituent le
quotidien sinistre des années noires à Dijon (avec le décompte des exécutions
rendues publiques par les Allemands), les arrêts de la section spéciale nous
offrent l’exemple d’un contentieux banalisé pour une juridiction exorbitante :
l’ordinaire d’une juridiction d’exception dont nous tâcherons de décrire les
principaux caractères, en nous demandant comment elle a cherché à réprimer
les activités communistes (première partie). Les dossiers de procédure, quant à
eux, nous font découvrir l’attitude des inculpés, le comportement des avocats,
les investigations des juges d’instruction. Autant de moyens de parvenir à une
meilleure compréhension de ces affaires face à l’impossibilité de sonder la
conscience de ceux qui les ont jugées. Juridictions arbitraires, les sections spéciales l’ont été à plus d’un titre : par la rétroactivité de la loi du 14 août 1941,
bien sûr, mais aussi, comme le relevait sans fard Henri Donnedieu de Vabres
dans une note du Recueil Dalloz, par l’absence de légalité des délits et des pei-
101
Actes du colloque
nes. « Car si le juge est lié par l’énumération des peines que contient l’article 8
de la loi – et qui va de l’emprisonnement au châtiment capital – il choisit librement entre ces peines, quelle que soit l’infraction qui lui est soumise. Et la disposition légale qui vise cette dernière n’impose à sa sévérité qu’un minimum » 3.
Comme pour la justice pénale d’Ancien Régime, il ne reste à l’historien que
des indices pour tenter de percer ce pouvoir arbitraire du juge (deuxième
partie).
L’ordinaire d’une juridiction d’exception
De septembre 1941 à août 1944, la section spéciale de la cour d’appel
de Dijon a jugé 54 affaires. Les années 1941 et 1942 ont été, de loin, les plus
remplies avec 19 affaires pour les quatre derniers mois de 1941, 21 pour
l’année 1942, puis seulement 5 en 1943 et 9 en 1944 4. 179 accusés (162 hommes et 17 femmes) ont été traduits devant cette juridiction d’exception. La plupart des affaires impliquaient deux à cinq accusés, avec l’exception d’une
fournée de plus de trente accusés dans un même procès en mai 1942.
La répartition des décisions montre que la section spéciale de Dijon n’a
pas été une des plus terribles : elle a prononcé, en effet, pour 47 accusés (soit
26 %), des arrêts de relaxe ou de remise de mineurs à leur famille, une majorité de peines d’un à cinq ans de prison (100, soit 55 %), à peine plus de 10 %
de lourdes condamnations aux travaux forcés (1 cas à 5 ans, 18 cas à 6 ans ou
plus) et, dans un seul cas, à perpétuité (le 4 avril 1944 pour meurtre). Cette
section spéciale, n’ayant pas prononcé la peine de mort, n’est pas à l’origine
directe d’exécutions, mais au moins 6 de ses accusés ont été fusillés par les
Allemands 5.
À Dijon, la section spéciale a eu à juger, pour l’essentiel, des militants
6
communistes . Ceux-ci étaient presque toujours accusés, sur la base du
décret-loi du 26 septembre 1939, de « propager les mots d’ordre de la IIIe Internationale ». L’immense majorité des affaires porte sur la détention ou la distribution de tracts communistes, auxquelles s’ajoutent quelques cas d’outrages
au chef de l’État ou d’expositions de dessins communistes : l’activité incriminée consiste, dans tous ces cas, en une propagande d’ampleur assez
modeste. Il faut attendre 1943 pour rencontrer des affaires de détention
d’armes et de munitions, et 1944 pour trouver un meurtre, un sabotage de voie
ferrée (d’ailleurs accompagné d’un incendie de récoltes) et un vol à main
armée « dans un but de favoriser la subversion sociale et nationale ». En cette
dernière année, la section spéciale – au sein de laquelle siègent désormais un
chef d’escadron de gendarmerie et un commissaire divisionnaire – paraît un
peu désemparée face au petit nombre de procès : elle doit se déclarer incompétente pour un incendie volontaire de récoltes (25 février 1944) et pour une
agression nocturne (23 août 1944), faute de mobiles « terroristes ».
La spécificité de la répression qui aboutit à la section spéciale se
retrouve dans le profil des accusés. Ceux-ci sont jeunes, parfois très jeunes,
puisque 42 d’entre eux (soit 23 %) ont moins d’une vingtaine d’années 7. Ce
102
Jean-Louis Halpérin
sont également 42 accusés qui ont entre vingt et trente ans, ce qui porte
presque à la moitié de l’effectif les moins de trente ans. Si la catégorie des trentenaires est bien représentée (54 accusés, soit 30 %) les plus âgés sont moins
nombreux : 31 pour les quadragénaires et seulement 10 pour les quinquagénaires. Les militants communistes accusés ne sont pas d’un âge avancé, ce qui
n’est guère surprenant : ce ne sont pas des anciens combattants de la Première
Guerre mondiale – ce qui aurait pu leur valoir des circonstances atténuantes
dans l’esprit des juges – mais des adhérents des années 30 et, pour certains,
des membres des jeunesses communistes.
Ces jeunes militants que la section spéciale de Dijon a jugés étaient, en
majorité, des ouvriers. On compte parmi eux 35 manœuvres (18, 5 % du total
des accusés), 17 mineurs (9,5 %) et 55 représentants de diverses professions
industrielles ou artisanales : des mécaniciens, des ajusteurs, des chaudronniers,
des tourneurs, des fondeurs, des soudeurs, des menuisiers, des tapissiers, des
sculpteurs sur bois, des ébénistes, des charcutiers et un pâtissier qui forment
ensemble 30 % de l’effectif. À ce fort contingent ouvrier se joignent neuf cheminots ou employés de la SNCF, trois employés des PTT et trois instituteurs.
Les professions agricoles (quelques bûcherons, ouvriers agricoles ou domestiques de ferme, seulement un cultivateur et une cultivatrice, un vigneron) ne
sont que très faiblement représentées (9 accusés, soit 5 %) et l’on ne rencontre
qu’un étudiant. Les liens avec la géographie industrielle et syndicale du ressort
de la cour d’appel de Dijon sont évidents : à Dijon même, les artisans sont en
force, face à quelques ouvriers d’usines 8, tandis qu’en Saône-et-Loire, les
mineurs de Montceau (plutôt que de Blanzy), les chaudronniers et tourneurs
du Creusot côtoient une bonnetière, un maçon ou un aide-menuisier. Les militants d’Autun se recrutent à la fois dans les vieux métiers du bois et parmi les
manœuvres de Gueugnon. Les arrondissements de Chaumont et de Wassy
sont très peu représentés.
Cette sociologie s’explique par les difficultés d’implantation du parti
communiste en Bourgogne. En Saône-et-Loire, le parti communiste n’avait
qu’un petit nombre d’adhérents dans les usines du Creusot et les mines de
Blanzy. Il s’était plutôt développé à Montchanin – où agissait le secrétaire
régional qui n’était autre que Waldeck-Rochet – et à Autun 9. Le fort contingent
d’affaires instruites à Chalon (6 sur 19 en 1941, 8 sur 21 en 1942, c’est-à-dire
plus qu’à Dijon) peut également s’expliquer par le passage de la ligne de
démarcation à travers le département. En Côte d’Or, l’essor du parti communiste était également récent, surtout depuis fin 1935, et relativement limité : le
parti avait obtenu 6,5 % des voix aux législatives de 1936. Si le nombre des
adhérents avait augmenté en 1936-1937, dépassant le millier en liaison avec la
croissance des effectifs de la CGT réunifiée, il est significatif de retrouver parmi
les militants des artisans (un jeune ébéniste fut fusillé début 1942), des cheminots et des postiers 10. Ce n’est pas dans une grande zone rouge que la section
spéciale a développé son action répressive, mais plutôt contre des îlots communistes qui se reconstituaient péniblement depuis l’interdiction du parti en
11
septembre 1939 .
D’autres facteurs peuvent expliquer que la section spéciale de Dijon ait
essentiellement traité des affaires de distribution de tracts communistes. Le
103
Actes du colloque
joug des autorités d’occupation pesait de tout son poids dans le contexte bourguignon. L’administration militaire allemande de Dijon était à la tête d’une circonscription (Bezirk) englobant vingt-deux départements français et la seule
garnison de la capitale de la Bourgogne s’élevait à 3 000 hommes 12. Les premières exécutions, ordonnées par les tribunaux militaires allemands, eurent
lieu dès le 31 août 1940. Des otages furent pris en août 1941 et certains furent
fusillés en septembre 13. En janvier 1942, suite à un attentat à la bombe organisé par des militants communistes contre le Foyer du soldat allemand à Dijon,
des otages proches du parti communiste furent fusillés et les services de la
Gestapo s’installèrent officiellement dans la ville 14. Trois inculpés pour distribution de tracts, qui avaient été renvoyés devant la section spéciale, furent
fusillés peu après par les Allemands, avant d’avoir pu être jugés. Le procureur
général de Dijon cachait à peine son dépit : il n’avait jamais été avisé de leur
exécution par les autorités allemandes et considérait que les fusillés (deux instituteurs de l’École normale et un jeune menuisier) n’avaient joué aucun rôle
dans l’attentat incriminé 15. Une jeune femme, condamnée en mars 1942, fut
« emmenée en Allemagne » par les autorités occupantes, une autre condamnée
par contumace en juin 1942 décéda à Auschwitz 16.
En 1943, 7 cheminots furent condamnés à mort par les Allemands à
Dijon. Leur exécution, d’abord retardée par des manifestations en pleine rue le
11 novembre, eut lieu par décapitation à Stuttgart en décembre 17. En 1944, la
cour martiale allemande, siégeant dans la salle des États de Bourgogne sur des
tables tendues de noir, condamna à mort 15 patriotes de l’Auxois à la suite de
la capture et de l’exécution d’un major allemand par la Résistance 18. Si les
autorités de l’État français n’étaient pas absentes de la ville et de la région, et si
elles participèrent aux offensives contre les maquis au printemps 1944, le combat contre la Résistance fut, d’abord, mené par les Allemands.
Toute l’activité de la section spéciale était contrôlée et, d’une certaine
manière, limitée par les autorités d’occupation. Les dossiers étaient communiqués au tribunal militaire, rattaché à la Feldkommandantur, qui les réexpédiait
au parquet de la justice française quand les intérêts militaires allemands
n’étaient pas en jeu. Suite à des enquêtes de la police française, dont les résultats avaient été transmis aux Allemands, ceux-ci procédaient à des arrestations,
notamment pour franchissement de la ligne de démarcation, et parfois à des
libérations, sans informer les autorités françaises mises devant le fait accompli 19.
Manifestement, les Allemands se réservèrent les affaires les plus graves et la section spéciale dut se contenter d’un rôle supplétif.
La correspondance du procureur général de Dijon avec le garde des
Sceaux 20 confirme cette impression de court-circuitage de la section spéciale
par les Allemands. En janvier 1943, le procureur général se plaint de procédures suspendues, « contrairement au vœu de la loi du 18 novembre 1942 », du
fait des enquêtes menées parallèlement par les Allemands. Malgré les demandes françaises, les tribunaux militaires allemands tardaient à rendre les dossiers
communiqués, quand ils ne condamnaient pas à mort les inculpés recherchés
par la section spéciale. « Il subsiste seulement à la prison française un petit
nombre de détenus, en général peu intéressants, les autres étant retenus à la
prison allemande pour des faits que nous ignorons » 21. En février 1943, écrit
104
Jean-Louis Halpérin
toujours le procureur général, le service régional de police de sûreté de Dijon
a procédé à l’arrestation « d’une bande de terroristes dangereux dont plusieurs
ont reconnu être les auteurs d’attentats et notamment de sabotage de chemin
de fer ». Les personnes incriminées sont détenues à la maison d’arrêt de Dijon,
quartier allemand, « à la disposition des autorités d’occupation qui se sont saisies de toutes ces affaires ». Des onze noms cités dans ce courrier du 11 février
1942, aucun n’apparaît dans les procédures de la section spéciale. Le procureur général ne manquait pas de rendre compte de ces causes de ralentissement des poursuites : les « chefs de bande » restent dans les mains des autorités
d’occupation, seuls les inculpés les moins compromis peuvent être jugés par
les tribunaux français. « Les autorités locales d’occupation sont avec nous parfaitement correctes dans nos rapports fréquents et ont même le souci de nous
être agréables dans la mesure où leurs instructions le permettent », mais le rapport du chef du parquet dijonnais indique bien qu’ici aussi la collaboration fut
un jeu de dupes 22.
Le procureur général cherchait à se justifier en parlant d’enquêtes réussies par la police française. Il est, toutefois, possible de s’interroger sur l’existence d’une seule politique de la part des autorités françaises. À Dijon, la
police politique (la XIe Brigade régionale de police mobile) fut dirigée par le
commissaire Marsac qui acquit rapidement la réputation d’un « dur » et suscita
tant de haine qu’il fut lynché par la foule à la Libération, à l’annonce de l’ajournement de son procès 23. La police française ne paraît pas avoir manqué de
moyens pour procéder à des enquêtes – y compris, en prenant des renseignements en dehors de la région – des arrestations et des interrogatoires, pour
certains aussi terribles que ceux de la Gestapo. Il n’est pas certain, pour autant,
que policiers et juges d’instruction aient toujours cherché à alimenter la section
spéciale en accusés. Si le nombre des non-lieux, à l’issue de l’instruction, est
peu élevé, on ne peut exclure que le choix de certains chefs d’inculpation ait
écarté des accusés de la section spéciale. Henri Drouot rapporte ainsi, en août
1943, l’arrestation de réfractaires armés, inculpés seulement pour insoumission
au Travail obligatoire et jugés – probablement par le tribunal correctionnel de
Dijon – sans qu’il soit question du délit de détention d’armes. Condamnés à six
mois de prison, ces réfractaires furent néanmoins « embarqués pour l’Allemagne ». Y a-t-il eu, en ce cas, un véritable « adoucissement » de la répression 24 ?
L’explication de Henri Drouot (les juges ont eu « peur de se compromettre par
une attitude de répresseurs et cherchaient à tout minimiser. Ils songent à l’avenir ») ne nous semble pas totalement irrecevable. Il y aurait là un facteur supplémentaire du déclin quantitatif de l’activité de la section spéciale. Il
n’empêche que les magistrats ayant siégé dans cette section n’ont certainement pas cherché à « tout minimiser ».
L’aveuglement de l’arbitraire des peines
Dans le processus qui conduit à l’arrêt, et dans presque trois quarts des
affaires à la prononciation d’une peine, l’engrenage démarrait avec l’instruction. La section spéciale de Dijon n’a eu à connaître qu’une seule affaire de fla-
105
Actes du colloque
grant délit et elle ordonna dans ce cas un supplément d’information qui se
termina par une relaxe 25. Toutes les autres affaires ont fait l’objet d’une instruction, ce qui confirme nos constatations précédentes : la section spéciale de
Dijon n’a pas jugé des résistants pris sur le fait, mais des personnes suspectées
d’activité communiste et recherchées comme telles. Ces procédures d’instruction ont été menées dans tout le ressort de la Cour : 18 à Chalon-sur-Saône, 16
à Dijon, 8 à Autun, 5 à Beaune, 4 à Chaumont et 1 à Wassy. Elles sont donc le
fait de plusieurs juges d’instruction dont les méthodes et les engagements pouvaient différer. Nous n’avons pas trouvé, cependant, d’éléments de nature à
opposer la pratique de tel ou tel juge d’instruction.
Au départ de la plupart de ces affaires, la police de Vichy a enquêté sur
des distributions de tracts ou sur des indices de reconstitution d’une organisation communiste. À la suite de distributions de tracts en pleine rue, des informations contre X sont ouvertes 26. Des indices, comme des propos imprudents
dans une conversation ou des voyages fréquents, pouvaient attirer l’attention.
La présence de dénonciations n’est pas rare 27. Le juge d’instruction compétent
donne commission rogatoire à la police (la police mobile, les polices municipales ou la gendarmerie) pour enquêter. La principale arme de la police est la
perquisition chez des « individus suspects d’activité communiste ». Ces perquisitions, judiciaires ou administratives avec un ordre du préfet sur la base de
l’article 10 du Code d’instruction criminelle, supposaient une identification des
militants communistes supposés qui paraît avoir reposé, pour beaucoup, sur
des fichiers de renseignements constitués par les commissaires spéciaux à la
fin de la IIIe République 28. Ce facteur explique que la répression se soit principalement abattue sur des personnes qui avaient déjà fait l’objet de poursuites,
de condamnations ou de mesures d’internement administratif depuis l’interdiction du parti communiste. À partir de ces perquisitions – qui ne réussissaient
pas toujours à mettre la main sur des tracts, journaux, papillons ou livres communistes – et des interrogatoires de police qui les accompagnaient, les enquêteurs cherchaient à reconstituer un groupe et à « remonter une filière » de
distribution de matériel, de contacts ou de facilités d’hébergement. Cette
méthode conduisait à des instructions collectives qui avaient tendance à
s’entrecroiser, la répression touchant souvent de petits groupes « périphériques » sans mettre la main directement sur les chefs 29. Une affaire de tracts distribués à Autun donna ainsi lieu à la reconstitution de tout un schéma
distinguant trois niveaux avec 27 inculpés : les chefs, les répartiteurs de tracts,
les distributeurs de tracts 30. Par des renseignements pris auprès des
employeurs, des administrations locales, des juges de paix, la police élaborait
des « portraits » des suspects, bientôt inculpés, mettant en relief leur plus ou
moins grande « dangerosité » 31.
Face à cette activité de la police, les juges d’instruction ne paraissent pas
avoir été suivistes, certains d’entre eux poussant assez loin le zèle dans le
développement de l’information 32. Délivrant des commissions rogatoires aux
policiers, y compris en dehors du ressort de la cour d’appel de Dijon pour des
renseignements complémentaires ou des auditions de témoins, les juges d’instruction n’hésitaient pas à se lancer dans des investigations relativement complexes pour retrouver ou confondre les inculpés. L’interrogatoire de première
comparution conduisait, bien entendu, à la rencontre entre le juge d’instruc-
106
Jean-Louis Halpérin
tion et chacun des inculpés. Souvent fort court, cet interrogatoire faisait
connaître à l’inculpé les faits imputés et recevait ses premières réponses, dénégations ou aveux au moins partiels. Les magistrats instructeurs ne paraissent
pas avoir cherché à cacher aux inculpés la gravité des charges qui pesaient
sur eux.
Cet interrogatoire était suivi par des auditions de témoins, incluant des
proches de l’accusé comme son père, sa femme, sa fille de treize ans (faisant
état d’un « monsieur qui a apporté un paquet »), son employeur 33. Le juge
d’instruction pouvait également ordonner la vérification des dires de l’inculpé
pour jauger un alibi 34. Dans les jours suivants, plusieurs interrogatoires pouvaient se succéder avec des questions répétées du juge d’instruction et des
confrontations 35. Les pièces à conviction étaient étudiées et présentées aux
inculpés : papiers saisis, lettres ouvertes, photographies... La découverte sur
un inculpé d’une fausse carte d’identité donna lieu à une vérification de tous
les cachets de la préfecture 36.
Les juges d’instruction ne paraissent pas avoir ménagé les inculpés. À
propos d’une illustration encadrée avec une étoile rouge, une gerbe de blé, la
faucille et le marteau entrelacés, l’un d’eux dit à l’inculpé : « Vous saviez très
bien malgré votre habile description que ce tableau encore une fois était les
armes parlantes de la IIIe Internationale [...] Dites la vérité » 37. Un autre accuse
directement l’inculpé d’avoir continué sa propagande « d’une façon plus sournoise » 38. Certains juges n’ont pourtant pas négligé d’instruire aussi à décharge,
ce qui explique la prise de décisions de non-lieu, en l’absence de charges
sérieuses ou en présence de renseignements plutôt favorables aux inculpés.
Toute la procédure était communiquée au parquet, cela va sans dire. Il
ne semble pas que les membres du ministère public aient eu besoin de rappeler à l’ordre leurs collègues du siège. Bien au contraire, nous avons rencontré
des cas où c’est le juge d’instruction qui écrit au procureur général pour prêcher la persévérance : « J’ai la conviction qu’il doit être possible en poursuivant
l’information d’arriver à découvrir l’officine [...] il ne faut pas se limiter aux faits
bénins » 39. Et, de son côté, le procureur général ne cherchait pas à accabler
des comparses quand il était convaincu de leur absence d’implication dans des
faits graves 40. L’instruction offre ainsi une image contrastée : sans qu’on puisse
aller jusqu’à parler d’acharnement, il faut bien constater le fonctionnement
d’une procédure aux ressorts bien huilés qui devenait souvent implacable
pour les inculpés.
Pour autant, toutes les expressions de la défense n’étaient pas bannies
de cette procédure d’exception, au caractère inquisitoire renforcé par les circonstances et les moyens policiers mis en œuvre. Face au juge d’instruction, et
quelle que soit l’inégalité des armes, les inculpés ne se retrouvaient pas sans
voix. Pratiquement aucun n’a choisi le silence absolu en réponse aux questions des policiers et des juges. Certains niaient farouchement les faits et plus
encore les soupçons qui pesaient sur eux. Ils affirmaient n’avoir jamais appartenu au parti communiste et ne rien connaître à la politique. Tout au plus
avaient-ils pu se faire « entortiller » à leur insu par des militants qui auraient
abusé de leur naïveté 41. Un inculpé chez qui ont été trouvés des tracts et, dans
son veston, des papillons dénonçant Hitler, le « nouvel Attila », prétend ignorer
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Actes du colloque
que ces documents étaient d’inspiration communiste : il ne les a pas lus et a
accepté de les prendre uniquement « par l’espoir d’un bon pourboire » 42. Un
autre, accablé par la détention d’une fausse carte d’identité et la saisie de colis
postaux à son nom avec du matériel d’imprimerie, commence par dire : « Je ne
m’occupe pas de politique [...] Je n’ai jamais été membre du parti communiste ». Ancien secrétaire général du syndicat des métaux, père de cinq enfants,
il cherche à expliquer la fabrication de la fausse carte d’identité par la peur de
la police allemande 43. L’on peut sourire de la défense d’un inculpé à qui le
juge d’instruction reproche entre autres d’avoir crié « vive la Russie ! » et qui
invoque l’ivresse et nie tout sentiment communiste : « C’est vrai que je suis un
braillard. Je suis contre tout ce qui est injuste ». Cet inculpé, qui ne voyait pas
où était le mal à remettre un journal communiste à un tiers dans un café, fut
finalement relaxé 44. Mais comment ne pas être profondément ému en lisant la
réponse que fit au juge un instituteur de 19 ans, fusillé quelques semaines plus
tard par les Allemands : sans opinions politiques déclarées, il considérait la
distribution de tracts comme un chahut d’étudiants 45.
Avec plus de vraisemblance, d’autres inculpés tentaient de minimiser les
faits. S’ils reconnaissaient avoir appartenu au parti communiste, ils prétendaient avoir rompu avec lui depuis plusieurs années et n’avoir plus aucune
activité militante : dès les années 20 46, ou plus souvent après le pacte germano-soviétique et l’interdiction du parti 47. Trouvait-on des tracts à leur domicile ? Ils y avaient été placés à leur insu – par exemple, jetés par une fenêtre –
ils n’avaient jamais été lus, ils avaient été conservés comme combustible pour
la cheminée ou le four 48. Le cas le plus extraordinaire est, sans doute, celui du
militant propriétaire d’une aquarelle communiste encadrée et attachée au mur
de sa cuisine. Pour le procureur de la République de Beaune, il « ne craint pas
d’affirmer hautement ses opinions politiques [...] L’exposition des emblèmes de
la IIIe Internationale, dans la pièce où il recevait, constitue à elle seule un
mode de propagande communiste ». Après avoir déclaré qu’il ne militait plus
depuis la dissolution du parti, l’inculpé dénie au tableau tout caractère de propagande : « c’est uniquement [...] la représentation de mes instruments de travail », un marteau de cordonnier, une faucille « pour aller à l’herbe, car je fais
un petit élevage de lapins ». « L’étoile, je ne puis en donner la définition »
ajoute-t-il en ultime provocation à l’égard du juge. Auparavant, cet homme
courageux avait avoué à la police : « rien ne me fera changer dans mes opinions [...] j’aime beaucoup ce cadre, car il représente mes idées » ; et il avait dit
au juge lors de sa première comparution : « beaucoup de gens mettent au mur
les images de leur Dieu, et je n’ai pas craint (sic) moi aussi de manifester ma
croyance en la IIIe Internationale, mon idéal » 49. Le même écrivait à sa famille :
« Je ne me laisse pas démonter par des politesses » et il réclama, en août 1944,
la restitution du tableau saisi.
Les inculpés trouvés en possession de documents plus compromettants
et soupçonnés d’un rôle de direction dans l’organisation clandestine du parti
communiste refusaient toute collaboration ou dénonciation : ils restaient silencieux sur les buts de leurs voyages, affirmaient ne pas se souvenir des mentions ou des sommes portées sur leurs carnets et ne voulaient donner aucun
nom de contacts 50. Ceux qui reconnaissaient avoir distribué des tracts ajoutaient qu’ils avaient été seuls à agir. « Il a refusé de dénoncer quiconque de ses
108
Jean-Louis Halpérin
collaborateurs » notait le procureur de la République d’Autun à propos d’un
inculpé 51.
Cette défense – toujours courageuse, souvent argumentée – est-elle le
fait d’inculpés isolés ou pouvait-elle s’appuyer sur l’assistance d’un avocat, en
mesure de peser sur l’information d’abord, sur le jugement ensuite ? Les dossiers consultés témoignent plutôt en faveur d’un respect formel de la loi du
8 décembre 1897 52. Lors de l’interrogatoire de première comparution, le juge
d’instruction demandait à l’inculpé s’il avait fait le choix d’un avocat. La
réponse la plus fréquente était : « j’aviserai » ou « je réfléchirai » 53. D’autres
demandaient la désignation d’un avocat d’office. Seuls quelques inculpés proposaient immédiatement le nom d’un avocat de leur choix 54. Quant à la
renonciation formelle à un conseil – prévue par l’article 9 de la loi de 1897 –
elle était rarissime 55. D’autant plus que le délai de l’instruction laissait quelque
temps à ceux qui n’avaient pas fait de choix ou avaient affirmé se défendre
seuls pour trouver finalement, parfois avec l’aide de leur famille, un avocat 56.
Des lettres témoignent de ces recherches... et de l’espoir d’une petite visite en
prison 57. Si la plupart des inculpés disposaient d’un avocat avant la fin de l’instruction, il n’était pas rare que cet avocat soit absent lors des interrogatoires :
les dossiers font parfois état d’excuses de la part des défenseurs régulièrement
convoqués, on peut penser aussi aux difficultés que représentait l’entrée dans
l’instruction pour un jeune avocat commis d’office 58. Cette abstention ne doit
pas faire conclure, à notre avis, à une désertion du barreau. Nous avons également trouvé trace d’avocats présents aux interrogatoires 59, sans qu’il soit possible de déterminer leur rôle, et surtout de démarches entreprises par les
défenseurs : l’un réunit des certificats de moralité en faveur de l’inculpé, un
autre trouve des attestations d’instituteurs, collègues de l’inculpé affirmant que
ce dernier appartenait à la SFIO et non au PC 60.
Lorsque venait le moment de plaider devant la section spéciale, certains
avocats paraissent avoir reculé 61. Mais tous les accusés ont finalement comparu avec l’assistance d’un défenseur : quelques noms des barreaux de Dijon,
dont le bâtonnier, de Chalon et d’Autun reviennent fréquemment 62. Certains
ont plaidé pour plusieurs accusés dans le même procès. Nous n’avons
retrouvé aucune trace de leur plaidoirie. Il est vraisemblable qu’ils aient mis en
avant les éléments du dossier susceptibles d’inciter les juges à une relative clémence.
Avec ces éléments épars, il nous reste à envisager les explications possibles sur la détermination de la peine par les juges. Il ne paraît pas totalement
impossible de trouver la cause des peines les plus lourdes dans des circonstances aggravantes. La contumace et la récidive, pour tous ceux qui avaient
déjà été condamnés correctionnellement en 1939-1940 ou internés pour activité communiste, étaient certainement de nature à faire franchir le seuil séparant les travaux forcés de la prison 63. Les peines les plus lourdes s’abattaient
sur les « chefs » présumés de l’organisation clandestine du parti communiste ou
sur les auteurs de violences prouvées. Les verdicts les plus légers concernaient
les possesseurs de tracts. La relaxe pouvait s’expliquer par la jeunesse des
accusés ou, au contraire, l’ancienneté de leur rupture avec le parti communiste. Ainsi les juges semblent avoir arbitré les peines, comme l’auraient fait
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Actes du colloque
des magistrats d’Ancien Régime. Il y aurait une forme de « rationalité » dans
leurs décisions.
Cette impression de cohérence ne doit pourtant pas nous abuser, en
nous conduisant à une quelconque idée de régularité de la répression. La référence à l’Ancien Régime n’avait guère de sens alors que tout le système reposait sur une loi, dont les caractères – la rétroactivité, la répression d’une
opinion partisane – n’avaient guère de précédent avant 1789. Le mélange des
formes « ordinaires » de la procédure pénale (jusqu’à la loi de 1897 applicable
avant juin 1943) et de la loi exorbitante du 14 août 1941 aboutissait à un
monstre juridique. Cette répression, que l’on serait tenté de placer au milieu
d’une échelle de gradation allant de la clémence aux pires excès de la section
spéciale de Douai, n’avait aucun sens lisible pour l’opinion publique. Que
pouvait penser un observateur comme Henri Drouot, peu favorable aux communistes, en prenant connaissance de verdicts aussi variables pour les mêmes
incriminations ? Comment parler d’exemplarité des peines, ou de jurisprudence pénale, pour des jugements à ce point fluctuants ? Personne n’avait
besoin d’une démonstration pour savoir qu’il était dangereux, de 1941 à 1944,
d’être ou d’avoir été militant communiste ! Si la justice de Vichy n’allait pas
jusqu’à l’élimination systématique de ses ennemis politiques, elle ne pouvait
pas prétendre, en l’occurrence, défendre efficacement l’État français contre
une agression terroriste. Tout au plus, le gouvernement de Vichy avait-il intérêt à développer les sections spéciales pour affirmer sa souveraineté sur
l’ensemble du territoire français. Mais cet enjeu était perdu d’avance face à
l’occupant : la perversité d’un tel choix se révélait quand les Allemands fusillaient ou déportaient des personnes arrêtées par la police française, sans se
soucier le moins du monde des procédures ou des jugements de la section
spéciale. Quelques magistrats pouvaient chercher à limiter les excès – ou plus
timidement à les regretter – mais en participant au fonctionnement de la section spéciale, ils acceptaient de devenir prisonniers d’un système aveugle qui,
même par des acquittements, désignait et pourvoyait autant d’otages potentiels pour la Terreur allemande. Il n’y a pas eu, il ne pouvait y avoir en ce sens
de véritable politique de la part de la section spéciale de Dijon : celle-ci fut, à
notre sens, un rouage parmi d’autres d’une collaboration viciée et biaisée dans
son principe.
110
Jean-Louis Halpérin
Notes
1. H. Drouot, Notes d’un Dijonnais pendant l’occupation allemande 1940-1944, Éditions
universitaires de Dijon, 1998, p. 316 (il est fait allusion à l’arrêt du 4 octobre 1941).
2. Le tribunal spécial fonctionna à Dijon depuis mars 1943 jusqu’en août 1944 pour juger les
infractions à la législation économique (marché noir), les vols et violences à l’heure du couvre-feu, les
vols de colis de prisonniers ou de marchandises destinées à la Croix-Rouge. Avec une composition très
proche de celle de la section spéciale, le tribunal spécial jugea 59 affaires (dont 53 en 1944) en
prononçant des peines d’emprisonnement et de travaux forcés. Sur cette institution, cf. C. Fillon, « Le
tribunal d’État, section ode Lyon (1941-1944), contribution à l’histoire des juridictions d’exception »,
Histoire de la Justice, n 10, 1997, p. 205.
3. DC 1942, 40 : malgré sa conclusion ambiguë (laissant entendre que des « crimes » légaux peuvent
se justifier, en dehors du droit commun, par le salut public), cette note sur un arrêt de la cour de Caen
nous paraît bien critique à l’égard de la législation de Vichy, dans la mesure où elle prend en compte
l’effet rétroactif par une comparaison, peu flatteuse en 1942, avec le tribunal révolutionnaire (qui
aurait, lui, respecté la non-rétroactivité des lois pénales) et souligne le pouvoir arbitraire du juge, en
invitant le lecteur à méditer sur le fait qu’une simple infraction de police commise « dans une intention
d’activité communiste ou anarchiste » soit passible de la peine de mort.
4. À titre de comparaison, la section spéciale de Caen a jugé 82 affaires, mais seulement 7 de
propagande
communiste : Y. Lecouturier, « La section spéciale de Caen (1941-1944) », Vingtième siècle,
o
n 28, 1990, p. 109.
5. Trois d’entre eux ont été fusillés, en mars 1942, avant d’être jugés à l’audience, un en fuite a été
arrêté plus tard à Rennes, un condamné par contumace a été fusillé au Mont Valérien en février 1943,
un autre a été retrouvé à Bordeaux et fusillé en janvier 1944. Cf. Les communistes dans la Résistance en
Côte d’Or, Dijon, 1996, p. 71. Il faut y ajouter des condamnées déportées, dont certaines sont mortes
dans les camps.
6. C’est une différence majeure avec Caen : Y. Lecouturier, op. cit., p. 109, où seulement 25 inculpés
ont été poursuivis pour activité communiste.
7. Le plus jeune est un ajusteur de 15 ans remis à ses parents en décembre 1942.
8. Ceux-ci viennent notamment de Chenôve et pour plusieurs des usines de moteurs Lipton qui
fournissaient l’occupant, A. D. de la Côte d’Or, 32 U 10 et H. Drouot, op. cit., p. 404.
9. P. Goujon (dir.), La Saône-et-Loire de la Préhistoire à nos jours, Saint-Jean-d’Angély, 1992, p. 373,
377-378 : les résultats du PC dans le département étaient de deux points inférieurs à la moyenne
nationale, même en 1936.
10. P. Levêque (dir.), La Côte d’Or de la Préhistoire à nos jours, Saint-Jean-d’Angély, 1996, pp. 388,
397-398, 400-403 et 405.
11. Cf. L. Bertrand, La répression des militants communistes durant l’entre-deux-guerres en
Bourgogne, mémoire maîtrise d’histoire, Université de Bourgogne, 1994, p. 61 sur la faible
implantation du PC en Côte d’or.
12. P. Lévêque, op. cit., pp. 401-403 ; H. Drouot, op. cit., p. 726.
13. H. Drouot, op. cit., pp. 262 et 270.
14. Ibid., pp. 400-404, 418, 428, 482 ; Les communistes dans la Résistance..., op. cit., p. 71. À Caen, les
premiers otages communistes furent fusillés en décembre 1941 : Y. Lecouturier, op. cit., p. 110.
15. A. D. de la Côte d’Or, 32 U 10, lettre du 30 juin 1942 en réponse à une lettre du préfet suite à une
demande de renseignements de la Délégation générale du gouvernement français dans les territoires
occupés.
16. D’autres dossiers (A. D. de la Côte d’Or, 32 U 8) font état de condamnés, d’abord emprisonnés en
France, puis déportés par les Allemands.
17. H. Drouot, op. cit., pp. 616 et 743.
18. Ibid., p. 778.
19. A. D. de la Côte d’Or, 32 U 4.
20. Nous remercions
mademoiselle Catherine Fillon de nous avoir communiqué des extraits du
18
dossier A. N. BB 7053.
21. A. N. eod. loco., lettre du 18 janvier 1943.
22. Cette situation est largement la conséquence des accords Bousquet-Oberg d’août 1942. À la
différence de ce qui se passa à Caen, la reprise en main de la répression par les Allemands ne tarit pas
complètement l’activité de la section spéciale de Dijon.
23. P. Lévêque, op. cit., p. 405 ; H. Drouot, op. cit., p. 688, le présente comme un nouveau chef en
août 1943, alors qu’il apparaît dans les documents dès 1941.
24. H. Drouot, op. cit., pp. 687 et 701.
111
Actes du colloque
25. Dans cette affaire de détention de documents communistes, liée à un autre procès, l’action fut
finalement déclarée non recevable, 14-24 janvier 1942.
26. A. D. de la Côte d’Or, 32 U 8, 8bis (tracts ramassés à Autun), 32 U 9 (tracts découverts par des
rondes de police à Chalon-sur-Saône).
27. Il peut s’agir de dénonciations orales (de la part de la femme d’un accusé ayant fouillé dans ses
poches) ou de dénonciations anonymes (de la part d’un « bon patriote ») : A. D. de la Côte d’Or, 32 U 3 et 4.
28. A. D. de la Côte d’Or, 32 U 9 ; L. Bertrand, op. cit., pp. 24-29 et p. 60, mentionne ces fiches
constituées par la police en Côte d’Or, pour certaines dès les années 20, puis à partir de 1938-1939.
29. Comme Lucien Dupont, activement recherché après l’attentat de janvier 1942 (A. D. de la Côte
d’Or 32 U 5, 6 et 10), en fuite, fusillé par les Allemands au Mont Valérien en février 1943.
30. Eod. loco, 32 U 8.
31. Eod. loco, 32 U 3 (certificats de bonnes mœurs signés des maires), 32 U 4 (consultation des juges
de paix).
32. Eod. loco, 32 U 4 (instructions verbales du juge d’instruction aux policiers ; dans d’autres cas, le
juge avoue que « la sûreté m’a indiqué... »).
33. Eod. loco, 32 U 3, 4 et 8.
34. Eod. loco, 32 U 3, l’inculpé ayant parlé d’un jet de tracts sur une voie ferrée, la police a procédé à
une vérification et le juge d’instruction a qualifié ces allégations de « fausses ».
35. Eod. loco, 32 U 3.
36. Eod. loco, 32 U 3 : la fausse carte comportait une moustache refaite à l’encre et l’inculpé avait été
trouvé avec une carte de tarif réduit des chemins de fer à son vrai nom. La vérification auprès des
services de la préfecture fut vaine.
37. Eod. loco, 32 U 3.
38. Eod. loco, 32 U 4.
39. Eod. loco, 32 U 3, dossier T...
40. Eod. loco, 32 U 10 dans l’affaire qui se termina par des exécutions ordonnées par les Allemands.
41. Eod. loco, 32 U 3, dossier Pe...
42. Eod. loco, 32 U 3, dossier S...
43. Eod. loco, 32 U 3, dossier T...
44. Eod. loco, 32 U 4, dossier L...
45. Eod. loco, 32 U 10, dossier L...
46. Eod. loco, 32 U 9, dossier R... chez qui avaient été saisis des livres datant de 1928-1929.
47. Eod. loco, 32 U 4, dossier G... qui eut des mots très durs pour les dirigeants du parti.
48. Eod. loco, 32 U 3, dossier R/M... ; 32 U 4, dossier G...
49. Eod. loco, 32 U 3, dossier Po...
50. Eod. loco, 32 U 3, dossier T... ; 32 U 4, dossier L...
51. Eod. loco, 32 U 8, dossier M...
52. En sachant qu’à partir des lois du 16 mars et du 5 juin 1943, les avocats furent tous désignés
d’office.
53. A. D. de la Côte d’Or, 32 U 4, 5 et 8.
54. Eod. loco, 32 U 3, dossiers T... et M... ; 32 U 8, dossier D...
55. Eod. loco, 32 U 3, dossier M...
56. Eod. loco, 32 U 3, dossier Po... où l’inculpé affirmait : « je ne veux en aucune façon être assisté
d’un avocat », avant d’être convaincu par son fils de prendre un avocat.
57. Eod. loco, 32 U 3, dossier Pe...
58. Eod. loco, 32 U 3 dossier Pe... et dossier S... ; 32 U 4, dossier L...
59. Eod. loco, 32 U 3, dossier C... ; 32 U 4, dossier G... ; 32 U 6 ; 32 U 8, dossier M...
60. Eod. loco, 32 U dossier Po... ; 32 U 5, dossier C...
61. Eod. loco, 32 U 3, dossier S... et 32 U 4, dossier L...
62. Il s’agit du bâtonnier Brunhes et de maîtres Buisson, Baland, More, Gros, Barrault, Fricaudet,
Foncin et Vieillard-Baron.
63. A. D. de la Côte d’Or, 32 U 3, dossier T... ; 32 U 4, dossier L... ; 32 U 8, dossier T...
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Laurent Douzou, Virginie Sansico
La Milice et les cours martiales
La cour martiale de Lyon
2 février - 4 août 1944
Laurent Douzou
Professeur à l’Institut d’études politiques de Lyon
Virginie Sansico
Doctorante
La répression exercée par l’État français a beaucoup évolué entre 1940
et 1944, s’organisant en fonction d’impératifs politiques et idéologiques en
constante redéfinition. Le volet judiciaire de l’arsenal répressif dont se dota
graduellement le gouvernement de Philippe Pétain joua un rôle essentiel dans
le dispositif d’ensemble. La justice fut, en effet, instrumentalisée par le régime
de Vichy pour répondre, à des degrés divers, tant aux soubresauts de l’opinion
que, de façon plus radicale et de plus en plus systématique, aux actions de la
Résistance. Si, dans un premier temps, le gouvernement chercha à adapter le
système judiciaire républicain aux normes idéologiques de la Révolution
nationale, il ressentit très tôt, dès l’été de 1941, le besoin de créer des juridictions d’exception. La loi du 14 août instaura les sections spéciales, chargées à
l’origine de réprimer les activités « communistes ou anarchistes », leurs compétences étant par la suite étendues à la répression de toutes les composantes de
la Résistance 1. À l’orée d’une phase de tension accrue dont le discours du
« vent mauvais » 2 posait le diagnostic, il était vraisemblablement plus simple de
mettre en place de nouvelles instances que le régime pût modeler à son gré et
à son image plutôt que de modifier radicalement les fondements d’une justice
indissociable de l’idéal républicain honni par Vichy. C’est que, tout en cautionnant quotidiennement les violations répétées du droit et des procédures qui
faisaient jusqu’en 1940 l’identité de la justice française, les magistrats conservaient et appliquaient des réflexes légalistes, qui relevaient sans doute davantage d’un « habitus » professionnel que d’une volonté de marquer un refus.
Intégrée, sans beaucoup d’états d’âme apparents, dans le jeu répressif de
Vichy, la magistrature n’en constituait donc pas moins un obstacle au basculement dans un régime policier où l’institution judiciaire devait condamner
n’importe qui sur ordre de l’exécutif. C’est dans ce contexte qu’à partir de
l’automne 1943, l’obsession du maintien de l’ordre conduisit peu à peu un
gouvernement de Vichy dictatorial et plus que jamais sous influence allemande, à transgresser les dernières règles rescapées du naufrage de l’organisation judiciaire républicaine.
113
Actes du colloque
Le contexte politique contribua à accélérer le mouvement : Vichy entra
dans sa phase fascisante après la crise qui éclata en novembre 1943 entre
l’occupant et un Pétain qui tenta de « jouer la carte de la neutralité attentiste 3. »
Les rênes de la répression politique furent placées entre les mains de Darnand,
chef de la Milice, le 1er janvier 1944 : il fut nommé secrétaire général au Maintien de l’ordre. Les miliciens s’infiltrèrent alors dans tous les rouages du
régime, accélérant une radicalisation déjà bien amorcée.
« La Milice a la mission, par une action de vigilance et de propagande,
de participer à la vie publique du pays et de l’animer politiquement ». Les statuts de la Milice 4, créée en janvier 1943, ne sont pas diserts sur ses prérogatives d’origine. Ils précisent seulement que ses volontaires doivent être
« moralement prêts et physiquement aptes, non seulement à soutenir l’État nouveau par leur action, mais aussi à concourir au maintien de l’ordre intérieur ».
Ils reçoivent une « formation politique générale » faisant d’eux d’ardents propagandistes doublés de délateurs assidus. Les plus exaltés n’hésitent pas à
prendre les armes pour livrer des « suspects » à la police, non sans les avoir
préalablement soumis à la torture. Mais ces forfaits sont les conséquences
d’initiatives individuelles situées hors du champ de la légalité : les forces régulières de police et de gendarmerie ne manquent pas de souligner, à la première occasion, les rapports souvent très conflictuels qu’elles entretiennent
avec les miliciens qui se considèrent au-dessus des lois. Avec l’arrivée de Darnand au Maintien de l’ordre, la Milice donne toute sa mesure, tendant même à
se confondre avec l’appareil d’État. Un cap est franchi le 10 janvier 1944,
lorsqu’un décret dote Darnand des pleins pouvoirs pour réprimer la Résistance. Il va dès lors mettre en place sa politique répressive, de culture résolument milicienne, en s’appuyant localement sur les intendants de police qui lui
sont très favorables. À ses yeux, on ne lutte pas contre les « terroristes » par des
instances engagées devant des tribunaux, si expéditifs soient-ils. C’est pourquoi, le 20 janvier 1944, les cours martiales sont instituées.
La loi qui les crée autorise Darnand à créer « par arrêtés une ou plusieurs
cours martiales » 5, auxquelles sont déférés « les individus, agissant isolément
ou en groupe, arrêtés en flagrant délit d’assassinat ou de meurtre, de tentative
d’assassinat ou de meurtre, commis au moyen d’armes ou d’explosifs, pour
favoriser une activité terroriste 6 ». La loi du 11 février 1944 élargit le champ de
compétence de ces instances en suspendant la condition du flagrant délit.
L’État milicien se déleste des « pesanteurs » procédurales en réduisant le fonctionnement des cours martiales à trois articles : l’individu dont les agissements
relèvent des compétences de la loi du 20 janvier 1944 est immédiatement présenté à l’intendant de police de la préfecture régionale qui le place sous mandat de dépôt, puis informe le secrétaire général au Maintien de l’ordre. Ce
dernier désigne par arrêté les trois miliciens membres de la cour devant
laquelle va comparaître le « prévenu ». Ensuite, tout va très vite : l’article 5 stipule que « l’application des lois sur l’instruction criminelle est suspendue à
l’égard des individus déférés aux cours martiales ». Ainsi, si l’individu est arrêté
dans les conditions prévues par la loi, « et que [sa] culpabilité est nettement
établie », il est immédiatement passé par les armes. Aucun recours, nul avocat 7.
Pas non plus d’acquittement envisagé : ou bien les faits incriminés relèvent de
la cour martiale, et l’accusé est exécuté séance tenante, ou bien la cour se
114
Laurent Douzou, Virginie Sansico
déclare incompétente. C’est l’unique échappatoire prévue par la loi. L’inculpé
est dans ce cas renvoyé devant le procureur de la République « afin qu’il soit
requis par lui ce qu’il appartiendra. ».
En dépit de leur dénomination, les cours martiales sont totalement indépendantes de l’institution judiciaire : relevant du secrétariat général au Maintien de l’ordre, ce sont des instances administratives. Les magistrats en fonction
ne contestent pas, en tout cas officiellement, l’existence de cours martiales qui
bafouent les règles les plus élémentaires du droit. En revanche, ils se montrent
embarrassés par les complications procédurales que génère la circulation de
certains dossiers du parquet à la cour martiale, quand ces affaires font déjà
l’objet d’une information judiciaire. Certains juges d’instruction se plaignent
d’avoir dû rendre des ordonnances de dessaisissement au profit de la cour
martiale, alors que cette pratique est d’ordinaire interne au domaine judiciaire.
Ils font valoir le fait qu’ils ne peuvent non plus se déclarer incompétents si
l’intendant de police leur réclame un dossier : en effet, si la cour martiale se
déclare à son tour incompétente, l’accusé se retrouve alors dans un grotesque
vide juridique. Le garde des Sceaux diffuse une circulaire 8 indiquant la marche
à suivre pour contourner ces problèmes techniques : il suffit au juge instructeur de rendre une ordonnance de soit-communiqué, ce qui lui permet de
récupérer le dossier si la cour martiale se déclare incompétente, ou de clôturer
la procédure par un non-lieu si le prévenu est exécuté. Dès lors, la question
des cours martiales semble résolue aux yeux de la justice. En 1944, les magistrats ne craignent plus l’ambiguïté, ils sont de plain-pied dans le système
Vichy : ils ne participent certes pas aux cours martiales, mais s’en accommodent remarquablement, veillant à des détails de pure technique quand ces
cours sont, par essence même, la négation de leur institution.
L’histoire de la justice sous Vichy, ordinaire ou d’exception, requiert un
délicat travail qui peut cependant faire fond sur des sources abondantes,
notamment les dossiers de procédure et les archives des parquets. Il n’en va
pas de même des cours martiales pour d’évidentes raisons. L’absence d’instruction, les procédés expéditifs, l’anonymat soigneusement préservé de ceux
qui siègent, l’incendie des documents compromettants dans les heures qui
précèdent la Libération, tout cela efface les pistes et constitue un véritable défi
pour la recherche. Par bonheur, à Lyon, deux types de sources permettent de
pallier en partie ces insuffisances. D’une part, les archives de la cour de justice 9
comportent les dossiers de miliciens jugés pour trahison, dont certains ont eu
partie liée, à des degrés divers, avec les cours martiales. D’autre part, on dispose des précieux registres d’écrou de la prison Saint-Paul 10, récemment versés : avant d’être jugés par la cour martiale, les prévenus étaient toujours
placés sous mandat de dépôt 11. D’autant plus que l’administration pénitentiaire dépendait depuis le 15 septembre 1943 du ministère de l’Intérieur : faire
écrouer un individu n’était alors plus forcément une décision judiciaire. Ces
deux sources, inespérées tant l’absence d’informations est en l’espèce totale,
ne sont que des moyens détournés pour tenter de reconstituer certains aspects
de la cour martiale de Lyon. Elles sont néanmoins des traces essentielles à la
compréhension du système répressif, policier et judiciaire de l’année 1944.
115
Actes du colloque
Un premier dossier est fondamental pour l’appréhension de cette cour
martiale. Instruit par le juge lyonnais André Vayssettes contre Joseph Boiron 12,
il aboutit le 9 octobre 1946 à la condamnation à mort de ce dernier, pour trahison. D’abord instruite à Reims, où Boiron a été arrêté le 30 août 1944, cette
affaire est rapidement confiée au juge Vayssettes, dont le cabinet traite la plupart des dossiers importants de la cour de justice de Lyon 13. Magistrat de formation et membre de la Milice, Boiron s’avère être rien moins que le chef du
Service juridique du secrétariat général au Maintien de l’ordre. À ce titre, il a
été chargé de l’organisation des cours martiales et a joué un rôle essentiel dans
le fonctionnement de la « justice » milicienne à Lyon, en liaison avec l’intendant
de police René Cussonac. Le dossier de ce dernier 14, également condamné à
mort par la cour de justice, renferme aussi des informations relatives à la cour
martiale, tout comme celui du milicien lyonnais Jean Poisson 15. En revanche,
certains dossiers de miliciens, dont on sait qu’ils ont été mêlés aux activités de
la cour martiale, sont muets sur cette question, les inculpés étant condamnés
pour d’autres faits. C’est le cas de Maurice Cottaz-Cordier 16, chef départemental de l’organisation paramilitaire, ou de différents ultras qui cumulent comme
Poisson les fonctions de miliciens actifs et d’administrateurs provisoires de
biens juifs (Jean Tisseyre 17, Charles Halm 18). Ces enquêtes mettent surtout en
lumière le fonctionnement des cours martiales et le rôle respectif des différents
acteurs. En recoupant les diverses informations contenues dans les dossiers,
on peut esquisser les phases du processus menant des résistants devant les
pelotons d’exécution.
Les registres d’écrou permettent d’emblée d’évaluer l’ampleur de la
répression exercée à Lyon en vertu de la loi du 20 janvier 1944. Même dans la
situation très tendue de 1944, les fonctionnaires de l’Administration pénitentiaire continuent avec application à consigner chaque entrée et chaque sortie
de prisonnier. Les écrous des détenus relevant de la cour martiale font bien
référence à la loi du 20 janvier. Ils sont parfois complétés en marge par la
mention « CM » portée au crayon à papier rouge mais cette inscription
s’estompe au fil des mois. En croisant l’étude de ces registres avec les informations du dossier Boiron (un rapport de police livre une liste, tenue pour
exhaustive, des comparutions devant la cour martiale), on dénombre au total
cent cinquante-six hommes incarcérés dans l’attente d’être renvoyés devant
une cour martiale. C’est dire que, contrairement à une idée reçue, le recours à
la loi du 20 janvier 1944 s’avère d’une importance considérable si l’on tient
compte du fait que ce texte n’a finalement qu’une durée de vie de sept mois,
qu’il n’est qu’un complément de la répression judiciaire proprement dite, et
qu’il couvre une période de guerre civile où de nombreux résistants sont tués
dans le feu de l’action sans figurer sur aucun registre.
Sur les cent cinquante-six individus qui composent notre corpus, cinquante-deux comparaissent effectivement devant la cour martiale. On peut,
pour expliquer ce hiatus, avancer trois hypothèses, qui participent à la compréhension de la très singulière année 1944.
La première est relative aux conditions d’arrestation et d’incarcération
des accusés. En 1944, les forces de l’ordre agissent dans l’urgence, et les exécutants ordinaires se comportent de plus en plus fréquemment en petits chefs
116
Laurent Douzou, Virginie Sansico
s’autorisant la plus grande latitude. Ce phénomène semble marquer aussi le
recours à la loi relative aux cours martiales : sur les cent cinquante-deux mandats de dépôts consultés dans les registres d’écrou, on relève en effet près de
quarante donneurs d’ordre différents ! Cussonac apparaît inévitablement à plusieurs reprises : c’est lui qui, selon la loi, est normalement chargé de signer ces
actes. Darnand place lui-même quatre jeunes gens sous mandat de dépôt, au
mois de mai. Durand, chef de la délégation régionale des Renseignements
généraux, un proche de Cussonac qui lui confie de nombreuses enquêtes,
apparaît à cinq reprises. Quant aux autres parapheurs des mandats de dépôt,
on discerne mal la ligne de conduite à l’œuvre : commissaires de police, commandants de gendarmerie ou membres des groupes mobiles de réserve, tous
les fonctionnaires en charge du maintien de l’ordre public s’approprient la loi
du 20 janvier 1944 et font écrouer les résistants qu’ils arrêtent pour ce motif,
même si les faits incriminés ne le justifient pas toujours. L’hypothèse de prises
de décision isolées est confirmée par le constat suivant : pour la cinquantaine
d’affaires qui aboutissent effectivement à une comparution devant la cour martiale, les registres d’écrou se normalisent nettement. Les mandats de dépôts
sont signés pour près de la moitié par Cussonac. Darnand et l’inspecteur
Durand apparaissent aussi parmi les donneurs d’ordre, ainsi que deux ou trois
de leurs très proches collaborateurs. Une conclusion semble s’imposer : la loi
du 20 janvier 1944 a certes servi aux hautes sphères du Maintien de l’ordre afin
d’exécuter des résistants sans s’encombrer de procédures judiciaires, mais
aussi à de nombreux agents de l’État aux fonctions subalternes qui l’ont utilisée comme un quelconque outil répressif permettant de mettre un suspect
hors d’état de nuire sans délai.
Le deuxième élément d’explication du taux important de non-comparution se rapporte à l’entrée en scène, dans certaines affaires, de la justice. Sur la
centaine de détenus placés sous écrou au nom de la loi du 20 janvier 1944
puis finalement non déférés en cour martiale, on relève deux cas de figure.
Tout d’abord, il y a ceux, minoritaires, pour lesquels il ne se passe rien : ils
donnent l’impression d’être abandonnés en prison par les autorités qui ne
semblent pas vraiment s’intéresser à leur cas, mais sans pour autant les
remettre en liberté. Leur statut n’est pas sans rappeler celui des internés administratifs, dont l’enfermement est considéré comme une fin en soi par le pouvoir. La majorité de ceux qui échappent à la cour martiale voient leurs dossiers
passer entre les mains de la justice : un juge d’instruction signe un nouveau
mandat de dépôt, qui est inscrit dans les registres de la prison avec la mention
« annule et remplace l’ordre d’écrou ci-dessus ». De ces changements de situation, les archives ne disent rien. Peut-être sont-ils la conséquence de pressions
exercées par certains magistrats en désaccord avec les pratiques du Maintien
de l’ordre : le juge Vayssettes signe, par exemple, plusieurs de ces ordres, qui
font glisser les détenus du champ policier au champ judiciaire. Cette attitude
correspond tout à fait à la logique des magistrats sous Vichy, globalement en
accord avec les objectifs répressifs du pouvoir mais refusant de laisser l’institution judiciaire perdre la face. Cette hypothèse n’est cependant plausible que
pour les affaires menées par des membres des forces de l’ordre aux pouvoirs
limités et ne bénéficiant pas de relations privilégiées avec leur hiérarchie :
n’étant pas plus influents que les magistrats, ils peuvent logiquement avoir à
117
Actes du colloque
reculer devant une décision judiciaire. La même conjecture ne vaut pas pour
les hauts responsables du Maintien de l’ordre : il est difficilement imaginable
qu’un magistrat prenne le dessus sur Darnand, Cussonac ou Boiron, si ces derniers tiennent à ce que leur suspect passe en cour martiale.
Cette réserve est corroborée par la teneur des témoignages liés à l’affaire
André Reussner. Ce garçon de 18 ans, membre de l’Armée secrète, est arrêté le
1er juillet alors qu’il participe au braquage d’une agence du Crédit lyonnais.
Armé, il s’est borné à tirer en l’air pour couvrir la fuite de ses camarades. Ayant
eu vent de l’affaire, Cussonac se saisit immédiatement du dossier avant qu’il ne
parte au parquet, et le confie à l’inspecteur Durand pour supplément
d’enquête. Reussner est extrait de la prison du 6 au 18 juillet par la Milice qui
le torture pour lui faire avouer le nom de ses chefs. Son père, qui a des relations, tente d’intervenir : il parvient à se faire recevoir par Boiron et Darnand à
Vichy. Son ami le juge Rousselet 19 intercède en faveur du jeune résistant, cherchant à tout prix à faire renvoyer le dossier au Parquet, rencontrant à Lyon
Durand et Boiron. Vaines démarches : André Reussner est condamné et exécuté le 4 août, il est la dernière victime de la cour martiale de Lyon 20. Cette
affaire, qui a scandalisé nombre de gens en Haute-Savoie (d’où était originaire
la famille Reussner) par le caractère démesuré et insensé de la sentence,
montre à quel point tout est joué d’avance quand un dossier se retrouve entre
certaines mains : rien ne peut enrayer l’engrenage répressif amorcé dans les
bureaux du Maintien de l’ordre et de l’intendance régionale de police.
La dernière raison de la non-comparution devant la cour martiale des
deux tiers des prévenus se rapporte à un événement précis : le 29 juin 1944,
les autorités allemandes se présentent à la prison Saint-Paul pour se faire livrer
tous les détenus incarcérés pour des motifs politiques. Ce jour-là,
quatre-vingt-quatre prisonniers arrêtés à l’origine pour infraction à la loi du
20 janvier 1944 leur sont remis, avec tous les détenus politiques de la région
que Cussonac avait rassemblés, à la demande de l’occupant, dans la même
prison. Ces quatre-vingt-quatre résistants ne comparaissent donc pas devant la
cour martiale, mais leur incarcération par les autorités françaises, dans des établissements pénitentiaires dirigés par des collaborateurs convaincus, les
conduit tout droit à la déportation.
Si de nombreux résistants ont en dernier ressort échappé à la cour martiale, bien que, comme nous venons de le voir, leur sort ait été de toute façon
tragique, ils sont cinquante-deux à être passés devant le tribunal milicien de
Lyon : le chiffre, répétons-le, est considérable au regard de la courte période
sur laquelle les séances sont étalées 21. Selon les documents du dossier Boiron
et l’analyse des registres d’écrou, la cour se réunit à dix-huit reprises, à treize
dates différentes entre le 2 février et le 4 août 1944. Elle fait comparaître de un
à onze prévenus, souvent très jeunes 22, par séance. La peine de mort est prononcée contre quarante-cinq des prévenus, soit 86 % d’entre eux. Les sept
autres sont renvoyés devant le procureur de la République, la cour estimant
les charges insuffisantes.
Comment les dossiers susceptibles d’être renvoyés devant la cour martiale sont-ils constitués ? D’abord, par la police, sous le contrôle de Cussonac,
qui est vraisemblablement le premier à effectuer un tri parmi tous les résistants
118
Laurent Douzou, Virginie Sansico
arrêtés. Les témoins membres de son entourage sont formels sur ce point :
selon un commissaire entendu par la justice, « Cussonac examinait les dossiers
susceptibles d’être déférés à la cour martiale et c’est lui qui prenait une décision ». Localement, Cussonac joue un rôle capital en amont des sessions de
cour martiale : l’analyse des registres d’écrou et la lecture des témoignages le
démontrent. Les dossiers « sélectionnés » sont ensuite présentés au secrétariat
général au Maintien de l’ordre, à Vichy. C’est Joseph Boiron qui fait la navette
entre l’intendant de police et Darnand : connaissant à la fois le terrain et les
rouages du pouvoir, il est probablement l’homme de Vichy le plus averti au
sujet des cours martiales. Boiron présente les dossiers lyonnais à Darnand en
qualité de chef du Service juridique de son cabinet : les décisions du secrétaire
général au Maintien de l’ordre sont donc conditionnées par ses exposés. Un
témoin avance, de façon sans doute excessive, comme pour le « charger », que
Boiron était « l’éminence grise » de Darnand. Pour les décisions ayant trait aux
cours martiales, il est en tout cas bien plus qu’un simple collaborateur,
puisqu’il est l’unique référence directe de son supérieur : c’est sur lui que
reposent les renvois en cour martiale, même si c’est Darnand qui appose sa
signature au bas des ordonnances.
Les décisions de renvoi prises, Boiron repart pour Lyon. Il se rend à
l’intendance de police accompagné des miliciens désignés pour siéger à la
cour martiale du jour 23. La Milice, qui de toute façon fréquente assidûment les
couloirs de l’intendance de police, est présente en nombre les jours de session
d’une cour martiale. Un commissaire cité comme témoin dans l’affaire Cussonac déclare : « En 1944, M. Cussonac recevait très souvent la visite d’un certain “Cottaz” 24 de la Milice et plus tard de “De Bernonville” 25 et de
“Marionnet” et d’autres de la Milice de Vichy dont j’ignore les noms, mais qui
venaient surtout à Lyon lors des séances de la cour martiale ».
La composition de la cour est variable et il est extrêmement difficile de
connaître le nombre et l’identité des miliciens qui y ont siégé. Le texte de la loi
du 20 janvier préservait, par avance, on l’a dit, l’anonymat des « juges » dont il
précisait seulement qu’ils devaient être trois et désignés par arrêté du secrétaire général au Maintien de l’ordre. L’extrême discrétion des miliciens qui ont
siégé a fait le reste : un surveillant de la prison Saint-Paul, où se réunissait la
cour martiale, explique lors de l’instruction de l’affaire Boiron qu’« en général,
ils arrivaient par Saint-Joseph [maison d’arrêt mitoyenne à Saint-Paul], étaient
vêtus d’une canadienne dont le col était relevé et leur masquait partiellement le
visage ». Malgré ces précautions, on connaît tout de même les « habitués » de
ces simulacres de justice, tels Boiron, qui préside de nombreuses séances,
Charbonneau 26, Marionnet ou Poisson. À la Libération, ce dernier est fortement soupçonné d’avoir remplacé Boiron à la présidence de la cour martiale
lyonnaise lorsque celui-ci a été promu à Vichy par Darnand, au début de l’été.
Mais ce milicien est beaucoup plus qu’un adjoint de Boiron monté en grade : il
est condamné à mort le 20 juillet 1945, l’instruction ayant démontré son rôle
de premier plan dans l’organisation de la cour martiale d’Annecy-Thonon-les-Bains. Cette deuxième cour martiale de la région est mise en place en
février 1944, au début des opérations menées conjointement par les Allemands
et les forces du Maintien de l’ordre dirigées par le colonel Lelong, collaborateur sans frein 27, contre les maquis installés sur le plateau des Glières. Selon
119
Actes du colloque
une enquête policière effectuée sur commission rogatoire du juge Vayssettes,
cette cour s’est réunie cinq fois du 21 février au 4 mai 1944, la plupart du
temps dans une villa sise à la sortie d’Annecy. Les « juges » miliciens venaient
de Lyon et étaient menés par Poisson. La cour martiale de Haute-Savoie aurait
fait exécuter vingt-quatre résistants.
À Lyon, la cour se réunit dans la salle de l’anthropométrie de Saint-Paul,
accompagnée d’une douzaine de groupes mobiles de réserve chargés du service d’ordre. Les détenus sont sortis de leurs cellules par les surveillants, remis
entre les mains des groupes mobiles de réserve qui les conduisent devant la
cour. Un résistant, qui a comparu le 13 mars et pour lequel la cour s’est
déclarée incompétente, témoigne dans l’affaire Boiron :
« La séance a duré environ 15 minutes. Un des membres de la Cour a dit
à l’officier commandant les gardes mobiles de faire présenter les armes.
Ensuite, il nous a lu l’acte d’accusation ainsi conçu : »Vous êtes inculpés de
meurtres, et tentatives de meurtres, contre les membres des forces du maintien
de l’ordre, menées antinationales, sabotages, etc. »
Il nous a ensuite déclaré : « Vu la loi de la cour martiale (dont je ne me
souviens pas de la date) vous êtes condamnés à mort par fusillade immédiate. »
Il a ordonné aux gardes d’emmener les condamnés. À la sortie de la salle de la
séance, nous avons stationné quelques instants dans le couloir. Les membres de
la cour martiale sont alors sortis et le même homme qui nous avait lu la
sentence a appelé les noms suivants : Pelletier Jean, Poncet Marcel, et Planel
Ernest. Nous avons été tous trois ramenés en cellule, alors que nos sept
camarades étaient amenés, pour être fusillés, au fort de la Duchère ».
Les Forces françaises intérieures (F.F.I.) qui ont arrêté et interrogé Cussonac confirment, dans une note jointe au dossier de l’intendant le 20 octobre
1944 28, que les peines prononcées étaient décidées avant la séance. La réunion de la cour n’avait pour but que de notifier les condamnations afin de procéder aux exécutions officiellement. Angèle Curvelier, secrétaire dactylo au
cabinet de Cussonac en 1944 et longuement interrogée lors des instructions
menées contre son supérieur et Boiron, était chargée de taper les arrêts de la
cour martiale :
« Il s’agit d’imprimés qui étaient complétés au dernier moment, mais la
plupart du temps avant même la réunion de la cour martiale. J’affirme que
l’arrêt de condamnation à mort que Boiron m’a dicté a été tapé par mes soins
le matin alors que la cour se réunissait l’après-midi. Une autre fois, Boiron a
signé devant moi un procès-verbal ou une pièce afférent à la réunion de la
cour martiale à Lyon mais j’ignore s’il s’agissait de l’arrêt de condamnation.
En signant cette pièce, Boiron a déclaré : “ Comme ça, ça sera fait” ».
Ce témoignage est intéressant en ce qu’il permet d’évoquer les spécificités de la justice pendant l’épuration, notamment quand elle s’intéresse aux crimes commis parfois en son nom. Les témoins comme les inculpés se
retrouvent face à des magistrats qui, malgré le rôle politiquement lourd et
symbolique qui leur est attribué, font un travail rigoureux de vérification des
accusations. Quand bien même la culpabilité de certains prévenus, auteurs
d’actes criminels commis au vu et au su de tous, ne ferait aucun doute, le juge
120
Laurent Douzou, Virginie Sansico
instructeur élabore son dossier méthodiquement, comme le faisaient d’ailleurs
la plupart des juges d’instruction au service de la législation de Vichy (et tel est
bien, dans le cas de ces derniers, le problème). Or, les fonctionnaires du Vichy
de 1944, quel que soit leur rang mais d’autant plus s’ils étaient proches du
Maintien de l’ordre, obéissaient à une tout autre logique : qu’une condamnation à mort ait été rédigée avant ou après la séance, là n’était probablement
pas la question. Et c’est pourtant ce à quoi on leur demande de répondre. Les
réponses données par les témoins ont en ce sens un intérêt multiple si elles
sont examinées avec précaution : elles sont à cheval sur plusieurs référentiels,
notamment deux époques et deux régimes différents. Chaque réponse formulée à l’adresse des juges peut donc contenir plusieurs « aveux », qu’ils soient
du domaine des faits ou de celui des sentiments et représentations permettant
de comprendre les comportements de chacun.
La chronique des cours martiales n’ayant pour contenu que les décisions prises antérieurement à l’ouverture de la session, l’après-séance se
résume factuellement au transfert et à l’exécution des condamnés. Les quatre
premiers condamnés à mort par la cour martiale de Lyon, les 2 et 9 février,
sont exécutés dans la cour de la prison par des groupes mobiles de réserve,
immédiatement après que la sentence eut été prononcée. Par la suite, les exécutions ont lieu au Fort de la Duchère, où les condamnés sont conduits par
des gendarmes.
Malgré les procédés expéditifs, il a existé des dossiers relatifs aux cours
martiales, que Cussonac conservait à la préfecture de police. Mais fin août,
peu avant son départ, il a ordonné de tout détruire. Un commissaire affecté à
ses services déclare lors de son audition que « pendant trois jours [il] l’ [a] vu
retirer de ses archives les pièces compromettantes et les brûler ». Certains documents ont cependant été retrouvés et joints au dossier Boiron qui constitue
l’enquête judiciaire la plus approfondie concernant la cour martiale. Ce sont
les dossiers de deux des dix-huit affaires passées en cour martiale : celles du
27 mars et du 21 juillet. Ils sont constitués d’une chemise cartonnée à l’en-tête
de laquelle il est inscrit « Intendance régionale du Maintien de l’ordre de Lyon
– Affaire relevant de la cour martiale contre le(s) nommé(s) : ». Sont énumérés
en dessous les noms des accusés et leur état civil. Ensuite, en manière de chefs
d’inculpation, il est indiqué directement, pour l’affaire du jeune Danielidis par
exemple : « Coupable d’une tentative d’homicide volontaire sur la personne de
Monsieur Collinet, franc-garde à la Milice, le 21 février 1944 ». Parfois, la sentence est clairement dactylographiée au bas de la pochette, d’autres fois, la
mention « exécuté » est simplement notifiée au crayon de couleur à côté du
nom. Le contenu des chemises est léger, puisqu’il est composé en tout et pour
tout de deux types de pièces : les notifications des condamnations par le président de la cour martiale (dont la signature est illisible) à l’attention du préfet
régional, et les procès-verbaux d’exécution rédigés par l’intendance de police.
Condamnation et exécution, ce sont bien là les deux seules étapes du processus répressif revendiqué par le Maintien de l’ordre.
Appréhender le fonctionnement des cours martiales est fondamental
pour la compréhension du système répressif global du Vichy de 1944. Mais le
tableau qu’on peut dresser souffre d’une insuffisance de taille : les victimes
121
Actes du colloque
restent silencieuses. Les prévenus dont l’affaire a donné lieu à une procédure
judiciaire laissent au moins leurs mots, leurs arguments, des lettres, parfois des
photos ou de fausses pièces d’identité jointes aux dossiers. On les sait faibles
ou courageux, sages ou protestataires, dignes ou effondrés, on peut même se
surprendre à les trouver admirables ou sans relief. Pour les victimes des cours
martiales, c’est le néant. Les procédures mises en place sont glaciales, et appliquées de sorte à laisser le moins possible de traces des victimes considérées
comme des ennemis de la nation. Tous les témoignages, même indirects, sont
donc précieux.
Dans le dossier Boiron par exemple, un capitaine de gendarmerie,
chargé de nombreux transfèrements de condamnés de la maison d’arrêt au
Fort de la Duchère, dit le caractère insupportable de l’exécution de trois jeunes
gens accusés de l’assassinat d’un milicien et de sa famille, le 3 mai :
« Ce jour-là quatre détenus ont comparu devant la cour martiale. Trois
seulement ont été condamnés à mort, comme la sentence n’a pas été lue aux
condamnés, le quatrième a cru jusqu’à la fin qu’il était condamné à mort. Il
s’est confessé comme les autres et a été emmené comme les autres à la Duchère.
Le président de la Cour s’était borné à indiquer aux quatre, que l’un d’entre
eux n’était pas condamné à mort, ce n’est que devant le peloton d’exécution,
que celui qui n’était pas condamné à mort a été écarté. Cette exécution a
donné lieu à des scènes déchirantes ».
Il poursuit en évoquant l’un des trois condamnés, innocent selon lui (il
n’était manifestement pas sur les lieux au moment des meurtres), qui, en larmes, refusait de se confesser, « prétendant que s’il y avait un Dieu, une pareille
injustice ne serait pas possible ».
Mais les pratiques des cours martiales laissent des traces encore plus
douloureuses et traumatisantes pour l’entourage des victimes. Dans le dossier
Cussonac, se trouve une lettre adressée au juge Rousselet par l’épouse de l’un
des condamnés de l’affaire de Vancia, réglée de façon particulièrement expéditive : arrêtés dans leur refuge de Vancia après avoir résisté à une nuit de
siège par les miliciens de Cottaz-Cordier et les hommes de l’intendance de
police, une douzaine de résistants sont ramenés à Lyon et conduits à l’Alcazar,
un local occupé par les miliciens. Ils sont torturés, et une vingtaine d’inspecteurs sont convoqués pour authentifier par des procès-verbaux réguliers les
aveux extirpés par les miliciens. Marionnet, chef milicien très impliqué dans la
cour martiale et trouvant ces procès-verbaux trop tempérés, ordonne de faire
les additifs garantissant le renvoi des résistants devant la cour. Le lendemain
19 février, Marionnet fait écrouer les dix hommes 29 en signant les mandats de
dépôt sous la désignation de « Commissaire près la cour martiale ». Ils comparaissent le jour même devant la cour martiale présidée par Marionnet, sont
condamnés à mort et immédiatement fusillés au Fort de la Duchère.
Le 10 octobre 1944, Madame Granger écrit :
« Je viens vous prier de bien vouloir demander à M. Cussonac ce qu’il a
fait des lettres des dix condamnés de Vancia-Ecully qui ont été fusillés le
19 février au Fort de la Duchère. [...]
122
Laurent Douzou, Virginie Sansico
Je vous demande aussi le jugement des trois juges qui les ont condamnés à
mort ainsi que les groupes mobiles de réserve qui ont participé à l’exécution.
Mais je voudrais surtout savoir ce qu’il a fait des lettres.
Je vous le demande au nom de toutes les femmes qui sont dans mon cas.
Recevez, Monsieur, tous mes respects.
Mme Vve Granger »
Il n’y a même pas de colère dans cette requête, comme si la mort de
Jacques Granger à l’âge de vingt ans était dans l’ordre prévisible des choses en
cette dernière année d’Occupation. Veuve, en charge d’un enfant d’1 an,
Madame Granger ne paraît pas se soucier de ce qu’a été la cour martiale, du
scandale que représentent de tels procédés : son époux est en quelque sorte
mort au champ d’honneur de la lutte clandestine. Si elle réclame que les
« juges » responsables de sa mort soient condamnés, l’objet de sa lettre est
moins de revendiquer ou de porter un jugement quelconque sur ce qui s’est
passé en 1944 que de présenter une requête élémentaire, spontanée, tout simplement humaine : elle voudrait prendre connaissance de la dernière lettre
rédigée par son mari 30. Ne sachant pas que Cussonac a brûlé toutes les lettres
en sa possession, ignorant que Boiron était réputé pour parfois les déchirer
sous les yeux des condamnés, en guise de première rafale. Elle néglige le fait,
à moins qu’elle ne puisse pas le concevoir, que son mari n’a été condamné
par personne : il a été froidement abattu par les séides d’un régime ayant légalisé les exécutions sommaires d’État.
123
Actes du colloque
Notes
1. Lois des 18 novembre 1942 et 5 juin 1943.
2. Le 12 août 1941, Pétain déclare : « Français, j’ai des choses graves à vous dire. De plusieurs régions
de France, je sens se lever depuis quelques semaines un vent mauvais. L’inquiétude gagne les esprits,
le doute s’empare des âmes. L’autorité de mon gouvernement est discutée... »
3. Jean-Pierre Azéma, De Munich à la Libération, 1938-1944, Nouvelle histoire de la France
contemporaine, tome 14, Seuil, 1979, rééd. 1996, p. 304.
4. Statuts annexés à la loi du 30 janvier 1943 portant création de la Milice. Sur la Milice, se reporter à
l’ouvrage de Jacques Delperrie de Bayac, Histoire de la Milice, 1918-1945, Fayard, 1969, et à l’article
de Jean-Pierre Azéma, « La Milice », Vingtième Siècle, octobre-décembre 1990.
er
5. Article 1 de la loi du 20 janvier 1944.
6. Article 2 de la loi du 20 janvier 1944.
7. Le bâtonnier des avocats de Lyon écrit, le 8 février, au garde des Sceaux : « J’ai l’honneur de
soumettre à votre bienveillante attention la requête suivante au sujet de la loi du 20 janvier 1944 qui a
institué les cours martiales. Dans son article 5, le texte précise que l’application des lois sur
l’instruction criminelle est suspendue à l’égard de ceux qui seront déférés à ces juridictions. Mais il
n’indique pas si le prévenu peut ou ne peut pas être assisté d’un avocat le jour où il comparaît à
l’audience pour y être jugé. J’espère que la loi sera complétée sur ce point important ainsi que le fait
prévoir l’article 6 qui mentionne que la procédure et les conditions de fonctionnement des cours
martiales et toutes les mesures d’exécution seront réglées par arrêtés du secrétaire général au Maintien
de l’ordre. Je suis sûr que, selon notre si bel idéal de justice, le droit à la défense sera sauvegardé. » La
lettre est aussitôt transmise par le garde des Sceaux au secrétaire général au Maintien de l’ordre avec le
résultat que l’on sait. Archives nationales, F7 14892.
8. Archives départementales du Rhône, 1035 W 1 (Tribunal d’État).
9. A.D.R., cour de justice (série non cotée).
10. A.D.R., 3678 W.
11. Dont un modèle de formulaire figure aux Archives nationales, F7 14892.
o
12. A.D.R., cour de justice. Dossier n 1543.
13. André Vayssettes est le mieux noté des juges d’instruction lyonnais dans les divers rapports
d’inspections effectuées lors de l’épuration : « excellent magistrat, de loin le meilleur des juges
d’instruction de la cour de justice de Lyon », « favorablement connu pour ses sentiments nationaux »
(Archives nationales, BB 18 3591).
o
14. A.D.R., cour de justice. Dossier n 1.
o
15. A.D.R., cour de justice. Dossier n 2043.
o
16. A.D.R., cour de justice. Dossier n 81.
o
17. A.D.R., cour de justice. Dossier n 1004.
o
18. A.D.R., cour de justice. Dossier n 908.
19. C’est lui qui sera chargé d’instruire l’affaire Cussonac à la Libération.
20. Par la suite, Monsieur et Madame Reussner s’engagent activement pour que Boiron et Cussonac
soient condamnés par la cour de justice.
21. À titre comparatif, la section spéciale de Lyon, au statut beaucoup plus institutionnel marqué par
le respect de la plupart des procédures judiciaires, a jugé 742 personnes sur dix-neuf mois. 6 hommes
sont condamnés à mort, dont 4 par défaut. Se reporter à Virginie Sansico, La section spéciale de Lyon,
1943-1944, mémoire de maîtrise (sous la direction de Laurent Douzou), Université Lumière Lyon 2,
dactyl., 142 p., septembre 1999.
22. La moitié des condamnés a moins de 25 ans, 14 d’entre eux ont entre 18 et 20 ans.
23. Si, selon la loi du 20 janvier 1944, c’est normalement Darnand qui nomme les membres de la cour,
dans les faits, il semble plutôt que ce soit les responsables départementaux de la Milice qui s’en
chargent.
24. Maurice Cottaz-Cordier, chef départemental de la Milice pour le Rhône.
25. Charles De Bernonville, responsable à l’échelle nationale de la Milice.
26. Neveu par alliance de Darnand et directeur de Combats, organe de presse de la Milice.
27. Fusillé au Grand Bornand fin août 1944 après sa condamnation à mort par un Conseil de guerre
de la Résistance.
28. Les F.F.I. ne précisent pas si ce document est rédigé sur la base d’aveux de Cussonac ou s’il est la
synthèse des informations qu’ils ont recueillies.
124
Laurent Douzou, Virginie Sansico
29. Deux femmes faisaient partie du groupe arrêté : elles sont emprisonnées à Saint-Joseph, mais
échappent à la cour martiale.
30. On trouve très exactement la même requête émanant du père d’un jeune fusillé dans une lettre en
date du 11 mai 1944 adressée à « Monsieur le Président de la cour martiale à Vesoul » : « J’ai appris,
grâce à Monsieur l’Abbé B. et Monsieur le Gardien Chef de la maison d’arrêt de Vesoul, que vous êtes
en possession de la lettre que mon fils Pierre C. nous a écrite le 30 mars 1944, jour où il a été fusillé par
la cour martiale. Vous avez sûrement compris que cette lettre nous est chère, et que nous tenons
beaucoup à l’avoir en notre possession. Pourtant, vous la gardez. (...) Je n’exige rien de vous, mais je
vous supplie d’avoir la bonté de me faire parvenir cette lettre (...). Je ne fais pas appel à la justice ou à
la loi actuelle, mais bien à votre cœur de chrétien. » Archives nationales, F7 14892.
125
126
Michel Bussière
Les tribunaux militaires en Savoie
pendant l’occupation italienne
Michel Bussière
Membre de l’Association française pour l’histoire de la justice
Président du tribunal de grande instance d’Annecy
Alors que depuis le 10 mai 1940, l’armée allemande a lancé une vaste
offensive septentrionale contre le Benelux et la France, l’Italie mussolinienne
déclare la guerre à la France le 10 juin 1940, et le 21 juin, attaque sur le front
des Alpes la VIe Armée française privée des deux tiers de ses effectifs envoyés
sur le front de la Somme puis de la Seine pour assurer le repli de nos troupes
assaillies par la Wermacht. Le général Olry a pu néanmoins reconstituer de
nouvelles unités en réunissant tous les éléments humains et matériels épars
mais disponibles. Tandis que les Allemands franchissent le Rhône près de
Culoz en direction d’Aix-les-Bains, le groupement Brillat-Savarin tient le verrou
de Voreppe protégeant Grenoble. La Tarentaise et la Maurienne résistent également et les Italiens ne peuvent s’emparer que de quelques communes aux
portes de ces deux vallées. Chambéry et Grenoble seront préservées et la
jonction entre les forces de l’Axe ne se réalisera pas (Les Allemands furent
arrêtés le 23 juin 1940 aux portes de la Haute-Savoie, à proximité du lac du
Bourget).
L’armistice franco-italien
e
Après la signature de l’armistice avec le III Reich le 22 juin 1940 à
Rethondes, une délégation française se rendit le 23 juin 1940 à Rome, via
Munich. Elle fut reçue à la villa Incisa par le comte Ciano, ministre des Affaires
étrangères et gendre de Mussolini. L’armistice franco-italien fut signé le 24 juin
1940 à 19h15 par le maréchal d’Italie Pietro Badoglio et le général d’armée
Huntziger ; les deux traités entrèrent simultanément en vigueur le lendemain.
Sur le plan territorial, la convention d’armistice franco-italienne prévoyait le maintien des troupes italiennes sur les lignes « atteintes sur tous les
théâtres d’opérations » ainsi que la démilitarisation de la zone comprise entre
les lignes ci-dessus et une autre ligne « située à 50 kilomètres de celles-ci à vol
d’oiseau » (art. II et III). En outre, l’armement demeurant dans les territoires français non occupés serait réuni et placé sous le contrôle italien ou allemand ! (art.
XI). Le gouvernement français prenait aussi l’engagement de ne déclencher, en
quelque lieu que ce soit, aucune forme d’hostilité contre l’Italie (art. XIV).
127
Actes du colloque
Pour veiller à l’application de ces règles et harmoniser les deux traités
d’armistice, une Commission italienne d’armistice dépendant du commandement suprême italien sera constituée, avec présence d’une délégation française chargée de faire connaître les desiderata de son gouvernement,
relativement à l’exécution de la convention. Seulement huit communes du
département de la Savoie étaient placées sous l’administration italienne
directe 1. Elles relèveront de la compétence des juridictions pénales de Turin.
La Commission italienne d’armistice avec la France (CIAF) s’installa à
Turin le 29 juin 1940. La délégation française, dirigée par l’amiral Duplat et le
général de corps d’armée Parisot, comprenait huit membres. En juillet 1940
elle déploya à l’est du Rhône un dispositif de contrôle comprenant pour les
Savoie, à Annecy, la 5e section de contrôle dépendant de la direction régionale
de Valence. Cet organe local composé d’un officier et de quelques carabiniers
siégeait à l’hôtel d’Angleterre, rue Royale. La section était aussi représentée par
trois officiers à Albertville et une dizaine d’hommes aux ordres du colonel
Olmi à Saint-Jean-de-Maurienne. En outre, des fonctionnaires italiens furent
accrédités auprès de chaque préfecture et une Commission de contrôle des
industries de guerre s’installa à Grenoble.
Les Savoie restaient une zone dite libre avec une frontière très convoitée
puisque celle séparant la Suisse de la Haute-Savoie constituait la seule ouverture helvétique sur le monde encore relativement libre via la zone française
non occupée. Aussi, une délégation de la Commission allemande d’armistice
fut également installée dès la fin des hostilités à Annemasse et à Thonon.
Bien que privées des terrains de manœuvre en haute montagne, les unités alpines françaises maintenues après les armistices assuraient une présence
militaire active en Savoie et Dauphiné. Elles s’entraînaient pour la revanche et
veillaient à maintenir un potentiel offensif apte à intervenir aux côtés des Alliés
le moment venu. Ces cadres de l’Armée auront un rôle déterminant dans
l’organisation de la Résistance.
La fin de la zone libre
Le dispositif précédent se maintint jusqu’au débarquement américain en
Afrique du Nord le 8 novembre 1942. Dès le 11 novembre 1942, les troupes de
l’Axe exécutèrent le plan « Attila » et commencèrent à se déployer sur tout le
territoire français métropolitain. Les accords Roatta-Von Stupnagel du 29 juin
1940, complétés lors de l’entrevue entre Hitler et Mussolini à Salzbourg les 29
et 30 avril 1942, avaient défini les contours de la zone d’influence italienne en
France comprenant les départements situés à l’est du Rhône, à l’exception des
deux villes de Marseille et de Lyon que les troupes hitlériennes s’étaient prudemment réservées. En réalité il s’ensuivit une véritable compétition militaire
entre Allemands et Italiens pour occuper le sud de la Savoie et la zone frontalière lémanique. Plus de mille soldats de la Wehrmacht s’installèrent à la
caserne Curial à Chambéry dès le 11 novembre 1942 (ce chiffre doublera
début décembre). En même temps, quelque six cents douaniers allemands se
128
Michel Bussière
déployèrent le long de la frontière franco-suisse en Haute-Savoie, tandis que
les militaires allemands prenaient aussi position à Annemasse et Annecy. Les
premiers éléments de la IVe armée italienne, traditionnellement commandée
par le Prince de Piémont, ainsi que par le général Mario Vercellino, pénétrèrent en Maurienne le 11 novembre 1942 au petit matin et organisèrent leurs
positions à Modane puis progressèrent, avec deux mille hommes, jusqu’à
Saint-Michel-de-Maurienne. L’arrivée en Tarentaise commença le 13 novembre
1942 avec l’objectif de pouvoir gagner au plus vite la vallée de l’Arve via
Albertville, Ugine et le col des Aravis. Quelques unités s’établirent dans les villes de Chambéry et Albertville, encore sous contrôle allemand. Finalement les
deux partenaires de l’Axe arrêtèrent le tracé de la « ligne du Rhône » pour
s’attribuer à chacun une zone propre, et la véritable installation des troupes
fascistes dans les Alpes débuta en janvier 1943, après le départ des Allemands.
L’état-major de l’unique division alpine dénommée « Pusteria », commandée par le général Maurizio Lazzaro di Castiglioni s’établit à Grenoble
pour contrôler les deux Savoie et l’Isère. Elle était représentée à la caserne
Curial de Chambéry par le 20e groupe alpin du colonel Bruzzone. Les unités se
déploieront sur les trois départements mais le commandement restera toujours
à Grenoble. Enfin, entre le 5 et le 10 janvier 1943, trois à quatre cents douaniers italiens prenaient le relais des Allemands le long de la frontière helvétique sous l’autorité du lieutenant-colonel Brozzetti, logé à l’hôtel Pax
d’Annemasse.
Il n’était a priori pas prévu d’administration militaire italienne comme
cela s’était produit en zone occupée avec l’armée allemande, la convention
d’armistice n’ayant pas retenu cette hypothèse. L’administration française
entendait donc rester souveraine et ne dépendre que du gouvernement de
Vichy. La loi italienne consacrait d’ailleurs ce principe énoncé à l’article 56 du
décret royal du 8 juillet 1938 relatif à l’occupation militaire des territoires ennemis : « Les autorités et les fonctionnaires civils des territoires occupés sont
maintenus dans l’exercice de leurs fonctions sauf si des exigences politiques,
militaires ou d’ordre public en réclament le remplacement ». L’armée italienne
occupera méthodiquement le terrain dans toute la zone alpine et les chefs
militaires supplanteront peu à peu en fait les services armisticiels. L’occupant
italien tenait avant tout à conserver la suprématie militaire, ce qui n’était pas
difficile après le démantèlement de l’armée française dite d’armistice. Il organisait un contrôle des communications postales et téléphoniques et disposait
d’un service de police particulier, de nature politique, appelé OVRA 2, chargé
principalement du renseignement mais aussi de missions de police judiciaire
même si son activité restait discrète. Fin mars 1943, le commandement
suprême militaire italien désigna le général-comte Carlo Avarna di Gualtieri
comme représentant auprès du gouvernement de Vichy, au détriment de la
CIAF, et début mai 1943 les 8e et 9e groupes de contrôle et de liaison, respectivement installés à Chambéry et Annecy, remplacèrent la 5e section de contrôle
d’Annecy.
129
Actes du colloque
Diversité des interventions italiennes
Au cours de l’année 1943, les Savoie et le Dauphiné restèrent légalement dépendants du gouvernement du maréchal Pétain installé à Vichy et
donc des polices et des justices françaises, tandis que l’autorité militaire italienne cherchait à imposer sa présence comme garant de l’ordre public mais
toujours, semble-t-il, avec en filigrane une tutelle allemande. L’occupation italienne a été qualifiée de « précaire » par Christian Villermet 3. Les Savoie, soumises en droit strict à l’autorité du maréchal Pétain 4, subirent en outre celle de
l’armée italienne sans oublier les discrètes mais très efficaces opérations accomplies ponctuellement par les Allemands et la Gestapo en terre savoisienne.
Sur le plan judiciaire, interviendront tour à tour mais simultanément au
cours de cette période allant du 1er janvier au 8 septembre 1943, la justice française, de droit commun ou d’exception avec la section spéciale de la cour
d’appel de Chambéry constituée par application de la loi du 14 août 1941, la
justice militaire italienne, outre la répression plus policière que judiciaire
conduite par l’Abwehr ou la Gestapo.
L’activité allemande ne fut pas la plus importante en nombre mais ses
effets furent extrêmement sévères. Il faut citer à titre d’exemple l’arrestation de
trois résistants en gare d’Annecy le 20 janvier 1943 ou l’interpellation, au mois
d’avril suivant, d’André Devigny en gare d’Annemasse à la suite d’une longue
enquête menée tant par l’Abwehr que par la Gestapo de Lyon sous la direction
de Klaus Barbie. Un autre agent de l’Abwehr, Hugo Bleicher fit encore arrêter
par l’OVRA, le 16 avril 1943 en l’hôtel de la Poste à Saint-Jorioz, Peter Churchill
parachuté la veille sur le massif du Semnoz et sa collègue Odette Brailly,
faux-époux Chambrun mais vrais agents du Special Operations Executive britannique (SOE). Tous ces infortunés seront transférés sur Lyon puis détenus et
déportés sans procès 5. Sauf le cas d’André Devigny condamné à mort par le
tribunal allemand de Lyon le 20 août 1943 6, la justice allemande sera toujours
réduite à sa plus simple expression : arrestation-détention ou déportation.
En matière répressive, la politique italienne prendra deux tournures
radicalement opposées, d’une part la chasse aux éléments paramilitaires appelés « maquis », et d’autre part, la totale bienveillance à l’égard des Israélites qui
pourront trouver refuge en Savoie et ce, malgré les tracasseries judiciaires françaises.
Alors que les Allemands avaient commencé, dès leur incursion en
Savoie, à procéder à des arrestations d’Israélites, les autorités italiennes firent
savoir d’emblée qu’elles s’opposaient à toute mesure de coercition vis-à-vis
d’eux. Il est noté dans un rapport des Renseignements généraux daté du
25 février 1943 qu’elles « ont même cherché sans succès à s’opposer au transfert d’Israélites arrêtés, en établissant pendant quelque temps autour de la prison d’Annecy, une surveillance militaire ». L’incident semble avoir été édulcoré
par la police française si l’on regarde la version italienne. Agissant sur ordre de
Vichy, fin février 1943, les gendarmes des Savoie avaient enfermé plusieurs
dizaines d’Israélites de nationalité étrangère dans leurs casernes à Annecy et
Bassens. Le commandant de la division Pusteria exigea leur libération immé-
130
Michel Bussière
diate sous peine d’intervention armée et fit même encercler la caserne
d’Annecy jouxtant la maison d’arrêt par une compagnie italienne afin de permettre la libération des captifs (malheureusement huit d’entre eux étaient déjà
partis pour le camp de Gurs dans les Pyrénées-Atlantiques). Pour le commandement militaire italien, « l’arrestation et l’internement des Juifs » dépendaient
de sa seule autorité. Des centres de séjour surveillés avaient même été installés
par les Italiens à Megève et Sallanches pour les Israélites de la Côte d’Azur. La
protection des Israélites était prise très au sérieux par l’armée fasciste qui avait
même envisagé de procéder à l’arrestation des préfets récalcitrants 7.
La justice française de droit commun appliquait avec plus ou moins de
zèle les lois discriminatoires du régime de Vichy. Au cours de l’année 1943,
vingt-deux personnes furent déférées devant le tribunal correctionnel
d’Annecy dont trois goyim, soit pour circulation sans titre régulier, usage de
fausse carte d’identité ou défaut d’apposition de la mention « juif » sur carte
d’identité ou d’alimentation. Les trois non-Juifs étaient poursuivis pour complicité de circulation sans autorisation et tentative de franchissement de frontière.
Les peines se situaient entre huit et vingt jours d’emprisonnement pour les
détenus et entre 600 F et 2 400 F pour les prévenus libres, amendes et emprisonnement pouvant se cumuler. On relève aussi deux décisions de relaxe et
un supplément d’information non suivi d’effet. Les condamnations cessèrent
après le 18 mai 1943.
Les résistants ne bénéficièrent pas de la même clémence de la part de
l’occupant italien. Il est nécessaire de rappeler que l’occupation du territoire
métropolitain dans son ensemble eut pour conséquence la suppression de
l’armée française dite d’armistice avec obligation corrélative de livrer l’armement à l’occupant. Les officiers alpins s’y refusèrent et constituèrent des dépôts
d’armes clandestins juste avant l’arrivée des Italiens. Le commandant Valette
d’Osia, chef du 27e bataillon de chasseurs alpins (BCA) depuis juillet 1940, puis
nommé chef d’état-major du département le 19 mars 1942, avait fait déménager rapidement la caserne de Galbert pour mettre en lieux sûrs l’armement soigneusement entretenu depuis juin 1940. Ce sera une première source de
conflit franco-italien. Le préfet d’Annecy somma le commandant Valette d’Osia
de lui remettre la liste des dépôts d’armes cachées en Haute-Savoie mais par
lettre du 18 décembre 1942 l’officier refusa de déférer à cet ordre. Traduit
devant une juridiction 8 pour « abandon de poste devant l’ennemi », il fut
condamné par contumace à dix ans d’emprisonnement et contraint d’entrer
dans la clandestinité sous le nom de M. Faure. Désormais, civils et militaires
devront s’unir pour reconstituer une armée de libération intérieure, dont les
réfractaires au Service du travail obligatoire (STO) seront les principales
recrues, encadrés par les sous-officiers et officiers des unités dissoutes.
La configuration montagneuse et forestière des Savoie, comme du Dauphiné, suscita en effet une arrivée massive de jeunes gens originaires de toute
la France, voulant échapper au STO en Allemagne. Le Maréchal avait dans un
premier temps remplacé la conscription par les groupements de jeunesse auxquels la plupart des appelés se pliaient, avec plus ou moins d’enthousiasme,
mais sans refus systématique. La loi du 18 janvier 1941 avait notamment permis la création de ces camps dits « Chantiers de Jeunesse » ou « Jeunesse et
131
Actes du colloque
Montagne » où se déroulaient des stages de huit mois pour garçons âgés de 18
à 22 ans, physiquement aptes. En même temps les ouvriers spécialisés étaient
incités à partir travailler en Allemagne pour remplacer les Allemands mobilisés
qui faisaient défaut dans les usines. Devant l’échec du volontariat, la loi du
4 septembre 1942 instaura le STO et en février 1943 le gouvernement de Vichy
décida la mobilisation des classes 1940, 1941 et 1942. Il fut alors prévu que les
jeunes ayant terminé leur stage en camps de montagne prendraient aussitôt le
train pour l’Allemagne. Les montagnes alpines devinrent donc le refuge de
tous ceux qui ne voulaient pas partir en Allemagne et que l’on appela « réfractaires à la Relève » ; les reliefs forestiers offraient des cachettes sûres, le ravitaillement était a priori plus facile que dans les zones urbaines ou de plaine, les
médecins soignaient volontiers les malades et les prêtres apportaient l’assistance morale. Et c’est ainsi que les montagnes de Savoie et du Dauphiné,
comme de Haute-Provence, se peuplèrent de jeunes gens vaillants et dynamiques, parfaitement aptes à faire des soldats. Le démantèlement de l’armée laissait les cadres inoccupés, avec un profond désir de revanche. Il n’en fallait pas
plus pour donner l’idée de reconstituer une armée de libération du territoire,
une armée de l’ombre, une « Armée secrète » qui, sous l’impulsion du commandant Valette d’Osia prendra officiellement cette appellation (AS). À la fin
de l’année 1942, il devint le chef de l’Armée secrète de la Haute-Savoie. C’est
ainsi que vont se constituer ces groupements paramilitaires, encore peu armés
en 1942, que les opposants au régime de Vichy appelleront « maquis » mais
que l’occupant italien traitera comme « bandes armées ». Ils étaient assistés
d’agents opérant dans la société civile appelés « sédentaires ».
L’armée italienne d’occupation avait un sens élevé de sa mission et de
sa condition mais ses prestations étaient moins brillantes que celles de l’armée
allemande qui l’avait précédée, ce qui donnait lieu à de nombreuses marques
de sarcasme de la part des populations civiles – la plume au chapeau des bersagliers était souvent tournée en ridicule par des effrontés ! Le commandement
italien se montrera très attentif à ces marques de mépris et défendra jalousement ses prérogatives militaires en reprochant aux préfets, et celui d’Annecy
en particulier, leur manque d’efficacité dans la chasse aux « francs-tireurs
armés ». Il est vrai que les gendarmes étaient peu nombreux dans les vallées
alpines et surtout manquaient de motivation. Ils devront être renforcés par les
groupes mobiles de réserve (GMR), puis par la Milice effectivement constituée
à Annecy le 28 février 1943. Les échanges de correspondance entre le chef de
la division Pusteria et le préfet de la Haute-Savoie révèlent l’exaspération du
général italien et son souhait de contrôler entièrement ce département qui
était à ses yeux le plus rebelle, avec la complicité des autorités françaises. C’est
ainsi que diverses opérations militaires furent menées à l’encontre de ces
« maquis de l’espoir » selon le titre Michel Germain 9 lesquels, en dépit de quelques parachutages opérés par l’armée britannique, étaient totalement démunis
d’armes mais aussi de vêtements et de chaussures 10. Les forces de police française ne pouvant pas rester inactives, la chasse aux maquisards donnera lieu à
une compétition entre Français et Italiens avec des conséquences différentes
quant à la répression des captifs. Avant d’examiner les outils répressifs mis en
œuvre par chacun des concurrents, il est nécessaire de rappeler brièvement la
chronologie de ces événements.
132
Michel Bussière
Les premiers maquis
La première offensive militaire de grande envergure commença dans le
massif du Vercors, en Dauphiné, où les Italiens démantelèrent début mars
1943 le premier maquis de cette région en arrêtant douze jeunes réfractaires
qui seront traduits devant le tribunal militaire italien. En Savoie, ce furent les
gardes mobiles qui lancèrent une première opération sur le plateau d’Andey,
entre Bonneville et Petit-Bornand, le 24 mars 1943. Il fut procédé à quelques
arrestations, suivies d’autant d’évasions.
Les opérations italiennes engagées courant avril 1943 au refuge du Môle
à Bovère, à la montagne du Vuache et au Boucher ou début mai aux Charmettes au-dessus de Mieussy, ne furent que des escarmouches 11 ; il s’agissait surtout de reconnaissances et les jeunes purent aisément se replier en
abandonnant leurs bagages, sauf deux qui furent interpellés au Mont Môle et
déférés devant la justice italienne. L’intervention des GMR au-dessus de Sallanches le 28 avril 1943 ne fut pas plus fructueuse. En revanche l’opération italienne contre le camp de Cormand le 18 mai 1943 fit quatre prisonniers avec la
confiscation des trop rares armes. Deux réfractaires furent remis aux Allemands pour le STO.
La première opération sérieuse de l’occupant en Haute-Savoie concerne
le camp de la Montagne-aux-Princes. Depuis mars 1943, des jeunes étaient
envoyés par le Dr Déplante de Rumilly et Marius Sublet dans les chalets de ce
petit massif au-dessus de Droisy. Ils étaient une trentaine, armés de quelques
mitraillettes Sten parachutées sur le plateau du Parmelan, quand ils furent attaqués par les Italiens le 28 mai 1943. L’affrontement fit quatre blessés et 26 prisonniers, tous déférés devant la justice militaire italienne.
Ce même 28 mai 1943, les forces de l’ordre françaises, vraisemblablement informées par un indicateur, réussirent à déjouer l’attaque de l’usine
Rives de Chambéry qui servaient de dépôt de matériel à l’usage des Chantiers
de Jeunesse. L’opération décidée par le chef de l’AS Valette d’Osia, alias Faure,
réunissait des résistants de toutes les Savoie. Mais les policiers aidés des troupes d’occupation ouvrirent le feu aux abords de l’usine et appréhendèrent dix
hommes. Six autres furent arrêtés à leur retour à Annemasse. L’OVRA poursuivit l’enquête et manqua l’interpellation du Dr Déplante de Rumilly qui avait
pris la fuite opportunément pour se rendre à Londres. À Annecy, la police
laissa encore échapper François Servant alias Simon, mais découvrit des armes
dans sa chambre à l’hôtel de France. Tous furent condamnés par la section
spéciale de Chambéry.
Dans une lettre adressée le 1er juin 1943 au préfet d’Annecy, le commandant de la division alpine italienne dénonçait l’inertie de la gendarmerie française, la complicité des administrations communales et demandait la
destitution de commandants de gendarmerie et de maires ainsi que la mise en
œuvre de mesures pour éliminer les « groupes armés » qui opéraient dans le
département. La répression par l’occupant s’intensifia. Le 8 juin 1943, les Italiens de Sallanches montèrent une embuscade au désert minéral du Platé,
dominant Le Plateau d’Assy. Les réfractaires démunis d’armes furent vite
133
Actes du colloque
encerclés et fait prisonniers. On compta un mort et six blessés. Le 13 juin 1943
c’était au tour du maquis de Viry, au-dessus de Megève, d’être démantelé. Le
15 juin une nouvelle opération sur Sommand fit encore quatre prisonniers que les
Italiens laissèrent fuir après un interrogatoire violent de la Milice. Néanmoins
quatre blessés furent admis à l’hôpital de la Tour ; l’un décédera et les trois autres
seront condamnés par la section spéciale de la cour d’appel de Chambéry.
Enfin, le 17 juin 1943, une offensive de grande envergure fut diligentée
contre le maquis des Dents de Lanfon, dominant le lac d’Annecy. Depuis le
début de l’année 1943, des réfractaires arrivant de toute la France étaient dirigés par César Deléan d’Alex sur les alpages de la Dent du Cruet et de
l’Aulp-Riant et ravitaillés par la famille Démolis de Veyrier-du-Lac. Des
rumeurs alarmistes inquiétaient les jeunes depuis la visite faite par les gendarmes au camp. Pourtant un providentiel parachutage anglais 12 avait permis
d’obtenir des vivres malgré la perte du poste de radio. Le commandant Valette
d’Osia avait organisé lui-même la défense du camp et confié sa direction à
Rémy Encrenaz, ex-sergent du 27e BCA, au détriment de César Deléan. Le
16 juin 1943, le chef de camp fut informé de l’imminence de l’attaque italienne
mais il quitta le camp sans prendre de mesures particulières et le 17 juin au
matin, alors qu’un épais brouillard masquait la visibilité, la sentinelle du Pas de
la Foule tomba sur le premier détachement italien qui attaquait. L’alerte,
donnée trop tard, ne permit pas l’évacuation totale du camp et une fusillade fit
deux morts côté francais et deux blessés côté italien dont un officier. Il y eut
treize prisonniers sur un effectif de quatre-vingt-trois maquisards, poursuivis
devant le tribunal militaire italien.
Le 27 juin, GMR et Italiens s’unirent pour débusquer les réfractaires se
cachant dans le vallon du Sappey près de Thônes. Ils interpellèrent trois personnes dont un réfractaire qui sera dirigé vers l’Allemagne pour le STO.
Si les Italiens accordèrent une trêve aux résistants des camps au cours
du mois de juillet, le chef défaillant des Dents de Lanfon fut froidement abattu
sans procès le 14 juillet 1943 à Aviernoz et le 18 juillet une compagnie de GMR
attaquait le camp du Mont-Saxonnex au-dessus de Bonneville, en arrêtant
ceux qui ne pouvaient pas s’enfuir. Le 28 juillet, un détenu de la maison d’arrêt
départementale d’Annecy, membre du maquis de Mont-Saxonnex, était
conduit avec trois autres comparses devant le tribunal de Bonneville. Ses
camarades tentèrent de le libérer en attaquant l’escorte et blessèrent sérieusement deux gendarmes. Le coup de main avait réussi pour le résistant mais
dans la nuit du 3 au 4 août 1943, les GMR reprirent la traque sur le plateau de
Cenise à Mont-Saxonnex. Des prisonniers furent transférés au camp de Novel
à Annecy avant de prendre le train pour l’Allemagne, dont certains parvinrent
à s’évader.
Et les derniers combats franco-italiens se déroulèrent au mois d’août.
Le 5, des jeunes du Reposoir ouvrirent le feu sur les soldats italiens qui rentraient de l’exercice, tuant un sous-lieutenant et blessant sept soldats. Les
représailles commencèrent le 7 août. Quatre cents hommes encerclèrent le
village et interpellèrent dix-sept hommes. Le 10 août une compagnie du
bataillon « Monte-Cervino » attaqua le camp de Montfort surplombant
Saint-Gervais : deux morts et deux blessés chez les Italiens, cinq tués, quatre
134
Michel Bussière
blessés graves et des blessés légers chez les Français. Quarante-et-un réfractaires furent appréhendés. La dernière opération italienne d’envergure fut
lancée le 20 août 1943 à la Clusaz, lieu-dit « les Confins », où cinquante-neuf
jeunes hommes dirigés par Dino Benamias occupaient un chalet d’alpage. Le
dispositif d’alerte fonctionna mal, le repli des hommes fut gêné par la configuration du terrain, l’insuffisance de l’armement ne permit pas davantage
une riposte efficace contre une armée professionnelle. Deux Français moururent au combat, vingt-et-un autres furent capturés dans le but d’être jugés par
les Italiens 13.
En sus de ces attaques collectives, la police italienne procéda aussi à
des arrestations individuelles. Ainsi le capitaine Ratel, responsable des dépôts
d’armes clandestins, fut arrêté le 23 décembre 1942 devant son domicile en
présence de Me Volland, notaire à Annecy. Conduit auprès de la section annécienne de la Commission d’armistice, il fut ensuite transféré à Turin. L’OVRA
exploitait aussi les interrogatoires des prisonniers afin de traquer les membres
sédentaires de l’AS qui leur venaient en aide. Après l’attaque du maquis de la
Montagne-aux-Princes, l’OVRA interpella successivement, le 24 juin 1943 Jean
Ouvrard secrétaire départemental de l’AS, puis Étienne Petrel et Marie Blandin,
outre la spectaculaire arrestation en gare d’Annecy le 10 juin 1943 de l’abbé
Camille Folliet, apôtre de « Témoignage Chrétien », malgré les vives protestations du même Me Volland, qui fut cette fois retenu dix-huit jours à la caserne
de Galbert 14. Félix Millet fut arrêté le 1er juillet au Pont de Risse et l’ingénieur
Pierre Huot, employé de la société Roch Radio-Hermès, le 16 juillet 1943 sur
son lieu de travail. Dans le département de la Savoie, les Italiens avaient mis
en arrestation sept résistants entre le 14 et le 23 juin 1943, dont les membres
du réseau Morisot. La plupart comparaîtront également devant le tribunal militaire italien. (La police française procédait également à des arrestations individuelles en vue de poursuites devant la section spéciale de Chambéry mais la
plupart des condamnés étaient défaillants).
L’attaque des Confins constitua donc la dernière « bataille » franco-italienne en Haute-Savoie. Le 10 juillet 1943, les Anglo-Américains avaient
débarqué en Sicile. Le 25 juillet 1943 à Rome, le roi Victor-Emmanuel III
avait convoqué le Duce Mussolini à la villa Savoia, l’avait fait arrêter et désigné le maréchal Badoglio comme président du conseil. L’Italie était sur le
point de changer d’alliance et Hitler resserra sa tutelle sur l’allié fasciste.
Divers plans avaient été élaborés en vue de permettre à l’armée allemande
d’occuper les points stratégiques de la péninsule italienne. Les 9 et 10 août
on avait vu à Rumilly une colonne allemande se dirigeant vers l’Italie par le
Mont-Cenis. Le 27 août 1943 et pour la seconde fois, les troupes allemandes
envahirent la Haute-Savoie pour se déployer d’abord dans la vallée de
l’Arve et le long de la rive française du lac Léman puis à Annecy. Le 3 septembre 1943 l’armistice italo-américain était signé mais ne fut révélé par les
chaînes de T.S.F. que le 8 septembre 1943. Le plan Alaric était déjà en place
et les Allemands purent se livrer alors à la chasse aux Italiens qui tentaient
de regagner leur pays, ou mieux, de s’enfuir par la Suisse pour mieux
échapper à leurs anciens Alliés.
135
Actes du colloque
Le tribunal militaire de Breil-sur-Roya
Mais avant l’armistice italo-américain les prisonniers français des Italiens
avaient tous subi, à quelques exceptions près, le même traitement. Ils furent
poursuivis judiciairement devant le tribunal militaire de la IVe armée, siégeant
à Breil-sur-Roya, dans les Alpes-Maritimes. C’était le lieu en France du parti
communiste de cette unité turinoise. N’étant pas militaires au sens des conventions internationales, les premiers résistants ne furent pas considérés comme
des prisonniers de guerre, mais comme des délinquants relevant du Code de
procédure pénale militaire fasciste. Dès leur arrestation, ils étaient en général
incarcérés à Annecy dans la caserne de Galbert servant de prison à l’armée
d’occupation puis entendus par l’OVRA. Après l’enquête, avec ou sans séjour à
Chambéry ou Grenoble, ils étaient conduits en camions militaires par le col du
Mont-Cenis, Turin ou Saluzzo et le col de Tende pour revenir en France à
Breil-sur-Roya, à la caserne Hardy dont une partie servait également de prison
militaire. Généralement l’arrivée à Breil-sur-Roya se produisait quatre ou cinq
jours avant le procès. Après de nouvelles auditions, les prévenus étaient
regroupés par lieu d’arrestation si bien que tous ceux d’un même maquis comparaissaient simultanément.
Le premier code militaire pour l’armée avait été promulgué en Italie le
28 novembre 1869 à Florence par Victor-Emmanuel II, roi d’Italie. Il avait été
complété par divers textes postérieurs et notamment par deux avis du Duce
du fascisme, premier maréchal de l’Empire, commandant les troupes opérant
sur tous les fronts.
L’avis daté du 20 juin 1940-XVIII (Règlement et procédure devant le tribunal militaire de guerre – Gazzetta Ufficiale 24 juin no 147) stipulait en son
article 10 (compétence du tribunal d’armée) : « Les tribunaux d’armée sont
compétents pour connaître [...] 3) des crimes commis par des personnes ne
dépendant pas du commandement de l’armée ou du corps d’armée en territoire ennemi occupé militairement ».
Celui du 24 juillet 1940-XVIII précisait en son article 2 : « Dans les territoires ennemis occupés militairement le tribunal militaire de guerre connaît
des crimes prévus par la loi pénale militaire et la loi pénale ordinaire italienne
commis par les habitants du territoire occupé au préjudice des forces armées
d’occupation, de leurs membres ou de ceux qui sont à leur service ou à leur
suite... »
Un nouveau code pénal militaire avait été publié à Rome le 20 février
1941-XIX par Victor-Emmanuel III, roi d’Italie et d’Albanie, empereur
d’Éthiopie, en distinguant le Code pénal militaire de paix et le Code pénal
militaire de guerre. L’article 235 du Code pénal militaire de guerre reprenait le
texte de l’article 2 de l’avis du Duce en date du 24 juillet 1940-XVIII, reproduit
ci-dessus.
Le règlement judiciaire militaire résultant du décret royal du 9 septembre 1941 déterminait les organes de la justice militaire :
136
Michel Bussière
Le tribunal militaire de guerre comprenait la présidence, le ministère
public, un bureau d’instruction et le greffe (art. 60). Il était composé d’un président ayant au moins le grade de colonel et de six juges au moins, dont un
juge rapporteur appartenant au corps de la justice militaire, deux officiers
supérieurs et des capitaines. Si le président était colonel, le juge ayant le même
grade devait avoir moins d’ancienneté. Mais les audiences étaient tenues par le
président et quatre juges dont le juge rapporteur (art. 67).
Le bureau du ministère public militaire comptait le procureur militaire
du Roi-Empereur assisté de vice-procureurs militaires ou de substituts (art. 78).
Les juges d’instruction appartenaient au corps de la justice militaire, de
même que le greffier en chef et les greffiers (art. 79 et 81).
La défense était obligatoirement assurée par des officiers de l’unité
auprès de laquelle le tribunal était constitué, lorsque celui-ci tenait audience
en dehors de son siège habituel (sinon le défenseur pouvait être choisi parmi
les avocats ou avoués en exercice) (art. 90).
Enfin, l’article 280 du Code pénal militaire de guerre donnait la possibilité au président du tribunal militaire de guerre, en cas d’urgence, d’abréger les
délais de citation des prévenus devant le tribunal. Cette faculté donnée au président du tribunal, et non pas au ministère public, a toujours été utilisée pour
le jugement des maquisards français. Chacun recevait avant l’audience une
copie du réquisitoire à fin de citation, rédigé par le ministère public, mentionnant la liste de tous les co-inculpés avec l’inculpation détaillée et les textes
applicables, ainsi qu’une citation individuelle indiquant sommairement
l’infraction reprochée et la date de l’audience. A priori le formalisme judiciaire
était scrupuleusement respecté et de nombreux condamnés ont pu conserver
leurs actes de poursuite.
Généralement, l’infraction reprochée aux jeunes arrêtés lors de l’attaque
d’un camp était la participation à une bande armée, délit prévu à l’article 306
du Code pénal et puni de trois à neuf ans de réclusion. En revanche, les
« sédentaires » poursuivis pour aide à bande armée encouraient la même peine
que l’instigateur de ces bandes, comprise entre cinq et quinze ans de réclusion. Pour certains maquisards, comme Henri Bouvier capturé aux Dents de
Lanfon, on avait ajouté le délit prévu à l’article 167 du Code pénal militaire de
guerre punissant de la peine de mort « par fusillade dans la poitrine » quiconque accomplit des actes de guerre contre l’État italien ou au préjudice de
ses forces armées sans avoir la qualité de légitime belligérant, si le fait n’est pas
prévu par une disposition spéciale de la loi. Mais la peine ne pouvait pas être
inférieure à cinq années de réclusion militaire en cas de circonstances particulières atténuant la portée des faits ou la responsabilité du coupable.
La défense des prévenus était assurée par des officiers défenseurs qui
s’entretenaient avec leurs clients quelques instants avant la comparution
devant le tribunal, généralement en français. Ils avaient coutume de prévenir
leurs clients que le fait d’avoir été arrêtés porteurs d’une arme était une circonstance aggravante. Les débats, en italien, duraient peu de temps mais il y
avait un officier servant d’interprète. A priori, il n’y avait pas d’interrogatoire
pour chaque prévenu et c’était le défenseur qui répondait au nom de son
137
Actes du colloque
client. Les intéressés conservent le souvenir d’une justice assez expéditive et
peu individualisée. Leur défense consistait le plus souvent à invoquer
l’extrême jeunesse des prévenus.
Dans ses « Croquis de prison », l’abbé Camille Folliet donne une description
de l’audience au cours de laquelle il a été condamné à dix ans de réclusion :
« Nous étions trente dans ce box en ciment,
enchaînés entre nous,
Un pauvre Christ doré au-dessus du portrait non plus
de Mussolini, mais de Victor Emmanuel,
et une espèce de phrase qui parlait de justice en italien. 15
Il y avait autour de nous des représentants de Pandore,
avec des chapeaux ridicules qui font penser au temps
des despotes éclairés.
Et tout à coup entre la Cour,
le général borgne 16 et son état-major de Grand-Guignol
et toute une broche d’avocats minuscules en mal de cause
qui n’ont pas eu le temps de voir leur client »....
Après la délibération, le tribunal revenait prononcer la sentence et les
condamnés étaient transférés à la prison centrale de Fossano pour l’exécution
de la peine (les hommes seulement et la plupart d’entre eux) 17. Les peines
variaient de un an à sept ans de réclusion pour la simple participation à une
bande armée et de huit à dix ans pour assistance à bande armée, comme il
était reproché à Jean Ouvrard, Marie Blandin, Étienne Pétrel et l’abbé Camille
Folliet. Tous les quatre ont été condamnés pour avoir aidé le camp de la Montagne-au-Prince en leur procurant du ravitaillement ou de fausses cartes
d’identité. La seule femme et le seul ecclésiastique arrêtés en Savoie par les Italiens ont reçu les plus lourdes peines soit dix ans de réclusion. Quelques décisions de relaxe ont aussi été prononcées.
Les audiences se sont déroulées successivement les 13 juillet 1943 pour
les maquisards du Vercors, les 21 et 23 juillet 1943 pour ceux du désert du
Platé et le 30 juillet 1943 pour ceux de la Montagne aux Princes outre l’abbé
Folliet, Étienne Petrel, Jean Ouvrard et Marie Blandin. Le 1er septembre 1943
étaient jugés les résistants de Chambéry et de Savoie ainsi que les maquisards
des Dents de Lanfon. Enfin, les deux captifs du Mont Môle comparurent le
3 septembre 1943.
Le 9 septembre 1943 au matin, tandis que les maquisards de Montfort
comparaissaient et que le président donnait connaissance des actes d’accusation, on lui apporta une dépêche. C’était la nouvelle de l’armistice. Il s’interrompit en disant « terminato ». Les prévenus en profitèrent pour s’échapper car
les soldats fascistes crurent que la guerre était finie. Les maquisards des Confins, en attente de comparution profitèrent également de la confusion provoquée par cette nouvelle dans la garnison de Breil-sur-Roya pour s’échapper
avant jugement, de même que l’ingénieur Pierre Huot. Les condamnés qui
étaient détenus à Fossano pour l’exécution de leurs peines mirent aussi à profit la « grande pagaille » du 9 septembre 1943 pour s’évader, mais environ 75 %
d’entre eux furent repris avec l’aide des Allemands et ne purent s’échapper
138
Michel Bussière
18
définitivement qu’au début du mois de juillet 1944 . À titre de comparaison,
pendant la même période (1er janvier -8 septembre 1943) l’échelle des peines
prononcées par la section spéciale de Chambéry se situe entre un an d’emprisonnement et vingt ans de travaux forcés, les plus fortes peines étant généralement prononcées par défaut, mais il y eut dix-huit décisions d’acquittement ou
de relaxe. Comme le tribunal de Breil-sur-Roya ne siégeait pas en son lieu
habituel à Turin, ses décisions n’étaient susceptibles d’aucun recours et donnaient lieu à exécution immédiate selon la tradition martiale 19.
En conclusion, peut-être faut-il poser la question : le tribunal militaire
de Breil-sur-Roya était-il une juridiction d’exception ?
Pour les Français qui y furent déférés, ce n’était certainement pas leur
juridiction naturelle et le traité d’armistice ne donnait aucune compétence particulière en matière judiciaire à l’Armée italienne en France, sauf dans les huit
communes sous administration directe. Toutefois il faut retenir que l’intervention militaire italienne en France obéissait à des règles précises, voire pointilleuses, puisque le code de justice militaire avait été refondu en fonction des
velléités expansionnistes du Duce. Les grands textes législatifs étaient l’unique
référence, Code pénal pour la plupart des incriminations et Code pénal militaire pour la procédure. Ces textes s’appliquaient en raison de l’occupation
militaire en territoire ennemi ; ils constituaient a priori le droit commun des
interventions militaires fascistes en territoire étranger. La procédure apparut
avant tout aux intéressés comme un rituel formel, scrupuleusement respecté
mais ne permettant pas véritablement l’instauration d’un réel débat judiciaire.
La langue employée n’était pas celle du lieu, la défense ne pouvait pas être
assurée par des avocats français. Le paradoxe tenait à ce long détour par
l’Italie pour que le jugement soit prononcé sans recours possible en terre française, alors que les peines étaient exécutées en Italie. Mais cette parenthèse
italienne semble avoir été d’autant plus vite oubliée qu’elle a été suivie par
l’occupation allemande, dont les rigueurs ont laissé des traces aussi profondes
que tragiques 20.
139
Actes du colloque
Bibliographie
Michel GERMAIN, « Les maquis de l’espoir, chronique de la Haute-Savoie au temps de l’occupation
italienne, novembre 1942-septembre 1943 », La fontaine de Siloé.
Christian VILLERMET, « A noi Savoia – Histoire de l’occupation italienne en Savoie », La fontaine de
Siloé.
Pierre MOUTHON, « Résistance Occupation Collaboration – Haute-Savoie 1940-1945 », Éditions du
Sapin d’Or.
Serge KLARSFELD, « Vichy – Auschwitz », Éditions Fayard.
Abbé Camille FOLLIET, « Croquis de prison et chemin de croix inachevé », Gardet & Garin.
Jean VALETTE d’OSIA, « Quarante-deux ans de vie militaire », Éditions lyonnaises d’art et d’histoire.
Général Jean DELMAS, « La victoire des alpins », Historia spécial, mai-juin 1990, no 5.
Jean-Baptiste DUROSELLE, « Neuf jours pour deux armistices », Historia spécial, mai-juin 1990, no 5.
Colonel POCHARD, « La Savoie sous l’Occupation 1940-1944 », Comité d’histoire de la Deuxième
Guerre mondiale.
« R.I. 3. Francs-tireurs et Partisans de la Haute-Savoie », Comité départemental de l’Association
nationale de la Résistance de Haute-Savoie.
Alfred JOURDAN, « 1940 -1945 : Carnet de route, périlleux parcours » (1943 par un ancien du maquis
des Confins).
Pierre DUPRAZ, « Bientôt la Liberté ».
André DEVIGNY, « Un condamné à mort s’est échappé ».
• Traduit de l’anglais
Jerrard TICKELL, « Odette agent S23 », Nicholson et Watson.
• Ouvrages en italien
ASSOCIAZIONE NAZIONALE PERSEGUITATI POLITICI ITALIANI ANTIFASCISTI, « Le loro prigioni –
Antifascisti nel carcere di Fossano », Edizioni gruppo Abele.
Mario GIOVANA, « Guerriglia e mondo contadino – i garibaldini nelle Langhe 1943-1945 », nuova
universale cappelli.
• Filmographie – videographie
« Odette Agent S 23 », Herbert WILCOX, London films.
« Annecy 1943 », Stefano VIAGGIO, RAI du Val d’Aoste.
« Un condamné à mort s’est échappé », Robert BRESSON.
Remerciements
Consulat d’Italie de Chambéry et Agence consulaire italienne d’Annecy
Parquet général de Chambéry
Direction des Archives départementales de la Haute-Savoie
Direction des Archives départementales de la Savoie
Greffe du tribunal de grande instance d’Annecy
Ordre des avocats au barreau de Bonneville
Regione carabinieri Piemonte e Valle d’Aosta-Gruppo di Aosta
Association amicale des anciens déportés et maquisards français en Italie
Association Les fils et filles de déportés juifs de France, militants de la mémoire
Valerio PREIONI, avocat à Domodossola
Michel GERMAIN, historien
Serge KLARSFELD, avocat
Louis MASSON, Robert POIRSON, Jean VALETTE d’OSIA, Pierre HUOT, Louis VONDERWEIDT,
anciens de l’AS
Henri BOUVIER, Roger MALPEYRE, anciens maquisards déportés en Italie
Dino BENNAMIAS, Alfred JOURDAN, Adrien L. van GERDINGE, anciens maquisards des Confins
Paul PATUREL, ancien du maquis de Montfort
Jean et Jeanne BROUSSE, R. MECHALI, Lucienne ROSSETTI, Charles-Emmanuel RICCHI, annéciens.
140
Michel Bussière
Notes
1. Séez, Sainte-Foy et Montvalezan en Tarentaise, Bramans-Sollières, Termignon, Lanslebourg,
Lanslevillard et Bessans en Maurienne.
2. Organisation des Volontaires pour la Répression antifasciste.
3. Christian Villermet : « A noi Savoia – Histoire de l’occupation italienne en Savoie » (La fontaine de
Siloé).
4. Le Maréchal était venu en personne en septembre 1941 pour rappeler aux Savoyards qu’il était
leur seul chef.
5. Les faux époux Chambrun deviendront après la guerre les vrais époux Churchill et seront reçus
officiellement à l’hôtel de ville d’Annecy le 22 février 1951. Leur aventure est racontée dans le film
« Odette Agent S 23 ».
6. Il parviendra à s’évader du fort de Montluc et à poursuivre la lutte.
7. Message chiffré du général Ambrosio du 1er mars 1943. La RAI du Val d’Aoste a consacré au
problème juif une émission intitulée « Annecy 1943 », réalisée par Stefano Viaggio.
8. Vraisemblablement le tribunal militaire de Lyon, mais la décision n’a pas été retrouvée au Dépôt
central d’archives de justice militaire à Le Blanc.
9. Michel Germain : « Les maquis de l’espoir, chronique de la Haute-Savoie au temps de l’occupation
italienne, novembre 1942-septembre 1943 » (La fontaine de Siloé).
10. Il arriva que les sentinelles dussent se passer armes et chaussures à chaque relève !
11. Le 5 avril 1943, l’OVRA arrêta l’adjudant-chef Fuchs, opérateur-radio clandestin, qui fut envoyé à
Lyon, remis aux Allemands et fusillé.
12. Le parachutage était destiné au plateau des Glières mais l’avion fut contraint de larguer plus tôt sa
cargaison.
13. Le 23 août, le village de la Clusaz organisa d’imposantes funérailles pour les deux infortunés.
14. Le tribunal de première instance d’Annecy se réunit aussitôt pour désigner son fils comme
administrateur de l’office notarial.
15. « La legge e uguale per tutti ».
16. Le général Capelli, président du tribunal militaire de guerre, « très aristocrate », portait le monocle
à l’audience.
17. Marie Blandin a été incarcérée à la prison de Mondovi.
18. L’abbé Folliet, qui en raison de son indiscipline chronique avait été séparé des détenus français et
transféré dans les prisons d’Alessandria puis de Padoue, fut libéré le 20 mars 1944, par les Allemands,
sur insistance de la Croix Rouge !
19. Seules les décisions rendues par le tribunal territorial de guerre pouvaient faire l’objet de recours
devant le tribunal suprême de guerre mais il n’était prévu aucun recours en Cassation.
20. Le colonel Pochard a résumé ainsi l’attitude de l’armée italienne en France : « En fait, les Italiens
exécutent des ordres, en essayant de les rendre aussi souples que possible ; ils ont »marre« de la guerre
et ne se privent pas de critiquer Mussolini qui les a mis, disent-ils »dans le pétrin« ».
141
142
Partie II
L’attitude
des professions
judiciaires
143
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Yves Ozanam
Le barreau de Paris pendant
la Seconde Guerre mondiale
1940-1945
Yves Ozanam
Conservateur des archives de l’Ordre des avocats au Barreau de Paris
Les délibérations du Conseil de l’Ordre
des avocats de Paris pendant la Seconde
Guerre mondiale (1940-1945)
L’image que présente l’Ordre des avocats à la cour de Paris entre 1940 et
1945 apparaît aujourd’hui fortement contrastée : si le Conseil de l’Ordre et le
bâtonnier ont manifesté à plusieurs reprises leur indépendance vis-à-vis du
gouvernement de Vichy, ils ont également appliqué la législation xénophobe
et antisémite de l’État français qui a provoqué l’exclusion du barreau de plusieurs centaines d’avocats 1. Pour mieux cerner ce double aspect de l’institution ordinale, il a paru intéressant de présenter ici l’ensemble des
délibérations 2 de portée générale du Conseil de l’Ordre prises au cours de la
Deuxième Guerre mondiale sur des questions vitales pour le barreau : l’exclusion des avocats juifs et d’origine étrangère, les relations de l’Ordre avec les
autorités de Vichy, les droits de la défense et des justiciables avant comme
après la Libération. La lecture de ces textes permettra peut-être de mieux
appréhender les convictions qui habitaient alors les responsables de l’Ordre.
Les délibérations de Conseil de l’Ordre
relatives aux lois d’exclusion du barreau
Délibérations sur la législation excluant
du barreau les avocats ne bénéficiant pas
de la nationalité française à titre originaire
Sur cette première question, le Conseil n’a pris aucune délibération de
principe, mais seulement arrêté quelques décisions concernant les modalités
145
Actes du colloque
d’application de la législation de Vichy. Le 11 septembre 1940 paraît au Journal officiel la loi du 10 septembre 1940, en vertu de laquelle « nul ne peut être
ou demeurer inscrit au tableau de l’Ordre des avocats ou sur les listes du stage
s’il ne possède la nationalité française à titre originaire, comme étant né d’un
père français 3 ». Dans le récit qu’il a fait de son bâtonnat, Jacques Charpentier,
alors chef de l’Ordre, s’exprime sans détour : « Depuis quelques années, cette
mesure était vivement souhaitée par le barreau de Paris. (...) À cet égard, la
politique de Vichy se rencontrait avec nos intérêts professionnels. 4 » L’empressement que met le Conseil pour l’application de cette loi ne fait que confirmer
les propos du bâtonnier : dès le 17 septembre 1940, le Conseil arrête que « sur
la proposition de M. le Bâtonnier, il est décidé que pour l’application de la loi
récente sur les fils [sic 5] d’étrangers, il sera procédé à la vérification de la situation de tous les avocats, inscrits au tableau et stagiaires, par des rapporteurs
désignés par M. le Bâtonnier ».
Cette décision est très rapidement suivie d’effet ; au cours du dernier trimestre 1940 et durant l’année 1941, plus de deux-cent-vingt avocats, qui n’ont
pas fourni les preuves de la nationalité française à titre originaire ou de leur
appartenance à une unité combattante 6, sont informés qu’ils ne peuvent être
maintenus au tableau (ou au stage). Parmi les avocats concernés, beaucoup
n’ont pas eu connaissance en temps utile de la loi du 10 septembre ni de la
démarche du Conseil ; certains sont prisonniers, d’autres sont partis en zone
libre depuis l’été 1940. Au moins quarante-quatre d’entre eux se manifestent
au cours de l’Occupation pour faire valoir leurs droits et obtenir l’annulation
de la mesure qui les frappe 7 ; par ailleurs, le Conseil propose le maintien de
trente-deux avocats d’origine étrangère par dérogation ; il se réfère, dans ses
motivations, à la situation familiale de l’intéressé, à son patriotisme, à ses mérites culturels et intellectuels ou encore à ses qualités professionnelles ; la religion des avocats n’est pas un critère déterminant : plusieurs d’entre eux sont
Juifs. Le ministre de la Justice accorde les dérogations demandées 8.
Les avocats d’origine étrangère que le Conseil a choisi de favoriser restent des exceptions : lorsqu’un avocat exclu demande à bénéficier d’un maintien à titre exceptionnel, le Conseil affirme (séance du 2 juin 1942) que « les
propositions motivées [...] relèvent de sa seule initiative, et qu’il n’appartient à
aucun intéressé de le mettre en demeure de statuer sur son cas. » Cette attitude
est à l’origine de la loi du 17 septembre 1942, aux termes de laquelle le silence
du Conseil à la suite d’une demande de proposition de maintien est considéré
comme un rejet susceptible d’appel. L’avocat exclu essaiera vainement de faire
jouer en sa faveur ce texte élaboré au ministère de la Justice. 9
L’attention portée par le Conseil à la question de la nationalité française
s’exprime encore sur des points particuliers : dès le 10 septembre 1940, « sur
la proposition de M. le Bâtonnier, le Conseil examine la mesure qu’il convient
de prendre à l’égard des avocats qui ont fait l’objet d’un décret de déchéance de
la nationalité française – La perte de la nationalité française paraît devoir
entraîner l’omission du tableau 10 ». Dans le même esprit, le Conseil s’intéresse à
« la situation des avocats dont la naturalisation a été rapportée par décret : il
semble que ces avocats qui ont perdu la nationalité française doivent être immé11
diatement privés de leur titre d’avocat et du droit d’exercer la profession ». La
146
Yves Ozanam
vigilance du Conseil dépasse même les limites du barreau de Paris : lors de sa
séance du 5 novembre 1940, il estime qu’« il demeure dans les prérogatives de
M. le Bâtonnier, quand un avocat étranger à notre barreau vient plaider à
Paris, de s’assurer que cet avocat remplit bien toutes les conditions nécessaires
pour être autorisé à plaider, notamment en ce qui concerne l’application de la
loi du 10 septembre 1940, si les vérifications utiles n’ont pu être faites par le
barreau auquel il appartient ».
Peu après la Libération, le Conseil, en sa séance du 26 septembre 1944,
décide que « les avocats qui ont été déchus de la nationalité française seront
rétablis au tableau sur leur demande conformément à l’ordonnance du 9 août
1944 et du 18 avril 1943 ». Il n’est pas indifférent de noter qu’aux yeux du
Conseil, la réintégration au barreau n’est acquise que sur demande alors
qu’elle aurait pu être accordée de plein droit, sans formalité. En ce qui
concerne la loi du 15 octobre 1941, excluant du barreau les avocats d’origine
étrangère, le Conseil ne craint pas d’affirmer le 10 octobre 1944 que,
« convaincu de l’utilité de cette loi, [il] estime qu’elle doit être maintenue dans
l’ensemble de ses dispositions – que la seule mesure qui pourrait être prise
consisterait à assurer le respect des droits acquis par les avocats inscrits avant
la promulgation de la loi ». Deux jours plus tard, le Journal officiel publie
l’ordonnance du 11 octobre 1944 qui constate expressément la nullité de la loi
du 15 octobre 1941, « et plus généralement toutes les dispositions qui instituent
une distinction entre les Français qui sont nés de père français et ceux qui
n’ont pas cette qualité ». Le bâtonnier Charpentier n’en écrit pas moins au
ministre de la Justice pour lui faire part des vœux désormais dépassés du Conseil. 12 Cinq ans plus tard, le bâtonnier exprime à nouveau sa conviction dans
Au service de la liberté : il critique le choix d’« abroger radicalement la prohibition édictée par le régime précédent. Ainsi se trouve posé de nouveau un problème qui, avec un peu de modération, aurait pu être définitivement réglé » 13.
Délibérations sur la législation excluant
du barreau les avocats juifs
Comme l’a souligné Robert Badinter, le Conseil de l’Ordre n’a pas protesté contre la législation antisémite frappant les avocats ; rappelons que le
« père » de cette législation, Xavier Vallat, était membre du Conseil de l’Ordre
des avocats de Paris 14... Ainsi que le reconnaît le bâtonnier Jacques Charpentier 15, l’Ordre a préféré négocier le maintien d’un certain nombre d’avocats
juifs (ce qui supposait de sacrifier les autres...). Les délibérations du Conseil de
l’Ordre reflètent bien cette ligne de conduite : elles ne constituent pas une
prise de position sur la législation antisémite et n’ont pas d’autre objet que les
problèmes que pose son application.
La première question abordée par le Conseil est l’abrogation, par une loi
du 7 octobre 1940, du décret du 24 octobre 1870 (dit décret Crémieux) déclarant citoyens français les Juifs indigènes algériens. Le Conseil se contente de
constater (séance du 22 octobre 1940) que « la perte de la qualité de citoyen
français n’entraîne pas pour ceux-ci l’inaptitude à demeurer avocats, la cour
147
Actes du colloque
de Paris ayant décidé d’une façon constante qu’il suffisait pour exercer la profession d’avocat d’être “sujet” français ». L’attitude du Conseil est tout aussi
neutre lorsqu’il délibère sur la loi du 3 octobre 1940 « portant statut des Juifs »,
qui interdit entre autres aux Juifs de faire partie des organismes chargés de
représenter les professions libérales ou d’en assurer la discipline. Le procès-verbal de la séance du 28 janvier 1941 est à cet égard des plus laconiques :
« Le Conseil constate qu’aucun des membres du Conseil n’est visé par cette loi » 16.
Au début de l’année 1942, la législation et la réglementation instituant le
numerus clausus des avocats juifs 17 entrent en application. Comme il l’avait
déjà fait pour les avocats d’origine étrangère, le Conseil de l’Ordre choisit de
proposer le maintien à titre dérogatoire de confrères qu’il estime particulièrement éminents 18. Parallèlement, près de quarante avocats effectuent
d’eux-mêmes une démarche tendant à obtenir leur maintien pour services
exceptionnels rendus à la France par eux-mêmes ou par leur famille 19. Saisi
pour avis sur ces demandes, le Conseil répond selon une hiérarchie savamment graduée : avis très favorable, avis favorable, exercice honorable de la
profession, sans objection, avis défavorable 20. En revanche, lorsque la cour
d’appel demande au Conseil de l’Ordre son avis motivé sur un certain nombre
d’avocats juifs « appelés à cesser l’exercice de leur profession », le Conseil
(séance du 27 mai 1942) rend la délibération suivante :
« Considérant que l’avis prévu [...] ne peut avoir d’autre objet que de
déterminer le choix des avocats juifs à maintenir au tableau dans la limite
prévue par la loi ; qu’en ce qui concerne le barreau de Paris, cette limite est
déjà dépassée en raison du nombre des avocats maintenus par priorité en vertu
des précédentes décisions de la Cour.
Considérant au surplus que lors de l’établissement de la précédente liste 21, le
Conseil de l’Ordre n’avait pas été appelé à donner l’avis qui lui est aujourd’hui
demandé – et qu’à supposer qu’un choix fût à faire, ce choix ne pourrait
s’exercer que sur l’ensemble des avocats intéressés.
Décide ne pas avoir, en l’état, d’avis à fournir sur chacun des cas individuels
visés par l’arrêt ».
Quelques mois plus tard, le Conseil apprend que ses propositions de
maintien d’avocats juifs à titre dérogatoire ne sont pas retenues. Il exprime
ouvertement sa déception (séance du 27 octobre 1942) :
« Le Conseil, en prenant acte que la demande formée par lui n’a pas été
accueillie, exprime le regret que cette demande concernant quatorze avocats
ait été rejetée en bloc, d’une façon systématique, qui ne paraît pas conforme au
vœu de la loi » 22.
Au total, plus de deux cents avocats juifs ont été exclus du barreau en
1942 23. Pour beaucoup, les problèmes matériels s’ajoutent à la détresse
morale. Dès 1941, au cours d’une réunion de colonnes 24, des avocats « considérant que les confrères non maintenus au tableau ou au stage, en vertu de la
loi du 10 septembre 1940 [avocats d’origine étrangère] ou de la loi du 2 juin
1941 [avocats juifs] ont droit à la sauvegarde de leur clientèle au même titre
25
que leurs confrères mobilisés », expriment le vœu « que soit sauvegardée la
clientèle des confrères non maintenus au tableau ou au stage en vertu des lois
148
Yves Ozanam
susdites ». Le Conseil de l’Ordre rejette purement et simplement ce vœu en
faveur de tous les avocats exclus (séance du 18 novembre 1941). Il consent
seulement à assouplir légèrement le régime des retraites du barreau en faveur
des avocats juifs exclus ; beaucoup cotisent depuis des années à la caisse des
retraites du barreau de Paris, qui délivre une pension aux avocats âgés de 65
ans minimum et ayant accompli au moins 40 années d’exercice professionnel.
Le Conseil arrête simplement (séance du 17 février 1942) que « les avocats qui
ne seront pas maintenus au tableau par application de la loi du 2 juin 1941 et
du décret du 16 juillet 1941, auront droit à la pension assurée par la caisse des
retraites de l’Ordre, sans condition d’âge, s’ils justifient d’un exercice professionnel d’une durée minima de 35 années ».
Au lendemain de la Libération (séance du 19 septembre 1944), « le Conseil décide que les avocats juifs qui réclameront le bénéfice de l’ordonnance du
9 août 1944 auront leurs noms rétablis sur le tableau à leur rang » 26. Il ajoute
aussitôt que « pour bénéficier du régime des retraites sans modification du
point de départ de leurs droits, les avocats juifs devront régler les cotisations
dues avant ou échues pendant la période de suspension d’exercice, sauf ceux
qui auront été détenus ou déportés ». Peu après (séance du 10 octobre 1944), le
Conseil adopte une mesure de portée plus générale : il « décide que les avocats
qui ont été chargés depuis 1940 des intérêts de clients, en remplacement de
confrères écartés du Palais à la suite de mesures législatives ou de mesures de
déportation ou d’une contrainte morale invincible, devront, au retour de leurs
confrères, se décharger de la clientèle qu’ils ne pourront conserver qu’avec
l’agrément de l’avocat remplacé ». Au cours de la même séance, le Conseil,
conscient des difficultés matérielles que rencontrent les avocats désireux de
rouvrir leur cabinet (leur ancien local est souvent occupé par un tiers), « décide
d’apporter une large tolérance dans l’application des règles relatives aux
locaux professionnels pendant les quelques mois qui vont venir ». En 1945 sont
instituées une caisse de solidarité et une commission de reclassement en
faveur des avocats prisonniers de guerre ou déportés. Telles sont apparemment les seules mesures dont ont pu bénéficier les avocats effectuant leur
retour au barreau 27.
Après comme pendant l’Occupation, les délibérations du Conseil relatives aux avocats exclus puis réintégrés concernent donc en priorité les problèmes d’application des textes en vigueur avec leurs incidences administratives
ou financières. Sur d’autres sujets en revanche, le Conseil n’hésite pas à
prendre des délibérations de principe, d’un ton très différent de celui adopté
pour les décisions précitées.
149
Actes du colloque
Les délibérations relatives aux relations
entre l’Ordre des avocats
et le gouvernement de Vichy
Si l’Ordre n’a pas contesté la législation d’exclusion de Vichy, il n’a pas
hésité en revanche à élever la voix lorsqu’il estimait que ses prérogatives
étaient menacées. La première délibération en ce sens figure au procès-verbal
de la séance du 8 octobre 1940, dans les termes suivants :
« M. le Bâtonnier expose au Conseil que, d’après les renseignements qui lui
sont parvenus, le gouvernement préparerait un texte destiné à établir un contrôle
de la Cour sur les admissions au stage ou au tableau prononcées par le Conseil.
Le Conseil, à l’unanimité, considérant que la mesure envisagée porterait
atteinte à une prérogative essentielle de l’Ordre, que tous les régimes ont jusqu’à
présent respectée, que cette mesure constituerait une marque de défiance que
rien ne justifie – que le caractère souverain des décisions d’admission prononcées par le Conseil, conforme à l’une des traditions les plus chères du barreau,
est une garantie nécessaire de son indépendance et l’une des bases du statut
auquel l’Ordre des avocats a dû de rester toujours au-dessus des vicissitudes de
la politique, charge Monsieur le bâtonnier de faire part à M. le Garde des
Sceaux de l’émotion qui s’est emparée du barreau à cette nouvelle et de lui
exposer les raisons qui doivent s’opposer à l’adoption de cette mesure ».
Jacques Charpentier affirme que la « velléité » du gouvernement de
Vichy n’eut pas de suite 28. L’acte dit loi du 26 juin 1941 « réglementant l’exercice de la profession d’avocat et la discipline du barreau » contredit le bâtonnier : selon les articles 17 et 24 de ce texte, le procureur général peut
désormais déférer dans certains cas les décisions d’inscription au tableau ou
d’admission au stage à la cour d’appel « s’il estime que le postulant ne remplit
pas les conditions légales de nationalité, de capacité et de résidence, ou qu’il
se trouve dans un des cas d’incompatibilité ». Il est vrai qu’il s’agit là d’une
faculté et non d’un contrôle systématique comme l’avaient un moment envisagé les autorités de Vichy 29. Mais il n’empêche que la délibération du Conseil,
si ferme fût-elle, n’a pas empêché le gouvernement de renforcer les pouvoirs
du parquet sur l’Ordre des avocats 30.
Au début de l’année 1941, le Conseil doit faire face à des initiatives
intempestives d’avocats qui professent une admiration sans borne pour le
maréchal Pétain. Lors de la séance du 7 janvier 1941, un membre du Conseil
expose qu’au cours d’une réunion de colonnes 31 du 4 janvier, « il a été présenté un vœu tendant à ce que « les messages, appels ou allocutions du maréchal Pétain, chef de l’État Français, soient affichés sans retard à l’intérieur des
principaux locaux de l’Ordre ». Ce vœu n’a pas été mis aux voix et il a été
entendu qu’il serait soumis à l’examen du Conseil ». Celui-ci prend la délibération suivante :
« Le Conseil, tout en rendant hommage au sentiment qui a dicté à ses
auteurs le vœu dont s’agit, considérant que l’Ordre a toujours entendu s’abste-
150
Yves Ozanam
nir de toute manifestation politique, que, quelles que soient les circonstances, il
ne saurait déroger à cette constante tradition et créer ainsi un précédent dangereux, que nos locaux doivent être exclusivement réservés aux communications officielles faites au nom de l’Ordre, que les colonnes ne peuvent délibérer
que sur des questions professionnelles – décide que le vœu dont s’agit, en raison
de son caractère extra professionnel, n’était pas recevable et invite les présidents
de colonnes, le cas échéant, à refuser de le mettre aux voix ».
La position à la fois prudente et ferme du Conseil de l’Ordre ne décourage nullement les ardents partisans du Maréchal. Ces derniers reviennent
bientôt à la charge, ainsi que l’atteste la délibération prise par le Conseil dans
sa séance du 21 février 1941 :
« M. le Bâtonnier donne connaissance au Conseil d’une lettre de M. le
Garde des Sceaux en date du 17 février, pour inviter M. le Bâtonnier à exposer
dans la bibliothèque de l’Ordre le portrait de Monsieur le Maréchal Pétain.
Le Conseil – Considérant que le barreau de Paris est heureux de l’occasion qui lui est ainsi offerte de témoigner son admiration et sa reconnaissance
au chef respecté de l’État français.
Mais considérant que les termes de la lettre de M. le Garde des Sceaux
obligent le Conseil à rappeler les principes sur lesquels repose l’Ordre des avocats, et dont tous les régimes qui se sont succédés en France ont reconnu la
nécessité ; que les avocats constituent un ordre qui ne fait pas partie des cadres
administratifs, qu’ils s’administrent librement, que, suivant la parole du chancelier d’Aguesseau, la discipline qu’ils observent « est établie entre eux pour leur
honneur et pour leur réputation ». Que l’Ordre assure lui-même la gestion de
ses biens, que la police des locaux dont il dispose ne relève que du bâtonnier,
qui a seul l’initiative de l’action disciplinaire. Considérant que tout empiétement sur l’une de ces prérogatives serait nul pour excès de pouvoir.
Considérant que le barreau de Paris, qui est en contact avec les autorités
d’occupation, n’a garde d’oublier que la France est encore en guerre, mais que
précisément parce qu’il se trouve constamment aux prises avec des difficultés
inconnues en zone libre, il est plus que jamais nécessaire de lui conserver une
autorité qu’il tient de son indépendance et que les occupants eux-mêmes ont
jusqu’à présent respectée.
Considérant que M. le Garde des Sceaux déclare avoir été saisi d’une
plainte portée contre le bibliothécaire de l’Ordre par « un groupe de jeunes avocats » dont il ne fait pas connaître les noms, que cette dénonciation doit donc,
jusqu’à plus ample informé, être considérée comme anonyme ; que cependant
M. le Garde des Sceaux a révélé que ce groupement auquel il l’attribue serait le
« Jeune Barreau français ». Considérant que le président de cette association,
interrogé par M. le Bâtonnier, a déclaré qu’elle n’avait pas pris part à cette
démarche, et qu’au nom de ses camarades il la désavouait avec mépris.
Considérant qu’une pareille dénonciation portée contre un fonctionnaire de l’Ordre, à son service depuis cinquante ans et dont la fidélité, la prudence et le sentiment national sont au-dessus de tout éloge, est une lâcheté
indigne d’un avocat.
151
Actes du colloque
Considérant que le Conseil ne tolérera pas que la pratique de la délation
s’introduise dans un corps dont les ressorts essentiels sont la confraternité et le
sentiment de l’honneur ; que le fait que les informateurs de M. le Garde des
Sceaux aient trouvé créance avant même que le bâtonnier ait été consulté est
de nature à compromettre la discipline de l’Ordre à l’heure même où il semble
le plus nécessaire de restaurer les principes d’autorité.
Par ces motifs – Le Conseil arrête :
Art. 1er – Le portrait de M. le Maréchal Pétain sera affiché à la bibliothèque de l’Ordre.
Art. 2 – M. le Bâtonnier est prié d’ouvrir une enquête pour rechercher les
auteurs de la dénonciation dont M. le Bibliothécaire a été l’objet 32.
Art. 3 – M. le Bâtonnier est prié de porter le présent arrêté à la connaissance de
M. le Garde des Sceaux. »
Au cours de la même séance, le Conseil prend un second arrêté sur la
question du serment que doit prêter l’avocat :
« Le Conseil – Considérant que d’après les renseignements qui lui ont été
fournis, le projet de statut du barreau, actuellement en préparation, comporterait une modification de la formule du serment.
Qu’à cette occasion le Conseil estime nécessaire d’affirmer les principes
traditionnels qui ne sont pas seulement l’honneur de l’Ordre des avocats, mais
sa raison d’être ; que le plus essentiel de ces principes est l’indépendance ; que
l’Ordre, dont les membres ont individuellement toute liberté d’opinion, doit être
tenu, dans son ensemble, à l’écart de la politique, et qu’il ne saurait être lié à
aucun système de gouvernement.
Que l’Ordre n’a jamais fermé ses portes aux hommes d’aucun parti, et
que les périodes les plus glorieuses de son histoire sont celles pendant lesquelles
il a donné asile aux survivants des régimes déchus.
Que cette indépendance est la garantie indispensable d’une saine justice, que c’est aussi grâce à elle que l’Ordre a survécu aux secousses des révolutions et à l’écroulement des régimes.
Que l’Ordre s’est toujours mis sans réserve au service de la Nation, que le
sang de ses membres tombés au champ d’honneur en porte témoignage, mais
que l’avocat ne saurait être privé de sa liberté de jugement et de son droit de critique ni à l’égard des hommes, ni à l’égard des institutions.
Considérant que toute modification qui tendrait à transformer le serment purement professionnel que prêtent aujourd’hui les avocats en un serment politique serait contraire aux principes qui viennent d’être rappelés.
Par ces motifs – Arrête : M. le Bâtonnier est prié de porter la présente délibération à la connaissance de M. le Garde des Sceaux et d’intervenir auprès de ce
dernier pour qu’aucun changement ne soit apporté à la formule du serment ».
Le lendemain de cette séance mouvementée du Conseil, le bâtonnier
Jacques Charpentier rencontre le maréchal Pétain. S’agit-il de l’entrevue dont il
rend compte dans son ouvrage 33 ? Le tête-à-tête paraît avoir été courtois, si
152
Yves Ozanam
l’on en croit le bref compte rendu qui en est donné à la séance suivante du
Conseil (25 février 1941) :
« M. le Bâtonnier fait part au Conseil d’un entretien qu’il a eu le
22 février avec M. le Maréchal Pétain. Au cours de cet entretien le chef de l’État,
après avoir fait allusion au rayonnement de l’Ordre des avocats, a bien voulu
apposer une dédicace flatteuse au bas d’un portrait apporté par M. le Bâtonnier. Le portrait sera encadré et suspendu dans l’une des salles de la bibliothèque ».
Quelques mois plus tard est promulguée la loi du 26 juin 1941 « réglementant l’exercice de la profession d’avocat et la discipline du barreau ». Contrairement à la volonté exprimée par le Conseil de l’Ordre, elle modifie la
formule traditionnelle du serment : auparavant, l’avocat jurait « de ne rien dire
ou publier, comme défenseur ou conseil, de contraire aux lois, aux règlements, aux bonnes mœurs, à la sûreté de l’État, à la paix publique et de ne
jamais [s’] écarter du respect dû aux tribunaux et aux autorités publiques » ;
désormais, la « sûreté intérieure » se substitue à la sûreté de l’État et « les règles
de l’honneur professionnel et de la confraternité » viennent enrichir la liste des
valeurs inviolables. Quant aux tribunaux et aux autorités publiques, ils sont
remplacés par la « Justice » et les « Autorités de l’État français ». Il n’est donc pas
demandé aux avocats de prêter serment de fidélité au maréchal Pétain 34, mais
ces modifications des termes du serment n’en ont pas moins une dimension
politique que le Conseil de l’Ordre voulait précisément éviter.
Ces différentes délibérations traduisent la volonté de l’Ordre de sauvegarder son autonomie vis-à-vis de l’État français. Formulées avec fermeté et
solennité, elles ne provoquent pas pour autant de crise aiguë avec le gouvernement de Vichy. Il en va tout autrement en 1943, lors de ce que l’on peut
appeler l’affaire Jean-Charles Legrand. Ce dernier, célèbre avocat parisien de
l’entre-deux-guerres, avait été radié en 1938 en raison de multiples manquements aux règles professionnelles. Proche de l’occupant, il cherche à réintégrer le barreau en 1943. Le nouveau 35 ministre de la Justice, Maurice Gabolde,
partisan convaincu de la collaboration avec l’Allemagne, prend un décret
(10 avril 1943) amnistiant l’ancien avocat pour les faits qui avaient motivé les
sanctions disciplinaires prononcées par le Conseil de l’Ordre et prononçant sa
réintégration au barreau de Paris. Dans sa séance du 3 mai 1943, le Conseil de
l’Ordre rend un arrêté soigneusement motivé 36, rappelant notamment que
c’est à lui seul que la loi du 26 juin 1941 (art. 16) a confié le soin d’inscrire ou
de réinscrire un avocat. L’arrêté conclut que Jean-Charles Legrand « ne peut
pas en l’état être réinscrit au Tableau de l’Ordre ».
Six semaines plus tard paraît au Journal officiel (18 juin 1943) une loi en
date du 11 juin qui dispose que, « par dérogation aux dispositions de la loi du
26 juin 1941, le garde des Sceaux (...) peut [pendant la durée des hostilités]
pourvoir aux vacances survenues dans un conseil de l’ordre des avocats en
désignant, par arrêté, le nouveau bâtonnier ou les nouveaux membres dudit
conseil ». Maurice Gabolde est ainsi en mesure de faire face à une éventuelle
démission collective du bâtonnier et des membres du Conseil au cas où la
réintégration de Jean-Charles Legrand serait prononcée par une loi. La réaction
153
Actes du colloque
du bâtonnier et du Conseil est très vive, ainsi que l’atteste la délibération du
22 juin 1943 :
« Le Conseil,
Considérant [...] que ces dispositions [de la loi du 11 juin 1943], sur lesquelles le barreau de Paris n’a pas été consulté, sont sans précédent dans l’histoire de l’Ordre des avocats.
Considérant que l’indépendance des barreaux, sans laquelle il ne saurait y avoir qu’une apparence de justice, repose sur une double prérogative, le
droit de se recruter eux-mêmes, et le droit d’élire leurs chefs ; que ces droits ont
été respectés par tous les régimes qui se sont succédés en France, que l’ancienne
monarchie les avait reconnus, que si la Révolution française a pendant
quelque temps supprimé l’Ordre, elle ne l’a pas asservi, que si le décret de 1810
et l’ordonnance de 1822 ont apporté certaines modifications à la nomination
du bâtonnier et des membres du Conseil, ils n’ont pas réservé au gouvernement
le pouvoir de les désigner 37, que sous la Monarchie de Juillet les élections du
barreau sont redevenues entièrement libres, et que depuis 1830 jusqu’à ce jour
elles n’ont jamais cessé de l’être 38, que le décret de 1939, qui a ajourné les élections pendant la durée des hostilités n’a prévu aucune autre manière de pourvoir aux vacances, qu’enfin la loi fondamentale du 26 juin 1941 qui a
remanié tout le statut du barreau à une époque où les effets de la guerre et de
l’invasion s’étaient pleinement fait sentir, a maintenu dans son intégrité le
principe de l’élection.
Considérant qu’on chercherait en vain le fait nouveau qui justifierait
l’abandon de ce principe ; que même si des situations particulières, ignorées du
Conseil, avaient appelé des solutions immédiates, il eût été facile d’y remédier
autrement que par la violation d’une tradition séculaire ; que la mesure prise
par le gouvernement est d’autant plus inattendue qu’il vient de faire procéder à
des élections dans l’Ordre des médecins qui, pour revendiquer le droit d’élire
ses dirigeants, ne peut invoquer ni les mêmes raisons, ni le même passé que
l’Ordre des avocats.
Considérant qu’il n’appartient pas au Conseil de rechercher quels intérêts les auteurs de la loi ont entendu servir, ni à quelles inspirations ils ont obéi.
Mais qu’ayant reçu la mission de défendre les institutions confiées à sa garde,
il a le devoir de s’élever avec force contre l’atteinte la plus grave qui ait jamais
été portée aux libertés du barreau.
Considérant que s’il devenait loisible aux gouvernements de peupler les
conseils de l’Ordre d’hommes de leur choix, au gré des vicissitudes de la politique, l’indépendance de pensée et de langage qui a fait la grandeur de l’Ordre
ne serait plus qu’un souvenir.
Considérant qu’aucun avocat conscient de sa dignité et de ses devoirs
professionnels ne saurait accepter les fonctions de membre du Conseil de
l’Ordre, et encore moins celle de bâtonnier, à la faveur d’une pareille désignation ; qu’aucun de ses confrères n’accepterait de se soumettre à son autorité.
Considérant comme impossible qu’un gouvernement, auquel on ne saurait attribuer d’autres préoccupations que celles de l’intérêt général, procède à
154
Yves Ozanam
l’application d’une mesure appelée à provoquer dans tous les barreaux qui la
subiraient une crise de conscience redoutable et un relâchement certain de la
discipline.
Par ces motifs, demande à M. le Bâtonnier d’élever au nom de l’Ordre
des avocats une protestation énergique contre les dispositions de la loi précitée,
d’appeler l’attention des pouvoirs publics sur les dangers qu’elle renferme et de
leur représenter l’intérêt qu’il y aurait à en arrêter l’application ».
Pour donner plus de poids à cette délibération, le Conseil, aidé en cela
par les avocats résistants du Front national judiciaire 39, la fait approuver par les
avocats parisiens réunis en colonnes et la transmet aux barreaux des cours
d’appel dont plusieurs s’associent à la protestation parisienne 40. L’Association
nationale des avocats (A.N.A.), tout en se montrant plus modérée, s’élève elle
aussi contre la loi (9 juillet 1943). Maurice Gabolde, qui avait fait savoir « qu’il
ne saurait recevoir la copie de la délibération du Conseil du 22 juin 1943 41 »,
accepte en revanche de répondre (2 août 1943) au président de l’A.N.A., le
bâtonnier Fernand Payen, en présentant le texte si contesté comme une simple
mesure pratique et temporaire dont il n’entend faire usage qu’en étroite
concertation avec les barreaux éventuellement concernés 42. Dans ces différents échanges, nul ne fait allusion à Jean-Charles Legrand. Au mois de
novembre 1943, celui-ci informe le bâtonnier qu’il retire sa demande de réinscription. Mais Jacques Charpentier a cessé alors de présider le Conseil de
l’Ordre : prévenu de son arrestation imminente par la Gestapo, il est entré
dans la clandestinité en septembre 1943 43. Conformément à l’usage, c’est son
prédécesseur, Étienne Carpentier, qui dirige l’Ordre en son absence. Sous
cette nouvelle présidence, le Conseil de l’Ordre prend deux délibérations relatives aux droits des détenus et au secret professionnel ; elles viennent s’ajouter
à deux précédentes délibérations concernant le droit de communication d’un
inculpé avec son avocat. L’ensemble est un rappel des droits de la défense et
du justiciable, qui témoigne indiscutablement d’un esprit d’indépendance de
ses auteurs.
Les délibérations en faveur des droits
de la défense et des droits des justiciables
pendant l’Occupation
C’est seulement à la fin de 1942 que le Conseil de l’Ordre prend position sur les droits de la défense. Auparavant, il ne délibère pas sur les violations du droit opérées notamment par les juridictions d’exception mises en
place par l’État français 44. En ce qui concerne les tribunaux militaires, il se
contente d’approuver l’intention du bâtonnier – chargé de désigner d’office
l’avocat des personnes poursuivies pour crime ou délit contre la sûreté exté45
rieure de l’État – « de tenir compte dans toute la mesure possible des préférences de l’inculpé » (séance du 2 octobre 1942).
155
Actes du colloque
46
C’est à l’initiative du bâtonnier Jacques Charpentier qu’est prise la première délibération du Conseil sur les droits de la défense. Elle a pour origine
les propres difficultés qu’éprouvent alors le bâtonnier et son confrère Robert
Bétolaud, tous deux avocats de Paul Reynaud, à rendre visite à leur client,
détenu au Fort du Portalet. Son contenu n’en présente pas moins un intérêt
général. Nous en donnons ici le texte intégral :
« Le Conseil, informé de la situation faite à un inculpé qui, interné administrativement, s’est vu retirer le droit de communiquer avec ses défenseurs ;
Considérant que l’art. 8 de la loi du 8 décembre 1897, en confirmant le
principe traditionnel constant du droit de libre communication de l’inculpé
avec son conseil, a précisé que, lorsqu’elle est permise pour une durée limitée,
l’interdiction de communiquer ne saurait en aucun cas s’appliquer au conseil
de l’inculpé ; que sans libre communication il n’y a pas de libre défense et que
toute atteinte portée à la liberté de la défense frappe la justice elle-même, en
reniant son autorité.
Considérant que la mission du barreau ne saurait être remplie si les
droits de la défense tels qu’ils ont été établis par la tradition et consacrés par la
loi pouvaient être arbitrairement violés ou méconnus.
Convaincu que l’autorité judiciaire est demeurée étrangère à une
mesure qui ne peut avoir été prise qu’à son insu et que, dûment avertie, elle
saura faire respecter la loi.
Demande respectueusement à M. le Garde des Sceaux, protecteur naturel des droits de la défense et gardien des lois qui gouvernent l’œuvre de la justice, de faire assurer à tout inculpé, quel que soit le régime de sa détention, le
droit qu’il tient de la loi elle-même de communiquer librement avec ses
conseils ».
Il n’est pas indifférent de préciser que cette délibération est adoptée le
10 novembre 1942. Le débarquement des Alliés vient d’avoir lieu en Afrique
du Nord et l’invasion de la zone libre par l’occupant surviendra dès le lendemain. En quelques jours, la situation politique est bouleversée. Les avocats des
différentes personnalités politiques poursuivies devant la cour suprême de
Riom redoutent désormais que leurs clients ne soient livrés à l’occupant. C’est
dans ce contexte que le Conseil prend une nouvelle délibération, le
15 décembre 1942 :
« Par une précédente délibération en date du 10 novembre 1942, le Conseil, en signalant à M. le Garde des Sceaux qu’un inculpé interné administrativement s’était vu refuser le droit de communiquer avec son défenseur, lui avait
demandé d’intervenir pour faire cesser cette grave atteinte portée à la liberté de
la défense.
Considérant que depuis lors, la même interdiction de communiquer a
été signifiée sans préavis par un officier de la garde mobile à deux avocats du
barreau de Paris qui, le 17 novembre dernier, étaient venus visiter leurs clients
détenus à la prison de Bourrassol 47, que ces avocats ont fait immédiatement
une démarche pressante auprès de M. le Président de la cour suprême de Riom
156
Yves Ozanam
qui a accueilli leur protestation et s’est empressé de la transmettre à la Chancellerie, sans que jusqu’à présent aucune suite ne lui ait été donnée.
Considérant que le Conseil manquerait à son devoir s’il n’élevait à son
tour une protestation énergique contre les violations répétées des droits de la
défense, consacrés par la tradition et par la loi.
[Le Conseil] insiste à nouveau respectueusement auprès de M. le Garde
des Sceaux pour qu’il obtienne la levée de mesures arbitraires et fasse assurer
en toutes circonstances à tout inculpé le droit de communiquer librement avec
ses conseils. »
Ces délibérations de principe restent sans effet, de même que les lettres
du bâtonnier et les démarches effectuées par les avocats : l’occupant déporte
bientôt Paul Reynaud, Georges Mandel, Léon Blum, Édouard Daladier et le
général Gamelin.
Les deux délibérations prises sous la présidence du bâtonnier Étienne
Carpentier n’ont pas pour origine un cas particulier. Elles interviennent au
cours de la dernière année d’occupation, alors que Vichy et l’occupant intensifient chaque jour la répression contre la Résistance. La première de ces délibérations, prise lors de la séance du 2 novembre 1943, concerne la condition des
détenus, en distinguant les politiques des détenus de droit commun :
« Le Conseil, considérant qu’il a été maintes fois saisi de réclamations au
sujet du régime auquel sont soumis les détenus.
Considérant – en ce qui concerne les détenus de droit commun – que les
avocats ne peuvent rester indifférents au traitement que subissent ceux dont ils
assurent la défense, ni admettre que la détention soit transformée en une véritable peine qui dans les conditions actuelles peut avoir pour leur santé et même
pour leur vie les plus graves conséquences – qu’il a été en effet porté à la
connaissance du Conseil que par suite du manque de nourriture, d’hygiène et
de soins médicaux, ainsi que par une rigueur inutile dans la discipline, la
mortalité atteignait dans les prisons un développement insolite ; que malgré les
difficultés de l’heure présente que le Conseil ne méconnaît pas, il apparaît que
des mesures urgentes doivent être prises pour porter remède à un état de choses
qui ne saurait se prolonger.
Considérant – en ce qui concerne les détenus politiques – qu’il apparaît
que bien loin de jouir de privilèges que tous les régimes antérieurs leur ont
constamment accordés, leur traitement serait, dans certains cas, pire que celui
des détenus de droit commun ; que d’autre part il a été signalé au Conseil que
dans certains cas, les détenus politiques seraient mêlés aux détenus de droit
commun, et que notamment dans des prisons de femmes, les détenues politiques seraient confondues avec les prostituées.
Considérant que le barreau ne saurait, sans manquer à sa mission traditionnelle, laisser altérer le caractère toujours reconnu à la détention politique.
Prie M. le Bâtonnier :
157
Actes du colloque
D’intervenir auprès des pouvoirs publics à l’effet d’assurer une amélioration rapide des conditions d’alimentation et d’hygiène des détenus.
De veiller à ce que la discipline ne soit exercée que par les moyens réglementaires, excluant toute brutalité, enfin d’assurer conformément à la tradition et à la stricte justice une séparation complète des détenus politiques d’avec
les détenus de droit commun, en accordant aux premiers tous les adoucissements compatibles avec les nécessités mêmes de la détention ».
La seconde délibération prise sous la présidence d’Étienne Carpentier
est elle aussi d’intérêt général ; elle concerne pour la première fois une décision prise par l’occupant, relative à la déclaration de détention d’armes par des
personnes tenues au secret professionnel. Le 14 janvier 1944, le bâtonnier
adresse au procureur général (qui lui a transmis la décision de l’occupant 48)
une lettre exprimant la protestation du Conseil de l’Ordre, et reproduite à ce
titre en annexe au procès-verbal de la séance du 18 janvier 1944 :
« Tout en estimant qu’il ne pouvait pas laisser ignorer aux avocats une
mesure qui concerne chacun d’eux et qui n’a pas été rendue publique, le Conseil m’a chargé de faire part au gouvernement, par votre intermédiaire, de
l’émotion qu’il a ressentie et qui sera certainement partagée par le barreau tout
entier.
Je n’ai pas besoin de rappeler qu’au regard de la loi et de la tradition
française, l’obligation de respecter le secret professionnel est pour l’avocat un
devoir absolu dont il ne peut jamais s’affranchir et dont personne ne peut le
délier, pas même son client.
Or la mesure prise par la Militärbefehlshabers in Frankreich porte à ce
principe une double atteinte très grave en considérant d’abord les avocats français comme déliés du secret professionnel devant les tribunaux allemands, en
les obligeant ensuite à dénoncer à l’autorité d’occupation certains faits dont ils
ont pu recevoir la confidence dans l’exercice de leurs fonctions.
Il est apparu au Conseil que le gouvernement français serait en droit de
représenter à l’autorité occupante que la mesure prise à l’égard des avocats
était de nature à blesser profondément leur conscience professionnelle.
Sans doute les autorités d’occupation n’ont-elles pas mesuré exactement
le pénible retentissement que ne sauraient manquer d’avoir les dispositions
arrêtées par elles au sujet du secret professionnel des avocats, et il apparaît qu’il
conviendrait qu’elles fussent éclairées sur ce point.
Le Conseil a estimé qu’il ne pouvait pas laisser passer, sans en souligner
la gravité, une pareille atteinte portée au secret professionnel que le barreau a
toujours considéré comme la garantie nécessaire de la liberté de la défense et
partant comme une condition essentielle de l’exercice de notre profession. Il a
cru aussi qu’il était de son devoir de demander au gouvernement qui a seul
qualité pour une initiative de cette nature, d’intervenir auprès des autorités
d’occupation en vue d’obtenir d’elles un nouvel examen des dispositions de
leur note du 30 novembre 1943 en ce qui concerne le secret professionnel des
avocats ».
158
Yves Ozanam
Deux semaines plus tard, le bâtonnier annonce au Conseil le décès de
Joseph Python 49, membre du Conseil de l’Ordre. Soupçonné d’avoir des résistants parmi ses clients, Python avait été arrêté et interrogé par la Gestapo en
juin 1943. Il avait opposé le secret professionnel aux questions posées.
Lorsqu’il est relâché en octobre 1943, il est dans un état désespéré. Il meurt le
27 janvier 1944. Il est permis de penser qu’au moment de rédiger leur protestation, le bâtonnier et les membres du Conseil avaient présent à l’esprit le sort de
leur confrère alors agonisant. La mort de Joseph Python souligne qu’une délibération de principe sur le secret professionnel, en janvier 1944, n’est pas un
acte de pure forme, mais qu’il a valeur d’engagement.
Les délibérations en faveur des droits
de la défense et des droits des justiciables
après la Libération
Le 28 août 1944, le Conseil de l’Ordre tient sa première séance de la
Libération. Il envisage immédiatement « les mesures qu’il convient de prendre
pour remédier à diverses arrestations arbitraires ». Le bâtonnier Jacques Charpentier, après près d’un an d’absence, préside de nouveau le Conseil. Il a mis
à profit le temps passé dans la clandestinité pour participer aux activités du
Front national judiciaire (F.N.J.) et du Comité général d’études (C.G.E.) 50. Mais
dès la Libération, il prend ses distances avec les milieux de la Résistance, dont
il critique durement les choix politiques : « Le malheur de la Résistance fut de
survivre. Elle prit le pouvoir alors qu’elle n’avait plus d’objet [...]. Elle se
conservait pour servir des desseins politiques et des intérêts personnels. [...] À
cette besogne partisane et lucrative, les tribunaux furent invités à collaborer. »
Le bâtonnier ne craint pas d’ajouter : « Contre ce détournement de la justice, le
barreau a dû organiser une seconde résistance 51 ».
Pendant près d’un an, le Conseil de l’Ordre n’est pas renouvelé. Les
trois délibérations présentées ci-dessous, relatives aux problèmes judiciaires
de l’épuration, sont donc prises par des hommes qui ont siégé au Conseil
durant l’Occupation. Dans la première de ces délibérations (séance du
10 octobre 1944), le Conseil déclare notamment 52 :
« Dans le département de la Seine, depuis près de sept semaines, des milliers de personnes sont arrêtées qui n’ont pu communiquer avec un défenseur
choisi par elles ou par leur famille. [...] Il est avéré qu’un nombre élevé d’arrestations a eu lieu dans des conditions irrégulières et parfois à la suite de dénonciations auxquelles le présent ne laisse pas valeur de présomptions légères et
dont l’avenir révélera le caractère haïssable et dégradant. [...] Le barreau de
Paris puise dans l’opiniâtreté de sa résistance à l’oppresseur occupant le droit
d’user de sa liberté reconquise pour rappeler avec plus de force les principes traditionnels. [...] sans méconnaître les difficultés du moment, il estime nécessaire
d’accorder primauté à la solution des questions de justice en mettant fin, dans
l’intérêt vital de la France, à des errements dont le retentissement, pareil à un
159
Actes du colloque
écho des heures douloureuses, blesse le sentiment national autant que celui de
la civilisation tout entière.
Par ces motifs : [le Conseil] prie M. le Bâtonnier d’insister auprès des pouvoirs publics sur la nécessité urgente de la restitution en fait des principes de la
défense d’où dépend que la poursuite des crimes de lèse patrie ne dépouille pas
son caractère d’œuvre sainte ».
Trois mois après avoir dénoncé les conditions de nombreuses arrestations, le Conseil, dans une seconde délibération (séance du 16 janvier 1945),
« invite M. le Bâtonnier à agir d’une façon pressante auprès de M. le Garde des
Sceaux pour obtenir qu’il soit fait un usage beaucoup plus large de la faculté
de libération provisoire. » Dans ses considérants, le Conseil affirme notamment 53 :
« Il n’est pas admissible que des inculpés, arrêtés sous une suspicion plus
ou moins vague, soient maintenus en détention pendant le temps nécessaire à
la prévention pour rechercher contre eux des charges précises susceptibles
d’expliquer a posteriori leur arrestation et de justifier les qualifications du
réquisitoire. [...] L’Ordre des avocats, gardien des droits de la défense, a le
devoir de s’élever contre des méthodes qui sont de nature à mettre en péril la
liberté individuelle et à discréditer la justice. [...] Le maintien en détention des
inculpés sans raison suffisante est d’autant plus injustifiable à l’heure présente
qu’il est constant que l’administration pénitentiaire n’est plus en mesure
d’assurer aux détenus quant au logement et à la nourriture, le minimum
indispensable pour assurer simplement leur existence ; par suite, la détention
préventive constitue en fait une peine extrêmement rigoureuse infligée à des
personnes dont la culpabilité ne peut pas être présumée et dont l’innocence
dans beaucoup de cas sera finalement reconnue ; il n’est pas exagéré de dire
que cette peine risque d’être fatale à ceux que leur âge ou leur santé mettent
hors d’état de supporter le régime auquel ils sont soumis ».
La troisième délibération (séances des 27 février et 6 mars) est une critique en règle des conditions dans lesquelles la justice procède à l’épuration. À
défaut d’en donner les considérants, très développés 54, nous reproduisons ici
les vœux que le Conseil formule en conclusion :
« 1) Que les ordonnances instituant les juridictions qui comportent des
jurés soient modifiées en ce sens que les jurés seront choisis conformément aux
lois en vigueur avant le 16 juin 1940, le droit réciproque de récusation étant
rétabli ;
2) Que l’ordonnance sur l’indignité nationale soit modifiée en ce sens
que dans tous les cas la juridiction qu’elle institue soit libre de condamner ou
d’absoudre ;
3) Que par modification des textes en vigueur, le droit de statuer sur les
résultats de l’instruction soit rendu au juge d’instruction ;
4) Que de la même manière le contrôle de la Cour de cassation soit rétabli dans son intégrité sur toutes les juridictions d’exception ;
160
Yves Ozanam
5) Que la mesure d’internement administratif conserve son caractère
exceptionnel justifié par l’état de guerre, qu’elle ne soit prise qu’après un examen sérieux des charges et présomptions et que les droits de la défense soient
assurés devant les commissions qui statuent sur son maintien ;
6) Qu’il ne soit plus institué à l’avenir de juridictions d’exception et que
devant celles qui existent les droits de la défense, comportant nécessairement la
communication préalable des dossiers et l’assistance du défenseur à tous les
degrés de juridiction, soient assurés de la manière la plus large. »
Cette délibération est la dernière prise par l’équipe qui dirige l’Ordre
depuis 1939. Au mois de juin 1945 55, le gouvernement autorise à nouveau les
élections (normalement annuelles) des bâtonniers et des membres des
conseils de l’Ordre. Dans une lettre (22 mai 1945) au directeur des Affaires
civiles, Jacques Charpentier avait insisté sur la nécessité et l’urgence de procéder à de nouvelles élections au barreau de Paris, tout en faisant part de son
vœu que le Conseil ne soit renouvelé qu’à moitié 56. Le résultat des élections,
qui se tiennent dans la première quinzaine de juillet 1945, se révèle conforme
au désir du bâtonnier : la moitié du nouveau Conseil est composé de membres
déjà présents en 1939, dont les anciens bâtonniers Carpentier et Charpentier,
qui sont réélus (respectivement 1er et 2e) dès le premier tour 57. À la tête de
l’Ordre, Marcel Poignard succède à Jacques Charpentier. Ce renouvellement
partiel de l’équipe dirigeante, conforme à la tradition du barreau 58, ne modifie
pas la ligne conduite de l’Ordre ; le 16 octobre 1945, le bâtonnier Poignard est
ainsi invité par le Conseil à transmettre aux pouvoirs publics une nouvelle
protestation 59 du Conseil en matière d’atteintes aux droits de la défense, qui se
réfère explicitement à la précédente délibération du 27 février 1945.
Au terme de cette présentation des délibérations du Conseil de l’Ordre
de 1940 à 1945, on ne peut qu’être frappé par les choix opérés par le bâtonnier et le Conseil de l’Ordre : ils ne protestent pas contre l’exclusion – sans
précédent dans l’histoire du barreau – de plus de trois cents de leurs confrères,
victimes d’une législation xénophobe et antisémite, mais aussi rétroactive, qui
bafoue les principes élémentaires du droit dont les avocats sont par vocation
les défenseurs ; au contraire, ils prennent des décisions permettant d’assurer
l’application de ces textes et, en se livrant à des sélections parmi les exclus,
pratiquent une discrimination qui fait apparaître l’Ordre comme complice de
l’œuvre de Vichy.
D’un autre côté, comme l’observe Robert Badinter, « le bâtonnier et le
Conseil de l’Ordre ne manquaient pas de critiquer, voire de combattre certaines mesures prises par Vichy lorsqu’elles leur paraissaient attentatoires aux
principes traditionnels d’indépendance de la profession ou aux droits fondamentaux de la défense » 60. L’Ordre se montre ainsi intraitable lorsqu’il est question de lui imposer la réintégration d’office d’un ancien avocat radié. Plusieurs
des protestations qu’il a formulées avec solennité sonnent comme des défis
qui témoignent d’un indéniable courage.
Après la Libération, l’Ordre a continué à dénoncer les atteintes portées
aux droits de la défense, en termes souvent virulents vis-à-vis du gouvernement républicain en charge de l’épuration. Mais il est permis d’affirmer que le
161
Actes du colloque
risque couru par les auteurs de ces déclarations n’est en rien comparable avec
celui qui pouvait exister sous l’Occupation ! La ferveur avec laquelle les droits
de la défense sont alors exaltés offre un saisissant contraste avec la sobriété
qui caractérise les délibérations prises pour la réintégration des exclus d’hier ;
dominées par les considérations d’ordre pratique, elles ne traduisent pas de
compassion particulière ; les avocats d’origine étrangère sont même l’objet
d’une prise de position clairement hostile. L’Ordre apparaît ainsi plus soucieux
des prérogatives générales de la profession et des droits de la défense que de
la tragédie vécue par tant des membres du barreau, qu’il était pourtant bien
placé pour connaître.
C’est par une délibération récente du Conseil qu’il convient de conclure : peu après la parution de l’ouvrage de Robert Badinter, le Conseil de
l’Ordre a constaté (séance du 13 mai 1997) 61 que « l’Ordre des avocats à la
cour d’appel de Paris, contrairement aux principes fondamentaux qui sont
l’essence de sa mission, ne s’est pas refusé à appliquer les actes dits “lois” de
1940 et 1941 qui ont conduit à exclure du barreau des avocats juifs et des avocats d’origine étrangère. Le Conseil de l’Ordre, conscient de ses responsabilités
au regard de l’histoire du barreau, s’incline devant la souffrance de ceux qui
en ont été victimes ».
162
Yves Ozanam
Notes
1. Sur l’Ordre des avocats à la cour de Paris de 1939 à 1945, on peut notamment consulter : Jacques
Charpentier, Au service de la liberté, Paris, Fayard, 1949, 320 p. ; Joë Nordmann (en collaboration avec
Anne Brunel), Aux vents de l’histoire. Mémoires, Arles, Actes Sud, 1996, notamment pp. 90-165 ; Robert
Badinter, Un antisémitisme ordinaire. Vichy et les avocats juifs (1940-1944), Paris, Fayard, 1997, 261
p. et Paris, Le Livre de poche, 1999, 221 p. ; c’est à cette dernière édition, aisément accessible à tout
lecteur, que nous ferons référence en notes. Consulter également Richard Weisberg, Vichy, la Justice et
les Juifs, Éditions des archives contemporaines, 1998, notamment pp. 81-102.
2. Les textes des délibérations sont extraits des procès-verbaux des séances du Conseil de l’Ordre
(archives de l’Ordre).
3. Des exceptions sont prévues en faveur des Alsaciens-Lorrains, des enfants naturels, de ceux qui
ont servi dans une unité combattante en 14-18 et 39-40 et de leurs descendants. Des dérogations
peuvent être consenties par le ministre de la Justice sur proposition motivée du Conseil de l’Ordre.
4. Jacques Charpentier, op. cit., p. 127. Dès la fin du mois d’août 1940, Jacques Charpentier, de
concert avec le doyen Georges Ripert (alors secrétaire d’État à l’Instruction publique et à la Jeunesse)
avait suggéré au ministère de la Justice l’exclusion des avocats d’origine étrangère. Le projet était plus
sévère encore que la loi du 10 septembre : pour être maintenu au barreau, l’avocat devait notamment
être né de parents (et pas seulement de père) français. Les seules exceptions prévues par le bâtonnier
et le doyen l’étaient en faveur des avocats ayant servi dans une unité combattante, sans oublier
d’éventuels bénéficiaires d’une dérogation sur proposition du Conseil de l’Ordre. Ce projet est
consultable dans les archives de la direction des Affaires civiles, fonds ancien en cours de traitement
au service des Archives du ministère de la Justice, FA 1479. Nous remercions Mme Françoise
Banat-Berger, directrice du service des Archives du ministère de la Justice, qui a attiré notre attention
sur l’intérêt de ce fonds d’archives, ainsi que Mme Catherine Fillon (université Lyon III), qui a bien voulu
nous signaler les documents cités dans la présente étude.
5. La législation concerne évidemment aussi bien les femmes que les hommes, et le Conseil, s’il
néglige ici les avocates, ne les oubliera pas dans ses démarches...
6. La qualité de combattant – qu’il ne faut pas confondre avec le simple statut de mobilisé – est définie
par les décrets des 1er juillet 1930 (J.O. du 3 juillet) et 27 décembre 1940 (J.O. du 24 janvier 1941).
7. Le Conseil de l’Ordre annule lui-même la majorité des décisions qui se révèlent infondées. La cour
d’appel infirme au moins cinq décisions du Conseil. Il s’agit dans quatre cas d’avocats d’origine
étrangère ayant servi dans une unité combattante. Quelques avocats exclus réintègrent le barreau à la
faveur de la loi du 15 octobre 1941 (J.O. du 7 novembre 1941), qui se substitue à la loi du 10 septembre
1940 et prévoit des exceptions supplémentaires pour le maintien au barreau d’avocats d’origine
étrangère, notamment les ascendants, épouses ou veuves de militaires morts pour la France ou ayant
servi dans une unité combattante. Voir Robert Badinter, op. cit., pp. 52-55.
8. Arrêtés ministériels des 27 mai 1941 (29 avocats), 26 novembre 1941 (un avocat) 4 août 1942 (un
avocat), 13 septembre 1943 (un avocat), archives du ministère de la Justice, FA 1474 et archives du
Conseil de l’Ordre. Parmi les bénéficiaires de ces mesures figure le futur défenseur du maréchal Pétain,
Jacques Isorni, né d’un père suisse ; le célèbre avocat a publié l’arrêté du Conseil de l’Ordre rendu en
sa faveur dans ses Mémoires. [tome 1] 1911-1945, Paris, Robert Laffont, 1984, p. 213.
9. J.O. 9 octobre 1942 et archives du ministère de la Justice, FA 1474.
10. Pierre Cot et Henry Torrès, déchus tous deux de la nationalité française, seront ainsi exclus du
barreau. Cf Robert Badinter, op. cit., pp. 54-55.
11. Séance du Conseil du 24 juin 1941.
12. Archives du ministère, FA 1474. Lettre de Jacques Charpentier en date du 13 octobre 1944 et
réponse de François de Menthon du 20 octobre 1944.
13. Jacques Charpentier, op. cit., p. 127.
14. Outre Xavier Vallat, deux autres membres du Conseil sont clairement engagés du côté de Vichy :
Pierre Cathala, proche de Laval et ministre dans son gouvernement d’avril 1942 à août 1944 ; le
bâtonnier Manuel Fourcade (décédé en 1943), vice-président du Conseil national, que Jacques
Charpentier dut affronter au Conseil de l’Ordre (op. cit., pp. 115-116 et 202-203). Dans sa présentation
du Conseil (op. cit., pp. 115-119), Charpentier laisse entendre que plusieurs autres membres
n’éprouvaient pas d’antipathie pour le gouvernement de Vichy.
15. Jacques Charpentier, op. cit., pp. 152-153.
16. Par la suite, une loi du 11 août 1941 (J.O. du 12 août) frappe de la même interdiction les
dignitaires de sociétés secrètes dissoutes. Le bâtonnier d’Amiens, ancien dignitaire de la
Franc-Maçonnerie, est déclaré démissionnaire d’office par arrêté du ministre de la Justice. Le Conseil,
sans remettre en cause la législation antimaçonnique, n’en conteste pas moins la légalité de la mesure
prise (séance du 2 décembre 1941) : il « constate que la loi du 11 août 1941 a créé une incompatibilité,
dont l’appréciation doit être déférée, en cas de difficulté, au Conseil de l’Ordre des avocats et à la cour
d’appel, juridictions compétentes en vertu de la loi du 26 juin 1941 qui a réglementé l’exercice de la
163
profession d’avocat et la discipline du barreau ». Voir également Jacques Charpentier, op. cit.
pp. 143-145.
17. Loi du 2 juin 1941 « portant statut des Juifs » (J.O. du 14 juin 1941) et décret du 16 juillet 1941
« réglementant en ce qui concerne les Juifs, la profession d’avocat » (J.O. du 17 juillet 1941).
18. Quatorze avocats sont ainsi proposés en janvier 1942, par application de l’art. 1 du décret du
16 juillet 1941. Voir Robert Badinter, op. cit., pp. 132-135.
19. Loi du 2 juin 1941, art. 8. La famille doit être établie en France depuis au moins cinq générations.
20. Séance du 6 janvier 1942 et suivantes. Aucun avocat juif ne paraît avoir obtenu satisfaction. Voir
archives du ministère de la Justice, FA 1478 A et B ainsi que Robert Badinter, op. cit., pp. 150-153.
21. Il s’agit ici d’une liste de mai 1942, complétant la liste principale, dressée en février 1942.
22. Rappelons que ces deux dernières délibérations du Conseil de l’Ordre (27 mai et 27 octobre 1942)
interviennent après le départ de Xavier Vallat du Commissariat général aux questions juives et son
remplacement par Darquier de Pellepoix, avec qui le Conseil de l’Ordre ne pouvait avoir un dialogue
« confraternel »...
23. Compte tenu de la multiplicité des décisions rendues, et en l’absence de statistiques
récapitulatives officielles, il est délicat d’avancer un chiffre précis. D’après nos relevés, la cour d’appel
aurait exclu 214 avocats juifs du barreau de Paris, et en aurait maintenu 95 autres (anciens
combattants, prisonniers de guerre, veuves de guerre, mères de soldats morts pour la France et
femmes de prisonniers). Mais bien souvent ces maintiens ont été de pure forme, les avocats concernés
étant dans l’impossibilité d’exercer (ne seraient-ce que les prisonniers et les internés, ces derniers étant
souvent déportés).
24. Les colonnes d’avocats sont des réunions professionnelles d’avocats, présidées par le bâtonnier
ou par un membre du Conseil de l’Ordre. Elles soumettent des vœux au Conseil de l’Ordre qui
délibère à leur sujet.
25. L’avocat mobilisé est en principe remplacé par un confrère qui doit à son retour lui restituer sa
clientèle (décision du Conseil du 7 mai 1940). erL’avocat prisonnier de guerre bénéficie de la même
mesure de protection (décision du Conseil du 1 juillet 1941).
26. L’ordonnance du 9 août 1944 (J.O. du 10 août), relative au rétablissement de la légalité
républicaine, constate expressément la nullité des actes « qui établissent ou appliquent une
discrimination quelconque fondée sur la qualité de juif ». Le Conseil exige cependant des avocats juifs,
comme il l’exige des avocats déchus par Vichy de la nationalité française, qu’ils formulent une
demande explicite pour bénéficier du rétablissement de la légalité républicaine.
27. Voir aussi Robert Badinter, op. cit., pp. 173-175.
28. Jacques Charpentier, op. cit., p. 125.
29. Voir Jean-Louis Halpérin, « La législation de Vichy relative aux avocats et aux droits de la
défense », Revue historique, 1991, p. 149.
30. Le procureur général détient encore aujourd’hui le pouvoir obtenu en 1941 (art. 20 de la loi
71-1130 du 31 décembre 1971).
31. Sur les colonnes, voir note 24.
32. Après la Libération, une enquête approfondie est menée sur le « Jeune Barreau français » (J.B.F.),
dont témoigne notamment un dossier de la direction des Affaires civiles (archives du ministère de la
Justice, 960096 art. 1). Déjà connu avant guerre pour son nationalisme, le J.B.F. affiche au début de
l’Occupation des opinions clairement xénophobes, antisémites et antimaçonniques (cf. notamment un
« vœu » exprimé le 28 août 1940, consultable dans le fonds ancien de la direction des Affaires civiles,
FA 1479). Les archives du ministère permettent d’affirmer que ce sont des membres de cette
association qui ont présenté le vœu de janvier 1941 relatif aux messages du maréchal Pétain, avant de
dénoncer aux autorités de Vichy les objections du bibliothécaire sur l’affichage du portrait du
Maréchal. Une note d’un responsable du J.B.F. se conclut en opposant ce mouvement à l’Union des
jeunes avocats (U.J.A.) « qui groupe, avec les naturalisés, les Juifs et les francs-maçons, tous les
adversaires du Maréchal ». L’opposition entre l’U.J.A. et le J.B.
F est déjà très vive avant-guerre. Voir La
o
lettre de l’U.J.A. [magazine des jeunes avocats de Paris], n 125, mars-avril 1997, pp. 13-14, et aussi
Jacques Charpentier op. cit., p. 44. Précisons enfin que le bibliothécaire, Charles Boucher, a exercé ses
fonctions jusqu’en 1957.
33. Jacques Charpentier, op. cit., pp. 135-136.
34. Ce que redoutait Jacques Charpentier, op. cit., pp. 141-142.
35. En mars 1943, Maurice Gabolde remplace Joseph Barthélemy, ministre de la Justice depuis janvier
1941. Ce dernier, dans ses Mémoires (Paris, Pygmalion, 1989, pp. 54-55 et 58-59), explique qu’il avait
« été l’objet d’incessants assauts afin d’enlever à ce favori du régime [Jean-Charles Legrand] la tache qui
paralysait son ascension », mais qu’il n’avait pas voulu donner suite.
36. L’arrêté est reproduit par Jacques Charpentier, op. cit., pp. 200-202.
37. Le décret du 14 décembre 1810 confiait cependant au procureur général le soin de désigner le
bâtonnier et les membres du Conseil, à partir d’une liste d’avocats choisis par leurs confrères et
comptant deux fois plus de noms que de postes à pourvoir.
164
38. De 1852 à 1870, le bâtonnier a cependant été élu par le Conseil et non par l’ensemble des avocats
inscrits.
39. Joë Nordmann, animateur de ce mouvement, précise dans ses mémoires (op. cit., p. 134) que ce
fut la première mobilisation d’envergure opérée par le F.N.J. Voir aussi le périodique clandestin Le
Palais libre, dont Me Nordmann était le rédacteur, no 1-3 (mai, juillet et septembre 1943).
40. Plusieurs de ces vœux et de ces protestations (avec notamment une lettre du président de la
Conférence des bâtonniers des départements) sont conservés dans les archives de la direction des
Affaires civiles, FA 1474.
41. PV de la séance du Conseil du 6 juillet 1943.
42. La correspondance échangée entre l’A.N.A. et Gabolde est reproduite dans le Bulletin de l’A.N. A.,
no 79, daté de juin 1943, pp. 37-39. C’est à tort que l’avocat parisien Alexandre Zévaès a qualifié dans le
périodique L’Œuvre du 21 septembre 1943 la loi du 11 juin de « loi mort-née » : elle a été appliquée au
moins trois fois au printemps 1944, à Pontivy, Rennes et Tours (archives de la direction des Affaires
civiles, FA 1474).
43. Jacques Charpentier, op. cit., pp. 207-208.
44. Dans son ouvrage, Jacques Charpentier consacre seulement trois pages aux sections spéciales, au
tribunal d’État et aux cours martiales (op. cit., pp. 169-171). Sur la section spéciale de la cour d’appel
de Paris, voir Hervé Villeré, L’affaire de la section spéciale, Paris, Fayard, 1973, notamment pp. 304-306
(position du bâtonnier Étienne Carpentier, substituant Jacques Charpentier, alors absent de Paris) ; cet
ouvrage a été réédité en collection de poche Folio, avec pour nom d’auteur Hervé Lamarre (Paris,
1975, 2 vol.). Voir également le témoignage de Jacques Isorni, op. cit., p. 221 et suivantes.
45. Application de la loi du 12 août 1942 (J.O. du 21 août).
46. Avocat de Paul Reynaud, Jacques Charpentier dénonce à plusieurs reprises les conditions dans
lesquelles sont traitées les différentes personnalités qui relèvent, comme son client, de la compétence
de la cour suprême de justice de Riom. À deux reprises (août et octobre 1941), il rappelle (sans succès)
au maréchal Pétain les droits dont doivent bénéficier les inculpés (op. cit., pp. 148-152) ; dans le cadre
de la défense de Paul Reynaud, il adresse (août 1942) à la Cour des conclusions dans lesquelles il
fustige les « coups de force judiciaires » dont est victime son client (op. cit., pp. 178-189). Comme le
souligne Jacques Charpentier (op. cit., pp. 191-195), la délibération du Conseil du 10 novembre 1942
intervient en plein conflit entre le bâtonnier et le ministre de la Justice, Joseph Barthélemy.
47. Bourrassol est notamment le lieu de détention de Léon Blum, d’Édouard Daladier et du général
Gamelin.
48. Par application de l’ordonnance des autorités d’occupation du 18 décembre 1942, § 5 et 7, publiée
dans le Bulletin législatif Dalloz, janvier 1943, pp. 50-53.
49. L’éloge de Joseph Python a été prononcé par Me Stéphane Bonifassi lors de la rentrée du barreau
de Paris le 18 novembre 1994. Il est reproduit dans la Gazette du Palais des 1er-2 mars 1995.
50. Jacques Charpentier, op. cit., pp. 207-226. En ce qui concerne le F.N.J., voir aussi Joë Nordmann,
op. cit., notamment pp. 134-137.
51. Jacques Charpentier, op. cit., pp. 243 et 246 ; le chapitre dont sont extraites les citations s’intitule
lui-même » La seconde résistance « . Dans la préface de son ouvrage (pp. 7-9), le bâtonnier va encore
plus loin dans son attaque de la Résistance après la Libération.
52. Le texte intégral est donné par Jacques Charpentier, op. cit., pp. 252-253.
53. Le texte intégral est donné par Jacques Charpentier, op. cit., pp. 254-255, sous la date (erronée) du
5 janvier.
54. Le texte intégral de la délibération figure dans la Gazette du Palais des 14-16 mars 1945.
55. Décret du 18 juin (J.O. du 19 juin).
56. Archives de la direction des Affaires civiles, FA 1474.
57. En 1946, les anciens membres élus en 1939 et réélus en 1945 ne se représentent pas. Le Conseil est
ainsi complètement renouvelé, à l’exception des anciens bâtonniers, réélus comme veut l’usage. Le
bâtonnier Carpentier est constamment réélu au Conseil jusqu’à sa mort en 1965. Jacques Charpentier
est constamment réélu jusqu’en 1972 ; alors âgé de 91 ans, il quitte volontairement le Conseil l’année
suivante ; il meurt en 1974.
58. Les élections du bâtonnier et des membres du Conseil ont alors lieu chaque année. À Paris, l’usage
alors en vigueur est d’élire le bâtonnier deux années consécutives, et les membres du Conseil quatre
années consécutives, à l’exception des anciens bâtonniers généralement réélus jusqu’à leur retraite
volontaire ; il en résulte un renouvellement partiel d’année en année, mais qui n’affecte qu’une
minorité de membres.
59. Texte reproduit dans la Gazette du Palais des 17-19 octobre 1945. Voir aussi à ce sujet les archives
de la direction des Affaires civiles, FA 1477.
60. Robert Badinter, op. cit., pp. 87-88.
61. Bulletin du Bâtonnier, 13 mai 1997.
165
166
Ugo Iannucci
L’attitude du barreau de Lyon
pendant l’Occupation
Ugo Iannucci
Ancien Bâtonnier, Avocat honoraire
L’analyse du comportement du barreau de Lyon, au cours des « années
noires » est rendue malaisée par le fait que les archives de l’ordre sont peu
volumineuses et se limitent pour l’essentiel aux comptes rendus des délibérations du Conseil de l’Ordre.
L’autre difficulté provient du fait que paradoxalement les avocats, et surtout ceux de cette période, n’ont conservé que peu de documents. Cela m’a
été confirmé par mon ami Pierre Cohendy, dont le père avocat, professeur à la
faculté de droit et adjoint au maire de Lyon, a disparu sans laisser de dossiers
sur cette époque.
Enfin et surtout, il est difficile d’évoquer le comportement de certains
confrères, alors qu’ils ne sont plus là pour vous apporter la contradiction, ou
que leurs descendants ne veulent pas que leur passé soit publiquement évoqué.
Il faut aborder, d’une part le comportement de l’Ordre, d’autre part celui
de certains avocats.
Il ne peut être exigé de chaque avocat, pendant les périodes de répression, qu’il prenne des risques et se comporte en héros.
Il relève, à l’inverse de la mission des ordres, de protéger les avocats et
de s’élever contre les lois ou l’État qui restreignent les libertés et les droits de la
défense.
C’est en fonction de cet impératif qu’il convient d’analyser l’attitude de
l’Ordre des avocats et de certains membres du barreau.
L’Ordre des avocats : légaliste et timoré
La période de 1940-1944, riche en événements répressifs et sanglants, se
caractérise par l’apparition des lois contre les étrangers, les francs-maçons, les
communistes et les Juifs, ainsi que par la multiplication des juridictions
d’exception.
En 1940, le barreau de Lyon comporte 263 avocats, dont 168 inscrits au
Grand Tableau et 95 avocats stagiaires. Les femmes ne sont que 13.
167
Actes du colloque
La mobilisation de septembre 1939 a requis 140 avocats. Après l’armistice, le Conseil de l’Ordre dénombre 13 avocats prisonniers et 8 morts au
champ d’honneur.
Depuis janvier 1939, le bâtonnier élu est maître Claude Valansio. Du fait
des événements, il assurera son mandat pendant cinq années et c’est pourquoi
son rôle sera souvent évoqué.
Dès le 23 juillet 1940, le bâtonnier et les membres du Conseil de l’Ordre
adressait, avec ferveur et une profonde sincérité, au maréchal Pétain, chef de
l’État français, « hommage de leur admiration et de leur reconnaissance ».
Ils ajoutent : « Dans l’épreuve cruelle qu’elle traverse, la France, en vous
confiant sa destinée et ses nobles espérances, ne pouvait choisir un guide plus
glorieux et plus entouré d’unanime vénération ».
Ce témoignage de gratitude reflétait l’opinion du plus grand nombre. Il
n’est qu’à songer à la déclaration du cardinal Gerlier, à la même époque :
« Pétain, c’est la France et la France, c’est Pétain ».
Par ailleurs, le Conseil de l’Ordre adressa chaque année une somme au
Maréchal pour son « Secours national » : 7 300 F en décembre 1940, 15 000 F
en mars 1941, 17 000 F en décembre 1942.
Très rapidement, le Conseil de l’Ordre eut à appliquer les textes du nouveau régime, en ce qui concerne notamment les étrangers et les Juifs.
La loi sur la nationalité et les lois anti-juives
La loi du 10 septembre 1940 réglementant l’accès au barreau interdit à
toute personne « ne possédant pas la nationalité française à titre originaire,
comme étant né d’un père français » d’être ou de demeurer inscrit au tableau
d’un ordre d’avocats.
Aucune motion de protestation n’est adoptée à l’encontre de ce texte,
contraire aux traditions démocratiques.
Le 1er octobre 1940, le Conseil examina la situation de trois avocats ne
répondant pas aux exigences de cette loi.
Le cas de Mademoiselle Keller, d’origine suisse et fille de négociant en
soierie, ne soulève aucune difficulté. C’est à l’unanimité que le Conseil
demande qu’elle soit maintenue. Le bâtonnier écrit en ce sens au garde des
Sceaux en faisant valoir le « dévouement inlassable de la nation suisse à l’égard
de la France... ».
Antoine Navarro, dont le père était né en Espagne, se heurte à quelques
réticences. Il peut faire valoir ses services militaires en 1914 et l’implantation
de sa famille, installée depuis un siècle en Algérie. La Conseil décide son
maintien, mais par 8 voix contre 3.
168
Ugo Iannucci
Mademoiselle Béatrice Benaroya, née en France d’un père belge, présente l’immense handicap d’être « d’origine juive ». Le Conseil se prononce
pour son maintien par 7 voix contre 5 et 1 abstention.
Le registre des délibérations révèle que le bâtonnier Duquaire et Georges Cohendy sont intervenus en sa faveur, mais que le bâtonnier Valensio s’en
tient à l’application stricte de l’article 1er du décret « s’appliquant à tout Juif
ayant eu trois grands-parents de race juive, quelle que soit sa confession à
laquelle il appartient actuellement ».
Le 17 décembre 1941, par une lettre d’une sécheresse extrême, le bâtonnier « sur ordre de Monsieur le Procureur général » lui notifie l’arrêt rendu le 1er
décembre 1941 par la cour d’appel de Lyon, aux termes duquel, précise Valensio, « vous devez cesser l’exercice de votre profession parce qu’étant de race
juive ».
Ainsi ce juriste n’est en rien gêné par cette exclusion fondée sur un
motif racial.
Mademoiselle Benaroya sera heureusement réintégrée quelques semaines plus tard, par arrêt de la Cour du 12 janvier 1942, au motif que postérieurement à la délibération, le nombre des avocats du ressort a augmenté, élevant
ainsi le numerus clausus.
Le bâtonnier Valensio poursuivra la jeune avocate de sa hargne, sans
doute parce qu’il appréciait peu son élégance, sa liberté de ton, sa joie de
vivre, qualités alors peu admises dans ce milieu conservateur. Il exigea d’elle
par la suite qu’elle lui présente sa carte d’identité avec le tampon « Juif »,
comme cela était obligatoire à partir de 1942.
Béatrice Benaroya fut ensuite agent de liaison au sein du mouvement
de résistance « Franc-tireur » auquel appartenait également son frère, responsable Sud-Est, ou des hommes comme J.-P. Levy et Claudius Petit.
D’une manière générale, les lois d’exclusion des étrangers et des Juifs
ne suscitèrent aucune protestation collective des barreaux, alors qu’elles
étaient contraires, non seulement à la légalité et à la tradition républicaine,
mais aux valeurs si souvent proclamées par la profession d’avocat.
Le barreau de Paris publia en 1997 une rédaction par laquelle il constatait que l’Ordre « ne s’est pas refusé à appliquer les actes dits “lois” de 1940 et
1941 qui ont conduit à exclure du barreau des avocats juifs et des avocats
d’origine étrangère » et « conscient de ses responsabilités au regard de l’histoire
du barreau, il s’incline devant la souffrance de ceux qui en ont été victimes ».
Il s’agit d’une repentance et non d’une analyse.
Robert Badinter, dans son livre Un antisémitisme ordinaire a stigmatisé
le silence des barreaux devant une discrimination sans précédent, fondée sur
la race.
Ce silence du barreau de Paris, il l’explique par :
1. les liens de certains membres du Conseil de l’Ordre avec le gouvernement
de VICHY : Pierre Cathala, ministre des Finances d’avril 1942 à août 1943, le
169
Actes du colloque
bâtonnier Fourcade, membre du Conseil national de Vichy, et surtout Xavier
Vallat, commissaire général aux Questions juives ;
2. le fait que le gouvernement donnait satisfaction à certaines revendications
des avocats sur l’organisation de la profession (ex. monopole de la plaidoirie
devant les Justices de paix, renforcement des pouvoirs de l’Ordre...) ;
3. la culture chrétienne d’hostilité à l’égard des Juifs réputés inassimilables ;
4. le numerus clausus : traitement pratiqué déjà lors des élections au Conseil
de l’Ordre ;
5. la satisfaction ressentie par de nombreux avocats devant l’élimination de
confrères concurrents.
L’incident de la salle des Pas Perdus
le 21 mars 1941, dans la salle des Pas Perdus, une jeune fille appartenant à une étude d’avoué, fait signer une pétition contre la collaboration. Un
membre du Conseil de l’Ordre intervient, la conduit auprès du bâtonnier
lequel « apostrophe vertement la jeune fille en lui signifiant qu’il ne tolérait
aucune manifestation dans la salle des Pas Perdus ». Il exige et obtient la
remise du document qu’il confisque.
Huit jours après cet incident, sur dénonciation, le procureur général
convoque le bâtonnier.
Ce dernier indique à son interlocuteur que « le fait de donner une signature ne pouvait être une infraction à la loi » et qu’il considérait « comme une
obligation d’honneur » puisque la jeune fille lui avait remis le document en
confiance, de ne s’en dessaisir « que contraint et forcé judiciairement ». il
informa enfin le magistrat que s’il restait à la disposition de la justice, il ne
déférerait à aucune convocation de la Sûreté « par souci de dignité de l’Ordre ».
Quelques jours après, le sous-chef de la Sûreté se présentait accompagné d’un secrétaire au cabinet du bâtonnier qui refusa tout interrogatoire et
déclara qu’il transmettait un rapport écrit au procureur.
Une motion fut adoptée le 7 juin 1941 à l’unanimité qui fustigeait l’avocat, auteur de la dénonciation, pour avoir « porté atteinte à l’autorité du bâtonnier et au prestige de l’Ordre. »
La jeune fille, clerc d’avoué, fut jugée. Défendue par un grand avocat résistant, elle purgea une peine de trois mois d’emprisonnement au Fort Montluc.
L’affaire Navarro
Le 17 mai 1943, le procureur général fait connaître au bâtonnier les
manquements professionnels graves imputés à maître Navarro.
Selon un rapport du parquet, plusieurs détenus de la maison d’arrêt
Saint-Paul, appartenant aux Francs-tireurs et Partisans (F.T.P.) avaient tenté de
s’évader, dans la nuit du 5 au 6 mars 1943, après avoir scié un barreau de la
fenêtre de leur cellule.
170
Ugo Iannucci
À l’audience du tribunal d’État du 10 avril 1942, quatre détenus comparurent et sauvèrent leur tête. Mais deux autres détenus, Desthieux et Gachet,
auteurs de l’assassinat d’un soldat allemand, avaient été préalablement livrés
aux autorités allemandes, et fusillés. Le nommé Perret avait pour conseil
maître Navarro qui l’avait défendu devant le tribunal d’État.
Il était initialement reproché à cet avocat d’avoir remis à son client des
paquets contenant non seulement des cigarettes et du chocolat, mais des pâtés
dans lesquels se trouvaient trois scies à métaux et une lime plate. (Monsieur
Perret, qui vient de m’adresser un témoignage émouvant sur cette affaire, m’a
confirmé téléphoniquement que maître Navarro ne savait rien sur le contenu
des pâtés...).
Maître Navarro, interné administrativement, ne fut finalement pas
inculpé, l’information n’ayant pas établi à sa charge des éléments suffisamment
caractérisés du délit de complicité de tentative d’évasion.
Le 13 octobre 1943, le procureur général, sur l’instruction du garde des
Sceaux, fait observer du bâtonnier que Navarro avait d’autant plus l’obligation
d’être respectueux des règles professionnelles que n’étant pas né d’un père
français, il avait bénéficié d’une mesure exceptionnelle de bienveillance lui
ayant permis de rester au barreau.
Le 15 octobre 1943, le bâtonnier, dans sa réponse, souligne que, d’après
les textes en vigueur, aucune peine disciplinaire ne peut être prononcée sans
que l’avocat inculpé soit entendu. Or, Navarro est assigné dans un camp lointain, celui de Saint-Sulpice-La-Pointe (Tarn.)
Finalement, par lettre du 3 décembre 1943, Navarro est convoqué à
comparaître le 20 décembre devant le Conseil de l’Ordre pour avoir contrevenu à l’article 10 du règlement de l’Ordre qui interdit de remettre à un
détenu : lettres, paquets, argent ou communication quelconque.
Navarro, transféré de son camp pour la circonstance, reconnaît avoir par
« pure charité » remis à son client, et à la demande de la mère de ce dernier, un
paquet de tabac et des barrettes de chocolat, mais absolument pas les fameux
pâtés.
Le Conseil lui reconnaîtra des circonstances atténuantes et ne lui infligera que la sanction d’un mois de suspension, compte tenu de ses « regrets
sincères » et de l’accomplissement très correct de ses obligations professionnelles jusqu’alors.
Navarro échappera à la déportation, contrairement à son confrère Colliard, et retrouvera plus tard sa liberté.
Les juridictions d’exception du régime de Vichy
Les juridictions d’exception ont été évoquées au début de ce colloque,
qu’il s’agisse du tribunal d’État, des sections spéciales ou des cours martiales.
171
Actes du colloque
Pierre Pucheu, ministre de l’Intérieur, avait déclaré qu’il ne fallait « pas
s’embarrasser de justice, quand il s’agit de sauvegarde nationale ».
Passe encore pour le ministre de la Police, mais que dire des grands
juristes, comme Georges Rippert, doyen de la faculté de droit de Paris, ou
Joseph Barthélemy, professeur de droit, membre de l’Institut, qui devinrent
ministres de Vichy et couvrirent de leur autorité la politique vichyste faite
d’antisémitisme, d’internements administratifs, de lois rétroactives, de juridictions spéciales.
Le barreau de Paris refusa d’afficher le portrait de Pétain dans la bibliothèque, et protesta par une motion contre un projet de la Chancellerie qui projetait de compléter la formule du serment par un engagement de fidélité
envers le Maréchal. Il protesta contre un arrêté du ministre de la Justice déclarant « démissionnaire d’office » le bâtonnier d’Amiens, ancien dignitaire de la
franc-maçonnerie.
Le bâtonnier Charpentier rend visite, après le 21 août 1941, à des dizaines d’avocats qui n’avaient commis d’autre crime que d’être nés Juifs et qui
étaient internés à Drancy. L’un de ces avocats nés Juifs, mon ami Joë Nordmann,
constituera à l’intérieur du Palais le Front national judiciaire, dont faisait partie le
bâtonnier Charpentier et qui était un journal clandestin : Le Palais libre.
Le bâtonnier Charpentier rend visite ne tint aucun compte d’une injonction de Pierre Laval qui voulait lui imposer la réintégration d’un avocat indélicat.
Le bâtonnier de Paris encouragea les avocats qui intervenaient devant
les sections spéciales. Il manifesta sa sollicitude pour les accusés en ne commettant que des avocats expérimentés ou choisis par eux.
Il protesta contre une loi du 11 juin 1943 qui conférait au garde des
Sceaux pendant la durée des hostilités le droit de pourvoir aux vacances survenues dans un Conseil de l’Ordre en désignant par arrêté le nouveau bâtonnier ou les nouveaux membres dudit Conseil. La motion de protestation du
Conseil de l’Ordre fut plébiscitée par l’assemblée générale de l’Ordre (les
Colonnes).
Cependant, le Conseil de l’Ordre de Paris, comme celui de Lyon, ne
protestèrent jamais contre les lois concernant les étrangers et les Juifs ou
contre la création de juridictions d’exception.
Il est cependant intéressant d’évoquer ces péripéties parisiennes pour
souligner que l’institution ordinale lyonnaise fut légaliste et timorée dans tous
les domaines.
Le barreau de Lyon ne réagit qu’une seule fois, tardivement et timidement, à la suite de la loi du 20 janvier 1944 instituant les cours martiales de la
Milice.
Le bâtonnier Valansio, par une lettre du 8 février 1944 adressée au garde
des Sceaux, rappelle que l’article 5 du texte suspend l’application des lois sur
l’instruction criminelle à l’égard de ceux qui se seront déférés à ces juridictions. Cela ne l’émeut guère. La seule chose qui le préoccupe, c’est qu’il n’est
pas indiqué si le prévenu peut ou non être assisté d’un avocat le jour où il
172
Ugo Iannucci
comparaît à l’audience pour y être jugé. Et il termine par cette belle envolée :
« Je suis sûr que, selon notre si bel idéal de justice, le droit de la défense sera
sauvegardé ».
On sait ce qu’il en fut en réalité ! Il fut répondu au bâtonnier que « la loi
n’avait pas prévu l’assistance d’un défenseur » et les choses en restèrent là.
Les avocats rebelles
Ils furent peu nombreux, les avocats qui se rebellèrent contre l’ordre
établi, tout au plus une dizaine ou une quinzaine. Mais ils sauvèrent l’honneur
de ce barreau.
Les avocats recherchés par la Milice
et la Gestapo ou victimes du M.N.A.T.
À la Libération, on découvrit dans les archives de la Milice une liste
d’hommes à abattre sur laquelle figuraient des personnalités lyonnaises dont le
cardinal Gerlier et huit avocats, dont Paul Vuillard et Georges Cohendy.
Il faut préciser qu’au cours d’une réunion de presse du 5 novembre
1941, le responsable régional de la Milice Lecussan avait annoncé la création
du M.N.A.T. (Mouvement national anti-terroriste).
Il avait indiqué que la Milice, organisme officiel ne pouvait intervenir
directement, mais qu’elle organisait le contre-terrorisme par l’intermédiaire du
M.N.A.T. regroupant miliciens et membre du P.P.F.
Les premières victimes du M.N.A.T. furent le docteur Long, l’un des
créateurs du mouvement de résistance le « Coq enchaîné », Victor Basch, président de la Ligue des droits de l’homme, Joseph Serlin proche collaborateur
d’Édouard Herriot, et maître Fouilland, avocat lyonnais, ancien député du
Front populaire de la Loire, assassiné le 14 janvier 1944 sur la nationale 7 près
de Saint-Fons. Un autre avocat, maître Lavison reçut une lettre de menaces du
M.N.A.T. et échappa de peu à une exécution sommaire.
De la même manière, Paul Vuillard dut quitter Lyon précipitamment
pour rejoindre un maquis du Jura où, sous le nom de Vauthier, il commanda
le district de Lons-le-Saunier.
Ancien combattant de Narwick, il fut d’abord membre du Conseil de la
Légion des combattants pétainistes, avant de faire partie d’un mouvement créé
par le général Frere.
Georges Cohendy, professeur à la faculté de droit de Lyon, premier
adjoint d’Édouard Herriot, membre du Conseil de l’Ordre, fit partie des six personnalités lyonnaises désignées comme otages pour garantir la sécurité des
troupes allemandes lors de la première occupation de Lyon.
173
Actes du colloque
Il intervint en octobre 1941 comme avocat aux côtés de ses confrères
Emmanuel Gounot, P.A. Perrod et Joannès Ambre lors du procès intenté à
Emmanuel Mounier, fondateur de le revue Esprit, et à des membres du réseau
Combat. Ce fut l’un des premiers procès politiques de l’époque.
Georges Cohendy fit partie du mouvement de résistance typiquement
lyonnais le « Coq enchaîné » créé dès le début de l’année 1941 par les docteurs Fousseret et Long, ainsi que Louis Pradel, futur maire de Lyon. Il regroupait pour l’essentiel des radicaux-socialistes, des socialistes et des
francs-maçons.
Jean Fauconnet, fidèle de Marc Sangnier, membre de la Jeune République, a résisté dès la première heure.
Le bâtonnier P.A. Perrod, dans son ouvrage consacré à Henri Colliard
L’Honneur d’être dupe, rappelle que c’est dans son appartement de célibataire,
32 rue de Brest, que s’était formé l’un des premiers noyaux de la Résistance à
Lyon avec des hommes comme le docteur Dugoujon, Georges Bidault,
Antoine Avinin, Claudius Petit...
En juin 1944, sur le point d’être arrêté, il cherche à fuir par la frontière
espagnole. Interpellé, torturé, transféré à Toulouse, il ne fut sauvé que par
l’avance alliée.
Joannès Ambre
Joannès Ambre est l’un des grands noms du barreau de Lyon, mais aussi
l’un des avocats les plus controversés. Il fut présent dans de nombreux grands
procès : Patrick Henri, Les Escuries du Roy, Le Gang des Lyonnais, Gérard
Micoud, Marin-Laflèche...
Il avait prêté serment en 1935.
Le 3 août 1940, après l’événement de la « Révolution nationale », il
célèbre dans le journal Le Soir de Lyon « l’esprit hardiment novateur du chef de
l’État » à l’occasion de la signature le 30 juillet 1940 de la loi organisant la Cour
suprême de justice, destinée à connaître des grands procès politiques. Pour
lui, « C’est une véritable révolution » dans notre organisation judiciaire.
En 1942, il cosigne avec Henri Baudry, commissaire de la police nationale, professeur à l’École nationale de police, chargé de cours à la faculté de
droit de Lyon, un petit livre, édité par Desvigne, et intitulé La condition
publique et privée du Juif en France (Statut des Juifs), livre préfacé par le
contre-amiral Ven, commandant de l’École nationale de police.
L’amiral voit dans le statut des Juifs « un des monuments caractéristiques
du système législatif et voie d’élaboration dans la France nouvelle ». Il souligne
que la pensée qui préside à l’élaboration de ces textes est de « restituer à la
fonction publique son caractère éminemment national » et de se « libérer de
l’emprise juive sur l’économie française ».
174
Ugo Iannucci
Il vante les mérites des auteurs car, écrit-il, « Aucun juriste ne s’était
encore attaqué à étudier dans son ensemble cette question d’une brûlante
actualité ».
Quant à Henri Baudry et Joannès Ambre, ils remarquent dans
l’avant-propos que « l’antisémitisme jusqu’alors doctrine de combat et de partisan va, ans perdre cette qualité, devenir doctrine officielle du gouvernement »
(p. 12). Ils évoquent « l’élaboration de ce monument législatif qu’est le statut
des Juifs en voie de perfection constante » et se proposant de « guider nos
contemporains dans l’imbroglio des textes parus... ».
Ils constatent ensuite, et avec raison, que la loi du 3 octobre 1940 portant statut des Juifs a été précédée le 27 septembre 1940, dans a zone occupée,
par une ordonnance allemande portant identification des Juifs, et que les deux
groupes de dispositions n’ont pas été sans réagir l’une sur l’autre (p. 26).
Le recensement des Juifs leur paraît une « mesure grave, sans doute, mais
que la logique imposait » (p. 27). Les attentats commis par les résistants contre
les militaires allemands sont qualifiés de « criminels et stupides » (p. 115).
En conclusion, les auteurs citent Xavier Vallat, commissaire général aux
Questions juives, pour lequel il faut « défendre la France contre l’élément parasitaire, dissolvant et révolutionnaire que constitue le Juif dès qu’on le laisse
prendre pied dans un pays » (p. 118).
Et les auteurs terminent leur ouvrage par ces phrases accablantes :
« Ainsi protégée, la Nation française, libérée de l’hypothèque juive, pourra le
gouvernement l’espère, trouver à la situation tragique où elle est plongée une
solution véritablement française exempte de cosmopolitisme qui jusqu’alors
l’avait très souvent avilie et dégradée. Puisse ce vœu se trouve réalisé, et de
l’excès de malheur où il se trouve enlisé, notre pays renaître à la vie, à l’espoir,
à la grandeur » (p. 118).
Ce texte fut porté, en mars 1971, à la connaissance du public par un
Comité international de vigilance antiraciste siégeant à Genève, et entrava la
carrière politique de Joannès Ambre.
Ce dernier, par diverses déclarations et par son livre Je ne me tairai
jamais, publié en 1979, expliquera qu’il s’agissait d’une « erreur de jeunesse »,
qu’il n’avait fait que co-signer une étude purement technique rédigée par un
condisciple de faculté, et qu’il n’avait pas prêté suffisamment d’attention à la
préface de l’amiral. Il précise qu’à l’époque, il était déjà engagé dans la lutte
contre l’occupant et que ce texte lui permettait d’agir plus efficacement en
faveur des Israélites qu’il voulait protéger.
Il est de fait que Joannès Ambre était membre, sous le nom de « Gibon »
du réseau Alliance dont la responsable était Marie-Madeleine Fourcade.
Il s’envola le 14 août 1943 en Lysander pour l’Angleterre où il combattit
au sein de la Royal Air Force. Il obtint la Légion d’honneur, la Croix de guerre
et la médaille de la Résistance.
Partisans et adversaires de Joannès Ambre continuent de s’affronter au
sujet de son attitude de 1940 à 1942.
175
Actes du colloque
Henri Colliard
Le 2 juin 1942, la police française effectua une rafle dans les milieux
trotskistes et arrêta diverses personnes dont le jeune avocat Henri Colliard,
demeurant au 26 rue de l’Annonciade. La perquisition de son domicile ne permettra de trouver que des brochures trotskistes antérieures à septembre 1939.
Henri Colliard préparait alors un concours d’entrée dans la diplomatie.
Il avait assisté gratuitement, aux côtés de maître Joseph Quaire, des militants
communistes, ses adversaires d’hier. Il fut emmené au Petit Dépôt du palais de
justice où séjournent pour quelques heures ou quelques jours dans des conditions humiliantes les personnes qui seront présentées au juge sur réquisition
du procureur.
Le 10 juin 1942, le ministère de l’Intérieur ordonne l’internement administratif de Henri Colliard.
Lors de la réunion du Conseil de l’Ordre du 30 Juin 1942, le bâtonnier
Valansio fait part de « l’ensemble des demandes qu’il a entreprises au sujet de
maître Colliard, retenu au Petit Palais depuis un mois, sans être l’objet d’une
inculpation quelconque », et indique qu’il renouvellera ses demandes à Vichy.
De son côté, son ancien maître de stage, maître Sabattier, intervient vainement
auprès du préfet régional.
L’arrêté d’internement d’Henri Colliard au centre de séjour surveillé de
Nexon est signé par... Monsieur René Bousquet.
Henri Colliard, d’après l’ouvrage que lui a consacré le bâtonnier Perrod
(L’Honneur d’être dupe), séjourna dans divers camps du Sud-Ouest (Saint Paul
d’Eyjeaux, Saint Sulpice La Pointe) où il verra apparaître un autre avocat lyonnais, maître Navarro.
Lors d’une séance du Conseil de l’Ordre du 9 Octobre 1942, il est décidé
de transmettre au secrétariat général de la police « une pétition motivée et
signée par chacun des membres du Conseil ».
Cette louable intention ne sera jamais concrétisée et l’on retrouve, à travers cette affaire, la frilosité du barreau de Lyon qui ne conduit pas ses actions
jusqu’à la contestation énergique et franche.
En août 1944, Henri Colliard et d’autres internés sont conduits par les SS
au camp de Buchenwald, où il mourra le 8 avril 1945 à quelques semaines de
la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Ce jeune avocat a payé de sa vie le fait qu’il avait été membre
avant-guerre d’une organisation révolutionnaire.
La police a-t-elle voulu également éliminer un avocat qui, aux côtés du
grand pénaliste maître Quaire, a assuré la défense des résistants communistes,
ses frères ennemis d’hier ?
176
Ugo Iannucci
Bruno Larat
Bruno Larat a prêté serment en novembre 1938. Moins d’un an après, il
est mobilisé en qualité de lieutenant d’aviation et rejoint la France libre dès
juin 1940.
Il entre au service du B.C.R.A. (Bureau central de renseignements et
d’action), dirigé par le colonel Passy et accède au grade de capitaine. Il est
parachuté en mars 1943 dans la région de Roanne en qualité de chef du
C.O.P.A. (Centre des opérations de parachutage et d’atterrissage) de la zone
Sud et installe son quartier général à Lyon.
C’est lui qui organisa l’embarquement pour Londres des plus hauts dirigeants de la Résistance : Frenay, d’Astier de la Vigerie, J.-P. Levy, Daniel
Mayer...
Il est arrêté par Klaus Barbie et ses hommes le 21 juin 1943 dans une
maison de Calluire, devenue célèbre en raison d’une certaine réunion de
responsable de la Résistance que devait présider Jean Moulin. Déporté à
Buchenwald-Dora, il y meurt de froid en avril 1944.
En novembre 1831, un avocat stagiaire lyonnais avait pris les armes et
participé à l’insurrection des Canuts. Il s’appelait Michel Ange Perrier. Le barreau lui a rendu hommage au début des années 1980 en donnant son nom à
une salle de la Maison des Avocats.
Bruno Larat ne sera jamais célébré dans les discours de rentrée, jusqu’à
ce que, récemment, le bâtonnier Arrue sorte ce jeune héros de l’oubli, grâce
aux recherches de Catherine Fillon.
Dans un discours du 23 octobre 1945, le nouveau bâtonnier Gabriel
Perrin, rendit hommage à Henri Colliard « d’origine très modeste, toujours fortement attaché à la classe ouvrière dont il connaissait l’expérience, la misère et
les aspirations » et qui était mort « uniquement en raison de ses origines » et
pour avoir refusé de les renier.
Il évoqua aussi Jean Foillard, fusillé en juillet 1944 lors de l’attaque des
maquis du Vercors, les deux fils de Pierre Montel, futur ministre, arrêtés dans
les Pyrénées alors qu’il tentait de rejoindre l’armée d’Afrique, et morts en
déportation, l’un à Dora, l’autre à Lublin, et enfin Fernand Lombard, audacieux
résistant, mort également à Dora, en mars 1944, après avoir été arrêté sur
dénonciation en même temps que l’un de ses fils.
Bruno Larat ne fut pas cité. Il était tombé de manière étonnante dans
l’oubli !
177
Actes du colloque
Conclusion : le retour à la tradition
Le Conseil de l’Ordre réuni le 20 octobre 1944, pour la première fois
depuis la Libération de Lyon, adressa au général de Gaulle un « hommage respectueux de sa fervente admiration et de sa reconnaissance pour la libération
de la patrie ». Après le « témoignage de gratitude à Pétain », c’est la « fervente
admiration » à de Gaulle !
Il y a tout lieu de penser que cet hommage opportuniste ne reflétait pas
la pensée profonde de la majorité des avocats de LYON, lesquels dans leur
grande majorité se contentèrent de subir les événements.
L’Église à Lyon, par la voix du cardinal Gerlier, avait proclamé ses sentiments maréchalistes. Cela n’empêcha pas le Cardinal, par la suite, de dénoncer
les déportations des Juifs, de contribuer à la sauvegarde d’enfants juifs de
Vénissieux ou d’intervenir en faveur des résistants détenus au Fort Montluc.
Le gouverneur militaire de Lyon, le général de Saint Laurent, avait refusé
la participation des soldats français à la rafle des Juifs.
Rien de semblable, sur le plan de la protestation publique et symbolique, ne se manifestera au niveau de l’institution ordinale. Au contraire, le
Conseil de l’Ordre eut le souci constant de respecter la légalité de l’État de
Vichy, et lorsque certains avocats furent arrêtés, il se contenta de quelques
démarches auprès des autorités, sans faire preuve d’audace ou de constance.
Dans ces conditions, ce ne fut pas le hasard si le bâtonnier élu à la Libération pour succéder à Valensio ne fut pas grand résistant, comme l’était Jean
Fauconnet, mais Gabriel Perrin qui ne s’était en rien distingué dans la lutte
contre Vichy et les occupants nazis.
Ainsi Lyon, dont le général de Gaulle dira lors de sa venue à Lyon, le
15 septembre 1944, qu’elle avait été la « capitale de la Résistance » n’aura, au
cours de cette période 1940-1944, abrité qu’un barreau peu glorieux, s’il ne fut
pas absolument indigne.
178
Catherine Fillon, Marc Boninchi
Parquet et politique pénale
sous le régime de Vichy
« Les gouvernements du Maréchal ont édicté un grand nombre de lois,
pareillement pourvues de clauses pénales (...) Alors, les juges s’en donnent à
code-joie. Ou plutôt, ils font du civisme punitif et, bon gré mal gré, taillent
dans la liberté humaine... »
A. de Monzie, La saison des juges
Catherine Fillon
Maître de conférences à l’université Jean Moulin Lyon III
Marc Boninchi
Doctorant, allocataire de recherche au Centre lyonnais d’histoire du droit et de la pensée politique
Juin 1940 : la France vaincue, dépecée en application de la convention
d’armistice en deux zones, puis bientôt en quatre zones, s’apprête à connaître
la plus longue période d’occupation de son histoire contemporaine. Sans
doute, ce scénario n’est pas totalement inédit. En 1815, puis à nouveau en
1870, la défaite de ses armées a conduit la France à expérimenter cette humiliation qu’est l’occupation de son sol par une puissance étrangère victorieuse.
L’occupation qui débute en 1940 est toutefois d’un genre nouveau. Pour la
première fois, le gouvernement français qui émerge des décombres de la
catastrophe nationale propose au vainqueur de nouer avec lui des liens privilégiés, ce qu’à partir de l’automne 1940, après une historique poignée de
mains entre un vieux maréchal de France et un chef de guerre allemand, on
appellera désormais la collaboration. « Cum laborare » : travailler avec d’autres
à une œuvre commune, tel est le sens étymologique du verbe collaborer. Tout
à son obsession d’assurer à la France une place de choix dans ce qui lui paraît
être l’avenir proche et inéluctable, à savoir une Europe allemande, le gouvernement de Vichy a de toute évidence minimisé les implications qu’entraînait
pourtant inévitablement le verbe « collaborer » entendu dans son sens premier.
Car la collaboration que le vainqueur attend du vaincu n’est pas conçue
comme une association à parts égales ; elle relève davantage de l’obéissance à
sa puissance démontrée, établie et officialisée par son installation sur la moitié
nord de la France, la plus riche et de loin la plus industrieuse, en attendant la
généralisation à tout le territoire français à partir de novembre 1942. Elle
s’apparente encore à un asservissement des moyens français au service de
buts que l’Allemagne entend, seule, définir. À bien des indices, il était patent
dès 1940 que la collaboration telle que Vichy l’entendait reposait sur une
méprise. Le voile se déchirera progressivement et, à partir de 1942, l’État fran-
179
Actes du colloque
çais, désormais à la remorque de l’occupant, n’aura plus d’autre choix que
d’engager ses propres moyens au service d’une politique allemande de répression et d’extermination. Parmi les moyens que Vichy a fini par mettre au service de l’occupant figure bien sûr l’outil administratif : sa police et son
administration préfectorale certes, mais encore ce service public d’un genre
particulier qu’est la justice, auquel il avait déjà abondamment eu recours.
Fort de l’illusion d’avoir préservé la souveraineté de la France et tout à
son désir de prouver, tant aux yeux de l’occupant qu’à ceux de son opinion
publique, qu’il en était bien l’incarnation incontestable, le gouvernement de
Vichy a été amené rapidement à mobiliser cette ressource étatique qu’au contraire de son armée, le vainqueur ne lui avait pas disputée. Sans doute, l’organisation judiciaire est-elle passablement malmenée du fait de l’occupation. Son
fonctionnement quotidien est altéré par cette frontière intérieure qu’est la ligne
de démarcation, laquelle bouleverse la carte judiciaire, entrave la circulation
des personnes – professionnels autant que population pénale – perturbe les
communications les plus élémentaires et nuit en conséquence à l’efficacité de
la répression. En dépit de ces handicaps de circonstances, elle conserve un
avantage que n’offre plus la justice militaire : elle est présente sur l’ensemble
du sol national. La logique de l’état de siège, proclamé en septembre 1939,
aurait voulu, en effet, que les tribunaux militaires prennent en charge l’essentiel de la répression. Mais l’armistice ayant conduit à la suppression de ceux-ci
en zone occupée, la justice militaire n’est plus en mesure d’exercer, sur
l’ensemble du sol français, les compétences étendues qui sont les siennes en
pareilles circonstances. La justice « civile » atteste en revanche, en zone libre
comme en zone occupée, la réalité de l’existence d’un gouvernement français.
Mais elle est loin d’être seulement un symbole : par la justice et à travers elle,
le gouvernement de Vichy va s’efforcer d’assurer son emprise sur les Français
dans leur ensemble. En appeler particulièrement à la justice était inévitable dès
lors que s’instaure un régime atteint d’une véritable frénésie législative, et qui
manifeste en outre une double et complémentaire propension à l’exclusion et
à la répression.
Vichy légiférant compulsivement, Vichy a besoin que la justice applique
avec soin, rigueur et célérité ses prescriptions et il fera en sorte d’obtenir,
même par la contrainte ou simplement par la promesse de celle-ci, cet
acquiescement judiciaire à ses vues. Au sein du personnel judiciaire, si tous les
magistrats étaient requis d’apporter leur concours à l’État français, tous ne
l’étaient pas au même degré. Ceux du parquet étaient par définition les plus
exposés. Parce qu’il appartient au parquet de mettre en œuvre l’action
publique sans laquelle aucune politique répressive n’a de chance de produire
les effets escomptés, parce que le parquet est traditionnellement considéré en
France comme une agence du gouvernement, parce que ses membres obéissent à un principe hiérarchique qui les place sous l’autorité du garde des
Sceaux, il constitue à l’évidence la fraction du corps judiciaire la plus à même
d’être sollicitée par tout gouvernement.
Le cas du gouvernement de Vichy est, cependant, exceptionnel à deux
titres : non seulement au regard de sa politique propre, mais encore au regard
de la collaboration ambiguë dans laquelle il s’est engagé. Il pose donc avec
180
Catherine Fillon, Marc Boninchi
une acuité toute particulière une cascade d’interrogations. La première est
celle des formes prises par la sollicitation gouvernementale et de l’ampleur de
cette dernière. Cette première interrogation ne peut manquer d’en faire surgir
une seconde : face aux exigences du régime de Vichy, comment les magistrats
composant les parquets ont-ils réagi, surtout dès lors que l’engrenage de la
collaboration supposait la mise en place, par la puissance occupante, d’un
contrôle de la vie judiciaire française ?
Vichy ou la mobilisation croissante
de l’appareil judiciaire
Affirmer la souveraineté de ce régime face à l’occupant allemand, mais
encore fonder un régime à prétentions révolutionnaires, rétablir enfin l’ordre
dans une France aussi désorganisée que traumatisée par la défaite et de surcroît écartelée en suite de l’armistice : tels étaient les trois objectifs majeurs
poursuivis par les hommes qui s’étaient emparés du pouvoir au soir du 10 juillet 1940. Parce que juger est par excellence un acte de souveraineté, parce que
la guerre est inévitablement grosse d’une délinquance qui, pour être conjoncturelle, n’en est pas moins souvent endémique, parce que, enfin, la tradition
française ne répugne pas à en appeler à ce surcroît de légitimité que confère la
justice, même d’exception, pour éliminer les adversaires politiques d’un
régime naissant, on ne saurait marquer trop d’étonnement au spectacle d’une
institution judiciaire mobilisée par le régime de Vichy, investie par ce dernier
jusqu’au désir d’instrumentalisation. Le parquet constituant l’articulation judiciaire par laquelle les volontés gouvernementales sont relayées, plus que toute
autre institution, il devait être réquisitionné et sommé de se placer au service
de la politique de Vichy, surtout dès l’instant que cette dernière est de plus en
plus ouvertement contestée.
L’engrenage répressif
Sa nature même de régime autoritaire, son programme d’action et de
réformes inclinaient naturellement le régime de Vichy à recourir à la répression et à la coercition plus qu’à la persuasion. Ces tendances, relativement bridées dans les premiers mois de son existence, se donneront libre cours une
fois qu’il sera établi, à partir de 1941, que le bien-fondé du régime est de plus
en plus sérieusement mis en cause.
Un régime répressif par nature
« Autocratie sacralisant l’État au détriment de la République, assurément, mais est-ce la contre-révolution ou l’orléanisme ? Bonaparte ou Louis
XIV ? La réaction ou le fascisme ? Ou tout cela à la fois ? Mais quand et avec
1
qui ? » . Il n’est pas question d’essayer ici une nouvelle fois, après tant
d’autres, de percer la nature profonde du régime de Vichy. Il importe cepen-
181
Actes du colloque
dant de rappeler que le régime né de la débâcle, riche d’ambiguïtés et de contradictions, se laisse difficilement enfermer dans des catégories claires et
tranchées. En bonne logique, le visage qu’il offre aux Français, connu sous le
nom de « Révolution nationale », n’est guère plus aisé à définir. Toute l’historiographie s’accorde sur ce point : bien des conceptions rivales, voire antagonistes, se sont affrontées dans le cercle du pouvoir installé à Vichy lorsqu’il s’est
agi de donner un contenu précis aux aspirations réformatrices dont il se prévaut. Car, à la fois en dépit des circonstances exceptionnelles et grâce à elles,
Vichy affirme précocement, sous les vocables de « Révolution nationale » sa
volonté de transformer la société française et d’édifier un nouvel ordre social
et politique. Il n’est certes pas question, dans le cadre de cette contribution,
d’étudier la Révolution nationale dans ses multiples facettes, mais seulement
d’évoquer celles qui étaient susceptibles d’intéresser la répression judiciaire et
de souligner par là même combien le gouvernement de Vichy était, dès son
avènement, riche de potentialités répressives.
Employée pour la première fois dans un message du chef de l’État du
8 octobre 1940, l’expression « Révolution nationale » n’a pas recueilli toute la
faveur du maréchal Pétain. Il lui aurait préféré celle, moins grosse de promesses et de dangers, de redressement national ou de rénovation française. La
révolution entreprise par Vichy est en conséquence présentée aux Français
dans le sens étymologique de ce terme, celui d’un volontaire retour en arrière,
d’une retrouvaille avec les principes moraux et spirituels qui auraient fait,
autrefois, la grandeur de la France. Sans doute, on ne peut nier que la Révolution nationale ait comporté une indéniable part de modernité technicienne.
Cependant, la tonalité qu’elle préfère ouvertement afficher est celle du passéisme et de la réaction. Justifié par le caractère tout aussi foudroyant que cuisant de la défaite, cet appétit de réformes s’inscrit dans le prolongement d’une
décennie de délectation morose collective au cours de laquelle les Français
avaient pu cultiver le sentiment du déclin de leur pays. De là à présenter la
défaite comme l’issue inéluctable à laquelle la IIIe République a conduit la
France, il n’y a qu’un pas rapidement franchi par le maréchal Pétain et son
entourage, lesquels ne boudaient pas la lecture de l’Action française. Le
régime républicain est en conséquence présenté comme taré, amolli, corrompu de mille manières. Le nouveau pouvoir non seulement se décharge sur
le personnel politique républicain, à travers les plus emblématiques de ses
hommes, de la responsabilité de la défaite, mais encore il entreprend d’organiser la mise en scène judiciaire de ce règlement de compte politique 2. Responsable de la débâcle, la IIIe République doit encore répondre d’un acte
d’accusation qui voit en elle l’auteur d’un relâchement généralisé des mœurs –
comme en témoignent pêle-mêle l’alcoolisme, la prostitution autorisée, les
divorces et la dénatalité – ainsi que la propagatrice d’un funeste esprit de
jouissance. Comme en 1870, la régénération ne saura faire l’économie de l’inévitable phase de contrition et de flagellation collective : les Français doivent
expier les fautes commises. À défaut de construire l’équivalent du Sacré Cœur
ou de la basilique de Fourvière, du moins restaurera-t-on l’Église dans ses privilèges. La régénération nationale ainsi entendue s’accompagne d’un non
moins inévitable volet de réformes au caractère puritain. Celles-ci s’intègrent
dans un ensemble plus vaste, destiné tout à la fois à préserver la bonne santé
182
Catherine Fillon, Marc Boninchi
physique de la jeunesse, à garantir la cohésion du groupe familial et à redonner à ce dernier toute sa prééminence sur l’individu, comme sur l’État. Si la loi
du 2 avril 1941 interdit le divorce pendant les trois premières années du
mariage, si Vichy entreprend de gérer les carrières de ses fonctionnaires et de
définir leurs traitements au regard du nombre de leurs enfants, le régime supprime aussi le privilège des bouilleurs de crus, interdit les apéritifs titrant plus
de 16°, interdit aussi d’en servir à des jeunes gens de moins de 20 ans et retire
aux juges la possibilité de reconnaître les circonstances atténuantes pour tout
crime ou délit commis en état d’ivresse 3. Il décidera encore de livrer à l’avortement une guerre sans merci 4, d’enrayer le développement de l’homosexualité 5
6
et de réprimer plus sévèrement l’adultère .
Le discours rédempteur du Vichy de la Révolution nationale a trouvé
dans les circonstances économiques de la période une nouvelle occasion de
se donner libre cours. Car temps de guerre est synonyme de temps de
pénurie. L’interruption des échanges traditionnels, le blocus anglais, les prélèvements allemands : pareille conjonction contraint les Français au jeûne et à
l’ascétisme. Dès l’automne 1940, pain, pâtes et sucre sont soumis au rationnement ; un an plus tard ce sont non seulement les denrées alimentaires, mais
encore tous les biens de consommation courante qui sont rationnés et contingentés. Nous avons souffert, nous souffrons, nous souffrirons encore – et de
fait l’on souffrira de la pénurie jusqu’en 1947 – les discours du maréchal Pétain
sont émaillés de ces rappels à la souffrance nécessaire et rédemptrice. Il en
résulte deux conséquences étroitement liées. La première est que le ravitaillement et le contrôle des prix vont faire l’objet d’une législation rapidement foisonnante, presque poétique parfois, mais toujours tatillonne et complexe à
l’excès 7 afin d’opérer au mieux le contingentement national. La seconde est
que tout comportement en infraction à cette législation, s’il est punissable correctionnellement, est encore hautement condamnable moralement. L’accapareur ou le trafiquant au marché noir cherchant à s’extraire de la diète générale,
pire encore à en tirer substantiellement profit, ils sont rejetés dans la catégorie
des mauvais Français. Égoïstes, jouisseurs et profiteurs de la détresse collective, ils pèchent contre la communauté nationale et leurs agissements doivent
être sévèrement réprimés.
Cependant l’ambition réformatrice de Vichy s’inscrit aussi dans une
perspective plus large. Anticipant spontanément l’avenir, les hommes de Vichy
pensent que réformer rapidement la France vaincue est l’une des conditions
pour que celle-ci puisse prétendre à une place privilégiée dans l’Europe allemande encore en formation mais dont nul, à Vichy, ne doute qu’elle verra le
jour après l’inévitable triomphe des armées d’Hitler. La Révolution nationale
comporte donc une part non-négligeable de mesures qui, si elles trouvent parfois dans le contexte strictement français leurs justifications, n’en sont pas
moins également inspirées par la prévenance et la complaisance à l’endroit
des désirs supposés de l’occupant. Ainsi en va-t-il de la politique d’exclusion
menée par Vichy, notamment dans ses aspects antisémites. Ce n’est pas le
moindre paradoxe du discours de Vichy que de multiplier les appels à l’unité
des Français derrière leur chef et de pratiquer dans le même temps à l’endroit
de diverses catégories de personnes une politique de discrimination, d’exclusion et, au final, de répression. C’est, qu’aux yeux du gouvernement, il
183
Actes du colloque
importe de séparer le bon grain français d’une ivraie marquée de diverses
manières du sceau de l’étranger. Nul doute pour lui qu’au sein même de la
communauté française, certains complotent depuis longtemps à sa destruction. Étrangers ou naturalisés de fraîche date, Juifs, francs-maçons, communistes : autant de figures ouvertement abhorrées par le nouveau régime, tant
parce qu’elles évoquent des figures de l’ancien régime politique que des éléments supposés être à la solde de gouvernements étrangers. L’exclusion frappera diversement les uns et les autres : retrait de la naturalisation française,
exclusion de la fonction publique de tous les dignitaires de la franc-maçonnerie 8, exclusion non seulement de la fonction publique, mais encore de
diverses professions libérales, de tous ceux qui ne sont pas nés Français à titre
originaire et des Juifs. Interdiction pour ces derniers, au fil des statuts
d’octobre 1940 et de juin 1941, d’exercer nombre d’activités professionnelles ;
autant d’interdictions qui, si elles étaient transgressées, exposaient leurs
auteurs à des poursuites correctionnelles 9. Et, pour exclure avec plus de diligence et de facilité, quel moyen plus simple que celui instaurant l’obligation
de se dénoncer et faire du non-respect de cette dernière obligation un nouveau délit 10.
L’ironie de sa position, au carrefour du pouvoir qu’elle relaie et de la
société qu’elle régule et encadre, veut que la justice participe à ce vaste mouvement épuratoire, destiné à purifier le corps civique de ses éléments indésirables, tout en le subissant elle-même de plein fouet. Le corps judiciaire a été, de
façon traditionnelle, épuré de ses éléments jugés par le nouveau pouvoir « mal
pensants ». Mais de façon inédite, il a aussi été épuré à la faveur des lois de
Vichy de ses éléments qui ne seraient pas Français à titre originaire, de ses
membres juifs et francs-maçons 11. Premiers présidents et procureurs généraux,
par une circulaire du 27 décembre 1941 12, seront d’ailleurs placés devant
l’obligation de participer activement à l’épuration de la magistrature. Il leur
faudra signifier leur démission d’office à ceux de leurs collègues qui, ne possédant pas la nationalité française à titre originaire, avaient cependant refusé de
se plier à la loi du 17 juillet 1940 et profitaient probablement de ce qu’elle
avait omis de créer des sanctions punissant les réfractaires pour se maintenir
en place 13. Les procureurs généraux seront, en outre, régulièrement amenés
au gré des textes et des circulaires organisant l’épuration du personnel judiciaire entendu au sens large, à exercer un rôle actif dans la procédure d’élimination des indésirables de toutes sortes 14.
Épuré par Vichy entre 1940 et 1941, le corps judiciaire n’a, au sortir de
cette période, pas retrouvé pour autant sa sérénité. Il pourra redouter, presque
sans discontinuer, d’encourir la sanction gouvernementale sous forme de
révocation. Par une loi du 17 juillet 1940, le gouvernement avait suspendu
l’inamovibilité de la magistrature assise pour une durée initialement brève
(jusqu’au 31 octobre 1940), mais de prorogations en prorogations, la période
d’application de la loi du 17 juillet 1940 est finalement étendue par une loi du
29 mars 1941 jusqu’au 30 septembre 1941. Un an plus tard, une loi du 21 septembre 1942 s’installe dans un régime d’exception justifié par les circonstances : « Jusqu’à cessation des hostilités, toute personne exerçant des fonctions
quelconques, administratives ou non, de caractère non militaire, conférées par
l’autorité publique ou avec son agrément, à l’exception des fonctions d’officier
184
Catherine Fillon, Marc Boninchi
public ou ministériel, pourra nonobstant toutes dispositions législatives ou
réglementaires contraires, se les voir retirer par décret rendu sur la seule proposition du chef du gouvernement, et sans autres formalités » 15. Au fil de ces textes, les différences statutaires séparant magistrats du parquet et magistrats du
siège s’estompent, amalgamant les seconds aux premiers. À travers ces mesures s’exprime la méfiance éprouvée par le gouvernement de Vichy à l’égard
d’un corps dont le recrutement réalisé sous la IIIe République et la culture juridique supposée faisaient craindre un réflexe d’insoumission. Mais cet acharnement à brandir une épée de Damoclès au-dessus des têtes de tous les
magistrats dit aussi l’importance que revêtent l’organisation judiciaire et les
hommes qui l’animent dans le dispositif répressif inhérent à la Révolution
nationale. Le rapport précédant la loi du 29 mars 1941 sera, à cet égard, on ne
peut plus explicite. Les raisons de l’épuration déjà accomplie étaient fondées
sur l’impérieuse nécessité gouvernementale de « renouveler les cadres de
l’administration publique en écartant les éléments qui, en raison, soit de leur
origine, soit de leur activité antérieure se montrent incapables de collaborer
sincèrement et efficacement à l’œuvre de rénovation nationale » 16.
La volonté de mobiliser la magistrature au service de l’ordre nouveau
était présente dès l’installation du régime. Constante, cette volonté gouvernementale va toutefois varier en intensité. Exprimée de manière, somme toute,
modérée au cours du second semestre de l’année 1940, elle connaît un premier crescendo au début de l’année 1941.
Durant les premiers mois de son existence, le régime de Vichy n’a pas
eu besoin d’en appeler systématiquement à la justice. Le violent traumatisme
engendré par la défaite, l’état de choc dans lequel l’opinion française est
plongée ont très vraisemblablement dispensé Vichy d’avoir à élaborer des stratégies répressives particulières. De plus, l’impression de continuité l’emporte.
Bien qu’il soit animé par des motivations différentes, le régime reste en large
part fidèle, tant au regard des moyens mis en œuvre qu’à celui des personnes
concernées, à la politique répressive définie par la République depuis septembre 1939. La chose est particulièrement évidente à l’endroit de deux catégories de personnes : les communistes et les étrangers. En effet, la répression
des activités communistes, priorité du régime de Vichy, avait été, pour d’autres
raisons, l’une de celles de la IIIe République en guerre. Elle continue à être
menée à partir de juillet 1940 selon une recette éprouvée par les gouvernements Daladier et Reynaud depuis la déclaration de guerre, soit un mélange
de sanctions judiciaires dispensées par les tribunaux correctionnels sur la base
du décret-loi du 26 septembre 1939 et de recours à des procédures d’internement administratif. Au cours du second semestre de l’année 1940, la Chancellerie de Raphaël Alibert ne jugera bon de prendre qu’une seule circulaire sur
ce sujet, laquelle s’inquiète du laxisme dont témoignent certaines décisions. La
circulaire du 22 octobre 1940 rappelle que le péril communiste n’est pas mort
et elle invite en conséquence les parquets généraux à veiller à la stricte application du décret-loi du 26 septembre 1939.
Avant même la déclaration de guerre, les étrangers avaient eux aussi
subi durement la suspicion des autorités républicaines et un sort comparable à
celui des communistes leur avait été réservé, dans la mesure où les interne-
185
Actes du colloque
17
ments administratifs les frappant avaient été légion . Le régime de Vichy persévère dans cette voie déjà tracée, non sans que le ministère de l’Intérieur ne
réclame précocement, via la Chancellerie, l’assistance des parquets généraux
pour parfaire la traque de cette catégorie de personnes. Dès le 30 juillet 1940,
une circulaire du garde des Sceaux se fait l’écho des préoccupations du ministère de l’Intérieur : « M. le Ministre de l’Intérieur exprime le désir que, lorsqu’un
étranger expulsé, indésirable ou dangereux pour l’ordre public, ne peut, faute
de preuves suffisantes, faire l’objet d’une poursuite pénale, sa situation soit aussitôt signalée à l’autorité préfectorale aux fins d’internement éventuel dans un
camp de concentration. Je vous serais obligé de donner aux magistrats instructeurs et aux parquets de votre ressort toutes instructions utiles, dans le sens des
suggestions formulées par M. le Ministre de l’Intérieur » 18. Il y a là une pratique
de collaboration des autorités administratives et judiciaires qui n’est pas non
plus totalement neuve et que les années suivantes allaient systématiser à
l’égard d’un nombre toujours plus grand de délinquants ou de personnes
jugées indésirables.
Toutefois, de la IIIe République à Vichy, la continuité n’est pas parfaite
et quelques circulaires sont là pour attester que les temps ont bel et bien
changé. La Révolution nationale est en marche, ainsi que le rappelle la circulaire du 26 octobre 1940 lorsqu’elle réclame une application stricte des lois
destinées à combattre l’alcoolisme 19. Plus nombreuses et plus insistantes sont,
dès l’origine, les circulaires qui rappellent que la guerre et la défaite sont porteuses d’une grave situation de pénurie que le gouvernement doit gérer, avec
le concours de la magistrature.
La question du ravitaillement est l’obsession première (au regard de la
chronologie) et jamais démentie du gouvernement de Vichy jusqu’en 1944,
elle est son obsession aiguë dans la mesure où, partagée au quotidien par
l’écrasante majorité des gouvernés, elle peut contribuer à les détacher de lui 20.
Aussi est-elle perçue comme une menace permanente pour l’ordre public. À
peine l’armistice est-il signé qu’en cette matière une première circulaire du
garde des Sceaux appelle à la sévérité. La répression rapide et vigoureuse des
infractions aux dispositions légales réglementant les prix des denrées et des
marchandises est exigée, en effet, dès le 26 juin 1940. N’ayant pas été scrupuleusement observée, elle est rappelée par Raphaël Alibert dans une seconde
circulaire du 8 octobre 1940 21. Le successeur d’Alibert, quelques mois plus
tard, devait renchérir dans cette voie de la répression rapide, sévère, exemplaire en somme. En février 1941, s’adressant tant aux procureurs généraux
qu’aux premiers présidents, Joseph Barthélemy fait part de sa mauvaise
humeur devant le spectacle d’une magistrature sans doute compétente,
dévouée, laborieuse, impartiale mais – et peut être pour cette dernière raison –
insuffisamment répressive en bien des matières, dont une nouvelle fois celle
du ravitaillement. Le garde des Sceaux ne craint pas de faire appel au pathos
des magistrats et d’user d’images audacieuses, inattendues dans cette prose
administrative habituellement aussi neutre que terne, mais dont il a revendiqué fièrement la paternité 22 : « Au point de vue matériel, notre pays est comme
un radeau portant un nombre déterminé de naufragés avec une quantité
limitée de provisions. Il s’agit de faire de ces dernières une répartition telle
qu’aucun des passagers ne soit exposé à périr d’inanition. C’est pourquoi je
186
Catherine Fillon, Marc Boninchi
vous invite à veiller à l’application rigoureuse des lois et règlements relatifs au
ravitaillement » 23.
Si cette recommandation ministérielle réitère un appel à la vigilance et à
la fermeté devenu classique en matière d’infractions à la législation sur la
pénurie, elle n’en diffère pas moins des précédentes en ce qu’elle désigne tout
spécialement à la sévérité des magistrats certaines catégories de contrevenants : « Vous ferez preuve d’une rigueur spéciale contre ces étrangers, naturalisés ou non, installés dans notre pays grâce à la faiblesse des gouvernements
précédents qui profitent de l’effort continu de nos générations, auquel ni eux,
ni les ascendants n’ont contribué et qui n’apportent aucun concours à la production et à l’aisance générale, désireux seulement d’exploiter dans des tractations inavouables les ressources créées par les Français ». La xénophobie
ouvertement revendiquée par le régime de Vichy n’avait certes pas attendu
février 1941 pour s’exprimer dans de nombreux textes législatifs. À l’occasion
de cette circulaire, la xénophobie trouve cependant une nouvelle application
judiciaire, puisqu’elle transforme en circonstance aggravante la qualité d’étranger ou, ce qui est identique pour le garde des Sceaux, celle de naturalisé –
puisqu’à l’en croire le naturalisé ne saurait être devenu un véritable Français.
La même circulaire atteste toutefois que les préoccupations de la Chancellerie se diversifient en ce début d’année 1941. En effet, elle recommande à
la vigilance et à la sévérité des parquets une seconde catégorie d’infractions :
les offenses au chef de l’État. Il faut croire que la pédagogie ministérielle
repose, elle aussi, sur l’art de la répétition car une semaine auparavant les parquets généraux avaient déjà reçu des instructions en ce sens 24. Il est vrai, toutefois, qu’elles n’avaient pas été formulées de manière comparable. Dans le
style doloriste qui, décidément, préside à sa rédaction, Barthélemy rappelle
aux procureurs généraux, s’ils avaient tenté de l’oublier, que la divine providence a placé à la barre du radeau de la Méduse français un capitaine dont nul
ne saurait mettre en doute l’autorité : « La personne du Maréchal doit rester
entourée d’une atmosphère absolument pure, du respect le plus complet. Il est
un des derniers signes que la Providence n’a pas complètement abandonné
notre malheureux pays. (...) Ce prestige rayonnant en France et dans le monde
est un facteur primordial du salut de notre pays. Celui qui essaie de le ternir
commet un crime contre la Patrie ». Belle illustration de l’union mystique du
Chef et de la Patrie...
La circulaire du 7 février 1941 élargit enfin son propos et s’achève par
une vigoureuse condamnation du sursis dont trop de peines sont assorties.
« L’usage s’est trop souvent répandu devant les juridictions répressives d’exagérer la sévérité de la peine et d’en supprimer immédiatement l’efficacité par le
bénéfice du sursis. » La perpétuation de cette habitude néfaste, héritée du prétendu laxisme de la IIIe République, est jugée inadmissible par le nouveau
garde des Sceaux. Aux yeux de l’opinion publique 25, affirme Barthélemy, le
sursis apparaît comme « une évasion devant le devoir professionnel ». De l’évasion à la désertion, il y a une nuance que le garde des Sceaux respecte encore,
même si le ton général de sa circulaire est lourd de menaces. La première
menace, censée piquer au vif le corps judiciaire, est celle qui consiste à faire
jouer la concurrence. À la magistrature dans son ensemble, dans l’hypothèse
187
Actes du colloque
où elle n’apporterait pas sans réserve son concours, le garde des Sceaux promet de la déposséder, au profit de l’autorité administrative, du soin de
conduire la répression. La seconde menace, plus classique, est certainement
plus efficiente. Si les magistrats du parquet ne réussissent pas à obtenir des
juridictions devant lesquelles ils requièrent les peines sévères voulues par le
gouvernement, la preuve serait administrée qu’ils ne possèdent pas « l’ascendant nécessaire à l’exercice de leurs hautes fonctions ». S’achevant sur ce constat faussement sibyllin, la circulaire du 7 février fait donc planer l’ombre de la
sanction hiérarchique sur les parquetiers défaillants.
Par son style, par sa longueur, par l’éclectisme des sujets abordés, la circulaire du 7 février 1941 est la première en son genre. La date de sa parution
est sans aucun doute à rapprocher du chassé croisé qui voit Barthélemy entrer
à la Chancellerie et Alibert en sortir. De son propre aveu, le nouveau garde
des Sceaux tenait à imposer un nouveau style et faire de son avènement
l’occasion d’affirmer sa détermination tout autant que son zèle à servir la politique du Maréchal. Pour autant, le remplacement du conseiller d’État par le
professeur de droit ne saurait, à lui seul, expliquer la tonalité désormais ouvertement répressive adoptée par la Chancellerie, tonalité qu’elle n’abandonnera
plus et dans laquelle elle renchérira désormais 26. Cette circulaire semble déjà
refléter des inquiétudes grandissantes que les mois suivants confirmeront
au-delà de toutes les craintes initiales.
Le tournant de l’année 1941 : un régime répressif
par nécessité
En ce début d’année 1941, l’opinion publique commence en effet à dissocier la personne du Maréchal de la politique menée par le gouvernement. La
première suscite toujours une indéniable ferveur quand, en revanche, la
seconde commence à faire l’objet d’une relative distanciation. Sans doute,
cette opinion publique est-elle encore largement attentiste, mais son attentisme n’est plus celui résultant de l’hébétude des mois précédents, il se teinte
désormais de scepticisme, en attendant de devenir clairement critique. Le printemps et l’été 1941 seront l’un des moments clefs dans les relations entre le
gouvernement de Vichy et les Français, ils forment « le seuil à partir duquel se
produit un décrochage irréversible avec le régime, la période où, pour Vichy,
tout commence à basculer dans le sens de la dégradation » 27. Les événements
internationaux et leurs répercussions en France n’alimentent pas seulement
l’engrenage de la désaffection des Français à l’endroit du régime de Vichy. Ils
alimentent encore les mouvements ouvertement contestataires qui, sans toujours être hostiles à la personne du Maréchal, ni totalement réfractaires à tous
les aspects de la Révolution nationale, n’en avaient pas moins rejeté spontanément l’armistice et la collaboration. La Résistance encore balbutiante, composite et dispersée, reçoit en juin 1941 un renfort non négligeable : l’offensive
allemande contre l’U.R.S.S. ayant signifié la délivrance idéologique des militants communistes, ceux-ci peuvent désormais rejoindre les rangs de cette
armée de l’ombre encore en gestation. Pour Vichy comme pour l’occupant,
cette entrée en résistance des communistes est d’autant plus spectaculaire et
traumatisante qu’elle se manifeste, pour la première fois depuis le début de
188
Catherine Fillon, Marc Boninchi
l’occupation, sous forme d’attentats perpétrés contre les personnes mêmes de
soldats allemands.
Au cours de l’été 1941, c’est donc une guerre civile qui se déclare entre
le gouvernement de Vichy et la fraction la plus résolue de la population française. Gagner cette guerre intérieure était essentiel à l’existence même du
régime de Vichy. Pour mener à bien ce combat pour sa survie, l’État français
est alors contraint de mobiliser sans ménagement toutes les ressources que
l’occupant a bien voulu lui laisser : ressources policières et administratives,
mais aussi ressources judiciaires. Arrêter, interner administrativement, condamner lourdement, éventuellement obtenir l’élimination physique des opposants,
avec en pareil cas la précieuse caution de l’appareil judiciaire, telles deviennent les obsessions croissantes du régime de Vichy à partir de l’été 1941. Elles
le conduisent à prendre deux décisions. La première cherche, non sans
quelque candeur, à s’assurer de l’obéissance du corps judiciaire, en exigeant
de l’ensemble de ses membres qu’ils prêtent au chef de l’État un serment de
fidélité 28. La seconde, moins symbolique, s’efforce d’atteindre à l’exemplarité
souhaitée en créant les instruments répressifs adaptés à cet effet. Trop de principes du droit pénal et de la procédure pénale font obstacle à la répression
rapide tout autant que sévère qui est escomptée au sommet de l’État. En outre,
les juridictions de droit commun apparaissent impropres à exercer cette
répression que l’on veut aussi systématique et dissuasive. Par définition, les tribunaux correctionnels n’ont pas à leur disposition une échelle des peines
atteignant à l’exemplarité. Quant à la cour d’assises, certes elle peut prononcer
la peine de mort, mais elle remet le verdict de culpabilité à la décision du jury
populaire. Elle apparaît pour cette dernière raison incontrôlable, voire dangereuse. Aussi l’année 1941 est-elle l’occasion pour Vichy de donner libre cours
à l’un de ses penchants : la création en série de juridictions d’exception. Dès
1940, le régime avait manifesté sa prédilection pour ce type d’organes répressifs. Mais, hormis le cas de la Cour suprême de justice, les créations antérieures
à l’été 1941, soit la cour martiale de Gannat 29 et la Cour criminelle spéciale 30,
sont surtout l’expression des balbutiements et des tâtonnements du régime en
la matière.
Entre le printemps et l’automne 1941, le pays judiciaire s’enrichit en
suite de l’apparition successive des tribunaux spéciaux, des sections spéciales
et, pour finir, du tribunal d’État, lequel absorbe les compétences dévolues
naguère à la cour martiale de Gannat et à la Cour criminelle spéciale. L’enrichissement est cette fois-ci durable, à défaut d’être parfaitement stable. Ces
juridictions traverseront certes toute la durée de l’Occupation, non sans que
leurs compétences, voire leur composition, soient régulièrement retouchées
dans le but d’atteindre la répression la plus sévère possible. Il faudra au gouvernement de Vichy sans cesse adapter ses juridictions d’exception à l’évolution même de la Résistance, aux transformations que connaîtront ses
méthodes d’organisation, d’action et de combat. Aussi le régime poursuit-il,
dans tous les sens du terme, son adversaire : il est lancé dans une course au
perfectionnement de ses propres armes de répression, laquelle suppose
notamment de parfaire les incriminations de sorte que le filet pénal ne laisse
aucune chance d’en réchapper à ceux qui seraient pris dans la nasse judiciaire.
189
Actes du colloque
Cependant, dès 1941, l’apparition des trois juridictions précitées ne va
pas sans engendrer une complexité beaucoup plus grande des mécanismes
judiciaires. Car ces juridictions nouvelles ne suppriment nullement les juridictions ordinaires, elles s’ajoutent à elles de sorte que cette superposition
engendre une véritable concurrence entre juridictions d’exception et juridictions de droit commun. Le parquet est dès lors investi d’une mission aussi stratégique qu’essentielle : c’est à lui qu’il incombe désormais de faire le tri entre
les affaires relevant des juridictions ordinaires et celles qui lui paraissent relever de l’exception.
Le parquet, organe pivot de la répression
judiciaire
Par le jeu même des textes législatifs donnant naissance aux juridictions
d’exception, le parquet devient un véritable centre d’aiguillage des affaires,
appelé à discerner ce qui relève des juridictions de droit commun et ce qui
doit être jugé extraordinairement. Sans doute, cette compétence n’est pas
explicitement reconnue par la législation avant 1943, mais elle se déduit aisément de son analyse. Les multiples circulaires qui accompagnent la promulgation de ces textes seront, quant à elles, dépourvues d’ambiguïtés :
l’alimentation en affaires des juridictions d’exception repose sur la diligence et
l’engagement sans restriction des magistrats du parquet.
Le dispositif répressif
31
Loi du 24 avril 1941 portant création d’un tribunal spécial pour juger
les auteurs d’agressions nocturnes, loi du 14 août 1941 32 réprimant l’activité
communiste ou anarchiste, loi du 7 septembre 1941 33 instituant un tribunal
d’État : ces trois textes sont l’expression juridique et judiciaire de l’intensification de la répression voulue par le régime de Vichy. Lois créatrices de nouveaux organes judiciaires, mais encore lois d’incrimination et enfin lois de
procédure, ces textes bouleversent inégalement l’ordonnancement traditionnel. La première est certainement celle qui, à l’origine 34, apporte le moins de
trouble au jeu judiciaire. La loi du 21 avril 1941 engendre en effet les tribunaux
spéciaux, à raison d’une juridiction par cour d’appel, et leur donne compétence en matière de vol avec violence, ou à main armée, commis « dans les
lieux et pendant la période de temps où les autorités publiques auront prescrit
des mesures d’obscurcissement de l’éclairage pour les besoins de la défense passive », infraction désormais punissable de la peine de mort. Si elle respecte
encore le principe de non-rétroactivité de la loi pénale, la loi du 24 avril 1941
supprime toutefois les voies de recours contre les ordonnances du juge d’instruction, de même qu’elle supprime le pourvoi en cassation contre les décisions rendues par la juridiction. Aucune disposition ne visant la loi du 26 mars
1891 ou l’article 463 du Code pénal, la loi du 24 avril 1941 laisse encore aux
magistrats tant la possibilité de prononcer des peines avec sursis que celle de
reconnaître l’existence de circonstances atténuantes. La survivance de ces
deux dernières facultés fait des tribunaux spéciaux une catégorie de juridic-
190
Catherine Fillon, Marc Boninchi
tions médiocrement répressives dans le schéma qui s’instaure au cours de
l’année 1941. Mais plus encore, parce qu’elles sont juges d’une infraction nouvelle et précisément définie, ces juridictions n’entrent pas en concurrence avec
les juridictions ordinaires. Elles peuvent facilement prendre place dans le
concert juridictionnel sans susciter de perturbations majeures.
Il en va différemment avec la loi du 14 août 1941 portant création des
sections spéciales et celle du 7 septembre 1941 qui institue un tribunal d’État.
Juridictions à compétence rétroactive, affranchies de toutes les contraintes
imposées par les principes « Nullum crimen sine lege », « Nulla pœna sine
lege », le tribunal d’État comme les sections spéciales peuvent infliger pour
n’importe quelle infraction une peine pouvant aller jusqu’à la mort. Les deux
lois de l’été 1941 créent en outre des juridictions d’exception dont la compétence entre cette fois-ci en concurrence avec celle attribuée traditionnellement
aux juridictions ordinaires. La situation engendrée par la promulgation de ces
textes resterait relativement simple, s’il ne s’avérait de surcroît que ces deux
juridictions sont elles-mêmes susceptibles de se disputer certaines affaires.
La loi du 14 août 1941 confie, en effet, à des sections spéciales, instituées auprès des tribunaux militaires en zone libre 35 et auprès des cours
d’appel en zone occupée, le soin de juger les « auteurs de toutes les infractions
pénales, quelles qu’elles soient, commises dans une intention d’activité communiste ou anarchiste ». La répression de la plupart de ces activités était
jusqu’alors confiée aux tribunaux correctionnels en application du décret-loi
du 26 septembre 1939. Sans doute, la rédaction de l’article 1er de la loi du
14 août 1941 semble reconnaître aux sections spéciales une compétence aussi
générale qu’exclusive en matière d’infractions communistes. Pour autant, le
décret-loi du 26 septembre 1939 n’étant pas abrogé, la possibilité de recourir
aux tribunaux correctionnels pour juger certaines de ces infractions n’est pas
explicitement supprimée. Une alternative demeure donc, même s’il n’est guère
douteux qu’elle ne devait pas être du goût de la Chancellerie.
Aucun doute, cette fois-ci, n’est permis en ce qui concerne le tribunal
d’État. La juridiction créée par la loi du 7 septembre 1941 est une juridiction à
compétence facultative. Sa particularité majeure réside dans le fait que sa saisine n’est plus judiciaire, mais politique puisqu’elle est placée entre les mains
du gouvernement. Juridiction unique organisée en deux sections, siégeant
l’une à Paris pour l’ensemble de la zone occupée, l’autre à Lyon pour la zone
libre, ce nouvel organe répressif juge pour sa part « les auteurs, coauteurs ou
complices de tous actes, menées ou activités qui, qu’elles qu’en soient la qualification, l’intention ou l’objet, ont été de nature à troubler l’ordre, la paix intérieure, la tranquillité publique, les relations internationales ou, d’une manière
générale, à nuire au peuple français ». L’élasticité d’une telle rédaction,
l’imprécision de ces incriminations étaient susceptibles de donner au tribunal
d’État une compétence universelle en matière délictuelle tout autant qu’en
matière criminelle. En pratique toutefois, si l’on lit entre les lignes le rapport
du garde des Sceaux au maréchal Pétain, deux types de comportements délinquants 36 étaient initialement visés par le législateur. Accaparement, marché
noir, infractions en tous genres à la législation économique doivent constituer
le premier volet d’activité du tribunal d’État. Il absorbe donc les compétences
191
Actes du colloque
dévolues quelques semaines plutôt à la Cour criminelle spéciale et rend en
conséquence inutile l’existence de cette dernière juridiction. Il n’en demeure
pas moins que la compétence des tribunaux correctionnels en matière de ravitaillement était concurrencée par la juridiction nouvelle. Le second volet d’activité du tribunal d’État est constitué par tous les actes portant atteinte à « la paix
intérieure » et à « l’unité morale et matérielle de la nation ». Derrière ces vocables, il faut comprendre que tous les actes de résistance, quelle que soit visiblement l’idéologie qui les inspire, communiste ou non, peuvent amener leurs
auteurs à comparaître devant le tribunal d’État. À ce dernier égard, le tribunal
d’État entrait en concurrence avec les sections spéciales nouvellement créées,
mais encore avec les tribunaux correctionnels, éventuellement même avec les
juridictions militaires de la zone libre, lorsque celles-ci avaient cru bon de
réclamer les auteurs d’acte de propagande, ainsi que la législation relative à
l’état de siège le leur permettait. À ces deux catégories d’infractions, il convient
encore d’ajouter le délit d’avortement que le tribunal d’État sera, ultérieurement amené à connaître 37. Le tribunal d’État devait être juge de « toutes les activités, qui par leurs conséquences, nuisent au peuple français » ; les pratiques
abortives pouvaient être aisément considérées par Vichy comme préjudiciables au peuple français, ici considéré sous l’angle de sa vitalité démographique. Si divers et apparemment étrangers soient-ils les uns aux autres, ces
comportements délinquants ont tous en commun de compromettre, à un titre
ou à un autre, l’œuvre de redressement national entreprise par le chef de
l’État. Ils constituent autant de comportements déviants par rapport à la ligne
fixée par la Révolution nationale.
L’apparition de ces trois nouveaux organes répressifs et surtout la nature
même des lois qui les instituent bouleversent la conception traditionnelle de
l’action publique. La loi du 24 avril 1941, comme celle du 14 août 1941, étant
des lois de procédure modifiant entre autres règles celles observées au cours
même de l’instruction, il importe, pour que les restrictions qu’elles créent
soient scrupuleusement observées, que le réquisitoire introductif d’instance les
retienne dans la base légale de répression. Autrement dit, à la faveur de ces
textes, le parquet est en mesure de procéder, au moment même où se décide
l’ouverture de l’information, à la qualification juridique des faits qui lui sont
déférés. Ce faisant, il préjuge, au sens littéral du terme, quelle sera la juridiction de jugement. La loi du 7 septembre 1941 donne naissance à une autre
situation puisque la saisine de la juridiction échappe aux autorités judiciaires,
pour relever des autorités politiques. Toutefois, il est bien évident que ces dernières ne seront en mesure d’agir qu’à la condition d’avoir été préalablement
informées par les parquets généraux. Ceux-ci participent donc indirectement à
la saisine du tribunal d’État en suggérant au garde des Sceaux de déférer des
personnes faisant l’objet d’une information dans leur ressort.
Les circulaires qui accompagnent la promulgation des lois du 14 août et
du 7 septembre 1941 lèveront, si tant est qu’ils en aient eu, les derniers doutes
des magistrats du parquet quant à l’importance exacerbée que revêt leur mission dans un paysage judiciaire profondément transformé.
192
Catherine Fillon, Marc Boninchi
Les directives ministérielles
Par une circulaire du 10 décembre 1941, le garde des Sceaux se plaint
de « la lenteur extrêmement regrettable » avec laquelle l’action publique a été
mise en mouvement, en ce qui concerne les affaires susceptibles d’être déférées aux juridictions d’exception. Passant du général au particulier, il attire
l’attention des procureurs généraux sur les affaires susceptibles d’être renvoyées devant le tribunal d’État et leur rappelle les principes déjà énoncés
dans une directive précédente 38. Que la saisine de cette juridiction par le gouvernement allait dépendre du zèle que les procureurs généraux mettraient à
signaler les affaires à la Chancellerie est clairement expliqué à ceux-ci, de
même que l’importance que revêt désormais leur appréciation, non pas quant
à l’opportunité des poursuites, mais bien quant à celle de la saisine 39.
C’est fort logiquement à la saisine directe de la section spéciale qu’incite
la circulaire suivant la promulgation de la loi du 14 août 1941. Le 23 août 1941,
les parquets généraux de la zone occupée, où des sections spéciales doivent
être installées près la cour d’appel, reçoivent une longue circulaire signée de la
main du garde des Sceaux 40. La directive ministérielle prend en l’espèce la
forme d’un commentaire de la loi du 14 août 1941, autant que d’un appel à la
mobilisation judiciaire générale. Le garde des Sceaux ne cache pas qu’il
« attend des pouvoirs judiciaires une aide totale dans l’œuvre de salubrité
nationale qu’il a entreprise » et il dit être sûr que « les magistrats français feront
preuve dans les circonstances présentes du même dévouement et de la même
énergie que les juridictions militaires ont toujours montré au cours des époques
troublées de notre histoire ». La circulaire rappelle à cet égard au procureur
général que c’est à lui qu’incombe la responsabilité du choix des magistrats de
la cour ou du tribunal devant siéger dans la nouvelle juridiction. Bien évidemment, le choix du magistrat représentant le ministère public devra faire l’objet
« d’un soin tout particulier ». La circulaire détaille ensuite avec un luxe de précisions les modalités de saisine de la nouvelle juridiction d’exception : « ... le
ministère public près la section spéciale renverra de son propre chef devant
cette juridiction les auteurs des crimes et délits d’activité communiste ou anarchiste qu’il aura constaté ou qui auront été portés à sa connaissance.
Lorsqu’un individu aura été arrêté en flagrant délit et que l’information résultera d’une activité communiste ou anarchiste, le procureur de la République
saisira sans instruction préalable le ministère public près la section spéciale
conformément à l’article 3. S’il n’y a pas flagrant délit ou qu’une instruction se
révèle nécessaire, celle-ci devra être diligentée d’extrême urgence dans le délai
prévu par l’article 4 et le parquet devra requérir du juge d’instruction, le renvoi
de l’auteur du crime ou délit devant la section spéciale. Si au cours d’une procédure diligentée dans les formes de droit commun, le parquet ou le juge d’instruction constataient l’intention spécifiée à l’article 1er, la procédure serait
continuée conformément aux dispositions de l’article 4 ».
Autrement dit, en dehors des cas de saisine directe ou de flagrant délit,
les magistrats du parquet sont clairement chargés d’isoler les affaires caractérisées par une « intention d’activité anarchiste ou communiste » et d’exercer sur
les juges d’instruction un ascendant suffisant pour que l’affaire soit bien
renvoyée devant la section spéciale.
193
Actes du colloque
Le rôle prépondérant exercé par le parquet fera l’objet d’une mise au
point encore plus nette à la faveur de la loi du 5 juin 1943 et de la circulaire du
2 juillet 1943 qui commente cette dernière. La loi du 5 juin 1943 venait de
modifier, en l’élargissant de façon vertigineuse, la compétence des sections
spéciales. Prenant acte de la diversité idéologique des mouvements de Résistance, mais encore de la variété de ses méthodes de combat et plus encore de
son organisation en réseaux, la loi du 5 juin 1943 faisait des sections spéciales
le juge de « toutes les infractions pénales, quelles qu’elles soient, commises non
seulement pour favoriser le communisme, l’anarchie ou la subversion sociale et
nationale mais encore le terrorisme ou dont le but est de provoquer ou de soulever un état de rébellion contre l’ordre public légalement établi » 41. Le même texte
avait fait subir de rudes coups aux droits de la défense : le paragraphe 2 de
l’article 4 déclarait inapplicable, au cours de l’instruction, la loi du 8 décembre
1897 et le paragraphe suivant précisait la portée de cette mesure. L’inculpé ne
pouvait plus prétendre faire appel des ordonnances du juge d’instruction statuant sur la compétence, sur les demandes de mises en liberté provisoire et sur
le renvoi du prévenu devant la section spéciale. Le paragraphe 1er du même
article avait veillé à ce que cette dernière prescription soit rigoureusement respectée : « Hors le cas d’arrestation en flagrant délit, le juge d’instruction sera
saisi par un réquisitoire introductif qui mentionnera expressément que la procédure est instruite en vertu de la présente loi ». Le parquet était ainsi, de façon
beaucoup plus explicite, autorisé à diriger les inculpés vers la section spéciale,
avant même l’interrogatoire de première comparution devant le juge d’instruction. La circulaire du 2 juillet 1943 explique sans détours les raisons de cette disposition. Les espoirs placés en 1941 dans la procédure de flagrant délit, qui
remettait la saisine de la section spéciale à la discrétion du parquet, ont été
déçus, car « l’importance et la complexité de ce genre d’affaires obligent le plus
souvent à recourir à la procédure d’information préalable ». La circulaire en tire
aussitôt la conclusion qui s’impose : « Il importe que, dès le début de l’instruction, il
soit précisé que celle-ci se déroulera dans le cadre de la présente loi ». La nature des
relations que, dès lors, les magistrats du parquet et les magistrats instructeurs
entretiennent est encore clairement explicitée. Il ne s’agit rien moins que d’une
véritable tutelle : « ... les parquets généraux doivent exercer un contrôle vigilant sur
l’activité des juges d’instruction, se faire strictement tenir au courant de tous les
incidents qui pourraient survenir au cours de l’information et être en mesure de
renseigner sur le champ ma Chancellerie de l’état actuel des procédures ».
Il ne faisait nul doute dans l’esprit des rédacteurs de la loi du 5 juin
1943, comme dans celui des rédacteurs de la circulaire, que les juges d’instruction n’oseraient pas s’insurger contre la qualification opérée par le parquet. La
certitude de la docilité des magistrats instructeurs était tellement forte que la
possibilité de faire appel des décisions du juge d’instruction en matière de
compétence, de renvoi devant la section spéciale et de mise en liberté provisoire, si elle était supprimée pour l’inculpé, l’était aussi pour le parquet, à une
exception près cependant. L’unique alternative au renvoi devant la section
spéciale qui soit envisagée par la circulaire est le non-lieu. Dans l’hypothèse
où surgirait un désaccord entre le parquet et le magistrat chargé de l’instruction, le premier conservait toujours, en cette matière, la possibilité de faire
appel de l’ordonnance du second.
194
Catherine Fillon, Marc Boninchi
Dotés d’un pouvoir considérablement élargi, les parquetiers devaient,
corollaire obligé, faire l’objet d’une subordination hiérarchique renforcée. Elle
se manifeste, d’après la circulaire du 2 juillet 1943, dès lors que le parquet
pourrait être amené à requérir en faveur de l’inculpé. Ainsi, aucune demande
de mise en liberté provisoire ne pourrait être accueillie favorablement par le
procureur de la République, sans que celui-ci n’ait préalablement requis et
obtenu l’autorisation du procureur général. De la même manière, toutes réquisitions tendant au non-lieu « devraient être soumises au procureur général qui
ne manquerait pas d’exercer à cet égard le contrôle le plus vigilant. ».
Ces mesures pourraient sembler témoigner de la confiance intacte dont
jouissent ces hauts magistrats, s’ils n’étaient pas eux-mêmes, comme d’ailleurs
l’ensemble de l’appareil judiciaire, placés sous la surveillance de l’autorité préfectorale... Sans doute, la circulaire s’efforce-t-elle de ménager la susceptibilité
des magistrats en prenant bien garde de présenter la chose comme une « collaboration confiante », imposée par les impérieuses nécessités du moment. Mais
en découvrant, qu’à quelque moment qu’elle intervienne, au cours de l’information comme à la suite du jugement prononcé par les sections spéciales,
« aucune mise en liberté ne sera prescrite sans consultation préalable de
l’autorité préfectorale » 42, il est peu douteux que les procureurs généraux aient
été dupes et qu’ils se soient bercés d’illusion sur l’autonomie dont l’appareil
judiciaire bénéficiait encore.
En ce mois de juillet 1943, l’heure n’est plus où le garde des Sceaux
pouvait stimuler l’ardeur répressive des magistrats du parquet en brandissant
la menace de préférer le recours à l’autorité administrative. L’heure, en
revanche, d’une satellisation de la justice dans l’orbite préfectorale a sonné. Le
9 juillet, les procureurs généraux reçoivent une nouvelle circulaire, les informant des directives que les chefs des établissements pénitentiaires doivent
désormais observer : « ... il y a lieu de prévenir l’autorité préfectorale quelque
temps avant la libération, des dates auxquelles les peines prononcées contre des
condamnés pour activité communiste, terroriste ou subversive, viennent à expiration. MM. les préfets peuvent ainsi apprécier s’il convient de prendre à
l’endroit de ces individus des arrêts d’internement, à raison du danger que présente pour la sécurité publique la liberté qu’ils vont recouvrer ».
Le garde des Sceaux prenait toutefois la précaution d’ajouter : « ... dans
le cas où l’accord des autorités allemandes est nécessaire, les dispositions de ma
circulaire du 29 décembre 1942-D 216 Ob. Gx. restent bien entendu en
vigueur ».
À l’interrogation classique, « Qui contrôlera les contrôleurs ? », la réponse
en l’occurrence n’est pas douteuse : l’autorité allemande.
Le parquet, interface de la collaboration ?
Les prétentions allemandes à contrôler la justice française, voire à intervenir sur son cours, ont été tout à la fois précoces, inégales selon les zones et
fort diverses. Du simple droit de regard et d’information, en passant par la
volonté de dessaisir les juridictions françaises, pour finir par celle de juger à
195
Actes du colloque
nouveau devant des tribunaux allemands des personnes déjà condamnées par
juridictions françaises, sans oublier l’exigence de la libération de prisonniers
de droit commun, la liste des réclamations allemandes est déjà longue. Elle
expose tout particulièrement les magistrats du parquet, qui se trouvent bien
souvent placés en première ligne pour y apporter une réponse. Les demandes
allemandes étant, dans le même temps, autant de négations de la prétention
de Vichy à incarner une parfaite souveraineté sur l’ensemble du territoire, le
gouvernement français ne les a jamais acceptées de gaieté de cœur. À défaut
de les accepter, et en dépit de ses protestations régulières, il lui a bien fallu
s’incliner devant la plupart d’entre elles. Les Allemands avaient de toute évidence pris la mesure du légalisme de leurs interlocuteurs français. Aussi, se
réfèrent-ils bien volontiers à la Convention de la Haye pour définir leurs droits
de puissance occupante en matière judiciaire. Quand bien même la lecture
allemande de ce texte de droit international sera jusqu’en 1944 contestée par
les autorités françaises, il est, à partir de 1941, un argument politique de poids
qui toujours finira par assurer le triomphe des vues allemandes sur les réticences françaises : celui de la lutte que le gouvernement de Vichy et l’occupant
doivent mener de concert contre leur ennemi commun, le communisme. La
justice française, via les sections spéciales, étant impliquée dans la répression
des activités communistes, elle tombait ipso facto sous contrôle allemand. Les
modalités de ce contrôle ont été organisées, modifiées, corrigées et améliorées
au fil d’accords « négociés » par la délégation française en zone occupée avec
la Commission allemande d’armistice de Wiesbaden (C.A.A.), mais elles ont pu
être ordonnées par le Commandement militaire en France (le Militärbefehlshaber in Frankreich, M.B.F.). L’histoire des relations franco-allemandes en
matière judiciaire est en outre inséparable des accords conclus en matière de
collaboration policière, c’est-à-dire des deux accords Oberg-Bousquet, l’un
conclu pour la zone nord le 29 juillet 1942 et l’autre, pour la zone sud, le
16 avril 1943.
La complexité de cette histoire, riche en hésitations françaises, caractérisée en outre – toujours du côté français – par un manque évident de sincérité, interdit d’en faire ici une relation détaillée, laquelle nécessiterait de
surcroît des investigations plus poussées dans d’autres fonds d’archives. Tout
juste s’efforcera-t-on d’en extraire les éléments qui intéressent les magistrats du
parquet, en se gardant de ne pas oublier que ceux de la zone occupée ont
toujours été beaucoup plus exposés aux pressions allemandes.
Placés dès 1940 au point d’intersection où s’affrontent les volontés allemandes et françaises, les procureurs généraux et leurs substituts sont dans
l’inconfortable position de la marionnette dont l’autorité allemande et l’autorité
française entendent tirer les fils, chacune à son profit. Il semble toutefois que
l’expérience acquise en zone nord entre 1940 et 1942 ait conduit le gouvernement de Vichy à définir une autre stratégie pour les parquets de la zone sud,
une fois celle-ci envahie. Souci de protéger ces magistrats ou manque de
confiance à leur endroit ? Il n’en demeure pas moins qu’entre les procureurs
généraux et les autorités allemandes, une courroie de transmission a été intercalée : l’autorité préfectorale.
196
Catherine Fillon, Marc Boninchi
La collaboration judiciaire en zone nord
Les racines juridiques de la collaboration judiciaire en zone occupée
doivent essentiellement être recherchées dans l’article 3 de la convention
d’armistice. En vertu de celui-ci, il est désormais posé en principe que « dans
les régions occupées, le Reich allemand exerce tous les droits de la puissance
occupante ». Le gouvernement français devait en conséquence inviter « toutes
les autorités et tous les services administratifs à se conformer aux réglementations des autorités militaires allemandes et à collaborer avec ces dernières
d’une manière correcte ». Le gouvernement français ne pouvait sans doute pas
mesurer en juin 1940 à quel point cet engagement était lourd de compromissions à venir, tant pour lui que pour l’administration dont il était la tête. Il n’en
demeure pas moins, comme le relevait avec justesse Paxton, que « le mot fatidique est dit. Collaboration, mot banal pour le travail en commun, va devenir
synonyme de haute trahison après quatre ans d’occupation ».
Un mois seulement après la signature de l’armistice, l’article 3 a connu
sa première application au monde judiciaire. La promulgation de l’ordonnance
allemande du 23 juillet 1940 43 jette en effet un premier pont entre justice française et autorités d’occupation. En vertu de ce texte, les autorités allemandes
étaient fondées à demander aux parquets de la zone occupée communication
des dossiers de procédure pénale suivis pour des faits susceptibles d’intéresser
la sécurité des armées d’occupation. Les archives françaises ne laissent aucun
doute sur la rapidité avec laquelle la puissance occupante a déployé les
moyens de faire respecter ces prescriptions.
Un courrier, daté du 17 août 1940, émanant de la préfecture de police,
adressé au parquet du tribunal de la Seine expose comment les autorités allemandes organisent méthodiquement la sélection des affaires susceptibles
d’intéresser leur juridiction 44. Ledit parquet ne paraît pas avoir pris ombrage
des premières exigences allemandes. Dès le 25 août, une note émanant du
parquet donne diverses consignes à observer en matière de remises de pièces
et dossiers aux autorités allemandes 45.
L’ordonnance du 12 novembre 1940 allait placer une nouvelle fois les
parquets de la zone occupée dans l’obligation d’entrer en contact avec les
autorités d’occupation. Celles-ci ont entendu le droit de la puissance occupante comme celui de soustraire à la justice française la connaissance des
actes pour lesquels non seulement Allemands, mais encore Italiens pourraient
être poursuivis. Aussi, « les autorités françaises de poursuite criminelle sont
tenues de soumettre au tribunal allemand le plus proche, les dénonciations,
procès-verbaux et dossiers de toutes sortes concernant des actes punissables
dont les ressortissants allemands et italiens sont inculpés » 46.
Si le second semestre de l’année 1940 paraît avoir été exempt de grandes tensions, les premiers mois de l’année 1941 semblent, en revanche, avoir
été le théâtre d’une montée en puissance des exigences allemandes en matière
judiciaire. Et tandis que la justice française est de plus en plus sévèrement
concurrencée, au sein du gouvernement français dirigé désormais par Darlan
la division prévaut quant à l’attitude à observer face à cette pression excessive.
Au motif que leurs agissements sont également punissables au regard du droit
197
Actes du colloque
pénal allemand applicable en zone occupée, le commandement militaire
réclame, en effet, par une ordonnance du 23 mars 1941, que les partisans du
général de Gaulle soient déférés à la justice allemande. Le manque de célérité
des parquets français à obtempérer 47 devant cette exigence conduit le Dr Best,
chef d’état-major civil du Militärbefehlshaber, à exiger du gouvernement français qu’il relaie ses prétentions. Ce sera chose faite par la circulaire du 2 avril
1941. Les tensions s’exacerbent au cours du mois de juin et les menaces allemandes à l’endroit des personnes mêmes de certains magistrats parisiens
deviennent explicites. Les chefs de cour en viendront, le 21 juin, à réagir par
voie de circulaire. Celle-ci réclame des magistrats du siège et du parquet siégeant à l’audience vigilance et fermeté dans la conduite des débats, de sorte
qu’aucun propos ne puisse être interprété par l’occupant « comme portant
atteinte directement ou indirectement à la considération de l’armée d’occupation ». Au ministère public, en conséquence, « incombe l’obligation de prendre
des réquisitions pour la répression des délits d’audience » 48.
Alors que les magistrats parisiens affrontent le courroux allemand, visiblement sans avoir la moindre instruction de la Chancellerie, le gouvernement
français s’interroge, lui, sur l’opportunité d’une protestation confiée aux bons
soins des magistrats eux-mêmes. Par lettre circulaire du 7 juin 1941 49, l’amiral
Darlan s’offusque tant de la communication des dossiers de procédure aux
Allemands que des multiples empiétements dont ils seraient les auteurs. Ratification des condamnations les plus graves, exercice d’un droit de grâce, libération de prisonniers de droit commun seraient d’ores et déjà pratiques
courantes. Le chef du gouvernement sera toutefois contraint de remettre à
l’automne ses projets d’indignation. Car, en bonne logique, l’été 1941 n’a
guère été propice à l’apaisement. Les divers attentats commis par les communistes sur les personnes de soldats allemands conduisent l’autorité d’occupation au mois d’août 1941 à réclamer que la justice française soit dessaisie de
toutes les affaires communistes. La promulgation de la loi antidatée du 14 août
1941 portant création des sections spéciales arrivera à point nommé pour stopper le transfert de compétences qui se profilait. Si la loi sur les sections spéciales est l’occasion pour les Allemands de décerner un satisfecit au
gouvernement français 50, elle ne coupe pas court à toutes les prétentions de
l’occupant. Non seulement les dispositions définies antérieurement à la crise
de l’été 1941 restent en vigueur, mais encore, dès le 19 septembre 1941, le
général Von Stülpnagel, commandant des forces militaires en France, pousse
le gouvernement français dans la voie d’une collaboration judiciaire plus
étroite et plus ouvertement affichée : « J’ordonne, par la présente, qu’à partir
d’aujourd’hui, tous les Français du sexe masculin (sic) qui sont arrêtés ou
seront arrêtés par les autorités françaises pour activité communiste ou anarchiste, de quelque nature que ce soit, devront être maintenus en état
d’arrestation par les autorités françaises, également pour le compte
du commandant des Forces militaires en France. Même si les motifs de
l’arrestation qui l’ont provoquée de la part des autorités françaises disparaissent, leur libération ne pourra être possible qu’avec mon accord. L’introduction
d’une procédure pénale, ou sa continuation à l’égard des intéressés devant les
tribunaux français, ne sera pas empêchée par mon ordonnance ».
198
Catherine Fillon, Marc Boninchi
L’action publique n’est pas à proprement parler entravée mais elle
devrait être désormais conduite tant au nom du gouvernement français qu’au
nom des autorités d’occupation. De surcroît, les magistrats français de la zone
occupée, tout comme les directeurs des établissements pénitentiaires, sont placés sous tutelle allemande dès lors qu’ils sont amenés à prononcer une mise
en liberté. Et pour que le contrôle soit réellement efficace, le général Von
Stülpnagel réclame que les parquets et les directeurs de maisons centrales établissent des listes indiquant « Noms, prénoms, lieu et date de naissance, dernier
domicile, jour de l’arrestation, lieu de l’arrestation, Autorité française qui a fait
procéder à l’arrestation, indication sur la situation de famille (nombre
d’enfants) et sur l’activité politique ou anarchiste qui a provoqué l’arrestation. »
Le 28 octobre 1941, au nom de la simplification et de l’accélération des affaires, ces dispositions sont amendées. L’étau allemand sur la justice française se
desserre quelque peu dans la mesure où les autorités françaises peuvent à
nouveau libérer de leur propre mouvement les personnes bénéficiant d’un
non-lieu ou d’un acquittement. Elles ne sont pas dispensées pour autant
d’informer les autorités militaires allemandes de la décision prise. En outre,
tout porte à croire que ces dernières entendent se réserver la possibilité de
sévir contre des magistrats français trop laxistes. À la longue liste des renseignements exigés dès le 19 septembre, ne viennent-ils pas s’ajouter, d’une
part « le motif de la libération » et, d’autre part, « l’indication des autorités qui
auront donné l’ordre de la libération » ? Les dispositions relatives aux personnes condamnées par la justice française restent, en revanche, inchangées
dans le principe. Les modalités du contrôle exercé par la puissance occupante sont toutefois précisées : un mois avant le terme de la peine, les autorités françaises compétentes doivent alerter les chefs des sections
administratives militaires pour que ces derniers aient la possibilité de
prendre une décision quant au sort du futur libéré. Ces ordres allemands ont
été fidèlement répercutés par la Chancellerie tant aux parquets, qu’aux directeurs des services extérieurs de l’Administration pénitentiaire, pour les premiers par circulaire du 4 novembre 1941.
Au sommet de l’État Français, alors qu’une nouvelle fois les autorités
viennent tout juste de faire droit aux exigences de l’occupant, le débat tant sur
l’opportunité des protestations que sur les formes de celles-ci reprend de plus
belle entre Darlan et Barthélemy. Réouvert dès septembre 1941, le débat
devait se prolonger jusqu’en février 1942. Il est fort probable qu’il n’a pas dû
contribuer à améliorer des relations déjà peu empreintes d’aménité entre les
deux hommes. Le chef du gouvernement aurait souhaité, et le ministre de la
Guerre avec lui, que les magistrats de la zone occupée opposent aux exigences allemandes, y compris aux demandes de communication des poursuites,
une résistance systématique. Il n’était certes pas question que cette résistance
soit absolue mais, avant de céder, du moins les magistrats devraient-ils manifester leur désapprobation. Redoutant la multiplication des incidents locaux,
leur envenimement en l’absence de tout rapport direct entre ces magistrats et
la Chancellerie, Barthélemy est loin de partager cet enthousiasme protestataire.
Il est vrai qu’il expose tout particulièrement les magistrats du parquet, lesquels
seraient inévitablement propulsés en première ligne dans cette petite guerre
d’usure que Darlan voudrait livrer aux Allemands.
199
Actes du colloque
Le retour de Laval en avril 1942 a, de toute évidence, mis un point final
à la querelle. Celui qui allait bientôt déclarer souhaiter la victoire de l’Allemagne s’apprêtait à donner à la collaboration un élan supplémentaire. Simultanément, du côté allemand, un bouleversement majeur s’était fait jour. Le
maintien de l’ordre en France, confié jusqu’alors à la Wermacht, lui échappe
désormais en très large part. Depuis le mois de mars, avec la création du poste
de Höhere SS-und-Poiltzeiführer, qui sera confié en mai au général SS Oberg,
la police allemande reçoit ses ordres directement de Berlin et n’est plus soumise au MBF que sur le plan disciplinaire. Une circulaire de décembre 1942
tirera la conclusion logique du triomphe de la Gestapo sur la Wermacht. En
matière de surveillance des individus détenus sous l’inculpation d’agissements
communistes ou anarchistes, si les dispositions arrêtées en novembre 1941 restent globalement valables, les autorités judiciaires et pénitentiaires françaises
doivent désormais transmettre les renseignements exigés d’elles au « service de
police de sûreté SD Kommando ». Dans l’intervalle, le mois de juillet 1942 avait
vu la conclusion des premiers accords Oberg-Bousquet pour la zone occupée.
S’ils concernent pour l’essentiel les modalités de la collaboration policière, les
accords Oberg-Bousquet intéressent cependant aussi la justice. Ils consacrent
avec netteté la prétention allemande à être le juge naturel et exclusif de tous
les actes commis par des ressortissants français contre les personnes et les
intérêts de l’armée d’occupation, quand bien même ces actes seraient punissables au regard du droit pénal français : « D’une manière générale, et sauf cas
d’espèce, les ressortissants français coupables de délits politiques ou de délits de
droit commun qui ne seront pas directement dirigés contre l’armée et les autorités d’occupation, seront frappés par les autorités administratives ou judiciaires françaises dans les conditions prévues par la loi française » 51. Le partage
des compétences qui résulte de cette rédaction porte une atteinte évidente à la
souveraineté de la justice française en zone occupée. Sans doute, les parquets
de la zone occupée restent libres de mettre en mouvement l’action publique,
mais le dessaisissement des juridictions françaises paraît inévitable. Plus
encore, cette rédaction, par la restriction qu’elle comporte (sauf cas
d’espèce...) est lourde de promesses d’immixtions allemandes parfaitement
arbitraires, tout autant que de dessaisissements cavaliers motivés par l’intérêt
supérieur de l’armée allemande, intérêt supérieur dont les autorités d’occupation seront seules juges. Ainsi que l’expliquera à la délégation française une
note allemande de la C.A.A. du 3 mars 1944 : « ... c’est uniquement à la puissance occupante qu’il appartient de décider le moment où elle doit intervenir
dans l’administration de la justice et elle prend sa décision après examen de ses
intérêts. Elle n’est pas tenue de faire connaître aux services français le motif de
son intervention. D’autre part, les services français n’ont aucune raison de
déduire de la non-communication du motif que l’intervention est injustifiée,
en d’autres termes qu’elle n’a pas été nécessitée par d’impérieux intérêts de la
puissance occupante » 52.
Toujours au nom de l’intérêt supérieur de la puissance occupante, les
autorités allemandes ne voient aucun inconvénient à faire rejuger par leurs
propres tribunaux des personnes qu’elles estiment insuffisamment condamnées par les juridictions françaises. La chose est avouée sans l’ombre d’un
complexe dans une note de la Wermacht datée du 1er janvier 1943 et justifiée
200
Catherine Fillon, Marc Boninchi
comme suit : « la règle “non bis in idem” [qui] ne s’applique qu’entre décisions
rendues par les juridictions relevant d’une même souveraineté, mais pas entre
des juridictions appartenant à des pays différents » 53. Douteuse et critiquable,
cette argumentation n’était qu’un simple voile d’aspect juridique destiné à
masquer la subordination étroite dans laquelle la justice française était tombée.
La preuve sera administrée, a contrario, en août 1943. Ayant eu la prétention
d’obtenir le dessaisissement d’un tribunal militaire allemand, l’avocat général
de Niort a suscité une mise au point brutale mais claire : « Tout délit qui fait
l’objet d’une poursuite ou de mesures disciplinaires de la part des autorités allemandes ne peut faire l’objet de poursuite ou de mesures disciplinaires de la part
de la justice française sans considération du fait que le procès mené devant les
autorités allemandes se termine par une condamnation, un sursis ou non
lieu » 54. Et pour être bien certain que les autorités françaises obtempéreraient
sans tarder, le général Stülpnagel exigeait qu’on lui fasse parvenir copie de la
circulaire qui ne manquerait pas d’être adressée aux parquets généraux 55. Si
tant est que des doutes aient pu subsister, ils sont désormais balayés : justice
« croupion », amoindrie dans ses compétences, entravée dans son fonctionnement, la justice pénale de la zone occupée est encore devenue une justice servante, pourvoyeuse d’inculpés pour la justice des tribunaux militaires
allemands. Pour affronter cette situation sans précédent, choquante à de multiples égards, les parquets généraux de la zone occupée restèrent largement
démunis de consignes précises, sinon celles contenues dans une circulaire de
Gabolde du 26 août 1943 : « Il convient (...) de donner, dans toute la mesure
du possible, par des rapports directs entre votre parquet général et les organismes qualifiés allemands, une solution satisfaisante sur le plan local et régional.
Éventuellement vous me saisirez des affaires dans lesquelles ce mode de procéder se sera révélé inopérant afin de me mettre en mesure d’effectuer à Paris
auprès des services du Militarbefelshaber une intervention directe ». On ne saurait dire d’une façon plus élégamment administrative qu’il appartenait à chacun des procureurs généraux de se débrouiller comme il le pouvait pour faire
face aux appétits répressifs de l’occupant.
La collaboration judiciaire en zone non occupée
Jusqu’en novembre 1942, les parquets de la zone libre n’ont pas eu à
connaître les situations difficiles auxquelles leurs homologues de la zone
occupée étaient régulièrement confrontés. À en croire toutefois une circulaire
du garde des Sceaux du 15 janvier 1943, une fois ladite zone envahie, non
seulement les autorités allemandes n’ont pas perdu un instant pour y importer
des pratiques bien établies en zone occupée, mais encore auraient-elles reçu
bon accueil. En ce début d’année 1943, les instructions données par Joseph
Barthélemy aux chefs de cours de la zone libre dénotent une fermeté et une
clarté beaucoup plus grandes. Aucun contact ne doit être pris avec les autorités allemandes ou italiennes, aucun document ne doit leur être remis sans lui
en référer au préalable. Bien qu’il ne la justifie pas explicitement, la position
du garde des Sceaux est motivée par des considérations juridiques. La zone
libre, même désormais envahie, reste celle où en vertu de la convention
d’armistice la souveraineté de Vichy est pleine, entière et sans partage ainsi
qu’il sied à une souveraineté digne de ce nom. Fort de cette argumentation à
201
Actes du colloque
laquelle il se cramponne de façon désespérée, le gouvernement de Vichy refusera, dans un premier temps, de reconnaître aux autorités allemandes sévissant en zone libre les prérogatives particulières conférées aux mêmes en zone
occupée. Pour ménager la susceptibilité de Vichy et préserver quelque temps
encore les apparences de sa souveraineté, les autorités allemandes consentiront à quelques aménagements qui ne doivent pas faire outre mesure illusion.
Au prix de quelques détours, l’alignement juridique de la zone libre sur la
zone occupée est l’objectif poursuivi et finalement atteint par l’occupant. Et si
l’asservissement de la justice française en zone libre apparaît médiatisé par les
relais préfectoral et policier, il n’est pas moins réel. En effet, la fermeté dont
Barthélemy a fait preuve en janvier 1943 ressemble fort, rétrospectivement, au
dernier sursaut d’un agonisant. Son successeur dans les fonctions de garde des
Sceaux, Maurice Gabolde, adopte rapidement une attitude beaucoup plus
conciliante à l’endroit des « autorités d’opération » comme on appelle alors les
autorités allemandes en zone sud. Par circulaire du 4 juillet, l’ancien procureur
de la République près du tribunal de la Seine, collaborateur notoire et
convaincu, assouplit les instructions de son prédécesseur. Les demandes de
communication pourront être agréées par les parquets dans tous les cas où
l’affaire est de nature à mettre en cause la sécurité des troupes allemandes.
Mais plus encore, dans la circulaire du 26 août 1943, il offre aux procureurs
généraux une alternative : « ... sans méconnaître l’intérêt que peuvent offrir des
contacts directs entre votre parquet général et les services des kommandeurs des
SS fonctionnant au siège de chaque préfecture régionale, dont l’opportunité est
laissée suivant les circonstances à votre appréciation, il convient en principe,
de saisir des difficultés qui peuvent survenir (...) M. le préfet régional ou M.
l’intendant de police qui sont chargés plus spécialement s’assurer la liaison
avec les chefs responsables des SS ». Rédaction mitigée qui n’interdit pas formellement les contacts directs avec les autorités d’opération afin de régler les
éventuels conflits de compétences, de procéder à la communication des dossiers ou encore de mettre à disposition de l’autorité d’opération des inculpés
détenus pour le compte de la justice française. Car depuis le 16 avril 1943, les
seconds accords Oberg-Bousquet avaient été conclus pour la zone dite libre 56.
Les dispositions intéressant la justice française, si elles s’apparentent étroitement à celles définies en juillet 1942, ont fait l’objet d’une rédaction plus précise. Ne laissant plus guère de place à la chicane, cette rédaction s’est encore
efforcée d’organiser la distribution des affaires entre les deux ordres de juridictions sans que la magistrature soit jamais associée au processus.
Au terme de cet accord, la justice française ne pourra prétendre être
juge des nationaux, auteurs de délits de droit commun ou de délits politiques,
qu’à deux conditions. La première, et non la moindre, est qu’ils soient arrêtés
par la police française. La seconde condition est que les actes à eux reprochés
ne constituent pas une action contre des membres de l’armée allemande,
contre les installations militaires allemandes, ou simplement une tentative
comportant un commencement d’exécution dirigée contre eux. En pareils cas,
les individus arrêtés par la police française devaient être directement remis à la
police allemande 57. Il est vrai qu’en résolvant à l’échelon policier les questions
de compétence judiciaire, on faisait l’économie d’hypothétiques frictions avec
les magistrats français et l’on s’épargnait de pénibles dessaisissements de la
202
Catherine Fillon, Marc Boninchi
justice française. Encore fallait-il que la culpabilité soit évidente lors de l’arrestation par la police française et que la gravité des faits reprochés n’apparaisse
pas au cours de l’information... Dans les affaires d’une moindre gravité au
regard des critères allemands, mais néanmoins susceptibles d’intéresser tant
l’autorité française que l’autorité d’opération, les personnes arrêtées par la
police française demeuraient entre ses mains. Elles devaient cependant pouvoir faire l’objet d’interrogatoires par la police allemande. Toute demande à
cette fin devait être adressée par le kommandeur des SS, non au parquet, mais
à l’intendant de police. Enfin, il n’était pas question pour l’autorité allemande
d’établir un partage de compétences trop rigoureusement défini. Elle devait
toujours pouvoir retenir à elle des affaires l’intéressant à un titre ou à un autre.
Aussi, « Pour des cas spéciaux isolés » qui, a priori, tomberaient dans l’escarcelle de la justice française, « un accord pourra intervenir entre le commandant supérieur des SS et de la police et le secrétaire général de la police
française ». L’ensemble du dispositif applicable à la zone libre apparaît conçu
de sorte que, contrairement à la zone occupée, les magistrats du parquet
soient préservés de l’obligation d’être en liens directs avec l’autorité allemande. Distribution des affaires, sélection de celles faisant exception au partage de compétences, demandes allemandes d’interrogatoires : toutes ces
opérations doivent désormais être résolues à l’échelon policier. C’est donc par
l’intermédiaire de fonctionnaires français, agissant à la demande et pour le
compte de l’autorité allemande, que les magistrats du parquet devaient être
régulièrement sollicités en zone libre. Les raisons qui ont conduit à intercaler
ces écrans ne sont pas explicitées clairement. Volonté d’épargner les magistrats ou volonté d’obtenir d’eux une plus grande diligence ? Souci de préserver
les apparences d’une justice française indépendante ou mépris à l’égard d’une
justice ravalée, par un renversement inédit de perspective, au rang d’auxiliaire
de la police ? Certains faits 58, les récriminations déjà anciennes des préfets 59,
tout comme la lecture des dernières circulaires de la période inclinent à penser
que cette dernière raison est probablement la bonne 60. Dans l’État policier
qu’est devenu Vichy à la fin de l’année 1943, où le maintien de l’ordre repose
pour l’essentiel sur la Milice dotée de ses propres instruments répressifs à partir de janvier 1944 61, la justice pénale, quand bien même elle serait d’exception, apparaît rangée au rayon des accessoires. N’est-il pas prévu, en effet, que
« les individus agissant isolément ou en groupes, arrêtés en flagrant délit
d’assassinat ou de meurtre, de tentative d’assassinat ou de meurtre, commis au
moyen d’armes ou d’explosifs, pour favoriser une activité terroriste » soient placés sous mandat de dépôt par l’intendant de police, renvoyés par lui devant la
cour martiale de la Milice et passés immédiatement par les armes si leur culpabilité est clairement établie ? C’est seulement au cas où cette dernière ne serait
pas certaine que les inculpés seront « mis à la disposition du procureur de la
République afin qu’il soit requis par lui ce qu’il appartiendra ».
À la charnière des années 1943-1944, l’essentiel de la répression politique échappe désormais à la magistrature. Cette dépossession vaut, pour
Vichy, constat d’échec : la magistrature, si elle a répondu favorablement à
l’injonction gouvernementale de mobilisation dans les premiers temps de
l’Occupation, ne satisfait plus, de toute évidence, les exigences cruciales de
répression exemplaire. L’heure de « la réserve sans rupture » 62 est donc venue
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Actes du colloque
pour le corps judiciaire dans son ensemble. Dans quelle mesure cette distanciation est le fait de l’ensemble des magistrats, ceux du siège comme ceux du
parquet, c’est ce qu’il convient de tenter d’apprécier.
La réaction du parquet
Le parquet est à la fois un organe de répression et un organe de proposition et de conseil. Sa réaction, tant à l’apparition du régime qu’à ses directives, doit donc être étudiée à un double plan : au plan judiciaire, en détaillant
le comportement du ministère public à chaque étape de la procédure répressive, et au plan politique, en analysant comment il peut contribuer à la modification des textes existants.
Le rôle du parquet en dehors du procès pénal
et le mécanisme d’appel au législateur
Les magistrats du parquet concourent parfois directement à l’élaboration
de la politique pénale. Certains parquets généraux sont régulièrement consultés par la direction criminelle au sujet de projets de loi modifiant la législation
répressive. Leurs suggestions sont encore ouvertement sollicitées lorsque la
Chancellerie cherche à organiser de façon plus efficace la répression conjointe
menée par les autorités administratives et judiciaires 63.
Mais il arrive également que des procureurs généraux suggèrent spontanément des modifications législatives pour améliorer l’efficacité de la répression. Ce phénomène d’appel au législateur n’est ni surprenant, ni anormal. Il
est antérieur au régime de Vichy et existe encore de nos jours. Mais il acquiert,
de 1940 à 1944, une importance particulière tenant aux circonstances.
De l’effondrement de la IIIe République au rétablissement de la légalité
républicaine, le maréchal Pétain monopolise le pouvoir législatif 64. Le Parlement, le lieu « où l’on discute », où chaque proposition fait l’objet d’un débat
public et contradictoire, où les dangers d’un projet sont toujours soulevés par
tel ou tel et donnent lieu à discussion, où celui qui propose doit convaincre et
se doit d’argumenter, n’intervient plus dans la procédure législative. Compte
tenu de la dimension technocratique du régime, il suffit désormais d’emporter
l’adhésion d’un seul homme pour que la législation se trouve modifiée.
L’adoption de mesures répressives est également facilitée par la frénésie
punitive qui touche alors toutes les couches de la société. Les magistrats du
parquet, naturellement enclins à la répression, vont se saisir de l’occasion pour
imposer un certain nombre de réformes. Deux exemples vont nous permettre
d’illustrer ce phénomène.
204
Catherine Fillon, Marc Boninchi
Première illustration : la genèse de la loi du 6 août
1942
Le 6 août 1942, Philippe Pétain et quelques ministres apposent leur
signature au bas d’une loi « modifiant l’article 334 du Code pénal » 65. Comme
souvent sous Vichy, ce texte dissimule son véritable dispositif sous un titre
anodin. Il rompt avec les traditions républicaines les plus ancrées, en réprimant pénalement l’homosexualité.
Il punit d’un emprisonnement de trois ans et d’une amende de 60 000 F
celui qui aurait, « pour satisfaire ses propres passions, commis un ou plusieurs
actes impudiques ou contre nature avec un mineur de son sexe âgé de moins
de 21 ans ». L’objectif est d’enrayer le développement d’un comportement
sexuel jugé déviant – l’homosexualité – en s’attaquant à ce que l’on croit alors
être sa cause : l’initiation par les aînés 66.
On affirme souvent que ce texte a été adopté sur l’initiative de Jacques
Darlan, pour lutter contre le développement de l’homosexualité dans la
marine 67. Mais les archives de la direction criminelle montrent que la proposition de départ émane des milieux judiciaires et plus particulièrement du parquet de Toulon 68.
Le 22 décembre 1941, un substitut du procureur de la République de
Toulon adresse un rapport à son procureur général au sujet d’un jeune médecin accusé d’avoir entretenu des rapports sexuels avec plusieurs scouts âgés
de 14 à 17 ans 69. Le substitut constate avec amertume que ces faits ne sont susceptibles d’aucune qualification pénale. Les intéressés étant des majeurs
sexuels pleinement consentants, il ne saurait y avoir viol ou attentat à la
pudeur avec violence. Les faits ne peuvent pas davantage être poursuivis pour
outrage public à la pudeur puisqu’ils se sont déroulés à l’abri des regards.
Quant à la qualification d’excitation habituelle de mineurs à la débauche, elle
ne saurait être retenue dans la mesure où le médecin a agi pour satisfaire « ses
propres passions » et n’a jamais réuni plusieurs mineurs à la fois.
L’absence de texte n’a pas empêché le parquet de Toulon d’exercer des
poursuites et d’obtenir l’incarcération du jeune homme 70. Conscient du caractère audacieux de l’inculpation et du risque d’annulation des poursuites en cas
de saisine de la Cour de cassation, l’auteur du rapport dénonce « une lacune
grave du droit pénal » engendrée par la philosophie libérale de 1789 71.
Selon lui, l’idéal serait de modifier la législation de manière à réprimer
« toutes les anomalies de la sexualité, quels que soient les âges ou les sexes des
coupables ». Cette solution paraissant difficile à mettre en pratique, il propose
de réprimer au moins « l’attentat aux mœurs commis, sur un mineur de 21 ans
de l’un ou l’autre sexe, sans violence et avec le consentement de la victime, par
un majeur de même sexe que le mineur », autrement dit, d’élever l’âge de la
majorité sexuelle à 21 ans uniquement en ce qui concerne les rapports homosexuels 72.
Le rapport du substitut du procureur de Toulon est transmis au parquet
général d’Aix-en-Provence. Jean Astié, ancien procureur de la République à
Lyon promu par Vichy, occupe le poste de procureur général d’Aix depuis
205
Actes du colloque
quelques mois. Ce haut magistrat s’est justement distingué à Lyon en exerçant
une répression énergique des attentats aux mœurs à caractère homosexuel,
n’hésitant pas à dépasser les textes existants pour poursuivre des agissements
contraires à sa conception des « bonnes mœurs » 73. Il examine donc avec une
attention toute particulière les propositions de son subordonné et décide d’y
donner suite.
Le 30 décembre 1941, il fait parvenir une copie du rapport au garde des
Sceaux en indiquant qu’il estime, comme son substitut, « que la fréquence des
faits de pédérastie, qui restent trop souvent impunis en l’état des textes actuels,
nécessite une modification de ceux-ci » 74. Ces propositions seront entérinées
par la Chancellerie en moins de trois mois et seul un retard dans le recueil des
contreseings explique le caractère tardif de la publication du texte à l’Officiel 75.
Dans cette affaire, le parquet a profité de l’effondrement des structures
et de l’idéologie républicaines pour imposer une réforme tranchant, à son
avantage, un litige l’opposant aux magistrats du siège et plus particulièrement
à la Cour de cassation. Une partie des milieux judiciaires tentait depuis longtemps d’utiliser la qualification « d’excitation habituelle de mineurs à la
débauche » pour réprimer les actes d’homosexualité faisant intervenir un
mineur consentant 76. Mais cette attitude était fermement condamnée par la
jurisprudence des chambres réunies de la Cour de cassation qui rappelait à
juste titre que le texte utilisé (art. 334, aliéna 1er du Code pénal) visait uniquement les actes de proxénétisme et qu’aucune loi n’interdisait d’entretenir des
rapports avec une personne de son sexe, dès lors que celle-ci était consentante et avait atteint la majorité sexuelle 77. Jusqu’à l’instauration du régime de
Vichy, toute demande visant à élargir le champ d’incrimination de l’article 334
se soldait par un échec, la Chancellerie refusant « de transformer les tribunaux
en gardiens de la vertu des mineurs des deux sexes » 78.
Seconde illustration : le rapport du procureur
général Senebier sur la répression des activités
communistes
Jean Senebier, procureur général près la cour d’appel de Lyon, n’a pas
hésité à faire preuve d’initiative en matière de répression des activités communistes. Le 13 février 1941, il adresse un rapport au garde des Sceaux qui fournit
la preuve de son zèle et illustre une nouvelle fois les rapports particuliers existant parfois entre les parquets généraux et la Chancellerie.
Dans ce courrier, Senebier critique violemment un arrêt de la chambre
des appels correctionnels ayant réduit la peine d’emprisonnement infligée en
première instance au détenteur d’un exemplaire du journal L’Humanité. Le
procureur général rapporte les motivations des magistrats du siège qui semblent avoir transpiré en dépit du secret des délibérés : si la détention d’un tel
journal établit une présomption d’activité communiste, elle ne saurait justifier
une condamnation trop sévère, en l’absence de témoignage ou de renseignement précis sur l’activité politique de l’intéressé.
206
Catherine Fillon, Marc Boninchi
Il faut préciser que le décret-loi du 26 septembre 1939 sur la répression
des activités communistes incriminait la distribution de tract et la détention en
vue de la distribution, mais pas la simple détention. Pour éviter que les magistrats du siège tirent profit de cette « lacune » et fassent preuve d’une indulgence
« injustifiée », le procureur Senebier propose une mesure radicale : modifier le
décret-loi du 26 septembre 1939 en ajoutant à l’article 3, qui vise la propagande, un alinéa punissant de peines correctionnelles la simple détention de
tout tract, imprimé, écrit ou dessin d’inspiration communiste.
Selon lui, cette mesure aurait également le mérite de rapprocher la législation française de l’esprit de la législation allemande appliquée en zone
occupée : « ... pour la zone occupée, une disposition d’un genre analogue a été
mise en vigueur par les autorités d’occupation en ce qui concerne les « tracts
anti-allemands ». Une ordonnance du 14 septembre 1940, publiée au Bulletin
législatif Dalloz (N 15/20 1940, p. 570), prescrit sous peine de sanctions, que toutes
les personnes qui entreront en possession de tracts, etc. anti-allemands devront
les remettre immédiatement à certaines autorités. L’application d’une mesure
de cette nature (interdiction de détenir un tract communiste, ou nécessité
même de le remettre aux autorités de police) aurait pour résultat d’éviter aux
juridictions de jugement, dans des cas qui en pratique s’avèrent fréquents, des
hésitations inspirées certes par un scrupule d’ordre juridique mais qui pourraient se traduire par des diminutions de peines ou même, des acquittements
regrettables » 79.
En ce début d’année 1941, cette proposition exerce une certaine séduction sur la direction criminelle qui juge bon de la joindre aux diverses
réflexions en cours visant à aggraver la répression des activités communistes 80.
Les événements de l’été allaient rapidement convaincre le gouvernement
d’adopter une mesure encore plus radicale, en créant des sections spéciales
pour réprimer les activités communistes et anarchistes. Mais la direction criminelle n’allait pas pour autant perdre de vue les suggestions du procureur général lyonnais, qui seront concrétisées par une loi du 31 décembre 1941 81.
Dans cette affaire comme dans la précédente, le parquet s’est efforcé
d’exploiter l’opportunité offerte par le régime de Vichy pour imposer une
réforme très répressive mettant fin aux « scrupules » de certains magistrats du
siège 82.
Il est difficile d’évaluer précisément l’importance de ce type de pratique.
Seul un dépouillement complet des archives de la direction criminelle pourrait
permettre de déterminer la part des réformes répressives engagées par Vichy
sur proposition du parquet. Compte tenu de l’orientation toute particulière de
la politique pénale du gouvernement de Vichy, ce dépouillement pourrait se
révéler instructif : il permettrait de voir dans quelle mesure certains magistrats
du parquet ont pu renoncer, pendant quelques années, aux principes les plus
fondamentaux du droit républicain.
207
Actes du colloque
Le rôle du parquet lors du procès pénal
et la détermination de ses marges
de manœuvre
La mission essentielle du parquet est d’assurer le respect des priorités
répressives définies par le gouvernement. Mais le ministère public dispose
aussi d’une marge de manœuvre lui permettant de développer des stratégies
originales pour répondre au phénomène criminel. On assiste alors à la naissance d’une véritable « politique judiciaire » de répression du crime. Le parquet
est un acteur essentiel de la politique pénale qui participe de manière tantôt
active et tantôt passive à chaque étape de la procédure criminelle.
Le rôle du parquet dans la phase préparatoire
du procès
En amont du jugement, le parquet joue un rôle décisif en appréciant
l’opportunité des poursuites et en déterminant les premières orientations des
affaires. À cette occasion, il opère un certain nombre de choix stratégiques
intéressant directement la politique pénale.
L’appréciation de l’opportunité des poursuites
Sous le régime de Vichy, la Chancellerie s’efforce d’encadrer le plus
étroitement possible le pouvoir d’appréciation de l’opportunité des poursuites
laissé aux magistrats du parquet.
De 1940 à 1944, près d’une trentaine de circulaires sont adressées au
parquet à ce sujet. La plupart d’entre elles sont rédigées dans des termes assez
généraux et se contentent, dans une matière déterminée, de réclamer que les
plaintes soient examinées avec soin et que « les auteurs des infractions constatées » soient déférés « avec célérité aux juridictions compétentes » 83.
Mais il arrive que les instructions soient plus explicites, comme dans la
circulaire du 25 avril 1942 sur l’adultère qui invite les membres du ministère
public « à apporter un soin particulier à l’examen des plaintes formulées par les
époux outragés et à ne décider du classement sans suite qu’après avoir diligenté d’une façon complète les enquêtes nécessaires pour retrouver le nouveau
domicile des coupables » 84.
Il arrive, de manière tout à fait exceptionnelle, que des circulaires invitent les magistrats du parquet à faire preuve de prudence dans l’exercice des
poursuites. Mais ces instructions visent généralement à assurer la coordination
entre l’autorité judiciaire et l’autorité administrative dans des matières où
l’exercice des poursuites obéit à des règles particulières 85 ou à ménager la sus86
ceptibilité des autorités d’occupation . Il ne s’agit jamais de prescrire la clémence envers une catégorie donnée de délinquant.
Dans la quasi-totalité des cas, les circulaires du garde des Sceaux invitent à davantage de fermeté dans l’exercice de l’action publique. Il en est sur87
88
tout ainsi en matière d’ordre moral , de répression politique , et d’infractions
208
Catherine Fillon, Marc Boninchi
89
aux règles de ravitaillement ou à la législation économique . En revanche, la
xénophobie et l’antisémitisme, qui animent pourtant le régime, ont donné lieu
à très peu de circulaires d’application en matière pénale. La circulaire de
Joseph Barthélemy du 7 février 1941 prescrivant de faire preuve « d’une
rigueur spéciale » contre les étrangers en matière d’infractions à la législation
sur le ravitaillement constitue un contre-exemple notable. Mais il est des
moyens de se faire entendre à mots couverts. Ainsi les circulaires relatives aux
sections spéciales donnent-elles la consigne de prendre en considération non
seulement la gravité des faits mais également « la qualité des personnes » poursuivies. Il est évident, au regard des dossiers traités à Lyon, que cette dernière
mention a été comprise dans un sens volontiers xénophobe et antisémite par
le juge d’instruction spécialisé dans ces affaires et par les magistrats siégeant à
l’audience. La qualité de Français naturalisé, celle d’étranger, celle de Juif
lorsqu’elle se combine à l’une des précédentes, aggrave la suspicion et autorise une répression beaucoup plus sévère.
Sur le terrain, ces invitations à la fermeté ne vont pas provoquer une
baisse du taux moyen de classement sans suite. D’après les statistiques judiciaires, ce taux est le même sous le régime de Vichy que lors des dernières
années de la IIIe République 90. Mais cette donnée dissimule une réelle mobilisation des magistrats du parquet qui auraient dû, en toute logique, compenser
l’accroissement du nombre d’affaires entrantes par une augmentation des classements sans suite 91.
Il faut garder à l’esprit que l’activité globale des parquets augmente de
manière vertigineuse entre 1940 et 1944 92. Durant la décennie précédente, le
nombre d’affaires traitées annuellement par le ministère public s’établissait aux
alentours de 600 000. Entre 1940 et 1941, ce chiffre connaît une poussée significative et dépasse le seuil des 900 000 affaires. Les chiffres continuent à croître
en 1942, puis connaissent une baisse à compter de 1943. Cette augmentation,
qui intervient à un moment où la croissance du contentieux pénal était nettement stabilisée, est particulièrement brutale : en deux années le nombre
d’affaires traitées par le parquet augmente davantage que dans les deux
décennies précédentes 93.
Des efforts considérables ont donc été développés par le parquet pour
éviter que la très forte augmentation du nombre d’affaires portées à sa
connaissance ne se traduise par une augmentation de la part des classements.
On peut donc dire que les prescriptions du pouvoir en la matière ont largement été suivies d’effet.
Les archives de la Chancellerie témoignent, dans certains domaines, de
l’existence d’un véritable système de surveillance de l’activité juridictionnelle.
Le contentieux de la répression de l’adultère en fournit un bel exemple. La circulaire déjà mentionnée du 25 avril 1942 invitait les magistrats du parquet à ne
procéder au classement sans suite que dans des hypothèses exceptionnelles et
à traiter « avec une sévérité particulière les complices qui profitent de la captivité
des maris pour abuser indignement de la situation de certains foyers » 94.
La Chancellerie s’est efforcée de vérifier si ces prescriptions étaient respectées sur le terrain. Le 17 février 1944, le commissaire général aux prison-
209
Actes du colloque
niers de guerre écrit au garde des Sceaux pour dénoncer un certain nombre de
jugements de condamnation pour adultère empreints selon lui d’une « indulgence injustifiée » 95. Après examen de ce courrier, la direction des Affaires criminelles décide de demander des explications à certains procureurs généraux 96.
Ceux de Nancy et de Douai sont invités à justifier l’attitude du parquet dans
deux affaires d’adultère ayant conduit à la poursuite de l’épouse infidèle, mais
pas à celle de son complice 97. Les explications fournies par ces hauts magistrats sont jugées « satisfaisantes » et la Chancellerie décide de ne pas donner
suite à l’affaire 98.
Le garde des Sceaux demande tout de même au commissariat général
des prisonniers de guerre de le tenir informé des décisions faisant preuve
« d’une indulgence que les circonstances ne justifieraient pas » pour lui permettre de donner aux procureurs généraux les instructions nécessaires 99. Cet
efficace mécanisme de surveillance conduira la Chancellerie à demander de
nouvelles explications au procureur général de Douai courant juin 1944 100. De
nombreux procureurs généraux ont été amenés à fournir de semblables justifications, dès le mois de septembre 1942 101.
Ces données trahissent le caractère tout à fait relatif de la confiance
accordée par le régime aux magistrats du parquet ; elles témoignent également
de l’efficacité globale des mécanismes de surveillance mis en place.
L’orientation préalable des affaires
Dès lors qu’il décide d’engager des poursuites, le parquet doit opérer un
certain nombre de choix.
Il doit d’abord décider du mode de traitement de l’affaire, qui varie en
fonction de la complexité du dossier et du degré de célérité exigé par les circonstances. Si l’instruction est obligatoire en matière criminelle, elle ne l’est
pas en matière correctionnelle. Le parquet peut donc saisir directement le tribunal correctionnel par voie de citation directe, ou recourir à la procédure de
flagrant délit prévue par la loi du 20 mai 1863. Si les circulaires du gouvernement de Vichy indiquent systématiquement que la répression doit être menée
« avec célérité », elles précisent rarement le mode de traitement à retenir 102. Le
parquet a donc disposé, en la matière, d’une importante marge de manœuvre.
Les statistiques montrent que le nombre de poursuites par voie de citation directe est multiplié par 1,7 entre 1938 et 1942 et les poursuites par voie
d’instruction par 1,6 alors que le nombre de poursuites en flagrant délit reste
stable. Ces poursuites ne représentent plus en 1942 que 11,6 % des poursuites
correctionnelles contre 17,3 % en 1938 103. On assiste donc, dans un contexte
inflationniste, à un maintien du taux d’ouverture d’informations judiciaires et à
une baisse relative de l’utilisation du flagrant délit. Ce phénomène est probablement dû à la complexité particulière des affaires de marché noir et de résistance qui nécessitent des investigations approfondies pour mettre à jour
l’ensemble des réseaux pouvant entourer les individus appréhendés.
C’est également le parquet qui procède à la première qualification juridique des faits. L’opération est importante puisqu’elle détermine souvent, de
210
Catherine Fillon, Marc Boninchi
manière indirecte, le choix de la juridiction de jugement. En la matière, le
ministère public conserve toujours une certaine influence, même lorsque les
textes semblent exclure sa compétence. Il est donc naturellement conduit à
jouer un rôle dans l’orientation des affaires entre juridictions ordinaires et juridictions d’exception.
Nous avons vu que les textes concernant les sections spéciales plaçaient
le parquet au centre du mécanisme de sélection des dossiers. Dans le ressort
du tribunal de première instance de Lyon, le ministère public s’est acquitté
consciencieusement de cette mission de repérage des affaires caractérisées par
une « intention d’activité anarchiste ou communiste ».
Dès l’entrée en vigueur de la loi du 14 août 1941, les magistrats du parquet ont fait usage des dispositions rétroactives de ce texte pour obtenir le
dessaisissement des tribunaux correctionnels au profit de la nouvelle juridiction d’exception 104.
De plus, les membres du ministère public lyonnais n’ont pas attendu la
circulaire du 2 juillet 1943 pour faire mention, dans les réquisitoires introductifs d’instance, du texte portant création des sections spéciales : de décembre
1942, date à laquelle le dessaisissement de la section militaire au profit de la
section près la cour d’appel devient effectif, à juin 1943, on ne peut relever
qu’un seul oubli de ce genre.
Le dépouillement des jugements rendus par le tribunal correctionnel de
Lyon montre en outre que le parquet de cette juridiction a fait un usage très
modéré de la possibilité qui lui restait pourtant offerte de renvoyer les auteurs
d’infractions à caractère communiste devant la juridiction ordinaire 105. De la
création des sections spéciales en août 1941 à leur suppression en juillet 1944,
le tribunal correctionnel de Lyon n’a été saisi que de quelques très rares infractions commises dans une intention communiste.
Il serait abusif de prétendre que l’on comprend aisément les raisons
ayant animé le parquet de Lyon et l’ayant finalement conduit à renoncer, dans
certains dossiers, à requérir la saisine de la section spéciale.
Sans doute, avoir répondu favorablement à un appel à manifestation
lancé par le parti communiste clandestin ne dénote pas nécessairement une
intention communiste caractérisée, d’autant que les prévenus, qui ont crié
« Vive la République ! » et chanté La Marseillaise, n’avaient pas entonné l’Internationale 106.
En revanche, ne pas requérir, au début de l’année 1943, le renvoi
devant la section spéciale de deux inculpés qui avouaient leur participation
active dans l’entreprise de reconstitution du parti communiste et détenaient
des tracts en vue de la distribution est une attitude qui laisse beaucoup plus
perplexe. Tout comme, en l’occurrence, laissent perplexe la légèreté des
condamnations et l’absence d’appel du ministère public 107.
Dans le ressort du tribunal de première instance de Lyon, le recours à la
juridiction ordinaire en matière de répression des activités communistes et
anarchistes s’est donc avéré tout à fait exceptionnel.
211
Actes du colloque
Il faut dire que le procureur général Senebier exerçait une surveillance
étroite de ses subordonnés. Les archives du parquet de Lyon témoignent de
l’existence d’une certaine tension entre le procureur général et certains procureurs de la République de son ressort. Cette tension est engendrée pour
l’essentiel par l’incompétence de certains magistrats du parquet perdus dans le
dédale des juridictions d’exception et ne semble pas dissimuler des réflexes
d’insoumission.
Courant février 1944, Armand Navet, procureur de la République de
Montbrison, informait son procureur général de la commission d’un vol, par
trois individus non identifiés, de cartes textiles, de bons d’achat et d’imprimés
municipaux au détriment du maire d’une petite commune de son ressort. Le
procureur de la République avait ouvert une information contre inconnu pour
vol et pensait saisir le tribunal spécial.
Quelques jours plus tard, le procureur Senebier lui adressait un sévère
rappel à l’ordre : « ... une fois de plus, je constate que vous apportez une négligence et une ignorance regrettable dans l’administration de votre parquet (...)
En marge de ce rapport figure la mention tribunal spécial. Vous semblez ainsi
ignorer que les auteurs de ce vol, s’ils étaient identifiés, devraient être traduits
devant la section spéciale de la cour et non pas devant le tribunal spécial. Je
vous prie de m’adresser vos explications. Avez-vous dans le réquisitoire introductif, visé la loi du 5 juin 1943 ? Les mêmes observations sont à retenir pour
les cinq autres rapports que vous m’avez adressés concernant d’autres vols
dans les mairies » 108.
Dans sa réponse, le procureur de la République indiquait que rien ne
lui avait permis, dans cette affaire, de détecter l’intention subversive et
« d’écarter avec certitude l’hypothèse du crime vulgaire ». Il reconnaissait avoir
pu commettre une erreur et tentait de rassurer sa hiérarchie, en réaffirmant son
attachement aux principes de l’ordre nouveau : « ... je ne dis pas que mon
interprétation est la bonne. Je suis prêt à la rectifier conformément à votre avis
et sans la moindre hésitation. Mais que pour cela, vous m’accusiez de négligence et d’ignorance, c’est ce que je ne puis pas admettre... Si je commettais
dans l’exercice de mon devoir professionnel une négligence qui pût favoriser si
peu que ce soit une entreprise subversive contre mon pays, je la considérerais
comme criminelle. Mon attitude à cet égard, qui vous est connue depuis longtemps, doit vous être une garantie suffisante que, si je puis me tromper, je ne
néglige rien de ce qu’exige la tranquillité de ma conscience » 109.
Par retour de courrier, le procureur Navet allait se voir infliger une
sévère leçon de droit pénal vichyste : s’agissant de vols commis dans des mairies où les malfaiteurs se sont emparés de la totalité des titres d’alimentation de
la commune ainsi que d’un cachet officiel et d’imprimés d’état civil, « les faits
apparaissent avec évidence comme des infractions commises pour favoriser la
subversion sociale et nationale » et relèvent dès lors de la compétence des sections spéciales 110.
La structure hiérarchique du parquet permet donc de trancher rapidement les éventuelles divergences existant en son sein et de corriger les éventuelles erreurs du personnel subalterne.
212
Catherine Fillon, Marc Boninchi
*
*
*
Le parquet a également joué un rôle clef dans la sélection des affaires
111
déférées au tribunal d’État . Mais ce rôle s’est développé en marge du texte
de la loi, qui rend la saisine de cette juridiction indépendante de tout exercice
de qualification judiciaire. En principe, le Conseil des ministres est seul juge de
l’opportunité d’orienter une affaire vers cette redoutable juridiction d’exception 112. Mais en pratique, seuls les dossiers que le parquet veut bien « signaler »
à la Chancellerie peuvent donner lieu à cette saisine.
De fait, chacune des soixante-quatorze affaires jugées par la section de
Lyon du tribunal d’État a été signalée au gouvernement par le ministère public 113.
Les deux dossiers renvoyés devant cette juridiction sur l’initiative directe du
pouvoir n’ont jamais été audiencé 114.
La procédure de signalement est pratiquement invariable. Lorsqu’un
procureur de la République estime qu’une affaire instruite dans son ressort
mérite d’être jugée par le tribunal d’État, il en informe immédiatement son procureur général. Ce haut magistrat signale alors l’affaire au garde des Sceaux en
indiquant s’il partage l’avis de son subordonné 115. Le gouvernement tranche
enfin la question après avoir recueilli « l’avis officieux » du commissaire du
gouvernement chargé de porter l’accusation devant le tribunal d’État 116.
Dans la mesure où les archives du tribunal d’État sont constituées à la
fois des affaires effectivement déférées à cette juridiction et de celles pour lesquelles la saisine a seulement été envisagée, il est possible, en s’appuyant sur
ce fond d’archive, de savoir dans quelle mesure le commissaire du gouvernement a pu dissuader le garde des Sceaux de procéder à cette saisine 117.
On peut constater que tous les avis du commissaire du gouvernement,
qu’ils soient négatifs ou positifs, ont été suivis par le Conseil des ministres et que
toutes les affaires soumises à la juridiction d’exception l’ont été avec le double
assentiment du procureur général et du commissaire du gouvernement 118.
Il arrive, de manière très exceptionnelle, que des divergences apparaissent au sein du parquet sur l’opportunité de saisir le tribunal d’État. Mais la
structure hiérarchique du parquet va alors jouer le rôle d’uniformisation déjà
observé pour les sections spéciales.
Ainsi, le 10 mars 1943, un membre du parquet du procureur de la République de Mâcon fait son rapport sur la procédure suivie contre Mme Jacquesson, accusée d’avoir pratiqué une dizaine d’avortements : « la loi du 15 février
1942 relative à la répression de l’avortement prévoyant que les personnes pratiquant habituellement ou dans un but lucratif l’avortement étaient passibles
d’être déférées devant le tribunal d’État, je n’ai pas cru devoir régler cette
affaire sans vous avoir consulté. Il ne fait aucun doute que la femme J. remplit
légalement les conditions pour être assimilée, conformément à l’article 2 de la
loi du 7 septembre 1941, aux auteurs d’activités de nature à nuire au peuple
français et qu’elle mériterait d’être condamnée avec une extrême rigueur.
Cependant, les textes de droit commun (art. 317 du Code pénal) permettent, à
mon avis, de lui infliger une peine en rapport avec l’importance de ses agisse-
213
Actes du colloque
ments [...] Dans ces conditions, afin d’éviter de charger inutilement le tribunal
d’État de cette affaire, qui ne revêt d’ailleurs pas une importance exceptionnelle,
il ne me paraît pas opportun d’envisager la saisine de cette juridiction » 119. Son
avis ne sera finalement pas suivi par sa hiérarchie qui décidera, sur les conseils
du commissaire du gouvernement, de proposer la saisine du tribunal d’État.
Mais les cas de désaccord demeurent très rares et dans l’immense majorité des hypothèses, le ministère public demande unanimement que le dossier
signalé soit soustrait à la juridiction de droit commun.
Le parquet fait parfois preuve d’une certaine subtilité dans le traitement
des affaires. Il arrive qu’il distingue au sein d’un même dossier entre la situation des différents prévenus, en ne renvoyant que les cas les plus graves
devant le tribunal d’État 120. Cette stratégie conduit à une disjonction des poursuites en fin d’information et peut poser un certain nombre de problèmes
matériels liés à la coordination des différentes juridictions de jugement 121.
Notons que certains procureurs généraux ont fait preuve d’un zèle tout
particulier dans le contrôle de leurs subordonnés. C’est notamment le cas du
procureur général de Montpellier qui conclut son rapport au garde des Sceaux
du 5 mai 1943 préconisant la saisine du tribunal d’État dans une affaire de
détournement de tickets de ravitaillement par la remarque suivante : « j’ajoute
que je n’ai eu connaissance de cette affaire que par le contrôle de la notice
d’information, mon substitut ayant omis de me la signaler » 122.
Il reste à savoir sur quels critères le parquet a sélectionné, dans la masse
du contentieux, les dossiers faisant l’objet d’un premier rapport hiérarchique.
En la matière, la marge de manœuvre laissée aux magistrats est variable et
dépend du type de contentieux considéré.
En matière d’avortement, le pouvoir n’a adressé aucune instruction précise aux procureurs sur les modalités d’application de la loi permettant de renvoyer les avorteurs « professionnels » devant la juridiction d’exception 123. Face
à un avorteur d’habitude, les magistrats du parquet ont donc une alternative :
le faire poursuivre et juger selon les règles de droit commun 124 ou soustraire le
dossier au tribunal correctionnel pour le confier à la juridiction d’exception 125.
Le texte de la loi invite implicitement les magistrats à isoler, dans la masse des
affaires instruites, les comportements les plus graves et à confier le jugement
de ces « activités de nature à nuire au peuple français » au tribunal d’État 126.
L’appréciation est éminemment subjective et une véritable « politique judiciaire » de sélection des dossiers a pu se mettre en place. La sélection s’opère
toujours en fonction du nombre d’avortements pratiqués et du caractère plus
ou moins lucratif de l’activité 127, mais les seuils de sélection peuvent varier, en
fonction de la taille du parquet, de son volume d’activité, et de la personnalité
du procureur 128.
Dans certains domaines, les instructions du pouvoir sont plus précises
et laissent une marge de manœuvre plus réduite aux magistrats du parquet. Il
en est ainsi, par exemple, en matière de vol de marchandises dans les gares.
La première circulaire ministérielle, datée du 11 décembre 1941, reste très
générale puisqu’elle se contente de demander le signalement, aux fins de saisine du tribunal d’État, des « affaires particulièrement graves qui, soit en raison
214
Catherine Fillon, Marc Boninchi
de l’importance des détournements opérés, soit en raison de la qualité des
auteurs des infractions, exigent des sanctions exceptionnelles » 129. Mais des circulaires ultérieures sont venues encadrer la liberté des magistrats, comme celle
du 17 mars 1942, qui vient préciser que les « détournements de colis et de denrées destinés aux prisonniers de guerre » doivent être rangés au rang des vols
suffisamment graves pour justifier la saisine de la juridiction d’exception 130. La
marge de manœuvre du parquet est parfois légèrement réduite par la loi
elle-même. Ainsi, en matière d’infractions aux lois sur le ravitaillement, la loi
du 11 octobre 1941 définit trois catégories de personnes susceptibles d’être
déférées au tribunal d’État 131. Mais le parquet conserve, en toutes hypothèses,
une marge d’action considérable.
Il ne semble pas avoir fait un usage inconsidéré de cette liberté. Il paraît
même avoir pleinement rempli le rôle qui lui était assigné par le pouvoir. En
juin 1943, le garde des Sceaux a d’ailleurs tenu à féliciter sur ce point
l’ensemble de ses procureurs généraux : « je me plais à constater qu’en application de mes instructions, je suis par vos soins mis en mesure de désigner au
Conseil des ministres pour être déférés au tribunal d’État les auteurs des infractions les plus graves : il convient à cet égard que votre vigilance demeure toujours aussi attentive » 132.
Le rôle du parquet dans la phase terminale
du procès
Les attentes de la Chancellerie concernant la phase terminale du procès
pénal sont développées par une circulaire du 16 août 1943 sur la répression
des vols de titres d’alimentation : « à l’audience, il appartiendra aux représentants du ministère public de requérir les condamnations les plus sévères contre
les inculpés et lorsque l’affaire aura été laissée à la connaissance de la juridiction de droit commun, de s’opposer à l’octroi des circonstances atténuantes et à
l’application de la loi de sursis. Enfin, vos substituts devront immédiatement relever appel des jugements qui leur paraîtraient empreints d’une indulgence injustifiée. Vous voudrez bien porter ces prescriptions à la connaissance des
magistrats du ministère public de votre ressort et user, le cas échéant, du droit
d’appel qui vous est dévolu par l’article 205 du Code d’instruction criminelle » 133.
Ce texte ne fait que développer la formule, contenue dans la plupart
des circulaires de l’époque, invitant le parquet « à requérir à l’audience des
condamnations sévères » et « à ne pas hésiter à relever appel des décisions
empreintes d’une indulgence injustifiée » 134.
Les réquisitions à l’audience
La circulaire de Joseph Barthélemy du 7 février 1941 invite les membres
du ministère public à prouver leur ascendance sur les magistrats du siège en
obtenant des peines ayant « la force de l’exemplarité » 135. Le parquet est donc
investi d’une sorte d’obligation de résultat : il lui appartient de trouver, sous
215
Actes du colloque
la dictée du gouvernement, les arguments propres à emporter la conviction
des juges.
Les archives publiques fournissent peu de renseignements sur le comportement du parquet à l’audience. Le plus souvent, le jugement et le compte
rendu du procès se contentent d’indiquer que « le ministère public a requis
l’application de la loi ». Aucune indication n’est fournie sur le quantum demandé
ou sur les arguments utilisés par le parquet. Mais l’évolution des décisions rendues par les magistrats du siège demeure un indice de l’efficacité globale de
l’action du ministère public. Il suffit d’observer si les tribunaux ont fait preuve de
davantage de sévérité dans les domaines jugés prioritaires par le régime pour
savoir si le ministère public a réussi à emporter la conviction des juges.
Au plan national, on peut d’abord noter un renforcement général de la
sévérité de la répression 136. Entre 1938 et 1942, l’emprisonnement correctionnel double et atteint un maximum historique avec près de 160 000 peines
d’emprisonnement ferme. Les peines de plus d’un an sont celles qui connaissent la plus forte augmentation puisqu’elles atteignent en 1943 le triple de leur
niveau d’avant-guerre 137.
Cette explosion des peines carcérales est due à une forte augmentation
des condamnations pour vol simple, qui triplent entre 1938 et 1942, et à
l’accroissement très net de la sévérité des juridictions dans certains types de
contentieux 138. L’évolution la plus nette concerne le marché noir. En 1942,
près de 80 000 personnes sont condamnées pour trafic de denrées contingentées, infraction à la législation sur les titres de ravitaillement ou vols de colis ou
denrées contingentées dans les gares 139. Ce chiffre est considérable puisqu’il
correspond au tiers de l’ensemble du contentieux correctionnel
d’avant-guerre. Le quantum des peines est relativement sévère, surtout en
matière de vol de colis dans les gares 140. On assiste ensuite à un renforcement
général de la répression des infractions touchant à l’ordre moral. Les condamnations pour infraction à la législation sur les débits de boissons, infanticide,
avortement et adultère connaissent une poussée très significative 141. L’exemple
de l’adultère est particulièrement significatif. Avant la circulaire du 25 avril
1942 prescrivant des « sanctions exemplaires » contre les époux infidèles, les
juridictions avaient recours à la prison dans moins de 2 % des cas. Le taux
d’emprisonnement s’élève à 15,6 % en 1942 et se stabilise autour de 34 % pendant les deux dernières années du régime. Ces peines sont assorties du sursis
dans seulement 15 % des cas 142. Dans l’ensemble, la nouvelle politique gouvernementale s’est donc révélée redoutablement efficace.
Sur le plan local, un certain nombre d’exemples permettent de comprendre que le parquet a joué un rôle important dans cette modification des
comportements répressifs.
L’exemple le plus caractéristique est une fois encore celui de l’adultère.
La politique du gouvernement de Vichy en la matière n’a pas été accueillie de
la même manière par toutes les juridictions. Dans la plupart des ressorts territoriaux, des peines d’emprisonnement sont prononcées dès la diffusion de la
première circulaire du garde des Sceaux, en avril 1942 143.
216
Catherine Fillon, Marc Boninchi
Mais certaines juridictions, comme le tribunal correctionnel de Lyon, ne
réagissent pas réellement à cette circulaire et se contentent d’augmenter le
montant des amendes prononcées, sans recourir à l’emprisonnement 144. Pour
briser la résistance de ces juridictions, la direction criminelle décide d’adresser
une nouvelle circulaire aux procureurs généraux 145. Ce texte, artificiellement
daté du 21 juin 1943, est expédié de Paris le 17 et reçu au parquet général de
Lyon aux alentours du 19 146. C’est à ce moment précis que le tribunal correctionnel de Lyon va modifier sa politique répressive. Du 5 au 12 juin, cette juridiction s’était contentée, comme à son habitude, de prononcer des peines
d’amende contre la dizaine d’époux infidèles qui lui étaient déférés. À compter
du 19 juin, le tribunal se met brusquement à distribuer des peines d’emprisonnement avec sursis 147. Les réquisitions formulées à l’audience par le substitut
Novel ont donc dû emporter la conviction des magistrats du siège...
Par la suite, les magistrats lyonnais feront de moins en moins usage du
sursis et n’hésiteront plus à condamner les époux infidèles à des peines
d’emprisonnement ferme. Le parquet de Lyon a sans doute joué un rôle considérable dans cette nouvelle évolution des comportements 148.
C’est justement sur ce dernier problème – celui du sursis – que le rôle
du parquet s’est généralement révélé le moins efficace. Les dispositions de la
circulaire du 7 février 1941 qui demandaient au parquet de dissuader les tribunaux d’utiliser cet élément de la « démagogie du pardon » ne semblent pas
avoir été suivies d’effet. Le compte général de la justice criminelle pour 1941
n’enregistre pas de recul important de cette mesure de clémence, visiblement
très ancrée dans les habitudes judiciaires 149. Pour surmonter cette difficulté, le
régime de Vichy sera contraint d’adopter en septembre 1941 une loi interdisant formellement le prononcé du sursis dans un certain nombre de domaines
jugés prioritaires 150.
Le développement d’une stratégie d’appel
Le ministère public a le droit de faire appel des décisions des magistrats
du siège non conformes à ses réquisitions. Les circulaires du gouvernement de
Vichy invitent le parquet à utiliser systématiquement cette possibilité pour
obtenir l’annulation « des décisions empreintes d’une indulgence injustifiée ».
L’appréciation du caractère « injustifié » des décisions de première instance et de l’opportunité d’en relever appel fait l’objet d’un strict contrôle hiérarchique faisant intervenir successivement le procureur général et le ministre
de la Justice 151.
Pour être à même d’exercer en temps utile le droit d’appel prévu par
l’article 205 du Code d’instruction criminelle, certains procureurs généraux ont
mis en place un système très organisé de signalement des « affaires sensibles ».
Après plusieurs rappels à l’ordre de la Chancellerie, le procureur général de Douai a par exemple instauré un système de surveillance des décisions
rendues dans son ressort en matière d’adultère : « ... pour permettre à mon parquet général d’exercer son contrôle sur toutes ces affaires et d’élever ou de
maintenir la répression au niveau nécessaire, je vous prie de me faire parvenir
217
Actes du colloque
tous les samedis à compter de samedi prochain, 8 juillet, un état nominatif de
toutes les décisions rendues en la matière par le tribunal correctionnel de votre
siège avec votre avis motivé sur la suffisance ou l’insuffisance des peines prononcées, l’opportunité d’interjeter ou non appel et l’indication que vous usez
ou non de cette voie de recours. Au cas de relaxe, vous aurez soin de me communiquer le dossier de la procédure avec une copie du jugement. En ce qui
concerne les décisions antérieures à ce jour, vous aurez soin de les reconsidérer
en l’état des présentes instructions et de relever appel de toutes celles qui
seraient empreintes d’une indulgence injustifiée. Pour celles de ces décisions à
l’égard desquelles votre délai serait expiré, vous ne manqueriez pas de m’adresser d’extrême urgence le dossier de la procédure en l’état d’appel, afin que je
puisse moi-même user de cette voie de recours » 152.
Dans le ressort de la cour d’appel de Lyon, le contrôle hiérarchique a
été exercé de manière efficace et a permis une réelle régulation de l’intensité
de la répression.
En matière de répression des offenses au chef de l’État, les magistrats
lyonnais ont généralement suivi l’invitation à la fermeté contenue dans la circulaire du garde des Sceaux du 31 janvier 1941 153. Dans l’ensemble, les
condamnations prononcées en la matière sont donc d’une grande sévérité.
Mais il arrive que des circonstances particulières conduisent les magistrats du siège à faire preuve d’une indulgence injustifiée aux yeux du parquet.
À titre d’exemple, on peut citer un jugement du tribunal correctionnel
de Lyon du 8 septembre 1941, qui fait preuve d’une clémence toute particulière envers une prostituée poursuivie pour outrage au chef de l’État. Le tribunal avait estimé qu’il convenait « de tenir compte du milieu où le fait à été
consommé, des locutions couramment en usage dans la profession de la prévenue et de la sage distinction établie par la grande ordonnance de Saint-Louis
entre celui qui blasphème en connaissance de cause et de propos délibéré et
celui sur les lèvres duquel, par suite d’habitudes fâcheuses, “fleurissent hors de
propos de mauvais fruits de la bouche” ». La prévenue fut donc condamnée à
deux mois d’emprisonnement avec sursis 154. Mais le parquet fit appel de cette
décision et obtint, en deuxième instance, une peine de quatre mois d’emprisonnement ferme 155.
Un jugement du même tribunal correctionnel du 29 décembre 1941 prononçait une peine de quarante jours de prison contre un individu accusé
d’avoir déclaré : « Le maréchal Pétain est un fumier, il nous fait crever de
faim ! ». Les juges avaient retenu l’existence de « circonstances atténuantes » et
noté que le prévenu « avait surtout obéi à un moment de colère en voyant la
boulangerie fermée » 156. Sur recours du parquet, la cour d’appel de Lyon prononça une peine de six mois d’emprisonnement ferme 157.
L’appel peut donc être un moyen efficace pour lutter contre « l’indulgence injustifiée » de certains magistrats du siège.
La circulaire du 31 janvier 1941 sur les offenses au chef de l’État a mis en
place un système de stricte surveillance hiérarchique. Les substituts du procureur de la République sont invités à informer le procureur général de toutes
218
Catherine Fillon, Marc Boninchi
poursuites exercées en la matière. Un rapport circonstancié est ensuite rédigé
par le procureur général et transmis au garde des Sceaux.
Dans le ressort de la cour de Lyon, ce système de surveillance a conduit
à un rappel à l’ordre assez inattendu de la part de la Chancellerie. Durant
l’automne 1941, alors que les condamnations prononcées par le tribunal correctionnel de Lyon pour offense au chef de l’État se font de plus en plus sévères, le substitut Thomas les juge systématiquement insuffisantes. Il aurait
même voulu relever appel d’un jugement du 8 octobre 1941 condamnant un
terrassier à un an d’emprisonnement ferme pour avoir déclaré : « Il est beau
votre gouvernement... je souhaite la mobilisation générale en 48 heures... si
c’est ça votre gouvernement, eh bien c’est du propre et votre Pétain, mes couilles » 158. Au début de l’année 1942, le procureur général de Lyon, convoqué à la
Chancellerie pour une importante affaire, se fera rappeler à l’ordre en raison
de « la sévérité excessive des juridictions du ressort et notamment de la cour,
surtout pour offense au chef de l’État » 159. Le pouvoir a donc parfois été contraint de tempérer l’ardeur répressive du parquet.
La dernière spécificité de la période tient aux relations ambiguës que le
parquet entretient avec l’autorité préfectorale.
La circulaire du 2 juillet 1943 sur les sections spéciales, qui exigeait que
les magistrats conservent un contact étroit avec les représentants de l’autorité
administrative pour que celle-ci puisse prendre les mesures nécessaires en cas
de non-lieu ou de relaxe, n’a fait qu’entériner des pratiques existantes en certains endroits.
À Lyon, dès 1941, les autorités préfectorales avaient demandé à être
tenues régulièrement informées des affaires intéressant le ravitaillement inscrites au rôle des tribunaux correctionnels. Un représentant de la préfecture
assistait aux audiences et des mesures d’internement administratif frappaient
déjà ceux qui avaient été acquittés ou ceux dont la peine était couverte par la
détention préventive.
En 1942, des personnes condamnées à quelques mois d’emprisonnement par le tribunal correctionnel pour des faits de résistance font l’objet d’un
internement administratif le jour même de leur sortie de prison, de sorte
qu’elles passent directement des mains de l’administration pénitentiaire à celle
de l’administration préfectorale sans qu’il leur soit possible de prendre la fuite.
Cette remarquable synchronie supposait une parfaite collaboration des autorités judiciaires et des autorités administratives 160.
Et de fait, avant même d’être sommé à l’instar de tous les parquets généraux de la pratiquer en 1943, le parquet général de Lyon l’avait bien volontiers
anticipée et expérimentée. Dans divers courriers adressés à la Chancellerie au
début de l’année 1941, le procureur général Senebier paraît surtout y avoir vu
un moyen de sévir contre les personnes ayant bénéficié de la clémence des
magistrats du siège. Il se déclare prêt à demander lui-même à l’autorité préfectorale une telle mesure. Cet enthousiasme pour les mesures administratives
n’était toutefois pas unanimement partagé par le personnel de tous les parquets du ressort. Dans certaines affaires plus tardives ayant suscité des incidents entre des procureurs de la République et le procureur général, on peut
219
Actes du colloque
relever une évidente mauvaise volonté des premiers à se plier au contrôle
exercé par la préfecture. Ainsi à deux reprises au cours du mois de juin 1943,
le procureur de la République près le tribunal de Bourg-en-Bresse a fait
preuve d’une inertie, voire d’une inattention étonnantes qui n’iront pas sans
provoquer des réactions furieuses de la préfecture de l’Ain 161.
Les raisons profondes de cette insubordination demeurent largement
hypothétiques. Agacement du magistrat devant cette violation évidente de la
séparation des pouvoirs ? Sympathie du citoyen pour la Résistance ? Opportunisme à la fin d’une guerre que l’on sait irrémédiablement perdue ? Le mystère
des comportements risque fort de rester entier...
Il semble difficile de ne pas souscrire à l’appréciation portée par Alain
Bancaud : « ... le corps judiciaire est à la recherche à partir de la fin 1943, d’un
point d’équilibre, de neutralité entre une peine trop sévère risquant d’entraîner
une réaction de la Résistance ou une mesure d’épuration après la Libération et
une condamnation trop indulgente justifiant l’intervention de la Chancellerie
et des Allemands. Il est également de plus en plus tenté par des stratégies complexes, souvent caricaturales, de double jeu, qui nécessitent pour être appréhendées de prendre en compte l’ensemble des interventions et silences des juges
dans la mesure où elles mettent en cause les attitudes aussi bien envers la responsabilité des résistants qu’à l’égard de l’immunité des partisans du
régime... » 162.
Les procureurs généraux, réunis en octobre 1943 par Laval, n’ont pas vu
sans une sorte de soulagement les projets qui les désengageaient de toute responsabilité importante dans le soin de conduire la répression politique. Et
l’une des circulaires de Maurice Gabolde, en forme tant de rappel à l’ordre que
de cours de droit pénal, fournit la preuve a contrario que, même s’il fut tardif
et sans doute largement inspiré par des considérations personnelles, le désengagement des magistrats du parquet fut bel et bien réel 163.
Épilogue
Le 16 octobre 1944, lors de la séance solennelle de rentrée de la Cour
de cassation, le président Mazeaud rendait un hommage appuyé à la magistrature française pour son rôle sous l’Occupation en affirmant que « l’immense
majorité » des magistrats avait « courageusement résisté » 164. Dix pour cent du
corps sera pourtant épuré dans les années qui suivent la Libération. La Commission centrale d’épuration de la magistrature sanctionnera entre 300 et 400
magistrats pour leur comportement au cours des années noires 165. Cette
importante épuration n’a pas mis fin aux polémiques relatives au rôle de la
magistrature sous Vichy. Les instances d’épuration ont fait une interprétation si
restrictive des textes que les magistrats les plus zélés n’ont pas systématiqueer
ment été inquiétés. L’article 1 de l’ordonnance du 27 juin 1944 permettait de
sanctionner tout magistrat ayant participé, à compter du 16 juin 1940, à l’élaboration ou à l’application de textes portant atteinte « aux libertés publiques
166
fondamentales » . Mais la Commission a globalement estimé que ce texte
220
Catherine Fillon, Marc Boninchi
permettait de frapper les magistrats ayant fait preuve de zèle en matière de
répression de la Résistance ou de collaboration avec l’ennemi, mais pas ceux
qui s’étaient uniquement distingués en matière d’ordre moral ou d’antisémitisme 167. Cette interprétation a donné naissance à de graves injustices. Pour
l’illustrer, nous terminerons cette étude en comparant quelques itinéraires de
magistrats du parquet ayant exercé leurs fonctions sous le régime de Vichy.
Nous commencerons par le cas de Louis Souppe, qui montre qu’un seul
et même magistrat peut faire l’objet, à quelques mois d’intervalle, d’appréciations pour le moins inconciliables. Le 4 mai 1945, la Commission centrale
d’épuration de la magistrature proposait la mise hors de cause de cet avocat
général lyonnais qui avait occupé le siège du ministère public à la section spéciale de Lyon et au tribunal d’État (section de Lyon) 168.
Dans sa lettre d’explication au garde des Sceaux, le président de la
Commission présentait Souppe comme un magistrat « de valeur exceptionnelle », ayant « admirablement compris son rôle », « n’ayant jamais requis la
peine de mort » et ayant fait preuve d’une telle modération « que ses réquisitions
équivalaient à un abandon de l’accusation » 169.
Cet élogieux rapport, qui a conduit à l’abandon de toutes les charges
pesant contre l’intéressé, ne paraît pas avoir été précédé d’investigations très
poussées. La parole de Louis Souppe et la production de quelques certificats –
d’ailleurs bien imprécis – semblent avoir suffit à emporter la conviction de la
Commission d’épuration. Une rapide exploration des archives de la Chancellerie aurait pourtant permis de découvrir qu’à l’automne 1943, le même Louis
Souppe était jugé « très bien » par un certain Joseph Darnand, qui ne saurait être
taxé de modérantisme, et qui avait pu, en tant que membre du tribunal d’État,
observer au quotidien le comportement effectif de cet avocat général... 170
Il est difficile de ne pas être ému par le cas de Louis Tétaud, qui montre
quant à lui que les « ratées » du processus d’épuration ont engendré un certain
nombre de victimes par ricochet 171. Ce magistrat est substitut général près de
la cour d’appel de Paris lorsqu’il est désigné, au mois d’août 1941, pour porter
la parole devant la section spéciale nouvellement créée. Ce magistrat aux « opinions franchement républicaines » préfère alors « s’asseoir comme conseiller
plutôt que d’accepter de requérir des peines de mort devant la section spéciale ».
Il quitte donc spontanément un « poste sensible » et prometteur pour des fonctions plus modestes mais étrangères à toute politique de l’ordre nouveau.
Cette attitude courageuse va lourdement handicaper sa carrière, même
après la Libération. Le 27 octobre 1944, l’intéressé écrira au garde des Sceaux
pour se plaindre de la situation, en faisant remarquer que certains de ses collègues ayant accepté de requérir devant des juridictions d’exceptions occupaient
maintenant des postes plus prestigieux que le sien. Mais « l’injustice » ne sera
jamais totalement réparée et il faudra attendre 1949 pour que Tétaud obtienne
un poste de président de chambre 172. La « résistance judiciaire » ne s’est donc
pas nécessairement révélée porteuse au plan professionnel...
Le cas (déjà évoqué) de Jean Astié provoque un sentiment très différent 173.
Cet homme de 54 ans est procureur de la République à Lyon lors de l’installation du régime de Vichy. Il est promu par Raphaël Alibert en décembre 1940 et
221
Actes du colloque
devient procureur général d’Aix-en-Provence. Il est difficile de dire, au vu de
son dossier, si cette nomination est due à son ancienneté et à ses notes professionnelles ou si elle revêt un caractère politique.
À la Libération, Astié est dénoncé par deux de ses collègues et suspendu de ses fonctions par le commissaire de la République Raymond Aubrac.
On lui reproche d’avoir fait preuve d’un certain « zèle », en manifestant de
manière véhémente son adhésion aux principes de l’ordre nouveau lors de ses
discours de rentrée 174 et en prenant l’initiative, en juin 1941, d’adresser une circulaire à ses subordonnés les invitant à davantage de sévérité dans la répression des actes de propagande gaulliste 175. L’intéressé affirme que cette
circulaire n’est pas une initiative personnelle et dit avoir reçu des « instructions
orales » du garde des Sceaux Barthélemy. La véracité de cette affirmation
s’avère totalement invérifiable. Par contre, le dossier de la Commission centrale d’épuration de la magistrature démontre que l’attitude politique d’Astié
« a évolué parallèlement à la courbe suivie par les événements intérieurs et extérieurs ». Ce défenseur enthousiaste de la Révolution nationale s’est transformé,
au fil des victoires alliées, en défenseur « enthousiaste » de la Résistance 176.
Son comportement durant les derniers mois du régime jouera largement
en sa faveur à la Libération. L’aide apportée par Astié à certains résistants à
compter de fin 1942 et son intervention en faveur d’un maquisard à l’extrême
fin du régime n’ont pas été sans influence sur l’avis de la Commission d’épuration. Mais l’élément déterminant a sans aucun doute été l’affaire Deshayes.
Courant 1943, un certain nombre de résistants menés par François de Menthon
sont arrêtés par la police et déférés devant la section spéciale d’Aix-en-Provence. À l’audience, le représentant du ministère public, qui agit avec l’accord
de Jean Astié, requiert l’incompétence de la section spéciale et demande son
dessaisissement au profit du tribunal correctionnel. François de Menthon est
remis en liberté et le parquet général attend plusieurs mois avant de transmettre le dossier à la Chancellerie. À la Libération, François de Menthon
deviendra ministre de la Justice du gouvernement provisoire et signera, en
cette qualité, un arrêté réintégrant son bienfaiteur dans ses fonctions.
Celui-ci terminera paisiblement sa carrière à la Cour de cassation. Une
note versée au dossier d’Astié indique qu’il a bel et bien fait preuve « d’un certain opportunisme vichyssois », mais que ceci prouve avant tout sa capacité à
obéir et démontre « qu’il serait certainement un serviteur dévoué du nouveau
régime »...
Qui dit continuité, même relative, des hommes, dit continuité des pratiques et peut faire redouter la permanence des suspicions. Il serait sans nul
doute instructif d’étudier plus systématiquement que nous ne pouvions le faire
l’accueil qui fut réservé par les parquets aux demandes en révision et aux
requêtes en annulation des condamnations prononcées par les diverses juridictions d’exception de Vichy.
Car les magistrats furent contraints de dresser l’inventaire des décisions
rendues par eux naguère encore et de rapporter celles qui, par la volonté de
l’Histoire, étaient devenues illégitimes. Il leur fallait une nouvelle fois trier le
bon grain de l’ivraie et démêler dans cette masse de personnes condamnées,
222
Catherine Fillon, Marc Boninchi
souvent encore incarcérées quand elles n’avaient pas été déportées, celles qui
ne méritaient plus le titre de mauvais Français et celles dont les agissements passés justifiaient qu’elles encourussent encore la rigueur de la répression pénale.
En somme, à la lumière de la Libération, il leur appartenait d’apprécier
et de dire qui était un authentique résistant et qui ne l’était pas. Comme semblent l’indiquer les archives lyonnaises, la tâche n’a pas toujours été aisée, loin
s’en faut. Ainsi, dans les affaires par nature ambiguë de fabrication, vol ou trafic de tickets de rationnement, tous les certificats de résistance fournis par les
condamnés ne suffirent pas à convaincre les magistrats du parquet général de
Lyon qu’eux-mêmes ou leurs prédécesseurs n’avaient pas poursuivi de vulgaires délinquants, mais de véritables résistants. S’il est vrai qu’un certificat de
résistance n’est pas toujours une garantie sérieuse, on relèvera que les réticences du parquet sont toujours d’autant plus fortes que le ou les condamnés sont
qui des étrangers, qui des Français naturalisés 177. Puisque dans l’échelle des
valeurs de la Commission centrale d’épuration de la magistrature, les manifestations d’antisémitisme et de xénophobie avaient été considérées comme
péchés véniels, faut-il vraiment s’étonner de la résistance parfois opiniâtre que
déployèrent les magistrats du parquet lorsqu’il leur fut demandé, dans certains
cas, de se déjuger ?
Il peut même arriver, cas certes extrême, que le réexamen de ces multiples dossiers conduise le parquet à envisager des mesures que l’on avait omis
de prendre durant les années noires où, pourtant, elles n’auraient pas déparé.
Ainsi, le parquet général près la cour d’appel de Lyon suggérera-t-il à la Libération d’intenter une action en déchéance de la nationalité française contre ce
Polonais naturalisé qui, pour vol et recel de cartes alimentaires, avait fait l’objet
en décembre 1941 d’une condamnation par le tribunal d’État à cinq ans de travaux forcés 178...
223
Actes du colloque
Notes
1. GUILLON (J.-M.), « La philosophie politique de la Révolution nationale », AZEMA (J.-P.) et
BEDARIDA (J.-F.), Vichy et les Français, Éditions Fayard, Coll. « Pour une histoire du XXe siècle », Paris,
1996, p. 168.
2. La Cour suprême de justice, créée par l’Acte constitutionnel n 5, complété par une loi du 30 juillet
1940, était chargée de juger « 1° les ministres, les anciens ministres ou leurs subordonnés immédiats,
civils ou militaires, accusés d’avoir commis des crimes ou délits dans l’exercice ou à l’occasion de leurs
fonctions ou d’avoir trahi les devoirs de leurs charges ; 2° Toute personne accusée d’attentat contre la
sûreté de l’État et de crimes et délits connexes ; 3° Tout coauteur ou complice des personnes visées aux
paragraphes précédents ».
3. Loi du 23 août 1940 contre l’alcoolisme, Sirey1940 3263.
4. Loi du 15 février 1942 relative à la répression de l’avortement,Bull. législatif Dalloz 1942, p. 229.
5. Loi du 6 août 1942 modifiant l’article 334 du Code pénal, Journal officiel de l’État français, 27 août
1942, p. 2922.
6. Loi du 23 décembre 1942 tendant à protéger la dignité du foyer loin duquel l’époux est retenu par
suite des circonstances de guerre, La Semaine juridique, Édition générale, 1943, III, 6812.
7. Il est impossible d’en donner une liste exhaustive... laquelle pourrait aisément ressembler à un
inventaire à la Prévert. Mentionnons cependant, dès le 18 janvier 1940, un décret relatif au
ravitaillement en farine de la population civile. Suivront, entre autres exemples, les lois du 20 août
1940 relative à l’utilisation des pépins de raisin, celle du 18 septembre 1940 relative à l’échange blé
contre farine et blé contre pain (laquelle donne naissance à la catégorie des « cultivateurs
échangistes »...), celle encore du 13 septembre 1940 portant obligation de récupérer et régénérer les
huiles minérales de graissage. La violation des prescriptions de ces textes était le plus souvent
sanctionnée par des amendes administratives. Mais d’autres textes seront nettement plus répressifs. La
loi du 21 octobre 1940, modifiant, complétant et codifiant la législation sur les prix punit de peines
correctionnelles les majorations illicites de prix et les infractions à la législation relative à l’affichage,
l’étiquetage et le relevé des prix. Ce texte sera à de nombreuses reprises modifié, notamment par les
lois du 7 août 1942, 31 décembre 1942, 8 juin 1943, 2 novembre 1943.
8. Loi du 13 août 1940, article 4 : « Sera puni d’un emprisonnement de six mois à deux ans et d’une
amende de 16 F à 5 000 F quiconque aura participé au maintien ou à la reconstitution directe ou
indirecte des associations ou groupements dissous. Les peines prévues à l’article 42 du Code pénal
pourront en outre être prononcées par le tribunal. Si le coupable est un étranger, le tribunal devra en
outre, prononcer l’interdiction du territoire ». Outre la démission d’office, cette peine est applicable à
tout fonctionnaire ou agent de l’État qui aurait fait une fausse déclaration. Elle est portée au double
pour quiconque aurait manqué à l’engagement d’honneur de ne jamais adhérer à une telle
organisation.
9. L’article 5 de la loi du 3 octobre énonçait : « Des règlements d’administration publique fixeront,
pour chaque catégorie, les conditions dans lesquelles les autorités publiques pourront s’assurer du
respect, par les intéressés, des interdictions prononcées au présent article, ainsi que les sanctions
attachées à ces interdictions ». Le statut du 2 juin 1941 est beaucoup plus précis en son article 9 : « Sans
préjudice du droit pour le préfet de prononcer l’internement dans un camp spécial, même si l’intéressé
est Français, est puni : d’un emprisonnement de six mois à deux ans et d’une amende de 500 F à
10 000 F, ou de l’une de ces deux peines seulement, tout Juif qui s’est livré ou a tenté de se livrer à une
activité qui lui est interdite par application des articles 4, 5, 6, de la présente loi. D’un emprisonnement
de un an à cinq ans et d’une amende de 1000 F. à 20 000 F., ou de l’une de ces deux peines seulement,
tout Juif qui se sera soustrait aux interdictions édictées par la présente loi, au moyen de déclaration
mensongères ou de manœuvres frauduleuses ».
10. Loi du 2 juin 1941 prescrivant le recensement des Juifs : « Toute infraction aux dispositions de
l’article 1er est punie d’un emprisonnement de un mois à un an et d’une amende de 100 F à 1000 F, ou
de l’une de ces deux peines, sans préjudice du droit pour le préfet de prononcer l’internement dans un
camp spécial, même si l’intéressé est Français ».
11. Bachelier (C.), Peschanski (D.), « L’épuration de la magistrature sous Vichy », Association française
pour l’histoire de la justice, L’épuration de la magistrature de la révolution à la Libération, 150 ans
d’histoire judiciaire, Paris, Éditions Loysel, 1993, pp. 103-115.
12. Circulaire du 27 décembre 1941 « Magistrats, application de la loi du 17 juillet 1940 et démission
d’office », adressée aux chefs de cour, Bulletin officiel du ministère de la Justice, Année 1941, pp. 187 et
188.
13. Loi du 17 juillet 1940, concernant l’accès aux emplois dans les administrations publiques, Journal
officiel de la République française, 18 juillet 1940, p. 4537.
14. L’épuration diligentée par le gouvernement de Vichy n’a pas manqué de frapper les diverses
catégories d’auxiliaires de justice. Le Conseil d’État, dans un avis du 2 novembre 1940 ayant estimé que
leur étaient applicables les dispositions des deux lois du 17 juillet 1940, ainsi que celles de la loi du
13 août 1940, une circulaire du garde des Sceaux du 19 décembre 1940 (Bulletin officiel du ministère
224
Catherine Fillon, Marc Boninchi
de la Justice, Année 1940, p. 137.) invitait les procureurs généraux « à prendre toutes dispositions
utiles » en vue d’assurer la stricte application de ces divers textes aux notaires, avoués, huissiers,
greffiers, commissaires-priseurs. L’épuration des avocats d’origine étrangère ayant été confiée à la
diligence des conseils de l’ordre, les procureurs généraux n’eurent pas à mener, les concernant,
l’enquête sur les origines. En revanche, le décret du 16 juillet 1941 portant création du numerus
clausus pour la profession d’avocat placera les opérations de recensement et d’exclusion des avocats
juifs sous la surveillance des parquets généraux.
15. Loi du 21 septembre 1942, Bulletin législatif Dalloz, 1942, p. 475.
16. Journal officiel du 31 mars 1942, p. 1386.
17. Ainsi que le rappelle Peschanski (D.) dans Vichy, 1940-1944, Contrôle et Exclusion, Paris,
Éditions Complexe, 1997, p. 87 : « C’est en février 1939 qu’ouvre le premier camp français, à Rieucos,
en Lozère. Il vise alors les »indésirables étrangers« , qu’une loi promulguée le 12 novembre précédent
permettait d’interner, pour le seul fait s’être suspecté de porter atteinte à la sécurité ».
18. Circulaire du 30 juillet 1940. Sauf mention contraire, le texte des circulaires citées dans cet article
est extrait de la collection du cabinet du garde des Sceaux déposée aux Archives nationales. Archives
nationales, Centre des archives contemporaines, versement 19950398, art. 24 et 25 : circulaires du
ministre de la Justice 1940-1945.
19. Circulaire du 26 octobre 1940 relative à la lutte contre l’alcoolisme.
20. Les propos de certaines personnes poursuivies pour offenses au chef de l’État devant le tribunal
correctionnel de Lyon – qui sont rapportés dans la seconde partie de cette étude – attestent que cette
crainte est loin d’être infondée.
21. « J’ai été amené à constater que les prescriptions de cette circulaire n’étaient pas suivies par tous les
parquets avec l’exactitude désirable. Je vous prie, en conséquence, de les rappeler à vos substituts en
insistant de la façon la plus ferme pour qu’ils s’y conforment strictement. », Circulaire du 8 octobre
1940, Bulletin officiel du ministère de la Justice, Année 1940, pp. 109 et 110.
22. « Quant à la circulaire du 7 février 1941, j’en accepte personnellement la totale responsabilité.
C’est l’acte personnel par lequel je prenais possession de mes fonctions. Le ton seul suffit à l’indiquer. J’ai
rédigé le document moi-même, seul, sans aucun collaborateur. J’en suis donc responsable et cette
responsabilité m’est légère. J’ai relu ses lignes lorsque vous les avez mises sous mes yeux et j’avoue que je
suis encore à rechercher le microbe de crime, le virus d’infraction qui ont fait verser ce document dans
un dossier d’accusation. » Barthélemy (J.), Mémoires, Éditions Pygmalion, Paris, 1989, p. 490.
23. Circulaire du 7 février 1941, Bulletin officiel du ministère de la Justice, Année 1941, p. 21.
24. Circulaire du 31 janvier 1941. Elle rappelle que la loi du 10 octobre 1940, parue au Journal officiel
du 3 novembre 1940, a modifié la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse en ce qui concerne les
offenses au chef de l’État. « Il importe que ma Chancellerie soit tenue exactement informée de
l’application des nouvelles dispositions des articles 26 et 60 dont le but est de rendre plus efficace la
répression d’un délit qui dans les circonstances présentes revêt un caractère de particulière gravité. »
25. Il est à souligner que l’opinion publique – toujours choquée, alarmée ou scandalisée – est
constamment invoquée par le même garde des Sceaux lorsqu’il s’apprête à réclamer aux magistrats
une sévérité plus grande.
26. Ce n’est sans doute pas le fruit du hasard, si le 29 mars 1941, la loi du 17 juillet 1940, suspendant
l’inamovibilité, faisait l’objet d’une nouvelle prorogation.
27. Laborie (P.), L’opinion française sous Vichy, Les Français et la crise d’identité nationale
1936-1944, Éditions du Seuil, Collection Point Histoire, 2e édition, 2001, p. 253.
28. Acte constitutionnel no 9 du 14 août 1941, Bulletin législatif Dalloz, 1941, p. 903. Nul ne pouvait,
aux termes de ce nouvel acte constitutionnel, exercer les fonctions de magistrat s’il ne prêtait serment
au chef de l’État. La formule du serment est ainsi conçue : « Je jure fidélité à la personne du chef de
l’État. Je jure et promets de bien et honnêtement remplir mes fonctions, de garder religieusement le
secret des délibérations et de me conduire en tout comme un digne et loyal magistrat ».
29. Créée par une loi du 24 septembre 1940, elle était destinée à réprimer les activités gaullistes.
30. Créée par une loi du 21 mars 1941, elle aurait dû juger « les personnes qui lui sont déférées par le
gouvernement pour accaparement, stockage clandestin, ventes ou achats à des prix excédant les prix
taxés ou toute autre manœuvre ayant troublé ou entravé le ravitaillement du pays ou l’équitable
répartition des denrées ou produits servant à l’alimentation humaine ou animale ». La juridiction n’eut
pas l’occasion de se réunir. Ses compétences ayant été absorbées dans celles du tribunal d’État créé six
mois plus tard, elle fut condamnée à disparaître avant même d’avoir existé.
31. Dalloz Analytique, 1941, Législation, p. 255.
32. Ibidem, p. 427.
33. Journal officiel, 10 septembre 1941, pp. 3850 et 3851.
34. Les attributions conférées aux tribunaux spéciaux ne conserveront pas longtemps leur clarté
initiale. La loi du 31 décembre 1942 leur donne compétence en matière de détention d’armes et
d’explosifs. Une loi du 3 août 1943 leur reconnaîtra ensuite compétence pour tous les faits à eux
déférés par des lois spéciales et de toutes les infractions connexes à celles de sa compétence, quelle
225
Actes du colloque
qu’en soit la nature. À ce dernier égard, cette loi prenait acte des conflits de compétences qui
pouvaient désormais se produire entre tribunaux spéciaux et sections spéciales et s’efforçaient
d’apporter des solutions.
35. La loi du 18 novembre 1942 uniformisera le dispositif des sections spéciales ; à compter de ce
texte, toutes ces juridictions seront instaurées près les cours d’appel.
36. Loi du 7 septembre 1941, rapport au Maréchal de France, chef de l’État Français, Journal officiel
du 10 septembre 1941, p. 3850. « les agissements criminels d’une infime minorité de Français dont
certains se sont placés aux ordres de puissances étrangères, dont d’autres sont abusés par une
exaltation fanatique, et dont d’autres encore cherchent à tirer un profit personnel des privations
imposées à l’ensemble du pays. »
37. Loi du 15 février 1942 relative à la répression de l’avortement, op. cit.
38. Le 17 juillet 1941, les procureurs généraux avaient reçu une circulaire les informant de la création
de la Cour criminelle spéciale, chargée de réprimer les infractions les plus graves en matière de
ravitaillement. Cette juridiction mort-née, aurait dû, elle aussi, être saisie directement par le
gouvernement. Si sa compétence est absorbée par celle du tribunal d’État, les directives données pour
organiser sa saisine n’en restent pas moins valables.
39. Circulaire du 17 juillet 1941 : « Il convient dans les affaires qui, en raison de leur retentissement
auprès du public, de l’importance des bénéfices réalisés, de l’ampleur des manœuvres spéculatives
exigent une répression particulièrement rapide et exemplaire et sont susceptibles d’être déférées à la
Cour criminelle spéciale, les parquets, lors de la mise en mouvement de l’action publique et les
magistrats instructeurs apportent au cours de l’information préalable la plus grande célérité,
compatible néanmoins avec une bonne administration de la justice ; il importe qu’ils accomplissent
avec toute la diligence désirable les actes d’instruction nécessaires pour rechercher les éléments de
l’infraction et rassembler les preuves de manière que le dossier puisse être mis en état et transmis dans le
plus bref délai possible à la Cour criminelle. Je vous prie de bien vouloir me rendre compte sans retard
de toutes les affaires qui, dans votre ressort, ne m’auraient pas encore été signalées et seraient
susceptibles d’être déférées à cette haute juridiction. Vous aurez soin de me fournir tous renseignements
utiles tant sur les circonstances de l’affaire et les mesures d’instruction déjà prises que sur la
personnalité des individus en cause. Vous ne manquerez pas d’y joindre votre avis motivé ». La
circulaire du 10 décembre 1941 réitère la demande d’avis motivé.
40. Il faut croire que Joseph Barthélemy signait, sans les lire, nombre de circulaires... À l’en croire, il
en prenait connaissance seulement en 1944 : « Je n’ai aucune espèce de souvenir des circulaires des
23 août 1941 et 16 décembre 1942 sur les sections spéciales. Je les lis pour la première fois », Mémoires,
op. cit., p. 490.
er
41. La Gazette du Palais, Lois et décrets, 1943, p. 402. L’article 1 se poursuit comme suit : « Sont
notamment déférés à la section spéciale les membres de toute association ou de toute entente, quel que
soit le nombre de ses membres, établie dans le but de préparer ou de commettre dans une des intentions
visées à l’alinéa précédent des crimes et des délits contre la sûreté intérieure ou extérieure de l’État ou
contre les personnes ou contre les propriétés. De même, sera déféré à la section spéciale quiconque aura
sciemment favorisé, de quelque façon que ce soit, les auteurs de l’une ou plusieurs des infractions
prévues au présent article, notamment en leur fournissant des instruments de crime, des moyens de
correspondance, de logement, de transport, des titres de ravitaillement, des vivres ou des lieux de
résidence ».
42. C’est nous qui soulignons.
43. Ce texte est véritablement fondateur, en ce sens qu’il sera toujours invoqué par les autorités
allemandes au cours des années suivantes et que c’est sur sa base que l’extension des prérogatives
allemandes sera argumentée. Quoi de plus logique au demeurant, puisque ce texte recherche à
organiser la poursuite et la sanction judiciaire par les tribunaux allemands de tous les actes commis au
détriment de l’armée allemande ou intéressant sa sécurité.
« En vertu des pleins pouvoirs qui me sont conférés par le Führer et chef suprême de l’armée
allemande, je décrète ce qui suit :
– Les autorités françaises de persécution pénale sont tenues à soumettre au tribunal militaire
allemand le plus proche toutes les dénonciations, procès-verbaux et procédures concernant :
a) crimes ou délits commis contre l’armée allemande, les personnes militaires et la suite de
l’armée ;
b) crimes et délits commis dans les édifices, pièces, établissements ou bateaux affectés aux buts
de l’armée allemande ;
c) contraventions aux ordonnances émises dans le territoire occupé par les forces allemandes
pour la sûreté de l’armée ou pour la consolidation des fins de l’Occupation ;
Le tribunal militaire, en cas de désintéressement, remettra la cause.
– Sur demandes des tribunaux militaires allemands, les autorités françaises d’exécution pénale
exécuteront les peines privatives de liberté dont les personnes non allemandes auront été frappées par
les tribunaux militaires allemands.
226
Catherine Fillon, Marc Boninchi
44. « Elles ne retiennent en effet que les affaires présentant un caractère politique ou militaire
intéressant le Reich et l’armée d’occupation. Le département de la Seine est divisé en trois secteurs de
police allemande de campagne (G.F.P.) superposés à nos commissariats de police. Ceux-ci les avisent
matin et soir des événements survenus. Dans tous les cas où sont en cause des Allemands appartenant
aux troupes et services d’occupation, la justice allemande est compétente (notamment en matière
d’accidents), le service compétent est M. l’Oberkriegswaltungsrat Doctor Fritz (conseiller supérieur de
l’administration de guerre, Chambre des députés, bureau no 306 » Archives nationales, BB30 1709 :
papiers Gabolde.
45. « Il est recommandé à MM. les juges d’instruction et substituts qui seraient l’objet de demande de la
part des personnes se présentant comme faisant partie des autorités occupantes, de s’efforcer de
s’assurer de leur qualité. D’autre part, en principe, il est prudent de faire connaître à ces représentants
des autorités occupantes, avant de leur remettre un dossier ou des pièces quelconques, qu’il est
opportun que le magistrat s’assure de l’assentiment du représentant de police criminelle supérieure
allemande, qui siège au palais de justice dans les locaux de la 12e et 13e chambre de la Cour. »
46. La loi nazie en France, 1940-1944, Documents réunis par P. Héracles, préface et commentaires
de Robert Aron, Paris, 1974, Guy Authier Éditeur, pp. 31 et 32.
47. Le commandement militaire allemand se plaint, en effet, dans un courrier adressé au délégué
général du gouvernement français à Paris en ces termes : « J’ai remarqué que toutes les juridictions
répressives ne se soumettent pas à cette obligation. Je vous prie de bien vouloir leur rappeler et de me
faire connaître les mesures qui auraient été prises pour assurer la communication des procédures
actuellement en instance devant les autorités répressives françaises et celles qui seront entamées à
l’avenir », courrier annexé à la circulaire du 2 avril 1941.
48. Circulaire du premier président et du procureur général près la cour d’appel de Paris, 21 juin 1941,
Archives nationales, BB30 1709 : papiers Gabolde.
49. Archives nationales, BB30 1709 : papiers Gabolde.
50. Circulaire du 1er septembre 1941, portant à la connaissance des procureurs généraux la traduction
d’une nouvelle communication du commandant des Forces militaires en France en date du 25 août.
« La loi française du 14 août 1941 donnant aux tribunaux français des armes très efficaces pour lutter
contre les menées communistes et anarchistes, je rapporte l’obligation, pour les juridictions répressives,
de communiquer tous documents à mes services au sujet de toute affaire intéressant les menées
communistes, obligation que j’avais imposée par ma communication du 19.8 1941. »
51. Accords Oberg-Bousquet, Note du 29 juillet 1942, Pièce jointe à la circulaire du garde des Sceaux
du 26 août 1943.
52. Archives nationales, BB30 1709 : papiers Gabolde, note de la CAA du 3 mars 1944, « Poursuite
contre Lewandowsky ».
53. Pièce no 4, jointe à la circulaire du garde des Sceaux du 26 août 1943.
54. Ibidem, Pièce no 7.
55. Et de fait, une circulaire du 21 août 1943 invite les procureurs et leurs substituts à se conformer à la
décision du MBF.
56. Pièce no 8, jointe à la circulaire du 26 août 1943.
57. Tels qu’ils sont rédigés, les seconds accords Oberg-Bousquet laissent entendre que le troc policier
est à sens unique.
58. Le ministère de l’Intérieur a remporté en 1943 une victoire, qui n’était pas que symbolique, sur
celui de la Justice. Par une loi du 15 septembre, l’administration pénitentiaire quittait le giron de la
Justice pour retourner dans celui de l’Intérieur dont elle n’était définitivement sortie qu’en 1935.
59. En juillet 1942, les rapports des préfets se plaignent unanimement, non seulement de
l’administration des finances, mais encore des milieux judiciaires « qui donnent trop souvent
l’impression d’un freinage systématique, voire d’une opposition perlée à l’égard de la volonté
constructive du gouvernement actuel », BARUCH (M.-O.), Servir l’État Français, L’administration en
France de 1940 à 1944, Paris, Éditions Fayard, 1997, p. 475.
60. Circulaire du 10 juin 1944, circulaire du 7 août 1944. Le garde des Sceaux informe les parquets
généraux que les renseignements par eux recueillis faisant double emploi avec ceux collectées par les
préfets, ils peuvent tantôt se dispenser de les rapporter, tantôt les adresser directement au préfet
départemental.
61. Les cours martiales de la Milice ont été créées par une loi du 20 janvier 1944, La Gazette du Palais,
1944.1 307.
62. Bancaud (A.), « La magistrature et la répression politique de Vichy ou l’histoire d’un semi-échec »,
Droit et Société no 34, L.G.D.J., 1996, p. 570.
63. Le parquet général de Lyon semble avoir été particulièrement sollicité en la matière. Entre 1940 et
1944, le procureur général Senebier est invité à plusieurs reprises à donner son avis sur des projets, en
faisant connaître les modifications qui lui paraissent nécessaires. En décembre 1940, il fournit des
observations sur les problèmes liés à la transmission des actes d’une zone à l’autre par l’intermédiaire
des parquets. En septembre 1941, il donne son avis sur un projet touchant aux attributions respectives
227
Actes du colloque
de la police et de la gendarmerie. En juin 1943, il formule, à la demande de la Chancellerie, un certain
nombre d’observations visant à perfectionner le mécanisme d’internement administratif des personnes
que la machine judiciaire pourrait laisser échapper. Tout porte à croire que ces suggestions, formulées
dans un courrier du 24 juin 1943, sont à l’origine de la circulaire du 2 juillet 1943 susmentionnée.
Archives départementales du Rhône, 3 Up 2002 et 2016 : archives du parquet général de Lyon.
o
64. Acte constitutionnel n 2 du 11 juillet 1940 fixant les pouvoirs du chef de l’État français, Journal
officiel de la République française., 12 juillet 1940, p. 4517.
o
65. Loi n 744 du 6 août 1942 modifiant l’article 334 du Code pénal, Journal officiel de l’État français,
27 août 1942, p. 2922.
66. Le raisonnement des auteurs du texte repose sur la théorie freudienne de l’imprégnation. Selon
cette théorie, dont on connaît aujourd’hui la fausseté, l’orientation sexuelle des uns et des autres se
fixerait définitivement lors des premiers rapports. Une relation homosexuelle pendant l’adolescence
pouvant « imprégner » celui qui la vit et le conduire à « devenir » homosexuel, il convient d’empêcher
que les jeunes soient initiés à cette pratique, pour empêcher sont développement. Le texte n’est pas
institué dans l’intérêt personnel des mineurs, mais dans l’intérêt de la « morale publique », c’est-à-dire
dans une optique de normalisation des comportements sexuels. Sur ce point, voir Boninchi (M.),
Plaisirs défendus, liberté sexuelle et répression pénale à l’heure de la Révolution nationale
(1940-1944), mémoire
de D.E.A. d’histoire du droit, des institutions et des faits sociaux, sous la
me
direction de M le professeur Nicole Dockes, Université Jean Moulin Lyon 3, 2000.
67. Voir notamment Le Bitoux (J.), notes sur Seel (P.), Moi, Pierre Seel, déporté homosexuel, Éditions
Calmann-Lévy, 1994, p. 130 et Assemblée nationale-commission des Affaires culturelles,
familiales et
o
e
sociales, avis de M. Patrick Bloche, député, sur
le pacte civil de solidarité, n 1102, 11 législature,
er
enregistré à la présidence de l’Assemblée le 1 octobre 1998.
68. Archives nationales, Centre des archives contemporaines, versement 19950395, article 4, dossier
60 SL : attentats à la pudeur.
69. Dossier 60 SL, rapport du substitut du procureur de la République de Toulon, 22 décembre 1941.
70. Il s’agit d’une caractéristique marquante et particulièrement regrettable de la pratique judiciaire en
matière d’attentats aux mœurs. Les magistrats du parquet ont tendance à poursuivre systématiquement
les comportements contraires à leur conception des « bonnes mœurs », sans véritablement se soucier
de savoir s’ils sont ou non interdits par la loi. Ils bénéficient d’une large complicité des magistrats
instructeurs et des tribunaux correctionnels qui n’hésitent pas, dans de telles circonstances, à
prononcer les inculpations ou les condamnations réclamées.
71. « Le Code pénal français n’a pas assuré suffisamment
la répression des attentats contre les mœurs.
e
Sous l’influence des écrits des philosophes du XVIII siècle, le législateur de l’Empire, encore imbu de
l’idéologie révolutionnaire, n’a pas osé prévoir les actes d’immoralité les plus répugnants. Leur
prévision heurtait cette idée de l’homme naturellement bon que les écrits de J.-J. Rousseau avaient
répandue dans toutes les classes sociales. Elle s’opposait encore, lorsque ces actes sont entourés d’un
certain secret, au droit qu’on venait de reconnaître à l’individu de conduire sa vie privée à sa guise,
dût en souffrir gravement l’intérêt général. Enfin, la Révolution s’était dite vertueuse. Ce fut sans doute
beaucoup par hypocrisie, par crainte du scandale que le législateur de l’époque s’abstint de définir les
attentats les plus monstrueux contre les mœurs : crime de bestialité ou de lubricité contre nature, c’était
dans une certaine mesure reconnaître qu’ils existaient ». Extrait du rapport du substitut du procureur
de la République de Toulon du 22 décembre 1941, op. cit.
72. L’âge de la majorité sexuelle reste fixé à 13 ans en matière hétérosexuelle. L’objectif du projet est
de « normaliser » la sexualité, et non de protéger la jeunesse, puisque le texte ne s’applique qu’en cas
d’identité de sexe.
73. Archives départementales du Rhône, dossiers de procédure du tribunal correctionnel de Lyon,
affaire ministère public contre André T. et Albert S. (décédé), 17 janvier 1941 (non coté).
74. Dossier 60 SL, dépêche du procureur général d’Aix-en-Provence au garde des Sceaux,
30 décembre 1941.
75. La loi du 6 août 1942 est publiée au Journal officiel du 27 août.
76. Cette attitude a parfois été soutenue par la chambre criminelle : Cass., Chambre criminelle, 9 juillet
1926, Moretti, non publié.
77. Dans ce sens, voir notamment : Cass., Chambres réunies, 18 juin 1840, Arnaud, recueil Sirey, 40.1
656.
78. Courant 1934, le ministère de la Marine demande à la Chancellerie d’élaborer une circulaire
invitant les magistrats à se ranger derrière une jurisprudence condamnant des actes homosexuels sur
mineur de moins de 21 ans pour excitation habituelle de mineurs à la débauche. La direction des
Affaires criminelles oppose un refus en indiquant que cette jurisprudence « a été, à plusieurs reprises et
très fermement condamnée par les chambres réunies ». La Chancellerie fait remarquer qu’une
jurisprudence de ce type « aboutirait à faire des tribunaux les gardiens de la vertu des mineurs des
deux sexes » et « qu’il est évidemment impossible d’admettre que le législateur ait voulu frapper de
sanctions pénales quiconque, pour satisfaire sa passion personnelle, entretient des relations
homosexuelles avec un jeune homme mineur ». Dossier 60 SL, note de la direction des Affaires
criminelles au garde des Sceaux, 16 janvier 1934.
228
Catherine Fillon, Marc Boninchi
30
79. Archives nationales, BB 1887.
80. Ibidem.
81. Article 1er de la loi du 31 décembre 1941 (Journal officiel, 16 janvier 1942, p. 239.) : « L’article 3 du
décret-loi du 26 septembre 1939 est modifié comme suit : Sont interdites la publication, la circulation,
la distribution, l’offre au public, la mise en vente, l’exposition aux regards du public et la détention de
mauvaise foi des écrits, périodiques ou non, des dessins et, d’une façon générale, de tout matériel de
diffusion tendant à propager les mots d’ordre de la IIIe internationale ou des organismes s’y
rattachant. ».
82. Avant même l’installation du régime de Vichy, un certain nombre de magistrats du parquet avaient
formulé des propositions en vue d’une meilleure répression des activités communistes et anarchistes.
Le 25 mai 1921, dans une lettre au garde des Sceaux, le procureur général Lescouvé affirmait déjà la
nécessité « dans un intérêt de protection sociale, de proposer au parlement un texte nouveau qui
permettrait de frapper de peines correctionnelles toutes les provocations de militaires à la
désobéissance, quelles que soient les formes de ces provocations et le but poursuivi par leurs auteurs ».
Mais ces propositions ne purent aboutir en raison de « l’opposition des gauches, réunies pour les
circonstances ». Voir Monier (Fr.), Des menées anarchistes aux menées communistes : magistrats et
ordre social, Cahiers Jean Jaurès, no 141, juillet-septembre 1996, pp. 49-58.
83. Circulaire du 21 avril 1943 relative à la constatation, la poursuite et la répression des infractions en
matière de ravitaillement.
84. Circulaire du 25 avril 1942 sur la répression de l’adultère.
85. Circulaire du 1er juillet 1943 sur la recherche et l’arrestation des insoumis et des réfractaires au
service du travail obligatoire, circulaire du 28 septembre 1943 sur le rôle du service des sociétés
secrètes, circulaire du 29 juillet 1944 sur la répression des infractions constatées sur les cours d’eau
canalisés.
86. Circulaire du 8 octobre 1940 sur l’exécution des condamnations pécuniaires prononcées contre
des ressortissants allemands et italiens pour des actes commis en faveur de leurs pays respectifs.
87. Circulaire du 26 octobre 1940 sur la répression de l’alcoolisme, circulaires du 25 avril 1942 et du
21 juin 1943 sur la répression de l’adultère.
88. Circulaire du 22 octobre 1940 sur la répression des activités qui tendent à troubler l’ordre public et
à menacer la sûreté de l’État, circulaire du 23 août 1941 sur l’institution des sections spéciales,
circulaire du 22 septembre 1941 sur les fonctionnaires et agents coupables de fausses déclarations de
non-appartenance à une société secrète, circulaire du 16 décembre 1942 sur la répression des activités
anarchistes et communistes, circulaire du 24 juin 1943 sur la répression du terrorisme, circulaire du
25 avril 1944 sur la répression des actes commis par les fonctionnaires contre l’exécution des lois ou
contre les ordres du gouvernement.
89. Circulaire du 26 juin 1940 sur la répression des infractions aux dispositions légales réglementant
les prix des denrées et marchandises, circulaire du 21 avril 1943 sur la constatation, la poursuite et la
répression des infractions en matière de ravitaillement, circulaire du 10 juin 1943 sur la répression des
infractions en matière de prix et de ravitaillement, circulaire du 16 août 1943 sur les vols de titres
d’alimentation, circulaire du 3 novembre 1943 sur la répression des actes de pillage commis dans des
immeubles sinistrés.
90. Sur les années 1941, 1942 et 1943, le taux de classement moyen est de 63,7 %. Source : base de
données DAVIDO-CESDIP.
91. Le nombre d’affaires traitées chaque année par les parquets correspond au nombre des
procès-verbaux transmis par les services de police judiciaire et des plaintes déposées par les
particuliers. Le parquet n’a donc aucune emprise sur ces chiffres, qui dépendent de l’évolution du taux
de délinquance et de la demande de justice des administrés. Une étude menée par l’Institut d’histoire
du temps présent démontre que le parquet utilise le classement sans suite pour compenser les flux en
période de croissance du nombre d’affaires entrantes. Le parquet joue alors un rôle régulateur servant
à empêcher l’encombrement des juridictions de jugement. En la matière, l’expérience vichyste est
particulièrement singulière puisque la forte augmentation des affaires traitées par le parquet ne s’est
pas traduite par un accroissement de la proportion des classements sans suite. Voir Aubusson de
Cavarlay (B.), Hure (M.-S.) et Pottier (M.-L.), La justice pénale en France, résultats statistiques
(1934-1954), Les cahiers de l’Institut d’histoire du temps présent, no 23, avril 1993.
92. Source : base de données DAVIDO-CESDIP.
93. Aubusson de Cavarlay (B.), Hure (M.-S.) et Pottier (M.-L.), op. cit. pp. 19-25.
94. Circulaire du 25 avril 1942 sur la répression de l’adultère.
95. Archives nationales, Centre des archives contemporaines, versement 19950395, art. 10, dossier
490 SL : loi sur la protection de la dignité du foyer, voir : lettre du commissaire général aux prisonniers
de guerre sur l’application de la loi du 23 décembre 1942, 17 février 1944.
96. Dossier 490 SL, note de la direction des Affaires criminelles, 20 mars 1944.
97. Dossier 490 SL, lettre du garde des Sceaux au procureur général de Douai et lettre du garde des
Sceaux au procureur général de Nancy, 29 mars 1944.
229
Actes du colloque
98. Dans la première affaire, le complice de l’épouse infidèle avait déjà été condamné par la justice
pour les mêmes faits, dans la seconde le complice n’a simplement pas pu être identifié. Voir dossier
490 SL, dépêche du procureur général près la cour d’appel de Nancy du 12 avril 1944 et dépêche du
procureur général près la cour d’appel de Douai du 12 mai 1944.
99. Dossier 490 SL, lettre du garde des Sceaux au Commissariat général aux prisonniers de guerre,
27 mai 1944.
100. Dossier 490 SL, dépêche du garde des Sceaux au procureur général de Douai, 8 juin 1944.
101. Dossier 490 SL, voir notamment le rapport du procureur général de Rouen du 18 septembre 1942.
102. À titre de contre-exemple, on peut citer la circulaire du 26 juin 1940 qui demande à ce que les
auteurs d’infractions aux dispositions légales réglementant les prix des denrées et des marchandises
soient « déférés par voie de citation directe au tribunal, qui doit statuer à sa plus prochaine audience ».
103. Aubusson de Cavarlay (B.), Hure (M.-S.) et Pottier (M.-L.), op. cit. pp. 28-30.
104. Courant septembre 1941, un certain nombre de prévenus comparaissent devant le tribunal
correctionnel de Lyon
pour détention en vue de la distribution « d’écrits tendant à propager les mots
e
d’ordre de la III internationale communiste ». À l’audience, le substitut Reynaud requiert
l’incompétence du tribunal correctionnel « en application de la loi du 14 août 1941 ». Le tribunal fait
droit à sa demande en indiquant « que les faits d’activité communiste relèvent désormais de la
compétence de la juridiction spéciale instituée par la loi du 14 août 1941 ». Les prévenus seront donc
jugés par la section spéciale du tribunal militaire. Archives départementales du Rhône, jugement du
tribunal correctionnel de Lyon du 8 septembre 1941, affaire ministère public contre Antoine P., Isidore
V., Marie-Henriette D. et Louis P. (non coté). L’article 10 de la loi du 14 août 1941 réprimant l’activité
communiste ou anarchiste (J.O. du 23 août 1941, p. 3350) était rédigé de la manière suivante :
« L’action publique devant la juridiction saisie se prescrit par dix ans à dater de la perpétration des
faits, même si ceux-ci sont antérieurs à la promulgation de la présente loi. Toutes juridictions
d’instruction ou de jugement sont dessaisies de plein droit à l’égard de ces faits au profit de la section
spéciale compétente qui connaîtra en outre des oppositions faites aux jugements de défaut et aux arrêts
de contumace ».
105. La loi du 14 août 1941 créant les sections spéciales n’a pas abrogé le décret-loi du 26 septembre
1939 sur la répression des activités communistes. Les magistrats du parquet conservent donc la
possibilité de poursuivre des activités communistes devant les juridictions de droit commun.
106. Archives départementales du Rhône, jugement du tribunal correctionnel de Lyon du 25 juin 1942
(non côté).
107. Archives départementales du Rhône, jugement du tribunal correctionnel de Lyon du 15 janvier
1943, affaire ministère public contre Jules A. et Blandine B. (non coté). Jules A. n’a été condamné qu’à
huit mois de prison et 8 000 F d’amende, Blandine B. à seulement deux mois de prison et 2 000 F
d’amende.
108. Il rappelle ainsi les termes de la circulaire du 2 juillet 1943 sur les sections spéciales.
109. La lecture du dossier de carrière du procureur Navet suffit à convaincre de sa fidélité au régime de
Vichy. Cet homme d’origine modeste est entré dans la magistrature en 1931, après avoir été avocat au
barreau de Mende pendant près de 15 ans. Son activité d’avocat est peu à peu compromise par ses
luttes politiques royalistes qui le privent de sa clientèle. Il décide alors d’entrer dans la magistrature.
Dès le début, il va rencontrer des difficultés « pour sa formation professionnelle ». Ses chefs de Cour
rendent hommage à sa « bonne volonté », mais insistent sur son caractère « laborieux » et la « faiblesse
de ses aptitudes professionnelles ». L’installation du gouvernement de Vichy va lui permettre d’obtenir
une importante promotion. Le 13 décembre 1940, le premier président et le procureur général près la
cour d’appel de Lyon proposent sa nomination comme procureur de la République de Montbrison. Ils
indiquent au garde des Sceaux quee Navet « a mérité, tout dernièrement, des éloges de la part du général
Desmazes, commandant de la 7 division militaire, pour le concours zélé qu’il lui a apporté à
l’occasion de diverses affaires communistes... M. Navet surveille attentivement toutes les affaires
d’activités partisanes, de spéculation et de hausses illicites ». Le rapport insiste sur sa fidélité aux
principes de l’ordre nouveau et à la personne du chef de l’État et sur sa situation de famille exemplaire
(il est père de 7 enfants). Navet est donc nommé procureur de la République de Montbrison, le
20 décembre 1940. Ses supérieurs hiérarchiques le jugent « travailleur, actif, zélé et discipliné » mais
indiquent « qu’il devrait surveiller ses réquisitoires, imagés et pittoresques, qui dépassent parfois la
mesure qui s’impose à un magistrat du ministère public ». De manière plus générale, ils estiment que
« depuis son installation à Montbrison, il n’a pas donné toute la satisfaction qu’on était en droit
d’attendre de lui... Au cours de nos inspections, nous avons eu le regret de constater un certain
désordre dans son parquet et un manque de tenue de sa part. Nous avons continué à lui faire
confiance et nous voulons espérer qu’il la méritera à l’avenir » (notice du premier président et du
procureur général près la cour d’appel de Lyon du 25 novembre 1943 concernant Armand Navet).
Seule sa compétence professionnelle est remise en cause. Son attachement aux principes de la
Révolution nationale n’est pas douteux aux yeux de ses chefs. À la Libération, Navet sera suspendu de
ses fonctions puis révoqué sans pension par le garde des Sceaux, dans le cadre de la procédure
d’épuration administrative. D’après le rapport du président de la Commission d’épuration : « ... comme
procureur de la République, Navet n’a jamais cessé d’avoir une attitude entièrement favorable aux
doctrines de collaboration et d’afficher un zèle enthousiaste au régime de Vichy. Au cours d’une
230
Catherine Fillon, Marc Boninchi
enquête effectuée sur place à la ferme de la Jarlette par Morand (Loire) le 24 septembre 1942 à la suite
d’un parachutage d’armes, il manifesta violemment en présence de gendarmes que ceux »qui
participaient à ce sale travail étaient de mauvais Français et méritaient 12 balles dans la peau« . Il
aurait également fait preuve d’un antisémitisme exacerbé ». Voir Archives départementales du Rhône,
3 Up 2095 : archives du parquet général : dossier de carrière de M. Navet et Archives nationales, BB30
1832 : archives de la Commission d’épuration de la magistrature : lettre du président de la Commission
au garde des Sceaux du 10 mars 1954 concernant M. Navet.
110. Archives départementales du Rhône, 3 Up 2001 : archives du parquet général.
111. La présente étude est issue du dépouillement des archives de la section de Lyon du tribunal d’État.
Un dépouillement du fond de la section de Paris serait nécessaire pour vérifier les différentes
hypothèses établies.
112. Article 2 de la loi du 7 septembre 1941 instituant un tribunal d’État, op. cit.
113. Voir Fillon (C.), Le tribunal d’État, section de Lyon (1941-1944), contribution à l’histoire des
juridictions d’exception, Histoire de la justice, no 10, 1997, pp. 193-222 et Archives départementales du
Rhône, 1035 W : archives du tribunal d’État, section de Lyon. Ce fond d’archive étant en cours de
reclassement, il nous est impossible de fournir la cotation précise de chacune des affaires citées.
114. Les deux affaires inscrites au rôle du tribunal d’État, section de Lyon, sur initiative
gouvernementale l’ont été à la demande du général Bergeret, alors secrétaire d’État à l’Air. Il s’agit des
affaires Dewoitine et Bloch. Émile Dewoitine, 49 ans, était administrateur délégué de la Société
nationale de constructions aéronautiques du Midi. Cette société, dont l’État était actionnaire, devait
construire pour l’État une importante quantité d’avions Dewoitine 520. Dewoitine a, semble-t-il,
accepté d’user de son pouvoir dans la société pour réserver à une société déterminée les commandes
de trains d’atterrissage moyennant une commission occulte de 5 %. L’affaire est d’abord portée devant
le tribunal militaire de Toulouse qui prononce son acquittement. Dewoitine est interné
administrativement, rejugé par le tribunal correctionnel de Toulouse et de nouveau acquitté. Il prend
la fuite et se réfugie en zone occupée. Bergeret demande alors au Conseil des ministres de traduire
Dewoitine devant le tribunal d’État. Le 26 décembre 1941, la Chancellerie informe le commissaire du
gouvernement du tribunal d’État, section de Lyon, que le gouvernement a décidé de saisir le tribunal
d’État de la procédure. Elle lui communique directement le dossier en le priant de lui faire connaître
« les suites données à cette affaire ». Le dossier conservé dans les archives du tribunal d’État ne permet
pas de déterminer quelles ont été ces suites. On peut juste affirmer que le dossier en question ne sera
jamais audiencé. L’affaire Bloch a également été soumise au tribunal d’État à la demande du général
Bergeret. Cet autre constructeur d’avion avait été arrêté sur mandat d’un juge d’instruction de Thiers
pour infraction à la loi du 24 juillet 1867 sur les sociétés. Compte tenu de l’extrême complexité du
dossier, dont l’instruction devait nécessairement durer plusieurs années, le juge d’instruction décida de
remettre le prévenu en liberté provisoire sous caution. Mais dès sa sortie de prison, il est arrêté par des
agents de Bergeret, et interné administrativement. Le gouvernement décide alors, toujours sur
proposition du ministre de l’Air, de renvoyer Bloch devant le tribunal d’État. Le 25 octobre 1941, le
commissaire du gouvernement est informé de cette saisine. Comme dans l’affaire Dewoitine, il n’a pas
été invité à donner son avis sur l’opportunité de cette décision. Cette saisine allait d’ailleurs
rapidement engendrer des problèmes. Le tribunal d’État est une juridiction dépourvue d’organe
d’instruction qui éprouve naturellement de la difficulté à juger des affaires complexes dont
l’instruction n’est pas parfaitement achevée. Or, le dossier transmis à la juridiction d’exception
nécessitait un supplément d’information pour réaliser une complexe expertise financière et
comptable. Cette expertise, ordonnée par le président de la section de Lyon du tribunal d’État prendra
plusieurs années de sorte que l’affaire restera en suspens jusqu’à la suppression de la juridiction
d’exception. Ce détail procédural n’aura pas permis à Marcel Bloch d’échapper aux foudres de la
répression : au sortir de son internement administratif, il sera déporté en Allemagne. Après la guerre, il
reconstituera son empire industriel sous le nom de Marcel Dassault... L’acharnement du général
Bergeret envers les constructeurs d’avions sera évoqué, à la Libération, lors de son procès devant la
Haute Cour de justice. Voir Archives départementales du Rhône, 1035 W 30 : archives du tribunal
d’État, section de Lyon : affaires non jugées (dossier Dewoitine et Galte et dossier Bloch) et
Barthélemy (J.), Mémoires, Éditions Pygmalion, 1989, pp. 189, 190, 197, 249 et 250.
115. Il arrive, de manière tout à fait exceptionnelle, que l’initiative n’émane ni du gouvernement, ni
d’un procureur général. Cette situation n’est s’est produite qu’une seule fois pour la section de Lyon du
tribunal d’État. Le 21 février 1942, le commissaire du gouvernement près du tribunal militaire
permanent (16e section) informe le commissaire du gouvernement près du tribunal d’État que le
tribunal militaire « est saisi d’une affaire de trafic de marchandises qui, par sa nature et son
importance, est susceptible d’être revendiquée par le tribunal d’État ». Il propose que tous les prévenus,
même militaires, soient jugés par la juridiction d’exception. Mais après examen du dossier, le
commissaire du gouvernement près du tribunal d’État juge cette saisine inopportune : « ... cette affaire
de marché noir, qui paraissait revêtir une importance exceptionnelle, se réduit, en fait, à trois
opérations délictuelles... affaire Tassi (soierie) 87 000 F, affaire Ramonede (vêtements) 304 000 F,
affaire Grimonprez-Texnord (bas de soie) 104 000 F. Il ne s’agit ni de denrées alimentaires, ni de
marchandises soustraites à l’intendance... par ailleurs, j’ai pu me rendre compte de la répugnance
manifestée par les membres du tribunal d’État, section de Lyon, à frapper les accusés qui lui sont déférés
lorsqu’il s’agit (comme c’est le cas en l’espèce) d’infractions provoquées (par les forces de l’ordre).
J’ajoute que la mise en liberté provisoire dont tous les prévenus ont bénéficié n’est pas de nature à me
231
Actes du colloque
permettre de présenter leur activité comme particulièrement dangereuse pour le peuple français. C’est
pourquoi il m’apparaît que la procédure devrait être poursuivie devant la juridiction militaire
actuellement saisie. Les condamnations à intervenir ne seront certainement pas, quant à leur
quantum, inférieures à celles qu’on peut normalement attendre du tribunal d’État dans les conditions
où se présente l’affaire ». L’hypothèse d’une saisine du tribunal d’État a donc été écartée sans même
que le gouvernement en soit informé. Archives départementales du Rhône, 1035 W : archives du
tribunal d’État, section de Lyon (dossier Vincent et Ritz).
116. Lorsqu’une affaire présente un intérêt politique particulier, le gouvernement se passe semble-t-il
de cet « avis officieux ». Cette situation est très rare puisqu’elle ne s’est produite que dans quatre des
affaires déférées à la section de Lyon du tribunal d’État. Les deux premières sont les affaires Dewoitine
et Bloch déjà évoquées. Il faut ajouter l’affaire Mailhes et l’affaire Fourcade. Ernest Mailhes, équipier de
la gare de Pau avait volé en l’espace d’un an une cinquantaine de colis destinés principalement à des
prisonniers de guerre. Informé par le procureur général de Pau, le gouvernement décide d’office de
saisir le tribunal d’État, sans prendre le soin de recueillir l’avis du commissaire du gouvernement.
Celui-ci est informé de la décision du Conseil des ministres par dépêche du 31 juillet 1942 et invité « à
prendre dans cette affaire les réquisitions les plus énergiques tendant à faire prononcer contre l’auteur
de ces vols répétés un châtiment exemplaire ». Cette volonté affichée de faire un exemple sera
contrariée par le décès de l’intéressé, qui empêchera sa comparution devant la juridiction d’exception.
L’affaire instruite contre Fourcade, Conquil, Sanchez et Jean est plus originale, puisqu’elle a failli
déboucher sur le jugement par le tribunal d’État d’une affaire d’homicide par imprudence. M.
Fourcade, maire d’une station balnéaire proche d’Alger, ayant commandité l’arrestation arbitraire d’un
certain nombre d’indigènes ayant débouché sur une « bavure policière » entraînant la mort de 25
personnes par asphyxie dans des locaux de garde à vue. Le 26 octobre 1942, le procureur général
d’Alger faisait parvenir un rapport au garde des Sceaux indiquant que « cette grave affaire qui suscite
des commentaires passionnés dans les milieux indigènes... devrait être soumise au tribunal d’État
parce que de nature à troubler la tranquillité publique en Algérie ». Le 7 novembre 1942, le ministre de
la Justice informait le commissaire du gouvernement près du tribunal d’État, section de Lyon, de la
décision prise par le Conseil des ministres de saisir cette juridiction d’exception. Ledit commissaire du
gouvernement ne semble pas avoir été préalablement consulté. Dans cette affaire, c’est un événement
historique majeur (le débarquement américain en Algérie) qui a empêché in extremis le
dessaisissement de la juridiction ordinaire. Voir Archives départementales du Rhône, 1035 W 30 :
archives du tribunal d’État, section de Lyon : affaires non jugées (affaire Fourcade).
117. En tout et pour tout, le commissaire du gouvernement près du tribunal d’État, section de Lyon, a
formulé seulement deux avis négatifs quant à la saisine de la juridiction d’exception. Le premier avis
négatif a été formulé dans l’affaire contre Jean Vincent et Roger Ritz déjà citée, mais n’a pas été sollicité
par le gouvernement, qui n’avait sans doute même pas connaissance de l’existence de l’affaire. La
seconde espèce concernait les nommés Ferraud, Alba et Solimeno. Le 13 octobre 1942, le procureur
général d’Aix-en-Provence informait le garde des Sceaux de l’existence d’une information suivie au
parquet de Marseille contre ces trois individus pour trafic et contrefaçon de cartes d’alimentation et
complicité et se prononçait en faveur de la saisine du tribunal d’État. Le 31 octobre, le ministre de la
Justice demandait au commissaire du Gouvernement de la section de Lyon de faire connaître son « avis
officieux ». Le 2 novembre, ce haut magistrat rendait l’avis suivant : « Ferraud a été trouvé porteur de
1000 feuillets de tickets de pain contrefaits. Alba en détenait 16 ayant la même origine frauduleuse.
Solimeno (en liberté provisoire) fait figure de complice parce qu’il accompagnait les susnommés. Il ne
s’agit donc pas de contrefaçon, mais de simple trafic. Même en voyant dans ces faits l’action d’une
bande de malfaiteurs organisée, les principaux coupables, l’imprimeur notamment, restent inconnus.
À plusieurs reprises, les membres du tribunal d’État, section de Lyon, ont manifesté leur sentiment
vis-à-vis de ces affaires de trafic de titres de ravitaillement où n’apparaissent que des comparses. Ils ont
prononcé des peines d’emprisonnement que la juridiction de droit commun aurait pu tout aussi bien
infliger. Le résultat recherché a été manqué et l’effet obtenu déplorable. Le chiffre de 1000 feuilles saisies
ne me paraît pas suffisant pour donner à cette affaire l’importance qu’elle n’a pas. Dans l’intérêt d’une
bonne administration de la justice, j’estime qu’il est tout à fait inopportun d’envisager la saisine
éventuelle du tribunal d’État ». Cet avis a été suivi d’effet puisque les intéressés ont été jugés par la
juridiction de droit commun (Archives départementales du Rhône, 1035 W 30 : archives du tribunal
d’État, section de Lyon : affaires non jugées (affaire Ferraud, Alba et Solimeno)). Le commissaire du
gouvernement était donc bien à même d’empêcher la saisine du tribunal d’État. Le moins que l’on
puisse dire, c’est qu’il en a fait un usage modéré, puisqu’il n’a fait parvenir au gouvernement qu’un
seul avis négatif, contre 74 avis favorables à la saisine de la juridiction d’exception...
118. Archives départementales du Rhône, 1035 W 30 : affaires non jugées
119. Archives départementales du Rhône, 1035 W : archives du tribunal d’État, section de Lyon : affaire
Jacquesson.
120. Le 17 novembre 1942, le secrétariat d’État aux Communications a appelé l’attention de la
Chancellerie sur un vol de chocolat destiné aux prisonniers de guerre commis dans une gare par un
agent de la SNCF et cinq autres individus. À la demande du garde des Sceaux, le procureur général
d’Amiens fournit un rapport sur cette affaire qui indique que trois des inculpés connaissaient la
destination du chocolat dérobé. « La question se pose de savoir devant quelle juridiction doivent être
renvoyés les inculpés. La loi du 12 août 1942 aggravant les peines des vols commis au préjudice des
prisonniers de guerre est postérieure aux faits et ne peut leur être appliquée. Par contre, il peut être fait
emploi des dispositions de la loi du 7 septembre 1941 qui permet au gouvernement de déférer au
232
Catherine Fillon, Marc Boninchi
tribunal d’État les actes de nature à nuire au peuple français ». Le procureur général propose de
renvoyer les trois prévenus ayant connaissance de la provenance du chocolat devant le tribunal d’État
et de renvoyer les deux autres devant la juridiction correctionnelle. Archives nationales, BB18 32944.
121. Le 13 février 1943, le garde des Sceaux écrit au commissaire du gouvernement près du tribunal
d’État de Lyon que « le gouvernement a décidé de déférer au tribunal d’État (section de Lyon) les
nommées Fernandez Germaine épouse Chareyre et Parrier Marguerite inculpées d’avortement, en
précisant que les autres inculpés se sont soustraits à la compétence de droit commun ». Le 16 février, le
procureur général de Nîmes écrit au même commissaire du gouvernement en indiquant qu’il désire,
pour des raisons de commodité pratique, faire juger les 22 prévenus restant avant que le tribunal d’État
ne statue. Deux jours plus tard, le commissaire du gouvernement lui adresse la réponse suivante :
« J’estime qu’il serait préférable de faire statuer le tribunal d’État en premier lieu. Cette haute juridiction
doit tenir session dans la première quinzaine de mars. Sa décision n’étant susceptible d’aucun recours,
je pourrais vous retourner les pièces très rapidement, sans prolonger outre mesure la détention
provisoire de celles des inculpées qui doivent comparaître devant la juridiction de droit commun ».
Archives départementales du Rhône, 1035 W : archives du tribunal d’État, section de Lyon : affaire
Chareyre et Parrier.
122. Archives départementales du Rhône, 1035 W : archives du tribunal d’État, section de Lyon : affaire
Gin.
123. Voir loi du 15 février 1942 relative à la répression de l’avortement, op. cit. La seule circulaire du
garde des Sceaux en la matière, datée du 9 mai 1942, se contente d’indiquer que les faits commis avant
l’entrée en vigueur de la loi du 15 février 1942 ne doivent être déférés au tribunal d’État que dans la
mesure où ils présentent « une gravité toute particulière mettant en danger d’importants intérêts
d’ordre national ». Il s’agit donc plus d’inviter les magistrats à ne faire rétroagir la loi que dans des cas
exceptionnels que de poser des critères généraux et précis de sélection des dossiers.
124. L’intéressé encourt alors dix ans d’emprisonnement et 20 000 F d’amende (art. 317 du Code pénal
modifié par le décret-loi du 29 juillet 1939).
125. L’intéressé encourt alors, pour les mêmes faits, la peine de mort.
126. Voir article 2 de la loi du 7 septembre 1941, op. cit. et article 2 de la loi du 15 février 1942, op. cit.
127. Des critères complémentaires peuvent parfois intervenir. Le 8 mars 1944, le procureur général de
Riom propose de déférer au tribunal d’État une femme ayant commis sept avortements, dont quatre à
titre gratuit. Il reconnaît que les faits ne sont pas d’une gravité exceptionnelle et que la prévenue n’est
pas réellement une « avorteuse professionnelle », mais il fait valoir qu’il s’agit « d’une sage femme et que
cette circonstance [est] légalement et moralement une cause d’aggravation de la peine ». Il propose
donc, malgré la faible importance de l’affaire, de saisir la juridiction d’exception. Cette argumentation,
soutenue par le commissaire du gouvernement, emportera la conviction du garde des Sceaux.
Archives départementales du Rhône, 1035 W : archives du tribunal d’État, section de Lyon : affaire
Schneider.
128. Dans le ressort du tribunal de première instance de Lyon, tous les avorteurs d’habitude semblent
avoir été renvoyés devant la juridiction d’exception.
129. Circulaire du 11 décembre 1941.
130. Circulaire du 17 mars 1942.
131. Loi du 11 octobre 1941, Bulletin législatif Dalloz, octobre 1941, p. 1155.
132. Circulaire du 10 juin 1943 sur la répression des infractions commises en matière de ravitaillement
et de prix.
133. Circulaire du 16 août 1943 sur la répression des vols à main armée de titres d’alimentation.
134. Circulaire du 21 avril 1943 sur la répression des infractions en matière de ravitaillement, circulaire
du 16 août 1943 sur le vol à main armée de titres d’alimentation, circulaire du 3 novembre
1943 sur la
er
répression des actes de pillage commis dans des immeubles sinistrés, circulaire du 1 juillet 1943 sur la
répression des insoumis et des réfractaires au Service du travail obligatoire, circulaire du 10 juin 1943
sur la répression des infractions commises en matière de ravitaillement et de prix, circulaire du 25 avril
1942 sur la répression de l’adultère, circulaire du 21 juin 1943 sur la répression de l’adultère, circulaire
du 23 août 1943 sur la répression de l’exercice illégal de la médecine et de l’art dentaire, circulaire du
10 mai 1943 sur la répression des constructions privées sans autorisation administrative préalable,
circulaire du 22 octobre 1940 sur la répression des menées communistes, circulaire du 22 septembre
1941 sur la répression des fausses déclarations de non-appartenance à une société secrète, circulaire
du 11 décembre 1941 sur la répression des vols de marchandises commis dans les gares, circulaire du
17 juillet 1941 sur la répression des vols de colis destinés à des prisonniers de guerre, circulaire du
27 octobre 1943 sur la répression de l’évasion des internés administratifs, circulaire du 9 avril 1942 sur
la répression sur la lutte contre la spéculation et le marché noir...
135. Circulaire du 7 février 1941 sur le rôle de la magistrature.
136. Ce renforcement généralisé de la répression a engendré une forte surpopulation carcérale.
D’après une circulaire du garde des Sceaux du 13 octobre 1941, « la population des établissements
pénitentiaires civils est passée, en deux ans, de 18 000 unités à près de 36 000 et l’encombrement [des]
prisons crée à la direction pénitentiaire des difficultés de toutes sortes, parfois insurmontables ». Pour
lutter contre cette surpopulation, la circulaire de la direction des Affaires civiles et du Sceau propose
233
Actes du colloque
d’utiliser certains de ces individus pour des « travaux à l’air libre » effectués en application de la loi du
4 juin 1941 (J.O. du 19 juin 1941, p. 2558). Cette loi permettait l’utilisation à des travaux d’intérêt
général, hors des établissements pénitentiaires, de personnes condamnées à des peines privatives de
liberté. La circulaire du 13 octobre 1941 associe fortement les parquets à cette démarche, qui vise avant
tout à « faire collaborer à la production nationale une main d’œuvre appelée à rendre de grands
services, si son emploi est rationnellement établi ». Circulaire du 13 octobre 1941, Bulletin officiel du
ministère de la justice, 1941, pp. 118-119.
137. Aubusson de Cavarlay (B.), Hure (M.-S.) et Pottier (M.-L.), op. cit., pp. 48-61.
138. Comptes généraux de la justice criminelle pour 1940, 1941, 1942, 1943 et 1944.
139. L’étude réalisée par l’Institut d’histoire du temps présent inclut ces différents types d’infractions
dans la catégorie générique du « marché noir ».
140. Aubusson de Cavarlay (B.), Hure (M.-S.) et Pottier (M.-L.), op. cit., pp. 80-81.
141. Ibidem, p. 92-97.
142. Boninchi (M.), op. cit., pp. 95-120.
143. Circulaire du 25 avril 1942 sur la répression de l’adultère.
144. Boninchi (M.), ibidem.
145. Circulaire du 21 juin 1943 sur l’adultère.
146. Dossier 490 SL, op. cit.
147. Archives départementales du Rhône, registre des jugements du tribunal correctionnel de Lyon,
volume de juin 1943 (non coté).
148. Boninchi (M.), ibidem.
149. Le taux d’utilisation du sursis s’établit autour de 23 % pour l’année 1941, c’est-à-dire, dans la
moyenne des cinq années précédentes. Source : base DAVIDO-CESDIP.
er
er
150. L’article 1 de la loi du 14 septembre 1941 (J.O. du 1 octobre 1941) complète les dispositions de
la loi du 26 mars 1891 sur l’atténuation et l’aggravation des peines en précisant que les dispositions sur
le sursis « ne sont pas applicables aux condamnations prononcées pour infractions à la législation en
vigueur en matière de ravitaillement, de contrôle des prix, d’avortement et d’infanticide, ni d’une
manière générale aux individus condamnés pour toutes les infractions de nature à nuire à l’unité
nationale, à l’État ou au peuple français ».
151. D’après le code d’instruction criminelle, le procureur de la République dispose de dix jours à
compter du prononcé du jugement pour interjeter appel d’une décision d’un tribunal correctionnel. Le
procureur général dispose quant à lui d’un délai d’un mois ou de deux mois suivant que l’appel lui ait
été, ou non, signifié.
152. Dossier er490 SL : circulaire du procureur général de Douai à MM. les procureurs de la République
du ressort, 1 juillet 1944.
153. Circulaire du 31 janvier 1941 sur les offenses au chef de l’État, op. cit.
154. Archives départementales du Rhône,
jugement du tribunal correctionnel de Lyon du 8 septembre
me
1941, affaire ministère public contre M G. (non coté).
155. Archives départementales du Rhône, arrêt de lamechambre des appels correctionnels de Lyon du
18 décembre 1941, affaire ministère public contre M G. (non coté).
156. Archives départementales du Rhône, jugement du tribunal correctionnel de Lyon du 29 décembre
1941, affaire ministère public contre Édouard G. (non coté).
157. Archives départementales du Rhône, arrêt de la chambre des appels correctionnels de Lyon du
5 mars 1942, affaire ministère public contre Édouard G. (non coté).
158. Archives départementales du Rhône, 3 Up 2033 : archives du parquet général : affaires
individuelles d’offenses au chef de l’État.
159. Archives départementales du Rhône, 3 Up 2011 : archives du parquet général : affaire Combat,
note manuscrite du procureur général.
160. Le 11 août 1941, le préfet du Rhône adresse un courrier au procureur général de Lyon au sujet de
l’internement des étrangers faisant l’objet de poursuites judiciaires. Il estime que l’administration doit
être « mise à même de prendre à leur égard, avant qu’ils soient relâchés, toutes décisions utiles ». Il
demande que toutes les affaires de cette nature soient regroupées dans les mêmes audiences pour
permettre à un de ses représentants d’y assister et « de régler le sort des étrangers libérés ». Après avoir
réglé un certain nombre de problèmes matériels, le procureur général de Lyon décidera de donner
satisfaction à l’autorité préfectorale et adressera une circulaire à ses procureurs de la République à ce
sujet (circulaire du 20 novembre 1941). Archives départementales du Rhône, 3 Up 2002 : archives du
parquet général de Lyon.
161. Dans le premier cas, le procureur de la République s’est déchargé, avec quelque retard, sur l’un
de ses substituts du soin d’alerter la préfecture afin d’obtenir l’internement administratif d’inculpés que
le juge d’instruction refusait de placer sous mandat de dépôt. Dans le second cas, s’il a relevé appel
d’une décision trop indulgente du tribunal correctionnel qui venait de prononcer des peines avec
sursis, il a visiblement négligé d’alerter l’autorité préfectorale. Signalons que trois mois plus tard, ce
234
Catherine Fillon, Marc Boninchi
procureur de la République a été visiblement remplacé... Archives départementales du Rhône, 3 Up
2016 : archives du parquet général de Lyon : Attentats terroristes, Auteurs connus 1943-1944.
162. Bancaud (A.), La magistrature et la répression politique de Vichy ou l’histoire d’un semi-échec, op.
cit., pp. 572 et 573.
163. Circulaire du 14 avril 1944 : « ... la loi du 20 janvier 1944 créant les cours martiales n’est pas
rétroactive et de plus elle ne s’applique qu’aux flagrants délits donc, de nombreuses affaires de cette
nature restent actuellement soumises aux juridictions relevant de l’autorité judiciaire et notamment
aux sections spéciales. Or, j’ai constaté que la répression était parfois insuffisante lorsqu’à l’occasion
d’une poursuite pour assassinat, le défaut de l’élément de préméditation a entraîné une condamnation
pour meurtre exclusive de la peine capitale. Pourtant, dans la plupart des cas, les circonstances de
l’affaire auraient permis de faire application de l’article 233 du Code pénal, si cet article n’avait pas été
méconnu par le parquet. En effet, l’article 233 dispose que les coups et blessures dont sont l’objet les
fonctionnaires ou agents désignés aux articles 228 et 230 du même Code, sont sanctionnés de la peine
de mort, en dehors de toute préméditation, sous la double condition que les victimes aient été atteintes
dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de leurs fonctions, et que les coups aient été portés ou les
blessures faites avec l’intention de donner la mort ». Tout indique que les substituts retiennent plus
volontiers l’application des articles 295 et suivants (homicide volontaire, assassinat), lesquels
n’impliquent pas automatiquement la peine de mort et permettent, selon les circonstances, de ne
prononcer que la réclusion criminelle à perpétuité.
164. Discours de rentrée du président Mazeaud à la Cour de cassation, 16 octobre 1944, La Gazette du
Palais, no 295, 3 novembre 1944.
165. Baucaud (A.) et Rousso (H.), L’épuration des magistrats à la Libération (1944-1945), Association
française pour l’histoire de la justice, L’épuration de la magistrature de la révolution à la Libération,
150 ans d’histoire judiciaire, Paris, Éditions Loysel, 1993, pp. 117-144.
166. Ordonnance du 12 juin 1944 relative à l’épuration administrative sur le territoire de la France
métropolitaine, Journal officiel de la République française, 6 juillet 1944, p. 536 et rectificatif, J.O.R.F.,
22 juillet 1944, p. 623
167. Baucaud (A.) et Rousso (H.), op. cit., pp. 130 et suivantes.
168. Archives nationales, BB30 1832 : Commission centrale d’épuration de la magistrature :
procès-verbal de la séance du 4 mai 1945.
169. Archives nationales BB30 1834 : Commission centrale d’épuration de la magistrature : lettre du
président de la Commission d’épuration au garde des Sceaux, non datée.
170. BB30 1720. Note manuscrite, visite de M. Darnand, le 18 septembre 1943.
171. Archives nationales, Centre des archives contemporaines, versement 19890322, art. 129 : dossier
de carrière de Louis Tétaud.
172. La promotion de Tétaud fait suite à un rapport de la direction du personnel du ministère de la
Justice qui fait mention de son refus « sous l’Occupation, comme substitut général, de requérir la peine
de mort devant des juridictions spéciales », insiste sur « l’indépendance très vive de son caractère » et
regrette qu’il ait été « quelque peu oublié à l’occasion des nominations de présidents ». Le rapport
mentionne également une plainte des Allemands contre Tétaud concernant son activité de juge du
siège.
173. Archives nationales, Centre des archives contemporaines, versement 19890147, art. 47 : dossier de
carrière de Jean Astié.
174. « La renaissance française a commencé. À l’affection impérieuse et bienveillante à la fois de celui
qui fut et qui demeure le Sauveur et le père de la Patrie, la France s’est redressée et marche d’un grand
pas dans la voie de ses destinées nouvelles, semblable au ressuscité de l’Évangile (...) nous sommes unis
par l’idéal commun de tous les serviteurs de la Révolution nationale et de la France (...) L’effort,
comment pourrions-nous le ménager, le limiter, lorsque le Chef, si grand et si simple qui demeure notre
meilleure espérance, quand le maréchal Pétain a tout donné (...) Le serment solennel des magistrats est
un acte de foi envers le chef de l’État et de dévouement au régime de rénovation qu’il incarne. Servir, le
plus beau mot de la langue française, disait Paul Bourget ». Extraits du discours de rentrée prononcé
par Jean Astié le 2 septembre 1941.
175. « J’insiste aujourd’hui sur l’urgence d’agir promptement et rigoureusement contre les auteurs des
propagandes et des menées gaullistes ou pro-anglaises. Ceux qu’un sentiment patriotique respectable
mais abusé avait pu égarer ont dû se rendre à l’évidence devant les douloureux événements qui se
déroulent actuellement : s’ils persistent encore dans leurs agissements, ils sont dans l’erreur et ne
méritent aucune indulgence ». Extrait de la circulaire adressée par Jean Astié aux procureurs de la
République de son ressort le 27 juin 1941.
176. D’après les juges Bayard et Florens, « le 21 août 1944, Monsieur Astié s’est trouvé parmi les rares
magistrats présents au palais de justice à l’arrivée des premiers détachements alliés qui délivraient la
ville. Il a fait hisser le drapeau français au mât du Palais ».
177. Archives départementales du Rhône, 1035 W : archives du tribunal d’État, section de Lyon (voir
notamment affaire Pellegrino et autres, affaire Levesque, Stauffer, Danon et autres).
178. Ibidem, affaire Nicolas et autres.
235
236
Jean-Paul Jean
Quel regard porter
sur les magistrats ayant siégé
dans les juridictions d’exception
sous l’Occupation ?
Jean-Paul Jean
Substitut général près la cour d’appel de Paris, directeur de la mission de recherche Droit et Justice
Il faut toujours se méfier des visions rétrospectives sans remise en
contexte. Le regard porté sur les magistrats ayant siégé dans les juridictions
d’exception pendant l’Occupation n’échappe pas à la règle. Cette exigence
doit sans doute être encore plus présente pour la période de Vichy, parfois utilisée pour déqualifier a priori un groupe professionnel tout entier.
Vichy, le péché originel des juges ?
Cela a été le cas de M. Michel Charasse, parangon d’une vision traditionnelle de la soumission des juges aux politiques, qui n’admet pas, et l’exprime
toujours fortement, le récent processus d’émancipation de la magistrature.
Dans ses interventions au Sénat, il n’a de cesse d’attaquer les juges. Et il s’est
attaché à marquer le corps judiciaire tout entier du péché originel de Vichy en
lui imputant collectivement, pour le passé et le présent, deux fautes inexpiables : leur prestation de serment au maréchal Pétain et leur participation aux
juridictions d’exception. Ainsi, convoqué en tant qu’ancien ministre du Budget
pour être entendu comme témoin à propos du non-recouvrement par l’État de
redressements fiscaux pour une société impliquée dans une affaire de financement de partis politiques, il refusa de comparaître au nom « des principes de
séparation des pouvoirs » et rendit publique une lettre au président du Sénat
dans laquelle il écrivait : « ... pour ma part, qu’on sache que, n’appartenant pas
au corps judiciaire et n’ayant jamais à ce titre, prêté serment à aucun maréchal Pétain, je n’ai jamais cédé ni aux menaces, ni aux pressions... » 1.
Tout magistrat qui se pose des questions sur son métier dans sa légitimité ne peut qu’être touché par ces taches indélébiles qui marquent le corps
professionnel auquel il appartient. Et en effet, toute représentation habituelle
de la justice sous Vichy s’inscrit sous deux vulgates : 1) tous les magistrats ont
prêté serment d’allégeance à Pétain, sauf Paul Didier, juge au tribunal de la
Seine qui fût immédiatement révoqué pour cela le 2 septembre 1941 ; 2) les
237
Actes du colloque
magistrats ont participé aux juridictions spéciales qui ont condamné à mort
des résistants, faits avérés et diffusés dans le savoir public depuis le livre
d’Hervé Villeré 2 et le film de Costa-Gavras. Un troisième point s’est quant à lui
progressivement imposé par les travaux historiques : la magistrature a contribué à la politique antisémite ordinaire de Vichy.
Les deux premiers points méritent un approfondissement commun, car
c’est le même jour, le 14 août 1941, que fut pris l’Acte constitutionnel no 9
signé à Vichy par le maréchal Pétain obligeant les magistrats à prêter serment
de fidélité au chef de l’État et la loi instaurant les sections spéciales. Comment
se pose à leur propos le débat générationnel au sein de la magistrature ?
Le serment de fidélité au maréchal Pétain
La volonté des jeunes magistrats de ne pas s’identifier à la génération en
poste sous l’Occupation s’est concrétisée en 1997 par les auditeurs de justice
qui ont baptisé leur promotion du nom de Paul Didier, qui « symbolise les
valeurs de l’indépendance et de la désobéissance, la capacité de refus face à un
État devenu illégitime... 3 4 ». Sans doute, à ce moment-là, les futurs magistrats
s’inscrivaient-ils naturellement dans la phase générale de « repentance »
comme plusieurs autres corps professionnels ayant contribué à la politique
antisémite, tels les policiers, mais aussi dans une vision actuelle du juge « héros
solitaire » face à l’anonymat des comportements. Il est symptomatique ainsi, que,
à deux voix près, le nom de cette promotion eut été celui de René Parodi, substitut au tribunal de la Seine, engagé très tôt dans la Résistance, torturé jusqu’à la
mort dans sa cellule de Fresnes le 6 février 1942 sans avoir parlé.
Tous les magistrats résistants ont prêté serment, comme ont prêté serment les membres du Conseil d’État et de la Cour des comptes. François Massot, dans son intervention à La Sorbonne « le Conseil d’État et Vichy », le
14 novembre 1997, a relevé que tous les membres du Conseil avaient prêté
allégeance à Vichy, dont Alexandre Parodi et Michel Debré qui seront parmi
les plus éminents résistants. Le fait de prêter ou non serment était-il donc si
important par rapport aux actes réels d’un juge ?
Il est intéressant d’ailleurs à ce propos de relire Casamayor, qui lui aussi
a prêté serment, avant d’être le premier à s’exposer courageusement à la soumission de la justice au politique, ce qui lui valut entre autres d’être suspendu
provisoirement, décision exécutée alors même qu’il siégeait à l’audience de la
cour d’appel de Paris le 9 février 1966 5.
6
Dès 1970, dans La justice pour tous , Casamayor écrivait « En 1940, tous
les magistrats, sauf le président Didier, prêtèrent serment au maréchal Pétain.
Et maintenant, quelque trente ans après, on est porté à en conclure hâtivement
que ces magistrats étaient des lâches... Une telle conclusion, dangereuse, est
aussi techniquement mauvaise... L’allégeance à laquelle le magistrat souscrivait... n’avait aucune valeur contraignante... les milliers de magistrats... et tous
les autres fonctionnaires... prirent comme un seul homme du service sous son
successeur... ceux dont le serment était requis n’avaient que le choix entre
238
Jean-Paul Jean
signer ou partir. Pour la plupart d’entre eux, c’était “la bourse ou la vie”. Ils
choisissaient la vie bien évidemment, qui songerait à les en blâmer ?... Ceux
qui demandaient le serment n’avaient aucune allusion sur sa portée directe,
mais en attendaient... une teinture morale répandue sur le régime... et aussi
une mesure de publicité pour rendre plus sensible la cohérence d’un système
politique, une preuve à l’adresse du commun des mortels de l’adhésion des
meilleurs d’entre eux au nouveau gouvernement... » 7. Robert Paxton lui-même
écrivait que la plupart des Français ont continué à faire leur travail et il se
demandait, s’il avait dû faire un choix, s’il aurait fait celui de l’héroïsme, question qu’il laissait sans réponse 8.
Les comportements réels
Les gaullistes, le gouvernement provisoire, ne reprochèrent d’ailleurs
jamais aux magistrats d’avoir prêté serment. Maurice Rolland, qui deviendra
inspecteur général des Services judiciaires dès la Libération et jouera un rôle
essentiel dans l’épuration et la remise en marche de la magistrature, dans son
appel de fin 1943 lancé depuis Radio-Londres aux magistrats de France, leur
demanda d’abord de ne rien faire contre les patriotes et de ne pas appliquer
une loi qui violerait leur conscience...
« Au nom de quoi prétendrait-on désormais vous imposer le respect d’une
légalité qui n’est qu’un arbitraire mis en décret et qui viole tous les principes
juridiques qui ont formé notre conscience (...). Tout magistrat qui fait arrêter
un patriote français le livre à l’Allemagne. Tout magistrat qui condamne un
patriote français travaille pour le compte de l’Allemagne. Magistrats de France,
il n’est pas de texte qui puisse vous lier. Au-dessus de la loi écrite, il y a la loi
morale. Dans la carence des lois, un magistrat n’a pour guide que sa conscience. Vous n’avez qu’un devoir, suivre ses ordres : refusez d’obéir aux lois
qu’elle condamne, entravez-en l’application, empêchez-en l’exécution, réprimez les arbitraires, protégez vos concitoyens, efforcez-vous d’adoucir leur sort,
qu’ils aient le sentiment de trouver en vous une aide et un appui. Une immense
solidarité rapproche, dans l’épreuve, les Français les uns des autres (...) ».
Danièle Lochak a trouvé l’expression juste quand elle a évoqué, à propos des professeurs de droit qui commentaient sans état d’âme les lois et jurisprudences antisémites, « les mésaventures du positivisme ». L’attitude du Conseil
d’État sous Vichy, qui « n’a pas choisi l’héroïsme » mais « qui a survécu », selon
les expressions de François Massot, n’a pas empêché celui-ci de statuer quelques années plus tard et de réintégrer des magistrats en annulant des décisions
prises par les commissions d’épuration.
Face aux positionnements générationnels parfois trop simplistes, la
vision diachronique nécessite des appréciations intégrant les évolutions historiques. Ainsi les attitudes des magistrats vis-à-vis du régime sont-elles, comme
la plupart de celles des Français, différentes en octobre 1940 de celles de fin
1942, début 1943.
239
Actes du colloque
Il faut donc s’en tenir précisément aux faits. Or, nous manquons de
recherches approfondies sur les réalités de la justice ordinaire pendant l’Occupation. Que produisait-elle de différent de la période précédente ? Sans doute
d’abord, la répression des infractions liées aux difficultés économiques,
comme le marché noir. Mais l’antisémitisme ordinaire des juridictions n’est
repéré qu’à travers la doctrine, la jurisprudence du Conseil d’État et quelques
analyses ponctuelles de décisions de tribunaux, et il manque un travail
d’ensemble sur cette question.
On peut donc penser que, globalement, la justice sous Vichy a continué
à fonctionner, dans une situation exceptionnelle, mais dans le même état
d’esprit qu’auparavant, sans réaction significative aux exclusions des Juifs et
des francs-maçons 9, dépendante du pouvoir politique avec le renforcement
symbolique de la soumission voulue par le serment, et le relais efficace de la
haute hiérarchie judiciaire qu’Alain Bancaud a largement analysé par ailleurs.
Une fois ces éléments posés, le regard générationnel peut donc se porter sur un phénomène particulier qui est celui des juridictions d’exception.
Regards des contemporains
sur la participation des magistrats
aux juridictions d’exception
Là encore, il faut distinguer deux moments, tant les éléments de
contexte ont changé. D’abord le regard porté par les contemporains, pendant
l’Occupation ou à la Libération, résistants de l’intérieur et combattants de la
France libre, puis celui des jeunes générations, plus particulièrement les jeunes
générations de magistrats.
Juste après la guerre, ce contexte peut être parfaitement resitué à travers
un document du CFLN (Comité français de libération nationale) de huit pages,
élaboré en février 1944, marqué « très secret » République française, CFLN,
commissariat à l’Intérieur, intitulé « la résistance judiciaire » 10 :
[...] « Il ne s’agit pas de bouleverser immédiatement et profondément tout
le personnel judiciaire, ce serait risquer d’aboutir au chaos. Il ne s’agit pas de
recréer le délit d’opinion. Il s’agit uniquement et modestement de mettre à
l’écart ceux qui pendant l’Occupation se seront rendus indignes de leur fonction et auront été par leur attitude anti-française une cause de scandale tant
vis-à-vis du public que du monde judiciaire. C’est de la besogne immédiate qui
devra se faire au départ des Allemands qu’il s’agit. Il n’est donc pas question de
mettre en cause les éléments jugés trop mous, trop dociles, trop amorphes ou peu
dignes d’intérêt. C’est là la besogne de l’avenir, c’est la refonte du corps judiciaire, comme l’épuration des auxiliaires de justice, qui demande du temps et
des soins, et qui ne peut être faite dans la situation actuelle.
La tâche présente vise à éliminer les membres du personnel judiciaire qui
auront manqué à leur devoir par leur attitude dans leurs activités.
240
Jean-Paul Jean
Il ne faut pas oublier pour cela que le personnel judiciaire est par nature
placé en dehors de la sphère d’activité de la politique, qu’il est obligé par définition d’appliquer des lois qui s’imposent à lui du moment qu’elles émanent de
l’autorité apparemment légale, qu’il ne peut pas se permettre, toutes les fois qu’il
est en désaccord avec la législation, de se refuser à appliquer la loi, qu’il n’est
pas dans sa tradition de la violer avec éclat, et que c’est surtout l’état d’esprit
dans lequel il remplit ses fonctions qu’il y a lieu d’envisager.
C’est ainsi par exemple qu’il est courant dans certains milieux de résistance de déclarer que tous les magistrats qui ont siégé dans les cours spéciales et
les tribunaux d’état devront être éliminés. Il y a lieu de relever immédiatement
l’exagération et l’injustice d’une pareille formule. Sans doute, il aurait été souhaitable de voir la magistrature refuser avec éclat sa participation à des cours
spéciales. Mais il ne faut pas oublier qu’il y a dans chaque cas des circonstances particulières à examiner, que beaucoup ont eu le pouvoir d’y participer en
atténuant le mal qui s’y faisait, qu’on a été fort heureux, en pareil cas, de les
trouver (...) et que c’est donc pour chacun d’entre eux une situation spéciale à
examiner.
Si le magistrat a rempli sa fonction avec un esprit de partisan, il a manqué à son devoir s’il n’a fait que s’incliner sans aucun zèle devant une loi dont
il s’est efforcé de tempérer l’injustice aucune sanction immédiate ne saurait
être prise contre lui ».
Seconde tâche des comités : « manifester et répandre l’esprit de résistance », en entravant dans la mesure du possible systématiquement l’application de toutes les mesures prises par Vichy nuisibles à l’intérêt des Français
(mise en liberté, diminution des peines, acquittements, retards, constitution de
dossiers de droit commun...). « L’arsenal judiciaire offre cent moyens en
conservant toutes les apparences légales ». Exercer une surveillance stricte des
prisons, réprimer les abus de la police. Le refus de siéger « ne peut être appliqué réellement que pour les créations nouvelles : cour martiale, cours spécialement composées pour les terroristes ».
À la Libération, la pratique fut effectivement nuancée et la simple participation aux juridictions d’exception n’est pas en soi un reproche suffisant 11.
On peut ainsi relever, sur Lyon, en avril 1946, que Maurice Rolland, inspecteur
des Services judiciaires, a porté une appréciation très favorable sur S... et
estimé que ce dernier devait faire une belle carrière, malgré des critiques injustifiées sous l’Occupation (S... avait requis devant les sections spéciales et le tribunal d’État de Lyon). Par contre, le rapport d’inspection d’un inspecteur, M.
Mazet, en décembre 1944, avait été suivi de la suspension du premier président
de Lyon, J... qui aurait demandé que la section spéciale fît preuve d’autorité.
241
Actes du colloque
Les magistrats face à leurs aînés ayant
siégé dans les juridictions d’exception
La réaction des magistrats d’aujourd’hui au comportement de leurs aînés
qui siégèrent dans les juridictions d’exception peut sans doute être mesurée à
l’aune de l’affaire dite de « l’annuaire de la magistrature ».
De quoi s’agissait-il ? L’annuaire de la magistrature, jusqu’à la décision
d’Élisabeth Guigou de mettre fin à cette situation en septembre 1997, mentionnait sur une même page neuf magistrats décédés cités à l’Ordre de la Nation,
en distinguant chronologiquement, sans autre explication, deux catégories,
quatre magistrats cités « avant le 24 août 1944 » (donc par le maréchal Pétain,
mais sans le préciser) et cinq autres cités après cette date (par le gouvernement provisoire), dont René Parodi.
Cette distinction intéresse directement le propos puisque, sur les quatre
magistrats cités à l’Ordre de la nation par le maréchal Pétain, trois l’ont été
suite à leur assassinat alors qu’ils avaient siégé dans des juridictions d’exception ayant condamné à mort des résistants, à l’époque désignés comme « terroristes ». Deux d’entre eux avaient présidé ou siégé dans une section spéciale,
dont l’une ayant condamné à mort un résistant qui fut exécuté ; le troisième
avait requis et obtenu la peine de mort contre un résistant devant un tribunal
spécial.
Un cas topique est celui de F.-P, conseiller à la cour d’appel de Lyon,
assassiné le 11 décembre 1943 à son domicile par la Résistance, alors qu’il
exerçait les fonctions de premier assesseur de la section spéciale du tribunal
spécial et du tribunal d’État, en particulier les deux fois où la section spéciale
mixte a prononcé une condamnation à mort suivie d’exécution. Il avait l’objet
de menaces via la BBC et de lettres anonymes. Les chefs de Cour, dans leur
rapport au garde des Sceaux, soulignent la perte que représente ce père de
huit enfants, ancien officier de cavalerie de l’armée active, ancien combattant
14-18 deux fois cité, chevalier de la Légion d’honneur à titre militaire. La Cour
« perd un collaborateur dévoué envers ses chefs, serviable envers ses collègues,
bienveillant pour les subordonnés et aimé de tous. Sa mort cause dans la partie
saine de la population de la Cité une émotion d’autant plus vive qu’il était de
ceux qui, par leur fermeté devant le terrorisme, symbolisent la volonté de la
magistrature de défendre l’ordre et la Patrie ».
Ce magistrat d’origine lyonnaise, entré dans la magistrature en 1920
comme juge suppléant en Algérie, avait fait toute sa carrière à Lyon comme
juge d’instruction et substitut. C’est lui-même qui, en septembre 1941, alors
qu’il est déjà conseiller, se met « respectueusement aux ordres » du garde des
Sceaux pour faire partie du tribunal d’État qui vient d’être créé. « ... J’ai en effet
l’ardent désir et la volonté de consacrer toute mon indépendance et mon
énergie à l’œuvre de redressement du pays et au succès de la Révolution nationale ». Le premier président transmet sa demande en soulignant : « Si M. F-P a
certes beaucoup de fermeté dans ses opinions successives (phrase soulignée par
242
Jean-Paul Jean
le cabinet du garde des Sceaux), sa candidature comporte néanmoins des
réserves ».
Il est promu officier de la Légion d’honneur le 11 décembre 1943 (jour
de son assassinat) au titre de son courage et de son dévouement en siégeant à
la section de Lyon du tribunal d’État et à la section spéciale de la cour d’appel
de Lyon. Lors de l’instruction du dossier de la Commission de révision des
décorations décernées au titre civil depuis le 16 juin 1940, les (nouveaux) premier président et procureur général de la cour d’appel de Lyon écrivent, le
2 mai 1946 : « M. F-P n’a entretenu aucune relation avec les autorités allemandes et son attitude à leur égard n’a été susceptible d’aucune critique. Le secret
du délibéré et l’élimination d’autres magistrats ayant siégé avec lui à la section
spéciale ne permettent pas de déterminer avec précision quelle a été son activité
au sein de cette juridiction d’exception. Ce magistrat, que ses goûts orientaient
avant 1939 vers le poste de procureur de la République à Lyon, avait le tempérament du ministère public plutôt que celui du siège. Comme juge d’instruction, puis comme rapporteur à la chambre correctionnelle de la Cour et comme
président d’assises, il avait acquis une réputation bien établie de sévérité. Il était
difficile que cette réputation ne le suivit pas lorsqu’il fut appelé à siéger à la section spéciale ; mais il n’existait aucune raison positive de croire qu’il soit inspiré d’un parti pris à l’encontre des éléments de la résistance ».
Le 23 mai 1946, la Commission de révision des décorations émet un avis
favorable au maintien de la Légion d’honneur de F-P, ne relevant (sous réserve
d’éléments non portés à sa connaissance) « aucun fait d’activité antinationale
ou nettement dirigée contre l’effort de libération ayant motivé la promotion ». La
même motivation est retenue au soutien de la décision du même jour en faveur
de l’avocat général cité à l’Ordre de la nation dans les mêmes conditions.
Il convient de relever qu’en plus de la décision de la Commission de
révision des décorations de leur maintenir cette distinction, l’ordonnance du
6 août 1944 sur la légalité républicaine qui déclarait de nul effet tous les actes
promulgués depuis le 16 juin 1940, édictait que la nullité devait être expressément constatée. Les citations à l’Ordre de la Nation n’ayant jamais été précisément visées, les bénéficiaires de cette décoration au titre de Vichy ne
pouvaient pas, sur le plan strictement juridique, être éliminés de l’annuaire.
La réaction des syndicats de magistrats, suite à la décision d’Élisabeth
Guigou de distinguer les magistrats cités à l’Ordre de la nation en ne mêlant
plus ceux qui l’avaient été sur décision du maréchal Pétain et ceux qui
l’avaient été pour faits de Résistance, est révélatrice de fortes différences de
sensibilités au sein du corps.
Le Syndicat de la magistrature (gauche) comme l’Association professionnelle des magistrats (droite) se sont félicités de cette décision, tandis que le
président de l’Union syndicale des magistrats, organisation majoritaire et
modérée, héritière de l’Union fédérale des magistrats qui représentait seule la
magistrature avant la création des syndicats professionnels, expliquait qu’il
s’agissait « d’un geste symbolique qui correspond à l’air du temps (...). Il ne faut
pas avoir une vision caricaturale du rôle des magistrats. Certains ont collaboré,
243
Actes du colloque
mais d’autres ont su résister et leur position n’était pas facile. Ne soyons pas trop
sévères avec nos aînés » 12.
Ces oppositions d’analyse sont révélatrices de différences profondes de
sensibilité, et cette dernière position est particulièrement intéressante, car le
syndicat qui peut le plus s’identifier à l’histoire de la magistrature met ainsi le
mieux en évidence l’importance des phénomènes générationnels au sein de
ce corps professionnel.
Les phénomènes générationnels au sein
de la magistrature
Globalement, pourquoi les jeunes générations, qui n’ont jamais connu
aucune période de guerre, sinon de guerre virtuelle ou lointaine, sont-elles les
plus sévères sur les comportements de leurs aînés, ainsi que l’ont mis en évidence les sondages au moment du procès de Maurice Papon ? Et pourquoi
existerait-il une spécificité du regard des jeunes générations de juges sur leurs
anciens ?
Un jugement de valeur sur le comportement professionnel sous Vichy,
c’est le regard du fils sur son père ou du petit-fils sur son grand-père. Et il ne
faut pas oublier que la magistrature, comme le barreau, est marquée par des
dynasties familiales, avec une forte implantation locale, qui ont été partiellement évoquées à l’occasion du procès Papon.
En 1989, 9,5 % des magistrats en fonction avaient eux-mêmes un père
magistrat lorsqu’ils sont entrés en fonction et 13 % un grand-père magistrat,
parmi ceux dont on connaît la profession. Sur 5 000 magistrats, 17 % avaient
un père juriste. Jean-Luc Bodiguel 13 a mis en évidence des lignées professionnelles et parlé d’une « magistrature d’héritiers ». Comment ne pas comprendre,
à partir de ces éléments, combien la « famille judiciaire » n’avait jusque-là
abordé qu’avec une grande prudence ces questions et que le débat ne pouvait
venir que de l’extérieur ou par des « enfants terribles » en son sein 14 ?
Cette histoire commune de la « famille judiciaire » compte beaucoup.
Dans le conscient et l’inconscient de la magistrature existent des continuum et
des ruptures, et les phénomènes générationnels ont beaucoup influé en ce
sens. Ce qu’est la magistrature aujourd’hui s’explique par la construction progressive d’un idéal commun. Les générations précédentes sont sorties d’un
siècle et demi de soumission au pouvoir politique, puis d’une triple humiliation, pendant l’Occupation, à la Libération, pendant la guerre d’Algérie. C’est
toujours d’une logique de guerre que sont nées les juridictions d’exception où
la justice renie ses principes.
244
Jean-Paul Jean
Ainsi les discours de Maurice Gabolde, garde des Sceaux, et de Pierre
Laval à la réception des premiers présidents de cour d’appel à Vichy le
12 novembre 1943 :
Gabolde : « Il faut réprimer, dans la sérénité d’une objective fermeté, le
terrorisme. » (applaudissements unanimes)
Laval : « nous devons nous unir. Je m’adresse, non plus aux magistrats,
mais aux Français (...) que la terre qui appartenait à nos pères appartienne à
nos enfants et qu’elle soit encore la terre de France [applaudissements]. Par le
jeu des circonstances, la police et la magistrature remplissent à mes yeux le
même office glorieux que l’armée pendant la guerre (...). La réunion des procureurs généraux a produit dans le pays un excellent effet. Je suis convaincu
que la réunion des premiers présidents produira la même impression et que,
revenus dans vos cours, vous ne manquerez pas d’indiquer leur devoir aux
magistrats qui ne demandent qu’à l’accomplir ! [applaudissements unanimes] ».
Après avoir été les instruments dociles de chaque pouvoir successif,
sous réserve de sauvegarder les apparences derrière l’apparat et le protocole,
les magistrats ont été fortement épurés à la Libération, puis soumis aux parlementaires et notables locaux sous la IVe République, au pouvoir central sous la Ve.
À chaque période, ils ont accepté de participer à des justices d’exception. Le dernier traumatisme fut celui de la guerre d’Algérie. Le transfert de
compétence aux juridictions militaires le 17 mars 1956, l’instrumentalisation
par les militaires et par les politiques provoqua peu de réactions publiques
dans un corps habitué à gérer en interne ses problèmes. Le refus de reproduire le système est cependant symbolisé par les positions courageuses mais
isolées de Casamayor, relayé par la presse et les intellectuels. Ce fut ensuite
l’action du Syndicat de la magistrature, né sur l’initiative de la nouvelle génération de ceux qui avaient été appelés en Algérie, militants à l’UNEF ou simplement pris dans le mouvement collectif du centre national d’études judiciaires,
préfiguration de l’École nationale de la magistrature, au début des années 70.
Sans doute, cette nouvelle génération, par-delà le contexte politique et social,
exprime-t-elle le refus d’être désormais identifiée à ce qu’ont accepté de subir
leurs aînés, dont la participation aux juridictions d’exception.
Jusqu’à ces dernières années, dans toutes les affaires sensibles, les juges
étaient plus au service de l’État qu’au service du droit. L’État et le politique
progressivement affaiblis, la montée en puissance du juge s’est opérée, sous
l’effet démultiplicateur des médias. C’est cette nouvelle figure du juge, de son
indépendance effective, qui s’est construite progressivement jusqu’aux ruptures radicales avec le politique, à la fin des années 90, sous l’effet des conflits
dans le cadre des affaires politico-financières.
Et entre temps, Robert Badinter a réalisé en 1981 la suppression des juridictions d’exception que constituaient la Cour de sûreté de l’État et les tribunaux permanents des forces armées...
245
Actes du colloque
Notes
1. Le Monde du 12 décembre 1996.
2. L’affaire de la section spéciale, Fayard 1973.
3. Le Monde des 23-24 novembre 1997.
4. On doit relever que Paul Didier fait partie des huit magistrats proposés pour la médaille de la
Résistance auxquels la Commission ad hoc refusa l’attribution.
5. Pour un article dans Le Monde intitulé « Le silence des morts », dans lequel il dénonce l’inertie du
parquet de Paris et appelle le garde des Sceaux « le maître du non-lieu » à la suite de décisions de
non-lieu prononcées à propos de la mort d’un policier et d’un témoin dans l’affaire Ben Barka. Cf.
Denis Salas et Emmanuelle Verleyn Casamayor le dissident, à paraître.
6. Ed. Flammarion, p. 190.
7. Une circulaire du 25 mars 1942 de Joseph Barthélémy, garde des Sceaux, avertit les magistrats que
leur carrière dépendait « de leur dévotion à la personne du chef de l’État ».
8. « La France de Vichy », Le Seuil, 1973.
9. Sinon parfois en les renforçant, ainsi ce procureur général d’Alger s’indignant de ce que des
magistrats honoraires juifs osent encore assister aux audiences solennelles de rentrée.
10. Fonds d’archives Maurice Rolland, AP 490.
11. Cf l’article d’Alain Bancaud.
12. Le Monde, 23-24 novembre 1997.
13. « Les magistrats, un corps sans âme », PUF, 1990.
14. Ce phénomène de « caste » semble avoir beaucoup évolué ces dernières années avec l’évolution
des recrutements, notamment l’arrivée massive d’étudiants issus des Instituts d’étude politique, selon
une enquête de Chantal Blaya et Éric Debarbieux (université Bordeaux 2) sur l’enseignement dispensé
aux auditeurs de justice (rapport de recherche pour la mission de recherche Droit et Justice, mai 2001).
246
Partie III
Témoignages
247
248
Léopold Rabinovitch
Léopold Rabinovitch,
résistant juif traduit devant
la section spéciale de Lyon
Présenté par Catherine Fillon
Le 30 mai 1944, plusieurs compagnies de SS de la division Das Reich,
avec l’approbation de Vichy, investirent la centrale pour nous transférer, entassés à raison de cent par wagon, via le camp de Royalieu Compiègne, à Dachau.
Nous avons quitté Compiègne le 16 juin 1944 et sommes arrivés à Dachau le
18 juin. Nous devons à notre entente et expérience de vie en collectivité de
n’avoir eu aucun décès parmi nous durant le transport. Ce ne fut pas le cas du
convoi qui quitta Compiègne le 2 juillet où, dans des conditions de transport et
de chaleur identique, il y eut plus de 900 décès sur plus de 2 000 déportés.
Dans les commandos satellites de Dachau, comme dans le camp
lui-même, il y a toujours eu la présence clandestine d’un comité pour assurer
une entraide dans la mesure de nos très modestes possibilités.
De 1 200 déportés de la centrale d’Eysses, 800 environ revinrent de leur
déportation. Parmi les 142 condamnés à Lyon par la section spéciale – et souvent à des peines relativement courtes – combien ne sont pas revenus.
Nombreux parmi les déportés furent ceux qui moururent de mauvais
traitements, de privations, de maladie, d’épuisement et de travaux pénibles,
mais notre sort était la conséquence d’un choix toujours volontaire et un risque
assumé.
Ce sort, aussi épouvantable fut-il, n’avait pourtant pas de comparaison
moralement et physiquement avec celui des familles entières qui, du bébé au
vieillard, étaient livrées systématiquement à l’extermination industrielle. Sans
être soutenues par l’espérance intense de retrouver peut-être un foyer après la
victoire.
C.F.
Invité à donner mon opinion sur l’exemplarité, je peux répondre
d’emblée avoir été indifférent à la peine encourue en cas d’arrestation.
Lorsque des condamnés à des peines de prison, de nouveau jugés pour les
mêmes faits, sont condamnés à la peine de mort par une cour ou section spéciale, où était l’exemplarité ?
249
Actes du colloque
Il en a été de même pour un cousin germain, Benjamin Jourist, arrêté à
Paris le 11 juin 1941, condamné à une peine de prison pour ses activités antinationales et fusillé le 14 mai 1942 à la prison centrale de Clairvaux.
Pour ma part, j’étais conscient que mon engagement dans la Résistance
me faisait courir un extrême danger.
Cet engagement n’était pas la conséquence du désespoir, parce que
Juif, je n’aurais pas eu d’autre issue. J’avais pleinement conscience qu’il me fallait participer, même modestement, au combat contre la barbarie nazie et
Vichy son complice. Je n’avais pas la haine du « Boche » mais seulement de
l’Hitlérisme.
Je suis le 4e enfant, né à Paris en 1922, de parents russes, Juifs athées,
qui s’étaient connus en 1910 à Paris, capitale, dans leur esprit, du pays des
droits de l’homme. Comme beaucoup d’autres, ils idéalisaient la France républicaine de la Révolution française. Mon père, qui avait quitté la Russie en
1905, m’avait raconté que là-bas, dans les manifestations auxquelles il avait pu
participer, très souvent « la Marseillaise » était un chant de combat.
Élève à l’école de la République, ayant appris l’histoire de France qui
devint la mienne, formé par mes lectures puisées à la bibliothèque municipale,
j’ai été bercé dans mon milieu familial par l’engagement politique et syndicaliste de mon père qui m’emmenait aux manifestations de protestation, revendicatives ou culturelles. J’avais été informé de tous les événements marquant
l’époque : la faillite de la S.D.N. – la prise de pouvoir en Allemagne par l’hitlérisme, son antisémitisme virulent, écho à celui propagé en France – la création
du camp de Dachau – le réarmement de l’Allemagne – les événements du
février 34 – le front populaire en 36 – la guerre civile en Espagne – la
non-intervention des démocraties plus qu’indécises dans leur combat contre
les dictatures – l’Anschluss – Munich – la prise du pouvoir en France par
Pétain et ses séides – les malfrats des bas-fonds – la clique de revanchards du
Front populaire, après leur grande peur. Avec tout ce savoir, il était évident
que mon engagement dans la Résistance n’avait pas à connaître de débats cornéliens, et dès la fin de l’année 1940, j’ai eu des activités de résistance à Paris.
Elles se résumaient à des distributions de tracts, à des inscriptions sur les murs
et à des manifestations dans les marchés.
Recherchés par la police, nous avons, mon frère et moi, quitté Paris, le
6 juin 1942 pour Grenoble, puis Lyon.
Après l’occupation de la zone sud, le 11 novembre 1942, je suis passé
du « Groupe de combat juif », émanation de l’Union de la jeunesse juive, à
l’organisation de résistance, les F.T.P. M.O.I. (Francs-tireurs et Partisans de la
main d’œuvre immigrée) où, avec d’autres résistants, j’ai participé au combat
contre les troupes d’occupation et de la collaboration.
Le 29 mai 1943, une action de récupération de tickets et de cartes d’alimentation fut engagée sur le centre de ravitaillement de l’avenue Félix Faure,
action à laquelle je n’ai pas participé. Cette action a mal tourné, des coups de
feu ont été échangés, et l’un des nôtres, Simon Frid, fut blessé à la cuisse et
arrêté. De ce ratage, il découla la décision d’éloigner certains des participants à
250
Léopold Rabinovitch
cette action, dont les deux sœurs de Simon Frid, ainsi que leur compagnon.
L’une des deux sœurs, Lola Frid, ainsi que son bébé, furent cachés par mes
soins, pour la nuit, chez une connaissance – Mme Poncet – à son insu, puisque
cette dernière était alors absente de Lyon. Le lendemain, avec son bébé, Lola
Frid est partie se réfugier chez un parent à Montluçon. La police l’y arrêta et
obtint de celle-ci ce qu’elle pouvait savoir de notre organisation. Elle communiqua l’adresse de Mme Poncet à la police. Cette dame, à son retour à Lyon, fut
tout de suite inquiétée et poursuivie. Un de ses amis, un certain Pugnière, qui
nous aurait mon frère et moi rencontré chez celle-ci, se mit à la disposition de
la police pour l’aider à nous retrouver. C’est le 14 juillet 1943, place Bellecour,
à un rendez-vous que j’avais avec mon frère, également membre de notre
mouvement de résistance, qu’en présence du sieur Pugnière nous fûmes arrêtés par la police judiciaire. À la Libération, le dénonciateur fut poursuivi et en
1945, condamné aux travaux forcés à perpétuité.
J’ai eu récemment l’occasion de prendre connaissance de la déposition
de ce dénonciateur et j’ai constaté que cette déposition était une construction
faite d’après les renseignements obtenus par la police de Lola Frid.
Les interrogatoires n’étaient pas musclés. La police s’est contentée de
m’impliquer dans l’action menée le 29 mai, avenue Félix Faure, sur la reconnaissance qu’a faite de moi l’agent de police Sauton, blessé lors de cette
action. La confrontation a eu lieu dans les locaux de la police.
Je fus incarcéré, après le passage à l’anthropométrie, le 20 juillet 1943, à la
prison Saint-Paul à Lyon dans une cellule prévue pour un seul détenu et déjà
occupée par quatre. C’est dire les conditions de vie et d’hygiène que nous avions.
Je ne me souviens pas de la date de la seule visite que m’a faite, en prison, l’avocat commis d’office. Je l’ai retrouvé au cabinet du juge d’instruction
lors de ma confrontation avec des témoins qui ne m’ont pas reconnu, et pourtant, très récemment j’ai eu connaissance de leur déposition où le contraire
était affirmé.
Une autre fois au cabinet du juge d’instruction, j’ai été confronté à Lola
Frid qui avait sottement révélé lors de son arrestation que son frère appartenait
à un mouvement de la résistance et n’était pas un bandit. L’action sur le centre
Félix Faure différait de celles que nous menions contre les troupes d’occupation et l’appareil de production de guerre par armes ou sabotage. Elle avait
cette fois-ci pour but de récupérer les titres d’alimentation tant pour
nous-mêmes qui vivions dans la clandestinité, que pour en faire distribution à
la population, à l’occasion d’une manifestation.
Jusqu’à la Libération, 261 opérations militaires réalisées par le détachement « Carmagnole » pour Lyon et ses environs ont été homologuées – dont 46
actions contre des usines, 51 attaques directes contre les troupes d’occupation,
52 sabotages des dépôts ferroviaires, 14 actions contre des garages et des
dépôts allemands.
Je dois ici témoigner que, lors d’un interrogatoire, le juge d’instruction
Cohendy a menacé devant moi Simon Frid en lui lançant « Toi, j’aurai ta tête ».
251
Actes du colloque
Je suis resté dans l’ignorance sur l’évolution de l’instruction jusqu’à
23 novembre 1943, jour où je fus sorti de ma cellule pour être transporté au
palais de justice où, dans la salle d’audience, j’ai retrouvé Simon Frid, Mme Poncet, mon frère, ainsi qu’un témoin alibi confirmant ma non-participation à
l’action de l’avenue Félix-Faure. Notre attitude ne fut pas celle de tribun « Nous
n’étions pas Dimitrov ». Mais par notre comportement délibéré, nous avons
souligné à la cour que nous ne reconnaissions pas son autorité. Nous fûmes
d’ailleurs rappelés à plus de considération pour celle-ci.
L’avocat commis à ma défense s’est rassis après un pénible plaidoyer. Il
fut interpellé par le président de la cour pour savoir s’il ne devait pas également plaider pour mon frère. L’avocat confirma le fait et déclara simplement
que pour Léon Rabinovitch « c’est la même chose », et nous avons bien ri de
cette comédie.
Pour vol qualifié de titres d’alimentation, de détention d’armes et recel :
Simon Frid et moi-même fûmes condamnés aux travaux forcés à perpétuité.
Par contumace, à la même peine furent condamnés Amsellem (le compagnon
de Lola et père de son enfant) et Max Tzwangue qui avaient également participé à cette action. Pour tentative de meurtre, Simon Frid a été condamné à
mort, et moi-même à dix ans de réclusion. C’est seulement en 1946 que j’ai
connu le nom de celui avec qui j’ai été confondu.
Le lendemain, à l’audience de 24 novembre 1943, par la même cour,
pour une activité antinationale et détention d’armes, Simon Frid fut condamné
à la prison à perpétuité, mon frère à huit ans de réclusion, et moi-même, de
nouveau, à dix ans de réclusion. Mme Poncet fut condamnée, pour recel de
malfaiteurs, à trois ans de prison. Je n’ai pas le souvenir que la cour se soit à
chaque audience retirée pour délibérer.
Après notre condamnation, mon frère et moi avons partagé une cellule
avec un troisième résistant également jugé et condamné. Le 3 décembre, au
soir, un gardien est venu me prévenir que l’exécution de Simon Frid était
prévue pour le lendemain à l’aube et qu’il venait pour nous transmettre ses
adieux. Nous avons tenté à l’aube, par l’ouverture sur la façade, de manifester
en appelant les autres résistants détenus dans ce bâtiment à crier notre indignation et chanter la Marseillaise.
Le 9 décembre, avec de nombreux résistants jugés, nous avons été
transférés de la prison Saint-Paul à la centrale D’Eysses à Villeneuve-sur-Lot.
D’après le mémoire de Melle Sansico 1, nous fûmes 142 à être condamnés par
cette section spéciale et transférés au bagne d’Eysses. C’est d’ailleurs lors d’un
nouveau transfert de condamnés de Lyon que j’ai appris l’exécution, le
12 décembre 1943 de Faure Pinguely, conseiller à la section spéciale. Cela m’a
été rapporté par Pierre Blanc, condamné à cinq ans de travaux forcés, et par
Marcel Rivière, rédacteur au Progrès, condamné à dix-huit mois de prison. Ils
m’ont signalé en outre qu’après cette exécution, les condamnations prononcées pour des faits bien plus graves, furent moins lourdes. Simon Frid a été le
dernier guillotiné à Lyon.
À la gare Perrache à Lyon, nous avons chanté une éclatante Marseillaise
avant d’être enchaînés deux par deux pour le temps du voyage. À Eysses, j’ai
252
Léopold Rabinovitch
rencontré bien des hommes de grande valeur. Nous étions 1 200 détenus résistants, condamnés à des peines de différente durée, de plusieurs réseaux de
résistance, d’opinions diverses, mais toujours anti-hitlériennes et anti-vichystes.
Un comité à peine clandestin avait organisé notre vie, pour nous permettre de supporter l’incarcération. Une très forte solidarité avait été installée
avec l’aide des mouvements extérieurs et la population locale. Par exemple,
nous partagions les colis familiaux, nous avions également des activités culturelles et nous faisions même de la gymnastique. Tout ceci nous arma moralement et physiquement, et nous en eûmes le bénéfice lors de notre déportation
à Dachau.
Avec l’aide de l’extérieur et la complicité de certains gardiens pour
l’introduction d’armes dans la centrale, nous avons tenté le 19 février 1944, de
recouvrer notre liberté afin de reprendre le combat libérateur. Cette tentative
d’évasion collective a eu lieu à l’occasion d’une visite de l’inspecteur général
des prisons. Nous l’avions fait prisonnier, de même que le directeur de la centrale d’Eysses, Schivo.
Un incident imprévisible a fait échouer notre tentative d’évasion de
masse. Après une nuit de combat qui fit un mort et plusieurs blessés, devant la
puissance de feu des groupes mobiles de réserve et la présence des forces
allemandes, nous dûmes nous rendre après avoir négocié avec le préfet en
liaison avec Vichy les conditions de reddition et la promesse que des représailles ne seraient pas exercées. Nous étions, néanmoins, sans trop d’illusions sur
ces assurances. Les jours suivants virent une nuée de policiers s’abattre sur la
centrale.
60 détenus furent désignés par le directeur de la prison (par ailleurs,
commandant dans la Milice) Schivo et le gardien chef Dupin et sortis du collectif. 48 furent transférés comme otages à la prison de Poitiers, 12 autres
furent fusillés dans l’enceinte de la prison.
Léopold Rabinovitch
Note
1. Virginie Sansico, La section spéciale de Lyon (1943-1944), mémoire de maîtrise d’histoire, université
Lyon II, 1999.
253
254
Michel Bussière
Robert Poisron, membre de la cour
martiale du Grand-Bornand
mise en place à la Libération
pour juger les miliciens
Présentation par Michel Bussière
La cour martiale constituée pour juger les miliciens arrêtés lors de la libération d’Annecy a siégé à Grand-Bornand les 23 et 24 août 1944. Le département de la Haute-Savoie est le seul en France métropolitaine à s’être auto-libéré
avec ses propres forces armées, unifiées sous le nom de F.F.I. Mais si la Wehrmacht s’était rendue, elle était encore en situation de force à Bellegarde et pouvait lancer à tout moment une offensive sur Annecy. Les forces américaines
étaient loin et ne pouvaient pas assurer d’appui. La liaison avec le gouvernement du général de Gaulle n’était pas établie ; le Comité départemental de Libération ne pouvait compter que sur ses propres forces. L’institution judiciaire
avait souffert au cours de l’année 1944, un greffier du tribunal de première
instance d’Annecy avait été déporté en mars, le procureur de la République
arrêté en juin par la Milice puis placé en congé de maladie, l’unique juge d’instruction d’Annecy, également arrêté en juin par la Milice, avait été révoqué par
le gouvernement de Vichy. Les Allemands avaient tenté d’arrêter les magistrats
de Saint-Julien-en-Genevois en mai et interpellé le procureur de la république.
Jean Comet, nommé procureur de la République à Thonon-les-Bains mais résidant
encore à Saint-Julien avait pu échapper à l’occupant mais avait également été
révoqué par le Maréchal. Ce sont donc des militaires-résistants qui jugèrent les
miliciens d’Annecy. Parmi eux, Robert Poirson, militaire de carrière et lieutenant de l’Armée secrète sous le nom de Roby.
Après l’échec de son arrestation par les Allemands, suivi de sa révocation
par le gouvernement de Vichy, Jean Comet était resté caché chez lui à
Saint-Julien-en-Genevois, en évitant de paraître en public. À la Libération du
département de la Haute-Savoie, un de ses voisins nommé Aubry, retraité des
Postes et membre de la Résistance lui a demandé s’il pouvait participer à la
création d’une cour martiale et c’est ainsi qu’il a été reçu par le commandant
Nizier à la préfecture d’Annecy.
Après la fin de la guerre, Robert Poirson a accumulé une très abondante
documentation concernant cette période. Ces documents sont, pour la plupart,
des copies de rapports administratifs officiels. Cette documentation, soigneusement classée dans une pièce spécialement aménagée au sous-sol de la maison,
255
Actes du colloque
a pu être consultée par plusieurs historiens professionnels. Robert Poirson a
lui-même écrit de nombreux articles publiés dans les journaux locaux. L’article
présenté ici procède d’une étude approfondie doublée d’un témoignage personnel, mais ce texte n’est en aucun cas l’auto-justification d’une action encore
très décriée en Haute-Savoie. Son auteur n’avait jamais souhaité sa publication mais après avoir donné publiquement un dernier témoignage au palais de
justice d’Annecy lors des Journées du Patrimoine de septembre 1998, il a
accepté la publication de son récit par l’Association française pour l’histoire de
la justice. Déjà frappé par la maladie, il a été très touché par cette initiative. Il
est décédé au cours de l’automne 1999 et ainsi, comme il semblait le souhaiter
secrètement, la publication de son texte n’aura pas eu lieu de son vivant.
M.B.
Le 20 août 1944, le lendemain de la libération d’Annecy qui mettait fin à
l’occupation allemande du département, à l’issue d’une réunion du Comité
départemental de la libération (C.D.L.), fut évoquée la situation des miliciens
qui après s’être rendus devaient être considérés comme des prisonniers de
guerre, avec la promesse de les juger.
Les représentants F.T.P. estimaient qu’il fallait les fusiller sans procès,
considérant qu’ils avaient porté les armes contre la France.
Revillard, membre du C.D.L., et qui deviendra préfet par la suite, fit
valoir qu’il n’était pas question d’exécution de gens, sans qu’ils aient été jugés.
De son côté, Nizier, chef des F.F.I., annonça qu’une cour martiale serait
instituée par une ordonnance datée du 21 août :
« Nous, Nizier, chef des F.F.I. de Haute-Savoie,
attendu qu’il résulte de procès-verbaux, à nous transmis charges suffisantes
du crime de trahison, prévu par les articles 75 et suivants du Code pénal contre
les nommés... (suivent 97 noms)...
ordonnons qu’ils seront traduits sans délai devant la cour martiale, pour y être
jugés ».
Le journal Libération, organe du C.D.L. (C.D.L. dont Ostier est le président), donna le compte rendu du procès dans son édition du 26 août 1944 :
« La cour martiale départementale de Haute-Savoie instituée par ordonnance du 21 août a tenu sa première audience dans une localité du département les 23 et 24 août ». 1
« Les cinq juges composant la Cour (trois commandants et deux lieutenants) prêtent serment, puis l’interrogatoire des 97 prévenus de trahison se
poursuit sans désemparer, en présence d’une foule nombreuse.
La défense est assurée par quatre avocats du barreau départemental,
désignés d’office.
256
Michel Bussière
Le jugement a été rendu publiquement le 24 août 1944 à 7h00. 76 personnes convaincues d’intelligence avec l’ennemi, et en temps de guerre, sont
condamnées à la peine de mort, 21 sont acquittées au bénéfice du doute.
La sentence a été exécutée aussitôt par fusillade ».
Le tribunal du Grand-Bornand a été décidé pour juger uniquement des
miliciens. Des années après, il fera l’objet de nombreux récits, tant sur sa légitimité, que sur la façon dont il fut organisé, de nombreux commentaires seront
écrits par des journalistes spécialisés dans des revues, des historiens continuent à le citer.
Un journaliste écrivait : « ... En 1944, les actes criminels se multipliaient ;
pillages, assassinats, dont la Résistance rejette la responsabilité en raison de
leur caractère crapuleux dénué de tout indice politique : Etercy, Douvaine,
Balaison, Annecy, policiers à La Roche, etc. En face de cette vague de banditisme, de nombreux cultivateurs apportèrent par simple autodéfense aide et
assistance aux forces du maintien de l’ordre, combien furent-ils à être abattus... ? ».
Un historien : « ... Au Grand-Bornand, si rien n’a été légal, des formes
seront respectées, qui ne l’ont pas souvent été pendant les derniers mois de
l’Occupation. Le procès du Grand-Bornand n’est pas un modèle, il faut l’inscrire dans le climat d’une époque violente où les haines locales explosaient, ce
qui explique sans doute la condamnation à mort de trois frères dont le plus
jeune venait d’avoir ses 16 ans le 15 juillet 1944... ».
Un texte, extrait d’une grande revue spécialisée sur la Milice :
« ... Le sujet est épineux, nous en sommes conscients. Nous l’évoquons
librement avec toutes les nuances qu’impose l’évocation de ces temps où il était
difficile d’avoir 20 ans... L’été 1944 fut un cauchemar pour les miliciens qui
n’avaient pu se replier à l’Est, qui n’avaient su trouver un refuge sûr ou qui,
n’ayant eu aucune activité notable, avaient cru pouvoir rester tranquillement
chez eux. L’exécution collective du Grand-Bornand en est l’illustration la plus
dramatique ».
Il serait prétentieux de prétendre écrire aujourd’hui le récit de ce procès
en affirmant détenir la vérité mais, pour certains encore de ce monde en 1991,
on doit écrire comment cela a été ressenti, et dire pourquoi et comment on a
été amené à prendre certaines décisions.
Il faut garder en mémoire l’époque, et particulièrement les années
1943-1944. Vichy accepte de mettre à la disposition des Allemands ses travailleurs de presque tous âges, de tous métiers. L’Allemagne a besoin de
main-d’œuvre dans ses usines car il lui faut puiser dans celle-ci pour compenser ses effectifs militaires sur le champ de bataille. La loi sur le S.T.O. va
déclencher le refus de ceux qui ont 20 ans ; ils tentent de se cacher, ils cherchent tous les moyens et ceux qui le peuvent partent dans les « maquis » qui ne
sont pas encore bien en place, qu’importe ! Ils n’ont pas le temps, comme on
dit en jargon militaire, de « faire leurs classes », apprendre l’obéissance, la discipline. Ces hommes qui ont choisi, ce qu’on appelle « l’Armée de l’ombre », doi-
257
Actes du colloque
vent accepter l’autorité d’un responsable, sans galon et qui n’a souvent pas été
formé lui-même, à cette forme de guerre.
Ce maquis ne dispose pas d’une intendance, mais il faut nourrir, habiller
et si possible armer tout ce petit monde.
Quelle solution, autre que celle qui va obliger à « cambrioler » les mairies qui détiennent cartes et tickets d’alimentation, tabac, etc. ? Car tout est
rationné et, dès lors, que l’on est hors-la-loi on ne possède plus la possibilité
de se ravitailler. Et il y a la question de l’argent ? On procédera de gré ou de
force aux « vols » de tickets, de voiture, camion, carburant, il faut des véhicules
pour le transport. On a parlé d’assassinats, la presse d’alors, dans sa chronique
quotidienne, en faisait ses gros titres... on devenait « des individus peu recommandables ». Durant cette période, on ne peut nier qu’il y en eut, mais il ne
faut pas tout mélanger. Il fallait, hélas, quelquefois agir vite pour éviter le pire :
le dénonciateur, le délateur non soumis à une pression, la lettre anonyme, etc.
Tout cela méritait une sanction et la Résistance ne possédait pas de prisons.
Les responsables de la Résistance ont été quelque fois débordés, mais si
on se réfère au livre RI 3 Francs-tireurs et Partisans de Haute-Savoie, ils rappelaient les consignes : « ... que des sanctions sévères furent prises à l’égard de
plusieurs chefs ou hommes qui s’obstinaient à n’écouter que “leur bon plaisir”,
et de rappeler la circulaire du C.M.I.R. (Comité inter-régional militaire) qui
fixait les directives contre certains manquements graves à la discipline et qui
seraient le fait de soldats et chefs F.T.P. inconscients de leur devoir ».
Au Grand-Bornand, le tribunal eut à juger des miliciens francs-gardes
encasernés, en tenue, qui disposaient d’armes.
Un tribunal, par définition, c’est la juridiction (le droit de juger) d’un ou
plusieurs magistrats qui jugent ensemble.
Aujourd’hui, les rescapés miliciens, diront aux historiens : « Nous étions
plus que des catholiques... des cléricaux... ». C’est peut-être, en partie vrai, mais
pourquoi n’ont-ils pas alors respecté les principes même de cette religion dont
ils se recommandaient !
Le Larousse dit du mot « milice » : « Corps de troupe armé. Avant 1789,
unités de bourgeois et paysans destinés à renforcer l’armée régulière. Nom
donné depuis à certaines formations paramilitaires destinées au maintien de
l’ordre ».
Quelle était la situation sociale des 97 miliciens qui furent jugés ?
52 cultivateurs – 2 garçons de ferme – 1 charron – 1 cordonnier – 2 cuisiniers – 1 typographe – 1 terrassier – 1 machiniste – 2 jardiniers – 3 charpentiers – 3 menuisiers – 1 ébéniste – 1 boucher – 2 décolleteurs – 1 contremaître
en papeterie – 3 étudiants – 1 ingénieur adjoint au cadastre – 1 industriel –
1 représentant – 1 commerçant – 4 employés de bureau – 2 employés de
banque – 1 employé à l’hôpital – 1 répétiteur lycée – 1 comptable – 7 se présentant sans profession.
258
Michel Bussière
En ce qui concerne les âges :
9 ont de 50 à 55 ans
13 de 40 ans et plus
13 de 30 ans et plus
42 de 2l ans et plus
11 ont 20 ans
2 ont 19 ans
2 ont 18 ans
4 ont 17 ans
1 a 16 ans depuis le 15/7/44
1
8
2
3
7
Ceux qui furent acquittés :
a 52 ans
ont de 40 à 47 ans
ont plus de 30 ans
ont de 20 à 24 ans
ont de 17 à 19 ans
Ceux qui furent exécutés :
8 ont plus de 50 ans
5 ont plus de 40 ans
11 ont plus de 30 ans
50 ont de 20 à 30 ans
2 ont moins de 20 ans
Ces chiffres peuvent paraître macabres, il s’agit d’une statistique !
Mais revenons au point de départ. Le 18 août 1944, les miliciens se rendent. Le 19 août 1944, c’est la libération d’Annecy et en même temps de
l’ensemble du département. Les Allemands se sont rendus (environ 750 de
valides et quelques centaines dans les hôpitaux ou services). La Gestapo
(police politique) a tenté d’empêcher la Wehrmacht (l’armée) de se rendre,
mais elle fut prise de vitesse grâce à la prise de la caserne de Galbert par la Cie
Pan-Pan (Mégevand), maquis de la Mandallaz, qui la devança, Mégevand prenant sur lui et sans attendre le résultat des négociations en cours d’attaquer. Il
fut grièvement blessé à l’artère fémorale par les membres de la Gestapo, qui
n’hésitèrent pas à ouvrir le feu alors qu’il se rendait à leur rencontre. Il y eut 2
morts civils et des blessés.
À la préfecture, le préfet Marion attend l’arrivée des vainqueurs. Il a
revêtu son uniforme de général de l’armée française. Lorsque Nizier, chef des
F.F.I., et Ostier, président du C.D.L. dans la clandestinité, se présentent, ils lui
indiquent qu’il doit se considérer comme prisonnier et l’oblige à se mettre en
civil. Le pouvoir militaire : Nizier, le pouvoir civil : Ostier, vont remplacer le
préfet de Vichy et prendre les mesures nécessaires au bon fonctionnement du
département, à titre provisoire.
Les journalistes de l’époque – qui restent sous censure – remarquent à
leur arrivée à la préfecture : « Le visiteur retient l’impression nette du flottement,
même de pagaille. Le président du C.D.L. Ostier (dont on ignore toujours le
nom véritable) siège dans le bureau du préfet. Dans la grande salle de délibération, on aperçoit de nombreuses personnes qui semblent être là pour qu’on se
259
Actes du colloque
souvienne d’elles... Le téléphone sonne sans arrêt, on entend des réponses assez
cocasses, les deux secrétaires sont débordées... ».
Le 20 août se présente un homme, Comet, anciennement juge d’instruction à Saint-Julien, qui demande à être reçu par Ostier. Il lui indique qu’il est
magistrat de carrière. Il explique qu’il avait été nommé par Vichy, procureur
de la République à Thonon en juin 1944, mais qu’il n’avait pas voulu rejoindre
ce poste. Il avait contacté des responsables de la Résistance qui lui avaient
conseillé de rester à leur disposition pour le « jour J » de la Libération. Ainsi
venait-il faire ses « offres de services ».
Ostier le mit en contact avec Nizier, qui avait besoin d’un homme compétent pour juger les 97 miliciens enfermés au Grand-Bornand et dont Peccoud, dit Quino, s’était engagé à ce qu’ils soient jugés. Nizier le chargea de
rédiger un arrêté instituant une cour martiale. C’est le texte du 21 août, publié
au début du récit.
La cour martiale étant officiellement créée, il fallait organiser la procédure à suivre et ne pas oublier d’y inclure des avocats de la défense. (Ce que
les cours martiales de Vichy n’avaient pas respecté). On fixa le lieu où devait
se situer le procès : au Grand-Bornand, la salle paroissiale fut retenue, les miliciens y étant déjà incarcérés et le transport sur Annecy s’avérant impossible et
dangereux ; on était toujours en guerre et un bombardement n’était pas exclu.
Comet demanda à Nizier de lui fournir les noms des personnes qu’il
jugeait apte à assurer les fonctions de juges, le rôle du commissaire du gouvernement (chargé de l’accusation) est fixé en commun, c’est Jean Massendès,
inspecteur aux Renseignements généraux, qui occupera le poste.
Les cinq juges seront désignés par Nizier lui-même. Il va s’efforcer
d’équilibrer les fonctions entre les F.T.P. et l’A.S. Sachant que les F.T.P. étaient
partisans d’un châtiment expéditif, Nizier va nommer deux des leurs, avec
l’attribution du rôle de président, une façon de donner à l’« épuration », une
forme légale ! Ce sera Bonfils, commandant d’un bataillon F.T.P. et Augagneur,
commandant adjoint F.T.P. qui accepteront de siéger, le dernier nommé ayant
la fonction de président du tribunal.
Les trois autres juges seront :
– Le commandant d’active Clément de l’ex-subdivision de Bonneville.
– Le lieutenant F.F.I. Louis Morel, militaire de carrière, ancien des Glières,
A.S.
– Le lieutenant Robert Poirson, militaire de carrière, chef de centaine
d’Annecy, A.S.
Les avocats de la défense furent commis d’office, car ceux qui furent
sollicités se récusèrent.
Il y avait : Me Deschamp, Me Bouchet, Me Lacombe et Me Rollier.
La fonction de greffier sera assurée par Jean Comet lui-même, qui se
chargera de l’organisation pour le bon déroulement du procès.
Lors de la réunion préliminaire du tribunal, Jean Comet va préciser aux
juges les conditions de fonctionnement de la cour martiale et leur indiquer
260
Michel Bussière
que le verdict possible dans ce procès de trahison était « coupable » ou « non
coupable », étant entendu que « coupable » équivalait à la peine capitale, en
l’occurrence la mort par fusillade.
À la question des juges sur ce que représentait le mot « coupable », il fut
dit :
1) avoir porté des armes et les avoir utilisées lors d’opération.
2) avoir exercé des sévices contre des maquisards ou sur les résistants.
3) avoir accepté des responsabilités de commandement.
4) avoir entretenu volontairement des rapports avec la Gestapo (police
allemande).
Le fait d’avoir simplement adhéré à la Milice et d’avoir été arrêté en uniforme ou bien d’avoir participé à des opérations contre la Résistance, à condition de ne pas porter d’armes (tel les cuisiniers, infirmiers, etc.) pouvait donner
lieu à l’acquittement.
Lorsqu’il termina sa présentation, un des juges souleva la question sur
les sanctions qui devaient être prises, s’étonnant, qu’il n’y ait pas la possibilité
d’infliger une peine graduée en fonction de la faute, à savoir, la prison, les travaux forcés, voire le sursis, comme cela, lui semblait-il, n’étant de la profession, se faisait dans une cour d’assises ?
En effet, chaque juge a été désigné d’office, en ce qui concerne l’A.S.
par Nizier. Ces juges sont de cultures différentes, certains éprouvent une gêne,
leur conscience les interroge. La seule réponse qui fut donnée, c’est qu’il s’agit
d’un procès de trahison envers la Nation, le seul verdict dans ce cas, est celui
qu’on vient d’indiquer : peine de mort ou acquittement.
C’est sur ce critère que les juges prendront leur décision en leur âme et
conscience. « Dura lex, sed lex »... D’autant qu’ils sont en uniforme et l’on sait
qu’à l’armée, fut-elle F.F.I., le soldat doit obéir aux ordres...
Comet prépara des bulletins de vote pour chacun des inculpés, à raison
d’un bulletin par juge. Des inspecteurs de police – qui ont conservé leur fonction à la Libération – furent chargés d’interroger les miliciens et de rédiger les
procès-verbaux. Ils feront loyalement le travail, aucune brutalité ne sera
exercée, dans des conditions difficiles, car le temps leur est compté. Il leur est
demandé de bien vérifier l’état civil des inculpés (on ne peut réclamer un
extrait du casier judiciaire !).
Dans son projet, Comet a prévu de demander aux autorités locales de
fixer le lieu d’exécution, l’endroit où les corps seront enterrés afin de donner
une sépulture décente à chaque condamné.
Comet assistera aux interrogatoires des prévenus faits par les policiers.
Lorsque le dernier prévenu aura été entendu, Comet demandera à un officier
de police son avis sur les fautes les plus graves qui avaient été relevées. Il lui
fut répondu qu’environ les trois-quarts des prévenus étaient largement compromis. Comet en déduit que près de 75 hommes seraient condamnés à mort
et qu’il fallait préparer autant de cercueils.
261
Actes du colloque
Le Grand-Bornand – s’il a le nom de Grand – n’était à cette époque
encore qu’un petit village. Comet va donc commander les cercueils à une
entreprise d’Annecy. Dans la pensée du greffier, il était évident qu’il y aurait
un certain nombre de miliciens exécutés, la sentence étant applicable rapidement. On était toujours en guerre, on pouvait toujours s’attendre à une réaction de l’aviation allemande, on se souvenait du bombardement de Thônes
après le parachutage du 1er août, l’enterrement devait se faire immédiatement
après l’exécution, il n’était pas question d’une fosse commune : les Allemands
l’avaient fait à la Caserne, à Saint-François, à Vieugy et à bien d’autres endroits,
sans procès.
Les miliciens étaient regroupés sous les combles de la salle paroissiale.
Une pièce à part avait été réservée aux chefs, il est certain que le confort
n’était pas des meilleurs. On avait paré au plus pressé.
La garde était assurée par le corps franc de l’Armée Secrète, renforcée
par quelques gendarmes qui, eux aussi militaires avant tout, obéissaient
aujourd’hui comme ils l’avaient fait hier...
Une foule importante, composée d’autochtones et de gens hostiles aux
miliciens pour différentes raisons, s’était rassemblée devant l’entrée du local.
Elle manifestait sa rancœur et sa haine en poussant des cris réclamant justice,
la mort. Le service d’ordre avait fort à faire pour calmer de nombreux excités,
qui auraient réglé eux-mêmes leurs comptes.
Il y eut un incident, le premier soir. Il est raconté dans le bulletin d’une
association de combattants : Le Trait d’Union (ANACR) : « ... À la suite d’une
expédition punitive dans un café de Sallanches, le capitaine Morel, responsable
d’une compagnie de Sallanches, rassemble tout le groupe. Il nous fait des observations et il recommande d’avoir à exécuter les ordres. À la suite de notre
conduite, nos armes nous avaient été retirées. Il est 18h00. Il nous les distribue
à nouveau. À 19h00 c’est la soupe, puis direction les cantonnements, au lit.
Tout à coup, je suis réveillé par un camarade qui part rendre visite aux
miliciens du Grand Bornand. Je les accompagne et retrouve 5 camarades,
tous en armes. Nous prenons place dans une voiture, et direction le Grand
Bornand où nous arrivons vers minuit. On nous indique que les miliciens sont
enfermés au patronage. Nous nous y rendons. Là, je rencontre un camarade
qui me demande ce que nous cherchons. Lui en ayant fait part, il nous
demande de déposer nos armes au poste de garde. Il nous fait monter
jusqu’aux combles où sont parqués les miliciens.
Nous cherchons Chatron André. Il est blotti sous la ferme de la charpente. Nous
lui demandons de nous dire où se trouve Philippe Guidetti (qui a été arrêté par
la Milice sur les indications de Chatron). Il dit qu’il n’en sait rien.
Nous allons lui rafraîchir la mémoire. Nous formons un cercle, le mettons au
milieu et nous nous en servons comme d’un punching-ball, en lui envoyant
des coups bien appliqués. À tour de rôle, nous lui reposons la question. Il finit
par avouer : « Ce sont les Allemands qui l’ont fusillé à Vieugy ». À quel
moment ? « Au mois de juin ». 2
Notre homme a quelque peu la figure enflée.
Nous continuons notre visite et trouvons Delangle et Donat-Bouillud à qui
nous n’avons rien à reprocher, en ce qui nous concerne, sinon d’être
262
Michel Bussière
miliciens. Puis nous trouvons la famille Challamel, le père et le fils. Ce dernier
étant chef de centaine, nous aurions voulu les emmener à Sallanches pour les
questionner et connaître ceux qui les avaient embrigadés dans la Milice, nous
n’avons pu le faire, ils devaient passer en jugement. »
Quant au procès, il va commencer le mercredi 23 août à 10h00 du
matin, dans la salle paroissiale.
Les membres du tribunal sont installés sur la scène du patronage. Le
prétoire est plein à craquer, les débats étaient ouverts au public, la presse était
présente, la presse suisse avait été invitée. On lui avait demandé de taire le
lieu où se déroulait la cour martiale pour éviter les représailles toujours possibles. À la première rangée avaient pris place des résistants connus, afin d’éviter d’éventuels débordements.
Les miliciens seront introduits par groupes de dix. Le président ouvre la
séance. Le greffier lit à voix haute les arrêts instituant la cour martiale et énumère les divers chefs d’accusation. Dès qu’un prévenu était nommé, un inspecteur résumait le contenu du procès-verbal d’interrogation. Le commissaire
du gouvernement posait la question : « Vous avez fait... » ou « Vous avez
déclaré... maintenez-vous votre interrogatoire ? ». Bien entendu, chaque prévenu expliquait ses raisons, minimisant son action, se retranchant derrière son
loyalisme envers Pétain, obéissant aux chefs qui les commandaient, chacun se
justifiant à sa manière, sachant qu’il défendait sa tête ; il y avait ceux qui
jouaient les naïfs, mais aussi ceux qui étaient persuadés que leur cause était la
meilleure.
Un historien écrira que les hommes qui furent jugés étaient tombés dans
un traquenard, qu’ils s’étaient rendus sur la promesse d’être traités en prisonniers de guerre. Mais valait-il mieux les laisser se joindre aux Allemands ?
N’oublions pas que ceux-ci devaient les récupérer à 7h00 du matin et que si
les tractations sur la libération d’Annecy n’avaient pas abouti, rien ne dit qu’un
combat n’ait eu lieu, miliciens et Allemands ayant suffisamment d’armement
pour causer des pertes à la Résistance.
Il est curieux que l’abbé Ducroz, qui est cité, n’ait pas fait mention des
déclarations faites le 23 août 1944 devant la cour martiale siégeant au
Grand-Bornand, par Barbaroux Yvan, Joseph, né le 12 février 1894 à Pauillac
(Gironde) chef départemental de la Milice pendant les opérations de police en
Haute-Savoie en 1944 :
Demande : « Parlez-nous des atrocités qui ont été appliquées par les miliciens placés sous vos ordres aux prisonniers patriotes français, coupables à vos
yeux. Parlez-nous surtout des tortures infligées à RAYMOND, boulanger, dont
la disparition est restée obscure jusqu’à ce jour, de celles que vos hommes ont
fait subir aux lieutenants LALANDE et BASTIAN ? Qui a commandé et toléré ces
atrocités sans nom ? »
Réponse : « En ce qui concerne les mauvais traitements infligés aux prisonniers faits par la Milice, je ne puis vous répondre très affirmativement étant
donné que ces mauvais traitements étaient, la plupart du temps, l’œuvre des
agents de la S.A.C. (section anticommuniste) section dirigée par M. Fourcade,
263
Actes du colloque
commissaire principal de police nationale, qui avait élu domicile, 50 rue des
Marquisats, sur l’ordre du colonel Lelong, intendant de police et directeur des
opérations contre le maquis. Je n’avais aucune autorité sur cette organisation.
À propos de l’affaire Raymond, j’ai su que ce dernier avait été arrêté par la
S.A.C. et sérieusement brutalisé à tel point que les coups avaient entraîné la
mort, alors qu’il se trouvait dans les caves de l’immeuble des Marquisats.
Comme le terrain était gelé (nous étions en février 1944) il convenait de faire
disparaître son corps.
Le colonel Lelong était parfaitement au courant de cette affaire et des
circonstances de la mort de Raymond. Il a dit textuellement à Fourcade :
« Démerdez-vous, je ne veux plus entendre parler de ça ». Il voulait dire par là :
« Moi je m’en lave les mains, débrouillez-vous avec ! ». Devant cette réponse
Fourcade était bien embarrassé, mais avec l’aide de quelques policiers, il
conçut une idée extrêmement satanique. Ils convinrent de faire disparaître le
corps de Raymond en l’immergeant dans le lac d’Annecy, après lui avoir
ouvert le ventre pour l’empêcher de flotter, mais il répugnait, à ces Messieurs,
de faire un tel ouvrage. Ils décidèrent que le travail serait fait par deux
miliciens. Ces miliciens furent choisis par eux, il s’agissait de Carlet et de
Boiret.
La tâche répugnante fut exécutée par Boiret. Le milicien Carlet n’opéra que la
mise en sac. Du reste Boiret s’était évanoui et ne pouvait accomplir autre chose
que ce qu’il venait de faire, soit l’ouverture de l’abdomen du cadavre. Ensuite
les policiers de la S.A.C. prirent un canot qui était ancré à proximité du siège
de la Milice et transportèrent le colis funèbre au milieu du lac où ils le jetèrent
par-dessus bord. Pour faciliter leur manœuvre, les policiers allèrent trouver les
gardes du barrage pour les prévenir qu’ils allaient faire une sortie sur le lac
vers 22 h 00, afin qu’ils ne tirent pas sur eux. Je tiens ces détails de la bouche
même des policiers qui riaient à gorge déployée en me racontant cela. J’étais
pleinement écœuré de cette façon d’agir et je le suis encore.
Étant tombé malade, fin février, je suis revenu prendre mon service au début
de mai. À mon retour, les mêmes policiers m’informèrent qu’une nouvelle
comédie avait eu lieu pendant mon absence et ils me racontèrent les faits
suivants :
Vers le début d’avril, nous avons arrêté le fameux lieutenant Lalande. De
concert avec les hommes du chef De Constanzo, nous avons donc amené ce
prisonnier au 50 rue des Marquisats et, avec l’aide du chauffeur de De
Constanzo et de ce dernier, nous lui avons foutu une telle « tabassée » qu’il en
est crevé le lendemain. Les policiers de la S.A.C., Fourcade en tête et d’autres
dont j’ignore le nom, simulèrent un attentat en transportant le cadavre sur
une route où il fut criblé de balles... C’est tout ce que je sais sur cette affaire.
Quant à Bastian, je ne le connais nullement et je n’en ai jamais entendu
parler ».
La vérité apparut par la suite : le lieutenant Lalande, officier du 27e
B.C.A. avait le commandement d’une section au plateau des Glières. Il avait
réussi à échapper à l’encerclement et avait pu se réfugier chez ses parents,
dont le père, colonel à l’époque, résidait à Aix-en-Provence. Il revint quelque
temps après à Annecy pour reprendre contact avec les responsables de la
Résistance. Un jour, alors qu’il regagnait son domicile, avenue du Parmelan, il
264
Michel Bussière
fut reconnu par un milicien qui alerta un gendarme qui se trouvait sur les
lieux. Celui-ci l’arrêta croyant avoir à faire à un voleur. Il fut conduit à la Milice
sur la demande du milicien. Là, interrogé, brutalisé, il fut remis aux Allemands,
qui le fusillèrent en même temps que Bastian.
– Bastian était aspirant au 27e B.C.A. dans l’Armée d’armistice du 27e
B.C.A. Il avait été dans les premiers à suivre le commandant Vallette d’Osia
dans la formation de l’Armée Secrète. Lors de la création du maquis des Glières, il eut la lourde charge d’assurer le ravitaillement du Plateau. Il rejoignit le
capitaine Anjot, après la mort de Tom Morel sur le Plateau. Après l’attaque de
ce dernier il avait réussi avec quelques hommes à se réfugier dans la région de
Thônes, bien que blessé à la tête. Arrêté par des forces du maintien de l’ordre,
il fut remis aux Allemands qui après l’avoir interrogé sous la torture, le fusillèrent avec Lalande
Un monument sur la route de Bluffy à Thônes rappelle leur souvenir.
– Raymond était boulanger à Annecy. Il fut dénoncé comme résistant
livrant du pain au maquis et ayant procuré des cartes d’identité à des « Jeunes »
par un résistant soumis à la torture, et qui laissa échapper son nom. Emmené à
la Milice, c’est la police spéciale de la S.A.C. qui le prit à son compte. Il subit
un calvaire que raconte le gendarme Pierre Gall, arrêté et incarcéré dans le
même local : « Raymond a été arrêté pour avoir délivré des fausses cartes
d’identité qui lui avaient été remises par un inspecteur de police emprisonné lui
aussi. Raymond fut enfermé dans une cave avec moi et quelques autres. Interrogé et confronté avec l’inspecteur, il fut ramené deux heures après dans la
cave par plusieurs miliciens, dans un état pitoyable. Il ne pouvait plus tenir
debout. Raymond m’a déclaré qu’il avait nié les faits qu’on lui reprochait. À
plusieurs reprises, Raymond subit de longs interrogatoires et fut roué de coups.
Dès le premier jour, il se plaignit de violentes douleurs au ventre et à l’estomac,
puis il ne put avaler quoique ce soit, même pas une goutte d’eau. Il cracha et
urina du sang. Il fut laissé sans soins, mourut dans d’atroces souffrances une
dizaine de jours après... ».
– Déclaration faite le 23 août 1944, par le nommé BOIRET Lucien, né le
8 septembre 1920 à Lyon, étudiant en philosophie et répétiteur au collège
Saint-Claude (Jura), milicien attaché aux opérations de police de Haute-Savoie,
en 1944 :
« À Annecy, je m’occupais de la formation des francs-gardes et leur faisais des conférences.
Courant février 1944, j’ai été chargé par le chef Fournier, dirigeant de la
Franc-Garde d’Annecy et Bosson, chef du 2e service, de me rendre dans la
cave, au siège de la Milice, 50 rue des Marquisats, en vue de faire disparaître le
corps de M. Raymond, boulanger à Annecy. Avant de l’immerger, nous avions
reçu l’ordre de lui ouvrir le ventre. Une saignée a été faite de bas en haut. À la
vue des entrailles, j’ai pris mal au cœur. J’ai vomi et me suis retiré quelques
instants.
Quelques minutes après, le chef Fournier est arrivé avec d’autres camarades,
dont je ne me souviens pas des noms. Ils étaient porteurs de couvertures et nous
avons aidé à rouler le corps dans ces dernières.
265
Actes du colloque
Nous avons chargé le corps sur une civière et l’avons transporté sur le bord du
lac où trois inspecteurs de la S.A.C. qui étaient dans une barque en ont pris
possession. J’ai appris par la suite que le cadavre avait été lesté d’une pierre
aux pieds avant l’immersion. Cette dernière a eu lieu au milieu du lac selon les
dires du chef Fournier ».
Il est certain que toutes les déclarations ne furent pas aussi tragiques.
Certains reconnurent leur présence dans l’affaire d’Etercy, où la Milice abattit
quatre personnes en représailles de la mort de deux miliciens tués par le
corps-franc.
Un milicien, Levet, justifia sa présence dans l’affaire d’Epagny où le
maquis eut quatre tués et des blessés et quatre prisonniers qui furent conduits
à la Milice. Ceux là eurent la chance d’être libérés lors de la reddition de la
Milice. Levet indiqua que les prisonniers n’avaient pas été maltraités et il cita le
nom de « Donat », à qui il aurait facilité sa captivité. Le « Donat », s’appelait en
réalité Sarrille. Il était présent dans la salle et indiqua qu’il n’avait en effet pas
été battu (lorsqu’il fut récupéré, il était terriblement amaigri, il est resté du 1er
août au 19 août dans une cave). Levet estima qu’il s’agissait d’un combat « à la
régulière ! ».
On entendit un jeune milicien, garçon de ferme, qui expliqua que son
patron, fervent maréchaliste, l’encouragea à entrer à la Milice où « la paie était
meilleure ».
Un autre, ancien sous-officier au 27e B.C.A., rêvait de devenir officier, il
en assurait les fonctions à la Milice, pour cela il n’hésita pas à trahir ses amis
du 27e. Les femmes jouèrent aussi leur rôle, poussant leur mari à s’enrôler,
espérant avoir une meilleure condition sociale. D’autres plaidèrent leur
conviction envers Pétain, certains faisant valoir leur sentiment anticommuniste.
Mais revenons aux juges – encore une fois – peu habitués à écouter de
tels propos. Certains sont déconcertés. Entre « coupable » ou « pas coupable »,
le choix est terrible. En ce qui concerne les chefs, le problème est différent, ils
ont accepté des responsabilités ; pour les autres, il faut faire un choix. Ils ont
devant eux des hommes inculpés qu’ils ont connus, pour certains, sur les
bancs de l’école ou d’un stade ; quelquefois ils ont fait la campagne 39-40
ensemble. Ils ont été « copains », et tous ne semblent pas avoir été des
« salauds » et pourtant ? Les juges vont se concerter entre eux et attendre la
plaidoirie.
Malheureusement, un incident va encore se produire.
On juge sans discontinuer ; la séance est levée pour prendre une collation dans la soirée, dans un hôtel voisin. C’est alors qu’une foule excitée réussit à désarmer quelques gendarmes qui, il faut bien le dire, ne savent plus très
bien ce qu’ils doivent faire. Cette foule s’en prend aux inculpés, en particulier
à certains chefs, les frappant si violemment que certains eurent des membres
fracturés, des visages méconnaissables. Lorsque le tribunal se présenta devant
la salle pour reprendre l’audience, certains énergumènes les menacèrent. Cet
incident eut sur les juges l’effet inverse escompté par la foule, à savoir, bien
réfléchir avant de rendre leur sentence.
266
Michel Bussière
Lorsque la séance reprit, les avocats ne manquèrent pas de protester. Ils
soulevèrent le problème de la légitimité du procès, indiquant la non-validité
de la procédure. Le commissaire du gouvernement rappela qu’en temps de
guerre, il était légal de constituer une cour martiale.
Finalement, le ministère public fera un long réquisitoire où il précisera
que les circonstances militaires actuelles exigent que les crimes qui viennent
d’être analysés soient réprimés avec une extrême énergie.
La défense a un rôle difficile. À tour de rôle, les avocats vont s’attarder
à plaider, pour la plupart, la jeunesse et l’enthousiasme envers le maréchal
Pétain.
Il est près de 5h30 du matin, en ce jeudi 24 août 1944, lorsque la cour se
retire pour délibérer. Les juges vont se concerter entre eux et ils voteront par
bulletin séparé pour chaque inculpé, le verdict étant prononcé à la majorité.
Ils doivent faire abstraction de leur sentiment personnel ; ils jugent des Français, mais ils savent qu’ils ont devant eux des coupables de crimes contre des
patriotes, certains pourtant pourront obtenir la relaxe au bénéfice du doute.
C’est à 6 heures que la cour fait son entrée et que le président Augagneur prend la parole pour lire le jugement :
« Attendu que par ordonnance de M. le Commandant Nizier, commandant des F.F.I. du département de la Haute-savoie, en date du 22 août 1944,
97 individus ayant appartenu à la Milice française ont été déférés à la cour
martiale départementale créée par ordonnance du 20 août, sous la prévention
d’avoir en Haute-Savoie, depuis temps non prescrit, trahi la France, crime
prévu et réprimé par les articles 75 alinea 1er et 75 alinea 5 et suivants du Code
pénal,
Attendu qu’il résulte tant des pièces du dossier que de l’instruction faite à cette
audience, que la prévention est établie en ce qui concerne les individus
ci-après désignés :
[... suivent les noms de 76 inculpés...]
Qu’en effet, il est établi qu’ils ont participé à des opérations armées de
répression dirigées contre les patriotes, que certains d’entre eux ont accepté des
grades dans la Milice française et ainsi participé comme complices par
fourniture d’instruction à ces opérations, qu’enfin certains d’entre eux ont
reconnu avoir eu des relations suivies avec les autorités allemandes et
notamment avec la kommandantur d’Annecy,
Que ces faits constituent bien le crime d’avoir porté les armes contre la France
prévu par l’article 75 alinéa 1er du Code pénal et le crime d’avoir entretenu des
intelligences avec l’ennemi en temps de guerre, prévu par l’article 75 alinéa
cinq du Code pénal,
Attendu qu’il n’y a dans la cause aucune excuse ni aucune circonstance
atténuante,
Que les circonstances militaires actuelles exigent que les crimes ci-dessus
analysés soient réprimés avec une extrême énergie,
Mais attendu qu’il ne résulte pas contre :
[... suivent les noms de 21 personnes...]
charges suffisantes d’avoir commis le crime de trahison visé par la prévention,
267
Actes du colloque
Attendu qu’il y a lieu de rejeter toutes les conclusions présentées par la défense
et qui ne sont pas fondées, étant donné les circonstances exceptionnelles de
l’heure présente,
Par ces motifs, la cour martiale :
Après en avoir délibéré
Donne acte à la défense du donné acte demandé
Déclare coupables du crime de trahison :
[... suivent les noms des 76 premiers cités...]
crime prévu par l’article 75 du Code pénal
En conséquence, les condamne à la peine de mort
Les condamne en outre solidairement aux dépens de l’instance
Dit que la peine sera exécutée par fusillade dans les 24 heures
Relaxe au bénéfice du doute :
[... suivent les noms des 21 personnes citées plus haut...]
Les renvoie sans peine ni dépens
Ordonne leur mise en liberté immédiate
Rejette toutes les conclusions de la défense
Ainsi fait et prononcé, en la salle des fêtes du Grand-Bornand, le 24 août
1944 à six heures, en audience publique, par la cour martiale départementale,
composée aux personnes de MM. Grand, commandant, président, Clément,
commandant, André, commandant, Morel, lieutenant, Roby, lieutenant, en présence de M. Massendès, commissaire du gouvernement et de M. Comet, greffier ;
[Suivent les signatures : Grand – Clément – Morel – Roby – Massendès – Comet]
Pour copie certifiée conforme à l’original par Nous Greffier en chef du
tribunal de première instance d’Annecy, choisi comme dépositaire de la
minute par Monsieur Comet Greffier de la cour martiale :
Le greffier »
On pourra observer lors de la rédaction du jugement, en ce qui
concerne les signatures, que les juges ont pour certains gardé leur habitude de
clandestins. Ils gardèrent leur « nom de guerre ». Des journalistes de revues
spécialisées le remarqueront et le commenteront, en ajoutant : « Que les juges
siégeaient sous de fausses identités ». Ils oubliaient que, si le département était
libre, la guerre continuait. Il faut préciser que même le 20 août, le lendemain
de la Libération, fort peu connaissaient le véritable nom de personnalités,
comme Nizier, Ostier, Grand.
Le jugement a été rendu le jeudi 24 août 1944 à 6 h 00 du matin. On a
passé la nuit à écouter les derniers accusés et les plaidoiries où chaque avocat
pouvait s’exprimer pour la défense de ses « clients ». L’assoupissement finissait
par gagner les uns ou les autres, malgré la gravité de la situation. Peut-être
faut-il évoquer la note un peu discordante, lorsque Augagneur, le président,
posa une dernière question pour demander, si parmi ceux qu’on venait de
juger, on n’avait oublié personne. À l’étonnement général, un milicien se lève
et se présente. (L’incident se passe avant la rédaction officielle du jugement).
On le fait venir près du tribunal, on recherche son dossier, il est interrogé rapi-
268
Michel Bussière
dement, son cas n’est pas jugé grave. Dans la liste des acquittés, alphabétiquement, il aura le no20.
Le président Augagneur demande aux gendarmes de ramener les
condamnés dans les locaux, les acquittés sont en principe libres.
Les miliciens condamnés seront reconduits dans les combles, avec
l’angoisse que l’on peut lire sur leurs visages. Deux prêtres, le curé du
Grand-Bornand et l’abbé Ducroz, se partageront la tâche et sur la demande de
la plupart des miliciens, vont les préparer à quitter cette vie terrestre.
Les miliciens, dont beaucoup sont issus de milieux pratiquants, se
confessent et demandent à recevoir la communion. Certains hésitent à communier parce qu’ils ont mangé ou fumé (il en était ainsi à cette époque),
l’abbé Ducroz les autorise à recevoir les sacrements. Il les réconforte aidé du
vicaire de la paroisse avec des paroles d’espoir. Les miliciens, meurtris moralement et physiquement à la suite de l’attitude de la foule, n’imaginaient pas
qu’on puisse les haïr, comme ils le constatent.
On les autorise à écrire une dernière lettre et ils ont l’assurance qu’on ne
les censurera pas. Ils pourront remettre les quelques objets personnels à leur
famille. Des années ont passé ; quelques-unes de ces lettres ont été rassemblées par des rescapés et reproduites dans un opuscule avec cette dédicace :
« Des visages et des lettres parvenus jusqu’à nous ».
Celui-ci s’adresse à son fils : « Mon petit Jean-Pierre, nous passons tout à
l’heure en cour martiale. Nous avons été faits prisonniers le 19, après que
l’assurance formelle nous a été donnée que nous serions traités honorablement,
que nous et nos familles aurions la vie sauve. Or aucun de ces engagements
n’a été respecté.
Je ne sais pas encore le sort qui m’est réservé, mais je préfère être fusillé que
d’être conservé à la disposition de la folie de la foule. Quant à moi, je suis en
règle avec ma conscience, je n’ai rien à me reprocher sinon de vous avoir mis,
ta maman et toi, dans cette terrible aventure. Je te demande de conserver mon
souvenir au fond de ton cœur. Je te demande de ne pas oublier que j’avais
envisagé les conséquences que le fait d’être milicien pouvait entraîner.
Dis-toi que ma conviction politique était puissamment étayée et rappelle-toi
que ton père a sacrifié sa vie à maintenir publiquement son idéal nationaliste.
Le seul héritage que tu tiendras de moi... ».
On a pu lire dans un récit précédent, à propos du combat de Glières, les
mots d’un milicien donnant sa version sur l’opération. Cet homme avait réussi
à s’échapper lors de la reddition de la Milice le 19 août. Faisant preuve d’esprit
de corps avec ses camarades arrêtés, il s’était présenté volontairement devant
la cour martiale, voici sa dernière lettre :
« Jeudi 24 août 1944, Saint-Barthélemy, Chers Parents,
Ainsi c’est fini : une nouvelle vie va commencer qui ne pourra être que plus
belle que celle d’ici-bas. Contrairement à ma première décision, j’ai décidé de
me défendre jusqu’au bout à cause de la famille et je me suis bien défendu. Je
préférais d’ailleurs l’exécution à l’acquittement. Si j’avais été acquitté, les F.T.P.
m’auraient assassiné dans les heures suivantes : leur chef me l’avait promis.
269
Actes du colloque
Je préfère la mort en face. Je ne regrette rien. J’ai la conscience tranquille. Je remets
mon âme entre les mains du Christ et je suis sûr que j’ai l’Éternité pour moi.
Je vous remercie pour l’affection dont vous avez entouré ma courte et heureuse
vie. J’aurai la joie tout à l’heure de revoir Jacquemin 3, Philippe Henriot et
bientôt notre Maréchal en lequel je refuse de douter. De là-haut, je travaillerai
pour la Famille et la Patrie. Je vous attendrai et faciliterai l’arrivée de tous ceux
que j’aime. Je pars pour mon idéal, pour la France... ».
Voici encore cette autre correspondance datée : Grand-Bornand,
24 août 1944 – an II de la Révolution : « La Milice s’est rendue honorablement
et les conditions de la reddition n’ont point été respectées par le vainqueur (...)
J’ai senti cette haine qui nous entoure tous, nous miliciens, et il m’est impossible
de concevoir mon pays dans un semblable état d’esprit... ».
C’est vers 8h00 que les condamnés vont être emmenés en camion à leur
lieu d’exécution, lieu-dit « La Peseretaz », hameau du Bouchet. Ils entameront
ensemble le chant « Ce n’est qu’un au revoir mes frères... ».
Dix poteaux ont été dressés, les miliciens, qui ont refusé qu’on leur
bande les yeux, seront fusillés 5 par 5, appelés dans l’ordre alphabétique.
Le peloton est composé de maquisards F.T.P., tous volontaires, de vingt
hommes, commandés par un officier F.T.P.
Le curé du Grand-Bornand et l’abbé Ducroz, donneront leur bénédiction. L’abbé Ducroz devait préciser : « J’adresse à chacun des mots de réconfort
et je les embrasse tous... ».
Le greffier, Comet, et le commissaire du gouvernement, Massendès,
ainsi que des gens requis pour la mise en bière et l’inhumation seront présents
durant l’exécution.
La fusillade s’effectuera entre 8h00 et 11h00, les hommes sauront mourir
en homme. On aura à déplorer quelques maladresses, les tireurs chargés de
l’exécution n’étant pas tous des tireurs expérimentés, mais le chef de peloton
se montrera sévère en ce qui concerne la discipline de tir.
Les miliciens furent enterrés dans un cimetière de circonstance. De
nombreuses tombes sont régulièrement visitées et le 24 août de chaque année,
des parents où des nostalgiques vont se recueillir.
Une piste de ski de fond passe à côté, mais les adeptes de cette discipline, trop absorbés par leurs efforts ou pour d’autres, ignorants de ce lieu,
préfèrent porter leur regard sur les montagnes enneigées, alors que sur ces
lieux, se joua la fin d’une période mouvementée et tragique de l’histoire de la
Haute-Savoie.
*
*
270
*
Michel Bussière
Pendant l’après-Libération :
Les miliciens acquittés se réfugieront chez des amis, en famille ; certains
s’éloigneront du département, se feront oublier. D’autres miliciens seront arrêtés dans le département après la Libération. Ils passeront en jugement, devant
une autre cour martiale qui gardera les mêmes juges, sauf l’un d’entre eux qui
avait d’autres responsabilités.
Voici le récit de l’audience publique de celle qui se tint à la mairie
d’Annemasse le 7 septembre 1944. La cour martiale était composée de MM.
Grand, président, commandant, Clément, commandant, André, lieutenant,
Sopizet, lieutenant et Cachat, tous juges, en présence de M. Massendès, commissaire du gouvernement et de Jean Comet, greffier.
« Attendu que par ordonnance du lieutenant-colonel Nizier, commandant F.F.I. du département de Haute-Savoie, en date du 6 septembre 1944, 32
individus ont été déférés à la cour mariale départementale, créée par ordonnance du 21 août 1944, sous la prévention d’avoir en Haute-Savoie, depuis un
temps non prescrit, trahi la France, crime prévu et réprimé par les articles 75,
1er et 5e et suivants du Code pénal,
Attendu qu’il résulte tant des pièces du dossier que de l’instruction faite à cette
audience, que la prévention est établie en ce qui concerne les individus
ci-après désignés :
[... suivent les noms de 18 d’entre eux...]
qu’en effet, il est établi que la plupart d’entre eux ont adhéré à la Milice
française où ils ont déployé une activité personnelle, qu’ils ont, soit participé à
des opérations armées de répression dirigées contre des patriotes, soit accepté
des grades dans la Milice française, soit dénoncé aux Allemands des patriotes,
soit entretenu des relations avec les autorités allemandes,
que ces faits constituent bien des crimes de trahison, soit en portant les armes
contre la France (article 75 al. 1er du Code pénal) soit en entretenant des
intelligences avec l’ennemi en temps de guerre (article 75 al. 5 du Code pénal),
Attendu qu’il n’y a dans la cause aucune excuse, ni aucune circonstance
atténuante,
Que les circonstances militaires actuelles exigent que les crimes ci-dessus
analysés soient réprimés avec une extrême énergie,
Mais attendu qu’il ne résulte pas contre...
[... suivent 14 noms...]
preuves suffisantes d’avoir commis le crime de trahison visé par la prévention,
Par ces motifs, la cour martiale :
Après en avoir délibéré
Déclare coupable du crime de trahison...
[... suivent les 18 noms des premiers nommés...]
crime prévu et réprimé par l’article 75 du Code pénal
En conséquence, les condamne à la peine de mort,
Les condamne en outre solidairement aux dépens de l’instance
Dit que la peine sera exécutée par fusillade dans les 24 heures
Relaxe, au bénéfice du doute...
[... suivent 14 noms...]
271
Actes du colloque
Les renvoie sans peine, ni dépens
Ordonne leur mise en liberté immédiate.
Ainsi fait et prononcé, en audience publique de la cour martiale
départementale à la mairie d’Annemasse, le 7 septembre 1944, à 19 heures, la
cour martiale étant composée... »
[... suivent les noms déjà mentionnés plus haut...]
Enfin, le 5 octobre 1944, une cour martiale siégera au palais de justice
d’Annecy sous la présidence du commandant Augagneur (alias Grand). Elle
prononcera 7 condamnations à mort et réclamera un supplément d’enquête
pour le 8e accusé. La défense sera assurée par Me Madeleine Hérisson, Me
Francillon, Me Charles Bosson. Le procureur était M. Liotard. C’est à cette
séance qu’André Godet, garçon de ferme, né de père inconnu, acquitté au
Grand-Bornand, sera cette fois condamné à mort. La sentence sera exécutée à
Vieugy, lieu symbolique, où les Allemands exécutaient les patriotes sans
sépulture. Pour les miliciens fusillés, on fera appel à des prisonniers de guerre
allemands qui creuseront la tombe des miliciens.
L’action de la Milice se solda sur le plan militaire par un échec, mais elle
aura été la cause de la mort et de la déportation de plusieurs milliers de Français.
« Il est profondément triste que des Français, tels que vous l’avez été dans
le passé agissent comme vous le faites... ». C’est ce que le capitaine Anjot, défenseur du plateau des Glières en mars 1944, répondait à Dagostini, chef milicien,
qui s’apprêtait à attaquer les 465 maquisards des Glières avec la participation
des troupes allemandes.
« Je n’ai plus qu’un désir, c’est que la France vive dans la paix et la
concorde », écrit ce chef milicien d’Annecy avant de mourir.
« J’ai été condamné par une cour martiale à la peine de mort... Je veux
que tout le monde sache que je suis mort pour la France... », écrit ce maquisard
exécuté en mars 1944 à Sévrier par les forces de l’ordre !...
Cet exposé a été réalisé par un ancien de l’Armée secrète. Il pourra
peut-être servir dans les années à venir à quelques historiens ou journalistes.
Robert POIRSON
dit Roby
272
Michel Bussière
Liste des livres, revues, témoignages, documents ou archives consultés
Histoire de la Milice, M.-J. Delperrié de Bayac
L’Épuration, Lottman
Joies et Douleurs du Peuple Libéré, H. Amouroux
Les Années 1940, Tallandier, Hachette
Mémorial de la Résistance de Haute-Savoie, A.N.A.C.R.
R.I. 3 Francs-tireurs et Partisans de Haute-Savoie
Le Trait d’Union, bulletin de l’A.N.A.C.R.
Le Républicain Savoyard, Imprimerie Dépollier Annecy
Journal personnel de René Dépollier, tenu de 1940 à 1945
Récit de Quino Peccoud, remis à l’auteur
Historia no 40 H.S.
Documents remis par Jean Bouvard C.V.R. à Reigner
Témoignages de Siry et Furlan
Rapports de gendarmerie, archives départementales
Mémoires du curé du Maquis, Abbé Truffy
Documents de l’abbé Ducroz
Notes
1. NDLR : La guerre n’est pas finie, par peur de représailles on ne fournit pas le lieu où se déroule le
procès.
2. NDLR : le nom de Guidetti figure sur le monument de Vieugy, fusillé avec 14 résistants, c’était le
début d’une longue liste qui s’arrêtera le 10 août 1944.
3. Chef milicien abattu à Thônes par la Résistance.
273
274
Henri Boulard,
Président de la cour d’assises
des Yvelynes : procès Touvier
17 mars – 20 avril 1994
Le décor, l’ambiance et les acteurs
du procès
1
L’affaire Touvier s’est développée pendant un demi-siècle : un véritable marathon judiciaire, ponctué de temps forts mais entrecoupé de longues
périodes de pause et marqué au total par dix arrêts de cours d’appel et sept
arrêts de la Cour de cassation.
Finalement, ce n’est qu’au début du mois de novembre 1993 que la cour
d’assises des Yvelines, que j’ai eu l’honneur de présider, fut irrévocablement
chargée de juger Paul Touvier pour complicité de crime contre l’humanité. En
effet, auparavant, les avocats lyonnais de certaines parties civiles avaient
demandé à la Cour de cassation de renvoyer l’affaire devant la cour d’assises
du Rhône, à Lyon, territorialement compétente. « C’est une affaire qui ne peut
pas être jugée pareillement ailleurs ! » déclara même un de ces avocats (maître
Zelmati). Mais la Cour de cassation rejeta la demande des avocats lyonnais le
3 novembre 1993.
À Versailles, notre souci fut de mettre rapidement un terme à cette
affaire qui n’avait que trop duré. Or, la salle où se tenaient habituellement les
audiences de la cour d’assises, en plein cœur de Versailles, se révélait trop exiguë et mal adaptée pour accueillir un procès de cette envergure.
Il fallut donc l’agrandir et l’aménager. Cela nécessita l’organisation d’un
marché public puis la réalisation de travaux importants dont le coût s’éleva à
plus de 4 millions de francs.
Il fallut aussi, en liaison étroite avec le préfet Claude Erignac (qui était
alors préfet des Yvelines avant de devenir – hélas – préfet de la région
Corse...), élaborer un plan minutieux des services d’ordre et de sécurité.
Il fallut encore assimiler le volumineux dossier de l’affaire, qui ne comportait pas moins de 30 000 pages décomposées en 52 volumes. Le tout mesurait 11 mètres linéaires.
275
Après ce travail intensif, le procès put s’ouvrir dès le 17 mars 1994. Il
dura cinq semaines et s’acheva le 20 avril 1994 à 1 heure du matin.
Les vingt-trois audiences de ce procès furent intégralement enregistrées
dans le cadre de la constitution des archives audiovisuelles de la justice, en
vertu d’une loi du 11 juillet 1985 (Badinter).
La réalisation de cet enregistrement fut confiée à une équipe de quinze
techniciens de France 3-Île de France, qui opérèrent à partir de trois caméras
fixes disposées de manière à ne porter atteinte ni au bon déroulement des
débats, ni au libre exercice des droits de la défense.
Le procès de Klaus Barbie à Lyon avait déjà été pareillement enregistré.
Et c’est également le cas, à l’heure actuelle, du procès de Maurice Papon à
Bordeaux. Par ailleurs, le procès du sang contaminé à la cour d’appel de Paris
avait donné lieu à un enregistrement mais exclusivement sonore.
La consultation, la reproduction et la diffusion de ces enregistrements
sont réglementées par la loi de 1985 : s’agissant des procès pour crime contre
l’humanité, la reproduction ou la diffusion de l’enregistrement des audiences
peut être autorisée par le président du tribunal de grande instance de Paris dès
que l’affaire est définitivement jugée. (Pour les autres procès, la simple consultation des enregistrements est libre vingt ans après la clôture du procès, leur
reproduction et leur diffusion ne sont libres qu’après cinquante ans).
L’information immédiate – l’actualité – fut assurée abondamment par de
nombreux organes de presse, de radio, et de télévision. 170 journalistes affluèrent du monde entier sauf de Russie, de Chine et d’Australie.
La mezzanine, qui surplombait la salle d’audience et qui avait été sensiblement prolongée, leur était réservée. Deux salles de presse avaient été spécialement aménagées à leur intention dans des locaux tout proches.
Jacques Derogy, le journaliste de l’Express qui avait débusqué Touvier
dans la maison des Charmettes à Chambéry, était présent, ainsi que Ladislas de
Hoyos qui, pour sa part, avait démasqué en Bolivie un certain Altmann, derrière lequel se dissimulait Klaus Barbie. Et le célèbre chroniqueur de
l’après-guerre, Frédéric Pottecher, alors âgé de 89 ans, avait même repris du
service pour France 2... mais, cabotin comme pas un, il fut contrarié d’être
placé trop loin de Touvier et de ne pas le voir de face : aussi abandonna-t-il
son poste au bout de deux jours !
Un public attentif a suivi assidûment toutes les audiences. Le mur arrière
de la salle d’audience avait été repoussé et les sièges resserrés de façon à augmenter la capacité d’accueil : 146 places au lieu de 90. Mais ce fut très insuffisant et il fallut, pour des raisons de sécurité, instituer un système de file
d’attente qui se mettait en place plusieurs heures avant le début des
audiences.
Il importe maintenant de décrire les principaux acteurs de ce procès.
276
D’abord, les avocats : ceux des parties civiles (les victimes et diverses
associations) et ceux de la défense de Touvier.
Les avocats des parties civiles étaient une trentaine. Parmi eux, il y avait
quelques célébrités du barreau :
– maître Joë Nordmann, le doyen, âgé de 84 ans, qui avait été le premier, à
Lyon, en 1973, à déposer plainte pour crimes contre l’humanité, au nom de
Georges Glaeser, contre Paul Touvier,
– maître Roland Dumas, ancien ministre,
– maître Charles Libman,
– maître Michel Zaoui,
– maître Henri Leclerc, grand spécialiste des Assises et actuel président de la
Ligue des droits de l’homme.
–
–
–
–
Il y avait aussi, bien entendu, des avocats lyonnais, notamment :
le bâtonnier Ugo Iannuci,
maître Jakubowicz,
maître Cohendy,
maître Zelmati,
qui ne cachaient pas leur amertume et leur déception de voir le procès
Touvier échapper à la cour d’assises de Lyon.
Voici, par exemple, ce que déclarait maître Jakubowicz à l’A.F.P. : « Tout
justifiait que ce procès se fasse à Lyon et ce n’est pas indifférent qu’il se déroule à
Versailles car certains y ont intérêt pour qu’il y ait le moins de vagues possibles ».
Ainsi perçait un sentiment de défiance à l’égard de la ville royale, Versailles, « l’élégante », « l’indifférente » comme la qualifiait le journaliste du Progrès de Lyon. Il est vrai que cette méfiance était avivée par le fait que Touvier
avait trouvé refuge à plusieurs reprises dans des familles versaillaises.
Le plus singulier des avocats des parties civiles fut incontestablement le
jeune maître Arno Klarsfeld, fils de Serge Klarsfeld, et avocat de l’Association
des Fils et Filles des Déportés juifs de France.
Il ne tarda pas à se distinguer par son non-conformisme, par sa fougue,
par sa désinvolture et par une certaine impertinence, au point que je dus, un
jour, suspendre une audience pour lui demander de faire des excuses en présence du bâtonnier de Versailles.
Sur un plan plus général, il se démarqua des autres avocats des parties
civiles, dans des conditions que je serai amené à vous exposer.
La défense de Paul Touvier était assurée par maître Jacques Tremolet de Villers, entouré d’une équipe d’avocats, et notamment de maître Françoise Besson.
Fils d’un avocat de Mende, qui fut vice-président du Centre national des
indépendants et député de la Lozère, maître Jacques Tremolet de Villers fit ses
premières armes d’avocat à Paris au cabinet de maître Jean-Louis
Tixier-Vignancour, de 1967 à 1974.
Ayant acquis une vaste et solide expérience professionnelle, étant, au
surplus, animé de fortes convictions, maître Tremolet de Villers, quoique peu
277
familiarisé avec la procédure des Assises, s’est montré très remarquable tout au
long du procès de Paul Touvier. Celui-ci a été, de l’avis unanime, parfaitement
défendu.
Le rôle du ministère public – donc de l’accusation – était tenu par Monsieur Hubert de Touzalin, avocat général à la cour d’appel de Versailles.
Ce magistrat, docteur en droit, lauréat de la faculté de droit de Poitiers et
ancien officier, avait fait toute sa carrière dans les parquets. Disposant d’une
longue pratique des cours d’assises, il est intervenu au procès Touvier avec
une extrême compétence. Très pédagogue, il a su donner des explications
claires, argumentées et rigoureuses avec mesure, sérénité et courtoisie qui
tranchaient parfois avec l’agitation tapageuse de certains avocats des parties
civiles !
Parmi les acteurs du procès, il y avait naturellement les hommes et les
femmes auxquels incombait la lourde responsabilité de JUGER : trois magistrats professionnels et neuf jurés.
N’ayant nulle envie de me mettre en scène devant vous au cours de
cette conférence, je dirai simplement que j’avais pris la décision de présider
moi-même la cour d’assises et que j’étais entouré de deux excellentes collègues, l’une âgée de 44 ans et l’autre de 38 ans.
Quant aux neuf jurés, tous domiciliés dans le département des Yvelines,
ils furent tirés au sort, comme le prescrit la loi, au début de l’audience.
Ainsi se trouvèrent désignés par le sort une seule femme, une secrétaire
médicale de 31 ans, et huit hommes : un régleur d’usine automobile de 61 ans,
un chef de cabine à Air Inter de 42 ans, un comptable de 33 ans, un informaticien de 32 ans, un contrôleur aéronautique de 56 ans, un retraité de 63 ans, et
deux ingénieurs, âgés respectivement de 27 et 29 ans.
Tous ces citoyens jurés, dont la moyenne d’âge se situait à 41 ans, firent
preuve pendant toute la durée du procès d’une attention soutenue, d’une
conscience exemplaire et d’une disponibilité absolue.
Leur assiduité et leur ponctualité furent telles qu’il n’y eut pas lieu de
faire appel à l’un des sept jurés supplémentaires qui avaient été également
tirés au sort pour parer à d’éventuelles défaillances.
Deux greffières, très expérimentées, tenaient les notes d’audience.
Enfin, le principal acteur de SON procès c’était, vous l’avez deviné, Paul
Touvier.
La veille de la première audience, il s’était constitué prisonnier, comme
le Code de procédure pénale lui en faisait l’obligation. Il avait alors été écroué,
non pas à la maison d’arrêt de Bois d’Arcy, mais à la prison des femmes de
Versailles, plus proche du palais de justice.
En effet, le maximum de précautions avaient été prises pour que Touvier ne subisse pas le sort de René Bousquet, qui avait été assassiné avant
d’être jugé. Ainsi il fut-il muni d’un gilet pare-balles à chacune de ses sorties de
la prison. Dans l’enceinte du palais de justice, un circuit particulier avait été
278
aménagé afin qu’il ne puisse pas être directement au contact du public. À
l’intérieur de la salle d’audience, une cabine avec des parois en verre blindé
avait été installée à la place du box de l’accusé, qui communiquait par téléphone avec son avocat et par micro et haut-parleur avec la Cour.
Mais, rapidement, au fil des audiences, ce dispositif – qu’un journaliste
avait appelé « l’aquarium de haute sécurité » – s’avéra peu compatible avec
l’oralité des débats, tant et si bien qu’à la demande de maître Tremolet de Villers la paroi centrale de la cabine vitrée fut démontée et placée derrière la
fenêtre à laquelle Touvier faisait face.
Et voici donc Paul Touvier devant ses juges. Mais que lui reprochait-on
exactement ?
D’avoir pris part, comme complice, à l’assassinat de sept otages juifs,
exécutés, parce qu’ils étaient Juifs, le 29 juin 1944, à Rillieux-la-Pape, dans la
banlieue de Lyon.
Les faits s’étaient déroulés cinquante ans auparavant dans les conditions
suivantes :
Les faits reprochés à Paul Touvier
Le 28 juin 1944, vers 5h30 du matin, Philippe Henriot, secrétaire d’État à
l’Information et à la Propagande du gouvernement de Vichy, fut abattu dans la
chambre qu’il occupait avec son épouse au ministère de l’Information, rue de
Solférino à Paris, par un commando de résistants qui avaient réussi à neutraliser les policiers et les concierges.
Tribun et polémiste réputé, Philippe Henriot exerçait une influence certaine sur l’opinion publique en prononçant deux fois par jour des allocutions
radiodiffusées dans lesquelles il vantait le gouvernement du maréchal Pétain,
ainsi que les occupants allemands, et s’en prenait avec vigueur au général de
Gaulle, à la Résistance et à la radio française libre de Londres.
L’annonce de sa mort provoqua une vive émotion chez les collaborateurs et une véritable fureur au sein de la Milice.
La nouvelle fut connue à Lyon dans le courant de la matinée. Aussitôt le
kommandeur Werner Knab, chef de la Gestapo et du S.D. (Service de sûreté
allemand) à Lyon, convoqua Victor de Bourmont, chef régional de la Milice
française à Lyon (et donc le chef hiérarchique direct de Touvier) et exigea
qu’en représailles de l’assassinat d’Henriot, la Milice exécute des otages juifs.
Selon Touvier, Knab aurait fixé à cent le nombre des otages mais de
Bourmont aurait réussi à obtenir que ce nombre soit réduit à trente. C’est un
point discuté et invérifiable puisque de Bourmont et Knab ont péri avant
même la fin de la guerre.
Ce jour-là, Touvier, qui s’était rendu la veille à Vichy, rentra à Lyon vers
14 heures. De Bourmont le chargea alors d’exécuter l’ordre de Knab.
279
Touvier a prétendu qu’il était lui-même parvenu à convaincre de Bourmont de ramener le nombre des exécutions à 7. C’est encore un point qui est
contesté.
Le quartier général de Touvier (une ancienne école située 5 impasse
Catelin à Lyon) était devenu une sorte de petite prison, où étaient séquestrés,
plus ou moins longtemps, des suspects, des résistants ou des Juifs.
Le 28 juin 1944, après avoir reçu les ordres de de Bourmont, Touvier fit
rechercher parmi ces prisonniers ceux qui étaient Juifs. Pour s’en assurer, il
envoya ses miliciens dans la salle où étaient gardés les prisonniers. Ceux-ci
furent contraints à baisser leurs pantalons puis les miliciens, avec le canon de
leurs armes, examinèrent s’ils étaient circoncis.
En fin d’après-midi, Touvier chargea d’autres miliciens d’aller chercher
des Juifs dans un restaurant, un « bouchon lyonnais », « Le Pied de Cochon »,
qu’ils fréquentaient habituellement.
Les miliciens, sous la conduite d’un certain Lucien Brogi, firent irruption
dans ce restaurant, où ils découvrirent effectivement trois Juifs :
– Louis Kryzkowski, 46 ans, fabricant de jouets, natif de Poznan en Pologne,
et père de trois enfants ;
– Édouard Lew, 34 ans, représentant de commerce pour plusieurs maisons de
mode de Paris, qui dînait en compagnie de son meilleur ami ;
– Claude Ben-Zimra, un décorateur de 23 ans.
Ces trois hommes furent entassés dans une Citroën de la Milice.
Mais, par chance pour Lew, il connaissait professionnellement le milicien Lucien Brogi, qui tenait un magasin de chapeaux à Lyon. Il lui expliqua
qu’il devait prendre un train le soir même pour rejoindre sa mère dans le sud
de la France. « Vous allez me faire manquer mon train » lui dit-il. « Je ne peux
rien faire, lui répondit Brogi, vous êtes Juif ! »
Lew, qui avait réussi à se procurer une carte d’identité ne portant pas la
mention « Juif » présenta ce document à Brogi qui, après lui avoir fait jurer qu’il
n’était pas Juif, le laissa descendre à la gare de Lyon Perrache.
Au même moment, Émile Zeizig, commerçant d’origine juive, âgé de 57
ans, dînait avec son épouse dans l’appartement situé au-dessus de son magasin de vêtements installé dans le faubourg de Sainte-Foy-lès-Lyon.
C’est alors que surgirent quatre miliciens, dépêchés par Touvier et dirigés par Jean Reynaudon, un ancien inspecteur de police, qui avait été révoqué
pour avoir vendu des cartes d’identité vierges à des Juifs.
« Vos amis ont tué Henriot » dit Reynaudon. « Je suis aussi Français que
vous ! » lui rétorqua Zeizig. Reynaudon commença à le frapper et Zeizig lui
demanda de faire attention à ses lunettes... « Je ne peux pas voir sans elles » précisa-t-il.
Alors que les miliciens l’emmenaient dehors, sa femme supplia : « Laissez-le au moins prendre son imperméable ». Reynaudon ricana : « Là où il va, il
n’en aura pas besoin ! »
280
Conduit dans les geôles de l’impasse Catelin, Émile Zeizig y rejoignit
Louis Kryzowski et Claude Ben-Zimra, appréhendés au restaurant du « Pied
de Cochon » mais aussi quatre autres Juifs, arrêtés dans les jours ou heures
précédents :
– Siegfried Prock, un réfugié autrichien de 42 ans, qui avait été arrêté
dans un hôtel comme Juif porteur d’une fausse carte d’identité.
– Maurice Schusselman, âgé de 64 ans, né à Varsovie, qui possédait un petit
magasin de maroquinerie à Lyon et qui avait été interpellé à son domicile.
– Léo Glaeser, âgé de 57 ans, né à Riga (Lettonie). C’était un avocat parisien,
membre et fondateur du Comité juif de défense. N’hésitant pas à prendre des
risques énormes, il voyageait à travers la France pour distribuer des fonds aux
familles de déportés. Il avait échappé à dix-huit arrestations. Mais, cette fois,
venu en mission à Lyon, il y fut capturé.
– Enfin, il y avait un jeune homme blond, d’une vingtaine d’années, dont
l’identité est toujours restée inconnue. Emprisonné impasse Catelin depuis
l’avant-veille, il avait subi des interrogatoires brutaux d’où il était revenu le
visage en sang et il avait confié à ses compagnons d’infortune : « Je suis Juif.
J’ai été arrêté à l’usine où je travaille. La Milice cherche ma mère. Ils en veulent
à ses bijoux. ».
Dans la nuit du 28 au 29 juin, les sept Juifs se retrouvèrent enfermés
impasse Catelin dans un étroit réduit de 6 m² en soupente sans aération, qui
servait habituellement de cellule aux prisonniers avant les interrogatoires.
Là se trouvait déjà un autre homme, Louis Goudard, âgé de 24 ans. Celui-ci
n’était pas Juif mais il appartenait à un réseau de Résistance, les Francs-tireurs et
Partisans, et il avait été arrêté une semaine auparavant par la Milice.
Au cours de la nuit, tandis que les huit hommes attendaient debouts ou
accroupis en se demandant anxieusement ce qui allait leur arriver, Goudard fit
remarquer : « Ils nous ont laissé nos cravates, nos ceintures et nos lacets. Cela
signifie qu’on ne sera pas là longtemps. »
Alors, le jeune homme blond, dont le nom est inconnu, se mit à chanter
doucement le grand aria du héros de la Tosca de Puccini, Mario Cavaradossi,
condamné à mort pour avoir soutenu la conquête d’Italie par Napoléon et qui
devait être fusillé à l’aube :
« Et les étoiles brillaient
Et la terre était parfumée
Ce rêve d’amour a disparu pour toujours
Et je meurs désespéré
Parce que je n’ai jamais autant aimé la vie. »
En effet, lorsque parurent les premières lueurs du jour, un lieutenant
de Touvier, Henri Gonnet, aussi appelé « Le juge » parce qu’il procédait aux
interrogatoires (et il avait la réputation d’être un tortionnaire) ouvrit la porte
du réduit et fit sortir un à un les huit hommes après avoir lu leurs noms sur
une liste.
Il les fit aligner dans un vestibule. C’est alors que, débouchant d’un
escalier, arriva Touvier.
281
Après avoir regardé Goudard, il chuchota quelques mots à l’oreille de
Gonnet. Celui-ci saisit alors Goudard par l’épaule et le repoussa dans le réduit.
Goudard réalisa plus tard qu’il avait été ainsi sauvé par Touvier parce qu’il
n’était PAS JUIF.
Touvier, qui avait fait préparer des cartons portant les noms des sept
prisonniers juifs, ordonna de faire monter ceux-ci dans un camion. Ils étaient
escortés d’une dizaine de miliciens (francs-gardes) en uniforme et armés de
mitraillettes.
Touvier donna les ordres en vue de l’exécution des sept Juifs. Il surveilla les opérations jusqu’au départ du camion, puis il regagna son domicile.
Le camion se dirigea vers le faubourg de Rillieux-la-Pape à 6 ou 7 kilomètres de Lyon. Il s’arrêta aux abords extérieurs d’un cimetière entouré d’un
haut mur de pierre, là où la Milice allait parfois s’entraîner au tir.
Les sept prisonniers furent placés debout face au mur. Une première
rafale de mitraillettes leur fut tirée dans le dos, puis une deuxième rafale dans la
tête alors qu’ils étaient étendus au sol. Il était 5 heures du matin le 29 juin 1944.
Une voisine, Madame Drevet, entendit distinctement la fusillade. Les
sept cadavres furent abandonnés sur place avec les cartons sur lesquels figuraient leurs noms.
La police française fut alertée par le maire de Rillieux-la-Pape et elle
identifia Émile Zeizig dont le domicile était mentionné sur un papier commercial trouvé dans son portefeuille.
Les enquêteurs se transportèrent donc, dans l’après-midi, à
Sainte-Foy-lès-Lyon et ils constatèrent qu’un groupe de miliciens enlevait les
marchandises du magasin de Zeizig et les chargeaient dans un camion. Ils
avaient distribué quelques « cadeaux » à des badauds du pays pour faire croire
que ceux-ci étaient les auteurs du pillage. Ils déclarèrent aux enquêteurs que,
pour de plus amples renseignements, il fallait s’adresser au 2e service dirigé
par Touvier, 5 impasse Catelin à Lyon.
Près de deux mois plus tard, le 21 août 1944, quelques jours avant la
libération de Lyon, l’intendant régional du Maintien de l’ordre fit savoir au procureur général de Lyon qu’il lui avait été impossible d’obtenir des renseignements sur cette affaire auprès de la Milice...
Scènes marquantes du procès
1944-1994. Un demi-siècle a passé...
La cour d’assises des Yvelines à Versailles est en train d’examiner la
fusillade de Rillieux-la-Pape qui, judiciairement, est devenue l’affaire Touvier.
Elle se penche sur une série de photos défraîchies en noir et blanc qui
étaient jointes au procès-verbal d’enquête de la police française et qui représentent les cadavres des sept Juifs, criblés de balles.
282
Il y a aussi, étonnamment sauvegardé, un petit carton blanc sur lequel
est inscrit le nom de « Benzimra ».
Et, précisément, le frère de Claude Benzimra, Gérard, qui est présent
dans la salle d’audience, s’approche pour identifier sur les photographies le
cadavre de son frère : « Oui, je le reconnais », dit-il, et il ajoute : « C’est une
grande émotion ».
L’émotion, en effet, n’avait pas été émoussée par le temps. Pas plus d’ailleurs que les passions idéologiques demeurées vives tout au long du procès.
Ce fut donc un procès difficile que compliquaient, en outre, l’ancienneté des faits, la nécessité de se replacer dans un contexte historique, le dépérissement des preuves, la disparition de témoins essentiels, tels que Knab ou
de Bourmont et la mémoire fragile des survivants. Conséquence logique mais
néfaste de l’imprescriptibilité.
Ce qui était vraiment extraordinaire, c’était de voir surgir dans le prétoire de Versailles des personnages qui, à l’époque des faits, étaient alors en
pleine jeunesse mais qui, avec cinquante ans de décalage, étaient devenus des
vieillards.
Voici, par exemple, Gilberte Duc, qui fut la secrétaire de Touvier en
1943 et 1944, à Chambéry puis à Lyon. C’est maintenant une femme âgée de
73 ans, frêle et sombre. Elle dépeint son ancien patron comme un homme
hautain, dur, cassant, orgueilleux, un peu antisémite. Elle se rappelle l’avoir
entendu clamer avec un certain contentement, après la fusillade de Rillieux-la-Pape : « Philippe Henriot est vengé ! »
Voici Édouard Fayolle, dit « la Puce », 84 ans, ancien milicien au service
de Touvier à Lyon. Cela lui a valu d’être condamné après la Libération et de
passer douze années en prison. Aussi se montre-t-il méfiant et d’emblée il se
défausse : « Vous m’avez convoqué pour le machin de Rillieux ? Moi, je n’avais
rien à y voir ! ».
Pourtant, Touvier lui avait demandé de rester cette nuit-là impasse Catelin et il l’a entendu donner les ordres et vérifier si les cartons étaient prêts. Il a
vu le camion emporter les sept Juifs et Touvier partir quelques minutes plus
tard dans une autre direction.
Voici Jean-Lucien Feuz, 75 ans, qui se proclame ancien résistant infiltré
dans la Milice comme agent double. Il a servi de chauffeur occasionnel à Touvier, avec lequel il affirme avoir toujours eu de bonnes relations : « Je ne l’avais
jamais vu pratiquer soit une exécution soit une torture ».
Mais il se souvient d’une effroyable razzia dirigée par Touvier dans une
famille juive et d’une visite au domicile du major Ernst Floreck, chef du service
Action de la Gestapo, que Feuz entendit dire à Touvier : « Il faut intensifier la
lutte contre les Juifs ».
Voici François Robin, 84 ans, médaillé de la Résistance. Très diminué
physiquement et mentalement, il raconte avoir été détenu et torturé 5 impasse
Catelin. Mais bientôt son récit déraille, il divague et se tourne vers Touvier
pour lui crier qu’il se réjouit de « ne pas avoir crevé avant lui ».
283
Voici Pierre Lesage, 77 ans, qui était membre de l’état-major des
Francs-tireurs et Partisans et qui fut arrêté par les miliciens de Touvier avant
d’être emprisonné Impasse Catelin. Il reconnaît qu’il a été interrogé courtoisement par Touvier qui a cherché à le persuader de collaborer avec les Allemands. Mais Lesage a pu constater l’extrême violence qui régnait dans la
prison de l’Impasse Catelin avec des séances de torture et de sinistres « corvées
de bois ».
Il a pu observer aussi que Klaus Barbie et Paul Touvier se connaissaient
bien. Il les a vus discuter ensemble à plusieurs reprises dans la cour de
l’immeuble où il était détenu et où Barbie venait choisir des prisonniers.
Voici les époux Jeanblanc, Angèle et Henri, tous deux âgés de 74 ans.
Lui était chef de l’Armée secrète à Saint-Étienne. Tous deux ont été emprisonnés Impasse Catelin en juillet-août 1944. Ils disent avoir été correctement traités mais ils ont entendu les cris des gens que l’on torturait et ils les ont vus
reparaître ensanglantés ou parfois mutilés.
Henri Jeanblanc se souvient d’avoir assisté à une scène qui l’a indigné :
un soir de juillet, une trentaine de femmes et de vieillards juifs, qui devaient
repartir le lendemain pour une destination inconnue, étaient arrivés dans la
salle où il était lui-même détenu. Au cours de la soirée, un milicien aviné, pistolet à la main, s’est approché d’un vieux monsieur élégant qui faisait partie du
groupe des Juifs et se tenait silencieux dans un coin de la salle. Il s’est adressé
à lui en ces termes : « Tu es Juif. Est-ce que tu as la marque de fabrique ? Déshabille-toi pour montrer ta queue ! ». Le vieil homme a été contraint de laisser
tomber son pantalon sur ses chaussures, les bras en l’air. Et le milicien, à l’aide
du canon de son pistolet, a joué avec la verge du prisonnier. Celui-ci pleurait
quand il s’est rhabillé. Et Henri Jeanblanc, catholique pratiquant, ancien professeur agrégé d’histoire, a ainsi conclu son récit : « Je n’ai jamais eu aussi
honte d’être un homme ».
Voici, Édouard Lew, arrêté au « Pied de Cochon » et relâché à la gare de
Lyon-Perrache. Il est âgé maintenant de 84 ans. Avec des sanglots dans la voix,
il évoque son ami Claude Benzimra. Il se reproche de l’avoir abandonné à son
funeste destin en lui disant : « Ne t’inquiète pas Claude. Je vais prévenir ta
famille et nos amis ». Il a la conviction que, ce soir-là, sous le fallacieux prétexte d’un contrôle d’identité, la Milice lyonnaise avait lancé une véritable
chasse aux Juifs.
De nombreux autres témoins furent entendus au cours des débats. Je ne
peux évidemment pas tous les citer mais je vous parlerai tout à l’heure du
témoignage de Louis Goudard, le rescapé.
Il y eut aussi les témoins-historiens :
– François Bedarida, ancien directeur de l’Institut d’histoire du temps présent,
– Michel Chanal, spécialiste de l’histoire de la Milice dans la région
Rhône-Alpes ;
– l’Américain Robert Paxton, auteur de deux ouvrages de référence : La
France de Vichy et Vichy et les Juifs ;
284
– et le professeur René Remond qui avait présidé la Commission chargée par
l’archevêque de Lyon, Monseigneur Decourtray, d’élucider les rapports entre
Touvier et l’Église.
Il y eut précisément les témoins-religieux :
– le père Roland Ducret, dominicain, qui regretta publiquement d’avoir
engagé son « honneur de prêtre » en établissant une attestation en faveur de la
grâce de Touvier ;
– l’abbé Guy Montarien, prêtre intégriste, qui déclara notamment que
Touvier aurait été un « ballot » s’il s’était livré à la justice ;
– Dom Louis Soltner, hôtelier de l’Abbaye de Solesmes, qui précisa que
Touvier et sa famille avaient été hébergés, à plusieurs reprises entre 1981 et
1989, dans une dépendance de l’Abbaye mais non pas « derrière les hauts
murs d’une inviolable clôture » ;
– et enfin le grand rabbin de France, Joseph Sitruk, chef spirituel de la
communauté juive, qui rendit hommage à l’évolution de l’église catholique
depuis le concile Vatican II.
Il y eut également les témoins-hommes politiques, appelés à expliquer
les conditions dans lesquelles le président Georges Pompidou accorda sa
grâce à Paul Touvier.
Après l’ancien Premier ministre Pierre Messmer, le directeur des Affaires
criminelles et des Grâces au ministère de la Justice, Pierre Arpaillange, futur
garde des Sceaux, se présenta devant la cour d’assises à laquelle il raconta les visites pressantes que lui avait faites Monseigneur Duquaire en faveur de Touvier.
Très réticent, Pierre Arpaillange fit ordonner une enquête qui se révéla
accablante pour Touvier, ce qui conduisit Monsieur Arpaillange à émettre un
avis défavorable à la mesure de grâce.
Cependant, entendue à son tour comme témoin, Anne-Marie Dupuy
exposa qu’elle avait plaidé la cause de Paul Touvier devant le président Georges Pompidou, dont elle était le chef de cabinet. Elle avait été relancée par
Monseigneur Duquaire, lequel avait fait jouer la corde sensible en l’apitoyant
sur le sort des enfants Touvier, constamment parqués dans leur maison et
vivant comme des parias. Et Anne-Marie Dupuy de conclure : « J’ai été hélas !
un bon avocat auprès de Monsieur Pompidou ! » Pourquoi cet « hélas » ? « Parce
qu’on m’accuse presque et que j’ai été pourchassée par les journalistes ».
Au procès de Versailles, la famille de Paul Touvier est évidemment très
présente. À défaut de liens légaux, sa femme et ses enfants doivent prêter serment comme de simples témoins.
Monique Berthet a maintenant 68 ans. Touvier ne l’a pas épousée civilement. Pourtant, déclare-t-elle, « J’aimerais bien m’appeler légalement Madame
Paul Touvier ».
Avec lui, elle a partagé une existence malaisée « qu’elle recommencerait
si elle avait à recommencer » ! Faisant allusion à la grâce présidentielle et à la
polémique qu’elle a déclenchée, elle constate : « C’est le testament de mon
beau-père qui a tout gâché ».
285
Les enfants de Touvier s’appellent toujours Chantal et Pierre Berthet
puisque leur père qu’ils surnomment « Pillon » ne les a pas reconnus.
Chantal a 46 ans, Pierre 44 ans. Ils sont tous deux célibataires. Ils n’ont
aucune situation, aucun projet d’avenir, aucune attache sentimentale. Ils ont
vécu à l’ombre de leur père. Ils l’ont suivi dans la clandestinité. Ils sont tout
acquis à sa cause. Ils s’occupent de son dossier...
Il y a le dossier. Il y a l’homme.
Et comment Paul Touvier se comporta-t-il pendant les vingt-trois
audiences de son procès ?
Un journaliste le décrivit d’abord « tel un spectre échappé du placard de
notre Histoire »...
C’était assurément un vieillard de 79 ans, atteint d’un cancer de la prostate mais disposant d’un solide fond de santé, qui n’a pas connu de défaillance, tout au long des audiences.
Son défenseur, maître Tremolet de Villers, avait cru déceler chez lui une
perte de mémoire mais Touvier l’avait presque instantanément démenti en rectifiant la date de la libération de Lyon, qui n’avait pas eu lieu fin août
1944 mais plus précisément le 3 septembre 1944.
Par ailleurs, il s’est montré capable de tenir un monologue de deux heures pour narrer dans les moindres détails toutes les péripéties de son existence
de proscrit.
Généralement courtois envers la Cour et le Jury, Touvier se montra, à
différentes reprises, arrogant, voire cynique, vis-à-vis des témoins ou des
parents des victimes.
Ainsi, par exemple, après l’audition de Madame Angèle Jeanblanc, qui
avait relaté ses souvenirs de détention Impasse Catelin, il ironisa : « Les prisonnières, ça rêve un petit peu ! »
À René Zeizig, âgé de 80 ans, qui lui demandait par quel hasard il avait
fait arrêter son père, le petit commerçant de Sainte-Foy-lès-Lyon, Touvier
répondit : « Cette personne était sans doute recherchée pour une affaire de marché noir ». René Zeizig, bouleversé, s’écria : « C’est impardonnable de dire des
choses comme ça ! Les habitants de Sainte-Foy seront indignés ».
Au cours des deux premières semaines du procès, Touvier s’efforça de
dissimuler son antisémitisme. Le statut des Juifs ? Il n’en avait jamais eu
connaissance. La formule du serment du Service d’ordre légionnaire : « Pour la
pureté française. Contre la lèpre juive » ? Cela lui avait échappé.
Autres déclarations allant dans le même sens :
« Étant catholique, je ne peux pas être antisémite... Dans le credo, il n’y a
pas une seule virgule antisémite. »
« Je n’ai jamais arrêté un Juif parce qu’il était Juif. Nous procédions aux
arrestations pour menées antinationales. »
286
« Après Rillieux, j’ai fait célébrer des messes. Des messes pour des Juifs, c’est
valable ! »
Toutefois, lorsque la femme de Touvier, Monique Berthet, s’était
exprimée devant la cour d’assises, le 25 mars, elle avait commis un lapsus en
parlant de Touvier : « À la maison, aux Charmettes, je n’ai jamais entendu de
sa part de propos antiracistes ». C’était un lapsus révélateur...
En effet, quelques jours plus tard, à l’audience du 30 mars, la cour
d’assises procédait à l’examen des scellés c’est-à-dire des pièces à conviction
saisies au cours de l’instruction de l’affaire.
Parmi les documents contenus dans l’une des valises de Touvier, qui
avaient été découvertes par le colonel Recordon à l’abbaye Saint-Michel à
Mézières-en-Brenne, se trouvait un cahier vert portant des annotations rédigées par Touvier de 1985 à 1988. À l’audience, Touvier parut gêné et il prit les
devants : « Ce cahier, c’était un amusement. Il y a de tout, là-dedans ! ».
Il y avait surtout un déferlement d’antisémitisme.
– André Frossard, l’écrivain et chroniqueur du Figaro, est traité de
« sinistre commerçant juif ».
– À l’occasion d’une émission 7/7 sur TF1, Élisabeth Badinter et Anne
Sinclair sont affublées du titre d’« ordures juives ».
– À propos du film de Claude Lelouch, « L’Aventure, c’est l’aventure » :
« Lelouch est un provocateur juif... L’aventure, c’est une grosse farce juive ».
– Le journal d’Anne Frank : « une des grandes falsifications de l’histoire. »
– Le procès Barbie : « une ignominie », « un sujet odieux : la vengeance.
Et pendant ce temps, Mgr (sic) Decourtray se fait interviewer par Globe,
immonde revue juive ».
– Joseph Mengele, le docteur d’Auschwitz, qui conduisait des expériences médicales sur les déportés, est une « victime de la haine ».
Et ainsi de suite...
Après ce cahier vert, d’autres pièces à conviction, extraites des valises
de Touvier, provoquèrent un certain émoi ! Il s’agissait d’une série d’insignes
nazis : croix gammées, croix de fer, brassards, écussons et épaulettes. « Je les
collectionnais pour un collectionneur » expliqua Paul Touvier. Et il précisa : « Il
faut bien vivre ».
Mais tout cela n’est pas l’essentiel. L’essentiel, ce sont les règles de droit
qui régissent tout procès et dont les juges ne peuvent s’affranchir sans sombrer
dans l’arbitraire.
287
L’enjeu juridique du procès
À cet égard, maître Henri Podeur a clairement rappelé le cadre juridique
dans lequel devaient s’inscrire les sept assassinats de Rillieux-la-Pape pour
répondre aux critères de l’article 6-c du statut du tribunal militaire international
de Nuremberg et de la jurisprudence de la Cour de cassation :
Pour que ces assassinats constituent des crimes imprescriptibles contre
l’humanité, il fallait qu’ils aient été exécutés à l’instigation d’un responsable
d’une organisation criminelle nazie – en l’occurrence la Gestapo – et que les
victimes aient été exclusivement choisies en raison de leur appartenance à la
communauté juive, de telle sorte que ces assassinats s’intégraient au plan
concerté d’extermination et de persécution systématique, mis en œuvre par le
gouvernement national-socialiste allemand contre cette communauté juive.
Deux problèmes étaient donc posés : l’instigation nazie et le choix des
victimes.
• Y avait-il eu une instigation nazie ?
Touvier l’a toujours affirmé. Il l’a même écrit à plusieurs reprises dans
ses lettres destinées à lui obtenir l’amnistie en 1960. Pour lui, cette instigation
nazie est, en quelque sorte, une excuse ou, mieux encore, une marque de son
héroïsme puisque, selon lui, il serait parvenu à réduire le nombre des victimes
de trente à sept.
Ainsi, tel Schindler, aurait-il sauvé vingt-trois Juifs !
Au cours des débats devant la cour d’assises de Versailles, le jeune avocat Arno Klarsfeld s’appliqua à démontrer impétueusement que Touvier avait
agi de sa propre initiative sans qu’il y ait eu la moindre intervention du kommandeur Knab.
Cette thèse qui remettait en cause l’instigation nazie a provoqué l’irritation des autres avocats des parties civiles. Mais, pour maître Arno Klarsfeld, il
importait peu que Paul Touvier ait été ponctuellement le complice de la Gestapo lors du massacre de Rillieux-la-Pape puisque la Milice de 1944 s’était littéralement coulée dans le moule nazi et qu’en conséquence Touvier avait agi
dans le cadre d’une complicité générale avec le IIIe Reich.
Ce point de vue ne fut pas partagé par l’avocat général de Touzalin qui
considéra, pour sa part, qu’il n’y avait pas eu à l’origine un ordre allemand au
sens militaire du terme mais qu’il y avait bien eu une intervention allemande
qui avait pu être pressante.
Il apparut, en définitive, que les assassinats de Rillieux-la-Pape avaient
bien été commis à l’instigation du kommandeur Knab, conformément au plan
d’extermination des Juifs, mais qu’à partir de cette incitation, Touvier avait disposé d’une complète autonomie puisqu’à aucun moment les hommes de la
Gestapo ne contrôlèrent le déroulement des opérations et n’en demandèrent
des comptes.
288
• Les victimes avaient-elles été exclusivement choisies en raison
de leur appartenance à la communauté juive ?
Il était évident que, durant tout l’après-midi et la soirée du 28 juin 1944,
Touvier entreprit de rassembler le plus grand nombre possible de Juifs et
exclusivement de Juifs. Selon sa propre expression, il fit procéder à un
« triage » des Juifs qu’il détenait déjà et il déclencha à l’extérieur une véritable
chasse aux Juifs.
La nuit venue, il disposait au total de sept Juifs. Mais il aurait pu en avoir
neuf si Lew n’avait pas été relâché par Brogi et si le coiffeur juif, Max Rozencwaig, arrêté dans la nuit du 28 au 29 juin, n’était pas arrivé un quart d’heure
après le départ du camion pour Rillieux-la-Pape. Le sauvetage des vingt-trois
Juifs était donc un mythe.
Quant à Louis Goudard, il ne fut épargné par Touvier que parce qu’il
n’était pas Juif, ce qui démontrait incontestablement le choix exclusif de victimes juives.
Louis Goudard, âgé de 74 ans, retiré dans le département de l’Isère, vint
témoigner devant la cour d’assises des Yvelines. Il évoqua l’angoisse des huit
prisonniers dans leur réduit, l’air de la Tosca chanté par le jeune inconnu,
l’irruption de Gonnet auquel il demanda « Je prends mes affaires ? » – « Pas la
peine », l’arrivée de Touvier montant l’escalier et croisant son regard, et puis :
« Il a pris à part Gonnet, ils ont discuté à voix basse très peu de temps, et Gonnet
m’a remis dans la cellule ».
Cinquante ans après, le face à face de Louis Goudard et de Paul Touvier
fut sans doute l’un des moments les plus émouvants et les plus significatifs du
procès de Versailles. Et l’avocat général de Touzalin s’exclama : « Nous avons,
dans cette salle d’audience, une scène extraordinaire ; nous avons, réunis
devant nous, le sauveur et le sauvé. Mais le sauveur n’a pas envie de reconnaître sa bonne action et le sauvé n’a pas envie de remercier son sauveur ! »
Avant que ne s’achève le procès, toute une semaine fut consacrée aux
plaidoiries des avocats des parties civiles.
Ce fut ensuite, pendant près de cinq heures, le réquisitoire de l’avocat
général Hubert de Touzalin qui réclama contre l’accusé la peine de la réclusion criminelle à perpétuité.
Vint enfin le tour de la Défense : après maître Françoise Besson, maître
Jacques Tremolet de Villers plaida, lui aussi pendant près de cinq heures, et
sollicita l’acquittement de Paul Touvier.
Celui-ci eut la parole le dernier et déclara qu’il pensait aux victimes de
Rillieux tous les jours.
Au terme d’un délibéré de cinq heures et demie, la cour d’assises des
Yvelines décida que Paul Touvier était entièrement coupable des faits qui lui
étaient reprochés et elle le condamna à la peine de la réclusion criminelle à
perpétuité.
Ce verdict fut annoncé dans un silence impressionnant.
289
Épilogue
Paul Touvier s’est pourvu en Cassation contre cette décision. Mais son
pourvoi a été rejeté par la chambre criminelle de la Cour de cassation le 1er
juin 1995.
Toujours détenu depuis l’ouverture de son procès, Paul Touvier est
décédé à l’hôpital des Prisons de Fresnes le 17 juillet 1996. Quelque temps
auparavant, il avait épousé civilement Monique Berthet.
Pour conclure, je voudrais simplement citer cette déclaration que nous
fit Georges Glaeser, docteur en mathématiques, accompagné de son frère
Henri, cinéaste, en évoquant la mémoire de son père, Léo Glaeser, l’un des
sept fusillés de Rillieux-la-Pape :
« Souvenez-vous de sa dernière photographie à Rillieux-la-Pape, la
bouche grande ouverte. Pendant des années et des années, j’ai eu l’impression
qu’on voulait y couler du béton pour l’empêcher de parler et m’empêcher aussi.
Alors, je suis heureux de me trouver devant une cour démocratique, dans un
débat contradictoire où tous peuvent parler, tout dire, y compris l’accusé. Mon
père, lui, on ne l’a pas jugé. On l’a arrêté, collé cinq heures après contre un
mur et assassiné.
Merci d’être né à Paris et de vivre à notre époque. »
Henri BOULARD
290
Bibliographie
Un certain Monsieur Paul, Laurent Greilsammer et Daniel Schneidermann, Fayard, Nouvelle édition,
1994.
Paul Touvier et l’Église, collectif d’auteurs, Fayard, 1992, Collection « Pour une histoire du XXe siècle ».
Un étrange combat : méditations sur l’affaire Touvier, Jean-Pierre Henne, Éditions Dominique Martin
Morin.
L’affaire Touvier. Chronique d’un procès en idéologie, Jacques Trémolet de Villers, Éditions
Dominique Martin Morin.
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Histoire de la Milice 1918-1945, Jacques Delperrie de Bayac, Fayard, 1969.
Touvier : histoire du procès, Alain Jakubowicz et René Raffin, Éditions Julliard, 1995.
Juger sous Vichy : une interrogation après le procès Touvier : le crime contre l’humanité existe-t-il ?,
Christian Guery, Seuil, « Le genre humain », 1994.
Vichy, un passé qui ne passe pas, Éric Conan et Henry Rousso, Fayard, Collection « Pour une histoire du
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Touvier et ses juges, Jean-Jules Popinot, « Commentaire », Revue trimestrielle no 73, printemps 1996.
Touvier, Vichy et le crime contre l’humanité : le dossier de l’accusation (sous la dir. de) François
Bédarida, Seuil, 1996.
Note
1. Voir la conférence de mon ami maître Henry Podeur, avocat honoraire, université du Temps Libre
du pays de Rennes, le 13 mars 1998.
291
292
Bibliographie sélective
Bibliographie
sélective
Sous la direction de Denis Salas et Catherine Delplanque
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Recherches en cours
L’objet des recherches de Corinne Jaladieu nous semble intéressant à signaler
dans cette rubrique, dans la mesure où elle souligne et complète à la fois le
rôle de « la justice des années sombres ». Ses recherches portent en effet, sur
l’internement dans les prisons de l’Etat français (1940-1944) et plus particulièrement sur deux centrales de regroupement des condamnés politiques par les
tribunaux français : Rennes, unique centrale de femmes pendant la seconde
guerre mondiale, qui reçoit, outre les condamnés de droit commun, les
condamnées politiques de zone nord ainsi qu’un convoi provenant de la prison des Baumettes en février 1944 ; Eysses, qui devient en octobre 1943, la
centrale de regroupement de tous les condamnés politiques de zone sud, et, à
partir de décembre 1943 des convois venus de la zone nord.
La première étape du travail de Corinne Jaladieu a consisté au dépouillement
de l’ensemble des registres d’écrou. Ceci lui a permis de cerner les caractéristiques générales de la population carcérale. Une seconde étape lui permet de
295
retracer la prosopographie de ces prisonniers. Enfin, un troisième axe portera
sur la connaissance du personnel pénitentiaire.
Corinne Jaladieu, agrégé d’histoire, est actuellement en thèse de doctorat
d’histoire sous la direction du professeur Jacqueline Sainclivier (Rennes II) :
« L’internement dans les prisons de l’Etat français de 1940 à 1944 ».
296
Marc Olivier Baruch
Postface
L’exception et l’exemple
Marc Olivier Baruch
Institut d’histoire du temps présent, CNRS, Cachan
« Comment les hommes étaient-ils jugés ? Pour un système social, point
de meilleure pierre de touche que celle-là », écrit Marc Bloch en ouverture de
ses développements sur les justices (le pluriel est important) mises en œuvre
au sein des sociétés féodales. Vichy évidemment, quelle que puisse être sa fascination, dans certaines de ses composantes tout au moins, pour l’Ancien
Régime, hérite d’un tout autre dispositif, et dans un tout autre contexte. Sans
doute noircie par les producteurs allemands, la France dont il est question ici
est celle, quelque peu veule et inquiète, que présentent des films tels que Le
Corbeau ou Les Inconnus dans la Maison ; un pays aussi qui pense à la faim et
au froid, et qui vit dans le remords de ses prisonniers de guerre toujours détenus en Allemagne – situation qu’il faut prendre en compte pour comprendre
par exemple, au-delà des seules préoccupations d’ordre moral qui animent
effectivement le régime, la sévérité de la répression de l’adultère.
Cette société plus racornie qu’héroïque a vécu quatre ans au rythme de
ces « saisons des juges », dénoncées sur le tard par un pamphlet d’Anatole de
Monzie. Le terme fit bondir le garde des Sceaux de l’époque, Joseph Barthélemy, en poste entre février 1941 et mars 1943, qui consacre de longues pages
de ses souvenirs, écrits juste après l’événement, à justifier son action. Il reste
qu’aucun pouvoir ne peut se désintéresser de son appareil judiciaire, encore
moins un pouvoir qui, comme celui mis en place pendant l’été 1940, se présente d’emblée avec la double ambition de régénérer un pays et d’y faire
régner des disciplines trop longtemps, à ses yeux, relâchées. En outre le
régime, précisément pour se faire reconnaître comme pouvoir tant au plan
interne (par la population) qu’au plan externe (par l’occupant qui le laisse agir
sous contrôle), doit montrer, ou faire croire, qu’il contrôle les outils de souveraineté, au premier rang desquels ceux qui disposent, au nom de la loi, de la
force publique : armée, police et justice. Toutes les complexités et toutes les
évolutions des rapports entre Vichy et ses administrations se retrouveront
donc ici, encore accrues par les fonctionnalités politiques et symboliques de
l’instrument judiciaire.
Instrument : jusqu’où ? La question est précisément de réfléchir aux
capacités d’adaptation à des normes nouvelles d’un corps professionnel issu
du régime républicain ; réflexion qui doit s’efforcer de prendre en compte certes les attentes du régime vis-à-vis des magistrats mais aussi, de manière réciproque, celles du corps judiciaire face à ses nouveaux chefs, et qu’il est donc
297
Actes du colloque
indispensable de replacer aussi bien dans la conjoncture de l’événement que
dans la moyenne durée des représentations. En juillet 1940, ce ne sont pas
seulement un gouvernement, ni même un régime qui ont changé, mais bien
l’ensemble de l’édifice sur lequel était bâtie l’idée même de la loi. Sous réserve
d’inventaire, ce bouleversement-là est avalisé sans difficulté par les magistrats,
alors qu’il constitue en lui-même la base de l’exceptionnalité du régime – plus
sans doute que les machineries, de plus en plus éloignées de l’ordre juridictionnel commun, qui seront progressivement mises en place. Il faudra attendre
1943 (l’événement aura alors largement joué son rôle dans l’évolution des
esprits) pour que la voix autorisée de Maurice Rolland, s’adressant sur les
ondes anglaises aux magistrats travaillant en France, remette en cause les fondements mêmes d’une « légalité qui n’est qu’un arbitraire mis en décret et qui
viole tous les principes juridiques qui ont formé notre conscience », avertissement immédiatement suivi d’une invocation du droit naturel : « Au-dessus de la
loi écrite, il y a la loi morale ». Il est significatif qu’un tel discours ait pu être
tenu aux magistrats servant depuis trois ans seulement un État dont la doctrine
était construite sur l’autorité « naturelle », celle émanant du chef placé tout en
haut de la pyramide sociale. Popularisé à l’envi par les écrits des publicistes à
partir de l’automne 1940, ce culte de l’autorité et de la force raillait les constructions idéalistes d’un ordre juridique fondé sur la raison, qui semblait avoir
été englouti dans la débâcle des mois précédents.
On pourrait voir dans ce retour du droit naturel une preuve de la fragilité de la construction vichyste. Comme dans d’autres domaines, les rénovateurs de la justice auraient négligé le poids de la tradition « républicaine », qui
aurait repris ses droits dès que la contrainte imposée par le régime comme par
l’occupant aurait pu être levée ou contournée sans risque excessif. Cette lecture fut longtemps de mise, et à la vérité, elle se fait encore jour çà et là,
notamment au sein des histoires écrites avec la bénédiction des corporations
professionnelles. Elle n’a pour inconvénient que de faire peu de prix du tribut
payé : quand l’occupant exigea des têtes, Vichy les donna. Mais que regrouper
derrière cette métonymie commode, « Vichy » ? Sans aucun doute, au niveau
de la décision politique, le gouvernement, et son garde des Sceaux, professeur
libéral converti sans difficultés apparentes, à en croire sa circulaire de principe
de février 1941, à l’autoritarisme du pétainisme et de la Révolution nationale.
Comment, en revanche, analyser le rôle joué dans l’événement par les institutions judiciaires ? La question est d’importance, non pour anathématiser tel ou
tel groupe – il suffit pour cela, certains en font profession, de ramener paresseusement toute la complexité du sujet à la seule mauvaise querelle du serment – mais pour s’interroger sur la manière dont un important corps d’État
réagit lorsqu’il lui est demandé de remettre en cause les principes qui ont
guidé son action professionnelle pendant des années, voire des décennies.
Pour obtenir les six condamnations à mort exigées par les Allemands
dans « l’affaire de la section spéciale », il fallut, en l’intervalle de trois semaines,
créer deux ensembles de juridictions d’exceptions : les sections spéciales à la
mi-août 1941, le tribunal d’État dès le 7 septembre suivant. Contemporaine du
mépris d’un Pucheu, ministre de l’Intérieur, pour les « scrupules d’ordre juridique », l’apparition de cette dernière instance soulignait avec éclat l’obsolescence des principes de la philosophie pénale des temps anciens. Saisine par le
298
Marc Olivier Baruch
gouvernement, flou des incriminations, avec cette référence aux « actes de
nature à (...) nuire au peuple français » qui n’est pas sans évoquer le Code
pénal allemand d’alors, introduction de juges non professionnels, tel était le
lourd prix payé au travestissement de la vengeance en justice. Répondait-il
pour autant au but poursuivi ? On pouvait douter que tant d’exceptionnalité
fût en mesure de générer une quelconque exemplarité. La suite de l’histoire,
qui se clôt en janvier 1944 par la création de ces cours martiales que caractérisera un glacial et sommaire cérémonial, le confirme. Dans ses souvenirs,
Joseph Barthélemy indique que la magistrature fut soulagée de ne pas avoir à
participer à ce simulacre auquel on peine à associer le nom de justice, et qui
s’en réclamait d’ailleurs à peine. On le croit volontiers, d’autant plus que la
légitimité du gouvernement qui gère la France en quasi guerre civile du premier semestre de 1944 est proche de zéro. Dans ce qui apparaît comme du
maintien de l’ordre poussé dans ses sanglantes extrémités, une forme de terrorisme d’État, il est logique que les magistrats ne se sentent guère à l’aise. Ils le
furent singulièrement plus, et plus dociles aussi, dans le rôle de conseil et
d’expérimentation qui leur fut dévolu. Intéressante à cet égard est l’attitude du
parquet de Lyon, qui jouait pratiquement pour la Chancellerie une fonction de
bureau d’études – le terme est anachronique – en matière de répression ; positionnement sans doute inédit dans l’histoire de l’institution judiciaire, mais pas
tout à fait alors sans équivalent dans l’État français, régime qui crut et tenta la
réforme de l’État, évidemment dans les pires conditions.
Certes particularisée par son importance politique, la justice retrouvait
ainsi son statut de branche de l’État : à ce titre, et comme d’autres administrations, elle fut soumise à cette tension entre intérieur et extérieur tellement
significative des maladresses du régime envers ses agents, dont nombre
étaient et restèrent longtemps disposés à le servir loyalement. Ils ne pouvaient
donc qu’être choqués par l’apparition d’instances nouvelles nées, à grand renfort de propagande, avec la finalité expresse de répondre au besoin de régénération du pays. Instances qui ne répondirent pas toujours – comment
l’auraient-elles pu ? – à la totalité de ce qui était attendu d’elles, et qu’il fallut
donc compléter, en une fuite en avant génératrice d’inextricables enchevêtrements bureaucratiques et ici procéduraux, par d’autres, qui finirent par se
révéler tout aussi peu satisfaisantes. L’analyse que donnent de ce processus
plusieurs des travaux présentés ici est stimulante, ne serait-ce que parce
qu’elle appelle de questions neuves, par exemple sur ce que l’exceptionnalité
des circonstances change aux relations entre acteurs, aux habitus professionnels. Pour prendre un seul exemple, les jeux entre siège et parquet autour de
la qualification et de la requalification des incriminations – dont on perçoit
bien toute l’importance, notamment lorsqu’il y va de condamnations à la peine
capitale – se situent-ils ou non dans une forme de continuité par rapport à
l’avant-guerre ? Un autre exemple, celui des avocats qui, derrière la noble bannière de l’indépendance, se battent de manière sélective contre ce que le gouvernement entend leur imposer, montre aussi combien des enjeux antérieurs à
l’événement se superposent, plus ou moins visibles, aux effets immédiats des
circonstances. Parce qu’elles pétrissent ces éléments essentiels à
l’être-ensemble de toute collectivité que sont la loi et la justice, les professions
judiciaires doivent être étudiées simultanément dans leur rapport au droit et
299
Actes du colloque
dans leur rapport à l’État. Les contributions réunies ici soulignent combien
l’ambition – osons la qualifier de pluridisciplinaire – qui était, voici deux siècles et demi, celle de Montesquieu, doit continuer à être la nôtre. L’exemple
de Vichy, mais pas lui seul, prouve à l’évidence qu’il reste indispensable
« d’éclairer les lois par l’histoire, et d’éclairer l’histoire par les lois ».
300
Études et
documents
301
302
Annie Deperchin
Article
« Vérité historique, vérité judiciaire
À travers les grands procès issus
de la Seconde Guerre mondiale »
(colloque du 2 mars 2001)
Annie Deperchin
Chargée de recherche au CNRS
Centre d’Histoire judiciaire de Lille 2.
Introduction
La question de la vérité historique et de la vérité judiciaire, thème du
colloque, ainsi posée de manière dualiste, invite à s’interroger sur l’existence
et la portée de leurs différences. L’interrogation scientifique commune des disciplines historique et juridique dérive des procès qui se sont déroulés en
France depuis le procès Barbie et, à titre comparatif, elle prend en compte
l’attitude de la justice allemande depuis la Seconde Guerre mondiale par rapport aux crimes nazis. Le décalage dans le temps de ces procès par rapport
aux faits a conduit à l’introduction des historiens dans le prétoire. L’institution
judiciaire attendait d’eux une compréhension du contexte (le plus souvent
sous la forme de ce que les Français, dans telle ou telle position ou situation,
savaient, ne savaient pas ou pouvaient savoir) qui fournisse les éléments utiles
à une appréciation individuelle de la responsabilité des accusés, dont la liberté
mais aussi l’honneur étaient en jeu 1.
Le colloque a pu créer les conditions d’une rencontre entre les praticiens de la justice, que sont les juges, et les praticiens du temps que sont les
historiens. Le questionnement direct ainsi permis apporte quelque chose de
nouveau à un débat d’opinions dont la presse et certaines revues se sont fait
l’écho 2. Si le débat a pris naissance dès les premiers procès, il s’est surtout
303
Études et documents
amplifié autour du procès Papon et le fait que le colloque se déroule, par un
hasard du calendrier, le jour où la cour d’assises de Paris juge par contumace
le criminel nazi, Aloïs Brunner, montre toute son actualité.
De l’analyse des interventions, tant des orateurs que du public 3, émerge
à travers les grands procès issus de la Seconde Guerre mondiale l’existence
d’une forte demande sociale concernant certains événements du passé, que
les approches historique et judiciaire permettent toutes deux d’apprécier. Les
formes empruntées par cette demande ont provoqué la rencontre des historiens et des juges et l’on constate, qu’à côté de l’analyse de la demande de
vérité judiciaire sur le passé, les points abordés lors des interventions et des
débats se rattachent aux questions posées par cette rencontre, dans son principe même et dans ses modalités.
La demande sociale de vérité judiciaire
sur le passé
L’objet de la demande sociale
La demande sociale se présente sous la forme d’une exigence : de l’exigence de la révélation de la vérité concernant des actes et des comportements
accomplis ou adoptés à certains moments de l’histoire, par le biais d’une décision judiciaire. Le trouble qui caractérise ces actes et comportements déstabilise le lien social en posant la question des responsabilités effectives. La
construction du tissu social (objet du travail de l’historien) ou sa reconstitution
(objet du travail du juge) supposent la digestion du passé. La vérité, qu’elle
soit historique ou judiciaire, se présente alors comme le moyen d’accéder à
l’oubli. S’efforçant de montrer que l’histoire et la justice poursuivent des buts
communs, « l’histoire c’est gérer l’oubli » dit-il, Jean-Clément Martin 4 souligne
que la quête de vérité enracine les conflits et que les débats qu’elle provoque
viennent structurer le passé, à la différence de l’amnésie qui, en voulant absolument aboutir à faire « passer le passé » ne permet pas l’oubli. Mais, pour les
juristes, l’apport de la justice à la connaissance de la vérité est fondamental,
parce qu’elle fait apaisement à long terme pour Robert Badinter 5, et parce
que, selon le juriste américain Marc Osiel, cité par Denis Salas 6, le procès,
dans sa solennité, opère comme une cérémonie qui reconstitue le lien social
distendu ou rompu.
Raisons et conditions de l’émergence
de la demande sociale de vérité judiciaire
L’amnésie post-événementielle
Des propos tenus émerge l’idée largement partagée, qu’aux événements
graves constitués des crimes commis par certains acteurs, succède pendant un
304
Annie Deperchin
temps assez long (sur la durée duquel l’interrogation n’a pas directement
porté 7 ; on constate que pour l’Occupation elle est de plusieurs décennies)
une période d’amnésie qui correspond au désir de tourner la page. Robert
Badinter s’interroge, autant qu’il interroge, sur les raisons pour lesquelles un
corps social, qui a traversé un moment comme l’Occupation ou connu un
régime totalitaire, se refuse à se regarder au niveau de la justice. La volonté
proclamée de juger, que l’on constate au moment de l’épuration, cache en réalité la hâte d’en finir avec les procès. Ainsi, lors du procès Bousquet, celui qui
se déroule quatre ans après la guerre, et qu’il présente comme « un scandale
judiciaire à l’état pur », « l’incroyable » se produit. Dans une cour de justice dont
les jurés sont des résistants, Bousquet est acquitté pour intelligence avec
l’ennemi, et le corps social français, n’éprouvant aucune émotion, reste sans
réaction à l’évocation de la rafle du Vel d’Hiv bien qu’elle occupe toute une
matinée du procès. L’attitude est la même aujourd’hui. Dans tous les pays marqués par une dictature récente, il constate un phénomène de fuite devant le
jugement des crimes qui ont été commis. Si Nuremberg a été possible immédiatement après les événements, c’est qu’il s’agissait d’une justice imposée par
les vainqueurs. Mais, en Espagne, au Portugal, dans les anciens pays communistes, l’installation de régimes démocratiques ne s’est pas accompagnée du
jugement des crimes commis par les régimes dictatoriaux antérieurs. Les sociétés concernées ne le souhaitent pas et leur réaction profonde est de laisser les
plaies se cicatriser. En ce sens, les péripéties du procès Pinochet sont porteuses d’avenir, même si elles puisent largement au « feuilleton hispano-anglais »,
et sont dues à des interférences étrangères.
Si les victimes ne se manifestent pas dès les événements, c’est parce
qu’elles ont besoin de temps. À travers son expérience du tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie et de la justice du Kosovo, Sylvie Pantz 8, constate pour les procès actuels, qui suivent de près dans le temps les événements,
la difficulté qu’ont les victimes à exposer leurs souffrances immédiatement
après les faits.
Il faut noter que l’exercice de la justice pénale internationale envisagée
sous cet angle les bouscule. Pierre Truche 9 trace les grandes étapes de cette
justice. Elle est née avec le Traité de Versailles qui prévoit de juger Guillaume
II, sur lequel finit par reposer toute la responsabilité de l’hécatombe et des
destructions de la Grande Guerre. Toutefois, le droit ne dispose pas encore
des moyens qui permettraient d’aboutir à un procès incontestable. Les fondements juridiques manquent (que signifie être jugé pour offense à la morale des
traités ? comme le prévoit le traité de Versailles), il faudrait accepter
d’enfreindre le principe de non-rétroactivité et enfin encourir le reproche, en
créant une juridiction ad hoc, d’imposer une justice de vainqueurs. C’est bien
cette forme de justice que pratiqueront le tribunal de Nuremberg et celui de
Tokyo. Toutefois, le « droit de Nuremberg », qui restera la référence, précise les
crimes dont devront désormais répondre les accusés. Un pas supplémentaire
est franchi avec la création du tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (1993) et le Rwanda (1994), par les Nations-Unies. La juridiction est ad
hoc, mais elle n’est pas créée par le vainqueur. D’autre part, on assigne à la
justice, non plus seulement la mission de proclamer la responsabilité au plus
haut niveau des chefs d’État, mais de contribuer à rétablir et à consolider la
305
Études et documents
paix. Enfin, la création de la cour pénale internationale, en 1998, marque une
étape décisive, dans la mesure où la juridiction, dans sa permanence, sera
indépendante de tout conflit. Cependant, les victimes n’y figureront comme à
La Haye et à Arusha, qu’à titre de témoins. Elles ne pourront se constituer parties civiles, elles n’auront pas d’avocats. Il est d’autre part inimaginable d’envisager la traduction de tous les criminels devant ces instances internationales.
L’évolution future n’est donc complète, au regard de la satisfaction des attentes
des victimes que par l’intervention des justices nationales (Pierre Truche mentionne le cas, peu connu parce que discret sur le plan médiatique et se situant
hors de toute ingérence internationale, de l’Éthiopie). Elle laisse place aussi à
d’autres formes de justice par le développement prévisible des commissions
Vérité et Réconciliation à partir des expériences de l’Afrique du Sud et de
l’Amérique latine.
L’Algérie nous fournit l’exemple d’une mémoire en train de se réveiller.
Il est donc intéressant d’observer le phénomène. L’intervention de Raphaëlle
Branche 10 commence aussi par une interrogation : pourquoi la question de la
torture surgit-elle aujourd’hui de manière si forte alors que dès l’époque on a
su qu’elle était pratiquée ? La population civile a été visée parce qu’elle constituait un réseau de soutien aux combattants du FLN. Dès 1955, sa responsabilité collective a été affirmée et sanctionnée. Des amendes ont été infligées, des
otages exécutés et des crimes maquillés en exécution de fuyards. Quel était
l’état du droit à l’époque ? Si les combattants des maquis s’étaient mis
hors-la-loi, la Convention de Genève devait protéger les populations civiles.
Pas en Algérie, car la France n’avait ratifié que la troisième convention concernant les prisonniers militaires. Selon le droit interne, les actes de torture constituaient des crimes punis par le Code pénal. Toutefois, il y eut très peu
d’actions en justice. Les conditions de guerre ne s’y prêtaient pas et les victimes ignoraient le fonctionnement du système judiciaire. Quelques affaires
furent cependant jugées, avec beaucoup de clémence, par les tribunaux militaires. La dernière décision rendue, en 1962, est un acquittement. Il correspond au refus d’admettre la responsabilité individuelle des acteurs. La
responsabilité est rejetée sur le pouvoir politique et l’amnistie, qui couvre tous
les faits commis, entérine cette analyse. Aujourd’hui, les militaires qui se sont
exprimés justifient la torture avec les mêmes arguments qu’hier. Le Premier
ministre a officiellement reconnu et déploré son usage, mais il s’est refusé à
reconnaître la responsabilité des autorités de l’époque. Y aura-t-il judiciarisation plus tard ? Il faudrait, pour cela, dire que l’armée française a commis des
crimes contre l’humanité. Si, comme cela a été affirmé au cours du colloque, la
reconnaissance politique de ces crimes est un préalable à la voie judiciaire, on
constate aujourd’hui qu’elle n’existe pas.
L’activité des historiens
11
Selon Michel Zaoui , les écrits des historiens provoquent une maturation des esprits dans la société qui alimente le besoin de vérité et aboutit à un
phénomène collectif de repentance. Son expression politique est de première
importance, comme l’a été la déclaration de Jacques Chirac en 1995. La phase
306
Annie Deperchin
judiciaire peut alors se développer comme une proclamation collective ou
encore comme la pièce manquant au « puzzle » du passé.
Par rapport à cette perception du passage du temps historique au temps
judiciaire, il peut être utile, pour tenter de comprendre l’émergence à un
moment donné de la demande sociale, de réfléchir à la manière dont Henry
Rousso 12 aborde l’influence exercée par les attentes de la société sur les
recherches menées par les historiens. La demande sociale, pense-t-il, correspond à des attentes susceptibles d’être traduites en termes de projets de
recherche, mais ceux-ci ne sont pas définis par le milieu scientifique. Ces projets sont sous-tendus par la demande sociale et donc définis de manière extérieure au milieu, les chercheurs ayant l’illusion d’être les maîtres des questions
qu’ils posent.
Pour Jean-Clément Martin, la recherche de la vérité judiciaire correspond à une incapacité des historiens à convaincre la communauté des
citoyens, c’est-à-dire à imposer une vérité qui bâtisse du lien social. La
demande sociale se tourne alors vers la justice, dans l’attente d’une vérité judiciaire. La justice tranche et impose la vérité, à la différence des historiens,
parce que le juge est qualifié socialement pour la dire, alors que l’historien n’a
aucune qualification sociale. D’autre part, si on sait ce qu’est un juge, on ne
sait pas ce qu’est un historien. Robert Faurisson est-il un historien ? Il traite de
l’histoire, dit la justice. Selon les tribunaux, l’historien ne se définit pas en tant
que tel, mais par le travail qu’il effectue, par le champ qu’il investit.
Le rôle des victimes
Les attentes des victimes sont fondamentales et elles ont fait l’objet d’un
certain nombre d’études. Que cherchent-elles sur le terrain judiciaire ? Denis
Salas fait remarquer que le droit « donne un langage à la mémoire » (d’où
l’importance attachée à l’emploi précis du terme génocide) et que la justice
fournit aux victimes un champ d’investigation et des possibilités de réparation
qui empruntent en premier lieu la forme de la peine, mais aussi d’autres formes, comme la possibilité de témoignages ou la présentation des photos des
victimes. Tous éléments qui contribuent la proclamation sociale de leurs souffrances et confèrent aux victimes, par la reconnaissance de ce qu’elles ont
vécu, un statut social.
Michel Zaoui constate que les victimes qui sont venues réveiller la
mémoire en sollicitant réparation sur le terrain judiciaire sont les victimes
oubliées par les procès qui eurent lieu à la Libération : les victimes juives. En
effet, ces procès furent ceux de la collaboration et de l’intelligence avec
l’ennemi et les victimes en furent uniquement les résistants. Concrètement, le
cheminement des victimes, qui commence par un dépôt de plainte et la constitution de partie civile, s’avère difficile, très long et très douloureux 13. L’analyse sous cet angle des trois grands procès évoqués (Barbie, Touvier, Papon)
révèle que, de l’un à l’autre, il est de plus en plus difficile d’aboutir à un procès, pour des raisons qui tiennent à la relation de la société tout entière avec
son passé. Le procès Barbie a été assez bien perçu, parce que Barbie était allemand, donc était le nazi, le « boche », l’occupant. Le procès Touvier fut plus
307
Études et documents
difficile à mettre en œuvre, car Touvier était français, toutefois il était milicien.
Dans le procès Papon, toute la société de l’époque ayant été mise en cause
par l’évocation des complicités françaises, aboutir au procès fut particulièrement difficile. Les Français devaient admettre qu’un grand commis de l’État, à
la carrière prestigieuse, se retrouve devant une cour d’assises et soit condamné
pour crime contre l’humanité, crime dont il leur semblait que seuls les nazis
aient à répondre.
Lorsque la justice se met en marche, la recherche de vérité des victimes,
leur action groupée et tenace créent des remous dans la société et les citoyens
se trouvent confrontés à un devoir de fidélité envers elles comme le fait remarquer Jean-Clément Martin. Il souligne à ce propos que les enjeux de la justice
et de l’histoire sont les mêmes par le tort que porte à la communauté tout
entière le mensonge historique. Mais elle suscite aussi la couverture médiatique des procès. Le rôle des médias dans la constitution de l’opinion publique
n’est plus à démontrer et les dangers de la montée en puissance du pouvoir
médiatique au niveau de l’instruction (au mépris de toutes les règles du secret
et de la présomption d’innocence) sont connus. Bertrand Poirot-Delpech 14
constate à propos des trois procès successifs une évolution inquiétante dans la
manière dont les médias se sont comportés après les audiences. Ainsi fait-il
remarquer que le procès Barbie a donné lieu à des comptes rendus judiciaires
traditionnels, que lors du procès Touvier « l’impudence médiatique » a augmenté, pour atteindre des sommets avec le procès Papon. Par la campagne
qu’ils ont menée pour l’interruption du procès, certains journaux se sont
octroyé le droit d’intervenir dans son déroulement et l’on a pu constater que
l’audience était refaite chaque soir sur le perron du palais de justice de Bordeaux. Enfin, la trivialité a marqué ce dernier procès à travers la « marionnétisation » qui caractérise aujourd’hui toutes les sphères de l’activité publique.
Papon ayant fini par avoir sa marionnette sur Canal Plus, l’audience était
rejouée sur les écrans. L’évolution qui aboutit a l’immixtion médiatique dans
les procès est inquiétante, conclut-il, pour la sérénité qui doit présider à l’activité judiciaire.
Des idées émises par les différents orateurs, on est tenté de déduire que
les victimes ne parviennent pas à amener les affaires à l’audience, phase décisive parce que publique du processus judiciaire, tant que la société n’est pas
favorable à l’accueil de leur demande. Il semble, si l’on rapproche les propos,
qu’elle le devienne, à la fois grâce aux écrits des historiens et, en même temps,
à cause de leurs insuffisances argumentatives au regard de la forme prise à ce
moment par les attentes. La tenue du procès Papon, « sorte d’accouchement
aux forceps » selon l’expression employée par Michel Zaoui, invite à s’interroger sur les réticences de la justice envers ce type de procès.
Les réticences de la justice
Dans toutes ces affaires, on constate tout d’abord que le ministère
public n’a jamais pris d’initiative au plan des poursuites et, qu’ensuite, lorsque
les plaintes avec constitutions de partie civile ont porté le passé des accusés
sur le terrain judiciaire, elles ont rencontré une résistance diffuse de l’institution, en Allemagne comme en France.
308
Annie Deperchin
15
Pour Ingo Müller , qui évoque l’expérience allemande, lorsque
l’influence des forces d’occupation disparaît, l’élite de l’Allemagne de l’Ouest
manifeste la plus mauvaise volonté pour inculper les responsables du IIIe
Reich. Elle est soutenue en cela par la résistance du peuple allemand, peu
impressionné par le procès de Nuremberg et les douze grands procès de criminels qui l’ont suivi. Dans ces conditions, la justice a manifesté depuis lors
fort peu de zèle dans la répression des crimes nazis et la dénazification de
l’Allemagne a été un échec. Il relève en premier lieu que les accusés par
contumace n’ont jamais été inquiétés ni par la police, ni par la justice lorsqu’ils
ont réapparu ici ou là. En second lieu, toutes les ressources du droit ont été
utilisées pour créer les conditions d’une impunité des crimes : l’interdiction de
l’extradition des Allemands vers d’autres États 16, la déqualification des crimes
pour éviter de retenir l’assassinat (qui aurait obligé à des poursuites selon les
accords additionnels signés avec la France en 1975), l’interdiction pour les juridictions de se référer à la jurisprudence de Nuremberg qui accompagne une
application stricte du principe de non-rétroactivité de la loi pénale, l’utilisation
de la complicité (moins punie en Allemagne que l’acte principal) après que les
auteurs principaux aient été limitativement désignés en la personne de Hitler,
Heidrich et Gœbbels. Des excuses ont été trouvées (la rage antisémite, la responsabilité de ceux qui ont éduqué les criminels, voire la charité humaine
pour l’exécution des handicapés) afin d’atténuer la responsabilité des accusés.
Ne traitant d’ailleurs que les plaintes émanant de victimes allemandes, les procureurs se sont employés surtout à poursuivre les « pantins de la terreur
nazie », dans des affaires vite réglées et ils ont laissé courir les grands criminels.
Enfin, Ingo Müller précise que les condamnations prononcées ont abouti à
une libération rapide des condamnés. L’effondrement de la RDA, État où en
dépit des apparences la répression n’avait en son temps pas été plus sévère,
n’a rien changé après la chute du mur de Berlin et la réunification. Au total, il
constate l’incapacité générale de la justice allemande d’après-guerre, le « sabotage des procès par des contournements de la loi et des constructions juridiques bizarres » qui ont finalement produit les effets d’une amnistie générale.
L’intervention de Hans Böttcher 17 tente d’expliquer l’attitude de la justice allemande par le positivisme qui sous le National-socialisme faisait primer
sur le plan des principes la « sécurité du droit », représentée par la loi (un ordre
est un ordre, une loi est une loi), sur la justice. Si l’on suit Hans Böttcher dans
son explication, les magistrats allemands n’auraient pas disposé après la
guerre des outils culturels qui leur auraient permis de réprimer les crimes commis par les nazis et qui résultaient pour les exécutants d’une obéissance à la
loi. Il existait pourtant, nous dit-il, un juriste, Gustav Ratbuch, qui avait élaboré
une théorie qui aurait pu servir de base aux juridictions d’après-guerre. Ce
député au Reichstag, qui fut deux fois ministre de la République de Weimar,
fut chassé en 1933. De retour en Allemagne après la guerre, il réfléchit au conflit entre la justice et la « sécurité du droit ». La prépondérance doit être celle,
estime-t-il, du droit positif, sauf si la contradiction entre elles est tellement
insupportable que la loi qui est injuste doive céder à la justice, car l’injustice
légale n’a pas de sens. On ne s’est pas servi après la guerre pour les nazis du
« principe de Ratbuch », mais on l’a utilisé dans les procès des crimes de prévarication et de dénonciation qui avaient été commis dans l’ex-RDA 18.
309
Études et documents
En France aussi, l’institution judiciaire a été réticente. Comme l’a relevé
Denis Salas dans son exposé introductif, en évoquant le procès Touvier de
1992, l’accent a été mis sur la complicité des crimes contre l’humanité, tandis
qu’au même moment la recherche historique évoluait vers la mise en évidence
d’une responsabilité spécifique du gouvernement de Vichy.
C’est dans la définition même du crime contre l’humanité, donnée de
manière restrictive en 1985 par la chambre criminelle de la Cour de cassation,
que se manifeste au plus haut niveau, la réticence de l’institution 19. Pourquoi,
s’interroge Jean-Paul Jean 20, dans une conception jugée rétrograde par la doctrine du droit international, a-t-elle eu recours au concept d’un « État pratiquant
l’hégémonie idéologique », qui ne permet de retenir comme crime contre
l’humanité que les actes inscrits dans les entreprises collectives de destruction
et d’avilissement de l’homme ? Pourquoi a-t-elle introduit des conditions
d’appréciation aussi complexes du contexte des actes commis ? Certains pénalistes ont avancé que la Cour de cassation a voulu que ce crime ne pèse que
sur des Allemands, le limiter aux Français collaborateurs, éviter surtout le jugement de Français pour des actes isolés, ainsi que l’émergence d’un possible
contentieux à propos de la décolonisation. Pour Jean-Paul Jean, les magistrats
de la Cour relèveraient majoritairement d’une culture « souverainiste » par
opposition à la culture internationaliste, à laquelle appartiennent cependant
certains d’entre eux (comme Pierre Truche). Mais l’attitude de la justice française s’explique surtout par le « fait générationnel ». Les chiffres attestent, à travers le parcours en classe d’âge des magistrats de la chambre criminelle entre
1985 et 1993, que les plus âgés sont nés au début des années vingt et les plus
jeunes dans les années trente. Ils ont donc connu la période de l’Occupation
et sont devenus magistrats après la guerre. Il relève aussi que nombre d’entre
eux ont exercé dans les colonies ou en Algérie. Les magistrats, qui ont défini
restrictivement le crime contre l’humanité, présentent donc les caractères
d’une génération de Français qui a du mal à ouvrir les plaies du passé, car celles-ci font partie de leur histoire personnelle, qu’il s’agisse de l’Occupation ou
de la guerre d’Algérie. Enfin, comment faire un procès à un fonctionnaire sans
poser la question de l’attitude de la magistrature pendant la même période, en
sachant l’importance des lignées de magistrats (la « magistrature d’héritiers »
selon l’expression de Jean-Luc Bodiguel) et sans entrer par conséquent dans
leur histoire familiale ? Par contre, fait-il remarquer, l’interrogation sur la vérité,
que sous-tend le procès Papon, est celle portée sur les choix des pères et
grands-pères par la génération d’après-guerre qui n’a pas été confrontée aux
événements, qu’il s’agisse des magistrats ou des jurés.
L’analyse de Jean-Paul Jean trouve à se vérifier dans la remarque de
Robert Badinter à propos de l’attitude des présidents de la République. Aucun
de ceux qui se sont succédé à partir de la Libération n’a envisagé l’idée d’une
responsabilité française jusqu’à Jacques Chirac, qui la reconnaît, et dont
l’ancien garde des Sceaux fait remarquer qu’il n’appartient pas à la même
génération 21. Ingo Müller, pour l’Allemagne, évoquant le livre de Goldhagen
Les bourreaux d’Hitler dans lequel tous les Allemands sont coupables des crimes commis par les nazis, relève aussi que l’auteur appartient à une autre
génération. Elle trouve aussi à se vérifier dans l’analyse de Hans Böttcher
pour qui l’utilisation du principe de Ratbuch dans les procès de l’ex-RDA
310
Annie Deperchin
correspond à l’avènement d’une nouvelle génération de juristes. Nés entre
1935 et 1950, ils n’avaient pas été des juges ex-nazis comme ceux qui étaient
en poste dans les années soixante et leur approche du droit et de la justice
était différente.
Les conséquences du réveil tardif
de la mémoire
Le décalage entre les faits et les procès
Le décalage entre les faits et leur traitement judiciaire soulève un certain
nombre de problèmes dont l’examen s’impose en raison de l’influence des
réponses sur le déroulement des procès et sur la valeur qui s’attachera aux
décisions rendues 22. « Peut-on juger si longtemps après les faits ? » est le premier aspect sous lequel peut être abordée la question du décalage. Derrière le
verbe « pouvoir », la question posée invite à examiner l’imprescriptibilité
attachée aux crimes contre l’humanité, car elle ouvre la voie (pendant toute la
vie des criminels) à procès tardifs. Elle conduit ensuite à envisager les effets du
temps sur la rationalité d’une activité judiciaire décalée. Comment affronter
l’anachronisme ?
L’imprescriptibilité
Robert Badinter exprime l’idée que la prescription, qui empêche les
procès, s’inscrit au cœur même de la problématique du crime contre l’humanité et il met en relation la nécessité du temps, qui doit passer après les événements pour que la justice puisse être rendue, et l’imprescriptibilité. Rendre les
crimes imprescriptibles signifie que la justice est en attente pour intervenir
après le temps du sommeil de la mémoire.
Michel Zaoui précise concrètement la signification de l’évolution juridique et judiciaire de la France en ce qui concerne l’imprescriptibilité. Le rôle
moteur des victimes juives dans les trois procès (Barbie, Touvier, Papon)
s’explique parce qu’elles ont voulu être reconnues comme telles. Mais, il rappelle que l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité a été votée par le
Parlement, en 1964, non pour poursuivre les auteurs des crimes contre les
populations juives, mais pour éviter que les criminels allemands ne bénéficient
de la prescription. Cette imprescriptibilité n’a donc aucun lien avec les procès
ultérieurs, car à ce moment on ne pense pas aux victimes juives qui seront à
leur origine. Il déplore d’ailleurs que l’imprescriptibilité n’ait pas été étendue
aux crimes de guerre en raison du brouillage qu’elle a opéré entre les victimes.
Ainsi, la décision de la Chambre criminelle de la Cour de cassation du
20 décembre 1985 décide que les résistants, s’ils ont subi des « actes inhumains 23 », peuvent être considérés comme des victimes de crimes contre
l’humanité. Ils avaient été jusque-là, en tant que combattants, des victimes de
crimes de guerre et à ce dernier titre, leur action aurait été prescrite dans le
procès Barbie qui allait se dérouler un peu plus d’un an plus tard. Par conséquent, ils n’auraient pas pu s’y constituer partie civile. Mais, en contrepartie de
311
Études et documents
cette ouverture permise par l’arrêt, le risque est apparu que le crime contre
l’humanité soit considéré comme un crime de guerre plus grave que les autres
alors que, d’une part, il ne s’apprécie pas dans le seul contexte de guerre et
que, d’autre part, « crime contre-nature », il traduit un « saut qualitatif » dans la
violence.
Abordant la question de l’imprescribilité sous un autre aspect, Marc
Robert 24 montre comment la référence à l’imprescriptibilité a permis d’éviter
un questionnement embarrassant sur la nécessité du procès de Bordeaux.
Devait-il avoir lieu ? Pouvait-il avoir lieu ? Il était légal et légitime, cela suffisait
pour qu’il se tienne jusqu’au bout. Cette « réponse légale » a dispensé l’institution judiciaire des hésitations qu’aurait pu engendrer une réflexion sur l’opportunité du procès.
Pour Henry Rousso, l’imprescriptibilité est une question morale, qui
dépasse le cadre judiciaire strict car elle pose la question fondamentale du statut qu’occupe le passé dans une société et cette remarque est à mettre en relation avec l’opinion, qu’il ne cesse de défendre depuis des années, d’une
focalisation de la demande sociale de vérité sur Vichy dont il a analysé les différents aspects et manifestations dans ses ouvrages 25.
Effectivement, par le fait de l’imprescriptibilité, fait remarquer Robert
Badinter, le crime ré-émerge du temps, idée que Marc Robert rend sensible en
confiant qu’il avait l’impression, en écoutant les victimes témoigner au cours
du procès Papon, que les crimes avaient eu lieu la veille.
Il apparaît nettement que le fait de se placer à distance historique pose
en soi un problème immense aux juristes. Revenir sur un passé aussi lointain
confère aux procès une dimension extraordinaire tenant à la difficulté de la
recherche des preuves et au contexte de passions et de résistances au passé. Il
fallait faire effort pour les rendre ordinaires. Robert Badinter expose que ce fut
l’un des défis les plus lourds que la justice française ait eu à relever. Il fallait
juger un individu pour des crimes spécifiques en traitant l’affaire selon la grille
connue appliquée à n’importe quelle affaire judiciaire. Il se rappelle avoir
signalé aux procureurs généraux, alors qu’il était garde des Sceaux, qu’il n’y a
pas d’affaires extraordinaires.
Les effets du temps sur la rationalité judiciaire
Ils sont envisagés sous l’angle de l’anachronisme, que Jean Clément
Martin ne craint pas parce que pour lui, il est inhérent à la discipline historique, mais qui, pour Jean-Noël Jeanneney 26, présente un certain nombre de
dangers. Si l’on accepte l’idée d’un absolu du vrai et du juste, qu’il convient de
distinguer des difficultés d’accès au vrai et au juste, les critères d’appréciation
des comportements ne varient pas pour un certain nombre de valeurs intangibles d’une époque à l’autre, et la question de l’évolution du « socle des principes moraux » ne se pose pas. En revanche, les criminels ont pu évoluer avec le
temps. Est-il juste de juger à l’âge de 87 ans, le Papon de 32 ans ? Peut-on faire
l’économie de ce que les personnes ont accompli par la suite ? Enfin, il est difficile d’écarter le finalisme (avec le temps, on connaît la « fin » de l’histoire) et
de retrouver la multitude des possibles ouverts à un moment donné du passé.
312
Annie Deperchin
Il en tire la conclusion que l’on a besoin d’histoire dans le prétoire pour être
lucide sur la « force des éventualités disparues ». Un autre risque apparaît alors
qui est celui de relativiser à l’extrême, car si la part du hasard est considérable,
la liberté existe, même si on doit faire effort pour préciser cette liberté. La
question de l’imprescriptibilité est finalement à lire comme une façon de
prendre parti sur les trois questions soulevées. La prescription est voisine, souligne-t-il, de l’amnistie.
La rencontre judiciaire de l’histoire
et du juge
La rencontre entre la justice et l’historien s’effectue dans le prétoire,
mais elle présente la caractéristique de se situer aux confins des disciplines,
souligne Denis Salas dans son exposé introductif. De là résultent peut-être les
difficultés évoquées et certainement les réflexions sur les conditions de la
coexistence d’une vérité judiciaire et d’une vérité historique.
La nécessaire rencontre
Les juges en quête de vérité historique
Il s’agit des cas dans lesquels le juge fait appel à l’historien, qu’il cite
comme témoin afin qu’il vienne, à la barre, préciser le contexte d’une époque,
en l’occurrence Vichy. Ce faisant, Henry Rousso considère que l’historien n’est
qu’un « pourvoyeur de contexte » 27.
La question se pose tout d’abord de déterminer si le juge a besoin ou
non de l’historien et si l’on répond par l’affirmative d’envisager s’il peut ou non
refuser de témoigner.
Les opinions sont partagées sur la nécessité du recours aux historiens.
L’idée principalement mise en avant par la presque totalité des intervenants, et
par les questions des magistrats présents dans la salle, est qu’il est nécessaire
de remédier à l’ignorance des magistrats et des jurés en raison du décalage de
temps entre les faits et le procès qui donne à celui-ci une dimension historique, qu’il faut pouvoir apprécier pour trancher sur des responsabilités concrètes 28. « Nous avons besoin de vous, l’historien est pour nous un
professionnel » adresse un magistrat aux intervenants. Henry Rousso ne croit
pourtant pas que l’ignorance explique le recours aux historiens. Rien de nouveau n’a été dit à l’audience, les historiens présents étaient tous dans la lignée
de Paxton 29. Selon lui, c’est à la fonction symbolique de l’historien que la justice a eu recours plutôt qu’à ses connaissances.
30
Pour Marc Olivier Baruch et Marc Robert, l’histoire était là, indépendamment de la présence des historiens. Cela explique que si la nécessaire présence de l’historien au procès se discute, le besoin de connaissances
historiques fait unanimité. Comment y répondre ? Les juges doivent en cas de
313
Études et documents
besoin se documenter eux-mêmes (première opinion), il faut former les juges
à l’histoire (en faire aussi des historiens ? deuxième opinion).
Dans le prolongement de la question précédente s’inscrit celle de savoir
si l’historien peut refuser de témoigner. Henry Rousso, dont le refus de témoigner au procès Papon a créé une controverse, a exposé à nouveau les raisons
(car il semble que, mal comprises, elles aient du mal à convaincre) qui avaient
justifié sa décision. Destinataire d’une citation à comparaître, l’historien ne
peut d’ailleurs échapper à ce qui est devenu un devoir citoyen que s’il obtient
la renonciation à être cité. En l’occurrence, ce fut le cas. Il apparaît donc clairement que la justice peut contraindre avec les moyens légaux qui sont à sa disposition les historiens à venir à la barre.
Les historiens en quête de vérité judiciaire
Les situations dans lesquelles les historiens font appel au juge n’ont pas
constitué dans ce colloque le pendant aux cas dans lesquels la justice fait
appel aux historiens. Toutefois, Jean-Clément Martin et les magistrats présents
ont évoqué les procès nés de positions négationnistes adoptées dans des articles et ouvrages, en particulier ceux qui ont concerné Robert Faurisson. Le
premier constate que les historiens ne peuvent se passer de normes de vérité
intangibles et assurées. Dans ces affaires, font remarquer les magistrats, la justice doit départager le vrai du faux sur le terrain historique, à travers l’appréciation de la responsabilité de « l’historien » accusé. La fréquence des
interventions des magistrats parisiens de la chambre de la presse pour demander la collaboration des historiens montre que la tâche de trancher dans ces
procès leur pose problème. Il s’agit pour eux d’apprécier la responsabilité de l’historien dans le « jeu intellectuel » qui est le sien, confronté à l’ignorance sociale, et
qu’ils estiment tenu au respect d’un devoir élémentaire de prudence 31.
Les modalités de la rencontre
Le statut de l’historien au procès
Deux historiens, Marc Olivier Baruch et Henry Rousso, qui avaient été
cités comme témoins au procès Papon, étaient présents au colloque. Le premier ayant accepté de témoigner, le second, nous venons de le rappeler, ayant
refusé de le faire. Il n’est pas étonnant par conséquent de constater que leurs
positions soient divergentes sur la portée de l’étiquette sous laquelle l’historien
intervient dans le procès : témoin ? expert ? Comment se conçoit la présence
de l’historien aux procès pour lesquels on requiert sa science ?
Au regard de la procédure, l’historien est un témoin. Sa présence
découle d’une convocation de la justice sous la forme d’une citation à comparaître, comme l’a fait remarquer Henry Rousso. Nul doute que ce statut
n’embarrasse les historiens, qui s’en satisfont plus ou moins, voire pas du tout.
Marc Olivier Baruch s’en est accommodé, « on est témoin faute de mieux »
dit-il, mais il ajoute cependant que l’historien n’est pas un « témoin standard ».
L’intervention d’Henry Rousso, marquée par son refus de témoigner, sur
314
Annie Deperchin
lequel il sent, à travers les réactions, qu’il doit encore revenir, précise que son
interrogation personnelle continue et que la position qu’il a adoptée à l’occasion du procès Papon pourrait être différente 32. Sans doute, comprend-on, au
terme d’une réflexion plus approfondie associant historiens et juristes sur la
manière dont il conviendrait d’envisager leur collaboration judiciaire.
Car, au regard de la nature de son intervention, à quel titre parle l’historien ? Le terme d’expert qui a été employé ne convient pas plus à Henry
Rousso que la position de témoin 33. Le spécialiste de la balistique et le psychiatre, parce qu’ils répondent de manière technique à une question posée sur
la trajectoire d’une balle, ou sur ce qui a pu être constaté par un examen de
l’accusé lui-même, répondent à la définition de l’expert. Mais l’historien n’est
pas un expert en histoire. Henry Rousso suggère qu’une réflexion soit menée
sur l’expertise historique, tandis que Jean-Paul Jean se demande comment
choisir les experts dans les écoles historiques 34.
L’intervention de l’historien est-elle efficace ? Pour Henry Rousso, elle
est douteuse compte tenu des conditions dans lesquelles elle se produit : à
l’audience, non à l’instruction, et il mentionne que l’historien n’a pas accès au
dossier. C’est pourtant au stade de l’instruction, sur la lecture des documents
que son action pourrait être efficace.
L’historien confronté aux exigences judiciaires
Le respect des règles de droit qui encadrent le procès pour le rendre
équitable pose en filigrane le délicat sujet de la liberté de l’historien. Il renvoie
à deux questions : est-il instrumentalisé par la justice ? Est-il prisonnier de la
procédure ?
Marc Olivier Baruch déclare qu’il s’est instrumentalisé lui-même, et qu’il
ne l’a pas été par d’autres, en acceptant de témoigner au procès Papon. Il n’a
pas perçu son intervention dans le sens d’une leçon à donner au juge, mais
comme un moyen de faire comprendre les légitimités à l’œuvre dans la
mesure où le questionnement judiciaire reposait sur la nécessité d’articuler la
responsabilité collective et la responsabilité individuelle. Aucun historien présent au procès n’était un biographe de Maurice Papon. Il ne s’agissait donc pas
pour eux de témoigner sur sa responsabilité individuelle mais sur des questions techniques. Dans son cas personnel, Marc Olivier Baruch devait aider à
distinguer délégation de pouvoir et délégation de signature, question d’importance pour apprécier la répartition des responsabilités dans l’appareil d’État. Il
relève à ce propos qu’il a été frappé par le décalage entre juridictions judiciaires et juridictions administratives. Les premières perçoivent mal le droit administratif. Dans l’expression « secrétaire général », l’attention s’est focalisée sur le
terme « secrétaire », qui suggère la subordination, alors que le terme « général »
donne la dimension des pouvoirs effectifs du titulaire de la fonction.
L’historien en témoignant dans ces procès s’est trouvé associé au questionnement judiciaire qui est finalisé par la nécessité de trancher sur la culpabilité d’un individu, de décider de son sort. Il relève donc du champ de
l’action publique. Or, souligne Henry Rousso, il n’est pas celui de l’historien,
observateur opérant dans le champ de la recherche. Celui-ci se trouve enserré
315
Études et documents
dans le dispositif judiciaire qui le prive du rapport du collectif au particulier.
Un contexte n’existe pas en soi pour un historien, il n’existe qu’en fonction de
la question posée, que lui-même pose, et s’obtient à partir de la généralisation
à partir de l’étude des cas particuliers.
Enfin, le contradictoire de l’audience provoque un débat entre les thèses de l’accusation et de la défense, alimenté par ce que disent les témoins de
l’une et de l’autre. Marc Robert fait remarquer qu’à l’arrière-plan de leur intervention ce sont deux visions de l’histoire qui se confrontent. Mais encore
faut-il que l’accusé participe aux débats, non pour la garantie judiciaire, précise-t-il, mais pour que l’histoire soit vraiment présente au procès et n’y soit
pas seulement un objet. Dans le procès Papon, la pugnacité de l’accusé, sa
hauteur de participation, alors qu’il peut exister des accusés absents, des « taisants », a permis que le contradictoire de l’audience soit porteur d’avantages
pour l’histoire. Mais ce principe aussi embarrasse les historiens qui ne sont pas
habitués aux questions croisées de l’accusation et de la défense. Les magistrats
font remarquer les dangers pour la vérité (mais de laquelle s’agit-il ici ?) du
contradictoire qui repose sur des argumentations auxquelles le juge se trouve
soumis. Idée partagée par Bertrand Poirot-Delpech, qui se présente en « usager de l’histoire et de la justice », pour dire que la présence de l’historien à la
barre, dans le contexte du contradictoire, est dangereuse, dans la mesure où,
en justice, on peut toujours opposer la parole de la personne dans le box à
celle du témoin. La logique d’une parole contre une parole amène à mettre sur
le même plan celle de Touvier et celles de Paxton ou d’Azema. D’autant plus
que l’accusé paraît seul et que le public a tendance à donner raison à celui qui
est seul. Le travail collectif des historiens peut être balayé par la parole unique
de l’accusé qui, pour se défendre, met l’histoire en accusation et, en péril, la
parole d’une communauté qui travaille de bonne foi. Ainsi la porte s’est
ouverte pour laisser entrer le négationnisme.
Tel est peut-être le danger social, mais on ne saurait faire abstraction du
fait que les juges savent bien que l’argument en justice, construction destinée à
convaincre, peut être enrobé de mauvaise foi. Ainsi un magistrat expose qu’il
ressent, dans le cadre de ses fonctions 35, la nécessité pour cette raison de
l’intervention des historiens car elle permet de faire face à l’argumentation
négationniste, généralement bien menée, mais dont il perçoit qu’elle est de
mauvaise foi.
Justice et histoire : utile rencontre ?
C’est poser la question de l’apport de cette rencontre à l’établissement
de la vérité historique et celle de la portée de la vérité judiciaire pour l’histoire.
Les magistrats présents dans la salle s’expriment sur ce sujet à travers les
questions qu’ils posent. La vérité historique vraiment importante n’est-elle pas,
davantage que celle des faits soumis au juge et sur lesquels il se prononce,
celle de l’après-événement ? En ce sens, les procès renseignent peut-être plus
sur l’histoire juive depuis la guerre que pendant la guerre. Quelle portée pour
l’histoire peuvent avoir les décisions des cours d’assises alors qu’elles ne sont
316
Annie Deperchin
pas motivées ? Enfin que signifie le concept de vérité dans la mesure où l’histoire n’a cessé de revisiter les vérités judiciaires, depuis l’origine des temps et
où la vérité historique n’apparaît pas irréversible ? Peut-on vraiment opposer,
avec Paul Ricœur, l’histoire susceptible d’être réécrite à l’arrêt, acte définitif du
juge qui tranche ? Outre Jean-Paul Jean qui fait remarquer que les décisions
judiciaires sont susceptibles, elles aussi, de procédures de révision, Denis Salas
estime qu’il faut distinguer un jugement précis, de la jurisprudence qui permet
une évolution de l’écriture de l’histoire. Il mentionne à l’appui de cette idée
l’évolution de la Cour de cassation en matière de crime contre l’humanité,
crime tantôt susceptible d’une définition large qui s’applique aux Juifs et aux
résistants, tantôt étroite lorsqu’elle s’applique uniquement aux crimes commis
par les puissances de l’Axe.
Henry Rousso se déclare sceptique sur l’apport des procès à la connaissance et donc à la vérité historique. Il compare la manière dont la rencontre
s’est effectuée en Allemagne et en France après la Seconde Guerre mondiale.
En Allemagne, la recherche historique sur le nazisme s’est effectuée en relation
directe avec les procès. Les juristes se sont fait historiens et ont écrit des ouvrages directement liés aux procédures judiciaires qui ont, en ouvrant l’accès aux
documents des dossiers, fait progresser la connaissance historique. En France,
la situation est totalement différente. Les procès se sont déroulés alors qu’une
historiographie s’était antérieurement constituée et que des interprétations
avaient déjà été élaborées. La présence des historiens aux procès se justifiait
par le temps écoulé et non à cause d’une méconnaissance des faits.
Indépendamment de l’aide attendue et apportée à la connaissance du
contexte général d’une époque comme celle de Vichy, pour juger un individu
en particulier, l’intervention des historiens a-t-elle enrichi les procès d’une
dimension pédagogique ? Y a-t-il comme le demande Jean-Paul Jean, en introduction à la table ronde de la matinée, une leçon commune, pour les historiens et les juristes, à tirer des procès ?
Danger des procès pédagogiques pour Bertrand Poirot-Delpech ! Ils ne
sont pas loin des procès pour l’exemple et des procès staliniens, mais ils ont
été utiles parce que sur le terrain judiciaire, on est dans le « sublime de la
preuve ». Les procès ont démontré la volonté d’éradication du IIIe Reich dans
le procès Barbie au moment où, à Lyon, on en contestait déjà la réalité, ou
rendu compte du fonctionnement du régime de Vichy à travers la manière
dont un fonctionnaire zélé peut, en n’allant pas chercher trop loin, accepter de
travailler avec le Commissariat aux questions juives, dans le procès Papon.
Dans ce procès, nous dit Marc Robert, « l’histoire et la justice se sont donné la
main sans le savoir ». L’histoire a permis un procès qui n’aurait pas pu se
dérouler il y a cinquante ans et la justice a détruit l’image d’une déportation,
d’un génocide accompli par une « poignée d’illuminés » en montrant que beaucoup y avaient participé.
Michel Zaoui et Robert Badinter, prenant tous deux l’exemple des
enfants d’Izieu, se rejoignent pour affirmer l’apport de la justice à la connaissance des faits par le grand public. Quelle que soit, précise l’ancien garde des
Sceaux, l’excellence du travail des historiens, sans les procès qui ont eu lieu,
les Français aujourd’hui ne connaîtraient pas l’histoire de ces enfants et ignore-
317
Études et documents
raient les mécanismes mis en place pour réaliser le génocide. Les procès ont
donc joué un rôle pédagogique pour les générations qui n’ont pas été contemporaines des événements. Ingo Müller, tout en ayant démontré l’échec de la
justice dans la dénazification en Allemagne qu’il qualifie de « monstrueux »,
conclut en affirmant que ces procès en valaient la peine par les dossiers qu’ils
ont permis de constituer.
Quant à la portée de la vérité judiciaire, Henry Rousso signale que rien
ne compte aussi peu pour les historiens que l’autorité de la chose jugée.
Conclusion
L’analyse des interventions met en évidence, au sein des sociétés traumatisées par la guerre, un cheminement dans le temps qui va de l’amnésie à
l’oubli. Il ne semble pas possible d’éviter, dans le court terme qui suit les événements, l’amnésie judiciaire que traduit le traitement partiel, voire inexistant,
des crimes commis. Elle correspondrait, en laissant le passé « de côté », à le
mettre en sommeil, le temps que se cicatrise l’aigu de la souffrance des victimes, qui empêche son expression spontanée immédiate, et que mûrisse la
réflexion historienne. Il ne semble pas davantage possible d’échapper au
réveil de la mémoire, et d’autant moins que l’imprescriptibilité des crimes
contre l’humanité le favorise. En raison du décalage dans le temps, l’intervention des historiens dans les procédures judiciaires s’impose. La confrontation
de la vérité historique et des exigences judiciaires vient s’inscrire dans la
logique du cheminement social concernant le passé. La décision judiciaire,
rendue tardivement par rapport aux faits, apparemment laisse des insatisfaits.
L’insatisfaction n’est-elle pas que superficielle dans la mesure où l’essentiel est
qu’une autorité, investie de la mission de dire la vérité, se prononce dans des
conditions qui ne permettent pas de mettre en doute formellement l’honnêteté
des débats ? La satisfaction collective pourrait alors s’apprécier à l’apaisement,
préalable de l’oubli, qui permet de laisser le passé à sa véritable place : derrière le présent.
Précisément, parce que l’expérience montre qu’elle est douloureuse
socialement, et difficile à faire aboutir concrètement, on peut s’interroger sur la
pertinence sociale de l’intervention de la justice, guidée ou non par les historiens. Cette interrogation ouvre à la réflexion un champ de type philosophique, perçu au moment du procès Eichmann par Hannah Arendt à travers la
référence kantienne, souvent mal comprise, que traduit l’expression de « banalité du mal ». Les actes accomplis, dans ce qu’ils ont toujours de définitif, si l’on
suit Paul Ricœur lorsqu’il trace le programme d’une compréhension des actes
qui ne disculperaient pas, incitent à réfléchir sur le traitement judiciaire de
l’inacceptable. Une voie étroite et difficile, précise Denis Salas. Mais n’est-elle
pas concrètement celle qu’illustre le développement des commissions Vérité et
Réconciliation, alors qu’au plan judiciaire la cour pénale internationale,
attendue et espérée depuis la Société des Nations et dont on sait déjà toutes
les limites, peine à sortir des limbes ?
318
Annie Deperchin
Enfin, le débat sur la confrontation entre vérité historique et vérité judiciaire, complémentaires dans les champs respectifs du collectif et de l’individuel, et posées comme des résultats à atteindre, renvoie en amont aux
conditions de leur établissement. Il amorce ainsi inévitablement, et ce n’est pas
le moindre de ses intérêts, une réflexion sur les missions, méthodes et outils,
tant des juges que des historiens.
À cet égard, on peut constater que le questionnement direct permis par
le colloque s’est plutôt effectué dans le sens des magistrats vers les historiens
et que ceux-ci se sont trouvés en position de répondre, voire dans le cas
d’Henry Rousso de se justifier. Peut-être serait-il intéressant qu’ils puissent se
trouver en position de questionner les juges ?
Ce colloque révèle, chez les juristes comme chez les historiens, le désir
d’aller plus loin en prolongeant la réflexion sur de nombreux points. Des
interventions et des débats, il semble notamment qu’une réflexion à finalité
pratique sur la manière de rechercher la collaboration des historiens dans la
procédure et sur ses modalités, à partir d’une recherche sur ce que sont leur
liberté et leur responsabilité sociale, serait la bienvenue. L’étude de la manière
dont se réalise la confrontation des historiens à la justice dans les procès négationnistes 36 (position dans les procès, nature des demandes et réflexion sur
leurs attentes à l’égard de la justice et sur la manière dont celle-ci peut
répondre) ne permettrait-elle pas de mieux saisir les paradoxes des disciplines
et de répondre mieux tant au besoin des historiens que des magistrats ?
319
Notes
1. Le questionnement n’est pas différent en soi de celui qui a animé les débats du récent procès du
sang contaminé, sans que, dans ce cas-là, il ait été besoin de faire appel à des historiens en raison de la
proximité dans le temps des faits et du procès.
2. Écho dont le dossier documentaire remis aux participants du colloque fournit l’illustration.
3. Le public comptait de nombreux historiens, chercheurs, enseignants, étudiants, quelques avocats
et journalistes, mais le colloque venant s’insérer dans le cadre de la formation continue dispensée par
l’ENM, il était largement composé de magistrats.
4. Titre de la communication : « La Vérité, le Temps, le Juge et l’Historien ». Jean-Clément Martin est
professeur d’histoire à Paris 1 – La Sorbonne.
5. Dans sa conclusion des travaux de la matinée. Robert Badinter est avocat, ancien garde des
Sceaux et ancien président du Conseil constitutionnel.
6. Titre de l’intervention : « Juger et/ou expliquer : arguments pour un débat ». Denis Salas est maître
de conférences à l’École nationale de la magistrature et secrétaire général de l’Association française
pour l’histoire de la justice.
7. Voir cependant plus loin l’importance de l’effet générationnel mis en avant par Jean-Paul Jean.
L’interrogation n’a pas non plus porté sur les facteurs et raisons qui influencent et/ou expliquent cette
amnésie.
8. Sylvie Pantz est premier juge d’instruction à Paris. Elle a dirigé pendant dix-huit mois le
département des Affaires judiciaires de la mission des Nations-Unies au Kosovo.
9. Table ronde : « Les crimes contre l’humanité, le droit et l’histoire ». Pierre Truche est président de
l’Association française pour l’histoire de la justice et ancien premier président de la Cour de cassation.
10. Table Ronde « Les crimes contre l’humanité, le droit et l’histoire ». Docteur en histoire, Raphaëlle
Branche est l’auteur d’une thèse sur la torture pendant la guerre d’Algérie.
11. Table ronde : « Barbie, Touvier, Papon ont-ils été bien jugés ? ». Michel Zaoui est avocat à la cour
d’appel de Paris, il a été l’un des défenseurs des parties civiles au nom des familles de déportés, dans
les procès Barbie, Touvier et Papon.
12. Titre de l’intervention : « Réflexions sur les cas français et allemand ». Henry Rousso est directeur
de l’Institut d’histoire du temps présent.
13. Dans son exposé, Robert Badinter trouve « saisissante » la durée des procédures. Il rappellera que
« l’affaire » Papon est née en 1981 et que le procès se terminera en 1998 en raison de la longueur de
l’enquête préliminaire ayant abouti à l’inculpation. Les faits remontant à l’année 1942, partir à la recherche
des preuves trente-huit ans plus tard et les juger après plus de cinquante ans n’est pas chose facile.
14. Table ronde « Barbie, Touvier, Papon ont-ils été bien jugés ? ». Bertrand Poirot-Delpech, de
l’Académie française, est journaliste au Monde.
15. Titre de l’intervention : « Comment les Allemands ont-ils jugé les crimes du nazisme ? ». Ingo
Müller est professeur à l’École supérieure de police de Hambourg.
16. Que proclame l’article 16 de la Loi fondamentale.
17. Table ronde : « Les crimes contre l’humanité, le droit et l’histoire ». Hans Böttcher est président du
Landgericht de Lübeck.
18. Sous la forme suivante : l’obéissance au droit de la RDA n’est pas un crime et ne peut être
condamnée sauf dans trois cas : si l’accusé a sur-interprété les exigences d’une norme, s’il y a un
décalage entre la peine appliquée et les faits, s’il y a eu grave violation des droits de l’homme par la
procédure.
19. Cette attitude restrictive de la justice s’oppose à celle des parlementaires qui, en 1991, ont défini
différemment et de manière plus extensive le crime contre l’humanité (introduit dans le Code pénal de
1994).
20. Table ronde : « Les crimes contre l’humanité, le droit et l’histoire ». Jean-Paul Jean est substitut
général à la cour d’appel de Paris et directeur de la mission de recherche Droit et Justice.
21. Robert Badinter se place dans l’optique générationnelle qui correspond au temps qui s’écoule
entre la guerre et le retour de celle-ci sur la scène judiciaire à travers les étapes qui le marquent. Il
précise qu’il appartient quant à lui à la génération qui a vécu la période, qu’il sait ce que signifie
Occupation, rafles, arrestations, déportation et le silence d’après-guerre. Présent à Jérusalem pour le
procès Eichmann, il a aussi senti toutes les difficultés de ce type de procès telles qu’Hannah Arendt les
met en avant dans son ouvrage Eichmann à Jérusalem. Enfin, c’est contre Faurisson qu’il a plaidé pour
la dernière fois.
22. La valeur se distingue évidemment de l’autorité qui s’attache aux décisions de justice définitives.
Elle indique dans quelle mesure la décision a répondu aux attentes du corps social, pris en ses
différentes composantes dont la composante historienne.
320
23. Par exemple la torture, la déportation dont les résistants arrêtés avaient souffert.
24. Table ronde : « La vérité, le temps, le juge et l’historien ». Marc Robert est procureur général près la
cour d’appel de Riom. Il représentait le ministère public au procès Papon.
25. Voir en particulier : en collaboration avec Éric Conan : Vichy, un passé qui ne passe pas (1994,
réed. 1996) et La hantise du passé (1998).
26. Titre de l’intervention : « Peut-on juger sans anachronisme » ? Jean-Noël Jeanneney est professeur
à l’Institut d’études politiques de Paris et ancien ministre.
27. Il constate que lors des procès Touvier et Papon, les historiens ne sont venus qu’une fois « pour
camper le tableau ».
28. Sylvie Pantz, invoquant son expérience personnelle au tribunal pénal international de La Haye,
conforte cette idée en prenant l’exemple de la Bosnie et des crimes de Srbrenica. Dans ce contexte, le
décalage entre les faits et le procès est peu important.
29. Marc Olivier Baruch relève aussi que les quatre historiens cités par le ministère public au procès
Papon, même si on peut douter de l’existence d’une communauté des historiens, ne formaient pas un
ensemble hétérogène.
30. Table ronde : « Les crimes contre l’humanité, le droit et l’histoire ». Marc Olivier Baruch est
chercheur au CNRS (Institut d’histoire du temps présent.).
31. Jurisprudence évoquée par Jean-Clément Martin.
32. Le rôle d’expert ne lui convient pas pour des raisons d’éthique, mais on peut objecter que le refus
de témoigner aboutit à ne pas mettre sa discipline à l’épreuve, objection qui l’a fait réfléchir sur sa
position.
33. Le terme de « sachant » lui semble plus intéressant.
34. Cette remarque peut être rapprochée de celle de Jean-Clément Martin sur l’absence d’une
communauté des historiens.
35. En l’occurrence la 17e chambre du tribunal correctionnel de Paris qui connaît des affaires de
presse et donc de la diffamation à propos d’écrits historiques.
36. Sujet qui a été effleuré à plusieurs reprises au cours des débats.
321
322
Résumés
Résumés/
Abstracts
Juger, poursuivre et défendre sous l’Occupation
Denis Salas
L’histoire judiciaire de Vichy se lit à deux niveaux dont l’un fait écho à
l’autre : d’un côté, une législation d’exclusion mise en œuvre par des juridictions d’exception et, de l’autre, la purge dans les professions (magistrature et
barreaux) chargées de l’accomplir.
Une exception ordinaire. Les magistrats et les juridictions
d’exception de Vichy
Alain Bancaud
Le recours aux juridictions d’exception par le régime de Vichy se situe
dans une tradition française de la justice politique initiée par les régimes autoritaires. La magistrature oscille entre la répression de la dissidence considérée
comme une infraction pénale et une indulgence envers certains actes dont elle
respecte le but patriotique. Globalement, la culture judiciaire pratique une
« réserve sans rupture » qui s’efforce de modérer, à partir de la fin de 1943, les
instructions toujours plus fermes qui sont adressées.
La section lyonnaise du tribunal d’État et la section prés la cour
d’appel de Lyon
Catherine Fillon
L’exigence d’exemplarité domine la mise en place simultanée, à partir
de l’été 1941, des deux juridictions d’exception que sont les sections spéciales
prés les cours d’appel puis du tribunal d’État composé de deux sections, l’une
à Paris, l’autre à Lyon. On y retrouve la compétence rétroactive, l’élasticité des
incriminations destinée à viser tout acte « terroriste », une large échelle des peines excluant le sursis et l’absence de défense comme de voies de recours.
323
Études et documents
La section spéciale de Dijon
Jean-Louis Halpérin
Chargées de réprimer les activités communistes, les sections spéciales
devaient rendre des sentences arbitraires et exemplaires. Or, l’examen des
archives de la section spéciale de Dijon de septembre 1941 à août 1944 montre
que son activité pénale n’a rien de terrible (26 % de relaxe, un seul cas de perpétuité) d’autant qu’elle conserve certaines garanties de procédure (présence des
avocats). De fait, les Allemands répriment sommairement les actes de la Résistance ce qui explique la minceur de son contentieux ordinaire (distribution de
tracts). Ces juridictions sont donc un ersatz de souveraineté française et surtout
une réserve d’otages dans la guerre menée par l’occupant contre la Résistance.
La Milice et les cours martiales. La cour martiale de Lyon
Laurent Douzou et Virginie Sansico
Les cours martiales créées par le décret du 20 janvier 1944 sont rarement
étudiées en raison de la destruction des archives. Les auteurs n’ont pu parvenir
à reconstituer l’activité de celle de Lyon qu’en consultant les dossiers de la
cour de justice ayant jugé des miliciens à la Libération et les registres d’écrou
de la prison Saint-Paul. Commandées directement par la Milice de Darnand et
appliquant massivement la peine de mort par fusillade immédiate (45 en sept
mois à Lyon), les cours martiales feront en outre disparaître toute trace des
accusés.
Les tribunaux militaires en Savoie pendant l’occupation italienne
Michel Bussière
À partir de l’armistice de 1940, une partie de la Savoie est placée sous la
tutelle militaire italienne alors que l’administration française garde théoriquement sa souveraineté. Deux traits caractérisent l’attitude de l’occupant italien :
d’une part, sa volonté de protection des Juifs contre les persécutions dont ils
étaient victimes de la part des autorités allemandes et françaises ; d’autre part,
une répression pénale dirigée contre les maquis à partir de 1943 par une justice
militaire italienne appliquant le Code fasciste de procédure pénale militaire.
Le Barreau de Paris pendant la Seconde Guerre mondiale
(1940-1945)
Yves Ozanam
L’étude porte sur les délibérations du Conseil de l’Ordre du barreau de
Paris entre 1941 et 1944. Textes à l’appui, elle montre que l’application sans
324
Résumés
réserve de la politique antisémite et xénophobe du régime de Vichy (plus de
300 exclusions sur un corps d’environ 1 700) est d’autant plus remarquable
qu’elle va de pair avec de vigoureuses protestations quand cette politique
touche de trop près les prérogatives de la profession : radiation d’un avocat,
atteintes aux droits de la défense, mauvaises conditions de détention par
exemple.
L’attitude du barreau de Lyon
Ugo Iannucci
Au sein de ce barreau qui comporte 263 avocats en 1940, le Conseil de
l’Ordre applique sans les contester le statut des Juifs et les lois sur les juridictions d’exception. Même quand la répression politique se durcit, les quelques
« avocats rebelles » arrêtés (le plus souvent communistes) ne suscitent que des
protestations de pure forme. Ce qui domine est la passivité des avocats dans
une ville qualifiée de « capitale de la Résistance » où d’autres corps (l’Église ou
l’armée) ont su poser des actes de protestation publique et symbolique.
Parquet et politique pénale sous le régime de Vichy
Catherine Fillon et Marc Boninchi
Cette étude montre que le parquet sous le régime de Vichy joue un
double rôle. Sous la férule de directives ministérielles, il est d’abord le pivot de
la répression par son rôle d’aiguillage des affaires pénales entre les juridictions
d’exception et les tribunaux de droit commun. En zone occupée, ce rôle
s’apparente à une véritable « interface de la collaboration » avec les autorités
allemandes. En second lieu, le parquet donne sa politique pénale à l’ordre
moral du régime de Vichy : les critères d’opportunité des poursuites, le
nombre des peines carcérales requises et les stratégies d’appel et de surveillance de l’appareil répressif en sont la démonstration.
Quel regard porter sur les magistrats ayant siégé dans
les juridictions d’exception ?
Jean Paul Jean
L’auteur explique par le fait générationnel les appréciations portées par
les magistrats sur le comportement de leurs aînés durant les années noires. À
la Libération, une pratique modérée de l’épuration ne sanctionne pas, par
exemple, la simple participation d’un magistrat aux juridictions d’exception.
Aujourd’hui, le jugement est moins indulgent comme en témoigne le refus de
mettre sur le même plan les magistrats cités à l’ordre de la Nation par Pétain et
les autres. Ce changement s’explique par un corps moins endogène que jadis
et dont la représentativité sociologique est plus large.
325
Études et documents
Judgement, prosecution and defence under the « Occupation »
in France during World War II
Denis Salas
Vichy’s judicial history can be analysed in two different ways. First, the
justice system implements the legislation of exclusion established by the
regime’s national regeneration campaign. Secondly, the justice system is directly involved in a purge of the legal professions (judges and bar members) in
charge of implementing the legislation.
An ordinary exception. Judges and Vichy’s exceptional
jurisdictions
Alain Bancaud
The use of exceptional jurisdictions by the Vichy regime fits into the
French tradition of political justice initiated by authoritarian regimes. The
Bench/magistracy hesitates between repression of resistance considered as a
penal offence and indulgence with regard to certain acts with a patriotic goal.
As a whole, the judicial culture practices « reserve without rupture » which is an
attempt to moderate the progressively stricter instructions received from the
end of 1943 on.
The Lyon state court and the special section of the Lyon court
of appeal
Catherine Fillon
The imperative to set examples led to the simultaneous creation of two
exceptional jurisdictions in the summer of 1941 : the special section of the
court of appeal and the state court composed of two sections, one in Paris and
the other in Lyon. Both courts evince the same characteristics in retroactive
legal competence, flexible incriminations, and a wide range of sentences,
which cannot be suspended, no possibility for defence or appeal. Even if these
courts did not fulfil their creator’s expectations since they pronounced few
death penalty sentences, they exerted heavy repression. In Lyon, an estimated
35 % of prisoners died in concentration camps where they were deported.
The special section of Dijon
Jean-Louis Halpérin
The special sections in charge of the repression of communist activities
were to give exemplary sentences. However, the archives of the special section in Dijon from September 1941 to August 1944 show that sentencing was
326
Résumés
not so severe (26 % acquitting ; only one life sentence). These courts symbolised French sovereignty ; they provided hostages for the occupying forces in
the war against the Resistance.
The militia and martial courts. The Lyon martial court
Laurent Douzou and Virginie Sansico
The Martial courts created by the decree of January 20th 1944 have
rarely been studied due to the destruction of the archives. The authors were
only able to reconstitute the activity of the Lyon court martial with the help of
the court of justice’s files concerning the judgement of members of the militia
at the Liberation and the prisoner register of Saint Paul’s jail. The martial courts
were directly commanded by the Darnand militia and often resorted to immediate death penalty by firing squad (45 in 7 months in Lyon) They also erased
all traces of the accused, leaving their family claims for their last letters
unanswered.
The military courts in Savoy during the Italian occupation
Michel Bussière
A part of Savoy was placed under Italian military supervision after the
1940 armistice even though, in theory, the French administration kept its sovereignty,. The attitude of the Italian occupying forces can be characterised by :
– their will to protect the Jewish community from persecution by the French
and German authorities,
– penal repression of Resistance fighters from 1943 on, by the Italian military
justice using the fascist military penal procedure code.
The Paris bar association during the second world war
(1940-1945)
Yves Ozanam
The study deals with the deliberations of the Paris bar association council from 1941 to 1944. It shows that the systematic application of anti-Semitic
and xenophobe measures compatible with the policy of the Vichy regime
(more than 300 exclusions out of a body of 1700 members) coexists with vigorous protests when this policy interferes with professional prerogatives like
disablement of lawyers, attacks against the rights of the defence, bad conditions in jail.
327
Études et documents
The attitude of the Lyon bar association
Ugo Iannucci
This bar association included 263 lawyers in 1940. The bar association’s
council applied without protest the Jewish statute and the laws related to
exceptional jurisdictions. Even when political repression hardened, and a few
rebel lawyers were arrested, this only gave rise to purely formal protests. The
lawyer’s passivity in a town considered to be the capital of the Resistance contrasts with other institutions like the church or the army which made public or
symbolic protests.
Public prosecutor’s office and penal policy under the Vichy regime
Catherine Fillon et Marc Boninchi
Under the Vichy regime, the public prosecutor’s office played a dual
role. Under the ministerial directives, it had a key role in the orientation of
penal affairs between the exceptional jurisdictions and the common law
courts. Within the occupied area, this role can be likened to a real « collaboration interface » with the German authorities. Moreover, the public prosecutor’s
office implemented the moral and penal order of the Vichy regime as demonstrated by :
• the criteria of prosecution,
• the number of jail sentences requested
• the appeal strategies and supervision of the repressive measures.
What should we think of judges who sat on the bench in these
special courts ?
Jean Paul Jean
The author explains how later generationjudges consider their predecessors’behaviour during the dark years. At the Liberation, only a moderate
purge was implemented which did not, for example, punish a judge’s mere
participation in special courts. Nowadays, public opinion is less lenient as
shown by the refusal to consider judges nominated to the « ordre de la nation »
by Petain on the same level as others. This change can be explained by the
fact that the professional body is no longer a « judicial family » and its sociological representation is wider.
328
Notes de lecture
Notes de lecture
Ingo Müller, Hitler’s Justice The courts of the Third Reich, traduction
de l’allemand par Deborah Lucas Schneider, introduction de Detlev
Vagts, Harvard University Press, 1991, 1re édition Kindler Verlag
GmbH, Munich, 1987, 349 pages.
Ingo Müller, professeur à l’École supérieure de police de Hambourg,
analyse l’attitude des juges et des juristes allemands pendant la dictature nazie
et éclaire les ambiguités de l’Allemagne de l’Ouest après la Seconde Guerre.
Plus qu’un simple exposé des rouages et du fonctionnement des cours de justice – l’Amtsgericht, la Landsgericht, l’Oberlandsgericht, la sinistre Volksgerichtshof, et enfin la Cour suprême, la Reichsgericht –, ce livre passionnant au
titre antinomique incite le lecteur à une réflexion sur les fondements du droit.
Contrairement aux juges anglais, souvent choisis parmi les meilleurs
avocats et ayant donc une expérience du privé, leur formation et leurs choix
de carrière assimilent presque les juges allemands à des fonctionnaires, bien
que leur rôle soit beaucoup plus actif, surtout lors des procès criminels, que
celui des juges anglais et américains ; nommés par les gouverneurs des Länder
pendant la Seconde Guerre mondiale, ils étaient totalement soumis au pouvoir
politique. Malgré le raffinement théorique et le positivisme du droit allemand,
et malgré l’existence de codes qui ont fait l’admiration des juristes anglais et
américains, souvent critiques du pragmatisme de la common law, aucune institution judiciaire ne fut un obstacle au développement de la barbarie dans
l’Allemagne nazie.
Dans ses discours et dans son livre Mein Kampf, Hitler n’a cessé d’affirmer son mépris et sa haine des juristes, qu’il traitait d’idiots, mais le comportement de la plupart d’entre eux ne semble pas avoir exprimé une grande
rancune ; peut-être même ont-ils, d’une certaine façon, justifié les propos du
Führer ? Dès 1933, les associations de juges affirmèrent leur loyauté à la justice
du Reich, sans même qu’ils aient été tentés par la corruption, mais plutôt parce
que le conservatisme des classes supérieures n’était pas si éloigné de l’idéologie nazie. Ingo Müller prend le parti de ne pas vraiment les opposer au
peuple qui, mis à part quelques rares résistants, n’a pas fait davantage contrepoids à la terreur nazie. C’est avec toutes les formes de la légalité que la loi
pour la Protection du Sang allemand et de l’Honneur allemand fut votée à
Nuremberg le 15 septembre 1935, interdisant les mariages entre les Juifs et les
« citoyens de sang allemand ». Cette décision fut cependant contestée par certaines cours, dont la Cour suprême de Berlin.
Pendant la dictature hitlérienne, 50 000 personnes environ furent
condamnées à mort et exécutées dans les heures suivant le jugement par des
cours de justice ordinaires, par des juges formés de façon classique. Les cours
329
Études et documents
martiales condamnèrent à mort 12 000 personnes, et les avocats se retournèrent souvent contre les accusés qu’ils devaient défendre, comme Erich
Hœppner, lors du procès des membres du complot contre Hitler, en juillet 1944.
Peu de juges opposèrent une résistance aux incessantes atteintes à la
légalité dans la vie quotidienne ; Roland Freisler déclara publiquement, dès
1934, que « le rôle du juge n’est pas de modifier les lois de la nation ». L’innocence et la culpabilité n’étaient en fait déterminées qu’en fonction de l’adhésion de l’individu à la communauté allemande, de ses éventuelles prises de
position subversives et de sa race. L’avocat Hans Frank, qui sera condamné à
mort par le tribunal de Nuremberg et qui avait pour ambition de devenir un
digne professeur de droit, devint le conseiller juridique d’Hitler, puis le gouverneur général de la Pologne. Il fut surnommé le « boucher de Cracovie »
après avoir fait éliminer ou déporter quelque deux millions de Juifs ; sa
cruauté et son ambition aveugle étaient en grande partie motivées par sa
volonté de se dédouaner, car il savait, comme Hitler, que du sang juif coulait
dans ses veines.
De même que la philosophie de Nietzsche, et notamment la théorie du
surhomme, fut falsifiée pour la rendre conforme à l’idéologie nazie, le Code
civil allemand fut interprété et détourné de son sens littéral, avec l’accord des
professeurs de droit, afin de donner à la barbarie une façade de conformité.
En se soumettant aux décrets nazis afin de mieux défendre la supériorité de la
race aryenne, ils détruisirent, paradoxalement, les valeurs de la civilisation
chrétienne occidentale, et les fondements du droit, émanant d’un souci
d’équité.
Qui les juges nazis condamnaient-ils à mort ? Peu de personnes étaient
accusées de crimes de droit commun, mais la plupart l’étaient en raison d’actes
subversifs politiques mettant en danger les mythes et le prestige de la communauté allemande (p. 161). Il s’agissait généralement de Juifs, d’opposants au
nazisme, de socialistes ou de communistes, de membres de minorités ethniques ou religieuses, de pervers sexuels – en fait, le plus souvent, des Juifs
ayant eu des relations sexuelles avec des Aryennes – et des « asociaux », appartenant aux classes inférieures. Contrairement aux médecins nazis, qui établirent les normes génétiques condamnant les non Aryens, les juges ne prirent
pas d’initiatives dans la défense de l’eugénisme, mais ne s’opposèrent pas non
plus à l’exécution de 170 000 malades mentaux et handicapés, ni aux 350 000
opérations de stérilisation forcées, qu’ils considéraient comme étant en conformité avec la constitution (p. 263).
Ingo Müller distingue trois catégories d’attitudes chez les juges et les
juristes allemands.
Ils furent le plus souvent complices de la dictature, surtout à l’égard de
leurs collègues juifs. Par sadisme, certains juges se transformèrent en véritables
bourreaux, notamment les tristement célèbres Roland Freisler, président de la
Volksgerichtshof, et Carl Schmitt, le théoricien du nazisme, qui ne se contentèrent pas d’appliquer, contraints et forcés, les nouvelles lois nazies, mais dépassèrent les limites de leurs fonctions en anticipant ou en renforçant les directives.
330
Notes de lecture
Certains, très rares, exprimèrent leur désaccord, tels les professeurs de
droit Gerhard Anschütz, Gustav Radbruch, Hans Kelsen, et le juge Lothar
Kreissig, qui s’opposa aux euthanasies systématiques de malades mentaux et
critiqua le principe selon lequel « tout ce qui bénéficie au peuple est légal », (p.
194). Mais, en 1946 et en 1947, le professeur Gustav Radbruch offrit une issue
de secours aux juges nazis, malgré sa volonté de ne pas encourager une
amnistie générale, grâce aux réserves subtiles contenues dans ses analyses :
selon lui, les juges, souvent victimes de leur aveuglement politique, ne pouvaient être reconnus coupables de crimes ou d’emprisonnements abusifs que
s’ils n’avaient pas respecté les lois en vigueur (p. 276).
Après avoir détruit le mythe d’une élite cultivée qui aurait fait obstacle
au nazisme, Ingo Müller fait un tableau réaliste et pessimiste de l’Allemagne
d’après-guerre : contrairement à ce qui se passa en Allemagne de l’Est, les
condamnations prononcées à l’encontre des juges qui avaient participé aux
exactions nazies furent insignifiantes, malgré la création d’une cour américaine
spécialement créée après les procès de Nuremberg pour les juger, et malgré
les purges et l’abrogation des lois nazies par les Alliés. Le plan Marshall, tendant à fusionner l’économie allemande avec celle des autres états européens
pour la relancer, et le stalinisme, menant à la guerre froide, contribuèrent à
une certaine volonté d’oubli.
Trop souvent, les subtilités du raisonnement juridique allèrent à
l’encontre d’une véritable justice ; au sein des pires controverses, les principales condamnations prononcées après la guerre furent prononcées à l’encontre
de nazis allemands ayant tué d’autres Allemands. Trois experts en droit, les
professeurs Theodor Maunz, Eduard Kern et Eduard Kohlrausch, qui avaient
joué un rôle important dans l’élaboration du système légal nazi, orchestrèrent
avec habileté l’amnestie en créant en 1946 un précédent lors du procès d’un
officier de marine, Heinrich Tillessen ; ils l’innocentèrent en qualifiant ses
exactions d’excès patriotiques, et en invoquant la nécessité de sauver l’Allemagne (p. 241). La Constitution fédérale, mise en application le 24 mai 1949,
interdit l’extradition de citoyens allemands vers des pays étrangers, seules les
cours allemandes ayant l’autorisation de les juger, puis une loi générale
d’amnistie limita à un an de prison les punitions des crimes de l’ère nazie. Il y
eut 1 523 condamnations en 1949, 908 en 1950, 44 en 1954, et 21 en 1955. (p.
243) Selon le traité cosigné en 1952 par la République fédérale et les trois
puissances occidentales occupant l’Allemagne de l’Ouest, les décisions des
cours instaurées par ces pays après la guerre ne pouvaient être contestées par
des cours allemandes, ce qui permit de libérer notamment les 1 314 Allemands
condamnés in absentia par une cour française pour l’assassinat de 80 000 Juifs
français et de 29 000 otages (p. 245).
En 1954, le Bundestag vota les lois d’amnistie ; l’hypocrisie et le négationnisme furent les fondements du principe d’interprétation des lois en
vigueur dans l’Allemagne de l’Ouest de l’après-guerre. Et surtout, la loi sur les
activités illégales du 1er octobre 1968 permit de limiter la responsabilité des crie
minels nazis à celle de simples complices, seuls Hitler et les dirigeants du III
Reich étant considérés comme les véritables coupables (p. 246). Les juges
refusèrent de redéfinir les exécutions capitales pour crimes politiques comme
331
Études et documents
étant des actes nazis, ce qui aurait permis aux familles des victimes de recevoir
des dédommagements (p. 267).
Seuls 10 % des avocats ayant siégé dans des cours martiales furent contraints à la démission et certains juges nazis réussirent même à prendre le contrôle de procès intentés par les Juifs pour la restitution de leurs biens. En 1968,
le jeune juge Ernst-Jurgen Oske fit acquitter Hans-Joachim Rehse, qui avait
défendu le système judiciaire nazi en prononçant de nombreuses condamnations pour crimes politiques, suivant l’argument d’un témoin : le condamner
aurait obligé la Cour suprême fédérale à condamner des milliers d’Allemands.
Carl Schmitt connut une retraite paisible. L’esprit de corps fonctionna chez les
juges et les professeurs d’université, qui se protégèrent les uns les autres et
continuèrent à favoriser, de façon discrète, les étudiants acceptant tacitement
ces mensonges ; Ingo Müller en fit personnellement l’expérience au cours de
ses études, et ne réussit jamais à devenir professeur d’université. Son livre suscite une réflexion fondamentale sur la valeur juridique et cathartique des
condamnations à mort prononcées lors du procès de Nuremberg.
Après la réunification, le traitement des juges communistes de
l’ancienne Allemagne de l’Est, accusés d’avoir perverti le système judiciaire, fut
beaucoup plus sévère, et leur carrière fut souvent définitivement bloquée.
Cependant, une renaissance des traditions d’une véritable justice démocratique semble en cours grâce à la nouvelle génération de juges et d’avocats
allemands – auxquels Ingo Müller dédie son livre – puisqu’en avril 2001, le tribunal de Ravensbruck a condamné à douze ans de prison un ancien SS, coupable de l’assassinat de sept travailleurs forcés juifs.
Mais, au-delà de l’analyse des cas personnels, l’auteur s’interroge sur la
valeur des fondements mêmes du droit : le comportement de la majorité des
Allemands, alors que le principe de la séparation des pouvoirs avait été annihilé, était conforme au droit nazi en vigueur pendant la guerre. Mais celui-ci
pouvait-il être reconnu comme un véritable droit, bien que les premiers
décrets nazis – le décret pour la Protection du peuple allemand, devenu en
février 1933 le décret pour la Protection du peuple et de l’État – aient été légitimés par le Reichstag, conférant ainsi au mouvement révolutionnaire nazi un
statut de gouvernement officiel, et offrant un cadre légal à la répression la plus
contraire aux normes éthiques ?
Edina Bernard
Sylvie Thénault, Une drôle de justice : les magistrats pendant la
guerre d’Algérie, préface de Jean-Jacques Becker, postface de Pierre
Vidal-Naquet, Paris, La Découverte « L’espace de l’histoire » 2001, 360
pages.
Raphaëlle Branche, La torture et l’armée pendant la guerre
d’Algérie, Paris, Gallimard, « La suite des temps », 2001, 474 pages.
332
Notes de lecture
Dans le tumulte des débats sur la sale guerre d’Algérie, le Premier
ministre, avant que ne vienne le temps des responsabilités et de l’éventuelle
vérité judiciaire, a souhaité que vienne d’abord celui de la vérité historique, et
décidé l’ouverture des archives liées à cette période. Si les historiens avaient
déjà anticipé et fourni des travaux de référence, Sylvie Thénault et Raphaelle
Branche les ont enrichis grâce à des thèses de grande qualité. C’est dans cette
véritable « catharsis » selon l’expression de Pierre Vidal-Naquet, que leurs soutenances à l’université de Nanterre et à l’IEP de Paris ont été suivies avec passion par un public de spécialistes engagés, dont nombre de contemporains
des « événements », impressionnés par la masse des informations recueillies, la
rigueur et la profondeur des analyses proposées par cette nouvelle génération
d’historiens.
Le risque était grand, pourtant, au moment de la résurgence des débats
sur les massacres du 17 octobre 1961 à l’occasion du procès Papon en 1998,
puis de ceux qui ont suivi sur la torture et les crimes commis par l’armée française, d’une vision où la polémique, à partir de déclarations spectaculaires,
l’emporte sur la remise en perspective de faits vérifiés. Ainsi, pour ne prendre
qu’un exemple, l’affirmation du général Aussaresses selon laquelle un juge
d’instruction, Jean Bérard, était l’envoyé de François Mitterrand, alors garde
des Sceaux, auprès du général Massu pendant la bataille d’Alger en janvier
1957. Vérification faite, aucun élément ne peut laisser penser que ce juge, très
engagé auprès des militaires contre les « terroristes », que ses supérieurs ont
même dû écarter tant il s’exposait, ait eu un quelconque contact avec le garde
des Sceaux qui, au contraire, a ultérieurement saisi le Conseil supérieur de la
magistrature de poursuites contre lui à propos d’une affaire banale.
Heureusement, les deux livres issus de ces thèses ne consacrent, dans
leurs conclusions, que quelques pages aux polémiques du moment. Pour le
reste, leur apport essentiel réside dans un nombre considérable d’informations
documentaires parfaitement resituées grâce, entre autres, à l’accès aux archives de l’armée de terre et de la justice.
La torture, les exécutions sommaires, l’instrumentalisation de la justice,
les pleins pouvoirs donnés aux militaires, tous les responsables politiques,
militaires et judiciaires savaient. Relire quarante-cinq ans après les articles de
Paul Thibaud et de Casamayor dans Esprit, de François Mauriac dans l’Express,
de Claude Bourdet dans France-Observateur ou de Hubert Beuve-Méry dans
le Monde, nous confirme que des contemporains avaient vu juste.
Ainsi Paul Thibaud, dès mai 1957, dans un article intitulé « Comment
fonctionne la justice en Algérie ? », conclut : « Il faut bien appeler les choses par
leur nom et dire que l’appareil judiciaire en Algérie n’a que la carcasse d’une
justice, qu’il s’appuie sur des aveux arrachés par la police et qu’à partir de là les
tribunaux fonctionnent comme des machines sourdes et aveugles sans aucune
considération de la réalité humaine sur laquelle ils opèrent ».
Sylvie Thénault, en parlant d’une « drôle de justice » fait une référence
directe à la « drôle de guerre », celle qui ne ressemble pas à la vraie. C’est bien
pourquoi, aux « événements d’Algérie », le politique n’a voulu répondre que
par des opérations de « maintien de l’ordre » et de « pacification ». La justice,
333
Études et documents
dans cette période exceptionnelle, n’a pu qu’être instrumentalisée par les politiques et les militaires. Pris dans le cadre des pouvoirs spéciaux, que les communistes comme d’autres ont voté comme un moindre mal, les décrets du
17 mars 1956 prévoient que les tribunaux permanents des forces armées
(TPFA) peuvent revendiquer, non seulement le jugement, mais aussi l’instruction de quasiment tous les crimes et les délits dont ils veulent connaître, instaurent la « traduction directe » devant les TPFA et rétablissent l’assignation à
résidence. Dans ces juridictions militaires siègent nombre de magistrats rappelés. Le mélange des genres est total.
Les verdicts sont d’une extraordinaire sévérité. Les prisons, surpeuplées,
sont des poudrières. Ainsi, en décembre 1961, 302 condamnés à mort sont
détenus en Algérie, en attente d’un règlement de leur sort. Au total, 1 415
condamnations à mort ont été prononcées, dont 198 exécutées. Alors que se
développe en métropole la polémique sur la torture, les exécutions sommaires
et les disparitions, les militaires, qui maîtrisent totalement l’intervention judiciaire, souhaitent la maintenir pour montrer que les apparences de la légalité
sont préservées, tout en exerçant une pression constante pour renforcer l’efficacité et la sévérité de la répression. Le général Salan marque lui-même un
intérêt tout particulier à cette implication des juges et répond à l’article de Paul
Thibaud dans une note du 12 juin 1957 à Maurice Bourgès-Maunoury, ministre
de la Défense. Il explique que c’est « une guerre subversive qui est à l’origine
des pouvoirs spéciaux et de la procédure appliquée en Algérie ». Il défend les
magistrats comme s’il était leur supérieur et les présente comme « ...hommes
d’honneur, de devoir et de bravoure... ».
Il faut, bien entendu, se replacer dans le contexte. Les magistrats exerçant en Algérie, dont ils étaient en majorité originaires, en plus de leurs sentiments personnels très « Algérie française », étaient soumis à d’énormes
pressions de la population et des forces de répression face aux sanglants
attentats perpétrés par le FLN. Le début de l’année 1957 a constitué un tournant avec l’engagement de la bataille d’Alger et quasiment les pleins pouvoirs
donnés aux militaires.
C’est à cette même époque que la pratique de la torture a été érigée en
système pour obtenir des renseignements. Raphaelle Branche montre qu’il ne
s’agit pas d’un moyen comme un autre, car « la torture détruit la dignité
humaine de façon radicale. Le fait que des Algériens soient torturés était considéré comme aussi important que tous les Algériens aient peur de subir de tels
traitements ». Elle estime que la torture a été pratiquée dans toutes les unités,
sur tout le territoire, mais que seuls les détachements opérationnels de protection (DOP) l’ont utilisée de façon systématique. Ces DOP ont été conçus pendant la guerre d’Indochine par les militaires qui ont utilisé ces méthodes de
pression à la fois physiques et psychologiques en tant que moyen de lutte
dans les guerres révolutionnaires. L’origine en serait la transmission des
méthodes subies par les prisonniers français du Vietminh.
Les plaintes pour torture n’aboutissent pas devant les juridictions
d’Algérie malgré souvent l’évidence des faits et parfois des positions courageuses de magistrats. Ainsi, le capitaine Gallais en octobre 1958, commissaire du
gouvernement devant le TPFA de Constantine, qui admet publiquement que
334
Notes de lecture
des aveux ont été extorqués sous la torture. Roger Wuillaume, inspecteur
général de l’administration, écrivait déjà en mars 1955 que « sans mettre en
cause la conscience professionnelle des juges, il peut arriver qu’en matière de
sévices policiers, ces fonctionnaires montrent peu de zèle pour connaître des
procédés grâce auxquels la police est parvenue à leur présenter des “affaires”
qui se tiennent ». Des plaintes furent instruites en métropole, mais tous les
moyens furent mis en œuvre pour ralentir ou bloquer les procédures. De plus,
comme seules les juridictions militaires étaient compétentes pour toutes les
infractions commises par des militaires en service, la justice de droit commun
ne pouvait connaître que de celles visant des policiers ou des militaires sous
statut civil ou en permission. Le résultat est sans appel... En mars 1962, juste
avant l’amnistie, seules trois affaires différentes concernant des militaires sont
arrivées jusqu’au stade du jugement pour voir prononcer une relaxe, un
acquittement et une peine d’amende. La relaxe prononcée par le tribunal militaire de Paris en janvier 1962 concernait le décès d’une jeune algérienne Sadia
Moubarek, torturée, alors qu’elle était enceinte, par trois officiers qui avaient
pourtant reconnu les faits et alors que le commissaire du gouvernement avait
requis une très lourde peine. Les juges militaires sont allés jusqu’au bout de la
logique de guerre. Casamayor, en octobre 1962, dans Esprit, écrivit : « Accusés
d’avoir torturé une femme jusqu’à ce que mort s’ensuive, des hommes ont été
acquittés. C’étaient des officiers. On peut imaginer que, pour les mêmes faits,
des policiers auraient eu une peine avec sursis. De simples citoyens à part
entière auraient été condamnés à cinq ans ou à dix ans de détention et des
Arabes auraient été condamnés à mort ».
Sans doute manque-t-il simplement, dans cette vision de la justice en
période de lutte armée, la marque de la continuité avec les juridictions
d’exception que le régime de Vichy avait multipliées quelques années plus tôt
pour lutter aussi contre les « terroristes » que d’autres nommaient résistants. On
mesure d’autant aujourd’hui plus le pas que fit franchir à l’état de droit Robert
Badinter en supprimant dès 1981 les dernières juridictions d’exception
qu’étaient la Cour de sûreté de l’État et les TPFA.
Dans quelques mois, Alain Bancaud devrait publier un ouvrage consacré aux « juges sous Vichy », Bernard Durand un autre consacré à la justice
coloniale. L’on pourra alors mesurer, sur les vingt dernières années, le bouleversement qui s’est produit dans les rapports de la justice avec les politiques et
les autres institutions de l’État. La richesse des travaux de la nouvelle génération d’historiens, non contemporaine des événements qu’elle traite, qui vient
enrichir le travail de quelques pionniers, constitue un apport décisif dans notre
compréhension de ces événements. Pierre Vidal-Naquet a bien raison de titrer
sa postface au livre de Sylvie Thénault « Le passage du témoin ».
Jean-Paul Jean
335
336
Sommaire n° 12
Avant-propos, Pierre Truche
Ac t e s
du
c olloque
Juger les juges
Du Moyen Âge au Conseil supérieur de la magistrature
Études recueillies par l’Association française pour l’histoire de la justice
Les fondements symboliques de la responsabilité des juges
L’héritage de la culture judiciaire médiévale
Robert Jacob
e
e
Les juges devant le parlement de Paris aux XIV et XV siècles
Claude Gauvard
« Pour l’honneur de la compagnie et de la magistrature ! »
Le pouvoir disciplinaire interne aux institutions judiciaires
(XVIe-XVIIIe siècles)
Sylvain Soleil
Les ambiguïtés de l’âge classique
Arlette Lebigre
Le juge entre prise à partie et récusation : résistance et compromis
dans l’ordonnance civile de 1667
Catherine Methy
Forfaiture des juges et privation de l’office à la fin de l’Ancien
Régime
Jean-Louis Halpérin
L’exercice du pouvoir disciplinaire dans la magistrature depuis
les débuts du Consulat jusqu’à la loi du 30 août 1883
Jean-Jacques Clère
Étienne Cabet devant la cour d’assises de la Seine le 28 février 1834
François Fourn
Les magistrats jugés par les commissions mixtes en 1852
Renée Martinage
La responsabilité des juges dans les débats parlementaires de la fin
du XIXe siècle
Anne-Marie Mallet
337
Les juges en enquête : histoire de l’Inspection des services judiciaires
Alain Bancaud et Jean-Paul Jean
Les responsabilités déontologiques des magistrats à la lumière
de la jurisprudence du Conseil supérieur de la magistrature
Dominique Commaret
Ét ude s
e t
doc um e nt s
Articles
Le prix de la justice. Voltaire, lecteur de Montesquieu et Beccaria
Ghislain Waterlot
Jalons pour une histoire de la présomption d’innocence
Jean-François Chassaing
Résumés/Abstracts
Parutions récentes, Jean-Claude Farcy
Notes de lecture
338
Sommaire n° 13
Ac t e s
du
c olloque
La cour d’assises
Bilan d’un héritage démocratique
Juger en démocratie
Denis Salas
Partie I
Idéal démocratique et pratiques judiciaires
Du tribunal criminel à la cour d’assises
Renée Martinage
Le jugement des peines perpétuelles : le cas des assises d’Eure-et-Loir
au XIXe siècle
Guillaume Mickeler
La cour d’assises pendant le régime de Vichy : une juridiction
politiquement encombrante
Alain Bancaud
La procédure criminelle entre permanence et réforme
Bernard Fayolle
Partie II
Souveraineté populaire et cultures politiques
Remarques sur l’histoire du jury criminel
Antonio Padoa Schioppa
Le jury criminel dans la tradition politique américaine
Gwénaële Calvès
Tocqueville et la perspective libérale sur le jury
Lucien Jaume
Souveraineté, citoyenneté, civisme : quelle légitimité pour le jury ?
Marcel David
L’appel des arrêts des cours d’assises : le poids de l’histoire
Jean-François Chassaing
La réforme de la cour d’assises dans la loi du 15 juin 2000
(encadré)
339
Partie III
Procès d’assises et rôle des acteurs
e
e
L’avocat en cour d’assises (XIX et XX siècles)
Yves Ozanam
L’expertise ou l’art d’administrer les preuves au tournant du siècle
Frédéric Chauvaud
Le criminel et son énigme : du « grand criminel » au « pâle criminel »
Jean-Claude Monier
Sanction symbolique ou rétribution pénale ?
Réponse à Jean-Claude Monier
Michel Dubec
L’homme de lettres aux assises : Gide, Mauriac, Giono
Thierry Pech
Bibliographie relative à l’histoire des cours d’assises
Jean-Claude Farcy
Ét ude s
e t
doc um e nt s
Articles
« La mandragore et le lys » : l’infamie du bourreau dans la France
de l’époque moderne
Pascal Bastien
e
e
e
Les victimes pendant l’Ancien Régime (XVI -XVII -XVIII siècles)
Benoît Garnot
Œuvre de justice et victimes
Jean-Pierre Allinne
Au cœur des ténèbres. Sur l’œuvre de Casamayor
Denis Salas, Emmanuelle Verleyn
Résumés/Abstracts
Notes de lecture
340
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