Expériences du théâtre-laboratoire 13 Rzędów par Eugenio Barba

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Eugenio Barba, Expériences du théâtre-laboratoire 13 Rzędów, «faits et discussions»,
first published in Théâtre-laboratoire 13 Rzędów, Opole, Pologne, 1962
Expériences du théâtre-laboratoire
13 Rzędów
par Eugenio Barba
boursier italien en Pologne
Ce qu’on a appelé ‘l’aventure intellectuelle di XXe siècle’ n’a été
qu’une prise de conscience des possibilités inexploitées des différents arts. Pas
seulement une lucide forme d’ubris, un effort bien décidé à dépasser les limites
assignées par la tradition et la rationnelle prudence, mais surtout la profonde
conviction que l’art devait changer sa structure et même sa fonction. Dans
tous les arts on a pu remarquer un processus de purification, une élimination
des ingérences d’autres genres artistiques, refus de tout ce qui n’était pas
nécessaire, vital pour la nouvelle métamorphose.
Seul le théâtre semble dépourvu de pareilles possibilités. Il a bien
essayé de se suicider plusieurs fois, de tuer les vieilles formes pour revivre un
nouvel avatar: le période de la Grande Réforme avec ses Stanislavsky, Appia,
Craig, Meyerchold, Vachtangov, Piscator a été la tentative las plus sérieuse qui
n’a abouti à rien. Les théâtres restent des bâtiments surannés, exprimant des
textes classiques et contemporains dans un alphabet routinier et
conventionnel. Il n’y a pas de création sur la scène, simplement une stérile
répétition des formules usagées et des styles hybrides, se voulant ‘modernes’
par l’exploitation des derniers résultats d’autres formes d’art: peinture,
musique, art de l’étalage. Aucune purification, aucune recherche pour
développer (ou pour retrouver?) ces éléments qui constituent l’essence même
du théâtre, aucun renouvellement de ses moyens d’expression qui puissent
s’adapter à notre siècle, aux «actuelles névroses collectives qui, comme les
cataclysmes telluriens dans l’histoire de notre planète, marquent les différents
époques de l’évolution humaine»1.
Jeu des acteurs, récitation, contact entre acteur et public,
architecture théâtrale, ce sont bien les vieilles formes qui satisfaisaient les
‘Gentiluomini de la Renaissance’ ou les ‘Honnêtes Gens’ du XVIIe siècle.
1
I. B. Cendrars: Moravagine.
Plusieurs voix se sont levées dans cette impasse anachronique en invoquant
des réformes, un retour à la spontanéité primitive ou aux formes populaires, la
création de ‘laboratoires’ théâtraux. Mais, pour le moment, tout reste imprimé
sur le papier: Witkacy et Artaud, ces grands visionnaires, n’appartiennent qu’à
l’histoire de la littérature.
Notre siècle se vante d’avoir anéanti les distances, facilité les
contacts, enrichi chaque culture nationale avec des musées, des discothèques,
des filmothèques ‘imaginaires’. Mais en observant mieux, on découvrira une
involontaire discrimination culturelle envers les pays dont la langue n’est pas
très connue. Je pense à la poésie suédoise, une des meilleurs en Europe ou à
cette Pologne dont les films et les affiches ont répandu le mythe, mais qui, au
fond, reste encore une inconnue.
Dans une petite ville polonaise de province, Opole, il y a trois ans,
en 1959, arriva un jeune metteur en scène, Jerzy Grotowski, accompagné du
critique littéraire Ludwik Flaszen. Les autorités locales aidant, ils ouvrirent un
petit théâtre qui, dès ses premiers jours, acquit une physionomie bien précise:
un laboratoire où ils faisaient des expériences sur l’acteur et sur le public, avec
pour but une systématique construction d’une nouvelle esthétique théâtrale et
une purification de l’art scénique. Purification qu’on pourrait ainsi décrire:
1) Elimination du divorce acteur-spectateur. Le film et la télévision
ayant pris la fonction sociale du théâtre, Grotowski a essayé de
concrétiser les possibilités que ce dernier avait de se différencier de
ses deux rivaux pour survivre et pour se créer une nouvelle fonction
et structure. Il croit que cette possibilité consiste en un contact
direct, physique entre acteur et public. En conséquence, en
transformant l’entière salle en scène et en y disséminant les
spectateurs, les acteurs peuvent exercer sur ces derniers plusieurs
formes de contrainte pour les faire collaborer et les incorporer à
l’action.
2) Renonciation à tout élément non théâtral: scénographie,
musique, effets de lumière.
3) Suprématie de l’acteur comme instrument principal dans la
création du spectacle.
4) Nouveaux moyens d’expression vocaux et physiques.
5) Radical ‘traitement’ du texte.
Considérant le théâtre comme une collective expérience introvertie,
les animateurs du laboratoire ont commencé à étudier quels phénomènes ils
pouvaient exploiter afin de provoquer des réactions physiques collectives, plus
exactement: rendre conscientes impulsions et représentations subconscientes.
L’exemple le plus concret et le plus efficace d’un pareil théâtre étant les rituels
primitifs, c’est à eux que Grotowski s’est adressé en les enrichissant des
résultats de la psychologie et de la sociologie moderne dans le tentative de
créer une forme contemporaine de rituel laïque.
Les
rituels
primitifs,
berceau du théâtre, manifestations qui engageaient la vie psychique des
participants, étaient décharge d’accumulations introverties, volonté de répéter
un acte attribué à un modèle archétypal, une espèce de confession collective
cimentant la solidarité du clan et, souvent, la seule occasion pour briser un
tabou2. Les shamans étaient les motores primi de ces cérémonies où tous les
membres de la tribu avaient un rôle à jouer. Fascination, suggestion,
surexcitation psychique, valeur, ‘magique’ des mots, le corps essayant de
franchir les limites biologiques et naturelles: voilà quelques uns des caractères
des rituels primitifs.
Evidemment ces cérémonies spontanées, avec leur délivrant
paroxysme, sont bien difficiles à être vécues dans notre siècle. On devait
chercher des nouveaux éléments qui puissent, en un certain degré, activer le
public et le pousser à une collaboration immédiate. Grotowski tout en
conservant l’essence même du théâtre primitif, c’est-à-dire l’engagement de
toutes les personnes présentes, a éliminé les caractères religieux pour y
substituer des ‘stimuli’ laïques provoquant les spectateurs à une participation.
Des psychologues, des anthropologues et des sociologues ont
démontré l’existence de ‘représentations collectives’3, d’’archétypes’4 qui, tout
en étant des créations mentales de l’homme, restent souvent à l’état
subconscient, (on les retrouve souvent comme thèmes communs dans le
folklore). C’est justement ces archétypes que Grotowski exploite pour
déchaîner l’attaque contre le public dans le but de briser son mécanisme de
défense psychique et le pousser à une réaction que l’on peut définir de
participation.
«Dégager du texte dramatique l’archétype5: c’est-à-dire symbole,
mythe, image, motif enracinés dans les traditions d’une culture nationale,
ayant valeur de métaphore, de modèle de la condition humaine, de la destinée
de l’homme. Par ex., archétype de sacrifice, d’holocauste d’un individu pour la
collectivité:
Prométhée
L’Agneau de Dieu
Winkelried
Archétype de l’homme-shaman qui s’est donné aux puissance
démoniaques et qui, grâce à elles, a reçu le pouvoir sur las matière:
Faust
Twardowski6
Einstein
(dans
l’imagination
populaire).
Concrétiser un archétype à l’aide de la mise en scène, ce qui devrait
être l’essentiel dans le spectacle, constitue ce que le poète polonais
Broniewski, après avoir visité notre laboratoire, a caractérisé comme
2
Sigmund Freud, Totem et tabou. «Une fête est un excès permis, voir ordonné, une violation solennelle d’une
prohibition».
3
E. Durkeim, Les formes élémentaires de la vie religieuse. «Il existe en dehors des sensations et des images
individuelles tout un système de représentations collectives qui jouissent de propriétés merveilleuses. Des
représentations collectives qui ajoutent à ce qui peut nous apprendre notre expérience personnelle tout ce que la
collectivité a accumulé au cours du siècles».
4
Prokopiuk, K. G. Jung jako psycholog religii, Varsovie, Euhemer I., 1962. «Les éléments basiques du subconscient
collectif ce sont les archétypes. Selon Jung, les archétypes sont des formes potentielles ou des modèles du
comportement particulier de l’homme et de l’entier genus humanum. Sous un aspect psychologique ils sont des
processus psychiques changeables en images: symboles et mythes».
5
Grotowski emploie le terme archétype sans un sens étroit et purement explicatif. Pour Joung l’archétype ne pouvait
pas être aperçu consciemment par l’individu; le subconscient collectif était une espèce de psyché supra-individuelle.
Ces affirmations ne sont pas partagées par le jeune metteur en scène polonais.
6
Personnage historique polonais que la tradition populaire a transformé en une espèce de Faust national.
‘expression par la voix et par le corps de l’essence même de le destinée de
l’homme’.
En manifestant l’archétype on heurte le subconscient collectif. Il en
résulte une réaction spontanée. Nous rapprochons deux ensembles (les acteurs
et le public) nous appuyant un peu sur le provocation, apparemment même sur
la ‘magie’ afin de créer un ‘acte magique auquel tous participent comme dans
la préhistoire du théâtre’.7
Si l’on considère ces archétypes comme des ‘vérités’ métaphoriques
cristallisées par l’homme, leur démasquement ou profanation n’est qu’une
contrainte à regarder bien en face ces ‘vérités’, essayer de juger
rationnellement leur structure, ce qui ne veut pas dire une condamnation. Le
critique polonais Kudlinski a justement appelé ce processus de profanation
caractéristique au laboratoire ‘dialectique de raillerie et d’apothéose’. D’un côté
on perce l’apparence de ces ‘vérités’, leur substance purement émotionnelle ou
leurs rationalisations de certaines hantises de l’homme, dans une brutale
analyse on attaque la valeur mythologique de l’archétype: d’un autre côté on
accentue et on souligne son caractère cognitif et extrêmement humain.
Quelques exemples expliqueront mieux l’entier processus.
En considérant Les Aïeux de Mickiewicz comme un drame rituel,
nous l’avons présenté ad litteram; nous avons placé les spectateurs dans la
salle entière, ainsi que les acteurs. Ces derniers s’adressent aux personnes
présentes, les traitent comme co-acteurs et même les provoquent à participer
à l’action scénique. A travers le texte de Mickiewicz nous nous sommes
efforcés de montrer comment une collectivité s’imagine le monde surnaturel en
l’obligeant à se auto-présenter; expérience que, dans un cadre grotesque,
conduit à la compréhension de l’ignorance et de la souffrance humaine. Nous
avons voulu éclaircir la ressemblance entre rituel et divertimento…»8
Enfin la scène finale de la Grande Improvisation. [Dans le drame de
Mickiewicz le protagoniste Gustav-Konrad, dans la cellule d’une prison tsariste,
se révolte contre l’ordre constitué, refus de l’individu qui s’identifie avec
l’entière nation: la Pologne partagée et dépendante. E. B.] Traitée d’habitude
comme révolte métaphysique avec pathos et emphase, elle á été interprétée
dans notre laboratoire comme une preuve de la tragédie et de la naïveté de
l’individu qui se croit sauveur. Nous avons changé le longue monologue de la
Via Crucis, Gustaw-Konrad se déplace parmi les spectateurs, station après
station, en escaladant son Golgotha. Il est chargé d’un trivial accessoire de la
vie quotidienne, un balai, et il s’en sert comme le Christ de sa croix. Sa
douleur est authentique, la foi dans sa mission de sauver sincère, mais ses
réactions naïves, pareilles au drame de la limitation chez l’enfant. Ici il est
question d’une dialectique théâtrale particulière: ‘divertimento’ et ‘rituel’,
synthèse de Christ-Don Quichotte, tragique et grotesque. Le sens du spectacle
atteint sa pleine intelligibilité dans cette scène finale: toute révolte individuelle
visant un radical changement de la situation de la collectivité est sans espoir…
7
Jerzy Grotowski, Możliwość teatru, Opole 1962.
E. Durkheim: Op. cit. «C’est que le rite, tout en visant d’autres fins, a été en même temps pour les hommes une sorte
de récréation». Ce côte récréatif qui, dans les rites représente un affaiblissement des sentiments religieux, est un élément
consciemment introduit par Grotowski, exactement un des composants laïques du spectacle.
8
Les prémisses technico-théâtrales peuvent être récapitulées ainsi: utilisation
homogène de l’espace théâtral, dialectique de formes, rituel et laïque.»9
Un autre exemple peut être fourni par la mise en scène de Kordian
de Slowacki, un texte classique polonais aussi connu que Peer Gynt pour les
Norvégiens ou Wilhelm Tell pour les Suisses. L’action se passe au siècle dernier
dans la Pologne partagée. Kordian, un jeune aristocrate, veut se sacrifier pour
sa nation et la libérer du jeu tsariste: il manque un attentat contre le tsar et
après un séjour dans un hôpital psychiatrique, il est jugé normal et condamné
à mort. C’est exactement la scène de l’hôpital que Grotowski a considéré
comme la clef du drame et c’est dans un lieu pareil qu’il fait dérouler l’entière
action de Kordian. Toutes ses expériences et aventures, les personnes qu’il
rencontre, les femmes qu’il aime, les conspirations qu’il ourdit, tout est traitè
comme des fantaisies d’un cervau malade. Un docteur démoniaque se
changeant alternativement en pape, en tsar, en vieux soldat provoque ces
crises. Par ex. quand dans le texte original Kordian, sur le sommet du Mont
Blanc, prononce un solennel et pathétique monologue et offre son sang à la
nation polonaise et à l’entière Europe (archétype d’holocauste individuel), dans
le spectacle le docteur le saigne (dialectique de raillerie et d’apothéose). Les
souffrances de Kordian sont réelles, seulement les motifs imaginés:
l’holocauste pour ses compatriotes est naïf et irréel, mais moralement noble.
«C’est ne pas la première fois que notre laboratoire présente des
textes où le protagoniste est une personnalité héroïque possédée par
l’obsession de sauver les autres. Le metteur en scène veut analyser le sens des
actions individuelles en une époque de mouvements de masse, de superorganisations, de résultats réussis d’actions collectives. Aujourd’hui, celui qui
voudrait sauver le monde en un effort solitaire doit être un fou ou un enfant et
on ne peut pas être sûr si, dans notre époque critique, il aurait le charme de
Don Quicotte.»10
Ainsi la salle-rituelle est transformée en maison des fous et aux
spectateurs est assigné le rôle de patients. Les acteurs sont seulement des
patients plus actifs.
«Aucune règle doit être canosisée. Même cela qu’il faut concrétiser
un archétype. D’habitude il y en a plusieurs, ils se ramifient, se mêlent; nous
n’en prenons qu’un comme pivot psychique du spectacle. Mais il faut compter
avec des différentes possibilités: par ex., avec la possibilité de concrétiser
toute une série d’archétypes ayant la même valeur dans la structure uniforme
du spectacle. D’ailleurs nous sommes seulement au débout de pareilles
recherces. La ‘dialectique de raillerie et d’apothéose’, en heurtant l’archétype,
touche toute une chaîne de tabous, de conventions et de valeurs consacrées.
De cela le ‘miroitement’ du spectacle: estafette de profanations, phases (ou
plans) d’archétypes, successifs anéantissements de tabous, ce qui en effet en
fait surgir d’autres, à rebours, de nouveau anéantissements…»11
Actuellement le laboratoire répète Akropolis de Wyspianski, le plus
grand dramaturge du Symbolisme polonais. L’action se déroule au château
royal de Cracovie, l’Acropole nationale des Polonais. Pendant la nuit de la
9
Interview donnée par Jerzy Grotowski à la revue littéraire Współczesność, novembre 1961.
L. Flaszen Commentaire à la mise en scène de Kordian, Współczesność, novembre 1961.
11
Jerzy Grotowki, op. cit.
10
résurrection pascale, les monuments et les personnages des tapisseries
s’animent et reconstruisent les épisodes principaux de la tradition européenne
et polonaise. Au laboratoire on a trouvé que l’archétype-pivot d’Akropolis est
un cimetière-somme d’une civilisation donnée et, amer paradoxe, pamphlet
contre la ‘civilisation de fours crématoires’, on a transposé l’action du drame
dans un camp d’extermination – Auschwitz (‘dialectique de raillerie et
d’apothéose’). Le texte classique de Wyspianski est mis dans la bouche
d’épaves humaines ressuscitées dans ce contemporain cimetière-somme. Les
divers épisodes, revécus par les prisonniers, donnent toute une série de
situations archétypales (lutte entre l’ange et Jacob; Pâris et Hélène; Esaü et
Jacob etc.) Le texte de Wyspianski s’achève avec la résurrection et le triomphe
du Christ. Le spectacle termine avec le cortège des prisonniers, qui en portant
en triomphe un cadavre (considéré comme sauveur, leur dernier ‘mensonge
vital’), disparaît dans un four crématoire.
On pourrait définir les spectacles du laboratoire comme des cruels
auto-portraits collectifs. Une imposition à une auto-analyse ne laissant aucune
possibilité d’issue illusoire, les beaux sentiments ne faisant que de la mauvaise
littérature, de la vrombissante banalité écorchant à peine l’épiderme de nos
sentiments.
Ces expériences qui ont déjà acquis un certaine cristallisation après
trois ans de travail, révèlent une possibilité: l’existence d’un théâtre psychodynamique. Il n’est plus question de présenter une pièce aux personnages plus
ou moins psychologiquement convaincants, mais exploiter le texte avec le jeu
des acteurs comme un catalyseur capable de dégager une violente réaction
psychique chez le public. «Ne pas montrer le monde séparé du spectateur,
dans le cadre illimité de la scène, mais en collaboration avec lui créer un
nouveau monde.»12
Une pareille forme de théâtre pose plusieurs problèmes dont les
plus importantes sont un nouveau genre de dramaturgie et de nouveaux
moyens d’expression théâtrale. Nous allons voir comment Grotowski s’est
attaché à ces problèmes.
«On a souvent remarqué que ce que nous présentons au laboratoire
n’a rien en commun avec le théâtre littéraire où le but est une philologique
fidélité envers le texte ainsi que l’illustration pratique des idées de l’auteur.
Nous, au contraire, nous affirmons la valeur d’un théâtre que quelques uns ont
appelé autonome. Le texte constitue ici seulement un, mais non le plus
négligeable, des éléments du spectacle. Les ‘péripéties’ de la représentation ne
correspondent pas à celles du texte, mais elles sont concrétisées à l’aide de
moyens spécifiquement théâtraux. Le metteur en scène se conduit envers la
pièce assez librement; il efface, transpose; il évite seulement une chose: des
interpolations personnelles. Avec profonde piété il prend soin du charme du
mot et de l’expression scénique du moment, et un de ses moyens préférés
c’est justement la façon de parler artificielle et ‘composée’.13
Cette liberté envers le texte, cette transposition presque totale des
scènes et du dialogue représente le premier pas cohérent accompli par un
homme de théâtre pour libérer son art de la servitude littéraire. On doit enfin
12
13
L. Flaszen, Matériaux sur le théâtre -laboratoire 13 Rzędów pour ITI.
L. Flaszen, Matériaux sur le théâtre -laboratoire 13 Rzędów pour ITI.
comprendre que si l’on considère le metteur en scène comme un véritable
artiste (malheureusement dans l’Europe entière il y a bien peu de pareils
artistes) on doit aussi lui faire confiance et lui remettre le soin et la liberté
absolue de créer le ‘spectacle théâtral’. Il doit avoir le droit de profiter du texte
du dramaturge ainsi qu’un peintre exploite les ‘motifs’ environnants ou un
poète le matériel sémantique aggloméré par la civilisation. D’un autre côté, le
texte, subissant un pareil ‘traitement’, acquiert des multiples possibilités
d’interprétation et il devient le banc d’essai pour l’originalité créatrice du
metteur en scène. Jusqu’à maintenant le laboratoire a présenté surtout des
classiques nationaux, mais le programme de la prochaine saison révèle de
s’attacher à ceux de toute l’Europe.
Cet avatar du texte n’a qu’une puissance limitée s’il n’est pas
accompagné par un fondamental renouvellement de l’art du jeu théâtral. En
prenant comme point de départ ce postulat: «Tout ce qui est artistique, ARS,
c’est artificiel» (c’est-à-dire pur effet physique ou vocal), Grotowski atteint la
conséquence extrême d’une pareille affirmation.
«Il n’y a pas de moyens canonisés. Tout moyen est permis:
- S’il est fonctionnel (justifié par la logique de l’entier spectacle;
marcher normalement exige la même justification que marcher sur les mains:
la logique de la vie ne peut pas être identifié avec la logique artistique).
- S’il a été fixé (inchangeable, à l’exception de certains scènes où
l’on peut permettre une improvisation partielle).
- S’il est construit (composition: les moyens théâtraux forment une
structure où les éléments particuliers sont inchangeables)».
«Notre intérêt converge vers un domaine du jeu des acteurs jusqu’à
présent peu étudié: association du geste ou de l’intonation vocale avec un
signe déterminé, avec un modèle de gesticulation ou d’incantation (par ex.,
s’arrêter dans une phase de la course ou prendre la position d’un chevau-léger
qui charge, comme sans les vieux dessins). Jeu qui, non littéralement, mais
par allusions, associations du geste ou de la voix évoque des modèles
enracinés dans l’imagination collective».14
En distinguant trois étapes dans la formation de l’acteur: acteur
élémentaire (comme dans le théâtre académique), acteur artificiel (faisant
usage de compositions, bâtissant une structure logique d’effets vocaux et
physiques) et acteur archétypal (acteur - artificiel qui brode sur le canevas du
subconscient des représentations collectives), Grotowski se pose déjà un but
concret: la formation du dernier type d’acteur. Nous allons maintenant
esquisser quelques caractères particuliers et originaux du laboratoire 13
Rzędów.
Exploitation des défauts de l’acteur: ce ne sont pas ses qualités
physiques ou émotionnelles, mais ses défauts qui sont pris en considération.
Un vieil acteur peut jouer Roméo selon ses capacités (physiques) limitées,
justement s’il accentue ses limites, c’est-à-dire s’il soumet le structure de son
rôle à une composition bien déterminée: par ex., Roméo sénile qui avec une
Juliette du même âge se souvient et reconstruit sa jeunesse.
Emploi des costumes et d’accessoires: costumes et accessoires
comme partenaire ou prothèse de l’acteur. Partenaire: l’acteur anime
14
Jerzy Grotowski, op. cit.
l’accessoire, le traite comme quelque chose de vivant ayant des qualités
particulières: par ex. nourrissant des sentiments favorables ou défavorables
envers lui (il y a dans la vie des objets qui se cachent quand on les cherche!)
D’un autre côté le partenaire peut être le costume, cette fois en se basant sur
le principe de polémique (acteur jeune et beau, costume laid; situation
poétique, costumes vulgaires et de mauvais goût etc). Le costume est
prothèse de l’acteur, il accentue les possibilités d’expression ou de déformation
de ses mouvements et de ses gestes (costumes sans manches empêchant
l’utilisation des bras). L’accessoire ne doit pas être décoration, mais doit aussi
servir à augmenter les possibilités d’expression de l’acteur (Kordian: les lits
des patients comme instruments de gymnastiques ou acrobatiques).
Interprétation de caque personnage exprimée par des purs
effets vocaux et physiques: un effet c’est la concrétisation des intentions du
protagoniste (ses désirs, passions, pensées, actions, états d’âme) par un acte
physique (gymnastique, acrobatique, pantomimique) et vocal (incantations
artificielles de la voix, associations avec des sons connus). Pour être suggestif
l’effet doit être réalisé en transe (concentration et mobilisation des énergies
intérieurs) et s’il veut accomplir sa fonction de communication il doit être une
espèce de signe évoquant des associations souvent enracinées dans le
subconscient du spectateurs. Le signe, donc, est démasquement de quelque
chose qui suggère, provoque des associations, stimule toute une gamme de
réactions et qui rend conscient des sentiments in potentia liés à des
expériences individuelles ou collectives (en rapport avec la culture, l’histoire,
les traditions, le folklore, les usages du pays).
Contact avec acteur et public: La scène ayant été éliminée,
l’acteur s’adresse au spectateur directement, lui parle, le touche, l’entoure tout
le temps, lui fait du chantage avec de fréquents coups de théâtre. Contact:
individuel, entre un seul acteur et les spectateurs les plus proches; collectif,
entre l’ensemble et l’entière salle. Plusieurs formes de contact collectif: dans
Caïn de Byron les spectateurs étaient les descendants de Caïn, ils étaient
présents, mais comme lointains, difficiles à approcher; dans Sakuntala de
Kalidasa ils étaient des réserves, des masses des figurants, partagés en
moines et en courtisans; comme participants à un rituel agraire dans Les Aïeux
de Mickiewicz, l’action les incorporait et l’acteur devenait le coryphée d’un
véritable chœur; traités comme patients dans Kordian de Slowacki ils sont
absolument ignorés, il représentant les ‘vivants; les acteurs sont des fantômes
qui se faufilent tout le temps parmi eux, peuvent même les toucher, sans que
cela soit une provocation ou un tentative d’approche physique.
‘Magie’ théâtrale: Réalisation publique de l’impossible; l’acteur
sans effort, accomplit quelque chose que le spectateur estime comme
impossible, quelque chose qu’il serait incapable de répéter. Par ex., l’acteur
devant le public, se transforme en un autre homme, même en animal ou en
objet. Acrobatisme comme dégagement des lois naturelles, etc.
Maquillage: Non comme une accentuation des caractères
physiologiques de l’acteur, mais transformation fascinante et ‘magique’ du
visage, comme une masque africain. L’acteur peut aussi se passer du
maquillage et changer l’expression de son visage à l’aide d’une musculature
faciale très maîtrisée que la lumière, la sensation de concret causée par un
rapprochement subit (l’acteur circulant parmi le public) et les phénomènes
naturels (sueur, respiration, etc.) transformeront automatiquement en
masque.15
Processus conscient d’influence sur le subconscient du
spectateur: l’acteur ne doit pas reconstruire l’archétype et ainsi le banaliser,
mais à l’aide de signes, d’incantations vocales, de compositions physiques et
acrobatiques il doit se référer à la représentation collective et l’attaquer. Un
exemple concret est la Grande Improvisation des Aïeux. Gustaw-Konrad n’a
pas les traits du Christ, il ne porte pas une croix, mais avec son ridicule
accessoire, le balai, avec son don-quichottisme il heurte la représentation
populaire du Christ: de là, sa valeur de choc. Banale, au contraire, aurait été la
reconstruction littérale du personnage ou de la situation archétypale.
Le mot ‘artificialité’ qui devient le credo esthétique du laboratoire,
peut donner place à plusieurs malentendus: il faut tout de suite éclaircir que
cette artificialité doit être greffée dans le naturel, dans l’organicité des
mouvements et des intentions. La déformation doit toujours avoir valeur de
‘forme’, autrement le tout devient rébus gratuit ou pathologie. Il faut que
l’artificialité conserve son cordon ombilical avec la vie. Quelques exemples
aideront à mieux comprendre les intentions de Grotowski.
Tout geste doit être composé: la façon de marcher, de parler, de
se mouvoir. Une courte série de mouvements devient déjà une micro
pantomime qui nous éclaire sur le caractère du personnage; non de la
complication pour la complication.
Capacité chez l’acteur de savoir faire passer l’action du spectateur
du côté visuel à celui auditif; d’un effet vocal à un physique; d’une partie
déterminée du corps à une autre; sur soi, loin de soi, toujours avec des
changements de position clairs et compréhensibles. (Capacités qu’on retrouve
chez les prestidigitateurs).
Polémique théâtrale: Entre l’acteur et la musique (dans un
mystère: musique religieuse, austère et résurrection d’un Christ frivole); entre
l’acteur et le texte; entre l’acteur et le costume; entre deux ou plusieurs
parties du corps (les mains affirment, les jambes dénient, etc.).
Plasma de rôles: Échange des rôles entre acteurs: Roméo devient
Juliette, Juliette Roméo.
Acteur hybride: Actrice sans le rôle de secrétaire, puis d’amante
du patron, puis de téléphone, de machine à écrire, de table, de sofa etc. (Dans
Mystère Bouffe de Maïakowski).
Construction à plusieurs étages du rôle du personnage: Un
acteur jouant le docteur qui en réalité est le diable qui se transforme encore en
pape, en tsar, en vieux soldat (dans Kordian).
Segment du jeu: Une scène jouée par le même personnage de
plusieurs façons: artificielle, naturaliste, pantomimique, improvisation, etc.
Exploitation des phénomènes physiologique qui ne peuvent pas
être éliminés ou cachés: dans la Grand Improvisation dans les Aïeux, à cause
15
Robert Bréchon: Michaud. «Comme toute chair nue et offerte, le visage est obscène. Plus nu que le corps nu, parce
que la physionomie et le regard trahissent l’être. L’homme est pris au piège de son propre visage, mais en même temps
il le porte comme un vêtement qui est une conception de soi qu’on en est responsable. Il a une signification… Il arrive
cependant que le visage, par lui-même, révèle la spiritualité. Il peut échapper è la malédiction qui pèse sur le corps.»
de son effort physiques, Gustaw-Konrad a le visage ruissellent de sueur. Il ne
le cache pas, mais accomplit une série de gestes qui justifient et exploitent
cette sueur comme la sueur du sang du Christ.
La parole traitée non seulement comme médium intellectuel, mais
aussi comme sonorité, moyen pour faire surgir des associations chez le
spectateur (incantation).
Tous les jours, outre la répétition de la pièce en préparation et le
spectacle du soir, les acteurs travaillent au laboratoire sur une série
d’exercices qu’on peut partager en plusieurs branches:
1) Diction, exercices vocaux, prononciation artificielle (incantation),
passage d’une couleur de voix à une à une autre, chant, chuchotement. Ces
exercices sont toujours accompagnés par des pratiques respiratoires. Les
études de phonologie du laboratoire ayant eu confirmation que le secret d’une
bonne diction se cache surtout dans une respiration organique, on prend le
grand soin de ce côté souvent négligé même dans les écoles théâtrales. On
peut concentrer ainsi les expériences du laboratoire sans ce champ: rôle du
cerveau dans la formation du son; importance des muscles de la gorge pour
une ouverture appropriée du larynx; fixation de pauses respiratoires dans le
rôle à jouer; convergence entre respiration et rythme de la phrase; respiration
alogique (là où elle n’est pas nécessaire) comme effet théâtrale; respiration
complète engageant la poitrine et l’abdomen (non seulement ce dernier
comme d’habitude dans la pratique théâtrale); exploitation simultanée des
résonateurs du crâne et de la cage thoracique; enrouement comme
conséquence de problèmes psychiques ou de mauvaise respiration.
2) Cours de plastique selon la méthode Delsarte et autres: emploi
simultané de diverses parties du corps à un différent rythme (les bras très vite,
les jambes lentement, l’acteur parle en changeant de vitesse); maîtrise de la
musculature; prompte relaxation des muscles qui ne sont pas engagés dans le
mouvement (on recourt dans ce cas, comme pour le s pratiques respiratoires à
la gymnastique du Hatha-Yoga).
3) Etudes mimique, naturalistes, artificielles.
L’application de ces principes conduits à un style de jeu tout à fait
anti-naturaliste où le dynamisme et le rythme, vocal comme physique, est
dans le spectacle, strictement fixé comme dans une partition musicale.
Composition du geste, subits et continuels changements d’actions (on ne peut
pas parler de situations), acrobatisme et parfait contrôle des capacités
physiques, variations d’intonations, de couleurs de voix, passage du cri au
chuchotement, du chant au silence (comme effet théâtral), tout cela exige de
l’acteur une habilité non commune et bien supérieur à la moyenne. Le but de
l’acteur étant de provoquer et de fasciner le public, il est obligé non seulement
à une intense concentration pour jouer exactement sa partition (transe), mais
aussi à un constant effort conscient pour subjuguer le spectateur. Shaman, il
crée une action scénique et en même temps il y guide le spectateur, le stimule
à participer au jeu, le traite comme figurant, l’oblige à oublier son masque
social pour le plonger dans la vision d’un monde qui avec une grotesque
cruauté et vivisection le pose en face de ses hantises qui n’ont pas d’issue
métaphysique.
Voici, donc, un nouvel élément du spectacle: une psychomachie
entre acteur et public. Le premier essayant de subjuguer, de fasciner, de
captiver toute possibilité de défense rationnelle chez le spectateur; ce dernier
luttant contre la ‘magie’ des gestes et des mots, s’attachant à sa logique,
cherchant un dernier abri dans une convulsion de son armure sociale, spasme
qui ne peut pas durer longtemps et qui hâte sa reddition finale. Si le rituel
religieux primitif était phénomène spontané, mais non conscient, de délivrance
de rêves introvertis et d’obsessions subconscientes, dans le théâtre de
Grotowski le rituel devient laïque par l’action consciente de l’acteur qui a pour
but de produire un ‘dégel’, une fente dans le mécanisme de défense psychique
du spectateur, Ce n’est plus une festivitas religieuse, mais un cruel et
grotesque autoportrait du sorte même de l’homme, des ses obsessions et
espoirs, rêves et désirs, de toutes ses visions concrétisées en mythes et
archétypes.
A la fin il nous reste à parler d’une dernière particularité du
laboratoire: la mise en scène du public. Selon Grotowski, le metteur en scène a
deux ensembles à diriger; les acteurs et les spectateurs. Ces derniers doivent
consciemment sentir qu’ils sont une partie intégrante du spectacle-rituel. C’est
justement sur ce sentiment qui se base la différence essentielle entre théâtre
et film. L’avenir du théâtre est strictement lié à ce contact direct entre acteur
et spectateur, étincelle permettant la réalisation de l’acte collectif d’autoanalyse. Ce rapprochement entre tous les participants acquiert la valeur d’une
tentative d’auto-compréhension: c’est une situation où tous sont obligés de
getter leurs œillères et de reconnaître certaines vérités amères sans faux
embellissements et illusions. Mais c’est aussi la vraie base sur laquelle le
théâtre a édifié ses âges d’or (rituels primitifs, mystères religieux de toutes les
époques, Commedia dell’Arte) et qui représente la dernière chance de cette
forme d’art.
Le fait de mettre en scène les spectateurs, ainsi que les acteurs, est
strictement lié au problème d’une nouvelle architecture théâtrale et des
solutions spatiales originales. Du moment que Grotowski a complètement
éliminé la scène, il devient un architecte qui s’occupe du fonctionnalisme de
l’espace à sa disposition. Jerzy Gurawski, jeune architecte, plusieurs fois
distingué pour ses projets de bâtiments théâtrales, se charge de la ‘conquête
de l’espace’ et, en collaboration avec Grotowski, de l’exploitation des
spectateurs comme éléments scénographiques et comme figurants.
Le théâtre moderne est rongé par un cancer qu’on peut appeler:
banal éclectisme. C’est de la pure illusion de vouloir moderniser cette forme
d’art en employant sur la scène de la musique électronique, des décorations
abstraite, un maquillage à la clown. Cela n’est qu’une superficielle copie de ce
que les spectateurs peuvent écouter ou voir dans leurs pleines possibilités
d’expression à un concert, à une exposition où à un cirque. Ces éléments ne
représentent pas la sève du théâtre, sa quintessence : celle-ci réside dans la
théâtralité des expressions physiques et vocales de l’acteur; théâtralité qu’on
pourrait définir comme déformation de la vie ayant sa propre ‘forme’
autonome, artistique. Le film et la télévision ont usurpé la fonction sociale du
théâtre, de plus en plus ils deviennent formes d’art de masse, populaires. Le
théâtre ne peut se défendre que par sa prérogative particulière: contact direct
et même physique entre le spectateur et l’acteur. Personnage vivant répétant
chaque soir son agon contre un public qui le perce de ses yeux, qui juge tout
faux pas ou la moindre inexactitude, il doit retrouver de nouveaux moyens
d’expression pour pouvoir exercer sur le spectateur la même fascination et le
même pouvoir psychique que les vieux chœurs grecs, les atellanes romaines,
les Commedianti dell’Arte, le théâtre baroque.
C’est justement une nouvelle forme de ‘magie’ théâtrale, un nouvel
alphabet pour acteur-shaman que le laboratoire 13 Rzędów essaie de créer et
de mettre en pratique. On parle souvent et on écrit beaucoup sur la nécessitée
d’un pareille tentative. Mais les acteurs, les metteurs en scène et les
producteurs doivent bein vivre. Le processus de ‘mammonisation’ a atteint la
moëlle du théâtre. Quel fou, aujourd’hui, oserait financier un pareil laboratoire
apparemment extravagant, choquant par son agressivité psychique envers le
spectateur, et exigeant en même temps de l’acteur un dur effort, un véritable
travail d’artiste?
La politique culturelle polonaise, en appuyant de pareilles initiatives,
donne une preuve concrète de bonne volonté et de compréhension quant à la
nécessitée de nouvelles formes d’art. Il nous reste à espérer que, pour un riche
développement du théâtre, d’autres ‘mécènes’ suivront l’exemple polonais.
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