14 0123 décryptages DIALOGUES Islam, débat ou combat? Médiateur Pascal Galinier C her “mon journal”. Je suis partisan de la liberté totale d’expression (de création, de protestation, de critique, de caricature, etc.) dans la presse. Mais je n’approuve pas la publication de ce jour de Charlie Hebdo. » Robert Gros, de Montpellier, ne cache pas son irritation après la publication cette semaine de nouvelles caricatures de Mahomet. Eût-il publié des pages sur « Jésus, Marie, le prophète Jérémie, Bouddha et d’autres personnages sacrés », l’hebdomadaire aurait mis « au pied du mur les croyants (et les responsables) de ces diverses croyances, et on aurait distingué, selon leur réaction, les gens ouverts et les bornés, les tolérants et les violents… », dit ce lecteur. Las ! « Charlie Hebdo n’a publié ses caricatures que sur le prophète des musulmans. Dommage ! Ce n’est pas pédagogique. Et c’est dangereux.» «Le rire peut être explosif», prévenait, mercredi, notre éditorial sur le sujet (LeMonde du jeudi 20septembre). Pour l’heure, Dieu merci (si l’on ose dire…), l’affaire a surtout fait exploser… le ton et le nombre des courriers et commentaires en ligne. A la question posée par l’édito – « Intégrisme: faut-il verser de l’huile sur le feu?» –, chacun répond à sa façon. Avec ou sans nuance. «Les anti, les pro, les ouimais… Thèse, antithèse, synthèse…», résume “AmellaL” (Web, Paris), sur un ton ironique de circonstance. Une question de cours, en somme. Eliminatoire, à en croire certains lecteurs examinateurs… «Je trouve que vous n’allez pas assez loin, nous reproche ainsi Pierre Jamey (Saint-Jean-de-Blaignac, Gironde). Vous devriez clairement répondre “non” à la question que vous posez. » «Cette prise de position, sous couvert de responsabilité, renvoie, peu ou prou, à l’esprit de Munich», Courrier Témoignage « Comme un drapeau sur une barricade » Le monde musulman s’indigne des récentes caricatures du Prophète publiées par CharlieHebdo. La rédaction du journal satirique argue de la défense du droit inaliénable à la liberté d’expression, et refuse de céder au chantage de cer- tains extrémistes. Mais à quelles réalités fait face ce beau principe qui claque comme un drapeau sur une barricade? Quelle légitimité quand les conséquences de ses actes sont subies par d’autres? La position de CharlieHebdo se heurte tout d’abord à la réalité des conséquences de ces publications: les pays musulmans compren- 0123 5 Dimanche 23 - Lundi 24 septembre 2012 attaque Jean Pébayle (Bordeaux). « Quelle évolution depuis la publication des caricatures de Mahomet au Danemark, regrette “Ernest Escolano” (Web, Varces-Allières-etRisset, Isère). A l’époque, Le Monde publiait des dessins de Plantu pour soutenir ses confrères danois. Aujourd’hui, on baisse la tête, pour ne pas dire plus, devant l’épouvantail islamiste. » LeMonde ne baisse pas la tête. Il s’efforce au contraire de la tenir haute, de la garder froide. D’élever le débat autant que de l’alimenter. De donner la parole à tous. De faire son métier, quoi! Ni plus ni moins. Sur une ligne de crête de plus en plus étroite. Et en pesant nos mots, qui peuvent être, comme les caricatures, autant de «pistolets chargés», comme dit un internaute. Alors, pour ou contre CharlieHebdo? Les deux mon général ! « Pour », “L’ignorant” (Web) : « Charlie a toujours bouffé du curé. Aujourd’hui on leur dit qu’ils ont le droit, mais uniquement du curé catholique! Or, ils sont pour l’égalité de traitement…» Et de rappeler que l’hebdo satirique fut quand même « le premier journal à s’indigner du racisme, à exiger dans une pétition que le Front national ne soit pas reconnu comme un parti ». « Pour », “Emilio Alba” (Web, Paris): « CharlieHebdo fait comme vous, il traite l’actualité, lui, à sa manière, et vous, à la vôtre. Alors, sous prétexte que c’est chaud, Le Canardne devrait rien révéler? Charlie ne devrait pas se moquer? Les dessinateurs devraient faire relâche, et Le Monde devrait passer de la musique funèbre ? » nent des minorités extrémistes et agissantes, difficiles à contrôler, qui se nourrissent des désespérances liées au chômage et à la misère. Certains accueillent des dizaines de milliers de Français (plus de 25000 rien qu’en Tunisie). Les symboles de la France – consulats, écoles françaises, instituts culturels, et même certaines entreprises– y sont nombreux, et difficiles à protéger. La défense d’un principe, fût-il la liberté, n’est légitime que si l’on Une collection dirigée par Jean-Noël Jeanneney € * ,90 en plus du Monde Dès le 20 septembre, o le volume n 2 LES RÉSISTANTS 2 Textes de Lucie Aubrac, Albert Camus, Robert Desnos et 37 autres insoumis Ceux qui ont dit NON ! Le Monde vous propose une nouvelle collection de 10 anthologies originales « Les Rebelles ». Chaque volume regroupe les textes de nombreux hommes d’action, écrivains, penseurs ou artistes, qui tous, ont cru au pouvoir des mots pour éveiller les consciences, résister à l’oppression et transformer le monde. Leurs écrits, sélectionnés et préfacés par des spécialistes, n’ont rien perdu de leur force ni de leur justesse, et restent des manuels d’insoumission pour les temps présents. 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A quoi “Philippe Marrel” (Web) répond: « Y a-t-il un “meilleur moment” pour caricaturer une religion ? Je ne crois pas, demandons à nos concitoyens musulmans.» B onne idée ! Si nos lecteurs « concitoyens musulmans» s’expriment (plus ou moins) volontiers en tant que tels sur notre site Internet, force est de constater que leurs courriers-courriels relèvent de la rareté. «Le salafisme, c’est le problème de l’Occident, pas des musulmans! », balaie d’un revers de mail Wardia Salem – l’une de ces raretés, sise à Montrouge (Hauts-de-Seine). «Boubakeur, Malek Chebel, taisez-vous! Laissez donc les salafistes et les Occidentaux laver leur linge sale en famille! Quand on trouve criminel de provoquer une manifestation grâce aux réseaux sociaux, on ne les applaudit pas à Tunis, à Damas ou à Pétaouchnok!» Le débat est décidément un combat… « Ne jamais caricaturer une religion? Vraie question…», susurre “Philippe Marrel”. Une question « vieille comme Héro- assume soi-même toutes les conséquences de ses actes, tels les avocats tunisiens défenseurs des droits de l’homme dans les geôles de Ben Ali. Mais lorsqu’elle revient à faire payer les effets de ses propres actions aux autres, dans leur chair, celle de leurs enfants, dans leur vie de tous les jours, alors non, cette défense-là n’est pas légitime et elle est lâche! Les caricatures participent-elles à la défense de la liberté d’expression? Les sociétés occidentales et musulmanes ont une vision caricaturale les unes des autres, vision souvent générée par les thèmes récurrents traités par la presse – la montée du salafisme – ou par les séries télévisées – la société de consommation et la vie facile. Il est difficile de comprendre dans les sociétés post-religieuses occidentales, et notamment en France, pays de la laïcité, l’importance de la religion dans la vie de tous les jours des sociétés arabes. Dans la Tunisie qui m’accueille et que j’apprécie, le fait religieux est intimement mêlé à la culture et il faut comprendre que la grande majorité des citoyens (pratiquants et non pratiquants), qui par ailleurs condamne les actes de violence de ces derniers jours, est effectivement choquée par des caricatures qu’elle perçoit comme des manifestations de haine et de mépris. A quoi dès lors sert-il de blesser les gens dans ce qu’ils ont de plus cher? Est-ce ainsi que l’on transmet, drapé dans son bon droit, le principe de la liberté d’expression? Où se situe le combat pour cette liberté? Dans les vieilles Républiques européennes ou dans les jeunes démocraties arabes? Accepter « l’autre» – je ne parle pas des extrémistes –, c’est accepter une histoire différente, une conception différente de la vie, des valeurs différentes. S’enrichir de ses valeurs, et enrichir l’autre de nos valeurs, cela n’est possible que dans le respect mutuel, dans l’attention et dans le dialogue. Je ne pense pas que les caricatures publiées par CharlieHebdo relèvent de cette approche, et je crois qu’au contraire elles confortent ceux-là même qu’elles pensent combattre. Je ne pense pas non plus qu’elles contribuent à rassembler les peuples. La façon avec laquelle cet hebdomadaire prétend défendre la liberté d’expression n’est donc ni légitime ni efficace. Daniel Verdeil, Tunis Résident en Tunisie depuis janvier 2011 Education De la morale laïque Parler de « morale laïque», c’est la distinguer de la question du salut personnel. L’individu n’est pas seu- de », auraient dit nos grand-mères… Elle concerne l’islam ici et maintenant, mais interpelle toutes les religions, rappelle le professeur François Boespflug, dans un entretien au Monde.fr. C’est peut-être là que le bât blesse. « Je n’en peux plus de l’importance démesurée prise par les religions dans l’actualité, dans les médias et aussi dans Le Monde, nous écrit MarieFrance Waser (Paris). Il me semble que les événements récents nécessitent un rappel serein à la raison et à la laïcité! » Laïcité. Encore un mot explosif. Comme des réactions de lecteurs le montrent, l’intégrisme n’est pas toujours là où on le croit… Ce n’est pas par hasard que Marine LePen a fait de la laïcité son nouveau cheval de bataille (Le Monde du 22 septembre). « La vérité, c’est que nous avons échoué à résoudre ce problème, par l’intégration et l’éducation. Qu’un jeune adulte formé par l’école française ne comprenne pas les fondements de notre société est un constat d’échec sans appel», tranche Etienne Chambolle (Bordeaux). « A quand une page d’entretien avec un philosophe athée pour qu’il explique les multiples raisons qui font qu’on a envie non seulement de s’arc-bouter mais bien d’envoyer promener ces traditions, ces rites, ces croyances, ces doctrines, ces injonctions insupportables», insiste Mme Waser. Encore un beau sujet d’éditorial – et de polémique – à venir… Voltaire, réveille-toi! p [email protected] Mediateur.blog.lemonde.fr Election Objectif: intégrer La pertinente tribune des 75 députés socialistes sur « Le statut des étrangers doit passer de celui d’invisibles à celui d’acteurs de la vie locale » (Le Monde du 18 septembre) ne répondait que partiellement à l’objection de Manuel Valls : le vote des étrangers aux élections locales n’est pas « un puissant facteur d’intégration». Pour approfondir cette question, il est intéressant de se référer à un sondage Ipsos effectué fin 2011 à Paris et à Lyon, qui analysait comment les étrangers perçoivent leur intégration : ils répondaient à 92 % vouloir se rendre aux urnes, mais par contre ils étaient beaucoup moins attirés par la naturalisation française vu les procédures trop contraignantes et le peu d’impact sur leur quotidien. A une droite présentant l’accès à la nationalité française comme solution pour régler les problèmes d’identité des étrangers, la gauche devrait répondre en faisant de ce vote une première étape pour intégrer les étrangers avant leur accession à la nationalité. Pour construire la démocratie de confiance prônée par François Hollande, le vote local peut être un facteur décisif pour de nombreux étrangers. Jean-Claude Devèze, Paris lement sous le regard d’un Dieu qui lui a fait connaître ses exigences et qui est seul juge. Quand bien même aucun Dieu ne lui parlerait, chacun est en relation constante et incontournable avec d’autres, qui lui font connaître leurs exigences. Toutes n’étant pas acceptables, c’est au terme de compromis circonstanciels (dépendant de la région du monde et de l’époque) que l’on détermine des règles de conduite identiques pour un espace et un temps donnés. Peut-être que l’influence des religions ne porte pas sur la conception du « bien» ou du « mal », mais sur l’idée que l’on ne peut imposer une discipline qu’à soi-même, afin de modifier ses propres comportements pour devenir « meilleur». Or la morale laïque n’exige pas d’être bon (elle ne l’interdit pas!), d’être un exemple pour les autres. Elle ordonne de ne pas leur faire de mal. Ce n’est pas la morale, mais la loi, fondée sur le même principe de ne pas nuire, qui interdira ce qui est considéré comme délit et comme crime, passible de sanctions pénales. En deçà de ces sanctions, il faut bien exercer une contrainte sociale qui ne demandera pas grandchose: se retenir de ricaner, de crier n’est pas un sacrifice. Danièle Pontremoli Paris Controverse du Net Impossible dialogue Un site bloqué, une explosion de commentaires sur le Web, les gros titres de la presse internationale… Depuis le 18septembre, un seul nom est sur toutes les lèvres: Charlie Hebdo. En caricaturant à nouveau Mahomet, le journal s’est attiré l’ire de nombreux musulmans et a suscité la polémique. Mais là où on devrait trouver des débats, parfois houleux, avec un prisme d’avis très divers, il n’y a pas de réelle discussion. Et ce, malgré un flot de réactions ininterrompu depuis mardi soir. Avec des lecteurs comme Raphaëlle sur notre page Facebook, les opinions modérées en faveur de la liberté de la presse sont bien présentes: « Il est normal qu’ils puissent tourner en ridicule tout et n’importe quoi. » Ou avec Christian: «Vu la situation, c’est donner du grain à moudre aux intégristes…» Mais cette parole est phagocytée par les extrémistes de tous bords, rendant le dialogue impossible. D’un côté, les réactions, plus que violentes, de certains musulmans étouffent les commentaires modérés comme celui d’Ilhem: «Avoir un religions], c’est normal. esprit critique par rapport à l’islam [et les autres religions], Mais pourquoi caricaturer le Prophète?» A côté des insultes et des menaces de mort envers la rédaction de Charlie Hebdo, la voix d’Ilhem peine à être entendue. De l’autrecôté, les nationalistes, islamophobes et autres militants d’extrême droite s’érigent en défenseurs de la liberté d’expression. «Qui met de l’huile sur le feu? Les barbus assassins, ou les journalistes qui se moquent de ces sinistres individus? La presse ne doit pas se laisser dicter ce qu’elle doit faire !», peut-on ainsi lire. Rodés à contourner la modération, à envelopper leur idéologie douteuse dans des arguments acceptables, ils donnent l’impression aux contradicteurs de Charlie Hebdo que, dans ce cadre, cette liberté n’existe que pour critiquer l’islam. Au final, les extrémistes s’essayent à crier plus fort que l’autre « camp», empêchant les lecteurs de discuter calmement du sujet. La difficulté pour nous? Parvenir à assainir le débat, pour permettre le dialogue. p Flavien Hamon