MARCHANDISATION DU SOCIAL

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COLLOQUE INTERNATIONL : L’ETAT ET LA PROTECTION SOCIALE
Ahcène AMAROUCHE,
Maître de Conférences – ENSSEA.
Les changements de paradigmes de l’économie libérale et la marchandisation du social.
Sommaire
Introduction. ............................................................................................................................................ 3
I.- De la théorie aux faits, un changement de paradigmes idéologiquement efficace. ............................ 4
1. - Le culte de la liberté individuelle et ses limites morales chez les économistes du courant
libéral classique. ................................................................................................................................. 5
2.
- L’apport théorique de Keynes au libéralisme moral classique. ................................................ 6
3.
- Le culte de la liberté individuelle revu et corrigé par Friedrich Von Hayek. ........................... 9
II. - Les marchés à l’assaut du pouvoir : la marchandisation du social à l’œuvre. .............................. 11
1.
- Individu versus être social : le tout est plus que la somme des parties. .................................. 12
2.
- La marchandisation du social, vrais problèmes et fausses solutions. .................................... 13
Conclusion. ............................................................................................................................................ 18
Bibliographie. ........................................................................................................................................ 19
1
Résumé.
L’expression « économie libérale » employée dans le titre de cette contribution est
délibérément choisie pour son ambiguïté, voire son ambivalence : le terme libéral ressortit au
mode de représentation (idéologie) d’une réalité tandis que le terme économie renvoie à cette
réalité même.
L’ambiguïté est dans l’emploi du qualificatif « libéral » pour décrire une réalité censée
n’obéir qu’à ses propres lois. L’ambivalence réside dans le fait que si les réalités forgent les
idéologies, les idéologies n’en rétroagissent pas moins sur les réalités au point d’en modifier
le cours – voire les lois. L’histoire du libéralisme est pleine d’enseignements sur cette double
relation entre économie et idéologie. Elle se lit dans les changements de paradigmes qui,
depuis Adam Smith, ont, par touches successives, mené à la prédominance de la pensée
néolibérale sur celle du libéralisme classique.
Après avoir retracé à grands traits cette histoire ambiguë au travers des changements
successifs des paradigmes de l’économie théorique (section I), nous nous attacherons à
présenter quelques traits de la situation présente, caractérisée par l’intrusion des paradigmes
du néolibéralisme en tant qu’idéologie dans le corpus théorique de l’économie pour fonder ce
qu’on appellera ici la marchandisation du social (section II). Par marchandisation du social
on entendra la conversion d’activités humaines à caractère immédiatement collectif (ou
global) en autant de champs de production de marchandises avec ce que cela comporte de
prévalence de l’individu sur l’être social de l’homme. Ce qui est visé dans cette démarche
théorico-idéologique, c’est la remise en cause du caractère social de ces activités et de leur
produit (biens publics, services collectifs et prestations sociales) en tant qu’ils ressortissent à
l’être social de l’homme. C’est aussi la remise en cause de l’Etat en tant qu’être collectif dans
lequel se reconnaissent les individus comme faisant partie d’un tout qui transcende leur
personne.
Nous conclurons en montrant l’inanité d’une telle conception du social au regard des
problèmes globaux auxquels est d’ores et déjà confrontée l’humanité, conception
« savamment rationalisée et déréalisée » (Bourdieu, 1998) pour servir de représentation
scientifique (censée donc être vraie pour tout un chacun) aux changements économiques en
cours associés à la mondialisation rampante.
2
Introduction.
La science économique a un bien étrange complexe : née de la philosophie morale qui
avait préparé le changement de l’ordre social et politique dans l’Europe des 17-18e siècles,
elle n’a de cesse de renier ses origines en cherchant constamment à prendre ses distances avec
les sciences morales et politiques. C’est peut-être la faute d’Adam Smith qui, après avoir
enseigné la théorie des sentiments moraux, en est venu à jeter les bases d’une science qui
traite des actions humaines d’où l’homme concret est exclu, où le diptyque finalité/éthique
est supplanté par le diptyque causes/effets.
Aussi a-t-elle de fortes réticences à conceptualiser certaines situations proprement
humaines où se mêlent l’objet et le sujet et à employer les termes qui rendent compte tout en
contrastes de leur réalité : richesse-pauvreté, conflits-solidarités, égalité-discrimination,
équité-injustice etc. bref, des termes qui renvoient à la matrice mouvante des rapports sociaux
et donc aussi à leur historicité (celle-ci s’entendant également ici dans le sens d’une diversité
de situations à un moment donné du temps chronologique). De même sont bannis les termes
qui suggèrent trop explicitement la dimension politique des actions de l’homme – c’est-à-dire
les choix qu’il est amené à faire envers ou contre ses congénères dans le rapport conflictuel ou
solidaire qui le lie à eux à l’intérieur de la Cité (et hors de la Cité maintenant que la Terre
entière est devenue un espace unifié où joueraient à plein les lois du marché).
Pourtant, la science économique ou l’Economique (on récuse à présent l’expression
classique d’Economie politique pour sa proximité originelle avec les sciences morales et
politiques qu’elle évoque en renvoyant à la Cité) est définie comme la science des choix ;
choix qui n’ont plus guère de dimension sociale (donc politique) – non plus que sociétale,
donc morale – mais seulement une dimension psychologique (encore que la psychologie aussi
en soit réduite à une sorte de rationalisation pavlovienne des comportements humains) : il
s’agit pour l’individu de prendre option pour des biens qui lui procurent le plus grand nombre
d’utilités pour un même quantum de peines, le tout sous contrainte de revenus (dont on ne sait
comment ils se forment), et dans un état donné des prix (dont on suppose qu’ils résultent de la
seule confrontation de l’offre et de la demande sur un marché). Mais alors que chez les
successeurs critiques d’Adam Smith (John Stuart Mill et Karl Marx tout spécialement), le
diptyque causes/effets prit l’allure d’un relativisme social-historique, rendu dans la double
détermination de la marchandise par le versant valeur d’échange de celle-ci, chez les
néoclassiques, l’héritage smithien se limita à la conception naturaliste-utilitariste de la
marchandise rendue dans la même double détermination par son versant valeur d’usage1. Une
transfiguration des rapports sociaux d’homme à homme en rapports économiques d’objet à
objet acheva de dégager la science économique de ses attaches morales quand ces objets n’ont
plus eu qu’incidemment, dans le nouveau corpus théorique, le statut de produit du travail
humain et que le travail lui-même partagea avec le capital le statut de facteur de production. Il
s’ensuivit un premier changement de paradigmes (qui s’est traduit par l’abandon du concept
1
Le concept de marchandise n’a pas livré tous ses secrets depuis Adam Smith. Si nombreux sont les économistes à admettre,
à sa suite, qu’il est l’unité de la valeur d’usage et de la valeur d’échange, ils ne se représentent pas tous le contenu
contradictoire de cette unité, de laquelle découlent les limites de la prétention des économistes néoclassiques à faire de
l’économie une science autonome des sciences morales et politiques. Pour aller au plus court, et sans entrer ici dans des
considérations d’ordre épistémologique relatives au statut théorique de l’économie, nous dirons que la valeur d’usage est
l’expression subjectivée des rapports homme-nature en ce sens que l’homme, en s’appropriant la nature, dote sa relation à
cette dernière d’une dimension proprement humaine ; tandis que la valeur d’échange est l’expression objectivée des rapports
homme-homme en ce sens que la relation de l’homme à autrui est médiatisée par les objets en sorte que dans l’échange, les
acteurs s’effacent pour ne rien laisser paraître de leur humanité. La science économique est donc fondée sur un double
malentendu.
3
même de marchandise au profit de celui de bien) dont la fonction idéologique a été de
ramener le complexe des déterminations sociales à contenu immédiatement collectif à une
juxtaposition de simples rapports interindividuels où l’intérêt personnel tient lieu de mobile
ultime des actions humaines et de catégorie analytique exclusive, tandis que le marché devient
le mode d’être et le lieu d’expression des rapports économiques, réduits en conséquence aux
seuls rapports d’échange bien contre bien. Cependant, si l’on peut imputer aux fondateurs de
la théorie néoclassique pareil changement de paradigmes en économie, c’est très
progressivement, et à la faveur d’un contexte sociohistorique et politico-idéologique
particulier que la nouvelle économie fut élevée au rang de science totale et que ses adeptes
cherchèrent des applications de ses paradigmes fondamentaux dans les domaines relevant
jadis de la philosophie et des sciences morales et politiques.
La présente contribution est consacrée à l’exposé succinct des changements successifs de
paradigmes de l’économie libérale (section I) pour ensuite montrer comment l’idéologie du
tout marché est montée « à l’assaut du pouvoir » (Yergin et Stanislaw, 2000) en transformant
progressivement les biens publics, les services collectifs et les prestations sociales2 en biens,
services et prestations à caractère marchand – ce que nous appellerons la marchandisation du
social (section II). Nous conclurons par l’évocation des prémices de la crise de la théorie
néolibérale qui se profile derrière celle de l’économie mondiale financiarisée et derrière celle
de l’Etat néolibéral, confronté à cette crise en même temps qu’il est fortement sollicité par
l’aggravation des problèmes globaux qui se posent à l’humanité dans son ensemble.
I.- De la théorie aux faits, un changement de paradigmes idéologiquement efficace.
Comme indiqué en introduction, on peut faire remonter l’origine des paradigmes à la base
de la théorie économique libérale contemporaine à Adam Smith. Mais c’est à des auteurs
antérieurs qu’on doit la philosophie générale qui l’imprègne de part en part : celle de
l’égoïsme rationnel que Thomas Hobbes avait inaugurée et de l’utilitarisme que Jérémie
Bentham avait vulgarisée dès la fin du 18e siècle. C’est Bentham en effet qui réduisit toute la
philosophie à une affaire d’individus qui cherchent à augmenter leurs plaisirs et à diminuer
leurs peines. Cette conception philosophique, qui contient en germe l’idée d’une société
comme somme d’individus, fournira à la théorie néoclassique, par-delà Adam Smith, ses
principaux paradigmes qu’on peut résumer comme suit :
- primat de l’individu sur la société et des actions individuelles sur les actions
collectives ;
- caractère intentionnel des actions individuelles (les individus poursuivent
consciemment certaines fins) ;
- caractère rationnel de ces actions : les individus procèdent à l’évaluation
chiffrée des satisfactions et des peines selon la logique mathématique (Walras, 1909,
p.2)3.
Il en a résulté le rejet des concepts à contenu immédiatement collectif (on ne peut pas
prêter des intentions et une rationalité à des entités – nation, classe, Etat etc.) qui transcendent
2
Par commodité, et pour les distinguer des services collectifs, on entendra par prestations sociales les prestations mobilisant
la solidarité des personnes à travers les institutions.
3
Dans l’article cité ici, l’un des tout derniers travaux de l’auteur, Léon Walras parle au sujet de l’Economique, d’une science
psychico-mathématique en ce qu’elle traite de faits intimes (psychiques), par opposition aux sciences dites physicomathématiques qui traitent de faits extérieurs à l’homme.
4
le concept d’individu. De même, les notions de morale et d’éthique devinrent étrangères à
l’économie non seulement parce qu’elles sortaient du cadre conceptuel de l’égoïsme rationnel
que Hobbes avait déjà mis au cœur de son explication des conduites humaines, mais aussi, et
plus fondamentalement, parce qu’en ramenant l’individu à son être social, elles
réintroduiraient dans la problématique théorique de l’économie les questions que la
philosophie utilitariste avait précisément cherché à évacuer : celles de justice, d’équité, de
responsabilité sociale etc. pour ne rien dire de l’altruisme, de la sollicitude, de la solidarité, de
l’abnégation etc. – ou de leurs contraires – qui participent tout autant à la formation de la
matrice mouvante des rapports sociaux. Dans la mesure où ces rapports furent réduits à des
rapports interindividuels, la seule valeur morale admise par les nouveaux économistes est que
la liberté des uns s’arrête là où commence la liberté des autres – aphorisme connu de longue
date mais suffisamment ambigu pour les libérer de toute référence à l’éthique et à la morale.
C’est Friedrich Von Hayek, théoricien et chantre du nouveau courant de pensée en économie,
qui formula avec le plus de netteté la morale à la base de la nouvelle théorie économique en
écrivant que nos décisions n’ont de valeur morale « que dans la mesure où nous sommes
responsables de nos intérêts et libres de les sacrifier » (Hayek, 1944, p. 152). Cependant, ce
résultat ne fut pas atteint avant que ne se trouvèrent réunies les conditions sociohistoriques et
politico-idéologiques de la prédominance du néolibéralisme ; ce que nous allons essayer de
relater succinctement en cherchant à resituer dans leur contexte les changements de
paradigmes en économie.
1. - Le culte de la liberté individuelle et ses limites morales chez les économistes
du courant libéral classique4.
Ainsi qu’il a déjà été dit, Adam Smith est considéré par tous les économistes, toutes
générations et courants de pensée confondus, comme le père du libéralisme économique. La
formule par laquelle il résumait sa doctrine – Laissez faire, laissez passer – trouva chez les
économistes libéraux de deuxième et troisième générations un écho particulièrement fort en
dépit des mises en garde morales d’un John Stuart Mill qui s’élevait contre la perspective d’un
monde où « la vie de tout un sexe est employée à courir après les dollars, et la vie de l'autre à
élever des chasseurs de dollars». La métaphore de la main invisible du marché, due également
à Adam Smith, fut traduite par eux en une loi fondamentale de l’économie – celle de la
concurrence pure et parfaite – pour donner naissance à un édifice théorique des plus abstraits
où il était supposé un pouvoir trop atomisé des agents pour avoir quelque influence sur le
fonctionnement des marchés. Le culte de la liberté individuelle qu’ils se forgèrent sur cette
base ne pouvait que susciter chez eux une profonde méfiance à l'égard de l’Etat en tant
qu’agent économique et plus encore en tant qu’agent assurant la médiation sociale entre
acteurs. C’est pourtant Adam Smith lui-même qui, énonçant les devoirs du souverain ou de la
République qui justifiaient que l’Etat disposât des revenus de l’impôt, mit à leur charge la
construction et l’entretien d’ouvrages et d’établissements publics « dont une grande société
retire d’immenses avantages, mais qui sont néanmoins de nature à ne pouvoir être entrepris ou
entretenus par un ou par quelques particuliers, attendu que pour ceux-ci, le profit ne saurait
jamais leur en rembourser la dépense » (Smith, 1976, p. 370).
Pour leur part, et quoiqu’ils aient été à l’origine de la nouvelle orientation de l’économie
théorique en la faisant entièrement reposer sur le principe de l’individualisme
4
Pour la commodité de l’exposé, nous désignerons (à la suite de Keynes) par courant libéral classique l’ensemble des auteurs
libéraux depuis Adam Smith jusqu’à Alfred Marshall en y ajoutant Keynes lui-même pour l’opposer au courant néolibéral
représenté par Friedrich Von Hayek et Milton Friedman notamment.
5
méthodologique, aucun des fondateurs de l’école marginaliste ou néoclassique ne s’en prit
ouvertement à l’Etat dans les fonctions que lui assigna l’auteur de la Richesse des nations.
Chez le plus célèbre d’entre eux, Léon Walras, les lois de l’économie théorique consistaient
simplement à mettre en lumière les processus d’allocation des ressources, de création des
richesses et de répartition des revenus qui, saisis dans les termes abstraits revêtant les formes
les plus stylisées des mathématiques, seraient idéalement5 associés aux mécanismes du
marché libre. Dans ses Éléments d'économie politique pure ou Théorie de la richesse sociale
qui détermina pourtant, dans une grande mesure à son corps défendant, l’orientation de la
nouvelle science économique, il ne se contentait pas de critiquer les idées de Jean Baptiste
Say relatives à l’existence d’un prétendu ordre économique qui s’imposerait de lui-même
comme s’il s’agissait d’un ordre naturel : il formulait à l’endroit du système du « laissez faire
laissez passer », que Say avait repris de Smith, de très fortes réserves tout en associant dans
ses conceptions philosophiques et politiques le libéralisme à des idées morales à forte charge
sociale ; ce qui a laissé dire à Maurice Allais, représentant français s’il en est du courant
néolibéral contemporain, qu’il était « un libéral socialiste » (Allais, 1964).
Quoiqu’il ait eu un rôle de précurseur dans l’enseignement de la nouvelle théorie
économique et dans la systématisation de son raisonnement pour englober diverses situations
concrètes d’apparence inconciliable avec ses prédicats6, Alfred Marshall ne se présente pas
davantage comme un apologiste du laissez faire : il était « partisan d’un libéralisme moral »
(Dostaler, 1998) dans lequel il mettait à la charge de la Cité « d'assurer les conditions
matérielles essentielles pour le bien-être et l'élévation intellectuelle et morale de ses
membres » (id).
L’évocation de ces trois grands noms de la science économique libérale classique suffit à
montrer que le libéralisme économique n’avait pas rompu avec une vision morale de la
société tandis que la théorie économique, quoique cherchant à mettre en exergue l’existence
de lois universelles, ne se présentait pas comme la science dans laquelle la philosophie et les
sciences morales et politiques se fondaient en une pensée totalitaire. Ainsi qu’il a été dit, le
contexte sociohistorique et politico-idéologique ne permettait pas pareille assimilation des
savoirs en dépit des tendances lourdes qui se faisaient jour au seuil du 20e siècle, sous l’effet
des progrès de la civilisation matérielle caractéristique de la Belle Epoque. Mais la science
économique dut affronter de vives critiques de la part de Keynes au sein même du courant
libéral.
2. - L’apport théorique de Keynes au libéralisme moral classique.
Si l’on admet avec Karl Popper que « le critère de la scientificité d’une théorie réside dans
la possibilité de l’invalider, de la réfuter ou encore de la tester » (Popper, 2008, p. 65), alors
aucune construction théorique en économie ne pourrait être qualifiée de scientifique parce
qu’aucune ne se prête à réfutation sur une base expérimentale. En cela, on peut dire que la
science économique dans ses diverses variantes est largement une idéologie : chaque variante
participe de la justification d’un état donné de la société. Mais la réfutation de chacune d’elles
est possible sur la base des faits eux-mêmes. En général, pareille réfutation a lieu quand
survient une crise économique dont la théorie est incapable de donner une explication
plausible dans le cadre de ses prédicats et de ses prémisses. On peut tout au plus dire alors
5
« Le concept mathématique est idéal, c’est-à-dire complètement dépourvu d’expérience […] » (Perroux, 1996, p. 10).
C’est à Alfred Marshall en particulier qu’on doit le concept d’externalité pour prendre en compte dans l’analyse de la
fonction de production, l’augmentation générale de l’efficacité du système productif qu’il observait empiriquement quand
cette analyse lui commandait de conclure à l’existence de déséconomies internes au sein de la firme.
6
6
qu’elle a rendu compte plus ou moins correctement de situations passées et qu’en cela elle a
eu sa part de scientificité. Mais même dans ce cas, l’invalidation est en partie idéologique
dans la mesure où les nouvelles réalités se reflètent dans un climat intellectuel à dominante
idéologique favorable à la critique des anciennes théories sur la base de nouveaux
paradigmes.
Il se trouve que l’histoire du capitalisme est scandée par des crises qui ont successivement
invalidé les théories économiques au fur et à mesure de leur avènement. On a vu comment la
théorie smithienne du libéralisme économique a été invalidée par l’abandon de son versant
valeur d’échange pour fonder le libéralisme version néoclassique sur le seul versant valeur
d’usage. Celui-ci a connu à son tour dès la première guerre mondiale une manière de
réfutation en ce qu’il a été incapable d’intégrer dans son schéma explicatif non seulement la
guerre (qui a embrasé, faut-il le rappeler, l’intégralité du vieux continent qui fut le berceau de
la civilisation matérielle associée au capitalisme), mais aussi la formation des monopoles –
forme de concentration du pouvoir économique en évidente contradiction avec l’hypothèse
de la concurrence pure et parfaite – et enfin les crises qui ont émaillé les années 1873-1895.
La guerre replaça au centre des catégories économiques les rapports de pouvoir dont la théorie
léniniste de l’impérialisme tira toutes les conséquences. Ce fut, comme le formula Lénine, une
guerre pour le partage du monde – pour le contrôle des ressources de la planète et des marchés
potentiels pourrait-on à présent préciser. Mais ce n’est pas tant la théorie léniniste de
l’impérialisme, ni aucune des doctrines économiques inspirées de Marx (celle de Rosa
Luxemburg particulièrement) qui nous intéresse ici au premier chef parce qu’elles se
présentent comme des critiques externes du libéralisme : c’est le libéralisme économique
version keynésienne qui est visé en ce qu’il constitue une critique interne – c’est-à-dire
procédant des mêmes prédicats philosophiques, politiques et idéologiques que les autres
doctrines de libéralisme.
Elève de Marshall et héritier spirituel de son libéralisme moral, Keynes n’en a pas moins
été grand critique de ses théories économiques. S’il prônait un nouveau libéralisme, c’est en
tant que celui-ci devait concilier liberté politique, efficacité économique et justice sociale.
Ecrivant à une époque – l’entre-deux-guerres – de tensions politiques extrêmes, de
changements sociaux radicaux et de crise économique majeure, Keynes était fondé non
seulement à qualifier d’immoral et d’inefficace le système économique, mais aussi à
vilipender la théorie qui en rendait compte, dont l’enseignement « ne peut donc être que
trompeur et néfaste » (Keynes, 1977, p. 29). On sait sur quoi la théorie économique de
Keynes s’en est écartée : non pas tant sur le postulat de la liberté d’initiative des agents, non
plus que sur le caractère opératoire des lois du marché, mais sur l’approche microéconomique
des processus à l’œuvre dans l’économie qui ont tout en vérité de processus globaux. Une
approche macroéconomique s’imposait donc qui ne pouvait être réduite à la sommation (fûtelle mathématiquement établie) des valeurs prises à l’échelle microéconomique ; laquelle
réintroduisait implicitement dans les prédicats de la nouvelle théorie économique l’être social
de l’homme7. En cela, de nouvelles connaissances se faisaient jour que la science économique
orthodoxe ne pouvait entrevoir – par exemple le rôle moteur que jouait la Demande effective
(saisie d’emblée comme demande sociale) dans la production future et la répartition du revenu
national et par voie de conséquence dans l’orientation de l’investissement global. Keynes en a
tiré les conséquences en termes de relance économique : pour sortir de la dépression, il faut
assurer à l’économie la possibilité de se régénérer par l’investissement en maintenant élevé le
7
Il paraît bien difficile en effet, d’un point de vue épistémologique, d’associer l’existence de lois immédiatement
macroéconomiques à l’être individuel de l’homme. C’est sans doute pour contourner cette difficulté que le courant
néoclassique a développé (après Keynes), une macroéconomie sur des fondements microéconomiques.
7
niveau de la Demande effective, dût-on pour ce faire procéder à une redistribution partielle du
revenu national que les seules lois du marché ne peuvent réaliser d’elles-mêmes. On voit
clairement alors en quoi la théorie économique de Keynes concilie liberté d’initiative,
efficacité économique et justice sociale dans un libéralisme moral : en conférant à la raison
humaine contre l’ordre spontané du marché une marge de manœuvre dans le tracé de sa voie
vers le progrès. Bien entendu, et dans la mesure où l’Etat est une institution sociale émanant
de la collectivité humaine, il est l’agent d’exécution de la politique économique ainsi définie.
Cette théorie a virtuellement succédé à l’Economique dès avant la Grande Dépression :
dans un pamphlet qu’il a intitulé ironiquement : Les conséquences économiques de la paix
publié en 1919, Keynes dénonçait le fardeau des réparations de guerre (par ailleurs
surestimées à ses yeux par rapport aux pertes réelles subies par les Alliés) mis à la charge de
l’Allemagne par le traité de Versailles. Il en prévoyait les conséquences : l’impossibilité pour
ce pays de payer et surtout un ressentiment de sa population porteur de risques majeurs pour
la stabilité future de l’Europe ; ce en quoi la suite des évènements lui donna entièrement
raison. Que la Grande Dépression ait eu pour origine l’anéantissement de l’économie
allemande au tout début des années 1920 et ses répercussions sur les économies des anciens
Alliés, cela est indubitable en dépit de sa manifestation immédiate sous la forme de
l’effondrement du marché boursier des Etats-Unis consécutif à une trop forte expansion
spéculative. Les prédictions de Keynes furent réalisées et sa notoriété confortée. Par suite, sa
Théorie Générale ne faisait que conceptualiser une situation par trop critique face à laquelle
les gouvernements se sont trouvés désarmés. Sans abandonner à aucun moment les principes
fondateurs du libéralisme moral de ses prédécesseurs, Keynes n’en a pas moins fourni aux
gouvernements libéraux des pays touchés par la crise la justification théorique pour leur
intervention dans les affaires économiques, intervention qui n’avait pas, loin s’en fallait, des
mobiles purement sociaux. Il n’empêche : la sortie de crise qu’il théorisait de façon si
originale passait par un traitement social de ses causes – qui toutes pouvaient se ramener aux
causes de la faiblesse de la Demande effective.
Mais dès la publication de la Théorie Générale en 1936, il suscita chez les économistes
libéraux une opposition farouche, opposition qui se manifesta en la forme d’un renouveau du
libéralisme à la fois critique de l’ancien et du keynésianisme. Le concept-clé de ce nouveau
libéralisme (qui prit officiellement la dénomination de néolibéralisme à la première
conférence de la Société du Mont Pèlerin en 1947) est celui d’ordres spontanés forgé par
Friedrich Von Hayek devenu l’égérie des nouveaux économistes comme des nouveaux
idéologues du libéralisme. Ainsi qu’on le verra ci-dessous, le concept d’ordres spontanés
relève davantage de la philosophie politique que de l’économie et les nouveaux paradigmes y
associés n’ont d’impact que par ricochet sur la science économique. Tout économiste qu’il
fût, Hayek s’est davantage illustré en effet par ses écrits de philosophie politique dont l’un –
La route de la servitude – le propulsa au rang de leader de la nouvelle école de pensée. L’idée
fondatrice de ce nouveau libéralisme est que le keynésianisme est une variante du
collectivisme en ce qu’il soumet la liberté individuelle à l’Etat. Mais l’ancien libéralisme a
failli à ses yeux dans son appréhension de cette même liberté en la concevant de façon
constructiviste – c’est-à-dire dans le cadre d’un rationalisme négateur de l’existence d’un
ordre spontané ; lequel est « d’une complexité plus grande qu’aucun arrangement délibéré »
(Hayek, 2007, p.250) des affaires humaines ne peut l’envisager. L’ordre spontané étant régi
par ses propres lois (ordre nomocratique), il s’oppose à l’ordre régi par ses fins (ordre
télocratique) qui est celui des organisations de la société (dont la plus grosse est l’Etat). Il
n’est pas étonnant dès lors que Keynes soit la cible des critiques des économistes néolibéraux
menés par Friedrich Von Hayek pour le rôle qu’il fait jouer à l’Etat dans la relance de
8
l’investissement par la demande – ce qui passait par une redistribution volontariste des
revenus.
3. - Le culte de la liberté individuelle revu et corrigé par Friedrich Von Hayek.
Il existe en réalité un véritable paradoxe dans l’avènement de la pensée philosophique et
économique de Hayek : c’est que, non seulement elle fut contemporaine de celle de Keynes
alors qu’elle lui fut en tous points opposée, mais aussi qu’elle se développa dans le contexte
de la « débâcle libérale » (Diemer, 2011) consécutive à la Grande Dépression. En cela, elle
semble être advenue à contre-courant de l’histoire de la pensée économique et de ses
principaux enseignements – notamment de l’idée selon laquelle des grandes crises
économiques naissent de nouveaux paradigmes.
Mais c’est passer trop vite sur le contexte historique que de croire que la pensée de Hayek
n’y avait aucun ancrage. Ce contexte n’était pas seulement celui de la Grande Dépression
mais aussi celui de la consolidation du stalinisme en Urss, de l’avènement du fascisme en
Italie et du national-socialisme en Allemagne – trois doctrines qui, aux yeux de Hayek, ont en
commun de relever des mêmes visées politico-idéologiques : le collectivisme, avec ce qu’il
comporte d’asservissement de l’individu à l’Etat. Compte tenu des dérives totalitaires que ces
doctrines ont induites, on comprend mieux pourquoi la doctrine du néolibéralisme est
idéologiquement efficace : la route de la servitude n’est pas une thèse d’économie mais un
ouvrage de philosophie politique où l’auteur s’en prend à toutes les formes de socialisme et
d’entrave à la liberté économique par Etat interposé.
Pour Hayek, le concept d’ordres spontanés, qui ne s’applique pas seulement à l’économie
mais à divers domaines de la vie comme le langage par exemple, signifie qu’il existe un ordre
des choses qui régit les affaires de la société sans qu’il y ait besoin de l’intervention de
quelque pouvoir de la raison que ce soit. On voit bien où cela allait conduire : à l’opposition
frontale de sa philosophie d’avec les idéologies volontaristes du communisme, du fascisme et
du national-socialisme identifiés par lui au collectivisme, et de sa théorie économique à celle
de Keynes. A ses yeux, le rôle des principales organisations de la société (dont l’Etat) n’est
pas d’intervenir intentionnellement dans l’allocation des ressources mais seulement de définir
le cadre dans lequel s’exercent les libertés individuelles. Ce cadre s’articule autour « des
règles de juste conduite » (Hayek, 2007, p. 253) dont le pouvoir coercitif de l’Etat assure
seulement le maintien. Le reste est affaire de marché et des lois qui le régissent étant donné
qu’on ne peut attribuer aux êtres humains des buts communs mais seulement chercher à
réconcilier « des buts différents au bénéfice mutuel des participants » (id. p. 251). En
conséquence, Hayek met en cause la médiation du politique en économie dont il dit qu’elle est
immorale et injuste parce qu’elle perturbe l’ordre spontané qui régit l’économie. Aussi se
donne-t-il pour objectif de combattre le keynésianisme non pas seulement sur le terrain de la
théorie économique, mais aussi sur le terrain politique ; ce en quoi il ne perçoit pas la grande
contradiction entre ses idées philosophiques et sa pratique politique.
A cet effet, et après avoir participé en 1938 au colloque Lippmann qui se tint à Paris à
l’instigation de Louis Rougier pour débattre d’une troisième voie « entre le planisme
autoritaire et le laissez faire-laissez passer » (Diemer, 2007, p. 2) – lequel colloque fut
considéré ultérieurement comme le véritable acte de naissance du courant néolibéral –
Friedrich Von Hayek et Ludwig Von Mises prennent l’initiative de la conférence constitutive
de la Société du Mont Pèlerin dont Hayek fut le premier président de 1947 à 1961. Lors de
9
cette conférence, il fut constaté un « déclin des idées en faveur de la propriété privée et du
marché concurrentiel » (George, 1996) contre lequel il était nécessaire de lutter pour préserver
effectivement la liberté.
Bien que la société du Mont Pèlerin et tout un aréopage de think tanks d’existence plus
ancienne ou plus récente fussent principalement composés d’économistes, leur crédo politique
fut donc la défense de la liberté contre l’asservissement et leur combat idéologique fut la
défense « des valeurs centrales de la civilisation » (ibid) contre leur dévoiement. Si l’ouvrage
susmentionné de Friedrich Von Hayek put reposer en termes politico-idéologiques la question
de la liberté contre l’oppression de l’Etat, d’autres ouvrages lui ouvrirent la voie (celui de
Lippmann précisément intitulé The good Society – traduit en français sous le titre : La Cité
libre) et d’autres lui emboîtèrent le pas (celui de Milton Friedman – Capitalism and
Freedom). Le terrain idéologique étant ainsi balisé dès la fin des années 1940, il ne restait
plus aux économistes néolibéraux qu’à confondre le keynésianisme sur le terrain de la théorie
économique, ce que la crise de l’Etat social keynésien allait permettre de réaliser à partir du
début des années 1970.
Ce que la théorie keynésienne avait établi de nécessité d’un Etat social, à la fois régulateur
et interventionniste, fut d’autant plus facilement mis en cause en effet par la nouvelle théorie
économique qu’une crise systémique se profilait au début des années 1970, dans le sillage
d’une récession cyclique qui mit fin à trente années de croissance continue. Alors que, pour
Keynes, la Demande effective représentait le véritable moteur de la croissance – ce qu’elle fut
effectivement durant les Trente Glorieuses – c’est l’offre que les néolibéraux désignèrent
désormais comme tel, mettant ainsi en cause toutes les formes de soutien de la demande, en
particulier celles qui avaient un caractère social prononcé. Au contenu qualitatif de l’Etat
qu’évoque le terme « social » par lequel on le caractérisa, les économistes néolibéraux
opposèrent un contenu quantitatif en réclamant moins d’Etat pour signifier la nécessité de
réduire tant le train de vie de l’Etat lui-même que la part des dépenses publiques se traduisant
par le soutien de la demande. Cependant, pareille exigence passait par des justifications
théoriques que les disciples de Hayek, sous la conduite de Milton Friedman, se sont donné
pour mission de fournir en la forme d’une nouvelle doctrine économique dénommée le
monétarisme.
Ironiquement, l’idée fondatrice du monétarisme selon laquelle la monnaie n’est pas neutre
à court terme est reprise de la Théorie Générale. C’est Keynes en effet qui, pour montrer
l’inanité de l’idée de l’équilibre de plein emploi des facteurs, fonda sa critique de l’école
classique sur la réintroduction de la monnaie dans le raisonnement macroéconomique :
soumise à dépréciation par l’effet de l’inflation, la monnaie modifie l’état de la répartition des
revenus et affecte négativement le pouvoir d’achat des détenteurs de revenus fixes porteurs de
la partie de la Demande effective qui se résout en consommation (principalement les salariés).
Il en résulte une distorsion entre l’offre et la demande qui, au-delà d’un certain seuil et s’il n’y
est pas remédié au moyen de la redistribution d’une partie des revenus, conduit l’économie à
la récession puis à la crise.
Se saisissant de la réhabilitation par Keynes du rôle de la monnaie dans l’économie, Milton
Friedman oppose à la Théorie Générale sa conception de l’inflation non pas tant comme
phénomène purement monétaire8 (ce qu’elle est pour tous les économistes), mais comme
8
« […] inflation is always and everywhere a monetary phenomenon in the sense that it is and can be produced only by a more
rapid increase in the quantity of money than in output”, in Friedman (M), Goodhart (C.A.E), 2002.
10
phénomène résultant des distorsions entre l’offre de monnaie en augmentation et sa demande,
supposée stable parce qu’elle serait fonction du revenu permanent des agents9. Or l’émission
de la monnaie (qui alimente l’offre) étant le fait de la Banque Centrale, il appartiendrait aux
pouvoirs publics de la réguler de façon à réduire, voire à éliminer l’inflation. Friedman tire de
ce constat des recommandations de politique économique radicalement opposées à celles de
Keynes : nécessité de réduire les déficits budgétaires pour maîtriser les processus
inflationnistes qui minaient les économies depuis la fin des Trente Glorieuses ; baisse des
impôts pour relancer l’offre, baisse des dépenses sociales pour contracter la demande,
désengagement de l’Etat des secteurs économiques par la privatisation etc. Ce sont là autant
de mesures autour desquelles allait s’articuler ultérieurement (1989) le Consensus de
Washington10 considéré depuis comme le bréviaire des gouvernements néolibéraux. Sans
détailler toutes ces mesures dans la section qui suit, nous essaierons de montrer en quoi elles
favorisent ce que nous convenons de désigner ici sous l’expression de marchandisation du
social.
II. - Les marchés à l’assaut du pouvoir : la marchandisation du social à l’œuvre.
Nous avons commencé la présente contribution en rappelant les prédicats de la théorie
néoclassique qui s’articulaient autour d’une épistémologie fondée sur l’individualisme
méthodologique. Celui-ci ne se traduit pas seulement par le rejet des concepts à contenu
immédiatement collectif au motif qu’on ne peut pas prêter des intentions et une rationalité à
des entités – nation, classe, Etat etc. – qui transcendent le concept d’individu : il se traduit
aussi par la négation logique de l’existence de biens publics et de services collectifs qui, pour
être indivisibles, ne peuvent faire l’objet d’une appropriation privée par des particuliers. Leur
consommation a ceci de caractéristique qu’elle satisfait simultanément aux besoins d’au
moins un groupe d’individus dans un cadre qui transcende le principe d’utilité individuelle sur
lequel la théorie néoclassique est échafaudée. Ces biens et services n’ont évidemment pas
vocation à être des biens marchands et ne peuvent faire l’objet de transactions commerciales
dans le cadre d’un marché sauf à conférer à la catégorie marché un sens différent de celui que
lui confère le principe de l’individualisme méthodologique. Il n’en est pas seulement ainsi de
l’air que nous respirons et de l’eau que nous buvons, exemples-types de biens que la théorie
d’Adam Smith excluait du champ de l’économie politique en ce qu’ils ne possèdent pas de
valeur d’échange alors même qu’ils ont une valeur d’usage : il en est également ainsi des
biens publics comme la défense nationale car « l’offre de défense est indivisible per se,
comme l’est juridiquement la nation à laquelle elle s’applique » (Herrera, 2010, p. 20). Il en
est de même de la Recherche/Développement, des infrastructures économiques et sociales etc.
qui diffusent indirectement leurs effets positifs multiformes dans l’entière économie sous la
forme d’un relèvement du taux de croissance, et de l’entière société sous la forme d’une
amélioration du bien-être collectif. Ces effets ne se mesurent pas seulement par des réductions
de coût par unité consommée des biens et services mais aussi par d’autres facteurs comme une
9
Pour les monétaristes la demande de monnaie résulte uniquement des motifs de transaction (contrairement à la théorie
keynésienne où elle résultait aussi des motifs de spéculation). Ils en déduisent que la fonction de demande de monnaie est
l’une des plus stables de toute la macroéconomie. On peut mesurer combien cette approche est réductionniste à l’importance
de la monnaie de crédit dans la masse monétaire, dont sont émettrices les banques primaires, et au fait que la crise financière
internationale de 2007-2009 (qui se prolonge présentement dans la crise de la dette souveraine dans de nombreux pays y
compris les Etats-Unis) a pour principale origine les « motifs de spéculation » dont toutes les banques (maintenant qu’il n’y a
plus de distinction entre banques d’affaires et banques de dépôt) sont porteuses.
10
« En rupture avec la tradition développementaliste, la question posée a été celle d’un Etat prédateur et du passage de
l’économie administrée par les règles à une économie de marché régulée par les prix. Le consensus classico-keynésien
d’après-guerre a cédé la place au « consensus de Washington », Hugon, 1999.
11
profitabilité accrue des entreprises publiques et privées susceptibles de se traduire en
investissements additionnels, en créations de nouveaux emplois etc. bref, en une amélioration
des conditions économiques générales, gage d’une relative stabilité sociale et politique. Mais
ce ne sont pas les biens publics et les services collectifs qui nous occuperont dans la suite de
la présente étude, ne serait-ce que parce que la théorie économique libérale, dans ses
développements depuis Marshall, a trouvé une manière de contourner leur exclusion du
champ de l’analyse économique en les pensant comme des externalités – concept à l’aide
duquel elle veut rendre compte en termes de rationalité marchande « des interdépendances
directes qui ne trouvent pas de compensation monétaire sur le marché » (id. p. 22). Ce qui
nous occupera, ce sont les prestations sociales en ce qu’elles participent de la reproduction de
l’être social de l’homme à travers le principe de solidarité qui les fondent. Bien entendu,
pareille reproduction a lieu dans le cadre d’institutions régies par un code moral auquel tant
les institutions que la société dans son ensemble ne peuvent se soustraire sans courir de grands
risques de délitement, voire de déliquescence. Bien qu’il ne s’agisse pas ici de substituer une
ontologie du tout à l’ontologie de l’élément (Ragot, 2003) à la base de la philosophie
néolibérale, on peut affirmer que la négation par celle-ci de l’être social de l’homme ne l’a pas
seulement empêchée d’être pensée comme science morale : elle l’oblige à ne rien voir des
problèmes globaux de l’heure (problèmes économiques que les néoclassiques avaient tant
bien que mal tenté de prendre en compte en la forme d’une macroéconomie aux fondements
microéconomiques ; problèmes sociaux du chômage et de la mal-vie dans les pays
développés ; problèmes humains de la faim dans les pays sous-développés restés en marge du
progrès ; problèmes écologiques qui menacent de leurs effets dévastateurs la survie de
l’homme sur la Terre etc.).
1. - Individu versus être social : le tout est plus que la somme des parties.
L’individualisme méthodologique a ceci de caractéristique qu’il implique que la société est
la somme des individus qui la composent. Cette façon de voir a donné lieu à débats en
philosophie depuis Aristote, lequel a été le premier à affirmer que le tout est plus que la
somme des parties. On retrouve cette idée en économie chez Adam Smith dans son analyse de
la division du travail dont il infère un accroissement exponentiel de la productivité du travail.
Illustrant à son tour les effets de la division du travail sur sa productivité, Marx forgeait le
concept de travailleur collectif dont il dit qu’il « a des yeux et des mains par devant et par
derrière et se trouve jusqu’à un certain point présent partout » (Marx, 1973, p. 20). Proudhon
imputait aux mêmes effets l’apparition de la plus-value en écrivant : « […] Car, cette force
immense qui résulte de l’union et de l’harmonie des travailleurs, de la convergence et de la
simultanéité de leurs efforts, il [le capitaliste] ne l’a point payée […] » (Castelton, 2009). Le
travailleur collectif au sens de Marx (comme de Smith ou de Proudhon chez qui le concept est
implicite) n’est-il pas, du côté de la production, une autre façon de désigner l’être social de
l’homme dont la capacité productive est sans commune mesure avec celle de l’individu ?
Compte tenu de l’importance croissante des biens publics, des services collectifs et des
prestations sociales dans la consommation de masse caractéristique des économies
industrielles modernes, ne doit-on pas convenir qu’il n’existe un pendant du travailleur
collectif du côté de la consommation – une sorte de consommateur collectif qui contribue à
fixer le volume et la structure de la Demande effective au sens de Keynes et, par voie de
conséquence, à agir sur la structure et le rythme de la croissance ? Si tel est le cas, les biens
publics, les services collectifs et les prestations sociales en constitueraient les trois
composantes.
12
Sans doute l’être social proprement dit a-t-il des caractéristiques autrement plus complexes
et variées que celles des seuls travailleur et consommateur collectifs tels que définis. Les
anthropologues identifient au moins trois dimensions supplémentaires de l’être social que
nous ne ferons que mentionner ici pour ne pas dévier de notre objet : appartenance à un
groupe, reconnaissance de soi et confiance – la première étant « liée au sentiment d’identité et
son absence à la désaffiliation » (Girod), la seconde renvoyant à « la prise en compte positive
de l’individu par les autres » (id), et la troisième se définissant comme « un état relationnel
favorisant le développement de soi […] dont l’absence crée la vulnérabilité et l’insécurité »
(ibid). Faudrait-il ajouter à cela que l’être social est porté par des valeurs qui, pour renvoyer à
l’éthique et à la morale, n’en ont pas moins un contenu objectif historiquement situé parce
qu’elles sont déterminées « […] à chaque moment par les résultantes déjà obtenues des
rapports de volontés des différents sujets […] » (Boukharine, 1972, p. 47) ; ce en quoi elles
transcendent l’intentionnalité des individus ?
On voit bien où l’on veut en venir : à l’idée que « la société existe » (de Miranda, 2003)11
et que, non seulement elle n’est pas la somme des individus qui la composent, mais dont la
force des liens qui la structurent ne tient pas qu’à la densité des rapports marchands dans son
économie : la production et la consommation des biens publics, des services collectifs et des
prestations sociales, tout en s’imbriquant dans la production et la consommation des biens
marchands, s’en distinguent fondamentalement. Et les lois qui commandent leur production et
leur consommation se distinguent tout autant des lois de l’économie marchande12. C’est dire
si la tendance actuelle à la marchandisation du social la menace dans son existence même.
2. - La marchandisation du social, vrais problèmes et fausses solutions.
Le social est le terme générique par lequel on désigne les biens, services et prestations que
les institutions publiques (l’Etat et ses démembrements) et parapubliques (organismes
paritaires, tripartites ou multilatéraux de gestion de l’action sociale) sont amenées à fournir en
nature à certaines franges de la population, à titre gratuit ou à des tarifs inférieurs à la somme
des coûts de leur production, ou sous forme de revenus de transfert couvrant totalement ou
partiellement ces coûts. On retiendra cependant ici une définition plus restrictive du social
comme ensemble des actions en faveur des personnes, groupes de personnes ou de la
population tout entière concernant la santé, l’éducation, la protection de l’enfance, la sécurité
sociale, la retraite, la vieillesse, le logement, l’emploi et les actions contre la pauvreté,
l’exclusion, les discriminations etc. ; toutes choses en lesquelles se présente le mode
d’existence de la solidarité dans les sociétés où prédominent les rapports marchands, de
caractère impersonnel.
Dans la mesure où ces prestations sont le fruit d’une activité productive quelconque, elles
ont un coût annuel que les institutions susmentionnées prennent en charge totalement ou
partiellement sur leur budget – lequel est une portion du revenu national prélevée par l’Etat
sous formes d’impôts et de taxes, ou par les organismes parapublics sur les revenus des
adhérents ou des bénéficiaires. Une des raisons du « déclin du social » (Guillemard, 1983)
réside évidemment dans l’inadéquation entre les recettes et les dépenses de ces organismes en
situation de ralentissement de la croissance ; lequel ralentissement a affecté (de façon certes
11
L’auteur fait implicitement référence à la déclaration de Margaret Thatcher au Women’s Own Magazine (31 octobre
1987) qui a affirmé : « la société n’existe pas, il y seulement des hommes, des femmes et des familles ».
12
« Malgré les marchés imparfaits et l’esprit marchand, les sociétés d’Occident protègent leur cohésion par les attributions
prioritaires, les législations de la sécurité sociale, la corrections des inégalités au départ ». (Perroux, 1960, p. 12).
13
inégale) la plupart des pays de l’OCDE entre 1970 et 2000 (OCDE, 2004)13. Aussi, l’action
sociale, qui s’est fortement développée dans ces pays sous l’effet des politiques keynésiennes
de relance de la demande a-t-elle été passablement affectée. Quand le coût de la protection
sociale devint « de plus en plus lourd à supporter économiquement » (Rosanvallon, 1983, p.
7), « une crise de la solidarité » (id. p. 41) se révéla, donnant lieu à une remise en cause des
fondements de l’Etat social. Les déficits budgétaires (de l’Etat et des organismes en charge de
l’action sociale comme les Caisses d’assurance-maladie et les Caisses de retraites) servirent
d’argument contre les politiques keynésiennes de relance par la demande en même temps
qu’ils fournirent aux économistes néolibéraux motifs à mettre sur le compte de l’inefficacité
des dépenses budgétaires le recours excessif à la dette publique pour les financer.
La réponse néolibérale à l’inadéquation susmentionnée entre recettes et dépenses
budgétaires vint sous les formes que l’on sait : contrôle strict de l’expansion monétaire pour
contenir la tentation d’un financement public par l’inflation de la demande sociale, réduction
des dépenses budgétaires en faveur des secteurs sociaux, baisse des impôts sur les sociétés
etc. ; en contrepartie de quoi on préconisa de libéraliser davantage l’économie et d’ouvrir à la
concurrence des secteurs d’activité qui, jusque-là, ne relevaient pas du champ d’application
des lois du marché.
La marchandisation du social au sens strict consiste à soumettre les prestations sociales à la
logique du marché tant dans leur production que dans leur consommation. Deux procédés
peuvent être employés à cette fin :
- Le premier consiste à privatiser les organismes publics ou parapublics en charge de leur
production et/ou de leur distribution et à soumettre à la loi de l’offre et de la demande
l’accès à leurs prestations ; ce qui revient à leur changer de statut (de prestations sociales
en prestations privées) et à les soustraire au principe de solidarité qui fondait leur raison
d’être ;
- Le second consiste à relever les tarifs des prestations de façon à couvrir leurs coûts de
production et, le cas échéant, à dégager un profit, quitte à leur conserver le caractère de
« services d’intérêt général » (Andreani, 2006, p.16) susceptibles d’être fournis
éventuellement par les mêmes organismes publics (Hôpitaux etc.) que par le passé. Dans
ce cas, la marchandisation « recouvre […] divers processus qui se recoupent, tels que
l’expansion du secteur privé, la libéralisation du marché et la privatisation des avoirs de
l’Etat » (UNRISD, 2008, p. 1).
L’histoire sociale du capitalisme depuis la Grande Dépression peut se résumer à un
mouvement de balancier entre dé-marchandisation et re-marchandisation du social au sens
large indiqué ci-dessus, intégrant la production et la consommation des biens publics, des
services collectifs et des prestations sociales. La dé-marchandisation, qui découlait de
l’application des politiques keynésiennes en faveur de la Demande effective, coïncidait sans
se confondre, en Europe d’après-guerre, avec les nationalisations dont on sait qu’elles
répondaient à une double nécessité : assurer la reconstruction des économies nationales
dévastées par le conflit et doter les pays des infrastructures lourdes que commandait la
modernisation de leur économie. Créées de toutes pièces ou nationalisées, les entreprises
publiques ont rapidement constitué un secteur puissant, devenu « trop présent dans des
13
Hormis aux Etats-Unis où il est resté stable de décennie en décennie entre 1970 et 2000, et au Royaume-Uni où il a connu
une évolution en dents de scie, le taux de croissance effectif annuel du PIB a plus ou moins fortement chuté dans les autres
pays (voir tableau page 34-35 de l’étude ici mentionnée). On notera cependant que, hormis au Japon où il a enregistré une
plus forte baisse, le taux de croissance s’est vigoureusement redressé dans la plupart des autres pays au cours de la souspériode 1996-2000.
14
activités industrielles concurrentielles » (Chabanas et Vergeau, 1996), c’est-à-dire dans les
activités de production de biens et services marchands. Aussi était-ce sur leur efficacité
(marchande) jugée insuffisante que, dans les années 1990, s’amorça le mouvement inverse
des privatisations qui coïncidait sans se confondre avec celui de la marchandisation du social
au sens large. On a pu ainsi assister à la privatisation non seulement d’entreprises publiques
produisant des biens marchands stricto sensu, mais aussi à celle d’entreprises produisant des
biens publics ou services collectifs entrant « directement dans la consommation de base du
citoyen » (Andreani, 2006, p. 16) : entreprises de production et de distribution de l’électricité
et du gaz, régies de gestion de l’eau, sociétés de chemins de fer, Poste et Télécommunications
etc. Mais vers le milieu des années 1990, un pas supplémentaire fut franchi dans la
marchandisation du social : malgré la relance de la croissance que les politiques de soutien à
l’offre appliquées depuis le début des années 1980 ont permise, le processus de réforme de
l’action sociale engagé au cours des décennies de crise de la croissance fut poursuivi. La
réforme des retraites, qui en fut le fer de lance, consista non seulement à relever l’âge de
départ à la retraite supposé14 retarder le versement des pensions de retraites et réduire ce
faisant la pression sur les caisses en charge de cette prestation, mais encore à introduire dans
les systèmes de retraites par répartition jusque-là en vigueur, fondés sur le principe de
solidarité intergénérationnelle, une « dose » de retraite par capitalisation, fondée sur le
principe de l’épargne individuelle. Outre la possibilité ainsi offerte aux sociétés d’assurances
et autres fonds de pensions de se substituer partiellement aux caisses de retraites dans l’octroi
des pensions de retraites sur fonds privés préalablement accumulés, une myriade de mutuelles
privées vit le jour aux fins de servir des retraites complémentaires selon le même principe de
constitution du capital que les sociétés d’assurances et les fonds de pension. Sociétés
d’assurance, fonds de pension et autres mutuelles vinrent concurrencer les banques (lesquelles
n’ont plus été règlementairement obligées de choisir entre le statut de banques d’affaires et
celui de banques de dépôt depuis que le Consensus de Washington a préconisé la
dérèglementation et la libéralisation financière d’envergure planétaire) dans les activités de
spéculation à l’origine de la constitution d’actifs fictifs aussi volatils que (comme cela s’est
avéré ultérieurement) toxiques.
D’autres mesures allant dans le sens de la privatisation de l’action sociale furent prises
dans différents pays, les uns s’inspirant des autres au fur et à mesure qu’ils étaient confrontés
à l’impasse budgétaire ou à l’accroissement de leur dette souveraine15 : réduction de la
panoplie des soins de santé à la charge des caisses de sécurité sociale ou de la liste des
médicaments et des prestations remboursables, révision des conditions d’octroi des allocations
chômage dans le sens de leur resserrement et de la diminution de la durée de bénéfice de ces
allocations etc. ; à quoi s’ajoute à présent le gel ou la réduction des salaires des
fonctionnaires, l’augmentation des taux de TVA sur les produits de large consommation etc.
Bien que la libéralisation des activités productrices des biens publics et des services
collectifs fasse aussi partiellement partie du processus de marchandisation du social pour les
raisons indiquées ci-dessus, on peut admettre pour ce type d’activité que l’aptitude des
entreprises publiques à dégager des profits soit un critère d’appréciation de leur efficacité : on
devra produire plus d’électricité, transporter plus de voyageurs, traiter un plus grand volume
14
Dans les faits, faibles sont les chances de travailler jusqu’à l’âge légal de départ à la retraite en raison tant de la contraction
du marché du travail en situation de récession que de la tendance lourde au remplacement du travail par le capital dans les
économies à fort contenu technologique. Aussi, les départs à la retraite avant l’âge légal est-il assez courant, ce qui réduit
évidemment substantiellement les montants des pensions de retraite versés en vertu des la règle d’indexation de ces pensions
avec le nombre d’années ou de trimestres passés au travail.
15
Au moment où ces lignes sont écrites (novembre 2011), la dette souveraine de la Grèce est en passe de mener à une crise
gravissime de la zone euro.
15
d’eau pour accroître les profits, ce qui devrait coïncider avec une plus grande satisfaction des
besoins de la population. La privatisation de ces entreprises peut éventuellement se justifier
quand, pour des raisons de mauvaise gouvernance économique (inertie bureaucratique,
mentalité de fonctionnaires des principaux dirigeants, corruption etc.), leurs résultats s’avèrent
médiocres tant en termes de profit qu’en termes de production physique. Ce n’est pas le cas de
la privatisation des organismes en charge de l’action sociale sous toutes ses formes. Leur
efficacité ne se mesure pas en termes de profit mais en termes de degré de couverture de la
population par leurs prestations. Ainsi que l’indiquent de nombreux auteurs, le coût social de
ces prestations entre directement dans le coût de la reproduction de la force de travail de la
population prise en bloc et se justifie donc socialement non seulement par des considérations
morales relatives à l’adéquation du niveau de vie moyen des habitants d’un pays avec les
capacités productives du travailleur collectif qu’ils forment au sens de Marx, mais aussi, et
plus fondamentalement, par la « baisse tendancielle » (Cotis, 2009) de la part des salaires dans
la valeur ajoutée au bénéfice de la part des profits (Askénazy, 2003), constatée depuis le début
des années 1980 dans certains pays de l’OCDE et plus récemment aux Etats-Unis (Brender et
Pisani, 2009). Or « un partage trop défavorable à l'un des deux facteurs peut […] être
préjudiciable pour la croissance, par déficit d'investissement et tensions inflationnistes s'il
s'agit du capital, et par déficit de demande finale des ménages s'il s'agit du travail. » (Cette et
Mahfouz, 1996, p. 165). La baisse de la part des salaires dans la valeur ajoutée s’est traduite
non seulement par un accroissement sans précédent de la demande en prestations sociales,
mais aussi par une accélération de l’endettement des ménages ayant conduit au
surendettement de certains d’entre eux puis à la crise des subprimes de 2007-2009 aux EtatsUnis ; laquelle s’est mécaniquement diffusée dans le reste des pays de l’OCDE étant donné le
niveau d’intégration financière élevé qu’ils ont atteint. On en conclut qu’il existe une limite à
la politique de l’offre que les gouvernements néolibéraux ont mise en œuvre depuis la fin des
années 1970 en Grande-Bretagne (sous le gouvernement Thatcher), le début des années 1980
aux Etats-Unis (sous l’Administration Reagan) et ultérieurement dans les autres pays de
l’OCDE. Cette limite réside dans la recherche du « profit sans l’accumulation » (Cordonnier,
2003, p.1) que le « retour de l’actionnaire »16 aux affaires a induite et qui s’est traduite par
une financiarisation accélérée des économies consécutive à la libéralisation du compte de
capital de tous les pays ; laquelle n’a abouti à « qu’à amplifier les fluctuations
macroéconomiques intérieures » (Cose et Prasad, 2004). On sait où la financiarisation a
conduit la plupart des ces économies : vers la création de « titres financiers qu’elles [les
banques] avaient abusivement appelés des produits financiers [qui] ne valaient guère le papier
sur lequel ils pouvaient être imprimés » (Elsenhans, 2011).
Aussi et alors que la mondialisation économique a déjà produit ses effets sur les systèmes
productifs de tous les pays de l’OCDE, les gouvernements néolibéraux comme sociauxdémocrates en charge des affaires publiques depuis le Consensus de Washington sont-ils à
présent confrontés à un véritable dilemme : faut-il adopter, à leur corps défendant, le point de
vue keynésien de relance de la croissance par la dépense publique quitte à ce que cette
solution ne serve que partiellement à accroître l’offre domestique en situation de concurrence
internationale exacerbée, ou faire face à la crise par un surcroît d’austérité, quitte à déprimer
davantage la Demande effective domestique et hypothéquer ce faisant les chances de reprise
de la croissance ? Si, aux Etats-Unis d’Amérique, l’Administration Obama semble prendre
option pour la relance par la dépense publique malgré l’opposition farouche du Parti
Républicain, dans les principaux pays d’Europe c’est l’option inverse qui est privilégiée, leurs
16
L’expression est de Cordonnier qui entend par là « l’ensemble des transformations institutionnelles qui ont contribué à
rendre la propriété effective des entreprises aux actionnaires après qu’elle leur a échappé durant la période fordiste. (Op. cit.
p. 2, note 5).
16
gouvernements inclinant sans doute à penser comme Peter Sloterdijk que « le pauvre exploite
le riche » (Sloterdijk, 2009)17. Dans un cas comme dans l’autre cependant, les solutions butent
contre les effets pervers de la mondialisation dont les grands pays émergents (les BRIC)
semblent pour l’heure tirer tout le bénéfice : hormis le Brésil et dans une moindre mesure la
Russie qui a hérité du système de protection sociale de l’ancien régime, ceux-là n’ont presque
pas de système de protection sociale viable alors que le rapport salarial qui y prévaut tient
davantage du taylorisme que du fordisme ; ce qui favorise la compétitivité internationale de
ces pays et le maintien à des niveaux élevés de leur offre d’exportation. La tentative des pays
les plus en vue de l’OCDE de contenir la concurrence des BRIC par l’adoption de plans de
rigueur visant à réduire le niveau de la protection sociale et à revenir sur le statut du travail
par dégradation du rapport salarial est-elle de nature à sortir ces pays de la crise actuelle ?
Rien n’est moins sûr étant donné que pareilles mesures ne feront qu’accélérer les mutations,
en cours dans la plupart des pays de l’OCDE, vers une économie de patrimoine. Celle-ci est la
résultante de la domination de l’actionnariat sur l’entrepreneuriat qui favorise les
investissements financiers sur les investissements productifs, contrairement aux pays
émergents où les investissements productifs continuent d’être fortement rentables. Il n’est pas
étonnant, dans ces conditions que la crise actuelle, qui est d’abord une crise financière dont
l’étendue (nombre de pays touchés), la durée (nombre d’années depuis 2007) et la structure
(dette bancaire et dette souveraine) soit en rapport direct avec le passage à la convertibilité en
compte de capital en lieu et place de la convertibilité en compte courant, l’une caractéristique
de la politique néolibérale, l’autre de la politique keynésienne en matière de gestion des flux
de capital. Le FMI, qui est pourtant le bras séculier des grandes puissances en matière de
politique monétaire et financière est fondé à reconnaître (après que la crise financière se soit
déclenchée) que : « […] some complex and multi-layered products added little economic
value to the financial system. Further, they likely exacerbated the depth and duration of the
crisis by adding uncertainty relating to their valuation as the underlying fundamentals
deteriorated» (FMI, 2008, p. 54).
17
L’argument vaudrait autant pour les personnes que pour les Etats au vu des débats actuels (novembre 2011) sur la crise
grecque.
17
Conclusion.
L’économie libérale financiarisée et mondialisée est en crise. Avec elle, la théorie
économique, dominée par la pensée néolibérale. Depuis que le modèle keynésien, articulé
autour des concepts de Demande effective domestique et de régulation étatique, a cédé devant
la montée du capital financier, celle-ci a pu développer un contre-modèle fondé sur la
libéralisation totale des marchés, censée traduire en faits le concept cher à Friedrich Von
Hayek d’ordres spontanés. Voilà que s’élève à présent devant elle un véritable écueil
épistémologique en la forme d’un recours obligé à l’Etat pour sauver de la faillite banques et
sociétés d’assurances privées ayant misé sur le développement de nouveaux produits
financiers pour spéculer. Intervenant massivement lors de la crise des subprimes survenue en
juillet 2007 aux Etats-Unis, les pouvoirs publics ont, dans de nombreux pays, reporté sur
l’Etat une partie des pertes du système financier, accroissant ce faisant la dette souveraine que
ces derniers ont contractée depuis que l’Etat lui-même est sommé de se comporter comme un
agent privé sur les marchés financiers. Ainsi, de 74% du PIB en 2007, la dette souveraine est
montée à 100% en 2011 (Turc et Baud, 2011) et risque de passer à 120%18 en 2014 si la crise
financière perdure.
18
FMI, Rapport sur la surveillance budgétaire multilatérale, cité par Turc et Baud, Op. cit. p. 10.
18
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