FRANCE-ANGLETERRE: UN SIÈCLE D

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FRANCE-ANGLETERRE:
UN SIÈCLE D'ENTENTE
CORDIALE
1904-2004
Deux nations, un seul but?
Textes de
François CROUZET
Serge COTTEREAU
Jean DHOMBRES
Christine OIŒET -MANVILLE
Charles-Édouard LEVILLAIN
Charles HARGROVE
Christophe CAMPOS
Jean LACOUTURE
Jean-Denis FRANOUX
Bertrand LEMONNIER
Laurent BONNAUD
Isabelle LESCENT -GILES
Mathieu FLONNEAU
Jean-Marie LE BRETON
@L'Hannattan,2004
ISBN: 2-7475-6274-3
EAN : 9782747562744
Sous la direction de
Laurent BONNAUD
FRANCE-ANGLETERRE:
UN SIÈCLE D'ENTENTE
CORDIALE
1904-2004
Deux nations, un seul but?
L'Harmattan
5-7, rue de l'École-Polytechnique
75005 Paris
FRANCE
L'Harmattan Hongrie
Hargita u. 3
1026 Budapest
HONGRIE
L'Harmattan Italia
Via Bava, 37
10214 Torino
ITALIE
Collection « Inter-National»
dirigée par Françoise Dekowski, Marc Le Dorh et Denis Rolland.
Cette collection a pour vocation de présenter les études les plus
récentes sur les institutions, les politiques publiques et les forces
politiques et culturelles à l'œuvre aujourd'hui. Au croisement des
disciplines juridiques, des sciences politiques, des relations
internationales, de I'histoire et de l'anthropologie, elle se propose,
dans une perspective pluridisciplinaire, d'éclairer les enjeux de la
scène mondiale et européenne.
Elle comprend différentes séries, parmi lesquelles:
Sciences-Po Strasbourg, qui accueille les meilleurs mémoires de
l'Institut d'Etudes Politiques de Strasbourg,
Première synthèse, qui présente les travaux de jeunes chercheurs,
Déj à parus:
B. Kasbarian-Bricout, Les An'lérindiens du Québec
A. Chneguir, La politique extérieure de la Tunisie 1956-1987
Série Sciences-Po Strasbourg:
M. Leroy, Les pays scandinaves de l'Union européenne.
A. Roesch, L 'écocitoyenneté et son pilier éducatif: le casfrançais.
M. Plener, Le livre numérique et l'Union européenne.
Série Prelnière synthèse:
C. Bouquemont, La Cour Pénale Internationale et les Etats-Unis.
O. Dubois, La distribution automobile et la concurrence européenne.
O. Fuchs, Pour une définition communautaire de la responsabilité
environnementale, Comment appliquer le principe pollueur-payeur?
M. Hecker, La presse française et la première guerre du Golfe.
J. Héry, Le Soudan entre pétrole et guerre civile.
J. Martineau, L'Ecole publique au Brésil.
C. Speirs, Le concept de développement durable: l'exemple des villes
françaises.
Pour tout contact:
Françoise Dekowski, fdeko\vski@frcesurffr
Marc Le Dorh, [email protected]
Denis Rolland, denisroIland@freesur£ft
TABLE DES MATIERES
1.
2.
3.
4.
5.
6.
7.
Avant-propos, par Laurent Bonnaud
7
Remerciements
8
Ententes et mésententes:
un siècle de relations francobritanniques (1904-2004), par FrançoisCrouzet
9
Clemenceau journaliste et l'Entente Cordiale (1903-1906),par
S e'le Cottereau
...
47
Une entente cordiale des scientifiques ?,par Jean Dhombres 57
L'Association France Grande-Bretagne
et le souvenir de
l' « Entente fraternelle» (Briand), par Christine Okret-Manville.....
... 87
Ruled Britannia? Le problème de l'influence française en
Grande-Bretagne dans la seconde moitié du XVIIe siècle
(1660-1700), par Charles-EdouardLevillain
107
Anglophilie et anglophobie, par CharlesHargrove
137
Hypocrite français, mon semblable, mon frère, par Christophe
Campos.
8.
9.
10.
11.
12.
13.
14.
. .. ... . . . . . . . . . .. . . . ... .. . . . .
. . .. . . . . .. . . . . . ... . . . . . .. . . .. . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . ...
145
A trente, c'est plus cordial, par Jean Lacouture
169
Mode,fashion, influences et attirances, par Jean-Denis Franoux...
... ...
175
La culture «pop» britannique dans la France des années 60,
entre rejet et fascination, par Bertrand"Lemonnier
195
De l'Olympe et d'Hadès: Concorde et le tunnel sous la
Manche, par Laurent Bonnaud
217
Un siècle de «mésentente
cordiale»:
collaboration et
compétition entre les entreprises françaises et britanniques
depuis 1904, par IsabelleLescent-Ciles
243
De la construction de lieux de mémoire franco-britanniques
ou, par-delà l'incantation et l'indifférence, l'évidence de
l'histoire, par Mathieu Flonneau
279
Le Continent et le « Grand Large »,par Jean-Marie Le Breton......
. . . ... . . . . . . . . . .
. . . . . .. .. . .. . .. ... .. . .. .. . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ... .. . . . . . . . . . . . . .. . . . .. 291
ùs auteurs...
Englishsummaries...
...
...
...
299
303
AVANT-PROPOS
par Launnt
Bonnaud
Le centenaire du traité d'Entente cordiale entre la France et le
Royaume-Uni est l'occasion d'un renouvellement de la réflexion
sur les relations entre les deux pays. Nous aurions pu emprunter
bien des pis tes à cette fin.
Conscients du caractère hautement énigmatique des rapports
entre Français et Anglais!, nous avons choisi de présenter
quelques moments forts et phases critiques de cette Entente et de
poser la question de sa réalité. Pas toujours cordiale, souvent
asymétrique, elle demeure toutefois vivante, tour à tour mise en
doute et sollicitée. Les crises et les incompréhensions y trouvent
leur place tout cotnme les succès communs. Au-delà des relations
officielles, il apparaît nécessaire de prendre en compte sa
dimension collective et les représentations qu'elle suscite.
François Crouzet nous livre une synthèse inédite des relations
intergouvernementales franco-britanniques de 1904 à nos jours, et
pose la question de leur corrélation avec les opinions publiques.
Le portrait que Serge Cottereau brosse de Clemenceau reflète
certains paradoxes de l'Entente; d'autres s'épanouissent au sein de
la communauté scientifique de la Belle Epoque Oean Dhombres).
Mais c'est avec la Grande Guerre que la relation francobritannique change fondamentalement:
Christine Okret-Manville
révèle qu'il s'agit aussi d'une construction. Hors du siècle de
l'Entente, Charles-Edouard Levillain nous offre une incursion
dans une histoire commune de longue durée, dont les échos
portent jusqu'aux subtiles perceptions actuelles, dépeintes par
Charles Hargrove et par Christophe Campos.
Quelques solides fils conducteurs ont été tendus tout au long
du siècle entre les deux rives de la Manche: le rugby qui, revu ici
par Jean Lacouture, prend un sens nouveau; le va-et-vient des
influences vestimentaires Oean-Denis Franoux);
la culture pop
contestée autant que contestataire (Bertrand Lemonnier). Laurent
Bonnaud évoque le développement de deux grands programmes
technologiques, exemples en devenir d'une culture d'entreprise
1 Nous utilisons ici «Anglais» et « Angleterre» au sens étendu de «Britanniques»
« Grande-Bretagne », « Royaume-Uni» désignant l'entité politique.
et de
partagée, dont Isabelle Lescent-Giles nous explique les ressorts et
les enjeux.
Symboles, valeurs et lieux de mémoire sont mis en question
avec une priorité: distinguer les perceptions émergentes et celles
que nous avons reçues en héritage (Mathieu Flonneau). En
conclusion, Jean-Marie Le Breton replace le siècle de l'Entente
cordiale dans une perspective diplomatique de long terme.
Plusieurs thèmes communs et figures partagées, passeurs
nécessaires, jalonnent cet ouvrage d'un chapitre à l'autre: les
équipes de rugby vêtues de blanc ou de bleu, les ombres portées
de Washington et de Bruxelles et le mannequin Twiggy, pour n'en
citer que quelques-uns. Ils disent la richesse de la trame qui lie les
deux communautés. Mais l'un des enseignements principaux de ce
France-Angleterreest peut-être que leur relation se fonde moins sur
les caractères intrinsèques de chaque pays que sur sa position, son
rôle et son potentiel au sein d'ensembles plus larges: empires
coloniaux, Communauté
européenne, Alliance atlantique ou,
référence récurrente, par son rapport avec l'Allemagne.
Le centenaire de l'Entente Cordiale coïncide avec un
agrandissement sans précédent de l'Union européenne. Vingt-cinq
ans après l'ouvrage pionnier Dix sièclesd'histoirefranco-britannique,de
Guillaume le Conquérant au Marché Commun2 le moment est donc
approprié pour prolonger la réflexion sur cet axe relationnel
majeur du continent européen.
REMERCIEMENTS
Cet ouvrage n'aurait pas été possible sans les enseignements et
les conseils de François Crouzet. J'ai eu la chance de découvrir les
premiers en Sorbonne. Les seconds ne m'ont jamais fait défaut
depuis. Jean Lacouture a d'emblée accordé sa confiance à ce
projet, ce qui a constitué un immense encouragement. Nicola
Eaves a doté d'une English touchplusieurs des résumés publiés à la
fin de l'ouvrage. Chacun à leur manière, les proches de l'auteur
ont contribué à rendre ce livre meilleur. Que tous ici soient
chaleureusement remerciés.
2
F.
Bédarida,
Conquérant
F.
Crouzet,
D.
au Marché Commun,
Johnson,
Paris, Albin
Dix
siècles
Michel,
8
d'histoire
1979.
franco-britannique,
de Guillaume
le
1.
EN1EN1ES ET MESEN1EN1ES :
UN SIECLE DE RELATIONS FRANCO-BRITANNIQUES (1904-2004)
François Crouzet
Le 8 avril 1904 étaient signés à Londres des accords entre le
gouvernement
du Royaume-Uni et celui de la République
Française qui ont reçu le nom d'« Entente cordiale », et dont on
commémore en 2004 le centenaire. il s'agissait d'un événement
d'ordre diplomatique et ce chapitre va esquisser les vicissitudes,
durant le siècle écoulé, des relations inter-gouvernementales
France-Grande Bretagne, les rapports entre les deux nations sur
divers autres plans étant examinés dans les chapitres qui suivent.
Cependant, ce survol posera aussi le problème des opinions
publiques: la « cordialité» ou son absence, les phases d'entente et
de mésentente qui alternent à court ou moyen terme dans les
relations inter-étatiques sont-elle corrélées avec les images et les
attitudes réciproques des deux nations? L'Entente cordiale et
1'«amitié franco-britannique»
ont-elles été réalités, mythes,
fantômes?
Au tournant du XIXe et du XXe siècle, une entente durable
entre la France et l'Angleterre pouvait sembler hautement
improbable. Certes, les deux plus anciens Etats-nations d'Europe
avaient une longue histoire commune, mais commune surtout
dans la guerre: ne s'étaient-ils pas combattus pendant deux
longues Guerres de Cent ans? Les souvenirs de ces luttes
interminables étaient vivaces des deux côtés de la Manche,
d'autant plus que les victoires de la Grande-Bretagne dans le
second de ces conflits (1689-1815) en avaient fait une superpuissance et avaient entraîné le déclin de la France.
il est vrai que, depuis 1815, les deux pays ne s'étaient plus fait
la guerre et avaient même connu des périodes de rapprochement:
au début du règne de Louis-Philippe et à nouveau dans les années
1840 (c'est alors que l'expression «Entente
cordiale» était
apparue)3. Puis en 1854-56, France et Grande-Bretagne furent
3 Certains l'attribuent à Palmerston, qui aurait parlé en 1832 de «bonne et cordiale
entente»;
selon une autre source, l'inventeur fut en 1843 le Comte de Jarnac, chargé
alliées contre la Russie et leurs forces armées combattirent côte à
côte en Crimée4. Mais ces périodes d'entente furent courtes et
séparées par des brouilles; il y eut danger de guerre en 1840 ; en
1847 et 1859, la crainte (sans fondement) d'un débarquement
français sévit en Angleterre. De fait, les relations franco-anglaises
restaient empreintes de méfiance du côté anglais, de rancœur du
côté français. La France, instable, éprise d'une vaine gloire, était
soupçonnée Outre-Manche de vouloir reprendre son expansion et
bouleverser l'Europe. Les Français se sentaient contrecarrés
partout dans le monde par la politique anglaise, qui privait leur
pays de la place qui lui revenait.
La guerre de 1870 changea les choses ~l'Allemagne remplaça
l'Angleterre comme l'ennemie héréditaire de la France et d'autre
part celle-ci ne fut plus redoutée par les Britanniques. Néanmoins,
l'antagonisme franco-anglais connut un regain de virulence à partir
de 1882, quand l'expansion coloniale des deux pays les opposa en
de multiples points du globe. La tension fut maximale lors de la
crise de Fashoda5 en 1898. La guerre fut évitée, mais au prix d'une
humiliation qui laissa dans l'opinion française un ressentiment très
fort. Quand la guerre des Boers éclata l'année suivante, les
Français furent ardemment pro-Boers, et des observateurs sérieux
redoutèrent une agression anglaise contre la France, une fois les
Boers vaincus.
Ces conflits déchaînèrent
des phobies et les images
réciproques des deux pays étaient très défavorables. Les Français
jugeaient les Anglais arrogants, brutaux, égoïstes, hypocrites et
perfides6. Outre-Manche,
méfiance et mépris étaient les
sentiments dominants à l'égard des Français - légers, frivoles,
querelleurs, vaniteux, et surtout immoraux. L'immoralité sexuelle
était la notion la plus fondamentale dans l'opinion commune sur
la France, que Matthew Arnold avait dite dévorée par la déesse
Lubricité, et dont la décadence était annoncée de toutes parts,
d'autant plus que sa classe politique était vue comme entièrement
d'affaires de France à Londres; ses mots furent repris par Louis-Philippe, lors de sa visite
en Angleterre en 1844.
4 Mentionnons
aussi le traité de commerce de 1860, dont un des objectifs était de
consolider la paix entre les deux nations. Il ne fut pas renouvelé en 1882, ce qui pesa sur
leurs relations.
5 Fashoda s'ortographie avec un «s» en 1898 et aujourd'hui avec un « c». Nous avons
laissé subsister les deux variantes dans l'ouvrage (NDLR).
6 La presse française publiait des caricatures ignobles contre la reine Victoria et le futur
Edouard VII.
10
corrompue. Il Y avait, cependant, une francophilie culturelle, un
intérêt pour la littérature et l'art français, mais il ne concernait que
des minorités sans influence politique.
Pourtant «La guerre fatale. France-Angleterre»
(titre d'un
roman de guerre-fiction de 1901)7 est une des guerres qui n'ont
pas eu lieu. La flambée d'hostilité de Fachoda a été la dernière
pour longtemps, l'attitude des dirigeants - et des opinions - a
changé des deux côtés de la Manche et l'Entente cordiale a été
conclue.
Du côté britannique, la guerre des Boers a été l'apogée de
l'impérialisme et du « jingoïsme », qui ont donc reculé ensuite. De
plus, cette guerre avait révélé des faiblesses du système impérial de
défense, ainsi que la jalousie et l'hostilité que suscitaient à
l'étranger la puissance et l'arrogance britanniques. Londres
redoutait la formation d'une ligue continentale - Allemagne,
Russie, France - dirigée contre l'Angleterre (dont on rêvait
effectivement à Berlin). La diplomatie anglaise va donc chercher à
réduire le nombre des ennemis potentiels. Mais elle s'est tournée
d'abord vers l'Allemagne, avec laquelle la Grande-Bretagne n'avait
pas de conflit ouvert, et qui avait les mêmes ennemis - la France
et la Russie. De plus, une tradition de germanophilie, les liens
familiaux entre dynasties, les idées «pan-teutoniques»
(selon
lesquelles Anglais et Allemands appartenaient à la même race
« teutonique », bien entendu supérieure aux autres) jouaient dans
le même sens.
A partir de 1898, le gouvernement britannique fit à
plusieurs reprises des avances à l'Allemagne, et en 1901 il lui
proposa une alliance défensive, avec promesse d'assistance armée
au cas où l'un des deux pays serait en guerre contre deux autres
puissances, qui ne pouvaient être que la France et la Russie. Mais
les Allemands voulaient plus - que l'Angleterre s'engage
également envers leurs alliés de la Triple Alliance (AutricheHongrie, Italie). Craignant d'être entraînés ainsi dans une guerre
d'origine balkanique, les Britanniques refusèrent, et ce fut la fin de
cette négociation.
Entre temps, un facteur grave d'antagonisme anglo-allemand
avait émergé: la rivalité navale. En 1898 et 1900, le gouvernement
allemand avait fait voter deux «lois navales », c'est-à-dire des
7 Par le capitaine Danrit (anagramme de Driant),
avaient traité de guerres franco-allemandes.
Il
dont les premiers romans de ce genre
programmes pluri-annuels de constructions, qui tendaient à faire
de la marine de guerre allemande, auparavant faible, la deuxième
du monde. Rien n'était plus susceptible que ces ambitions
maritimes d'alarmer le gouvernement et l'opinion britanniques,
habitués à une supériorité sur mer incontestée, qui garantissait une
sécurité complète et dont le maintien était un véritable dogme. De
plus, on parlait en Allemagne de Weltpolitik, de Weltmacht,
termes vagues, mais qui révélaient l'intention de contester la
position de la Grande-Bretagne
comme première puissance
mondiale. La conséquence fut un revirement dans la presse et
dans l'opinion, qui devint très net en 1901 ; dorénavant, la crainte
d'une invasion allemande va hanter les Britanniques.
Ces inquiétudes ouvraient la voie à un rapprochement avec la
France (qui permettrait aussi une détente dans les relations avec la
Russie), mais l'initiative vint de celle-ci. L'affaire de Fachoda avait
révélé une grave contradiction dans la position française: en
Europe, son ennemie était l'Allemagne, outre-mers elle se heurtait
partout à la Grande-Bretagne. Vu son déclin relatif (notamment
sur le plan démographique), une guerre contre l'Angleterre et
l'Allemagne était exclue. Il fallait donc mettre fin à l'un de ces
antagonismes pour être mieux placé vis-à-vis de l'autre adversaire.
Certains hommes politiques penchaient vers une « réconciliation»
avec l'Allemagne, mais d'autres la jugeaient impossible (à cause de
l'Alsace-Lorraine) et voulaient isoler l'Allemagne, en particulier
par une entente avec la Grande-Bretagne, qui réglerait à l'amiable
les différends d'outre-mers.
Ce fut la position de Théodore Delcassé, ministre des Affaires
étrangères de 1898 à 1905, qui fut l'artisan de l'Entente cordiale8.
On discute, il est vrai, du moment auquel il résolut de chercher
une entente avec la Grande-Bretagne, mais en 1902, au plus tard,
son objectif était fixé : obtenir l'accord et l'appui de Londres afin
de préparer la conquête du Maroc, qui compléterait l'empire
français d'Afrique du Nord.
Les négociations furent longues et minutieuses. Pendant
qu'elles se poursuivaient, le rapprochement fut concrétisé par les
visites d'Edouard VII à Paris et du Président Loubet à Londres,
en mai et juillet 1903, dans une atmosphère non seulement
8
Aidé par l'ambassadeur
Lansdowne,
Secrétaire
de France à Londres,
d'Etat
aux affaires
Paul Cambon.
étrangères,
12
Du côté britannique,
fut le négociateur.
Lord
cordiale, mais enthousiaste9. Par ailleurs, la négociation était
stimulée par la situation dangereuse en Extrême-Orient: la guerre
menaçait entre la Russie et le Japon (elle éclata en fait en février
1904), alliés la première avec la France, le second avec
l'Angleterre. Finalement, trois textes furent signés le 8 avril 1904 ;
ils réglaient, par des concessions mutuelles, divers conflits
«coloniaux» - de Terre-Neuve aux Nouvelles-Hébrides - qui
empoisonnaient les relations franco-anglaises. Le point important
était que la France renonçait à contester l'occupation de l'Egypte
par l'Angleterre et n'y entraverait plus son action, comme elle le
faisait depuis vingt ans; en échange, la Grande-Bretagne
reconnaissait à la France le droit d'agir au Maroc et de le placer
éventuellement
sous son protectorat.
Les deux pays se
promettaient
secrètement
leur appui diplomatique
pour
l'exécution de ces dispositions.
C'était un règlement par
compromis des conflits en cours, typique de la diplomatie de
l'impérialisme; s'il est important, c'est en raison de ce qui l'avait
précédé - les mauvaises relations France-Grande Bretagne, que
l'on a soulignées - et de ce qui a suivi. Pour les dirigeants anglais,
l'Entente était un point d'arrivée: elle éliminait les causes de
conflit avec la France, en sauvegardant divers intérêts impériaux,
et il ne s'agissait pas de s'associer à un système anti-allemand10. En
revanche, Delcassé espérait qu'elle serait un point de départ, vers
une coopération renforcée et, peut-être, une alliance.
Pour que l'Entente de 1904 se consolide, s'approfondisse,
devienne « triple », en s'élargissant à la Russie ( en 1907, par un
accord anglo-russe réglant, sur le modèle de 1904, des différends
en Asie), il fallut que la menace persistante de la marine allemande
achève de créer «une Alsace-Lorraine»
entre l'Angleterre et
l'Allemagne
CWo
Churchill, en 1912), et qu'une série de coups de
poing sur la table par cette dernière rapproche Britanniques et
Français.
Le facteur décisif de l'antagonisme anglo-allemand fut la
course aux armements navals: l'Allemagne poursuivit et intensifia
l'effort de construction entamé avant 1904; d'où en 1909 une
«panique navale» en Angleterre, devant la perspective (en fait
9
Le rôle d'Edouard VII ne doit pas être surestimé, même s'il sut conquérir les foules
parisiennes, et détestait son neveu, Guillaume II.
10 Des travaux récents montrent que la méfiance à l'égard de la France, à laquelle on ne
pouvait faire complètement confIance, persista après 1904 (voir note 62). Ajoutons que
l'opposition conservatrice était favorable à l'Entente, et même à une alliance.
13
non fondée) que l'Allemagne aurait bientôt plus de cuirassés que
la Royal Navy. Le gouvernement de Londres, à plusieurs reprises
(notamment en 1912), proposa à celui de Berlin une limitation des
constructions, qui eût laissé à l'Angleterre une nette marge de
supériorité. A chaque fois, les Allemands se dirent prêts à des
concessions non précisées, mais ils exigèrent une contrepartie
politique, la promesse de neutralité de la Grande-Bretagne au cas
où l'Allemagne se trouverait en guerre contre une tierce puissance.
Ce tiers était bien entendu la France et Londres repoussa cette
exigence, car elle aurait brisé l'Entente
cordiale et isolé
l'Angleterre, ce qui était en vérité l'objectif allemand. En fait, la
Grande-Bretagne
gagna sans trop de peine la course aux
armements. A partir de 1912, l'Allemagne dut relâcher son effort
naval, car elle devait accroître ses armements terrestres, pour
répondre aux efforts de la France et de la Russie; en 1914, la
Royal Navy devait être largement supérieure à la Kriegs marin e.
Mais, en se lançant dans cette course, Guillaume II et ses
conseillers
avaient alarmé la Grande-Bretagne,
dont le
gouvernement fut amené à appuyer la France quand celle-ci
apparut menacée d'une attaque allemande.
Lors des deux crises« marocaines» de 1905 et 1911, les coups
de poing sur la table de l'Allemagne furent en fin de compte
contre-productifs et renforcèrent l'Entente cordiale. En 1905, le
« coup de Tanger» avait pour but de donner une leçon à la France
pour avoir ignoré l'Allemagne dans ses préparatifs de mainmise
sur le Maroc (c'était une erreur, mais délibérée, de la part de
Delcassé), mais il visait aussi à dissocier l'Entente cordiale, en
prouvant à la France que cette entente lui serait inutile en cas de
guerre, la Royal Navy ne pouvant sauver Paris, et qu'elle devait
accepter une grande alliance du continent, contre l'Angleterre. A
certains égards, l'Allemagne triompha: Delcassé fut contraint de
démissionner, la conférence d'Algésiras, que l'Allemagne avait
exigée, n'accorda à la France que des avantages secondaires au
Maroc. En revanche, sur le plan des rapports franco-britanniques,
les espoirs allemands furent déçus. Les dirigeants de Londres
comprirent que le coup de Tanger était dirigé autant contre
l'Angleterre que contre la France et qu'il visait à isoler la première.
De plus, les chefs militaires estimèrent qu'une défaite de la France
serait nuisible aux intérêts britanniques. Le gouvernement fit donc
savoir assez clairement, à Paris et à Berlin, qu'il interviendrait si
l'Allemagne attaquait la France. Cette attitude fut maintenue
14
quand, à la fin de 1905, le gouvernement passa des conservateurs
aux libéraux. Certes, nombre de ceux-ci étaient pacifistes, très
hostiles à la Russie, plutôt germanophiles. Mais le nouveau
Secrétaire d'Etat aux affaires étrangères, Sir Edward Grey, était un
«libéral impérialiste », et il était entouré de hauts fonctionnaires
anti-allemands. Comme son prédécesseur, il fit savoir que
l'Angleterre ne resterait pas neutre si la France était attaquée. Mais
il avertit Cambon qu'il ne pouvait pas donner un engagement
ferme de soutien armé, que le Cabinet n'accepterait pas. Il y avait
là une ambiguïté majeure, que l'on peut résumer ainsi: « Entente,
oui; Alliance, non ». On voulait éviter que la France ne se
rapproche de l'Allemagne, ce qui isolerait l'Angleterre, mais en
même temps ne pas prendre d'engagements formels; Grey mena
magistralement ce difficile exercice d'équilibre. Il est vrai qu'en
janvier 1906, Grey et son collègue à la guerre autorisèrent des
conversations secrètes entre états-majors, qui étudièrent les
modalités d'envoi éventuel en France, en cas de guerre, de troupes
britanniques.
La seconde crise marocaine (1911) eut des conséquences du
même genre. Le Premier ministre Asquith et le Chancelier de
l'Echiquier, Lloyd George, laissèrent publiquement entendre que
la Grande-Bretagne interviendrait dans une guerre éventuelle. De
plus, les pourparler d'états-majors aboutirent à des plans détaillés
pour qu'un corps expéditionnaire de 160 000 hommes traverse la
Manche et vienne se concentrer près de Maubeuge. Des
conversations du même genre eurent lieu entre les états-majors
navals, l'Amirauté anglaise jugeant nécessaire de rapatrier en Mer
du Nord ses escadres de Malte et de Gibraltar. Les accords navals
de 1913 décidèrent un partage des tâches entre les deux marines
en cas de guerre: les Français se chargeaient de la Méditerranée,
où ils firent passer leurs cuirassés, et les Britanniques des mers du
Nord. Ces arrangements militaires ne pouvaient pas ne pas créer,
du côté français, l'idée d'une obligation morale de l'Angleterre
d'accorder son appui armé en cas de guerre. Mais les Britanniques
soulignaient qu'ils n'avaient pris aucun engagement d'appliquer
ces accords techniques. L'ambiguïté persistait, et elle ne fut guère
atténuée par un échange de lettres entre Grey et Cambon en
novembre 1912: les deux gouvernements s'engageaient à se
concerter au cas où l'un d'entre eux craindrait une attaque par une
tierce puissance ou si la paix était menacée.
15
La France et la Russie auraient souhaité la transformation de
la Triple Entente en une alliance militaire formelle. Certains hautsfonctionnaires du Foreign Office et chefs militaires le souhaitaient
également, mais ils ne purent en persuader Grey. Ce dernier
pensait qu'une alliance aggraverait le danger de guerre: elle
pourrait provoquer l'Allemagne, encourager France et Russie à des
imprudences. Pourtant, Pierre Renouvin a écrit qu'en fait cette
politique aggrava les risques de guerre et qu'un traité d'alliance
aurait intimidé l'Allemagne. D'autre part, Grey voulait conserver
sa liberté d'action, parce que l'appui de l'opinion publique serait
nécessaire pour une entrée en guerre, ainsi que le ralliement des
pacifistes au sein du gouvernement et du parti libéral; ceci
dépendrait de la façon dont naîtrait la guerre. D'ailleurs, opinion et
Parlement auraient été hostiles à une alliance. De fait, après la
crise d'Agadir, Grey a jeté du lest et essayé de rouvrir le dialogue
avec l'Allemagne. D'où une dernière tentative de limitation des
armements navals en 1912, et des pourparlers pour un partage
éventuel des colonies portugaises et du Congo belge, ainsi que sur
le chemin de fer de Bagdad, qui aboutirent à des accords signés en
juin et juillet 1914...
Par cette politique ambiguë, les dirigeants britanniques
pensaient conserver un rôle d'arbitre, à même de désamorcer les
conflits. Elle réussit pendant les crises balkaniques de 1912-13,
mais elle échoua pendant la crise de juillet 1914: la GrandeBretagne ne réussit ni à empêcher la guerre générale, ni à rester à
l'écart. Absorbés par le problème irlandais, le gouvernement de
Londres et l'opinion ne prirent que tardivement conscience du
danger résultant des assassinats de Sarajevo. A partir du 24 juillet
seulement, Grey fit des démarches pour éviter un conflit général,
mais il ne voulait pas être entraîné dans une guerre d'origine
balkanique ou résultant de l'alliance franco-russe; il le dit à
Cambon le 1er août encore, après avoir refusé la veille les
consultations prévues par l'échange de lettres de 1912. L'attitude
anglaise changea seulement lorsque la crise impliqua directement
la France et surtout la Belgiquel1. Le 2 août, le Cabinet décida de
11 Les historiens ont souvent critiqué cette politique anglaise: elle aurait dû appuyer ses
essais de médiation par des menaces directes d'intervention
armée, annoncées assez
clairement et assez tôt; «cette menace aurait sans doute été efficace », a écrit P. Renouvin.
Mais à partir du moment où la machine de guerre allemande se mit en marche (31 juillet),
des menaces anglaises étaient vaines: l'Etat-major allemand comptait écraser la France en
six semaines; il considérait l'Angleterre, avec six divisions prêtes à intervenir sur le
Continent, comme militairement négligeable et ne tenait pas compte de sa puissance navale.
16
défendre les côtes françaises de la Manche, que la flotte française,
concentrée en Méditerranée à la suite de l'accord naval de 1913, ne
pouvait protéger, puis il posa que toute violation de la neutralité
belge contraindrait la Grande-Bretagne à la guerre (depuis trois
siècles, c'était un dogme pour les Anglais que la côte flamande ne
devait pas tomber aux mains d'un ennemi). La neutralité belge fut
violée au matin du 4 août; un ultimatum fut envoyé à l'Allemagne
de retirer ses troupes; il expira ce même jour à 24 heures.
Pourquoi cette attitude de réserve prolongée?
Grey et
Asquith étaient pourtant convaincus que leur pays serait en péril
grave si l'Allemagne écrasait la France et dominait l'Europe. Mais
Grey avait craint d'encourager la Russie et la France à
l'intransigeance. Et surtout, le gouvernement libéral était divisé,
menacé de dislocation, son aile gauche étant hostile à toute
intervention armée. Ce fut seulement l'invasion de la Belgique qui
emporta la décision: elle rallia à la guerre les ministres hésitants,
limita à deux les démissions du Cabinet et assura l'adhésion de
l'opinion. Dans une lettre privée du 9 août, Grey devait écrire:
« Sans la Belgique, nous serions res tés à l'écart. »
En tout cas, l'Entente franco-britannique était apparue bien
fragile pendant ces journées dramatiques de l'été 14. C'était
normal vu ses origines modestes, son caractère ambigu, le refus
britannique d'en faire une alliance. Seule l'imprudente politique de
l'Allemagne lui avait donné de la substance, et seule l'Allemagne
imposa les 2, 3 et 4 août une solution à la crise qui la menaçait12.
La guerre transforma l'entente en alliance (pacte du 5
septembre 1914), et pendant plus de quatre ans, Britanniques et
Français combattirent et moururent côte à côte. Cette « fraternité
d'armes» ne fut pas seulement un thème pour les discours
officiels, bien qu'il y ait eu peu de contacts entre les soldats des
L'invasion de la Belgique était absolument nécessaire à la réussite de ses plans et une
menace anglaise ne l'en aurait pas détourné. Ajoutons que, selon D. Dutton, le
gouvernement anglais entra en guerre afin, avant tout, de pouvoir « contrôler» la France,
en cas de victoire franco-russe, qui risquait de donner à la France la prépondérance
en
Europe.
12 On a soutenu que la conclusion de l'Entente cordiale avait été facteur de guerre: elle a
déclenché, en provoquant
le coup de Tanger, le processus de crises internationales
successives, dont la dernière se termina en guerre. De plus, devenue Triple Entente en
1907, elle a donné à l'Allemagne un sentiment d'encerclement. Inversement, l'Angleterre
entra en guerre pour la Belgique et elle aurait fait de même s'il n'y avait point eu d'Entente
cordiale.
17
deux pays13. D'autre part, étant donné qu'il existe inévitablement
des tensions entre alliés en temps de guerre, l'alliance francobritannique résista fort bien, et quand la guerre se termina, les
deux pays avaient mis sur pied les organismes d'une coopération
militaire et économique très étroite. Il est vrai qu'ils attendirent
longtemps avant d'en venir là: ce fut seulement le 14 avril 1918
qu'un commandant en chef des années alliées -le général Foch fut nommé.
Néanmoins, les rapports entre les deux alliés n'ont pas été
parfaitement harmonieux. De sérieuses divergences en matière de
stratégie opposèrent leurs dirigeants civils et militaires. Surtout,
leurs efforts de guerre, leurs souffrances, leurs pertes ne furent pas
.
égaux, et chacune des deux nations ne comprit pas les efforts et
les souffrances de l'autre. L'Angleterre n'avait au départ qu'une
petite armée et jusqu'en 1916 elle ne joua qu'un rôle relativement
secondaire - bien qu'il ne faille pas sous-estimer la contribution de
la Royal Navy. Mais en 1917, les rôles tendirent à se renverser, vu
l'expansion des armées britanniques et l'affaiblissement de celles
de la France14. Les historiens d'Outre-Manche considèrent que
l'effort décisif et victorieux de l'été 1918 fut réalisé par les forces
britanniques. A tour de rôle, Français et Anglais se plaignirent
donc que l'effort de leurs partenaires était insuffisant. De plus, la
publication du journal intime du maréchal Douglas Haig,
commandant en chef britannique, a révélé la piètre opinion qu'il
avait des troupes françaises, indisciplinées, répugnant à se battre,
manquant d'esprit offensif. Une phrase la résume: «Dire qu'il
faut combattre à côté de tels Alliés!» (21 avril 1918). Tout
récemment, The Economist a écrit que «l'expérience des deux
guerres n'a inspiré aux Anglais ni estime, ni sympathie pour les
Français»
.
Ainsi la guerre laissa un héritage de griefs réciproques et de
malentendus. La France pensait avoir fait un effort plus intense
que ses alliés et croyait avoir droit à leur gratitude. Mais les
Britanniques estimaient que leur rôle dans la victoire commune
n'était pas inférieur, et il est exact que, sans l'apport des armées de
la Grande-Bretagne, ainsi que de sa puissance navale, économique
et financière, la France aurait perdu la guerre. Sitôt celle-ci
13 Un cas limite est probablement
celui d'un
pêcheur
breton
que connaissait
J.-B.
Duroselle: il fit toute la guerre dans la marine française, en croyant que c'était contre les
Anglais!
14Les auteurs anglais insistent volontiers sur les mutineries dans l'armée française en 1917.
18
terminée, cette divergence de convictions
oppositions inévitables d'intérêts.
devait renforcer
des
«Dès le lendemain de l'armistice, dit Clemenceau à Lloyd
George, en 1921, je vous ai trouvé l'ennemi de la France». A quoi
le Premier ministre britannique répliqua: «Eh bien! N'est-ce pas
notre politique traditionnelle? »15.De fait, ni l'alliance du temps
de guerre entre la France et la Grande-Bretagne,
ni même
«l'Entente cordiale» ne survécurent à leur victoire commune.
D'ailleurs, l'Entente était née de la menace du second Reich, et il
était presque fatal qu'elle s'évanouisse quand cette menace eût
disparu (mais peut-être pas que la brouille lui succédât). Ainsi
l'Entre-deux-guerres
fut la plupart du temps une période de
mésentente, souvent peu cordiale.
Ces divergences, qui apparurent dès la conférence de la paix
de 1919, étaient inévitables, vu la position inégale des deux pays
face au problème de la paix. La France avait subi des pertes
humaines et matérielles nettement plus lourdes que celles de la
Grande-Bretagne (1 400 000 tués, contre 723 000) ; elle voulait
obtenir réparation pour les dommages qu'elle avait subis et
surtout, obsédée par la disproportion de ses forces avec celles de
l'Allemagne, elle voulait de solides garanties contre le danger d'une
revanche allemande. Ce danger, l'Angleterre ne croyait pas qu'il
puisse renaître rapidement, et de plus elle avait obtenu dès
l'armistice un avantage essentiel: la flotte de guerre allemande lui
avait été livrée. Tout portait les Français à vouloir une paix
« dure », les Anglais à ménager l'Allemagne. Un affaiblissement
excessif de celle-ci serait dangereux aux plans politique (en
favorisant le bolchevisme) et économique. Ces oppositions entre
alliés furent, en fait, résolues par une série de compromis. En
particulier, Clemenceau abandonna l'idée de détacher la Rhénanie
de l'Allemagne en échange de traités de garantie, par lesquels la
Grande-Bretagne
et les Etats-Unis promettaient
leur appui
militaire à la France en cas d'agression allemande. Mais le traité
avec les Etats-Unis ne fut pas ratifié par le Sénat, et en
conséquence le gouvernement britannique considéra son traité
15 En 1920, il avait déjà dit: « Vous ne pouvez pas faire confiance aux Français... qui sait
qu'un jour ils ne nous seront pas opposés». Dès décembre 1918, Lord Curzon avait
exprimé sa crainte que « la grande puissance dont nous avons le plus à craindre dans
l'avenir est la France ».
19
avec
la France comme nul et non avenu16.Au total les divergences
franco-britanniques contribuèrent pour beaucoup à ce que le traité
de Versailles fut exaspérant pour les Allemands, mais ne leur
enleva pas les moyens de la revanche17.
Durant l'après-guerre, l'hostilité britannique au règlement de
1919 s'accentua, notamment sous l'influence de l'ouvrage que
John Maynard Keynes publia à la fin de 1919, The economic
consequencesof thepeace. Passionné, tendancieux, déformant les faits,
il dénonçait une «paix carthaginoise », qui détruirait l'économie
allemande et achèverait ainsi de ruiner l'Europe. Les exigences
alliées en matière de réparations étaient «atroces» et en plus
irréalistes, car l'Allemagne ne pourrait ni payer, ni transférer à ses
vainqueurs les sommes énormes qu'ils demandaient (sur la
question du transfert, l'argumentation de Keynes était, il est vrai,
valable). Ce chef-d'œuvre de polémique eut un grand succès; il
contribua beaucoup à dresser l'opinion britannique contre la
France (que Keynes présentait comme seme responsable des
malheurs de l'Europe), alors que l'entente des deux pays eût pu
sauvegarder la paix. A ce titre, Keynes fut un «criminel de
guerre », l'un des responsables de la Seconde Guerre mondiale...
D'autres facteurs, il est vrai, poussaient l'opinion britannique
dans la même direction, favorable à l'Allemagne et hostile à la
France, en particulier pour ce qui est de son aile gauche - libérale
et travailliste. Le souvenir même de la guerre tendit à séparer les
deux nations: beaucoup de Britanniques pensaient que leur pays
avait été entraîné, contre son gré, dans une guerre atroce, par la
faute de la France. Ils souhaitaient agir en arbitres, en médiateurs,
ce qui jouait en faveur de l'Allemagne, qui était la plus faible,
l'underdog.Bien plus, ils s'inquiétaient de la puissance militaire de la
France18, à laquelle ils attribuaient un militarisme agressif et des
visées «napoléoniennes»
d'hégémonie sur le Continent. En plus,
la rivalité « coloniale» franco-anglaise avait ressuscité au Moyen-
16 Uoyd
George
avait sournoisement
profité
de l'inattention
ou de la fatigue
de
Clemenceau (qui tenait fermement à maintenir l'Entente) et ajouté au dernier moment que
le traité de garantie franco-anglais ne serait valable qu'après la ratification du traité francoaméricain. Dans les années suivantes, on reparla plusieurs fois d'un nouveau traité de
garantie, mais sans résultats.
17 Trop faible pour ce qu'il avait de fort, trop fort pour ce qu'il avait de faible, selon la
formule de J. Bainville.
18 En 1922-23, certains Britanniques craignaient que la puissante aviation française ne
vienne bombarder Londres. On s'inquiétait aussi du nombre des sous-marins français.
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