{2012-JT-R58} Anthropologie cognitive et anthropotechnologie, Laboreal, Dec. 2012. Anthropologie cognitive et anthropo-technologie Jacques Theureau Équipe de recherche "Analyse des Pratiques Musicales" UMR 9912 STMS (Sciences et Techniques de la Musique et du Son) [www.ircam.fr/apm.html], IRCAM-CNRS (Institut de Recherche et Coordination Acoustique/Musique – Centre National de la Recherche Scientifique) ([email protected], <www.coursdaction.fr>) Introduction Les questions abordées dans cet ouvrage me renvoient aux discussions avec A. Wisner lorsqu’il a initié, à la fin des années 80 du siècle dernier, à travers des conférences et des thèses en ergonomie qu’il dirigeait, ce qu’il a appelé l’anthropo-technologie. C’était à une étape de mon travail de recherche en collaboration avec L. Pinsky au cours de laquelle, à la suite de discussions avec L. Suchman, C. Goodwin, A. Cicourel, E. Hutchins, M. Cole et S. Scribner (à diverses occasions entre 1985 et 1988) et de lectures extensives en anthropologie cognitive nord-américaine et en anthropologie culturelle, j’avais réalisé que la théorie et la méthodologie d’analyse de l’activité humaine que nous développions dans le cadre de la recherche ergonomique (systématisée pour la première fois dans Pinsky, Theureau, 1987) étaient plus proches de celles qui se réclamaient d’une "anthropologie cognitive" que de celles qui se présentaient comme "psychologie cognitive" et auxquelles elles avaient été assimilées jusque-là avec plus ou moins de bonheur (voir Pinsky, Theureau & coll., 1989, Pinsky, 1990, Theureau, 1990). Il m’était même apparu qu’elles pouvaient contribuer, grâce à la relation organique des recherches empiriques menées avec la conception technico-organisationnelle des situations de travail, à en enrichir les hypothèses théoriques et à en développer le caractère scientifique. Il était alors hautement significatif pour moi que A. Ombredane, dont l’ouvrage avec J.-M. Faverge (Ombredane et Faverge, 1956), avait été à l’origine de la spécificité de l’ergonomie de langue française, avait suivi les enseignements d’anthropologie théorique de M. Jousse, s’était tout particulièrement intéressé aux relations entre la parole et l’action et avait publié, entre autre, un article d’anthropologie coloniale sur la construction des cases dans l’ex-Congo Belge. J’avais communiqué à A. Wisner les publications anthropologiques cognitives qui nous inspiraient. B. Pavard, tout en se réclamant plutôt à cette époque d’une "ingénierie cognitive", trouvait aussi en ces publications une source d’inspiration et en -1- {2012-JT-R58} Anthropologie cognitive et anthropotechnologie, Laboreal, Dec. 2012. alimentait pareillement A. Wisner. Ainsi, nous pouvions discuter avec tous les éléments en main. A. Wisner concevait l’anthropo-technologie comme une ergonomie du transfert de technologie des pays industrialisés vers le Tiers-monde qui ajouterait l’anthropologie physique, cognitive et culturelle aux disciplines empiriques traditionnellement mises en œuvre dans les recherches ergonomiques, la physiologie, la psychologie et la sociologie. Je trouvais plus judicieux, d’une part, d’intégrer le transfert de technologie dans l’ergonomie et de contribuer ainsi à en faire une ingénierie des situations au sens le plus large, d’autre part, d’intégrer les recherches empiriques en anthropologie physique, cognitive et culturelle dans l’interdisciplinarité ergonomique en général, en donnant une place centrale à une anthropologie cognitive développée selon le paradigme cognitif de l’enaction que j’affectionnais et de contribuer ainsi à renforcer les relations organiques de la technologie ergonomique avec les sciences humaines et sociales. Aujourd’hui, il est évident qu’A. Wisner avait raison en ce qui concerne la prise en compte de la conjoncture sociale, économique, scientifique, technique et culturelle dans la réflexion stratégique, scientifique et institutionnelle. En effet, l’anthropotechnologie s’est développée, même en l’absence de A. Wisner, et les apports de l’anthropologie physique, cognitive et culturelle à l’ergonomie sont resté faibles, tandis que l’anthropologie cognitive et l’ingénierie des situations que je développais avec quelques autres dans le programme de recherche dit du ‘cours d’action’, si elles se sont maintenues dans le domaine de l’analyse du travail et de la conception ergonomique (élargie de la conception des espaces et des machines à celle de la formation, de l’organisation, de la gestion et de la logistique), se sont développées plus largement en migrant vers d’autres domaines, l’analyse des activités de performance, de formation et d’entraînement sportifs et des activités éducatives, versant enseignant comme versant apprenant et leur articulation, et la conception des environnements, outils logiciels et procédures de formation et d’entraînement, pour ne pas parler de mon incursion récente dans l’analyse des pratiques musicales (composition, interprétation, écoute) et l’ingénierie culturelle, en l’occurrence la conception de dispositifs hypermédia d’assistance à l’écoute musicale active. Reste le devenir de ce qui constituait l’arrière-fond des discussions avec A. Wisner et que je vais considérer ici. Après avoir résumé sommairement la sorte d’anthropologie cognitive qui est développée par le programme de recherche ‘cours d’action’ en relation avec une ingénierie des situations et l’avoir replacé dans un espace de recherche plus large en anthropologie cognitive, mais qui ne recouvre pas tout ce qu’on nomme "anthropologie cognitive" (1), je préciserai ce que cette anthropologie cognitive doit à -2- {2012-JT-R58} Anthropologie cognitive et anthropotechnologie, Laboreal, Dec. 2012. l’anthropologie culturelle et à l’anthropologie des techniques, que je n’hésiterai pas à regrouper pour mon propos sous l’expression d’"anthropologie culturelle-technique", mais aussi ce qu’elle leur apporte ou peut leur apporter en retour (2). Je conclurai par une rétrospective et une prospective concernant les relations entre cette anthropologie cognitive et l’anthropo-technologie. Compte tenu de la place disponible, je renverrai globalement, en ce qui concerne les points (1) et (2), aux ouvrages suivants, dans lesquels diverses publications de recherches particulières ou de synthèses partielles dans plusieurs domaines du programme de recherche ‘cours d’action’ sont citées, ainsi que diverses publications d’autres recherches en anthropologie cognitive et culturelle-technique (Pinsky, 1992, Theureau, Jeffroy & al., 1994, Theureau, 2003, 2004, 2006). En ce qui concerne l’anthropo-technologie à laquelle Theureau (2006) se contente de faire allusion, je renverrai globalement aux publications de P. Geslin et aux thèses de doctorat d’ergonomie plus spécialement dédiées à l’anthropotechnologie qui ont été dirigées par A. Wisner en collaboration avec d’autres, dont moi-même pour l’une d’entre elles (Sagar, 1989). 1. L’enaction, la conscience pré-réflexive, l’activité-signe, l’ingénierie des situations et leur participation à la constitution d’un espace de recherche en anthropologie cognitive Le programme de recherche ‘cours d’action’ aborde l’activité humaine dans ses situations naturelles, donc culturelles, d’exercice comme à la fois cognitive, autonome, incarnée, située, à la fois individuelle et collective, techniquement constituée, cultivée et vécue, en prenant toutes ces caractéristiques hypothétiques au sens fort : - (1) cognitive : une notion de savoir est nécessaire pour en rendre compte en termes à la fois de manifestation de savoir et de constitution de savoir ; - (2) autonome (ou opérationnellement close) : elle consiste en une dynamique de couplage structurel, c’est-à-dire en des interactions asymétriques, entre un acteur et son environnement (autres acteurs inclus), c’est-à-dire en des interactions de l’acteur considéré avec ce qui, dans cet environnement, est sélectionné comme pertinent pour l’organisation interne à chaque instant de cet acteur (monde propre), interactions dont le contenu lui-même est pertinent pour cette même organisation interne à chaque instant (corps propre) ; - (3) incarnée : toute séparation entre corps et esprit est récusée. Ainsi, selon l’expression de S. Rose, un neurophysiologiste, le mot "mind" (esprit) doit être en fait considéré comme étant un verbe, comme "minding", et désigner "ce que le cerveau et le corps font" ; -3- {2012-JT-R58} Anthropologie cognitive et anthropotechnologie, Laboreal, Dec. 2012. - (4) située dynamiquement dans un monde où existent d’autres acteurs : ce monde et ces autres acteurs participent à cette activité pour autant qu’ils sont pertinents pour l’organisation interne de l’acteur considéré (voir plus haut). - (5) à la fois individuelle et collective : cette participation d’autres acteurs à la situation dynamique d’un acteur fait que l’activité individuelle est en fait individuelle-sociale, ou encore individuelle-collective, et que l’activité collective est en fait sociale-individuelle, ou encore constamment collectivisée et décollectivisée ; - (6) techniquement constituée : le monde partagé par l’acteur considéré et d’autres acteurs étant techniquement constitué, il en est de même de l’activité de cet acteur ; - (7) cultivée : l’activité est située culturellement, c’est-à-dire non séparable d’une culture. L’anthropologie culturelle montre en effet que si l’ensemble de l’humanité partage beaucoup de choses, la différence culturelle affecte intimement chaque individu ; - (8) vécue : une notion de conscience est nécessaire pour rendre compte de l’activité humaine, celle de conscience préréflexive : la possibilité, pour l’acteur de désigner, mimer, raconter et commenter son activité à un certain niveau, moyennant la réunion de conditions favorables, accompagne à tout instant cette même activité et constitue une propriété émergente du couplage structurel. Ce qui différencie d’abord le programme de recherche ‘cours d’action’ d’autres programmes de recherche en anthropologie cognitive, qui constituent avec lui un espace de recherche sur l’activité humaine dans ses situations naturelles, donc culturelles, d’exercice, ce sont les caractéristiques (2) et (8), qui conditionnent la possibilité de construire des données valables sur l’activité humaine. En effet, la caractéristique (2), qui constitue l’essentiel du paradigme cognitif de l’enaction, implique qu’un observateur extérieur est incapable de construire des données sur ce qui est pertinent pour l’organisation interne à un instant donné de l’acteur considéré, alors qu’inversement, la caractéristique (8) ouvre la possibilité pour cet observateur extérieur – il faudrait alors parler plutôt d’observateurinterlocuteur – de mettre l’acteur en condition de construire de telles données. D’où un observatoire qui combine, selon les possibilités offertes par les situations étudiées et selon l’empan temporel de l’étude, l’observation et l’enregistrement du comportement et le recueil de verbalisations de la part des acteurs provoquées par les observateurs-interlocuteurs (simultanées, légèrement différées, interruptives, en autoconfrontation, en remise en situation par les traces), moyennant l’établissement, préalable et renouvelé constamment, de conditions matérielles et temporelles, éthiques et socio-politiques de coopération des acteurs à l’étude de leur activité. À l’exception de ces points (2) et (8), ces différents points sont partagés par -4- {2012-JT-R58} Anthropologie cognitive et anthropotechnologie, Laboreal, Dec. 2012. d’autres programmes de recherche en anthropologie cognitive, qui peuvent être ramenés aujourd’hui à cinq pôles internationaux : (a) l’action (cognition) située (qui s’est imposée avec L. Suchman), (b) la cognition socialement distribuée (développée par E. Hutchins), (c) la théorie de l’activité (inspirée lointainement de L. Vygotsky), (d) l’ethnométhodologie actuelle (inspirée au départ de H. Garfinkel, qui visait un renouvellement méthodologique de la sociologie, en dehors de toute préoccupation cognitive et technique, mais que les travaux de A. Cicourel, L. Suchman et d’autres ont orienté vers de telles préoccupations) et (e) la simple réorientation vers l’étude cognitive des notions et méthodes de l’anthropologie culturelletechnique (alors que tous les autre pôles, ainsi que le programme de recherche ‘cours d’action’ les reprennent mais en les associant à d’autres). J’ajouterai à ces cinq pôles des recherches (f) issues, comme les recherches sur les ‘cours d’action’, de l’ergonomie de langue française, en particulier celles sur les activités coopératives (initiées par B. Pavard). Cependant, certaines de ces caractéristiques, les caractéristiques (1) et (5) sont partagées à différents degrés par certains de ces pôles. Les pôles (a), (b) et (d) ne considèrent que l’aspect collectif de l’activité humaine, le seul pertinent et analysable d’après les hypothèses qui les commandent, donc ne considèrent qu’une partie de la caractéristique (5). Le pôle (c) peut s’inspirer de L. Vygotsky pour lequel l’activité individuelle était individuelle-sociale – d’où d’ailleurs la formulation de la caractéristique (5) –, mais en ce qui concerne la relation entre cette activité individuelle-sociale et l’activité sociale-individuelle, il se contente de juxtaposer des analyses séparées. Les pôles (a), (b) et (d) ne considèrent donc que l’aspect collectif de la cognition humaine, c’est-à-dire une partie seulement de la caractéristique (1). Dans la foulée de ces différences, le programme de recherche ‘cours d’action’ développe une phénoménologie empirique de l’activité humaine comme "activité-signe", à travers une notion de "signe hexadique" comme description de la conscience préréflexive associée à une unité d’activité significative pour l’acteur à un instant donné, donc aussi comme description de l’ensemble de son activité pour autant qu’elle donne lieu à conscience préréflexive, qui spécifie et développe la notion plus large d’in-formation (information formée de l’intérieur de l’acteur humain, voire de tout système vivant). Cette notion capte unn faisceau d’hypothèses empiriques générales dont je ne signalerai ici que la principale : l’activité humaine à chaque instant produit, non pas une transformation des représentations de l’acteur, mais une transformation de sa structure d’anticipations. Cette phénoménologie empirique de l’activité humaine constitue une composante nécessaire d’une démarche scientifique empirique portant sur cette activité humaine, qui part de cette phénoménologie pour rechercher ses contraintes et effets à la fois dans les Corps, les Situations (la culture -5- {2012-JT-R58} Anthropologie cognitive et anthropotechnologie, Laboreal, Dec. 2012. comme matérialité partagée collectivement à différents degrés à chaque instant) et les Cultures (la culture comme habitus, y compris symboliques, qui émergent dans la situation, eux aussi partagés collectivement à différents degrés à chaque instant) des acteurs, et pas seulement dans l’un ou l’autre de ces trois domaines. Selon ce programme de recherche, cette phénoménologie permet de décrire les phénomènes de l’activité humaine de façon à ce que des explications et des évaluations valables puissent en être formulées, tandis que l’ensemble de cette démarche scientifique empirique permet de rendre effective cette formulation. Cette phénoménologie et cette démarche scientifique produisent des modèles analytiques et synthétiques plus ou moins formalisés qui portent, à travers une cascade d’objets théoriques individuels-sociaux et socio-individuels (en termes d’articulations collectives d’activités individuelles-sociales), sur l’activité individuelle-sociale et sur la relation entre activité individuelle-sociale et activité sociale-individuelle. Elles sont associées à un programme de recherche technologique en ingénierie des situations, qui diffère de l’ingénierie usuelle, limitée aux artefacts, en ce qu’elle vise la conception des situations, d’un environnement dynamique incluant dans sa définition l’activité qui s’y exerce. Cette phénoménologie, cette démarche scientifique et cette démarche technologique ont permis, en relation avec l’extension des domaines empiriques et socio-techniques, un développement des questions empiriques et technologiques des questions d’activité individuelle-sociale en production nominale vers celles d’apprentissage-développement et d’appropriation-individuation de dispositifs techniques, celles d’articulation entre activité individuelle et activité collective, celles portant sur les relations entre émotion, cognition et action et enfin sur les processus de création, et même de sortir de la recherche empirique et technologique pour formuler les principes d’une épistémologie normative interne générale liant recherche empirique, recherche technologique, recherche mathématique et recherche philosophique, sur fond du "monde de la vie" des acteurs qui développent de telles recherches. Ce n’est pas le lieu ici d’expliciter plus avant ce dernier paragraphe, ni surtout, de discuter des avantages et inconvénients comparés de l’ensemble de ces recherches en anthropologie cognitive. Sans préciser plus avant les hypothèses empiriques, les observatoires, les phénoménologies, les modèles analytiques et synthétiques et les apports à la conception technico-organisationnelle-culturelle de ces recherches en anthropologie cognitive, je conclurai cette section en pointant, au moins de façon grossière, ce qui, dans ces recherches, conditionne les relations avec l’anthropologie culturelle-technique : -6- {2012-JT-R58} Anthropologie cognitive et anthropotechnologie, Laboreal, Dec. 2012. - partage d’une filiation commune, l’anthropologie culturelle-technique, combinée avec d’autres filiations, la psychologie – et, tout particulièrement, la psychologie cognitive expérimentale qui a imposée le thème de la cognition en relation avec l’exploitation des possibilités de la modélisation informatique et avec la contribution à la conception d’outils et d’environnements informatiques –, la sociologie et l’ergonomie ; - mise en œuvre d’une vue dynamique (et non statique comme certains autres travaux d’anthropologie cognitive et de nombreux travaux d’anthropologie culturelle menés en termes d’isolats culturels) de la culture à travers la considération de l’activité humaine ; - exploration systématique de la culture matérielle et technique en relation avec l’ensemble de la culture ; - introduction de méthodes de construction de données plus intrusives et reposant sur des hypothèses plus fines que les méthodes usuelles de l’anthropologique culturelle-technique ; - introduction de situations d’expérimentation de terrain et en situation simulée, différentes des expérimentations de laboratoire (contrairement à d’autres travaux d’anthropologie cognitive) ; - formulation de théories plus littérales, allant jusqu’à des modèles formels ; - établissement d’une relation avec la conception technico-organisationnelle-culturelle. 2. Ce que cette anthropologie cognitive doit à l’anthropologie culturelle et à l’anthropologie des techniques et peut leur apporter réciproquement Au total, cette anthropologie cognitive se rapproche plus des critères de scientificité des sciences physiques et biologiques que l’anthropologie culturelle-technique dont elle est issue en partie : littéralisation des théories (c’est-à-dire une formalisation qui permet d’engendrer des hypothèses empiriques nouvelles), propositions empiriques à la fois non triviales et réfutables par des données empiriques (du fait de la mise en œuvre de méthodes de construction plus formelles de données empiriques), relation organique avec la technique (incluant les outils et procédures de formation, d’organisation, de gestion et de logistique, et pas seulement les artefacts). Mais, sa relation avec l’anthropologie culturelle-technique ne s’arrête pas là. En effet, elle est redevable de deux éléments essentiels à cette dernière. Tout d’abord, l’étude anthropologique culturelle-technique constitue à la fois un préalable et un horizon de l’étude anthropologique cognitive. En effet, elle en constitue, pour ainsi dire, un "zoom arrière" dans l’espace socio-culturel et dans le temps. Dans l’espace socioculturel, du fait que les études d’anthropologie cognitive ne peuvent concerner qu’un nombre -7- {2012-JT-R58} Anthropologie cognitive et anthropotechnologie, Laboreal, Dec. 2012. relativement restreint d’acteurs dans un lieu relativement restreint (par exemple, dans les recherches que j’ai menées sur la conduite de réacteurs nucléaires, l’opérateur réacteur, l’opérateur eau-vapeur et le superviseur, les autres acteurs n’étant considérés que dans leurs relations avec les premiers). Dans le temps, du fait que les études d’anthropologie cognitive ne peuvent considérer que des empans temporels relativement restreints (par exemple, l’empan temporel le plus large que j’ai considéré dans mes recherches est celui de 3 ans d’activité de composition musicale d’un même compositeur de musique contemporaine, les autres acteurs intervenant dans cette composition musicale n’étant considérés pareillement que dans leurs relations avec ce compositeur). Le problème, c’est d’abord que l’engagement même de telles recherches en anthropologie cognitive nécessite un tel "zoom arrière" qui, seul, peut permettre de fonder scientifiquement ce qu’on appelle en ergonomie de langue française, l’analyse de la demande, que l’anthropo-technologie a repris à son compte. Ce problème en amont se double d’un problème en aval qui est que l’explication corporelle, situationnelle et culturelle des phénomènes décrits avec pertinence et précision à travers de telles recherches en anthropologie cognitive – donc aussi les conclusions qu’une telle explication permet de tirer pour la conception technico-organisationnelle-culturelle – nécessite un tel "zoom arrière". Ensuite, l’observatoire des activités humaines de l’anthropologie cognitive (ses méthodes de construction de données et les hypothèses empiriques qui les fondent) hérite des débats épistémologiques de l’anthropologie culturelle-technique. Comme dans cette dernière, l’observateur-interlocuteur des acteurs dans les recherches en anthropologie cognitive constitue, pour ainsi dire, l’"instrument" essentiel de construction des données. Son épistémologie normative interne, donc aussi les attendus ontologiques (concernant la nature des choses étudiées) et éthico-politiques de celle-ci sont essentiels. D’où la présence, dans l’observatoire du programme de recherche ‘cours d’action’, de nombreux principes et éléments issus de l’anthropologie culturelle-technique. Réciproquement, l’anthropologie cognitive apporte ou, du moins, peut apporter plusieurs contributions à l’anthropologie culturelle-technique. Les premières vont de soi : s’intéressant essentiellement à des situations dans les pays occidentaux, elle peut contribuer à la sortir des limites de l’exotisme ; elle peut en constituer une composante puisque cette dernière est à la fois son préalable et son horizon ; par construction, elle peut renforcer et rendre plus détaillée la contribution de l’anthropologie culturelle-technique à la conception technicoorganisationnelle-culturelle. Une autre contribution moins évidente tient au fait que la riche théorie de l’activité individuelle et collective qui est nécessaire à l’anthropologie culturelle-8- {2012-JT-R58} Anthropologie cognitive et anthropotechnologie, Laboreal, Dec. 2012. technique – comme, d’ailleurs, à l’histoire – passe, pour une part au moins, par les études empiriques fines de l’activité humaine effectuées en anthropologie cognitive. Conclusion Si l’on considère, pour conclure, l’anthropo-technologie, on peut constater d’abord une communauté d’origine de cette dernière avec au moins une partie de cette anthropologie cognitive, le programme de recherche ‘cours d’action’ et les recherches sur les activités coopératives citées dans la section 1 : l’anthropologie culturelle-technique et l’ergonomie. Plus largement, l’anthropo-technologie partage avec l’ensemble des recherches en anthropologie cognitive considérées ici une vue dynamique de la culture et du lien entre culture matérielle, symbolique et comportementale, ainsi qu’un intérêt pour leur transformation. Ce partage d’un même espace de recherche permet au moins la tenue de débats théoriques et méthodologiques féconds, mais aussi la réalisation de recherches interdisciplinaires, voire complémentaires (c’est-à-dire à l’issue desquelles chaque discipline (ou programme de recherche) sort non seulement transformé(e) mais aussi en ayant intégré quelque chose de l’autre). Références Ombredane A., Faverge J.M. (1955) L’analyse du travail, PUF, Paris. Pinsky L. (1990) Définir l’ergonomie comme une technologie, Communication, Actes du XXVIème Congrès Société d'Ergonomie de Langue Française, Octobre, Montréal. Pinsky L. (1992) Concevoir pour l'action et la communication: essais d'ergonomie cognitive (textes rassemblés par J. 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