UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES, UNIVERSITÉ D'EUROPE DIGITHÈQUE Université libre de Bruxelles ___________________________ HOTTOIS Gilbert, La philosophie du langage de Ludwig Wittgenstein, Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles, 1976. ___________________________ Cette œuvre littéraire est soumise à la législation belge en matière de droit d’auteur. Elle a été publiée par les Editions de l’Université de Bruxelles http://www.editions-universite-bruxelles.be/ Les règles d’utilisation de la présente copie numérique de cette œuvre sont visibles sur la dernière page de ce document. L'ensemble des documents numérisés mis à disposition par les Archives & Bibliothèques de l'ULB sont accessibles à partir du site http://digitheque.ulb.ac.be/ Accessible à : http://digistore.bib.ulb.ac.be/2012/i2800406224 _000_f.pdf LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE DE LUDWIG WITTGENSTEIN Gilbert Hottois Préface de J.Bouveresse université libre de Bruxelles faculté de philosophie et lettres éditions de l'université de Bruxelles publié avec le concours de la fondation universitaire de Belgique i LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE DE LUDWIG WITTGENSTEIN Conformément aux statuts des Editions de l'Université de Bruxelles, le manuscrit de la présente étude a été soumis à un Comité de lecture qui en a recommandé la publication. Ce Comité était composé de MM. J. PAUMEN, Ch. PERELMAN et M. WEYEMBERGH. I.S.B.N. 2-8004-0622-4 D/1976/0171/4 © 1976 by Editions de l'Université de Bruxelles Parc Léopold, 1040 Bruxelles (Belgique) Tous droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays. Imprimé en Belgique UNIVERSITE LIBRE DE BRUXELLES Faculté de Philosophie et Lettres LXIII Gilbert HOTTOIS Aspirant au Fonds National de la Recherche Scientifique LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE DE LUDWIG WITTGENSTEIN Préface de J. BOUVBEBSSB EDITIONS DE L'UNIVERSITE DE BRUXELLES REMERCIEMENTS Nous tenons à remercier ici M. le Professeur J . Paumen et M. le Professeur Ch. Perelman pour leurs conseils et pour l'attention constante qu'ils ont accordée à l'élaboration de cette monographie. Nous remercions M. le Professeur S. Issman qui a fort obligeamment examiné la partie consacrée au Tractatus. Nous remercions également M. le Professeur G.G. Oranger et M. le Professeur G.H. von Wright pour avoir bien voulu prendre connaissance du manuscrit, nous faisant ainsi bénéficier de leur avis hautement compétent. Nous savons gré encore aux membres du comité de lecture d'avoir bien voulu recommander la publication de notre travail et à la Fondation Universitaire pour son généreux subside. Ma reconnaissance va aussi à mon ami D. Trigaux pour la lecture très attentive qu'il a obligeamment faite de mon texte et pour ses nombreuses et pertinentes remarques d'écriture. Toute ma gratitude va, enfin, à ma femme sans l'aide de qui ce travail n'aurait pu être mené à bonne fin. PREFACE « La philosophie de Wittgenstein est, constate Gilbert Hottois, une philosophie d'ingénieur: sans jamais s'y énoncer explicitement ni thématiquement, c'est l'esprit même de la modernité technologique qui s'y reflète. » Dans les années qui ont suivi immédiatement son retour à Cambridge, Wittgenstein était, semble-t-il, particulièrement préoccupé de faire accéder enfin la philosophie elle-même au stade de la modernité, c'est-à-dire celui d'une technique qui peut réellement s'enseigner, se pratiquer collectivement et aboutir à des résultats précis. Cela ne l'a pas empêché d'être finalement, parmi tous les grands philosophes, l'un des plus solitaires et des plus individualistes et l'un de ceux dont la technique se prête le moins à l'apprentissage et à l'imitation, ni d'écrire dans la préface des Philosophische Bemerkungen que l'esprit de sa philosophie était diamétralement opposé à celui du grand courant de la civilisation contemporaine, c'est-à-dire de la modernité scientifique et technique, telle qu'elle s'exprime dans la philosophie elle-même (et on pourrait dire dans le structuralisme actuel tout autant que dans les diverses formes du positivisme moderne). Wittgenstein était, comme le souligne Gilbert Hottois, vraiment ingénieur et vraiment philosophe. On pourrait ajouter qu'il était aussi vraiment artiste, et qu'il reprochait à beaucoup de philosophes de ne pas l'être suffisamment. Il était convaincu que ce qui rend la position du philosophe contemporain particulièrement délicate et inconfortable est que l'âge de la science peut difficilement être en même temps celui de la philosophie, la solution la plus déplorable étant certainement celle qui est le plus à la mode aujourd'hui, celle de l'anti-science systématique et superficielle, qui n'est malheureusement, chez la plupart des philosophes, que l'alibi de l'ignorance et le produit du ressentiment. L'originalité de Wittgenstein aura été de refuser de suivre son époque à la fois dans ses valeurs fondamentales et dans la complaisance masochiste et futile avec laquelle elle s'applique aujourd'hui (au moins en apparence) à les renier: c'est en rationaliste convaincu et en homme de science expérimenté qu'il a lutté contre les excès de la raison et de la science. Le premier mérite de Gilbert Hottois est sans doute d'avoir montré que Wittgenstein a été l'un des rares philosophes actuels qui soit réellement contemporain de son époque et qui, au lieu de se demander si la philosophie est encore possible aujourd'hui ou de philosopher essentiellement pour expliquer qu'elle ne l'est plus, ait préféré démontrer le mouvement en marchant et inventer une manière de philosopher qui soit véritablement de notre temps. Il ne manque pas aujourd'hui de gens pour décréter que les derniers philosophes au sens strict ont été Husserl, Hegel, Platon, ou même les Pré-socratiques ; et il y a probablement toujours un sens du mot « philosophie » auquel chacun d'entre eux a raison. Mais on pourrait tout aussi bien dire que ce genre de considération est rigoureusement dénué d'intérêt. Wittgenstein a passé beaucoup trop de temps à critiquer Pessentialisme sous toutes ses formes pour pouvoir accorder encore une importance quelconque à la question de Vessence (y compris de l'essence historique) de la philosophie. Il a suggéré une fois que ce qu'il proposait pouvait être considéré comme un des prolongements modernes de la discipline traditionnellement appelée « philosophie » ; mais il a admis également qu'il pouvait induire un certain nombre de gens en erreur, en appelant « philosophie » ce qu'il était en train de faire. Il n'a, en tout cas, jamais éprouvé le besoin de chercher dans une quelconque tradition (ni d'ailleurs dans une quelconque modernité ou actualité) la justification de ce qu'il croyait devoir faire. L'ouvrage qu'on va lire présente à mes yeux un deuxième avantage majeur, celui de ne pas céder à la tentation d'imputer immédiatement à Wittgenstein une théorie ou une Weltanschauung particulières. C'est, en effet, à peu près uniquement pour des raisons thérapeutiques et stratégiques que Wittgenstein s'est trouvé contraint, à différents moments, de défendre des positions qui peuvent ressembler à des thèses philosophiques caractéristiques. De ce point de vue, l'auteur a raison de se méfier des tentatives déjà nombreuses qui ont été faites pour ramener Wittgenstein au bercail des philosophes classés et consacrés. E t il est, à mon avis, nettement en dessous de la vérité, lorsqu'il déclare que les rapprochements entre Wittgenstein et Husserl ou Heidegger ne lui paraissent pas probants. Pour aller tout à fait jusqu'au bout, il aurait peut-être fallu aussi se demander, plus crûment qu'il ne l'a fait, si l'on peut réellement parler de « la philosophie du langage » de Wittgenstein, c'est-à-dire si Wittgenstein s'est réellement soucié d'avoir au moins, à défaut d'une philosophie tout court, une philosophie du langage. Il est certain, en tout cas, qu'il n'a jamais envisagé de construire quelque chose comme cette « grande philosophie du langage », dont parle Ricoeur, qui combinerait harmonieusement les apports des sciences et des techniques les plus diverses. Peut-être parce qu'il s'était rendu compte que celui qui saurait tant de choses différentes sur le langage ne pourrait justement pas être tenté d'inventer une philosophie du langage. Le prix à payer, selon lui, pour construire une philosophie du langage est précisément d'adopter un point de vue partiel, partial, voire à la limite « primitif » (comme celui du Tractatus) sur le langage. Peut-être est-ce là le dernier tour qu'il a joué à son lecteur, rejetant une fois de plus l'échelle après l'avoir escaladée. Ne pas être citoyen d'une communauté de pensée, a-t-il écrit, est ce qui fait du philosophe un philosophe. A une époque qui est plus que jamais celle des écoles, des dogmes, des mythes et des rites philosophiques, Wittgenstein demande à qui voudrait le suivre, le courage qu'il a eu luimême : celui de penser seul, sans famille, sans garantie et sans consolation. J . BOUVERESSB. AVANT-PROPOS Wittgenstein, dont l'influence a été prépondérante dans les pays anglo-saxons, a depuis plusieurs années éveillé aussi l'intérêt de la philosophie allemande et se trouve peut-être en passe de s'imposer sur le continent (Voyez, par ex., le curieux livre de Hermans: W. in de mode,). Dans son dernier ouvrage consacré à Wittgenstein, Bouveresse lance dans ce sens un appel qu'il veut salutaire: « I l ne fait aucun doute que nous avons particulièrement besoin dans notre pays de lire et de relire Wittgenstein, parce que jamais peut-être on n'y a vu coïncider à ce point l'incompréhension fondamentale à l'égard de ce qui se passe dans les sciences avec la mythologie de la scientificité dans tous les domaines, et la lucidité philosophique proclamée à tous les échos se traduire finalement par une confusion aussi spectaculaire '. » Cette sorte de culte que voue à Wittgenstein une partie du monde philosophique associée à l'indifférence ou à l'ignorance la plus complète dont il est l'objet d'autre part, justifierait — si l'intérêt pour une philosophie a besoin de quelque justification — l'attention que nous lui avons portée dans ce travail. Nous avons voulu y donner une idée à la fois précise — mais sans fermer les yeux sur les obscurités et difficultés exégétiques — et relativement complète de la philosophie du langage de L. Wittgenstein et de son évolution, tout en préservant, d'une façon constante, un fil conducteur : la notion de « jeux de langage » (reconnue fondamentale dans la seconde philosophie de Wittgenstein par plusieurs commentateurs: tels Stegmtiller, Specht, Bogen, Van Peursen, High), dont nous suivons la genèse et dont nous étudions, d'une façon plus critique, le déploiement dans la dernière philosophie de Wittgenstein. Nous ne présentons pas la philosophie de Wittgenstein comme une totalité bien unifiée mais nous essayons de montrer comment, en partie, la seconde philosophie a pu s'ébaucher à partir d'une réflexion critique portant sur les thèses du Tractatus, Trois sections se sont ainsi imposées tout naturellement: la philosophie du langage dans le Tractatus, les réflexions critiques et 1 W. La Rime et la Raison, p. 233. 10 LÀ PHILOSOPHIE DU LANGAGE créatrices de la période de transition et, enfin, la pratique philosophique des Investigations. S'il est génétique, notre examen ne s'est pas voulu historique. Les sources de la philosophie de Wittgenstein sont tantôt absolument évidentes, — par ex. Russell et Frege — tantôt à ce point évanescentes et douteuses — les indications procédant soit d'allusions plus ou moins précises de ses biographes occasionnels, soit de rencontres textuelles internes où il est impossible de démêler la part du fortuit et la p a r t des réminiscences — que toute spéculation à leur sujet nous a paru hasardeuse, voire vaine. Curieusement d'ailleurs, les intérêts de Wittgenstein — parmi ceux qui prêtent le moins à la contestation — (Kierkegaard, Tolstoï) ont alimenté son silence (l'éthique) plus que son discours. Dans la littérature surabondante relative à la philosophie de Wittgenstein, nous avons été obligé d'opérer un choix dicté par notre intérêt propre mais aussi par la force des choses. Comme cette littérature est fort variée et que l'on y rencontre bien souvent d'irréductibles divergences, nous avons été conduit, plus d'une fois, nousmême, à marquer notre désaccord. SECTION I LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE DANS LE TRACTATUS INTRODUCTION A LA SECTION I « Une saisie sérieuse du Tractatus est indispensable en vue d'une juste appréciation du dernier travail de Wittgenstein. » (BLACK, Companion, p. 2) Que les rapports entre le Tractatus et les Investigations constituent une question controversée et problématique est déjà en soi une raison suffisante d'étudier la philosophie du Tractatus pour qui veut cependant se consacrer plus particulièrement à la dernière oeuvre de Wittgenstein. Cette nécessité de voir ce qu'il en est du Tractatus avant d'aborder les Investigations, outre que le bon sens la suggère, est soulignée par Wittgenstein lui-même *. Certains commentateurs distinguent nettement une première et une seconde philosophie de Wittgenstein 2 ; d'autres, plus nombreux, sont plus nuancés et, sans vouloir réduire à l'unité, remarquent que la pensée du « second Wittgenstein » est nettement conditionnée par le Tractatus, soit qu'elle en élabore pour les résoudre certaines difficultés et donc prolonge le Tractatus, soit qu'elle s'y oppose et en renverse les thèses 3 . E t quand on peut lire : « Ce qui a été dit du langage en général dans le Tractatus est traduit en termes de « jeux de langage » particuliers dans P.I.. Les « limites du langage » du Tractatus deviennent les limites de « jeux de langage » particuliers; « ce qui ne peut être dit » devient les règles, ou « paradigme », de « jeux de langage » spécifiques.(...) Bref, ce qui a été dit du langage dans T. est dit des 1 2 3 P.I., Préface. Par ex. Stegmtiller. Black et Granger, par ex., sont de cet avis; Oranger prenant décidément le parti de l'unité de W. (G.G.Q., p. 16). 12 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE langages dans PJ.4», on se demande si l'étude du Tractatua n'est pas de la plus haute importance pour l a compréhension des PJ. et de la notion de « jeux de langage ». Nous verrons ce qu'il en est. Disons tout de suite qu'il paraît abusif de ne prétendre voir dans les PJ. qu'une relativisation du Tractatus ou dans celui-ci une sorte de macroscopie d'un a jeu de langage » quelconque. Notre étude du Tractatus ne se veut aucunement exhaustive. Nous avons seulement tenté d'élucider dans le détail la conception du langage développée p a r Wittgenstein en écartant des problèmes connexes d'épistémologie, de logique (notamment les questions techniques de notation) ou de morale. Nous avons étudié le Tractatus même et non cette sorte de caricature qu'en proposent les PJ.5. Nous verrons plus tard ce que devient le T. dans PJ. où il se voit transformé en un simple jeu de langage (celui de la désignation nominale) privilégié et généralisé à tort p a r les préjugés philosophiques du jeune Wittgenstein. La méthode d'exposition que nous avons choisie mérite quelques éclaircissements. Soucieux de mettre en lumière la forte cohésion des différentes thèses relatives à l'essence du langage et convaincu 6 que le projet fondamental du Tractatua est l'élucidation des conditions nécessaires a priori de la possibilité du langage, nous avons eu toujours à l'esprit l'idéal méthodologique de l'analytique kantienne 7 . Nous avons voulu montrer que toutes les thèses concernant l'essence du langage sont analytiquement et successivement impliquées par la position de la nature du langage comme proposition et de celle-ci comme « fonction de vérité ». Là où l'enchaînement analytique — qui est le plus souvent une stricte équivalence — des concepts nous a paru moins assuré, nous l'avons souligné. Mis à part ces quelques « sauts » ou solutions de continuité logiques, l'ensemble du tableau présenté p a r le Tractatua nous a semblé d'une grande cohérence. 4 CHÀBLESWORTH, Philosophy and Linguistic Analyste, pp. 104-105. Cfr Bogen, pp. 67, 93, 218 ; et Pôle (p. 13) qui parie d'une parodie de l'atomisme logique. 6 Voir ci-dessous: Objet du Tractatuê. 7 Nous ne prétendons pas pour autant que le sens du T. soit fondamentalement kantien. C'est STENIUS {Wittgenstein*S Tractatus) qui aurait le premier donné une interprétation kantienne du T. (efr Lang, p. 103). Dautres ont fait 5 écho: par ex., PEABS {Wittgenstein) ou ENGEL (W.'S Doctrine of the Tyranny of Lang u âge) qui, sur base d'une critique interne, souligne l'étroit parallèle entre certains écrits de Kant et des textes du second W. ; Engel fournit une liste des commentateurs qui ont lu W. dans un sens kantien (pp. 43-44). DE LUDWIG WITTGENSTEIN 13 Nous ne prétendons nullement avoir présenté le Tractatus selon le seul ordre valable et à ce propos il est bon de marquer la profonde différence de statut entre l'idéal analytique kantien et la manière de déduction conceptuelle que l'on trouve dans le T.. Granger refuse de considérer une thèse du Tractatus comme « point de départ logique dont tout le reste serait déduit » puisque, nous le savons d'après Wittgenstein lui-même, « on ne peut en philosophie rien déduire » 8. Il vaudrait mieux dire cependant que Wittgenstein entend d'une façon générale en finir avec la notion classique de « déduction » 9 entendue comme l'opération qui permet de conclure rigoureusement d'une ou de plusieurs propositions prises pour prémisses évidentes par elles-mêmes à une proposition qui en est la conséquence nécessaire, en vertu de certaines règles w . Wittgenstein ne veut pas d'ordre d'inférence unique parmi l'ensemble des propositions «déduites». Chaque tautologie montre par elle-même qu'elle est une tautologie. Il n'y a pas de priorités ontologiques en logique n . Dans la mesure où le Tractatus parle de l'essence du langage et du monde, c'est-à-dire dans la mesure où il est un métalangage et qu'O ne peut rien dire mais tout au plus «montrer», ce qui vient d'être dit des propositions logiques (les « vérités logiques » sont des tautologies et ne disent rien mais montrent la forme du monde et du langage) s'applique aux propositions et concepts du Tractatus qui sont tous pseudo-propositions et pseudo-concepts. De cela on peut tirer plusieurs conséquences éclairantes: — que les propositions principales du Tractatus ne s'enchaînent pas selon un ordre unique et nécessaire, mais plutôt qu'il est possible de les retrouver toutes en partant de n'importe laquelle, c'est-à-dire que le « système conceptuel ou logique » du T. présente une multiplicité indéfinie d'entrées 1 2 ; 8 G.G.G., p. 29. 9 BLACK, p. 337. 10 Cfr LALANDE, Vocabulaire technique et critique de la philosophie. T., 6.127 « Toutes les propositions de logique sont à égalité, il n'y en a point parmi elles qui soient des principes et des propositions dérivées. » cfr BLAOK, p. 337. (Lorsque le texte de W. existe en traduction, nous nous sommes contenté, le plus souvent» de le reproduire tel quel, en ayant soin cependant, le cas échéant, d'uniformiser la terminologie et d'en revenir à une plus grande littéralité.) 12 Ce n'est pas le moindre aspect par lequel le T. se rapproche étonnamment de la philosophie de Leibniz, (cfr SERRES, Le système de Leibniz et ses modèles mathématiques.) 11 2 u LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE — que l'analycité qui relie les différentes propositions du T. et que la « déduction » qui enchaîne les différents concepts sont, ellesmêmes, de type tautologique u , c'est-à-dire que tous ces concepts et propositions disent, chacun à sa façon, la même chose (à la rigueur, rien du t o u t ; ils montrent tous l'essence du langage et du monde) ; — qu'il n'y a aucun « savoir » analytique, puisque les aphorismes et concepts du T. sont des pseudo-propositions et des pseudoconcepts à la rigueur dénués de sens, de contenu 1 4 ; qu'il n'y a même aucun approfondissement analytique authentique a puisque tout se résorbe dans une redondance absolument vide. Ces précisions données, notre tentative d'exposer « analytiquement » la conception du langage selon le T. à partir de la notion de fonction de vérité est parfaitement acceptable, tout comme le sont d'autres ordres de présentation rigoureuse qui partent d'une autre thèse importante 1 6 . Ainsi s'expliquerait la diversité des commentaires du T. et l'impression, ressentie par le lecteur non averti, d'être confronté à chaque coup avec un nouveau système. Le fait, pour nous, de partir de la notion de « fonction de vérité a n'est pas pour autant un choix arbitraire. Si ce choix n'a pu être dicté par la logique interne de l'objet étudié, il l'a été d'abord par l'intérêt spécifique que nous portons au T.; ensuite, il s'est révélé fécond. Comme nous le montrerons, partir de la notion de proposition comme fonction de vérité c'est partir de la caractérisation la plus générale et la plus immédiate de la nature du langage, qui constitue la question qui nous intéresse spécialement. D'autre part, la « déduction analytique » des différentes thèses du T. à p a r t i r de la « fonction de vérité » s'est révélée assez convaincante — le lecteur en jugera — et permet d'avoir une vue assez nette de la grande cohérence de l'ensemble. Si plusieurs chemins 13 Selon le T. lui-même, les propositions «analytiques» sont des tautologies, c'est-à-dire qu'elles ne disent rien et montrent toutes la forme du monde et du langage. La notion d'analycité subit donc une transformation parallèle à celle de « déduction ». 14 Voyez la fin du T. 15 II est cependant difficile (et ainsi le pense Black) de ne voir dans le 3\ qu'une accumulation redondante de tautologies vides; le plus souvent le passage d'un concept à l'autre donne l'impression d'un approfondissement réel de la nature du langage telle que la conçoit W. 16 Citons: Pears qui part de trois axiomes de son cru; Granger qui privilégie la théorie de l'image; Favrholdt part lui aussi de la thèse d'extensionnalité; Stegmtiller part de l'ontologie; d'autres préfèrent traiter séparément divers points (par ex., Anscombe). Dl LUDWIG WITTGKNSTKIN 15 sont théoriquement ouverts^ tous ne se révèlent pas, à les parcourir, également aisés et directs. Enfin, s'il est permis de s'autoriser malgré tout de Wittgenstein lui-même, nous ferons remarquer que notre parcours inverse rigoureusement l'ordre du T. et que cet ordre inverse correspond sans doute à l'ordre réel du point de vue de la genèse psychologique de l'œuvre 17 . I l ne serait d'ailleurs pas absurde de pousser jusqu'au bout cette inversion de l'ordre du î7. et de poser comme point de départ qu'« il y a des choses qui ne peuvent se d i r e » . Le problème devient alors: comment faut-il concevoir l'essence du langage pour qu'il soit logiquement interdit de parler de certaines choses (la valeur, le mystique) ? E t ainsi apparaît l'idée générale du langage comme l'ensemble des « propositions-fonctions de vérité », ce qui restreint en effet le champ du dicible à ce qui est susceptible d'être vrai ou faux en vertu d'une adéquation ou d'une inadéquation aux faits réels 18 . Ainsi, en vertu d'une tautologie ultime ou originaire, l'essence du langage et la nécessité du silence se trouveraient être dans une relation d'implication réciproque M. Parmi les différents commentateurs, nous nous sommes principalement aidé du Black's Companion qui constitue sans doute l'ouvrage le plus complet et le plus rigoureusement fidèle que nous possédons pour le T.; l'excellent petit ouvrage de Granger a, lui, pour principal mérite, outre un exposé dense et très solide du T., de proposer quelques hypothèses documentées qui suggèrent comment certaines idées fondamentales des P.I. (notamment la notion axiale de «jeux de langage») ont pu sortir de l'élaboration de difficultés internes au T.. Nous avons multiplié les références au Traetatus et n'avons préféré citer les Carnets ou Black ou quelque autre commentateur que dans la mesure où, respectant rigoureusement le sens du T., ils se prêtaient mieux, parce que plus concis ou plus explicites, à la citation. 17 Cfr Carnets, (patsim) ; BLACK souligne que c'est l'ontologie qui sort en réalité de la conception du langage et non l'inverse (pp. 27; 35). STEGMÛLLEB, tout en restant fidèle à l'ordre apparent du T., partage cet avis (p. 425), ainsi que PEABS (p. 27, in WILLIAMS and MONTEFIOBB (éd.)), ou encore DIETBICH (R.A.). 11 Notons que ceci revient aussi à privilégier le projet « critique », c'est-à-dire la thèse des c limites du langage » qui est une autre c entrée » possible du T.. 19 Bien des aphorismes du T. autoriseraient cette vue (cfr par ex. T., 4.114 et ss.) ; cfr par ex. BLAOK, p. 807; cfr aussi ENGKLMANH, Letters from W. with • Memoir. 16 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE I. Objet du Tractatus : l'essence do langage De prime abord, le Tractatus brasse des intentions multiples et diverses: questions générales de logique, questions techniques de notation logique, nature du langage ordinaire, limites du langage; fondement ontologique, perspectives épistémologique, éthique, mystique, etc. L'élucidation des conditions nécessaires a priori de la possibilité de tout langage l en est cependant le projet de base et il y a lieu de le distinguer de trois autres entreprises qui passent parfois pour fondamentales du Tractatus*. — décrire le langage ordinaire, tel qu'il est; — décrire ou construire tel système logique; — construire un langage idéal, parfait. Le projet d'élucidation de l'essence du langage n'est toutefois pas opposé à cette triple entreprise. E n effet, puisqu'il s'agit de tracer le cadre a priori de tout langage, il est sûr, dans l'optique de Wittgenstein, que cette essence doit se retrouver dans les langues naturelles et artificielles, dans la mesure où elles remplissent leur fonction de langage. Seulement, ni les notations logiques existantes (cfr critiques de Frege et des Principia Mathematica) ni surtout le langage ordinaire ne manifestent directement cette essence qui pourtant est la leur. Ainsi la description du Tractatus semble ne s'appliquer presque jamais à la réalité logique et linguistique 2 et cependant il faut absolument qu'elle s'y applique à la lettre3. I l n'y a ici aucun paradoxe mais bien une ambiguïté, que Wittgenstein maintient toujours sous les apparences d'un acharnement à la lever: le langage ordinaire « est en ordre » {T., 5.5563) et pourtant il est confus, grossier, conventionnel 4 ; tout 1 BLACK, passim; par ex. T. 4.5. T., 4011 « A première vue, la proposition — telle qu'elle se trouve imprimée sur le papier — ne semble pas être une image de la réalité dont elle traite. » ; c'est la difficulté de l'application littérale au langage ordinaire de la BildTheorie. BLACK, pp. 280-281: difficulté d'appliquer la thèse d'extensionnalité aux propositions ordinaires. 3 T., 4011 « Et cependant ces langages de signes se révèlent aussi au sens ordinaire comme étant des images de ce qu'ils représentent. » BLACK, pp. 280-281; 298-299: et pourtant W. affirme interpréter toutes les propositions comme fonctions de vérité et donc appliquer à la lettre la thèse d'extensionnalité. 4 T. 3.323 et ss. Opposition du langage ordinaire plein d'ambiguïtés et d'homonymies trompeuses à une c Begriffsschrift » idéale (T. 3.325). 2 DB LUDWIG WITTGBNSTKIN 17 doit se lire dans les signes concrets, et pourtant il y a lieu de distinguer « Zeichen » et « Symbol » ; la logique est tantôt la Logique (celle qui montre la forme du monde), tantôt telle notation (lestée d'imperfections: l'usage des foncteurs par exemple). Bref, tous les concepts de Wittgenstein se dédoublent en un contenu matériel, grossier, contingent et en un contenu intuitif, idéal, essentiel alors que simultanément ce dédoublement est interdit parce qu'il n'y a pas de place chez Wittgenstein pour l'intuition, mais seulement pour le calcul formel (ce qui s'y dit et ce qui s'y montre clairement). A ramasser cette position en une formule d'allure peut-être paradoxale mais qui en suggère bien la contradiction, on pourrait dire que Wittgenstein développe son intuition d'un calcul (parfait) qui rendrait caduc tout recours à l'intuition. Mais comme l'intuition du calcul n'est pas ce calcul, comme il n'est pas, à la longue, convaincant de répéter que ce calcul (l'essence de tout langage) est toujours déjà effectif en tout langage, plusieurs commentateurs, et non des moindres 5 ont prétendu que l'intention première du T. est la construction d'un langage idéal, logiquement parfait. Si le T. ne nous paraît pas opposé à cette entreprise, son projet fondamental demeure cependant l'élucidation de l'essence réelle (et non idéale) de tout langage et ce nonobstant l'ambiguïté voire la contradiction liée à ce projet. II. Le langage comme * proposition » (Satz) Bans une première approche de son essence, le langage se laisse définir comme constitué de propositions 6 . Rendre compte du langage, c'est donc expliciter le concept de « proposition » et découvrir l'essence du langage implique l'élucidation de l'essence de la proposition. On définira la proposition comme un « signe composé » 7 qui peut être vrai ou faux mais qui a un sens (Sinn) indépendant (c'est-à-dire que nous pouvons comprendre indépendamment) de sa vérité ou de sa fausseté 8 . 5 Citons RUSSELL (cfr Introduction au T.). Wisdom (cité par BLACK, p. 162) : « Il essaye de préciser un idéal auquel tendent certaines propositions. » 6 Carnets, p. 106: « Est-ce une tautologie que de dire: le langage est constitué par des propositions? Il semble que oui. » 7 Carnets, p. 106. • Carnets, pp. 170-171. 18 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE Comprendre le sens d'une proposition, c'est connaître ses « conditions de vérité » 9 sans nécessairement savoir laquelle de ces conditions est remplie par la réalité. Etant obligatoirement vraie ou fausse, et comme seule l'adéquation au réel (aux faits) offre un critère de vérité, la proposition entretient essentiellement une relation à la réalité, aux faits ". Voilà pourquoi la forme générale, essentielle, de la proposition peut s'énoncer: « Il en est ainsi (Les choses se présentent de telle ou de telle façon) u . » Cette définition et la détermination de la proposition comme nécessairement vraie ou fausse sont, en somme, équivalentes a. Ainsi décrite, la proposition est aussi essentiellement une. Toutefois, à examiner de plus près le mécanisme de la proposition et à voir comment elle peut être vraie ou fausse, c'est-à-dire comment elle se réfère au réel, il y aura lieu, au moins provisoirement, de distinguer deuw espèces de propositions: — la proposition complexe (ou moléculaire) (ou «générale»); — la proposition élémentaire (ou atomique). Le mécanisme essentiel de la première est décrit dans la théorie des fonctions de vérité; celui de la seconde dans la théorie de l'image (Bild). Cette distinction, si importante qu'elle soit dans le T., n'est pourtant pas satisfaisante du point de vue de l'essence du langage ou de la proposition, essence qui doit être une. Aussi, bien des passages du T. nous invitent-ils à résorber cette différence en considérant toute proposition comme fonction de vérité**. D'abord pour des raisons de fait: toutes les propositions que nous pouvons fournir sont complexes; de plus, il nous est impossible de déterminer a priori la forme des propositions élémentaires dont seule l'existence est exigée par la théorie des fonctions de vérité M. 9 T., 4.024 « Comprendre une proposition, c'est savoir ce qui arrive, quand elle est vraie. » BLACK, p. 171 * La connaissance du sens d'une proposition est assimilée Ici à la connaissance des conditions de vérité de la proposition. » 10 11 12 13 T., 4022 ; 4023. T., 4.5 « Es verhalt sien so und so. > BLACK, p. 236. T., 6 « La forme générale de la fonction de vérité est [p, f", N ( f ) ] . C'est la forme générale de la proposition. » BLACK, p. 311 « Toutes les propositions sont des fonctions de vérité. » 14 BLACK, p. 107: nous n'avons que des propositions complexes. T., 5.55; 5.551; 5.5571: «Si je ne puis indiquer a priori les propositions élémentaires, il est inévitable que de vouloir les indiquer mène à un non-sens évident. » DE LUDWIG WITTGBNSTEIN 19 Pour des raisons de principe, ensuite: toute proposition est définie comme fonction de ses éléments constitutifs (que ceux-ci soient des propositions « élémentaires » ou des noms) a ; la proposition élémentaire est définie comme « fonction de vérité d'elle-même » 16. Ceci étant dit, nous conserverons cependant, dans l'exposé qui suit, la distinction, fondamentale dans l'économie du Tractât us, entre les deux espèces de propositions et montrerons que la « proposition élémentaire » est une exigence analytique a priori du concept de « fonction de vérité ». n i . La proposition comme « fonction de vérité » La conception selon laquelle toute proposition ayant un sens est une fonction de vérité porte le nom de « thèse d'extensionnalité » ". Cette thèse serait « l'idée originaire » du Tractatus d'où sortiraient toutes les autres positions ; que cette priorité soit aussi chronologique dans la formation de la pensée de Wittgenstein, comme le prétend Favrholdt 18 , nous importe peu ; ce qui compte ici est son élection logique, qui doit nous permettre, en ayant à l'esprit l'idéal d'une pure déduction analytique de concepts, de retrouver selon leur enchaînement logique les autres thèses du T. Dire que la proposition est une « fonction de vérité », c'est affirmer que la proposition est une combinaison de propositions élémentaires liées par des « foncteurs » ou « constantes » logiques 19, ou encore, que toute proposition peut être obtenue comme un résultat d'un nombre fini d'opérations logiques sur des propositions élémentaires ^ BLACK, pp. 209; 302: «Ici W. abandonne tout espoir de spécifier les formes des propositions élémentaires. » 15 T., 4.24 c La proposition élémentaire, je l'écris comme fonction des noms. » BLACK, p. 126. 16 T., 5 « La proposition est une fonction de vérité des propositions élémentaires. (La proposition élémentaire est une fonction de vérité d'elle-même).» Notez que c'est un aphorisme crucial. " BLACK, p. 212. 18 Cfr D. FAVRHOLDT, « An interprétation and critique of W.'s Tractatus », cité par G.G.G., p. 27. 19 G.G.G., p. 27. 20 ?'., 5.32 « Toutes les fonctions de vérité sont les résultats de l'application successive d'un nombre fini d'opérations de vérité aux propositions élémentaires.» T., 6.001 Notons que W. rend compte de toutes les opérations logiques par la seule opération N(Ç). A propos du sens de cette opération, cfr BLACK, pp. 262-263. 20 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE 1) Les opération! et constantes logiques. La notion d'« opération » et celle de « constante ou foncteur » ne sont en somme que deux aspects d'une même idée 21 : la constante indique que telle opération doit avoir lieu pour obtenir une proposition à partir d'une ou de plusieurs autres. D'autre part, les notions d'« opération » et de « fonction » sont à ce point étroitement liées que Black affirme que leur distinction ne dépasse pas le niveau de la terminologie a . Ainsi ~ p est une fonction de vérité de p mais on peut dire aussi que ~ p est obtenu par l'opération de négation appliquée à p. Les termes « opération » et « constante » servent respectivement à souligner tantôt la règle de construction (par ex. l'opération de négation est effectuée conformément aux règles strictes de la négation) qui permet d'exprimer une proposition comme fonction d'une autre, tantôt la relation interne des éléments liés dans la fonction (dans la proposition complexe; par ex. pvq) °. Remarquons enfin, sans entrer dans le détail, que Wittgenstein a cru pouvoir rendre compte de la formation de toutes les propositions (fonctions de vérité) par l'application — répétée un nombre fini de fois — de « l'opération de vérité » (« truth-operation ») unique, écrite N(?) u. Les constantes ne représentent rien. Nous rencontrons ici pour la première fois la thèse importante de Wittgenstein selon laquelle il n'y a pas de métalangage. Cette idée ne peut pas être éclairée immédiatement d'une manière décisive à partir de la notion de « constante » *, et nous aurons l'occasion d'y revenir. Tâchons cependant de montrer la connexion nécessaire de l'idée fondamentale («Mein Grundgedanke ») que les constantes logiques ne représentent rien (« nicht vertreten » ) * et de l'idée de l'inexistence d'un métalangage. 21 T., 5.2341. 22 B L A C K , p p . 259-260. 23 T., 5.22; 5.23. BLACK, pp. 259-260. 24 25 Cfr ci-dessus note 20. Comme nous le montrons ci-dessous, il n'y a pas pour autant ici une solution de continuité logique dans l'enchaînement des thèses du T., sinon dans l'esprit de celui qui n'a pas saisi la stricte équivalence des concepts de « proposition », « fonction de vérité », « opération », « constante » et « forme générale ou essence de la proposition ». 2* Cfr G.G.G., p. 31 pour la légitimité de cette traduction de T., 4.0312. DE LUDWIG WITTGBNSTEIN 21 Cette « Grundgedanke » repose d'abord sur des bases logiques techniques : « the interdefinability of the logical connectives » a interdit de considérer ces derniers comme des « noms » se référant à des « o b j e t s » : «noms et objets», au sens de Wittgenstein, sont en effet des êtres logiquement simples, irréductibles, indéfinissables 28 . D'autres raisons techniques sont: le fait que le redoublement de la négation revient à une assertion (ce qui est inconcevable si la négation représentait un objet, car alors p serait une proposition différente de p) ; ou encore que des combinaisons différentes d'opérations sur les mêmes arguments aboutissent au même résultat 2 9 ; ou encore que d'un fait p il ne peut résulter une infinité d'autres faits (—p, p, <*&"p, ...) ». Tous ces arguments ne fournissent cependant pas la justification profonde de la « Grundgedanke » et mettent surtout en évidence des imperfections des notations logiques pouvant mener, si on n'y prend garde, aux pires confusions. La raison profonde, et qui éclaire la connexion entre la « Grundgedanke » et l'impossibilité du métalangage, est que la forme générale de la proposition, l'essence du langage, ne peut être décrite. Comme un métalangage aurait précisément pour fonction d'énoncer cette forme essentielle et que d'autre part nous avons déployé l'équivalence entre « essence de la proposition », « fonction de vérité » et « constante logique » (qui s'est révélée être unique) 31 , on devine que la (ou les, peu importe) constante logique tente précisément d'exprimer la forme générale de la proposition en tant que « fonction de vérité », c'est-à-dire d'exprimer l'inexprimable, exactement comme le métalangage. Voilà pourquoi les constantes logiques ne peuvent rien dire, et doivent à la rigueur disparaître d'un « langage parfait » a . Quant au fondement de l'indicibilité de l'essence du langage, il sera explicité plus loin. 27 T., 5.42 ; BLACK, pp. 173-174. M T., 5.42 ; BLACK, p. 263. BLACK, p. 264. 29 30 31 T., 5.43. T., 5.47 « La seule constante logique est ce que toutes les propositions, selon leur nature, ont de commun entre elles. Mais c'est là la forme générale de la proposition. » T., 5.471 « La forme générale de la proposition est l'essence de la proposition. » 32 Le langage < logiquement parfait » ou « langage idéal » se trouvant ainsi défini comme celui qui ne contiendrait aucune tentative ouverte ou subreptiee d'exprimer sa propre essence, bref aucune ébauche (toujours source de confusion, de « perplexité ») métalinguistique. C'est l'idée d'une « Begriffsschrift » (cfr T, 3.325). 22 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE 2) Les « Tableaux de Vérité ». L'usage des « tableaux de vérité » ° est à comprendre dans le cadre de la constante idée de Wittgenstein que « ce qui ne peut être dit » (à savoir le sens de la proposition, sa forme) peut cependant « être montré ». « Aussi bien, les tableaux de vérité inventés par Wittgenstein constituent-ils un symbolisme beaucoup moins trompeur que la notation fonctorielle: ils montrent plus directement ce que le signe du foncteur abrège M . » Le tableau de vérité d'une proposition montre donc son sens, c'est-à-dire ses conditions de vérité, en les étalant sous nos yeux. Bref, le tableau de vérité n'est qu'une autre manière de noter la proposition *, plus proche de la notation idéalement conforme à l'essence du langage ; donc une tentative de se passer de « signes métalinguistiques » *. 3) Analycité do langage* Le postulat de l'analyse est une exigence de la notion de proposition complexe comme fonction de vérité. En effet, si toute proposition est une fonction de ses constituants, on ne pourra en manifester clairement le sens que si on parvient à l'analyser en ses éléments constitutifs 7a . En droit, toute proposition est donc analysable et cette analyse doit avoir un terme 3 8 . E t ceci doit valoir aussi pour le langage ordinaire dans la mesure où il fonctionne effectivement, car pour Wittgenstein une proposition n'a un sens défini que si elle a une « analyse complète et unique », et d'autre part un « sens indéfini » serait équivalent à « pas de sens du tout » *. En fait, dès les Carnets, Wittgenstein est aux prises avec les insurmontables difficultés impliquées par une « analyse unique et 33 r., 4.31. * Q.Q.Q., p. 81. 35 36 T., 4.44 ; BLACK, pp. 223-224. C'est ce que BLACK appelle suggestivement « l'interprétation « de même niveau » de la table de vérité » (p. 217). 37 Carnets, p. 98: W. dit dans une formule frappante: «Quand une proposition est aussi compliquée que sa signification, c'est alors qu'elle est complètement analysée. » 38 Carnets, p. 97: « Il y a un processus d'analyse et il doit avoir un terme.» 39 T., 3.25; BLACK, p. 111. DB LUDWTG WITTGBNSTBIN 23 complète » des propositions ordinaires *. Ceci est typique du caractère contradictoire de la conception du langage ordinaire qui est « logiquement en ordre » et en même temps n'offre aucune prise réelle à une analyse logique intégrale 41 . Quoi qu'il en soit de ces questions de fait, du point de vue qui nous intéresse (qui est d'ailleurs aussi celui qui intéressait Wittgenstein), c'est-à-dire pour ce qui est de l'essence du langage, Panalycité unique, complète et finie de la proposition est une exigence absolue et ainsi l'existence de propositions élémentaires, terme de l'analyse des propositions complexes, est impliquée par la notion même de fonction de vérité 42 . IV. La proposition élémentaire et la Théorie de l'image Nous avons montré que l'existence de propositions élémentaires est requise par le concept de proposition comme fonction de vérité. C'est la proposition élémentaire qui garantit la relation au monde des propositions complexes 43 ; c'est donc elle qui permet, en dernière * Carnets, p. 121 (et passim). D'une façon générale, dans les Carnets, W. est bien moins dogmatique, plus hésitant que dans le T. et il n'est pas rare de rencontrer des doutes à propos de l'analycité du langage (ex. pp. 122-123) et même une conception relativiste du < simple » et du « complexe » (cfr pp. 125, 127) qu'il retrouvera dans PJ. 41 C'est d'ailleurs ce qui mènera W. à placer < l'analycité parfaite », le c calcul » parfait dans la « pensée » (Gedanke) ; — n'oublions pas que c'est elle qui est conçue comme « image logique des faits » (T., 3) et que c'est aussi elle qui est «la proposition pourvue de sens» (7*., 4). Ainsi la «pensée» se rencontre dans deux aphorismes axiaux du T., (3 et 4). C'est donc, en fait, au niveau de la « pensée » que tout est en ordre (dans la mesure où l'on comprend et l'on utilise effectivement le langage ordinaire). Seulement les difficultés n'en sont pas levées pour autant mais simplement déplacées dans la mesure où l'on n'arrive pas à saisir la < Gedanke » elle-même autrement que comme un langage parfait, et qu'un langage est constitué de signes formels, visibles, perceptibles. Autrement dit, le langage n'est calcul parfait (conforme à son essence) qu'au niveau de la « pensée », mais la « pensée » ne peut être effectivement calcul qu'au niveau du langage: on ne conçoit pas un «calcul intuitif» chez W„ PJ. dénoncera le « pseudo-milieu » que constitue la pensée. Comme la pensée, décisivement quoique discrètement, intervient à deux tournants du T., (3 et 4) et comme la pensée telle qu'elle est conçue implicitement est une monstruosité logique, le projet du T., paraît insoutenable. 42 T., 4.221 « Il est évident que lors de l'analyse de propositions nous devons en venir à des propositions élémentaires. » 43 BLACK, p. 177 « toutes les propositions complexes (fonctions de vérité, propositions générales, etc...) sont reliées au « monde » via des propositions élémentaires. » 24 LA PHILOSOPHIE D U LANGAGE instance, le jeu essentiel du vrai et du faux. Que devra être une proposition élémentaire pour que ce jeu soit possible? Une image de la réalité 44 . Avant d'aborder cette thèse capitale de la proposition-image, il est bon, pour fixer les idées, de préciser la notion de proposition élémentaire quitte à anticiper quelque peu certaines données qui, analytiquement, n'auraient fait apparition que plus loin. Posons donc la définition suivante : T., 4.22 « La proposition élémentaire consiste en noms. Elle est une connexion (Zusammenhang), une concaténation (Verkettung) de noms. » et T., 4.21 « La proposition la plus simple, la proposition élémentaire, affirme l'existence d'un état de choses. (Sachverhalt). » La distinction entre le « nom » et la « proposition » est une idée essentielle de Wittgenstein qui s'oppose à la thèse frégéenne de la proposition comme nom composé 45 . Seule la proposition a un sens (Sinn) ; le nom, lui, possède une référence (Bedeutung) *. Une autre détermination essentielle de la proposition élémentaire est son indépendance par rapport à toutes les autres propositions élémentaires 47 . I l est clair que si une proposition élémentaire pouvait être logiquement tirée d'une autre, elle cesserait ipso facto d'être fondamentale. La notion de proposition élémentaire ainsi précisée, nous pouvons aborder la théorie de l'image qui, rappelons-le, est présentée par Wittgenstein comme une exigence analytique du concept de proposition {T., 4.06) w et qui nous fera franchir un nouveau pas dans Télucidation de l'essence du langage. 44 T., 4.06 « La proposition ne peut être vraie ou fausse que si elle est une Image de la réalité. » Cet aphorisme énonce nettement l'implication nécessaire de la théorie de l'image k partir de l'essence de la proposition. Cependant, la théorie de l'image est une thèse tout aussi fondamentale que la théorie des fonctions de vérité et l'on pourrait reconstruire l'enchaînement des thèses du T., avec la même rigueur en partant de la première théorie qu'en partant de la seconde comme nous l'avons dit. D'ailleurs, GBANGER (Q.Q.Q., p. 29) affirme qu'il n'est pas nécessaire que la théorie de l'image découle de la thèse d'extensionnalité. 45 ï\, 3.143. 46 Nous utilisons c référence » pour traduire « Bedeutung » à la suite de GRANGEB (p. 38) ; ce terme nous paraît exprimer l'idée que le nom se rapporte toujours à un « objet » (la fameuse « bearer-theory of meaning ». Cfr. BLACK, The Làbyrinth of language, p. 208) mieux que ne le fait le terme de « signification » (à cause de sa grande polysémie) utilisé par Klossowski. 47 T., 5.134. 48 Tout au début des Carnets, (p. 32), là même où l'on saisit la naissance de la théorie de l'image, l'enchaînement rigoureusement analytique des concepts essentiels du T. est souligné: «Le concept général de proposition entraîne avec DE LUDWIG WITTGENSTEIN 25 D La « BUd-Theorie » (B-T). Appelée à éclairer décisivement le fonctionnement essentiel de la proposition, la notion de « proposition-image » devra résoudre deux grands problèmes: — comment franchir le fossé qui sépare la réalité et le langage (la pensée)? — comment accorder à des propositions (fausses ou négatives par ex.) un sens indépendamment des faits en les distinguant donc des propositions dénuées de sens (pseudo-propositions) ? m Appuyée à la distinction nom-proposition, la B-T devra montrer que les propositions sont reliées au monde par autre chose (leur « être-image », précisément) que le simple rapport de référence qui lie le nom à la chose ™. Pour répondre au deuxième problème signalé ci-dessus, il faudra distinguer deux niveaux d'application de la B-T: 1. le niveau du vrai ou du faux: une proposition sera vraie si elle est l'image (correspond isomorphiquement à) d'un fait réel existant, sinon (si ce fait n'existe pas) elle sera fausse 51 . La vérité ou la fausseté d'une proposition est affaire empirique, contingente K ; il n'y a pas de proposition vraie (ni fausse) a priori a . Ce niveau correspond au premier réquisit non linguistique de l'essence du langage; appelons-le le réquisit mondain. 2. le niveau des conditions de vérité, c'est-à-dire de ce qui a été défini plus haut comme le sens de la proposition, indépendamment du fait de sa vérité ou de sa fausseté. C'est d'abord et surtout en ce sens-ci, pensons-nous, que la proposition doit être image. Cet « être-image » étant le sens même (ou la forme, la structure, l'essence) de la proposition ; il ne pourra donc pas être énoncé mais seulement montré. Mais de quoi le sens de la proposition (c'est-àdire la proposition elle-même) doit-il être l'image? D'un fait onto-logiquement possible5*. C'est une condition néceslui an concept tout à fait général de coordination de la proposition et de l'état de choses. » « BLACK, p. 78. 50 BLACK, p. 73. 51 52 T., 2.222. T., 2.223 « Pour reconnaître si l'Image est vraie ou fausse, nous devons la comparer à la réalité. » 53 T., 2.225 « Il n'y a pas d'image qui soit vraie a priori. » 54 T., 2.202 t L'image représente un possible état de choses (mSgliche Sach- 26 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE s a i r e a priori d e l a p r o p o s i t i o n , s e c o n f o n d a n t d ' a i l l e u r s l'essence m ê m e d e l a p r o p o s i t i o n . avec Ce n i v e a u c o r r e s p o n d a u second r é q u i s i t n o n l i n g u i s t i q u e d e l'essence d u l a n g a g e : appelons-le le r é q u i s i t onto-logique. a) Exposé de la Bild-Theorie. M a l g r é son o r i g i n e a n a l o g i q u e concrète, m ê m e a n e c d o t i q u e B , i l f a u t se g a r d e r d'avoir d e l a Bild-Theorie u n e v u e naïve e t m a t é r i a l i s a n t e c a r elle c o n s t i t u e p e u t - ê t r e l a thèse l a p l u s a b s t r a i t e d e t o u t le Tractatus * . B l a c k n o u s f a i t p a r c o u r i r l e s différentes é t a p e s q u i m è n e r a i e n t , p a r a b s t r a c t i o n progressive, d e l a r e s s e m b l a n c e n a t u r e l l e i m m é d i a t e (ex. u n e p h o t o g r a p h i e ; « iconic p i c t u r e » ) , à l'isomorphie s p a t i a l e où l a m é t h o d e d e projection a p r i s u n e i m p o r t a n c e c a p i t a l e (ex. c a r t e , d i a g r a m m e ) e t enfin à l'isomorphie logique, d i r e c t e m e n t issue d e l a p r é c é d e n t e SI. C'est e n ce d e r n i e r sens q u e l a p r o p o s i t i o n e s t l'image logique d ' u n fait. Cela signifie que, p o u r u n e p r o p o s i t i o n é l é m e n t a i r e (ou p l u s g é n é r a l e m e n t d a n s l e c a s d ' u n e p r o p o s i t i o n c o m p l è t e m e n t analysée), il y a u n e c o r r é l a t i o n biunivoque e n t r e l e s éléments (noms) d e l a p r o p o s i t i o n e t l e s é l é m e n t s (objets) d u f a i t d o n t l a p r o p o s i t i o n e s t lage) dans l'espace logique. » Il est bien entendu que ceci sera explicité plus loin. P a r cette graphie — « onto-logique » — un peu particulière, nous voulons insister d'emblée sur le double aspect, substantiel et formel, de l'assise fondamentale de la philosophie de W. 55 Cfr VON WBIGHT, p. 318 et MALOOLM, p. 889 ; in Le cahier bleu et le cahier brun. 56 C'est, semble-t-il, un procédé caractéristique de W. que de partir d'une notion métaphorique concrète, donc claire et suggestive, pour aboutir à une conception extrêmement abstraite, difficile à saisir et éloignée de son point de départ tout en prétendant que l'analogie grossière originaire contient toute la vérité et est à prendre à la lettre (cfr T., 4.011), c'est-à-dire en faisant bénéficier l'idée très abstraite des connotations concrètes et parlantes (mais à notre avis surtout trompeuses, ex. 2\, 4.016) de la métaphore originaire dont l'idée abstraite conserve la dénomination (ex. « image », « espace logique », c jeu de langage» etc.). C'est aussi un autre exemple de l'ambiguïté et de la contradiction des notions de W.: la proposition ordinaire doit être une image et pourtant il est clair qu'elle ne peut pas en être une. Et remarquons qu'une fois de plus, et toujours très discrètement, c'est la pensée qui est chargée — mystérieusement — de résoudre la contradiction: T., 3.11 c Nous utilisons le signe sensible (phonétique, graphique, etc.) de la proposition en tant que projection d'un état de choses possible. La méthode de projection est le penser (das Denken) du sens de la proposition. » 57 B L A O K , p p . 88-91. D B LUDWIG WITTGBNSTEIN 27 l'image n et que d'autre part il y a une « homologie d'arrangement » (« homology of arrangement » w ) de ces éléments de part et d'autre, compte tenu de certaines conventions de projection. Définir ainsi la thèse de la proposition-image, c'est continuer à la penser sous les espèces de l'isomorphie spatiale. C'est toujours un diagramme qui vient à l'esprit. Avant de tenter de saisir la B-T d'une façon plus abstraite et plus adéquate, soulignons un point important. A tous les échelons, du plus concret au plus abstrait, du concept d'image intervient la notion d'une « méthode de projection » (même la photographie ne se passe pas totalement de certaines conventions de représentation) a . On peut considérer une « image » de deux façons : — comme un fait en soi, indépendamment de son être-image (par ex. le diagramme, comme un simple dessin géométrique) ; — comme image; et alors il y a lieu de stipuler les conventions de l'« Abbilden », c'est-à-dire la « méthode de projection » (par ex. l'échelle d'une carte) M. L'essence de l'être-image n'est donc pas dans des ressemblances naturelles ou des irrégularités accidentelles mais bien dans la « Form der Abbildung » ou encore dans la règle générale qui permet de passer d'une image à une image équivalente d'un même fait, de traduire ou transformer une notation en une autre, équivalente a. E t ici nous sommes bien sur le plan d'une isomorphie logique ou structurelle pure, indépendante de la spatialité, comme veut le montrer l'ex. de l'isomorphie entre la mélodie, la partition et la sculpture du disque ° ou comme le suggère la traductibilité d'un langage en un autre. Ainsi ce qui est logiquement essentiel dans l'être-image de la proposition c'est ce qui en fait une image, c'est-à-dire la « Form der Abbildung » M ou encore la règle (« allgemeine Regel der tîbersetzung») générale de traduction de notations (images) équivalentes, qui est aussi la « loi de projection » (« jene Regel îst das Oesetz der Projektion » ) a . 58 Cfr par ex. T., 2.13. 39 BLACK, p. 91. *> BLACK, p. 79. 41 BLAOK, p. 81. 62 T., 2.1513 « ... la relation de représentation (die abbildende Beziehung), qui en (de l'image) fait une image. » BLACK, p. 162 « L'essence de l'être-image (pictoriality) se révèle dans la règle générale pour la transformation réciproque de notations équivalentes. » 63 T., 4.014; 4.0141. «a T., 2.2. T., 4.0141. 28 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE Ainsi obtenons-nous une formulation à la fois plus abstraite, plus opératoire et plus adéquate de la forme essentielle de la proposition w . Disons clairement: l'essence de toute proposition complètement analysée (et, en droit, n'importe quelle proposition est complètement analysable) est son être-image d'un fait possible; l'essence de cet « être-image » est une « isomorphie logique » qui s'exprime dans l'idée d'une règle générale de traduction. Cette règle générale de traduction manifesterait donc la forme essentielle de toute proposition (et, par conséquent, la forme du monde). Cette conclusion, obtenue par une suite d'équivalences entre concepts également essentiels (fonction de vérité, analycité, proposition élémentaire, être-image, méthode de projection, règle de traduction, isomorphie logique et essence de la proposition qui, enfin renvoie à l'essence du langage) est infiniment éloignée d'une vue grossière de la B-T 67 . Désormais quand nous parlerons de la forme de la proposition, de l'isomorphie entre la proposition et le fait (possible), c'est tout le développement qui précède qu'il faudra avoir présent à l'esprit E t surtout ne pas oublier l'équivalence logique qui existe entre les concepts suivants : forme essentielle de la proposition, forme essentielle du monde, méthode de projection (ou Form der Abbildung) et règle générale de traduction. C'est en dernière analyse grâce à cet enchaînement conceptuel que l'on comprend comment la proposition « atteint » le monde en étant l'image d'un fait, « possiblement » vraie ou fausse M. b) Impossibilité de la Bild-Theorie comme mètalangage, Si par essence le langage est image et comme il n'y a pas de lieu hors du langage d'où l'on pourrait parler du langage, il n'est pas possible, à la rigueur, de parler de l'être-image du langage. Toute « théorie » de l'image est, à la rigueur, dénuée de sens et par conséquent aussi tout discours sur l'essence du langage. Le moment est venu d'expliciter cette thèse importante du Tractatus qu'il n'y a pas de mètalangage w . 66 BLACK, p. 163 « L'identité de structure est affaire de possibilité de traduction mutuelle. » 67 On n'a jamais assez souligné le caractère proprement tautologique de tous les concepts fondamentaux du T., qui, à la rigueur comme l'admet W., ne dit absolument rien. « T., 2.151. T., 2.1511. 69 Cette thèse a été remarquablement mise en lumière par G ranger qui semble en faire le noyau originaire du T. Elle était explicitement reconnue par BLACK, (p. 218) « Il n'y a pas de place pour un mètalangage dans la théorie de W. » D» LUDWIG WITTGBNSTBIN 29 Sa forme, — s o n sens, c'est-à-dire ses c o n d i t i o n s d e vérité, — l a proposition l a montre ; la proposition n e d i t p a s son sens TO. Souvenons-nous d e s « t a b l e a u x d e vérité » comme « images » d u sens (des c o n d i t i o n s d e vérité) d e la p r o p o s i t i o n e t évitons s u r t o u t d e t o m b e r d a n s u n e i n t e r p r é t a t i o n « i n t u i t i v e » ( e t quelque p e u mystérieuse, « s u p r a r a t i o n n e l l e » ou « s u p r a l i n g u i s t i q u e ») d e l a n o t i o n d e « m o n s t r a t i o n » w i t t g e n s t e i n i e n n e . Black m e t u t i l e m e n t en g a r d e cont r e cette t e n t a t i o n en n o u s r a p p e l a n t que l a « Z e i g u n g » e s t à concevoir d a n s l a perspective d u calcul, d e l a logique formelle e t p a r conséq u e n t a u x a n t i p o d e s d e l ' i n t u i t i o n n. N o u s avons déjà vu que la notion d'isomorphie e s t susceptible d ' u n e i n t e r p r é t a t i o n o p é r a t o i r e ; l a n o t i o n d e « m o n s t r a t i o n » doit l'être aussi : que l a p r o p o s i t i o n « m o n t r e son sens » revient à d i r e qu'elle e s t analysable d ' u n e façon complète e t u n i q u e e t q u e cette a n a l y s e e s t — doit ê t r e — réalisée a u niveau d e la pensée n (qui semble être là pour racheter toutes les imperfections accidentelles, notationnelles du langage ordinaire, réaliser pleinement l'essence de tout langage et qui constituerait donc un langage idéal, logiquement parfait). L'idée de « monstration » ainsi clarifiée, nous allons essayer de préciser comment un métalangage est logiquement impossible et idéalement inutile. 70 T., 4.022 « La proposition montre (zeigt) son sens. » T., 2.221. 71 BLACK, p. 192 « On est tenté de penser que ce qui est montré doit de quelque façon être " vu " en un acte non discursif ; exactement comme nous voyons la structure visible d'un schéma "d'un seul coup" (...). La conception de W. ne nous invite pas à saisir la forme logique en un acte unique d'intuition. Au contraire, la " forme logique " d'un symbole est, en général, révélée de façon discursive (...). La forme logique est découverte par le calcul à l'aide de signes — non par intuition. » Il n'empêche que ce calcul indispensable à la compréhension claire et distincte du sens d'une proposition n'est pas pratiquement effectible pour une proposition ordinaire (puisqu'on ne sait même pas a priori à quoi ressemble une proposition élémentaire) ; et pourtant, comme on comprend parfaitement la plupart des propositions ordinaires, ce « calcul 9 doit être accompli en effet par la pensée, qui seule est vraiment <c image logique ». Nous retombons dans la contradiction signalée plus haut de la «pensée» comme «calcul intuitif». Comme il semble bien s'agir ici d'une inconsistance conceptuelle produisant des notions hybrides, W. ne peut répondre en renvoyant à la psychologie la tâche de tirer au clair la nature réelle de la pensée. Dans un sens, que notre langage soit « en ordre » tel qu'il est, bref qu'il « colle à la pensée » est une exigence absolue — et impossible — de la conception de l'essence du langage selon le T. Il n'y a aucun moyen de sortir de la contradiction. 72 Ce n'est pas un hasard si la « pensée » est une des cibles préférées des critiques de P.I. S 30 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE Historiquement, la thèse de l'impossibilité du métalangage est liée à la théorie des types de Russell, telle que Wittgenstein l'a comprise; il en retient: T., 3.332 « Aucune proposition ne peut énoncer quelque chose sur elle-même, parce que le signe propositionnel ne peut être contenu en lui-même; (c'est là toute la theory of types). » T., 3.333 « Pour cela, une fonction ne saurait être son propre argument (...). » C'est-à-dire que Wittgenstein refuse « the self-reference of proposition » n. Toutefois l'apport de la théorie des types concerne surtout l'idée que la proposition doit « montrer » et non dire son sens et non pas immédiatement la thèse de l'impossibilité du métalangage, d'autant plus que Russell (et Carnap) n'admettent pas cette thèse. L'argument fondamental est sans doute T., 4.12: « La proposition peut représenter la réalité totale, mais elle ne peut représenter ce qu'il faut qu'elle ait en commun avec la réalité pour pouvoir la représenter, — la forme logique. Pour pouvoir représenter la forme logique, il faudrait que nous puissions nous situer avec la proposition en dehors de la logique, c'est-à-dire en dehors du monde. » Si on se souvient du niveau d'abstraction et de généralité où se situe la « forme logique » qui est aussi la « Form der Abbildung », l'impossibilité est évidente. Vouloir décrire la forme de la proposition (de toute proposition), c'est vouloir décrire son essence, donc vouloir décrire l'essence du langage (de tout langage) ou encore de la logique; or cela ne peut se faire d'un lieu extérieur car ce qu'on prétend décrire couvre tout le champ de l'espace logique ; cela ne peut se faire de l'intérieur non plus, car une proposition ne peut être réflexive (self-réfèrent). Selon un troisième argument, la « Form der Abbildung » n'est pas un « fait possible » (elle est cadre logique de la possibilité des faits), elle n'est pas une « combinaison possible d'objets » ; comme une proposition se rapporte toujours (en vertu précisément de la « Form der Abbildung») à un «fait possible», la proposition ne peut décrire (exactement « abbilden » ) la « Form der Abbildung » 74. Bref, la « forme logique », c'est-à-dire l'essence de la proposition, est un a priori universel qui, s'il est « montré », ne peut être énoncé H . » BLACK, p. 148. » T., 2.172. 75 BLACK, p. 188. 31 DB LUDWIG WITTGBNSTBIN L e m é t a l a n g a g e est a u s s i i n u t i l e 7 6 . C e t t e affirmation p a r t i c i p e d e F a m b i g u ï t é générale d u T. E n effet, p o u r u n l a n g a g e idéal où t o u t ce qui p e u t ê t r e d i t le s e r a i t c l a i r e m e n t e t t o u t ce qui p e u t ê t r e m o n t r é le s e r a i t m a n i f e s t e m e n t , u n m é t a l a n g a g e — qui p r é c i s é m e n t a p o u r fonction de clarifier, de m a n i f e s t e r ce qui est confus d a n s le l a n g a g e ordin a i r e en d é c r i v a n t l'essence nécessaire d e t o u t l a n g a g e (y c o m p r i s donc celle d e ce l a n g a g e o r d i n a i r e ) — u n m é t a l a n g a g e s e r a i t i n u t i l e . T o u t e s les t e n t a t i o n s m é t a l i n g u i s t i q u e s s o n t liées à l'imperfection d u langage o r d i n a i r e ou des systèmes logiques e x i s t a n t s (ou faut-il d i r e que les confusions linguistiques s o n t le r é s u l t a t de l a t e n t a t i v e métalinguistique, c'est-à-dire la t e n t a t i o n d e d i r e ce q u i n e p e u t s'énoncer: la forme d u langage e t d u m o n d e ? ) . Quoi qu'il en soit, p u i s q u e p o u r W i t t g e n s t e i n le l a n g a g e est en o r d r e logiquement — d o i t ê t r e en o r d r e d a n s la m e s u r e où il est l a n g a g e — c'est p o u r le l a n g a g e o r d i n a i r e — comme p o u r t o u t l a n g a g e — q u e le m é t a l a n g a g e e s t t o u j o u r s déjà inutile. N o u s l'avons m o n t r é : l'exclusion d u m é t a l a n g a g e n ' e s t p a s u n e affaire c o n t i n g e n t e , d é p e n d a n t de la p l u s ou m o i n s g r a n d e perfection logique d u l a n g a g e , elle est u n e c a r a c t é r i s t i q u e nécessaire a priori d e l'essence d u l a n g a g e T7. 2) Premier réquisit non linguistique du langage. N o u s a v o n s déjà signalé qu'il existe, à d e u x n i v e a u x , d e u x exigences nécessaires a priori n de l'essence d u langage comme image. Le p r e m i e r r é q u i s i t est mondain: verhalt, Sachlage ro). c'est le f a i t 7 9 (Tatsache, SacJt- 76 Cfr BOUVERESSE, Wittgenstein: la rime et la raison, p. 64. C*est avec raison que Bouveresse critique Blanchot qui pense trouver chez W. l'idée d'un « manque », d'une « insuffisance » du langage. Or, pour W., précisément, le langage est — doit être — éminemment suffisant. Le langage, comme la logique, « se garde lui-même ». 77 On trouve quelquefois encore une autre façon d'énoncer l'impossibilité du métalangage: ce que Gellner (Word» and things, p. 41) appelle « the contrast theory of meaning » et qui serait un des « piliers » de la philosophie linguistique (p. 29). Selon cette théorie, un terme n'a de sens que s'il ne couvre pas la totalité (la classe universelle). L'on devine que tel serait précisément le destin de tout métalangage puisque, énonçant la forme du langage, il devrait décrire la forme totale du monde. Bref, il n'y a pas de terme ou de proposition « englobants ». 78 II sera montré plus loin que seule la possibilité des faits (et non leur existence effective), seule la possibilité du monde réel est impliquée nécessairement par l'essence du langage. De même que pour une proposition seules sont essentielles ses conditions de vérité et contingente sa vérité ou sa fausseté. 79 T., 1 « Le monde est tout ce qui arrive. » T., 1.1 « Le monde est l'ensemble des faits, non pas des choses. » 80 La distinction entre «fait atomique» (Sachverhalt) et «fait complexe»; 32 LA. PHILOSOPHIE DU LANGAGE L'existence et la non-existence de faits conditionnent essentiellement le fonctionnement de la proposition comme image vraie ou fausse u . La proposition sera vraie si le fait dont elle est l'image se produit, fausse dans le cas contraire. De même qu'il n'y a pas de proposition vraie a priori, il n'y a pas non plus de fait nécessaire. Le monde comme fait ou ensemble des faits est contingent92. Le monde comme ensemble des faits correspond aussi au premier niveau de Vatomisme logique de Wittgenstein qui présente cette originalité w de caractériser le monde comme la totalité des faits et non comme l'ensemble des choses M. Premier niveau de l'atomisme combinatoire puisque la combinaison des propositions atomiques (élémentaires) produit les propositions complexes; de même que la combinaison des faits atomiques (« atomic facts » traduisant « Sachverhalte » cfr BLACK, p. 39) produit les faits complexes. 3) Analycité' de la proposition élémentaire. Nous avons déjà vu que l'analycité est une exigence absolue de la proposition généralement conçue comme fonction de vérité. Il s'agit de montrer maintenant que cette analycité est aussi une condition nécessaire de la proposition conçue comme image et donc plus particulièrement ffi de la proposition élémentaire. L'implication nécessaire de l'analycité de la proposition par son «fait possible» (Saehlage) et fait réel (Tatsache) n'est rien moins qu'assurée — au niveau terminologique (BLACK, p. 39) — dans le T. Il est évident que cette distinction s'impose logiquement et nous la signalons, le cas échéant. « r.,4.08. 82 BLACK, p. 29 « La réalité, ou le monde, est constituée par ce qui arrive de façon contingente; pour les aspects nécessaires du monde il utilise les étiquettes: ** espace logique ", " l'essence de la réalité " et " la logique du monde ". » « BLACK, p. 27. M Notons que cette « originalité » est surtout partie remise, puisque l'essence du monde est constituée par l'ensemble logique des objets, l'espace des choses. 85 Mais non exclusivement, puisque toute proposition complexe dans la mesure où elle a été complètement analysée, c'est-à-dire dans la mesure où sa forme a été rendue aussi compliquée que son sens (ce qui est une opération indispensable à la compréhension d'une proposition, y compris les propositions ordinaires) est une image. PB LUDWIG WITTGENSTBIN 33 être-image est claire dès que l'on voit que quelque chose ne peut être image que si cela est composé, articulé M. Seul ce qui a une forme ou une structure, c'est-à-dire est constitué d'un certain nombre d'éléments distincts fonctionnellement liés, peut être image, c'est-à-dire est susceptible d'entretenir une relation d'isomorphie. Wittgenstein en vient ainsi à reformuler sa théorie de l'image en termes de multiplicité n . Seront isomorphes des faits (la proposition ou l'image sont aussi des faits M) qui auront un nombre identique d'éléments simples biunivoquement liés. Ces « éléments simples » de la proposition élémentaire sont les notas, auxquels correspondent, dans la réalité, les objets (Ding, Gegenstand). L'analyse complète (et unique 89 ) de la proposition élémentaire manifeste donc un enchaînement déterminé de noms qui correspond — comme nous le verrons plus loin — à un enchaînement déterminé 86 T., 4.032 a La proposition n'est une image de l'état de choses qne dans la mesure où elle est logiquement articulée. » Voyez déjà Carnets, p. 34. 87 T., 4.04 « Dans la proposition il faut distinguer juste autant d'éléments qne dans l'état de choses qu'elle représente. Tous deux doivent posséder la même multiplicité logique (mathématique). » Notons que, par la même occasion, il reformule aussi la thèse de l'impossibilité du métalangage: T., 4.041 «Cette multiplicité mathématique ne peut évidemment pas être à son tour représentée (abbilden). On ne peut en sortir quand on représente (beim abbilden). » 88 T., 3.14. BLACK, p. 101, remarque d'ailleurs avec raison que c'est parce que la proposition est un fait qu'elle peut être complexe, donc articulée, donc image (d'un autre fait isomorphe). Remarquons, de notre côté, l'inutilité éclatante d'un langage conçu comme un ensemble de faits redoublant isomorphiquement les faits réels ou possibles. Inutile ou inutilisable, on ne peut justifier le langage: en effet, ou bien nous voyons la structure du « fait-proposition » mais alors nous pourrions tout aussi bien voir la structure du «fait-réel», c'est-à-dire voir directement la forme du monde en faisant économie du langage qui fait double emploi ; ou bien nous sommes incapables de voir directement la forme des faits « réels » mais alors on ne comprend pas pourquoi (sans l'aide d'un métalangage!) nous voyons la forme des « faits-propositions » et leur isomorphie à la forme des faits du monde. Il semble donc bien que du point de vue de ce qui est essentiel (qui seul intéresse W.) et contrairement aux présupposés fondamentaux du T., ou bien on exclut le langage avec le métalangage, ou bien on tolère l'un et l'autre. Voyons bien aussi que son essentielle factieité (seul un fait peut être image) condamne déjà irrémédiablement le langage à la contingence. 89 T., 3.25 « Il y a une et une seule analyse complète de la proposition. » Ceci est une exigence absolue de la détermination du sens; et l'on sait que pour W. un sens indéterminé équivaut à « pas de sens du tout ». 34 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE d'objets dans l'espace logique, c'est-à-dire à une combinaison onto-logiquement possible des éléments simples de la substance du monde, indépendamment de sa production factuelle réelle (sur le plan mondain), toujours contingente. Telle est la garantie onto-logique du sens de la proposition qui est donc indépendant de la vérité ou de la fausseté (toujours contingente) de cette proposition. V. Nom et objet T., 3.203 « Le nom se réfère (bedeutet) à l'objet L'objet est sa référence (Bedeutung). » Black commente: « un nom a toujours un porteur (a bearer) » *. Voilà qui est net. Toutefois ceci est aussi trompeur que clair si on croit avoir intégralement saisi le concept de nom quand on sait qu'il se caractérise par sa référence essentielle à un objet. C'est que le nom est avant tout une exigence nécessaire a priori du concept de proposition comme « articulée » (comme « structure », concept qui est, nous l'avons montré, impliqué par la notion d'« image»). L'idée générale de base nous semble être qu'il n'y a pas de « relation » (donc de forme ou de structure), s'il n'y a pas de « points fixes » pour « nouer » ces relations 91 . Ainsi le « nom » n'a une référence (donc n'est un « nom » ) que dans une proposition : T., 3.3 « ce n'est que dans le contexte de la proposition que le nom a une référence ». Ceci ne serait absolument pas obligatoire si le « nom » n'était pas avant tout une exigence interne du concept de « proposition articulée », c'est-à-dire un réquisit ultime de la vue structuraliste que Wittgenstein a de l'essence du langage, dans le sens où une structure (une forme) ne peut « se prendre », « cristalliser » (et sans doute le concept de « structure » implique-t-il la notion de « fixité », de « stabil i t é » ) sans points fixes92. « N o m » et «relation» («substance» et » BlACK, p. 101. Une fois de plus les Carnets restituent plus fidèlement l'enchaînement logique des concepts du T., cfr p. 120 « il semble que l'idée du simple soit déjà contenue dans celle du complexe et dans l'idée d'analyse, de telle sorte que (...) nous saisissons a priori l'existence des objets simples comme une nécessité logique». 92 BLACK commente: «La signification d'un nom inclut la connaissance de la " syntaxe " de ce nom, c'est-à-dire des règles de ses combinaisons avec d'autres mots.» (p. 39) ou encore: «C'est l'essence d'un nom d'avoir la capacité de se lier à d'autres noms dans des propositions complètes. » (p. 114). 91 DU LUDWIG WTTTGENSTBIN 35 « forme » ) sont à concevoir à partir de l'horizon de leur implication nécessaire et réciproque. Un autre caractère du nom est son « atomicité » (qui s'oppose à Panalycité bien connue de la proposition) : T., 3.26 « Le nom n'est à décomposer plus avant par aucune définition: il est un signe originel (Urzeichen) M. » Cette atomicité du nom comme élément ultime est une exigence a priori de la notion même d'analyse, qui, pour Wittgenstein, doit être un processus fini. Comme l'analyse unique et complète de la proposition est une condition sine qua non de la détermination absolue du sens, il faut conclure que le nom, en tant qu'élément atomique du langage, est une exigence ultime et nécessaire du concept même de proposition pourvue de sens: T., 3.23 « Le postulat de la possibilité du signe simple est le postulat de la détermination du sens. » 1) Second réquisit non linguistique du langage. Le premier réquisit dont nous avons parlé plus haut, le plan mondain des faits existants, n'est pas, absolument parlant, essentiellement impliqué par l'être du langage. En effet, ce qui est essentiel pour la proposition, c'est qu'elle ait un sens, c'est-à-dire des conditions de vérité. Ce qui est contingent, c'est qu'elle soit vraie ou fausse. Par conséquent, une proposition doit essentiellement correspondre à une combinaison possible de noms et être l'image d'un fait possible (d'une combinaison possible d'objets) *. Que des faits soient réels ou non est accessoire, que des propositions soient reconnues fausses ou vraies l'est aussi ; ce qui est nécessaire, c'est que la possibilité existe de faits déterminés ainsi que la possibilité pour une proposition d'être vraie ou fausse d'une façon déterminée elle aussi. Autrement dit, le seul réquisit non linguistique absolument nécessaire de l'essence du langage est celui dont nous allons nous occuper, celui de la possibilité onto-logique des faits. Nous allons ainsi rencontrer une série de concepts logiquement équivalents: l'ensemble des choses ou objets (Gegenstand, Ding); la substance, la forme ou la structure du monde ; l'espace logique. 53 Dans les Notes sur la logique, de 1913 (cfr Carnets, p. 178), W- écrivait: « Les indéfinissables sont de deux sortes: les noms et les formes. » Ceci confirme notre hypothèse de l'implication réciproque des concepts de «substance» et de « relation » à la base du système du T. 94 T., 4.2. 36 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE a) Les objets et la substance du monde. Puisqu'il n'y a pas de nom sans référence à un objet qui constitue sa « Bedeutung », il faut des objets dans la mesure où il y a des noms. Seulement, de même que le nom n'était qu'imparfaitement déterminé par sa référence à un objet, de même l'implication de l'existence d'objets par les noms ne paraît pas vraiment satisfaisante. Si l'on veut conserver dans toute sa rigueur logique l'enchaînement conceptuel que nous avons tenté de reconstituer jusqu'à présent et le poursuivre jusqu'au bout, il faut que tout parte de l'essence de la proposition qui est son être-image d'un fait possible. E t tout sort effectivement de cet êtreimage puisqu'il est logiquement équivalent à la notion d'isomorphie, elle-même synonyme de « multiplicité identique ». Le fait onto-logiquement possible, dont le sens de la proposition est isomorphe, devra comme le sens de la proposition, et selon un nombre identique (même multiplicité) comprendre des «points référentiels», des «points fixes», garantissant sa stabilité structurelle et biunivoquement liés aux noms: les « objets ». On voit ainsi que l'existence des « objets » est bien une exigence analytique de l'essence du langage (via l'explicitation de cette essence fournie par la théorie de l'isomorphie). D'une manière générale et mutatis mutandis, ce qui a été dit du nom vaut évidemment pour l'objet et inversement ce qui va être dit ci-dessous à propos des objets s'applique également aux noms 95 . Si le fait atomique (Sachverhalt) est défini comme « liaison d'objets (entités, choses) » {T., 2.01), il est par ailleurs essentiel pour l'objet de pouvoir faire partie d'un fait atomique % . Aussi va-t-on voir Wittgenstein souligner également le caractère relationnel (formel) et le caractère substantiel de l'objet. Ainsi la possibilité pour un objet d'intervenir dans un fait doit déjà être inscrite dans cet o b j e t n ; on ne peut penser un objet hors de la possibilité de sa combinaison avec d'autres objets M ; connaître un objet, c'est aussi connaître l'ensemble des possibilités de sa survenance dans des faits atomiques ". 95 Comme, suivant l'ordre du T., W. parle d'abord des objets et ensuite des noms, il est souvent plus explicite à propos des premiers. Aussi ce que nous disons des objets éclaire directement l'essence du langage puisqu'il est vrai que celui-ci est le « grand miroir » de l'essence du monde précisément constituée par les objets. 96 2\, 2.011. 97 T., 2.012 ; 2.0121. » T., 2.021. 99 T., 2.0123. DB LUDWIG WITTGENSTEIN 37 C'est ainsi qu'on en arrive à identifier l'objet avec l'ensemble de ses possibilités combinatoires, à le considérer comme un « point de référence pour relations » 10°, comme nœud de relations possibles 1M . Il résulte de ceci qu'en présentant l'ensemble des objets, on se donne aussi l'ensemble des faits possibles 102 . Cet aspect relationnel, combinatoire, de l'objet constitue la forme de l'objet 103 . Mais l'objet est aussi autre chose qu'un ensemble de possibilités combinatoires : il s'identifie au stable, au subsistant : 7\, 2.027 « Le stable, l'existant et l'objet ne sont qu'un. » Les objets édifient et fixent la substance ou forme essentielle du monde: T., 2.021 « Les objets forment la substance du monde. » T., 2.026 « Ce n'est que s'il y a des objets qu'il peut y avoir une forme stable du monde. » Enfin, la simplicité atomique de l'objet est une dernière condition nécessaire de la substance ou forme essentielle du monde 10*. On voit, de toute évidence, que toutes ces déterminations essentielles de l'objet doublent et confirment les déterminations essentielles du nom et ainsi l'implication réciproque du « point » et de la « relation », de la « substance » et de la « forme » se vérifie. (La substance du monde est aussi sa forme essentielle.) Tout ceci serait parfaitement clair et cohérent, si seul était important pour Wittgenstein le concept d'objet en général. Seulement, Wittgenstein parle presque toujours des objets. Cette pluralité d'objets atomiques distincts par leur forme, c'est-à-dire par l'ensemble de leurs possibilités combinatoires propres vient introduire, à un niveau essentiel pour Wittgenstein, dans le concept d'objet en général une multiplicité dont on va avoir bien des difficultés à rendre compte. Nous reviendrons plus loin sur l'impasse philosophique où semble s'être engagé Wittgenstein ; contentons-nous de la situer. Que l'objet — en tant que ce qui est fixe et subsistant — soit la condition de la structure stable, de toute forme non évanescente, cela ne dit absolument rien à propos de cette structure, de cette forme ; tout ce que l'objet offre c'est la possibilité de la forme et on ne voit pas 100 FEIBLEMAN, p. 63. «» G.G.G., pp. 33-34. 102 T., 2.0124. 103 T., 2.0141 « La possibilité de son occurrence dans un état de choses constitue la forme de l'objet » M* T., 2.021. 38 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE comment a priori et au niveau de l'essentiel et du nécessaire on pourrait concevoir une détermination supplémentaire de cette forme — ou plutôt de l'idée générale de la forme — rendue possible par l'idée générale d'un objet. Mais, et c'est ici que l'impasse s'annonce, les objets ont chacun une forme déterminée et, par conséquent, quelle que soit l'étendue de l'espace logique, quel que soit le nombre des possibilités combinatoires, la structure, la forme du monde doit aussi être déterminée puisqu'elle est composée d'objets déterminés. Mais d'où viennent ces déterminations? E t surtout comment allons-nous pouvoir les décrire? Puisque nous sommes au niveau de l'essence du monde et du langage, il faudrait que la méthode a priori analytique puisse nous guider: la substance du monde dans sa détermination même et les objets qui la constituent doivent pouvoir être montrés dans leur nécessité: par définition, la substance du monde n'est pas contingente. Or il y a échec de la méthode a priori : Wittgenstein l'admet, le souligne 105 : hors leur existence, on ne peut rien dire a priori des objets ou des noms. Mais alors faut-il se rabattre sur la méthode empirique, a posteriori? I l semble que oui pour Wittgenstein: l'analyse concrète des phrases et des faits nous mènera aux noms et aux objets. En bonne méthode, il est impossible d'admettre cela, et Wittgenstein lui-même, plus tard, le reconnaîtra I06 . b) L'espace logique. L'espace logique est le nom donné par Wittgenstein à l'ensemble des possibilités combinatoires des objets, c'est-à-dire qu'il est le système ordonné de toutes les situations atomiques possibles 107 . I l va de soi que cet espace logique précède, de toute éternité l o e , le monde matériel qui n'est qu'une actualisation de certaines possibilités ; cette actualisation est d'ailleurs radicalement contingente 109 . Les objets (ou les noms) peuvent être considérés comme les coordonnées générales, les axes de référence ou encore les dimensions de 105 Ce problème le tracassait dès les Carnets, cfr pp. 133 et ss. : « Notre difficulté consistait en ceci que nous parlions toujours d'objets simples sans pouvoir en exhiber un seul. » 106 Cfr ci-dessous: Section II. ™ BLACK, p. 155. 108 A la rigueur, il n'est pas spatio-temporel. Assez curieusement d'ailleurs, l'espace et le temps sont dans un aphorisme du T. présentés comme des a formes d'objet ». H» BLACK, p. 65. DE LUDWIG WITTGENSTEIN 39 l'espace logique ; ainsi le fait atomique (ou la proposition élémentaire) est entièrement déterminé par ses constituants simples (objets (ou noms)) qui sont ses coordonnées. L'origine géométrique de la métaphore de l'espace logique est manifeste n o ; sa représentation « naïve » ne pose pas de problème. Compte tenu de tout ce que nous avons dit précédemment, il devient cependant très improbable que cette représentation naïve soit le moins du monde adéquate, et puisqu'on ne peut rien dire ni des noms ni des objets, ni des propositions ni des faits atomiques, on voit aussi que la géographie de cet espace logique est pour nous absolument imprécise alors même que la cohérence de la pensée de Wittgenstein exigerait sa détermination la plus stricte. 2) La logique. Avec les notions de « substance du monde » et d'« espace logique », nous avons décrit le réquisit onto-logique de l'essence du langage et atteint les présupposés ultimes de l'élucidation de celle-ci. I l reste à éclairer un dernier point important pour le langage, bien que ce point ne corresponde pas à un nouvel approfondissement: le statut des « propositions » de la logique et la fonction de la logique en général. L'idée générale est que la logique et les propositions logiques ne disent rien mais montrent la forme du monde m . Reflétant dans ses propositions la forme du monde (et du langage), la logique se suffit à elle-même, se garde elle-même 1U . Cette affirmation capitale correspond, selon Granger, à la thèse sur l'impossibilité d'une métalangue m . Non pas au sens où la logique se passerait d'une ft métalogique » (ce qui est évident, sinon c'est la régression à l'infini, pure et simple) mais au sens où la logique est elle-même cette métalangue dont se passe essentiellement le langage. La logique correspond en effet à un métalangage, puisqu'elle décrit la forme du langage et du monde. Or cette entreprise étant impossible et inutile (la forme du monde se reflétant déjà dans toute proposition du langage ordinaire), la logique elle-même est, au fond, inutile. «*> BLACK, pp. 154-155. 111 T., 6.124 c Les propositions logiques décrivent l'échafaudage du monde, ou plutôt, elles le représentent (darstellen). Elles ne *' traitent " de rien. » 1U T., 5.473 « Die Logik musa fur sien selber sorgen. » C'est une idée constante des Carnet» et du T. ^ G.G.G., p. 28. 40 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE Cette inutilité de la logique est une conséquence de l'essence du langage qui se passe de tout métalangage logique l w . Donc, essentiellement, la logique est inutile. Mais d'un autre point de vue ce n'est qu'idéalement qu'elle est inutile, c'est-à-dire par rapport à une notation idéale parfaite (T., 6.122)115. Examinons plus précisément le statut des propositions logiques. Comme on peut le deviner à partir de ce qui précède, les propositions logiques sont des « pseudo-propositions » : elles ne concernent pas des faits possibles, ne sont pas susceptibles d'être vraies ou fausses, ne sont pas des « images » 116. Elles sont soit toujours « vraies » (les tautologies), soit toujours «fausses» (les contradictions) 117 . Tautologies et contradictions sont ainsi les deux grandes espèces de propositions logiques, concevables comme « limites opposées » de la fonction de vérité11*. L'une et l'autre sont à mettre sur le même plan car elles remplissent la même fonction 119 . D'une façon générale d'ailleurs, il n'y a pas de différences entre les propositions logiques ; aussi, celui qui pensait grâce à leur accumulation systématique accéder à une description détaillée de l'espace logique ou de la forme du monde sera déçu: toutes les propositions logiques reflètent également la forme logique du monde, sans priorité m. Cette pénurie d'information à propos de l'espace logique s'explique 114 On retrouve ici — et c'est l'explication de l'apparente obscurité ou paradox alité de ces affirmations — l'ambiguïté et la contradiction de la conception du langage ordinaire. En effet, celui-ci est essentiellement en ordre, cela veut dire qu'il est logiquement parfait ou encore qu'il se confond avec la logique. Etant à lui-même son propre métalangage, c'est-à-dire « se gardant lui-même », le langage ordinaire n'a cure d'une logique autonome. Mais le langage ordinaire est aussi « pas en ordre », c'est-à-dire qu'il est, empiriquement, imparfait, grossier ; de ce point de vue, ce n'est pas essentiellement mais idéalement que la logique est inutile. C'est ce que dit T., 6.122: dans une notation parfaitement adéquate on se passe de « propositions » logiques. Bref, en tant que « parfait », le langage exclut la logique ; en tant qu'« imparfait », il l'engendre, comme ce qui est appelé à « réparer son défaut ». 115 Ceci est étroitement lié à l'inutilité, déjà signalée plus haut, des « signesfoncteurs » dans une langue adéquate et à la tentative des tableaux de vérité ; BLACK, p. 332 « Les signes des connectifs logiques sont superflus dans un langage adéquat (cfr 6.122 pour ce qui est de se passer de propositions logiques). » *16 T., 4.461 ; 4.462, BLACK, pp. 229-230. 117 Alors que, par essence, une proposition est « possiblement » vraie ou fausse. T., 4.464. » 8 T., 4.46 ; 5.142 ; 5.143. 119 T., 6.1202. W. utilise aussi « tautologie » dans un sens générique, cfr T., 6.1 « Les propositions de la logique sont des tautologies. » »*> BLACK, p. 337. DE LUDWIG WTTTGENSTBIN 41 par le fait que la tautologie laisse ouvert le champ total des possibilités combinatoires alors que la contradiction ferme toute possibilité m. Les propositions logiques sont aussi a priori, absolument indépendantes de l'expérience m ou encore « transcendantales » m . Mais veillons à ne pas leur conférer le statut de « vérités transcendantales ou a priori » w qui nous diraient effectivement quelque chose d'absolument vrai (ou faux, impossible) sur l'essence du monde et du langage. Au lieu de dire que la tautologie est toujours vraie, il vaudrait mieux dire qu'elle échappe au jeu du vrai et du faux: qui est sûr de gagner (ou de perdre) à tous coups ne joue pas. Les propositions de la logique sont encore qualifiées d'« analytiques » m ce qui pour Wittgenstein paraît synonyme de « propositions qui ne disent rien ». Conclusions de la Section I Avant de passer à l'examen détaillé de certaines notions du T. où peut-être se rencontrent des éléments de ce qui deviendra la « philosophie des jeux de langage », résumons d'une façon générale et critique l'aboutissement du T. Trois conclusions obtenues d'une façon rigoureusement analytique s'imposent: — le langage, en raison de sa facticité même, est essentiellement contingent ; — pour qu'un langage soit possible, il faut qu'il y ait une « substance ou forme du monde » dont l'essence du langage est l'image isomorphe (le Grand Miroir) ™ ; — de l'essence du monde (ou espace logique) nous ne saisissons a priori et comme analytiquement nécessaire que l'idée d'une réciprocité d'implication des concepts généraux d'objet substantiel et de relation formelle. A côté de ces implications nécessaires mais qui ne sont pas toujours (surtout la dernière) explicitement énoncées dans le T., nous avons 121 m m 124 T., 4.463. T., 6.1222. T., 6.13 « Logik ist transzendentaL » Cfr ANSCOMBE, p. 166, citée par BLACK ; on encore de « vérités objectives ou scientifiques» comme étaient tentés de le faire Russell et Frege (BLACK, p. 4). 125 T., 6.11 « Les propositions de la logique par conséquent ne disent rien. (Elles sont les propositions analytiques.) » 126 T., 5.511. 42 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE rencontré, héritée sans doute du climat empiriste de Cambridge sous l'impulsion de Russell, l'idée d'une pluralité d'objets ultimes déterminés et d'une forme déterminée de l'essence du monde. Atomisme à propos duquel la démarche a priori reste silencieuse et dont seule une approche a posteriori pourra dessiner le profil exact et détaillé. La contradiction liée à cette prise en charge inattendue et inopportune par l'empirisme de l'entreprise d'élucidation de l'essence du langage (et du monde) menée jusque-là a priori entraîne une ambiguïté dans la notion même d'« espace logique » ou de « substance du monde » en opérant une sorte de dédoublement (d'ailleurs inacceptable) de l'ontologie wittgensteinienne: — l'essence du monde, en tant que déterminée autrement que par les universaux de la relation et de l'objet en général, devient à son tour contingente puisqu'on ne peut déterminer nécessairement et a priori ni le nombre des objets 127 (les dimensions de l'espace logique) ni la forme propre à chaque objet (l'ensemble systématique des possibilités combinatoires de l'espace logique). Il y aurait donc non seulement plusieurs mondes possibles à partir de l'espace logique mais aussi plusieurs espaces logiques possibles selon les universaux de l'objet et de la relation. — l'essence ultime de tous les « espaces logiques possibles », et cette essence-ci est bien le résultat d'une analytique conceptuelle rigoureuse, est constituée par les universaux de l'objet et de la relation en général. Ces universaux devenant les deux seuls authentiques « objets » ultimes m. Ainsi, — mais ne fallait-il pas s'y attendre? — comme toutes les autres notions fondamentales de Wittgenstein, le concept d'« espace logique » se dédouble en un aspect « contingent » et un aspect « essentiel ». Seulement, ce dédoublement ultime est désastreux pour le Tractatus qui perd du même coup tout ce qu'il pouvait avoir de fascinant dans la mesure où le lecteur attendait qu'il lui apporte des lumières sur l'essence du langage et du monde, qu'il lui dise quelque chose de ces « objets » et de la logique de l'« espace logique » 129. Quoi de plus décevant et de plus traditionnel, si tout ceci aboutit à une philosophie de la forme et de la substance, de la relation et de l'objet! Quoi de plus naïf et de plus trompeur que de renvoyer le lecteur à une analyse 127 T., 5.55. Ni d'ailleurs la forme des propositions élémentaires, les deux problèmes étant étroitement liés. 128 A propos de la légitimité d'une interprétation des « objets » de W. comme des universaux, cfr BLACK, p. 108. 129 Ou du moins qu'il lui montre précisément Quelque chose. BLACK aussi regrette que W. ne dise rien de la « logical syntax » (p. 132). 43 DE LUDWIG WITTGBNSTBIN empirique qui lui dira enfin en clair ce qu'il en est de l'essence du langage et du monde. Quoi de plus inconsistant que ce saut de l'a priori à l'a posteriori ! Ainsi, à le pousser jusqu'au terme de ses ultimes implications, le T. ne nous « dit » en effet rien ; mais ce « rien dire » ne doit pas se parer des attraits mystérieux de l'indicible et être racheté par la richesse de ce qui y serait « montré » m. Le Tractatus ne « dit » rien ni ne « montre » rien, surtout rien de philosophiquement « neuf ». Aussi quand Wittgenstein dit, dans le T., avoir définitivement résolu toutes les questions philosophiques importantes 131 , il ne leur apporte en fait guère de réponse inédite (sinon dans le style « linguistique et logique » de la formulation) et nous renvoie, pour ce qui est important, à la science et à la mystique. 1) Règles do langage et métalangage. Comme la notion de « règle » est capitale pour les « jeux de langage », voyons brièvement ce qu'il en est dans le T. La ou les règle(s) du langage constituent en fait son essence m et pour plus de clarté on peut distinguer deux niveaux régulateurs: — les constantes logiques ou opérations de vérité qui permettent de combiner des propositions élémentaires ; — les règles combinatoires de l'espace logique qui permettent de combiner les noms conformément à leur forme respective (c'est-à-dire à leurs possibilités combinatoires) dans les propositions atomiques. Nous savons que c'est la « losique » qui formule ces règles dans ses tautologies, c'est-à-dire qu'elle échoue à les énoncer puisque la forme 130 ss.). Ainsi procède l'optimisme de BLACK, à la fin de son commentaire (pp. 378 131 Cfr Vortcort des Verfasserê. Remarquons que W. ajoute, et sans doute n'est-ce pas seulement de la fausse modestie, «qu'ainsi bien peu a été fait». 132 Ceci met utilement en lumière le caractère opératoire de ce qui passe pour l'essence du langage. Cfr G.G.G., p. 65: «L'intuition wittgensteinienne des liaisons de propositions et des liaisons d'objets n'est jamais contemplation d'essences mais assimilation d'un schème opératoire. » Ceci est peut-être excessif et loin d'être aussi net dans T. (sinon dans P.I.) : la conception même du langage comme « Bild », la métaphore du « Grand Miroir » etc. connotent un sens théorétique marqué du langage et de son essence, k côté d'un grand nombre d'aphorismes qui assimilent le langage à un calcul. Mais comme nous le verrons plus loin, on peut avoir une conception théorétique du calcul (des mathématiques) : la vraie ligne de partage passe plutôt entre deux types de relation au calcul (à la règle), — théorétique et techniciste —, qu'entre la vieille Intuition théorétique et la vieille idée (aussi théorétique !) de l'opération-calcul. M LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE (« essentielle » ou « opératoire ») du langage ne peut se dire. Ce qui est plus difficile à admettre c'est que nous ne possédons a priori aucune logique (système des règles de combinaison) des noms (ou objets), que seule l'analyse empirique pourra fournir. Bref, ou bien nous ne savons pas encore ce que sont les règles du langage (la forme des « noms » (objets) et des « propositions élémentaires » ) ou bien nous ne pouvons pas le savoir en vertu de la thèse de l'impossibilité du métalangage (la « Form der Abbildung», la Kègle générale de Traduction). Contrairement à l'opinion de Granger 133 , nous ne pensons pas que cette dernière thèse perd sa force dans l'œuvre ultérieure de Wittgenstein. Cependant, peu importe pour le moment notre ignorance provisoire ou définitive de la forme des règles singulières; ce qu'il faut souligner c'est la différence entre l'idée de la règle dans le T. et le statut de la règle dans l'œuvre ultérieure. Là passe une ligne de partage fondamentale qui montre qu'un savoir théorique des règles du langage n'est possible (abstraction faite ici de sa possibilité ou de son impossibilité en tant que métalangage et en tant que résultat empirique ou donné a priori) que sur base de l'idée — classique — de la règle développée dans le T. Dans P.J., le processus qui consiste à « suivre une règle » est longuement examiné par Wittgenstein et constitue une question difficile, parfois obscure. Rien de tel dans le T. où est développée une conception formaliste et mécanique de la règle, sur le fond d'un langage conçu comme calcul parfait. Nous avons vu que, en ce qui concerne les fonctions de vérité, c'est la notion d'« opération » qui est l'expression de la règle U4. L'idée d'appliquer successivement la même opération semble aller de soi puisque toutes les fonctions de vérité sont obtenues de cette 133 G.G.G., p. 70 « concevoir un Jeu de langage dont les consignes soient telles qu'il devienne possible de parler des expressions d'un autre langage » est, à notre avis, impossible dans la perspective de P.I. où règne la thèse de l'irréductibilité des jeux de langage. Si un métalangage devait être possible, c'est dans la perspective du T. qu'il faut le chercher, c'est-à-dire dans la perspective d'une théorie unitaire du langage; aussi Le T. est-il une entreprise métalinguistique (dont le non-sens est ouvertement reconnu à la fin ; et non les PI.). D'ailleurs, dans le T., il y a un métalangage, seulement essentiellement et idéalement il se confond toujours déjà avec le langage: la logique ou le langage ne sont pas sans fondements ni règles. « La logique se garde elle-même », c'est-à-dire qu'elle est à ellemême son propre fondement. & BLACK, citant les Carnets, (p. 259) «le concept "et ainsi de suite (etc.) " et le concept d'une proposition sont équivalents » ; o le concept de l'opération est très généralement celui selon lequel des signes peuvent être construits suivant une règle ». DE LUDWIG WITTGENSTHIN 45 façon 135. La question de la répétition identique sera bien moins transparente dans PJ. Le caractère nécessaire et mécanique de l'opération (application d'une règle) est apparent dans: T., 5.442 « Lorsqu'une proposition nous est donnée, les résultats de toutes les opérations de vérité qui ont cette proposition pour base, sont donnés avec elle. » T., 5.133 « Toute inférence se fait a priori. » Tout se passe donc ici comme si, d'un seul coup et quasi intemporellement, toutes les implications d'une proposition sont toujours déjà données avec ou dans cette proposition et qu'un « esprit infini » les saisirait « in a flash ». Le formalisme de l'opération-règle ressort de: T., 5.13 « Que la vérité d'une proposition résulte de la vérité d'autres propositions, c'est ce que nous fait voir la structure des propositions. » (Nous soulignons.) Black insiste à plusieurs reprises sur le refus de toute « intuition » ou recours à l'« évidence » au profit d'un calcul formel 136 . Les « règles » du langage sont donc manifestement conçues à l'image des règles d'un système logique formel: elles sont précises (non ambiguës), contraignantes ; leur application est mécanique et se lit dans la forme même des expressions dont elles régissent les transformations. 2) Mathématiques et Jeux de langage. Comme il apparaîtra au cours de notre examen de la période de transition (voir Section I I ) que la genèse du « point de vue des jeux de langage » est étroitement liée à des réflexions sur la nature des mathématiques w9 il nous faut exposer succinctement ce qu'il en est de celles-ci dans le T. D'une façon générale, les mathématiques s'y voient refuser un statut autonome et nettement circonscrit: Wittgenstein les appelle « une ™ T., 5.32; 5.2523. 136 B L A C K , p p . 3 2 2 ; 3 4 2 ; 320. Cfr T., 6.126 ss. Cfr T., 6.233 ; 6.2331. Ce qui y est dit des mathématiques vaut aussi pour la logique (cfr T., 6.2 « La mathématique est une méthode logique. ») 137 Notons que GRANGE» (G.G.G., pp. 55, 56) « voit poindre l'idée de M jeux de langage " dans des diseussions, notamment celles rapportées par WAISMANN dans L.W. und der Wiener Kreiê, relatives aux fondements des mathématiques et au problème de la contradiction ». Selon G ranger, la présentation des mathématiques comme un jeu de langage parmi d'autres aurait produit l'éclatement du c monisme linguistique du T. ». 4 46 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE méthode logique», « u n e méthode de la logique» 138 . Ainsi, ce qui caractérisait par ailleurs les tautologies de la logique s'applique tel quel aux énoncés mathématiques que sont les équations: puisque les mathématiques sont une méthode logique, elles ne comprennent que des « pseudo-propositions » (Scheinsàtze) 139 , qui ne « disent » rien 14° mais « montrent » la « logique du Monde » 14i, et dont la « validité » est perçue par une simple inspection de leur forme 142 . Considérant ce parallélisme entre « tautologie » et « équation », on serait tenté de réduire purement et simplement les mathématiques à la logique, entérinant de cette façon le logicisme de Whitehead et de Russell. Wittgenstein refuse une telle réduction 142 . Aussi, englobées au sein de la logique mais irréductibles à elle, les mathématiques ont dans le T. un statut boiteux 142 ; de plus leur légitimité et surtout leur fécondité propre sont mal ou pas du tout reconnues 143 . 3) Notations et « Jenx de langage ». L'auteur de la préface de The Blue and Brown BooksI44 souligne l'usage indifférent fait par Wittgenstein des expressions « jeu de langage, forme de langage, notation » ou même « système de communication ». C'est sans doute l'indice d'une instabilité transitoire du vocabulaire (ce qui entraîne d'ailleurs bien des imprécisions), c'est peut-être aussi l'indice d'une liaison entre les concepts de « notation » et de « jeu de langage». Aussi est-il indispensable de préciser l'usage que le T. fait de « notation ». Cette notion intervient dans deux ordres d'idées opposés 145: — sont appelées « notations » toutes les « incarnations » (les « travestis » ) grossières de l'essence du langage ; — d'autre part, il y a l'idée d'une notation parfaite — la Begriffs138 T., 6.2; 6.234. "» T., 6.2. 140 T., 6.21 « La proposition des mathématiques n'exprime pas de pensée. » (N'oublions pas que la « Gedanke » est la proposition ayant un sens.) 1« T., 6.22. 142 143 144 145 BLACK, p. 340. G.G.G., pp. 55-56. Rush RHEES, pp. VI, VII. Signalons que le couple « Zeichen-Symbol » répète à sa façon cette distinc- tion. Cf r BLACK, pp. 130,131 ; 150. T., 3.32 ; 3.326 ; 3.341 ; 3.344 et passim. DB LUDWIG WITTGENSTEIN 47 schrift — manifestation idéalement correcte de l'essence réelle de tout langage 146 . Le langage ordinaire est sans doute l'exemple le plus frappant d'une notation, au premier sens. En effet, il est complexe, confus, plein de conventions arbitraires et il « travestit la pensée » 147. C'est d'ailleurs pour cela que la philosophie doit être conçue comme une « critique du langage » 148 appelée à clarifier la forme apparente du langage à la lumière de son fonctionnement réel ; cette idée que la confusion linguistique superficielle est cause des « pseudo-problèmes philosophiques » et que, d'autre part, la véritable pratique philosophique est une activité clarificatrice et « dissolvante», Wittgenstein ne l'abandonnera jamais, quoiqu'il conçût comme grave erreur, dans PI, l'affirmation fondamentale liée à tout le projet du T., d'une logique unique du langage. L'usage d'une notation améliorée, nous dit Black, sera sans doute une part importante de la méthode philosophique grâce à laquelle sera dévoilée la forme logique du langage 149 . Il y a donc des degrés de « correction » dans les notations, et sans doute la notation de Russell ou de Frege se rapproche-t-elle de la Begriffsschrift idéale 15°. D'une façon générale, les divers symbolismes ou notations logiques sont donc plus ou moins insatisfaisants, arbitraires 151 . Ainsi dans chaque notation y a-t-il lieu de distinguer une part de convention, de contingence, de « distorsion », arbitraire et productrice de confusion, liée à une méthode particulière et imparfaite de projection qui entraîne la nécessité de formuler explicitement ses règles et conventions (c'est-à-dire d'énoncer des pseudo-propositions métalinguistiques) ; mais il y a aussi une part essentielle 152 . Celle-ci est révélée dans la possibilité universelle de traduction des divers langages ou notations 153 - Il y a une structure commune à toutes les notations ^ 146 BLACK, p. 132 «Une telle idéographie obéirait d'une façon manifeste aux règles de la syntaxe logique, comme le langage ordinaire doit déjà le faire, quoique d'une manière indirecte. » 147 T., 4.002. 148 T., 4.0031. M» BLACK, p. 185. 150 151 152 153 154 T., 3.325. FEIBLEMAN, p. 102 « La logique est réelle, la notation arbitraire. » Carnets, p. 49 ; T., 3.342. T., 3.343 ; 3.344 ; 3.344L BLACK, p. 150. 48 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE C'est ce postulat de traductibilité universelle — étroitement lié à celui de l'analycité unique et complète — qui rend théoriquement possible la réduction de toutes les notations imparfaites à leur essence commune exprimée sous les espèces d'une Begriffsschrift idéale, où il n'y aurait plus d'homonymie, ni d'analogies superficielles 155 . Cette Begriffsschrift est évidemment à construire; mais d'autre part le langage — essentiellement — fonctionne déjà comme un calcul parfait. Autrement dit, la réduction ou l'analyse de la forme apparente de n'importe quelle notation est toujours opérée, de quelque façon, si cette notation — ce langage — est comprise. Nous avons déjà signalé que c'est, faute de mieux, à la pensée qu'est dévolu ce rôle de traduction et d'analyse ; c'est au niveau de la pensée que doit s'opérer la reformulation (c'est l'acte même de compréhension) du langage grossier en un calcul logiquement parfait. Nous avons déjà aussi signalé qu'à notre avis il y a là une contradiction dans la mesure où ce « calcul », étant « formel », ne peut se passer d'un support, que ce support doit être le langage (la pensée est la proposition pourvue de sens) m et que, par ailleurs, celui-ci ne peut remplir cet office idéal. Ce n'est donc qu'« intuitivement », « immatériellement », que la pensée fonctionne comme un « calcul » formel parfait, ce qui est absurde, car il y a là un télescopage des concepts d'« intuition » et de « calcul formel ». S'il est possible de penser la « Begriffsschrift » comme une langue idéale dont le « calcul formel » w offre l'image la plus ressemblante, et qu'il faudrait construire, il semble contradictoire de tenter de la concevoir comme déjà réalisée, de quelque façon, dans le langage ordinaire à l'aide de la « pensée ». Retenons que l'exigence d'une notation idéale unique « derrière » la diversité grossière et apparente des langages et symbolismes logiques, comme le postulat d'une méthode unique de projection, souligne le caractère essentiellement unitaire du langage et de sa logique. On peut penser que devant l'incapacité à produire effectivement cette Begriffsschrift ou à la mettre à jour dans le langage ordinaire, Wittgensteiu ne pourra continuer à se satisfaire de ce dédoublement de l'apparence et du réel. L'essence unitaire — la notation, la méthode 155 T., 3.323 ; 3.325. BLACK, pp. 133-140. 156 T., 4. »57 Cf r par ex. T., 5.473-5.4733 ; 5.53. BLACK, p. 273. DE LUDWIG WITTGENSTEIN 49 de projection — invoquée ne se manifestant pas, il restera à reconnaître l'irréductible diversité et hétérogénéité des notations et des projections. 4) Jeux de langage, objets, noms. C'est à Granger, qui soutient d'ailleurs la thèse de l'unité de la philosophie de Wittgenstein « entendue dans un certain sens » **, que revient le mérite d'avoir indiqué certaines difficultés du T. dont l'élaboration conduisit, sans doute, Wittgenstein à entreprendre les Recherches philosophiquesiS9. Granger apporte à l'appui de cette thèse quelques arguments sérieux sous forme de références et de citations de textes de la période intermédiaire de Wittgenstein (fin des années 20 et début des années 30) où l'on voit le philosophe reconnaître les problèmes du T. et tenter de leur donner une solution en reformulant des concepts fondamentaux du T. Nous aurons l'occasion de revenir longuement sur ces questions dans notre Section I I . La difficulté qui retient davantage l'attention de Granger — et qui d'ailleurs avait déjà été signalée par d'autres commentateurs "° — est celle de l'atomisme logique et de l'espace des choses (objets). Si nous allons nous y attarder quelque peu, c'est que nous pensons probable l'hypothèse de la filiation (partielle) de l'idée de « jeux de langage » à partir d'un approfondissement — qui finit par entraîner un bouleversement philosophique complet — de la notion de « noms » (ou d'objets), de « syntaxe des noms ou des objets ». a) Limites ou échec de la méthode a priori. A priori, nous ne pouvons rien dire de la forme particulière des propositions élémentaires ni de celle des noms qui les constituent 161 . Ce double échec ou cette double limite (Wittgenstein ne présente pas comme un échec ce silence à propos de l'espace logique) concerne au fond les deux aspects d'une seule et même question insoluble 162 : l'élaboration a priori d'une « syntaxe » de l'ensemble systématique des possibilités combinatoires offertes par l'espace logique. Car, comme le dit Granger, cet espace n'est pas « amorphe, en ce sens que n'importe quelle combinaison de choses n'est pas possible » ia. 158 159 ltû 161 162 G.G.G., p. 16. G.G.G., pp. 49 ss. BLACK, par ex. T., 5.55 ; 5.5571. (p. 114) souligne que les propositions élémentaires et les noms se renvoient l'énigme de la détermination de leur forme. 163 G.G.G., p. 57. BLACK, 50 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE Nous ne pouvons rien dire ni de la logique des noms (des objets) ni de l'ensemble des propositions atomiques (faits atomiques) possibles164. Pourtant cette limitation de la méthode a priori semble difficilement justifiable dans la mesure où les « objets » de Wittgenstein ne sont pas des objets physiques, contingents mais des éléments simples, a priori, intemporels, immuables et qu'ils constituent la « substance du monde ». D'autre part la logique ou syntaxe logique dont il est question dans le T. paraît avoir comme vocation tout indiquée d'être une systématique des possibilités combinatoires a priori, c'est-à-dire une systématique de l'ensemble des propositions élémentaires possibles 165 . Or, pour Wittgenstein, prétendre cela est une absurdité 166 . Aussi le voyons-nous opérer un brusque virage vers l'étude du langage ordinaire et affirmer que celui-ci est parfaitement en ordre 167 . P a r conséquent, ce sera l'application de l'analyse logique au langage quotidien qui nous éclairera sur les propositions élémentaires m. Ce recours à un empirisme analytique est peu convaincant pour plusieurs raisons. D'abord, une analyse du langage ne pourra mettre en évidence que les propositions élémentaires (et donc les « noms ») effectivement utilisés dans le langage; on ne voit pas, étant donné l'indépendance des propositions élémentaires et l'atomicité des noms, comment à partir de là reconstituer l'ensemble de l'espace logique qui est le domaine du possible et non pas seulement, du factuel. 164 Far contre, que nous ne sachions pas a priori quels faits atomiques constituent notre monde réel est tout à fait naturel puisque la réalité des faits est contingente (de même pour ies propositions élémentaires réellement utilisées comme base de notre langage factuel). 165 T., 2.0121 <c La logique traite de chaque possibilité et toutes les possibilités constituent ses propres faits. » Cfr T., 3.334 ; BLACK, pp. 150-151. A propos de T., 5.554 (caractère arbitraire de toute détermination a priori d'une forme particulière de proposition élémentaire), BLACK (p. 304) commente: « Il est difficile de voir pourquoi II doit exister des règles pour les combinaisons légitimes des noms dans les propositions élémentaires et il faut que de telles règles expriment des nécessités. » 166 T.t 5.5571 « Si je ne puis indiquer a priori les propositions élémentaires, il est inévitable que de vouloir les indiquer mène à un non-sens évident » 167 C'est Granger, (pp. 43-44) qui relève la liaison entre l'échec à construire une syntaxe logique parfaite (la Begriffsschrift) puisqu'il est impossible d'exhiber les propositions élémentaires qui en sont le point de départ, et le regain d'intérêt pour le langage ordinaire décrété en ordre. 168 T., 5.5557. BLACK, pp. 302, 306. DH LUDWIG WITTGENSTBIN 51 Outre cet obstacle théorique fondamental, il y en a un autre d'ordre pratique. On a signalé plus haut que l'analyse complète effective d'une proposition ordinaire est chose infiniment complexe et sans doute pratiquement irréalisable. Les doutes sur la possibilité réelle — sinon la possibilité de droit — de l'analyse sont nombreux dans les Carnets 169. Curieux empirisme que celui qui échoue à s'avancer au-delà de la simple nécessité théorique de son instauration ! L'analyse a posteriori du langage telle que le T. en a tracé a priori le cadre nécessaire (nécessité d'arriver à des « simples » absolus selon un processus unique de décomposition) paraît bien compromise dès le début. Il reste à signaler une autre voie possible qui assez curieusement apparaît dans les Carnets 17°, semble absente du T., à cause de son parti pris dogmatique et absolutiste, et est développée dans P.J. C'est l'idée d'un rejet de la conception ontologique de l'objet et d'un relativisme du simple et du complexe. Une chose serait simple, un signe serait « nom » s'ils comme tels dans la proposition (ou dans le fait). fonctionnent Bans ces conditions, l'aphorisme T., 3.23 « Le postulat de la possibilité du signe simple est le postulat de la détermination du sens », sera entendu dans le sens où quelque chose doit fonctionner comme objet simple pour que des propositions puissent être dites élémentaires et que des propositions doivent fonctionner comme propositions élémentaires pour que la construction de propositions complexes (les fonctions de vérité) soit possible. Nous ne pensons pas cependant que le T. s'accommode de cette interprétation m . "» Carnets, pp. 121,122,123 ; 131 et passim. Par ex. « Cette analyse est possible mais je ne suis pas en état de la mener à son terme. » Certains passages des Carnets conçoivent explicitement la proposition élémentaire sur l'analogie des propositions ordinaires et le nom ou l'objet à partir de l'analogie des substantifs et des objets réels. Aussi la critique du T. que l'on trouve dans P.I. n'est-elle pas toujours une caricature des premières thèses de W. mais quelquefois un véritable retour aux sources. 170 Par ex. pp. 125 ss. 171 Contrairement à GRANGES, (p. 40) : « La thèse de l'atomisme logique ne doit sans doute pas être entendue en un sens ontologique, malgré certaines expressions. » C'est à tort que Oranger croit éclairer ici d'une façon décisive le T. à l'aide des Carnets. Le parti pris ontologique et absolutiste du T. est indéniable. 52 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE b) Noms, objets, propositions et faits atomiques. Que savons-nous, en somme, de ces éléments simples, hors la nécessité de leur existence (T., 3.23) ? De la proposition élémentaire nous avons le concept général et ignorons les formes logiques particulières 172 . Nous savons encore qu'elles sont indépendantes, thèse qui causera bien des soucis à Wittgenstein ultérieurement, Quant au nom et à l'objet 173 (qui sont appelés à rendre compte en dernière instance de tous les faits et propositions atomiques possibles), nous savons que les objets ont chacun une forme déterminée, c'est-àdire que chaque objet dispose d'un certain nombre de possibilités combinatoires (avec d'autres objets) permises, d'autres étant exclues. C'est grâce à cette détermination plurielle que l'espace logique n'est pas amorphe. Là est aussi le fondement de 1'irréductible pluralité des objets qui ont chacun une « logique » ou « syntaxe » propre. On voit poindre déjà la possibilité d'une liaison entre de tels objets et l'idée d'une « pluralité irréductible de jeux de langage » caractérisés eux aussi par leur « grammaire » ou « syntaxe » propre 174 . Le rapprochement s'impose encore davantage quand on apprend que l'ensemble des possibilités combinatoires d'un nom (sa forme) ne peut être connu qu'à partir et au sein de l'ensemble de ses usages 175 et qu'indépendamment d'un contexte propositionnel le nom n'a pas de référence (Bedeutung)176. Les rares exemples de « formes d'objet » — « espace, temps, couleur (être coloré) » 177 — invitent peut-être à une extrapolation du même genre puisque ces « noms » (ce n'en sont en fait que des exemples analogiques puisqu'on ne les connaît pas a priori) se caractérisent chacun par une «grammaire» propre (voyez l'exemple de la couleur T., 6.3751). Bien sûr, la désintégration de la conception unitaire du langage en « jeux de langage » n'est pas pour autant — il s'en faut de beaucoup — consommée et l'on peut considérer les universaux cités ci-dessus comme 172 T., 5.555. 173 Ce qui sera dit de l'un est valable pour l'antre, mutatis mutandis. 174 II va de soi que ce rapprochement pourrait aussi bien se faire à partir des propositions atomiques (ou des faits atomiques), puisque, comme GOCHET l'a souligné (p. 375), Granger a mis en lumière «la relation remarquable de "convertibilité " mutuelle (...) liant Vespace des choses à celui des états de choses ». "5 T., 3.326; 3.327. BLACK, pp. 38 ; 134. 176 T., 3.3 « La proposition seule a un sens ; et ce n'est que dans le contexte d'une proposition qu'un nom a une signification (référence). » 77 1 T., 2.0251. DE LUDWIG WITTGENSTEIN 53 des formes a priori du langage en g é n é r a l m ; ceci, au prix cependant, de bien des obscurités et contradictions w. c) Unicité de la logique du langage et homogénéité du champ sémantique. Black, commentant les aphorismes 5.453, 5.4541 à propos de l'idéal logique sous-tendant la conception du langage du T., remarque que cette image de la logique est « quelque chose d'unifié, harmonieux, aussi clair et aussi dur qu'un cristal, et détenant quelque chose de la froide beauté du cristal » 18°. A moins de tout réduire aux deux universaux de l'objet et de la relation en général — c'est-à-dire, semble-t-il, de privilégier deux « objets » de l'espace logique — on voit mal comment soutenir cette demande d'unicité et d'homogénéité dans la structure même de l'espace logique. C'est le problème que nous soulevions déjà à la Un du paragraphe précédent Certes, tous les noms ont une référence; mais qu'est-ce que celle-ci sinon l'objet, et qu'est-ce qui détermine l'objet sinon sa forme propre? Wittgenstein parle d'ailleurs de « noms aux références différentes » m. Il semble que l'unification logique du langage soit surtout le fait de l'analogie qui nous pousse à penser naïvement les « noms » et les « objets » de Wittgenstein comme des « noms propres concrets » et des « choses réelles » présentant toujours la même relation grossièrement invariable : la désignation, la dénomination 182. Dès que l'on y regarde de plus près, cette belle unité se fissure: même la relation de « référence » (Bedeutung) devient plurielle. Ainsi les « signes simples » ne « fonctionnent » pas tous de la même façon (mis à part le caractère tautologique commun de leur « simplicité », ou encore ce que j'ai appelé l'« idée générale d'objet ») et le fossé entre certains aspects du T. et les conceptions de PJ. paraît bien moins grand. "» cfr G.G.G., p. 60. 179 On a émis bien des hypothèses à propos de la nature exacte des noms, objets, (propositions et faits atomiques). (Voyez, par ex., Gochet, p. 375.) Toutes ces interprétations sont vaines non seulement parce que rien ne pourra venir les confirmer, mais surtout parce que ces « concepts formels B sont, nous espérons l'avoir montré, de purs réquisits analytiques impliqués par le développement logique de la conception du T. qui doit se satisfaire de la simple nécessité de leur existence. Vouloir en dire plus revient à abandonner la perspective analytique formelle du T., ou, dans la mesure où son projet est ambigu, accentuer l'une de ses potentialités mal avouées pour en arriver à la période de transition et à PJ. 180 181 182 BLACK, p. 267. T., 5.55. Notons que c'est très précisément à cette image que PJ. assimile la conception du T. 54 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE Qu'en est-il enfin de l'atomicité de l'objet (du nom) (et par la même occasion, nous le verrons dans la Section I I , de l'indépendance des propositions élémentaires) ? Le fait qu'il ait une forme implique — selon le concept même de c forme » rencontré ailleurs (à propos de la proposition) dans le T. — sa complexité. L'objet ou le nom comprend des possibilités combinatoires. On voit que presque invinciblement" un autre niveau d'analyse sémantique ou logique — appelons-le « nucléaire » 183 — est requis. Seulement, à ce compte, le postulat de l'analyse n'est-il pas ébranlé? Tout recommence là où on croyait avoir atteint le terme ontologique ; où, comment, cela pourra-t-il finir? 5) Le « Jeu de langage » do Tracfatos. Souvenons-nous de l'opinion de Charlesworth 1 M et considérons que les P.I., dès le premier aphorisme (l'image du langage selon saint Augustin), présentent le contenu du Tractatus comme la généralisation tyrannique et abusive d'un simple jeu de langage, parmi d'autres, celui de la « désignation » et posons-nous la question : le Tractatus est-il vraiment un « jeu de langage » quelconque parmi tous les jeux de langage possibles, injustement privilégié? Ou mieux, déployons l'alternative: « le jeu de langage » du T. a-t-il reçu un statut spécial parce qu'il a été arbitrairement privilégié et généralisé à tout le langage indûment unifié, ou « le jeu de langage » du T. a-t-il été privilégié parce que de toute façon le « jeu qui s'y joue » n'est pas n'importe lequel, n'est pas un jeu de langage quelconque? Autrement dit, le rapport du T. à P.I. est-il celui d'un cas particulier quelconque à une règle générale (d'une espèce à son genre) ou celui des deux termes d'une alternative, d'une opposition : d'une part la philosophie du langage du T, et d'autre part celle de P./.? A condition de ne pas se faire du projet du T. une facile caricature, — et compte tenu que les difficultés que l'on a pu déceler dans le T. et qui ont sans doute mené peu à peu Wittgenstein aux P.I. y apparaissent comme des corps étrangers non encore reconnus explicitement comme tels par l'auteur — nous pencherions vers la seconde hypothèse 18S. 183 A la suite de Mounin, (Clefs pour la sémantique) qui utilise cet adjectif dans un contexte similaire. 184 Voir ci-dessus. 185 Voilà pourquoi nous ne pouvons sans de très fortes réserves partager la thèse de l'unité. Une telle question est d'ailleurs oiseuse parce qu'entièrement hypothéquée par le point de vue adopté par le commentateur qui pourra à sa DE LUDWIG WITTGKNSTBIN 55 C'est que le « jeu de langage » du T. n'est pas n'importe quel « jeu » ; il est le « jeu de langage » de l'« unité » même, de la « totalisation », c'est-à-dire le seul à pouvoir prétendre, à l'occasion d'une illusion, à s'identifier à tout le Langage. C'est que le « jeu de langage » du T. est aussi celui du concept, de l'universel, de la Logique, celui de la Science aussi. Seul il peut « totaliser » parce qu'il est le « Jeu de langage » de la « Totalisation », seul il peut se généraliser parce qu'il est le « jeu de langage » de l'Universel, seul il unifie parce qu'il est le « jeu de langage » de l'Unité. Bref, le « jeu de langage » du T. n'est pas un jeu de langage dès l'instant où il bénéficie de l'unicité et de la détermination de l'article défini. Il y a des jeux de langage ou pas de « jeu de langage » du t o u t Vouloir réduire les jeux de langage à l'unité c'est nier le concept (en réalité la «Famille conceptuelle») même de « jeux de langage» qui implique une irréductible pluralité. Ainsi, en quelque sorte, le T. est « archétypal » — et, corollairement, les difficultés ou contradictions qu'on y rencontre sont exemplaires — pour toute approche logique, philosophique ou scientifique du langage qui ait la prétention d'élaborer une théorie unitaire de l'essence et du fonctionnement de celui-ci et qui veuille reconnaître à la « logique du sens » une univocité et une stabilité immuables. Par là le Tractatus est à inscrire au sein de la grande tradition philosophique occidentale. de Mauro, par ex.186, n'hésite pas à placer le premier Wittgenstein dans l'« aristotélisme linguistique » dont la caractéristique majeure est le parallélisme onto-logique. Hais avant Aristote, Platon, dans le Parménide et le Sophiste, avait déjà posé — et tranché — ces questions décisives. Un ouvrage récent, celui de Mounin (Clefs pour la sémantique), qui tente de faire honnêtement le point des recherches contemporaines, permet de pressentir que, derrière les proliférations terminologiques, les questions et approches concernant le sens continuent à se dessiner comme jadis (que ce passé soit celui de Port-Royal, de Leibniz, des médiévaux ou des Grecs). Peut-être est-ce le mérite du Tractatus d'avoir tracé de la façon la plus éclatante, parce que la plus dense et la plus abrupte, ce schéma que, — métaphysicien, logicien ou linguiste, — nous sommes contraints de suivre dès que nous entreprenons de chercher la Vérité dans (ou du) le langage (pensée). guise accentuer des différences ou des similitudes. La question que nous posons ici n'est pas historique mais philosophique. 186 In Introduction à la sémantique. SECTION II LA PERIODE DE TRANSITION : DE « SOME REMARKS ON LOGICAL FORM » A « PHILOSOPHISCHE GRAMMATIK » INTRODUCTION A LA SECTION I I La reconstitution du profil de l'évolution de la pensée de Wittgenstein se heurte à un obstacle majeur dont l'illustration la plus nette se rencontre dans P.I. même: cet ouvrage regroupe des textes qui furent écrits au fil d'une période de plus de 15 ans. Wittgenstein — et par là il se montre d'ailleurs fidèle à sa conception générale du langage qui est comparé, dans P.I., à une ville où des immeubles très anciens voisinent avec des constructions récentes — n'hésite pas à juxtaposer des aphorismes que dix ans ou plus séparent en réalité. Seule une étude philologique de très longue haleine, qui tiendrait compte de l'ensemble du Nachlass \ serait susceptible de repérer dans les écrits antérieurs l'origine, souvent littérale, des aphorismes de P.I. et de recomposer la diachronie exacte de cet ouvrage. Vu la difficulté, voire l'obscurité, de plusieurs passages de P./., la rentabilité exégétique d'une telle étude préliminaire ne serait peut-être pas négligeable. Tâche cependant fastidieuse et d'autant plus lourde que le même problème surgit à propos des éditions partielles récemment tirées du Nachlass: P.B. et P.G. recueillent eux aussi, sans chronologie apparente, des aphorismes que Wittgenstein aurait eu l'intention — projet toujours repris et toujours abandonné jusques et y compris P.I. — de publier en un ouvrage unique 2 . Seuls l'article OLF. de Wittgenstein, les notes prises par Wais1 Cfr VON WRIGHT, Philosophical Review, n* 4, octobre 1969. Signalons que G.H. von Wright vient d'achever, avec l'aide d'un jeune philosophe finnois, l'examen complet des sources manuscrites de tons les aphorismes de P.I. et qu'il se trouve maintenant en possession de la chronologie précise des pensées de i*./. (von Wright, communication personnelle, janvier 1974). Depuis l'achèvement de ce travail (fin 73), de nombreuses publications ont partiellement dissipé l'obscurité régnant sur les années et les écrits de la transition. Mentionnons les ouvrages de Bartley et de Kenny. 2 Pour P.B. il avait même rédigé un bref avant-propos daté de novembre 1930. 58 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE mann, et, dans une certaine mesure, le résumé de leçons publié par les soins de Moore, sont pourvus d'une datation précise \ P.B. se compose de matériaux élaborés entre janvier 1929 et septembre 1930. P.G. recueille des notes qui furent écrites entre 1931 et 1933. Il faut déplorer cette imprécision, car la période qui s'étend de 1929 — année où, après un silence de plus de dix ans, Wittgenstein pense avoir de nouveau quelque chose à dire en philosophie — à 1933 est une période de créativité intense. En effet, avec l'article de 1929 et même, pour une très grande part, avec P.B. nous demeurons dans une perspective encore fort proche du T. P a r contre, quand on ouvre P.G., on croit d'emblée tenir en main les P.I. elles-mêmes. Ainsi donc, dès avant BI.B., en 1933 déjà, presque toutes les notions fondamentales et aussi le style de pensée de P.I. étaient trouvés. OLF. (1929) et P.G. (1933) constituent des extrêmes presque aussi éloignés l'un de l'autre que le T. et PI. Compte tenu des notes de Waismann, et sans prétendre diminuer l'importance de la préparation critique qui précède ni des développements et parachèvements qui suivent, nous serions tenté de situer la « révolution philosophique » de Wittgenstein entre juin 1930 et décembre 1931 dans le contexte d'une série de discussions avec "Waismann et Schlick relatives au T. et aux travaux de Hilbert 4 . Dans les chapitres qui suivent, nous nous inspirerons surtout de OLF., de P.B. et de W.K. ; nous achèverons par une étude de ce qui dans P.G. constitue un document sur l'apparition et la signification originelle de la notion de « jeux de langage ». Afin d'éviter des répétitions fastidieuses, nous n'utiliserons donc guère ici P.G.} qui fait trop souvent double emploi avec P.I. Ajoutons qu'à notre connaissance l'état de la question de l'évolution précise de la pensée de Wittgenstein est totalement embryonnaire. Certes la publication du Nachlass est encore en cours. Toutefois, la première édition des Phiîosophische Bemerkungen date de 1904. Or les 3 II faudrait encore faire mention de Leçons et conversations (suivi de conférence sur Véthique), (recueil de textes dont le plus ancien date de 1929 et les plus tardifs de 1946 !) et de Bemerkungen uber Frazers « The Oolden bough » (dont la première partie est datée de juin 1931 tandis que la seconde doit être située « pas plus tôt que 1936 et probablement après 1948 » !) 4 Cfr L.W. und der tciener Kreis. C'est au cours de cette période que W. réexamine la nature des mathématiques, définit le calcul, développe l'analogie du jeu d'échecs, rapproche langue, calcul et pratique, précise sa position à l'égard du formalisme et de la métamathématique de Hilbert et critique explicitement certaines thèses et le style dogmatique du T. DB LUDWIG WITTGENSTEIN 59 commentateurs semblent le plus souvent persister dans le préjugé que la période de transition se restreint à B.B. {The Blue and Brotcn Books). B.B. est infiniment plus proche de P.I. que de OLF. ou de P.B., et si la trisection de la philosophie de Wittgenstein a un sens, il y a lieu de situer B.B. décidément dans la troisième période. On pourra cependant trouver quelques indications sérieuses relatives à la période qui nous intéresse ici dans les deux articles de Malcolm (N.), W.'s Philosophische Bemerkungen et de Riverso (E.), Les analyses sémantiques des Philosophische Bemerkungen5. Rappelons aussi les précieuses remarques de G.G. Granger qui, à l'occasion de sa courte mais dense présentation de Wittgenstein, s'est sérieusement penché sur la question de la genèse de la seconde philosophie à partir des difficultés du T. (G.G.G.,pp. 49 à 70) 6 . La conception logiciste du langage dans le T. nous avait placé devant des ambiguïtés, des contradictions ou du moins des lacunes, bref devant des difficultés peut-être insurmontables. Nous avions laissé le T. à un point d'aboutissement où, paradoxalement, tout semblait devoir recommencer puisque Wittgenstein en appelait à une analyse logique qui, a posteriori, nous préciserait la forme des propositions élémentaires, dont nous savions seulement qu'elles étaient un réquisit fondamental de l'essence du langage comme « image » (Bild) et qu'elles devaient se présenter comme logiquement indépendantes. Par la même occasion, cette analyse logique devait nous fournir, sous forme d'une syntaxe générale du langage, les règles précises de la combinatoire des noms (objets) qui étaient restés jusqu'ici aussi mystérieux que les propositions élémentaires. Si l'on voulait dépasser la conception inféconde et vague d'un langage et d'un monde comme produits d'une combinatoire libre de noms (objets) interchangeables, combinatoire dont le caractère totalement amorphe évacuait d'emblée toute structuration d'un espace et d'une syntaxe logiques, il fallait absolument préciser ce qu'il en est de ces noms, objets, propositions et faits atomiques. C'est donc à l'approfondissement de notions essentielles du T. que Wittgenstein, après son long silence, s'attacha. Il serait faux de prétendre qu'en 1929 Wittgenstein avait abandonné la perspective du T. ; bien au contraire, il a voulu la sauver au prix de l'abandon ou de la reformulation de quelques thèses. Comme nous essayerons de le montrer, cette réflexion, ces amendements dans 5 Et dans le gros livre que ce dernier a consacré à W.: Il pensicro di L.W. L'article et l'ouvrage défendent une interprétation d'inspiration nettement phénoménologique de la pensée de W. 6 On consultera aussi avec profit les éléments épars mais souvent extrêmement pertinents des ouvrages de Bogen et de Bouveresse. 60 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE la ligne du T. (de l'essence du langage comme « image » ) sont impropres à rendre compte en profondeur de la genèse de la deuxième philosophie de Wittgenstein. Tout au plus rendent-ils le terrain favorable à l'admission d'idées nouvelles dont l'origine ne devra pas être cherchée dans quelque T. approfondi mais bien dans un réexamen de la nature du calcul mathématique. Ce réexamen ne fut à son tour possible que parce que Wittgenstein reconnut, plus décidément que dans le 7\, l'originalité irréductible des mathématiques par rapport à la logique, ce qui impliquait l'abandon du primat exclusif de la logique traditionnelle. I. De la logique ontologique du langage à la syntaxe du langage comme représentation (Darstellung) 1) Le langage comme représentation (Darstellung). Pour le T., le langage était le « grand miroir » susceptible de refléter l'ensemble des faits onto-logiquement possibles et dont la structure essentielle coïncidait avec la forme du monde. Dès le début de la période intermédiaire, tout l'appareil ontologique et métaphysique du T. s'évanouit, sans être cependant explicitement renié: tout simplement, Wittgenstein ne se soucie plus, semble-t-il, de fonder ontologiquement le langage. Le terme « Bild » devient également de plus en plus rare. Wittgenstein n'abandonne pas pour autant la « Bild-Theorie », c'est-àdire la détermination de l'essence du langage, de sa fonction spécifique, comme reflet vrai ou faux de la réalité. I l parlera seulement plus volontiers de « Darstellung » et de « Massstab » parce que, comme nous le verrons, ces deux termes évoquent davantage le caractère de liaison systématique que Wittgenstein finit par devoir reconnaître aux propositions élémentaires. L'abandon de la dimension ontologique invite Wittgenstein à penser la fonction représentative du langage dans un esprit beaucoup plus empiriste et positiviste. Tirer au clair l'essence du langage demeure le but avoué de Wittgenstein 7 ; cette tâche consistera à discerner dans le langage les éléments essentiels à la bonne marche de la fonction représentative. P.B., p. 51 « Une connaissance de cela qui est essentiel à notre langage et de ce qui lui est inessentiel pour la représentation, une connaissance des parties de notre langage qui constituent des rouages tournant à vide. » Les notions fondamentales de « Abbildung », « projection », « mul7 Cfr P.B., p. EL DE LUDWIG WITTGENSTEIN 61 tiplicité », ne sont pas abandonnées mais bien repensées dans un sens plus empiriste. En outre, bien que l'on puisse admettre qu'elle reste extrêmement privilégiée, la seule fonction cognitive n'épuise pas les possibilités du langage comme représentation ; celle-ci est censée rendre compte aussi bien d'autres usages du langage dans le cadre général de l'action. Par exemple, donner un ordre, c'est donner une image d'une action à accomplir 8 . Cependant nous estimons qu'il ne faut pas chercher ici l'annonce précoce du futur primat de l'action et de l'usage ; au contraire, ce passage est la preuve que Wittgenstein crut pouvoir élucider selon l'optique de la « Bild-Theorie » les multiples modalités de la pratique linguistique. Le problème de la relation du langage au réel que la « Bild-Theorie » du T. avait résolu dans les termes très abstraits de l'isomorphisme connaît aussi, sous l'influence de l'empirisme plus résolu de Wittgenstein, un réaménagement important. Certes les idées d'isomorphie et de multiplicité identique restent fondamentales. C'est le caractère excessivement abstrait de la « Bild-Theorie », en vertu duquel on ne voyait pas très bien comment appliquer pratiquement le principe d'isomorphie, qui est battu en brèche. Dans le T., la « Form » ou « Méthode der Abbildung » ne pouvait s'énoncer. Maintenant, il semble bien qu'il soit possible d'en préciser divers aspects puisque la « Méthode der Abbildung » (méthode de représentation) du monde comprend les règles du calcul des fonctions et les règles syntaxiques relatives aux propositions élémentaires (cfr ci-dessous). La « Bild-Theorie » devenue « Darstellung-Theorie » est ramenée sur terre. Perdant son éclat métaphysique et le mystère de son inefïabilité, elle tend à devenir tout simplement triviale dans la mesure où, par exemple, les axiomes et les théorèmes de la géométrie euclidienne constituent des règles de syntaxe pour notre description d'objets spatiaux 9. Ramenée sur terre, la « Form der Abbildung » va également perdre son unicité: elle se pluralise en se précisant. Dans le T., il y avait une méthode générale de projection, comme il y avait une forme essentielle de la proposition, et toute diversité 8 Cfr W.K., pp. 84-85 (note). Cfr aussi M., p. 262. MALCOLM (W.P.B.) de son côté souligne cette manière de rendre compte à l'aide de la théorie de l'image des désirs, ordres, intentions, attente etc. (pp. 223-224). 9 Cfr W.K., pp. 61-62 « Les axiomes de la géométrie ont donc le caractère de dispositions fermes relatives au langage à l'aide duquel nous voulons décrire les objets spatiaux. Ils sont des règles de la syntaxe. » Cfr aussi W.K., pp. 55 ss ; 97 ss et passim. 5 62 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE était justiciable de la contingence et de l'imperfection de nos conventions de notation. Maintenant, Wittgenstein reconnaît que l'apparente homogénéité du langage qui le conduisit à privilégier la forme sujet-prédicat (ou fonction de vérité, ce qui revient au même) 10 est trompeuse. A l'aide d'une comparaison qui apparaît aussi bien dans OLF. (p. 32) que dans P.B. (pp. 118-119) et dans P.G. (pp. 204-205), il illustre le mécanisme de cette illusion d'homogénéité. Imaginons, dit-il, deux plans: nous désirons reproduire (abbilden) sur le second les figures diverses que nous voyons sur le premier. I l nous est évidemment loisible d'imaginer plusieurs procédés. Nous pouvons, par ex., fixer une méthode de projection unique (par ex. orthogonale) et nous y conformer. Mais nous pouvons aussi décider, pour quelque raison (« aus irgendwelchen Grunden » ") que les images sur le second plan seront toutes des cercles quels que soient leurs modèles. Ainsi les figures du premier plan seront reproduites selon différentes méthodes de projection et nous obtiendrons un résultat apparemment homogène fort trompeur pour quiconque se trouve dans l'ignorance des méthodes de projection utilisées à chaque coup. « Ainsi en va-t-il de la réalité quand nous la représentons (abbilden) dans des propositions de la forme Sujet-Prédicat (...). En soi, la forme SujetPrédicat n'est pas encore une forme logique et elle est le moyen d'expression d'innombrables formes logiques fondamentalement différentes, comme les cercles sur le second plan u . » C'est déjà l'idée du caractère trompeur de la grammaire superficielle par rapport à la grammaire profonde. Mais ce qui nous importe ici davantage, c'est la reconnaissance d'un pluralisme irréductible : ou bien une méthode de projection reproduisant une diversité insurmontable d'objets (ou de formes logiques) en une notation préservant cette diversité; ou bien plusieurs méthodes de projection uniformisant apparemment dans le langage la diversité du réel (des objets, des formes logiques). D'une certaine façon, c'est la fin du primat de la logique traditionnelle (qu'il s'agisse de la logique aristotélicienne qui fournissait déjà la forme sujet-prédicat ou de sa figuration plus récente comme fonction de vérité) qui ne proposait pour l'élucidation du langage qu'un modèle superficiel et simpliste, au profit du primat de la syntaxe de la « Darstellung » : les authentiques formes fondamentales du langage sont à expliciter à l'aide d'une analyse logique (voir chapitre suivant) W Cfr P.G., pp. 202-203. » PB., p. 118. 12 P.B., p. 119. DB LUDWIG WITTGENSTEIN 63 à laquelle d'ailleurs le T. faisait déjà allusion ; elles seront multiples et imprévisibles. On assiste ainsi à une curieuse modification dans l'usage du mot « logique » : les vraies formes logiques (celles des propositions élémentaires ou selon une terminologie autre: les axiomes et les règles de la syntaxe de la représentation) sont à découvrir, d'une certaine façon, a posteriori; la ou les forme(s) prescrite(s) par le logicien (sujet-prédicat, fonction de vérité, forme relationnelle) ne sont qu'illusions, imposées par l'homogénéité trompeuse du langage et par les clichés de la grammaire superficielle qui nous font croire, par ex., que les propositions: «l'assiette est ronde», «l'homme est g r a n d » , « l a tache est rouge » 13 relèvent d'une même et unique forme logique fondamentale: sujet-prédicat. Que l'on saisisse bien le mouvement de la réflexion de Wittgenstein : s'il se rapproche du langage ordinaire (et par rapport au logicisme métaphysique du 7\, comment ne pas admettre qu'il s'en est rapproché?), ce n'est que pour prendre plus soigneusement ses distances vis-à-vis des analogies trompeuses de ce langage auxquelles le logicien classique et le Wittgenstein du T, souscrivaient aveuglément alors même qu'ils pensaient saisir une essence a priori. Ainsi donc, fondamentalement, les structures du langage se sont multipliées. On aurait tort cependant de vouloir reconnaître déjà dans ce pluralisme tout entier contenu par l'essentielle fonction représentative du langage l'hétérogénéité profonde que la notion de « jeux de langage » introduira dans les usages ou les fonctions mêmes du langage 14. Le pluralisme que nous rencontrons ici, si fondamental soit-il, reste fort timide et n'est que l'héritier direct de la pluralité des objets et des propositions élémentaires annoncée par le T, P.I. impliquera une véritable désintégration du champ sémantique — de la logique, de la grammaire — en plaçant celui-ci dans la perspective radicale de l'hétérogénéité de l'action humaine. Nous ne pensons pas que des développements conduits selon l'optique propre au T. (l'essence du langage comme image ou représentation) puissent mener à une telle révolution dans la conception du langage. Aussi, chaque fois qu'il sera question dans les chapitres qui suivent, de « pluralisme linguistique, pluralité des grammaires, des syntaxes, des systèmes de propositions etc. », il est indispensable de continuer «14 Cfr P.B., p. 119. MALCOLM qui admet que la seconde philosophie de W. n'est pas née tout d'un coup « mais se développe, en partie au moins, à partir de tentatives pour trouver nue solution à des problèmes irrésolus du T. » rapproche trop catégoriquement cette notion de pluralité des systèmes de représentation et la diversité des jeux de langage-formes de vie. (W.P.B.t pp. 221-222). 64 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE à penser cette multiplicité à partir de l'horizon unitaire de l'essence du langage comme « Darstellung ». Ainsi, par ex., les seules confusions grammaticales qui paraissent pouvoir naître sont-elles liées à la méconnaissance des diverses formes de projection: de l'interférence d'un langage physicaliste et d'une notation de style phénoménaliste naîtront confusion, apories, perplexité w . On connaît l'importance historique des discussions relatives à la question de la préférence du langage phénoménaliste ou du langage physicaliste dans le Cercle de Vienne 16 . C'est aussi dans le contexte de celui-ci, plus exactement à l'occasion de ses discussions avec Schlick et Waismann, que Wittgenstein réfléchissant sur les problèmes du sens et du rapport entre le langage et le réel formulera le fameux Principe de Vérification (P.V.) 17 . W.K., p. 47 « Le sens de la proposition est sa vérification. » Dans les notes de W.K,, il n'est pas toujours facile de faire le partage entre ce que Wittgenstein a vraiment dit et ce que Waismann reformule. On ne peut cependant nier que, vers la fin de 1929, Wittgenstein est en effet fort proche du P.V. et du positivisme logique, bien plus que dans le î \ 18. Il admet, par ex., qu'une proposition qui ne peut être vérifiée n'a pas de sens. Elle est comparable à une roue qui tourne à vide w . Dans P.I., cette image de la roue tournant à vide ou du langage qui « part en vacances » signifie que tel énoncé est source de perplexité parce qu'il n'est pas intégré dans un « jeu de langage », parce qu'il est sans usage x. L'interprétation par la perte de l'usage ou de la fonction "16 Cf r P.B., p. 88. II ne s'agit sans doute pas exactement chez W. de l'opposition entre phénoménalisme et physicalisme. "W. distinguerait cependant un espace visuel (Gesichtsraum) et un espace euclidien ainsi que leur langage respectif. Cfr W.K., pp. 57 As ; 60 ss. Par ailleurs, W. distinguerait entre un « langage primaire », purement « phénoménologique » (entendez « son sua liste ») — qui serait à construire et aussi à dépister au sein du langage ordinaire — et, d'autre part, le langage ordinaire, fondamentalement physicaliste, c'est-à-dire admettant d'Innombrables « hypothèses » à savoir l'existence d'objets corporels extérieurs aux données immédiates des sens (cfr LANG, pp. 131 ss; 157). A l'époque, W. était très proche de la problématique néo-positiviste qu'il a d'ailleurs largement contribué à asseoir. 17 STEGMÛLLKB (p. 284) définit le P.V. comme «le critère empiriste du sens: la vérifiabilité constitue une condition nécessaire et suffisante pour considérer un énoncé comme empiriquement pourvu de sens. » w MALCOLM affirme « P.B. est puissamment " vérificationiste " » (W.P.B., p. 225). » W.K., p. 65. 20 Ce qui ne peut être assimilé trop étroitement ni surtout exclusivement à l'inexistence d'une vérification ou d'une méthode ou d'un critère de vérification. C'est une des constatations importantes du second W. que tous les usages lin- DB LUDWIG WITTGENSTEIN 65 est cependant d'une certaine façon déjà de mise en 1929-1930. En effet, si le langage n'a d'autre fonction que de représenter le réel, toute proposition sera soit vraie soit fausse; une proposition qu'on ne pourrait vérifier (ni infirmer) n serait donc dénuée d'usage et de sens, impropre à la fonction représentative. Cela signifie que le P.V. doit être intégré dans l'essence de la proposition: pour qu'une proposition ait des conditions de vérité (c'est-à-dire un sens; voir le T.), il faut qu'il y ait pour elle des conditions de vérifiabilité. Ainsi le P.V. n'est que la reformulation plus concrète, plus décidément empiriste encore une fois, de la thèse du T. identifiant le sens de la proposition avec ses conditions de vérité. W.K., p. 79 « Le sens d'une proposition est la méthode de sa vérification. » Notons que Wittgenstein (à la différence du principe tel que Waismann le formule ci-dessus) identifie le sens avec la méthode de vérification et non avec la vérification elle-même. Cette dernière risquerait de mener à l'assimilation du sens de la proposition avec sa valeur de vérité et non plus avec ses conditions de vérité. Le principe de vérification conduit Wittgenstein à une conception plus relativiste et pluraliste du sens d'une proposition. Le T. posait dans l'abstrait l'exigence sémantique des conditions de vérité et se désintéressait de toute procédure concrète permettant de vérifier à l'occasion de cas précis si ces conditions étaient ou non remplies. Concevant maintenant le P.V. comme une exigence essentielle du sens d'une proposition, Wittgenstein est amené à admettre qu'une proposition aura un sens différent selon la méthode de vérification utilisée et reconnue a . C'est la méthode de vérification admise qui fournit les critères ultimes du sens d'une proposition du point de vue de cette méthode. Changeant de méthode, nous changeons de critères et se modifie le sens de la proposition, c'est-à-dire ses conditions de vérité. W.K.y p. 97 « Selon la méthode que j'accepte comme vérification, la proposition a, à chaque coup, un sens totalement différent. » Suit un exemple détaillé. On voit l'importance de l'usage, et, par ce biais, nous ne sommes guistiques ne possèdent pas de critère de vérification ; ainsi, p a r ex. « J ' a i mal ». MALCOLM (in A memoir, p. 386) rapporte la parabole que W. donna en réponse à G.F. Stout qui l'interrogeait s u r le sens qu'il accordait a u P.V. et p a r laquelle il a u r a i t suggéré que le constat d'absence de méthode de vérification pour certains énoncés est u n renseignement important à propos de la g r a m m a i r e de ces énoncés. 21 On sait que le P.V. a été reformulé notamment comme principe de réfutabilité. Cfr VAX, pp. 47 ss. 22 Cfr W.K., p. 97. 66 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE pas si éloignés des « jeux de langage » qui fournissent à l'énoncé un cadre pratique de validité sémantique B . Certes, il faut penser le P.V. dans le prolongement du T. ; toutefois, le P.V. entraîne dans la philosophie de Wittgenstein des effets nettement anti-métaphysiques. L'histoire de la philosophie anglaise invite d'ailleurs à voir dans le P.V. l'un des points de rupture du néo-positivisme avec l'atomisme logique 24 . 2) L'analyse logique comme « phénoménologie ». D'entrée de jeu, OLF. en appelle à l'élaboration d'une syntaxe des règles qui régissent les combinaisons des mots et excluent toute alliance dénuée de sens. La syntaxe du langage ordinaire, remarque "Wittgenstein, ne remplit pas cet office puisqu'elle permet la construction de pseudo-propositions 2S. Découvrir la grammaire profonde du langage implique que l'on précise la forme des propositions élémentaires (que Wittgenstein appelle ici « les noyaux (kernels) de toute proposition » u). Comment y arriver? Après avoir reconnu que c'est là une tâche bien difficile que la philosophie n'a fait qu'ébaucher, Wittgenstein précise que ce serait l'objet de la théorie de la connaissance. OLF., p. 32 « C'est la tâche de la théorie de la connaissance de les (les propositions-noyaux ou atomiques) découvrir et de comprendre leur construction à partir des mots ou symboles. » Cette remarque montre à quel point Wittgenstein maintient le primat de la connaissance, n'attribuant au langage qu'une fonction cognitive. Très vite aussi, les cartes paraissent se brouiller : cet examen épistémologique, où l'on a reconnu le projet de l'analyse logique, va-t-il ® Rappelons que le T. lui-même contient des suggestions relatives à l'importance de l'usage, que nous avons soulignées (cfr Section I). Plusieurs commentateurs ont souligné cette prémonition du rôle de l'usage dès le T. (cfr par ex., HÀLLETT, p. 4 ; BOGEN, p. 115). M Cfr URMSON, pp. 109 ss. » OLF., p. 31. * OLF., p. 32. Est-il nécessaire de souligner à quel point, à ce moment, le projet général de W. est proche de celui de la grammaire générative? Chomsky utilise lui aussi le terme de « kernels » pour désigner les propositions fondamentales dont les transformations réglées sont censées rendre compte de l'ensemble des énoncés linguistiques possibles. Nous aurons l'occasion de revenir sur le rapport que la grammaire générative entretient avec la philosophie du langage de W. et nous mesurerons dans la dernière section la distance qui les sépare. DE LUDWIG WITTGENSTEIN 67 opérer sur les propositions du langage ordinaire ou directement sur les phénomènes? Wittgenstein n'est pas clair à ce sujet et le maintien de l'ambiguïté peut avoir des effets surprenants. Si l'analyse ne prend en considération que le langage ordinaire, si elle ne se ménage aucune instance d'appel supérieure à la morphologie de ce langage, comment — la confusion du langage ordinaire étant admise — arrivera-t-elle à mettre en évidence une syntaxe satisfaisante? Il faut reconnaître à l'analyse logique la légitimité d'une certaine violence qui redressera les torts du langage ordinaire. Quel sera le fondement de la normativité de l'analyse logique? C'est ici qu'une « intuition » des phénomènes eux-mêmes et de leur logique propre sera d'un grand secours: apercevant l'objet de la « Darstellung », le grammairien philosophe sera en mesure de rectifier les gauchissements de cette représentation. La violence envers le langage ordinaire est à la fois, semble-t-il, reconnue et niée sur la même page: OLF., p. 32 « Si nous tentons d'analyser n'importe quelle proposition donnée, nous découvrirons en général que les propositions sont des sommes, des produits logiques ou autres fonctions de vérité de propositions plus simples. Mais notre analyse, si elle a été menée suffisamment loin, doit arriver au point où elle atteint des formes propositionnelles qui ne sont pas elles-mêmes composées de formes propositionnelles plus simples. » Ici il n'est question que d'analyse respectueuse du langage ordinaire. Mais quelques lignes plus bas: « En somme, nous pouvons seulement substituer un symbolisme clair à celui qui est imprécis en inspectant les phénomènes que nous voulons décrire (...)• Cela signifie: nous pouvons seulement arriver à une analyse correcte par ce qui peut être appelé l'investigation logique des phénomènes eux-mêmes. » Aveu explicite de la normativité de l'analyse justifiée par une inspection directe des phénomènes. Si nous nous sommes attardé quelque peu à l'ambiguïté de l'approche wittgensteinienne du langage, c'est que nous aurons, dans P.I., à tirer au clair la prétention à la neutralité de son approche descriptive et thérapeutique. Nous avons vu que les idées que nous nous formons a priori sur la nature des propositions élémentaires (« les formes sujet-prédicat et relationnelle » n ) nous sont dictées par le langage ordinaire qui nous fourvoie. » OLF., p. 33. 63 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE Aussi l'analyse préconisée par Wittgenstein sera-t-elle « en un certain sens a posteriori » M puisque « une forme atomique ne peut être prévue » a . Nous aurons l'occasion de revenir sur cet « en un certain sens » dont la curieuse réticence suscite quelque perplexité. L'obscurité de ces indications tient d'ailleurs, en grande partie, au fait que lorsqu'il écrivit OLF., des idées nouvelles, encore mal distinguées, assaillaient "Wittgenstein. Tout en restant fort proche du T., où le projet de l'analyse logique était assez clairement conçu sur un modèle russellien, Wittgenstein pressent cependant déjà qu'il y aura lieu de revoir ce paradigme ; d'où ses hésitations, son imprécision. A fixer les caractéristiques de l'analyse selon OLF., on dira qu'elle porte à la fois sur le langage de la représentation et sur les phénomènes ; elle est par conséquent une investigation en un certain sens empirique et a posteriori qui cherchera à dégager des formes a priori (entendez: nécessaires, essentielles) qu'il est impossible de prévoir ou de deviner à la suite d'une inspection superficielle des mécanismes du langage. Sans s'attarder davantage à ces questions de méthode, Wittgenstein nous confronte avec quelques résultats de l'analyse logique. OLF., p. 33 « Si nous essayons maintenant de réaliser une analyse effective, nous découvrons des formes logiques qui ont très peu de similitude avec les normes du langage ordinaire. Nous rencontrons les formes de l'espace et du temps avec toute la diversité des objets spatiaux et temporels, comme les couleurs, les sons, etc., avec leurs gradations, transitions continues et combinaisons suivant des proportions variées. » L'analyse logique nous apprend aussi que des nombres doivent entrer dans la structure des propositions atomiques elles-mêmes29. Formes fondamentales de l'espace, du temps, de la couleur, du nombre... tels sont les résultats de l'analyse logique. Nous y reviendrons. Contentons-nous de noter que cette analyse conduit à un curieux mélange de réminiscences kantiennes et de données empiristes. Dans P.B. et W.K. la question de la méthode resurgit. Wittgenstein utilise à plus d'une reprise les termes de « phénoménologie » et a langage phénoménologique » x. Ainsi P.B.j p. 51 « Une connaissance de cela qui est essentiel à notre langage et de ce qui lui est inessentiel pour la représentation, (...) revient à construire un langage phénoménologique. » » OLF., p. 32. » OLF., p. 33. 30 Par ex.: P.B., p. 51 ; W.K., pp. 63, 65, 67 as ; 101. DH LUDWIG WITTGENSTEIN 69 La construction de la notation phénoménologique sera le résultat de l'analyse phénoménologique. Celle-ci prend en effet le relais de ce qui s'appelait analyse logique ou grammaticale puisque, à l'instar de la logique ou de la grammaire, elle s'occupe des limites du sens, elle régit un espace de possibilités: W.K., p. 63 « Dans la phénoménologie, il s'agit toujours de la possibilité, c'est-à-dire du sens, non du vrai et du faux 31. » Construction d'une notation phénoménologique ou reconnaissance de ce qui dans le langage ordinaire est essentiel à la représentation, la collusion du constructif normatif et du descriptif nous est devenue familière. Comme exemple de produit de cette analyse phénoménologique, Wittgenstein nous présente l'« espace des couleurs » avec sa grammaire particulière n . Enfin la fonction, qu'il attribue à sa phénoménologie, de fournir en quelque sorte les soubassements linguistiques à des théories proprement scientifiques a nous permet de mieux comprendre pourquoi Wittgenstein a rapproché analyse logique et théorie de la connaissance. Prolongeant l'ancienne analyse logique, l'analyse dite phénoménologique préserve l'ambiguïté de son objet: elle sera à la fois phénoménologie de la perception et phénoménologie du langage ordinaire M. Seul le résultat intéresse d'ailleurs vraiment Wittgenstein : il s'agira déjà d'une « ubersichtliche Darstellung » des règles grammaticales B . Ainsi est introduite une expression — « ubersichtliche Darstellung » — qui jouera un rôle important dans la pratique philosophique de P.I. Nous aurons encore l'occasion de revenir sur le statut des règles du langage qui font ici l'objet de la phénoménologie. En 1929, Wittgenstein avait déjà conscience de la difficulté — de l'impossibilité? — qu'il y a à penser adéquatement ce statut. Dans un curieux passage de W.K.* intitulé Anti-Husserl, Wittgenstein critique la thèse selon 31 32 33 Voir aussi LANG (pp. 130 ss) : « Phànontenologie aïs Qrammatik ». PB., p. 51. P.B., p. 51 < La phénoménologie ne fixe que des possibilités. Ainsi la phénoménologie serait comme la grammaire de la description de ces faits sur lesquels la physique construit ses théories. Expliquer est plus que décrire. Mais toute explication comprend une description. » 34 P.B., pp. 51-52. 35 P.B., p. 52. La notion de VObersichtlichkeit se rencontre déjà aussi dans les notes de Moore selon qui W. réussissait vraiment à donner « une vue synoptique des choses que nous savons tous ». Cfr M.r pp. 256 ; 323. * W.K., p. 67. 70 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE laquelle les énoncés d e l a phénoménologie s e r a i e n t des énoncés synthét i q u e s a priori37. Bien q u ' u n e fois de p l u s l a d o c t r i n e d e W i t t g e n s t e i n soit t r è s loin d ' ê t r e l i m p i d e 3 8 , le philosophe r e p r e n d f r é q u e m m e n t l'idée que les énoncés des règles d u l a n g a g e s o n t vides d e sens, a n a l y t i q u e s ou t a u t o logiques. Quoi qu'il en soit, r a p p r o c h e r à t o u t p r i x l a « phénoménologie » de W i t t g e n s t e i n d e celle d e H u s s e r l n o u s p a r a î t d a n g e r e u x e t peut-être assez v a i n 3 9 . 37 L'argumentation de W. est logique et technique. Si « Ceci ne peut être à la fois rouge et vert» (une telle formule constituant une règle syntaxique de l'espace des couleurs) est une proposition synthétique a priori, elle doit avoir un sens. Alors, en bonne logique, elle est équivalente à la négation de sa négation. Pour que cette double négation soit légitime, il faut que la proposition affirmative (négation de la première) « Ceci peut être à la fois rouge et vert » ait un sens, c'est-à-dire que sa vérité soit à tout le moins possible. Cette hypothèse est absurde puisque la proposition-règle « Ceci ne peut être à la fois rouge et vert » a pour mission d'exclure logiquement — le « ne peut être » est la marque d'une impossibilité logique — ce que précisément la proposition affirmative présente comme possible. Voir dans une proposition-règle un contenu synthétique a priori aboutit donc à une contradiction: ce qui est logiquement impossible est logiquement possible. Il n'empêche que plusieurs auteurs continuent à comparer les règles grammaticales de W. à des énoncés synthétiques a priori. Cfr par ex. LÀHG, p. 195; SPECHT (RIP., n° 88-89 (1969), pp. 167 ss) est plus prudent Il faut d'ailleurs reconnaître que le modèle de la proposition synthétique a priori est, de prime abord, le moins mauvais des points de comparaison. Il risque cependant de devenir le pire des modèles si l'on accentue son origine kantienne. 38 Moore critique longuement la confusion de l'usage du mot « règle » dans les leçons de W. Cfr M., pp. 268-269. Il s'interroge sur l'affirmation selon laquelle la règle serait dépourvue de sens (M., p. 270). Tantôt ces propositions grammaticales seraient comparées h des tautologies (vides de sens), tantôt à des règles de jeu (qui ont un sens) (M., p. 272). Moore semble d'ailleurs prendre un malin plaisir à accentuer encore la confusion alors même qu'il prétend œuvrer à lever des ambiguïtés. 39 Nous ne croyons pas, à rencontre de la suggestion de Raggio par ex. {RIP., n° 88-89 (1969), pp. 344 ss), en la légitimité ni en la fécondité d'une lecture husserlienne du second W. Il faut toutefois reconnaître que la voix de Raggio n'est pas isolée. Nous avons déjà signalé la perspective phénoménologique de Riverso. Il y a lieu d'ajouter encore celle de van Peursen: voyez: « B. Husserl en L. Wittgenstein », in Fenomenologie en Werkelijkheid, pp. 184 ss. et Fenomenologie en anaîytische fiiosofie. Ce dernier ouvrage pose la question du parallèle entre la phénoménologie continentale et la philosophie analytique du inonde anglo-saxon et Scandinave. Un tel rapprochement n'est peut-être pas dénué d'intérêt, comme tend à le prouver P. Gochet dans son introduction à la traduction de Sensé and SenrtbiMa de Austin (Le langage de la perception) ; il est peut-être parfaitement légitime DE LUDWIG WITTGENSTEIN 71 Ce qu'il faut souligner, c'est que le concept d'analyse a définitivement perdu ses connotations logicistes héritées de Russell et de l'atomisme logique ; devenue phénoménologie, l'analyse a pris une direction plus empiriste tout en se rapprochant d'une certaine forme d'intuition. Si l'analyse phénoménologique reste « dans un certain sens a posteriori », si elle s'adresse bien d'une façon empiriste au langage ordinaire et aux phénomènes, il n'est pas question de l'assimiler à une recherche scientifique *. Si Wittgenstein n'admet le caractère « a posteriori » de l'approche que « dans un certain sens », c'est que sa phénoménologie doit garder ses distances vis-à-vis de l'activité proprement scientifique qui, elle, mérite l'étiquette « a posteriori » au sens plein. La phénoménologie appelée à fournir les bases de la science ne peut relever de la science. Au fur et à mesure des réflexions de Wittgenstein, le caractère a posteriori et analytique (au sens où parler d'analyse logique suppose tout un appareil logique technique et une procédure systématique) de la description grammaticale s'estompe. W.K., p. 217 (d'après Waismann) : « Ce que nous savons a priori est (...) la forme selon laquelle nous représentons les expériences. » (et cfr W.K., p. 214: « Espace, temps et nombre sont des formes de la représentation (Darstellung) »). Au terme de ces aménagements partiels successifs, le concept méthodologique de l'analyse devra être compris comme « élucidation, réminiscence explicitatrice: Besinnung ». Le terme «besinnen» réapparaît dans PI. à l'occasion de réflexions méthodologiquement cruciales. Suivant le contexte de l'attestation dans W.K., p. 122. « besinnen » désignerait l'élucidation de confusions grammaticales et la substitution d'une formulation claire à un énoncé trompeur. D'autres passages viennent, comme latéralement, confirmer cette glose: W.K., p. 78 « Dans la grammaire on ne découvre (entdecken) rien, on ne fait qu'élucider (verdeutlichen). » Plus loin 4I , Wittgenstein critique la thèse du T. qui imposait à l'analyse logique la tâche de découvrir les formes des propositions élémentaires et il reconnaît qu'en philosophie on ne peut rien découvrir. et fécond mais 11 ne s'applique pas tel quel à W, dont l'optique, la finalité et les attendus sont le plus souvent fort différents de ceux de la philosophie analytique en général. «41 Cfr M., p. 323. W.K., pp. 182-183. 72 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE W.K., p. 183 « En vérité, nous possédons déjà tout, et cela maintenant, nous n'avons pas besoin d'attendre quoi que ce soit. Nous nous mouvons au sein de la grammaire de notre langage ordinaire, et cette grammaire est déjà là. Nous possédons donc déjà tout et n'avons pas besoin d'attendre d'abord quelque chose de l'avenir. » Ces textes permettent de mieux apprécier la nature de Va posteriori dans la méthode de Wittgenstein. Certes, il reste acquis que si nous nous fions à nos impressions immédiates et aux clichés de la grammaire et de la logique, nous tomberons dans l'erreur, victimes de mirages linguistiques. Seulement, si les formes grammaticales authentiques ne sont pas explicitement données a priori, elles ne sont pas non plus « découvertes » à la manière d'un objet matériel ou d'une nouvelle espèce zoologique. La « Besinnung » fait apparaître ce que nous savons mais qui était voilé ou inconscient, implicite. Le passage décisif est sans doute le suivant: W.K., p. 77 « Dans la grammaire on ne peut rien découvrir. Il n'y a aucune surprise. Lorsque nous formulons une règle, nous avons toujours le sentiment: tu savais cela depuis longtemps. Nous ne pouvons faire qu'une seule chose: exprimer clairement la règle que nous avons utilisée inconsciemment. » Dans ses « t h è s e s » , en fin de W.K.42, Waismann résume de la façon suivante la question de l'analyse logique: puisque nous comprenons fort bien les propositions du langage courant sans qu'elles aient été analysées (de même que nous appliquons des règles sans en posséder un savoir explicite), il serait inexact de prétendre que l'analyse logique nous apprend quelque chose de neuf. L'analyse ne fait qu'expliciter, élucider (verdeutlichen) le sens des propositions et elle ne peut nous surprendre: à son terme, nous nous rendons compte que nous avons toujours su ce qu'elle s'est bornée à expliciter. D'ailleurs, ajoute Waismann, comment, s'il en allait autrement, pourrions-nous savoir quelle analyse est la bonne? Ainsi l'analyse n'explique pas, mais élucide à partir d'une précompréhension qui, le plus souvent, est une compréhension tout à fait adéquate. Nous pouvons ajouter que si l'on veut à tout prix parler d'herméneutique, il faut préciser qu'au sens de Wittgenstein elle est le plus souvent inutile; en outre là où l'élucidation devient indispensable, c'est-à-dire là où le langage cesse de fonctionner correctement, l'éluci42 W.K., pp. 248-249. DE LUDWIG WITTGENSTEIN 73 dation aura un terme 4 3 et prétendra observer la plus stricte neutralité. D'après Waismann, Wittgenstein aurait fait remarquer que l'« expérience » (Erfahrung) dont nous avons besoin pour élucider la syntaxe de la « Darstellung », n'est pas de la même nature que celle que nous nécessitons pour établir la vérité d'un énoncé mais « l'expérience (...) que nous nécessitons pour la compréhension d'un mot » M. Précisons un dernier point. Au cours de la période de transition que nous examinons, il semble bien que Wittgenstein ait admis la possibilité d'une élucidation radicale et définitive de la grammaire de la «Darstellung», donc d'une application systématique de la « Besinnung ». Du moins, rien ne s'oppose encore décisivement à cette supposition. Dans P.I.y il en ira autrement: l'élucidatïon, la dissolution des problèmes philosophiques sera à reprendre toujours: précaires et éphémères seront les instants de complète clarté et de plus en plus lointain l'espoir d'exorciser définitivement les enchantements du langage. 3) De la thèse de l'indépendance des propositions élémentaires à la notion de « Satzsystem » (système de proposition). Abandonnant la question de la méthode, nous allons examiner maintenant les résultats auxquels Wittgenstein prétend aboutir et qui n'ont jusqu'ici fait l'objet que de rares allusions. Que trouvons-nous selon OLF. ? « Nous trouvons des formes logiques (...) les formes de l'espace et du temps avec toute la diversité des objets spatiaux et temporels, comme les couleurs, les sons, etc., avec leurs gradations, transitions continues, et combinaisons suivant des proportions variées 45. » 43 Voir l'idée d'analyse complète, de « ùbersichtliche Darstellung », et, d a n s P.T., de « d r e s s a g e » (Abrichtung). P a r ex., non loin d'un passage que nous avons cité ci-dessus: W.K., p. 183 « A-t-on a t t e i n t la formulation parfaitement claire, cette ultime clarté? Alors il ne peut plus y avoir ni hésitation ni résistance. » SCHULZ (Die Négation der Philosophie, passim) et LANG (passim) p a r t e n t en guerre contre toute exégèse de W. selon le modèle herméneutique. Schulz insiste notamment s u r le refus du sujet pensant dans la philosophie de W. (et ce dès le T., 5.031 « Il n'y a pas de sujet pensant, de sujet de la représentation. ») (SCHULZ, pp. 27 ss ; 58 ss.). Il souligne aussi l'appel à un dressage qui évacuerait la circularité infinie du comprendre (63 ss) et l'inutilité du moment de la réflexion (quand le « j e u de l a n g a g e » fonctionne correctement) (p. 70). Lang, s'opposant à l'interprétation de Apel formule des critiques similaires (p. 25) (p. 80: c i t a n t HABERMAS « Le fait que nous nions la réflexion constitue le positivisme ») (pp. 161 ss). 44 Cfr aussi W.K., pp. 76-77 où W. distingue deux sortes de connaissance empirique. 45 OLF., p. 33. 74 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE D'autre part, des nombres doivent entrer dans la structure des propositions atomiques elles-mêmes. Wittgenstein donne alors l'exemple d'un système de coordonnées pour la représentation de taches de couleur *. La présence de nombres est décrétée indispensable — « un trait essentiel, et par conséquent inévitable, de la représentation » 47 — parce que les propositions élémentaires relatives à la couleur, la longueur, etc., admettent des gradations, des degrés, l'assertion d'un point de l'échelle excluant tous les autres 4i. Introduire des nombres dans les propositions élémentaires c'est aussi introduire la notion de système49: un nombre ne se conçoit pas en dehors d'un système numérique, un repérage à l'aide de coordonnées en dehors d'un système d'axes orientés et gradués. Cette systématisation s'opère à tous les niveaux de l'élémentaire. D'abord, au niveau des grandes catégories de l'espace et du temps (qui semblent bien, en effet, selon la formulation de OLF. M d'une certaine façon privilégiées comme cadres tout à fait généraux de la « Darstellung »). La structuration mathématique de l'espace et du temps entraîne une première contestation de la thèse de l'indépendance des propositions élémentaires: l'assertion précise de l'occurrence du fait atomique P en tel lieu et à tel moment exclut toute assertion d'un fait atomique N qui aurait exactement les mêmes coordonnées spatio-temporelles a . Sur un plan plus spécial, s'opèrent également des structurations systématiques avec leurs normes propres. La règle de l'exclusion mutuelle des propositions élémentaires ayant mêmes coordonnées ne joue le plus souvent qu'à l'intérieur d'un champ ou système sémantique particulier et non entre des propositions élémentaires relevant de champs ou de systèmes différents. Un exemple: l'assertion que «Ceci est rouge» exclut la proposition « Ceci est bleu » mais non « Ceci rend un son sourd » 51. Lorsqu'on a établi que « ce bâton a 2 mètres », on peut en 46 47 OLF., p. 33. OLF., p. 34. OLF., p. 34 « C'est une caractéristique de ces propriétés qu'un degré déterminé exclut tout autre. » 49 M., pp. 259-260. Moore signale que W. faisait à l'époque un usage extrêmement fréquent du terme « système ». » OLF., p. 33 ; cfr ci-dessus. si Cfr OLF., pp. 34-35. Cette particularité est liée étroitement à la notion de « complète description » à l'intérieur d'un système sémantique spécial. Une description complète saturant le lieu logique de son objet par rapport à un espace logique particulier et non par rapport à l'espace logique unitaire général du T. 48 DE LUDWIG WITTGBNSTEIN 75 « déduire » K qu'il n'en a pas 3, 4, 5 etc., mais sa longueur est sans rapport logique ou grammatical avec la détermination de sa couleur. Ainsi existerait-il plusieurs «systèmes ou espaces propositionnels », comme l'« espace des couleurs », et c'est toujours à l'intérieur d'un champ sémantique particulier qu'il sera question de la relation d'exclusion mutuelle. La notion de « systèmes élémentaires » tend donc à se substituer à celle de « propositions élémentaires », dans la mesure où toute proposition élémentaire (ou tout nom-objet) est située dans un espace spécifique, un système partiel de relations internes a priori. Une proposition élémentaire, — par ex. : « l'énoncé qui attribue un degré à une qualité » —, entretient « une relation interne » H avec les propositions qui attribuent les autres degrés. Wittgenstein renie explicitement une thèse du T. : « L'exclusion mutuelle d'énoncés relatifs à un degré déterminé — énoncés non analysables — contredit une opinion qui fut publiée par moi voici plusieurs années et qui exigeait que des propositions atomiques ne puissent s'exclure l'une l'autre 53 " 54 . » D'une façon plus générale, il faut distinguer la relation d'exclusion et les relations logiques classiques (produit, somme, implication, négation) qui passaient dans le T. pour épuiser les modalités de construction systématique des propositions. La relation d'exclusion est une règle typiquement syntaxique (au sens ci-dessus défini de la syntaxe) et ne peut être cernée avant que l'on ait atteint « l'analyse ultime des phénomènes en question » (par ex. le système des couleurs) 55 . "Wittgenstein essaye même de formuler cette relation spéciale à l'aide d'un tableau de vérité original : il reprend le tableau du produit logique en barrant la première ligne, à l'effet de montrer que le produit logique de deux propositions élémentaires appartenant à un même 52 MALOOLM (WPB., p. 221): il s'agit bien d'une déduction: «déduire d'une proposition élémentaire la négation des autres propositions élémentaires incompatibles ». 53 OLF., p. 35. W. montre qu'une telle proposition ne peut être conçue comme complexe. 54 II est difficile d'admettre qu'à l'époque du T. W. n'avait pas vu que deux couleurs ne pouvaient occuper la même place au même moment. Soyons assurés du contraire. Seulement de cette exclusion mutuelle de certaines propositions relatives aux sensations il ne concluait pas à la dépendance systématique de ces propositions considérées comme élémentaires mais, tout au contraire, il en tira que de telles propositions (et de tels objets: les couleurs, par ex.) ne pouvaient pas être élémentaires à proprement parler Dans le T., sa perspective était logique et formelle: l'idée de la nécessité de l'atomique et de l'élémentaire lui suffisait; en outre, dans le T., il ne craignait pas de postuler à la base de son système une dimension et des implications métaphysiques. 55 OLF., p. 37. 76 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE système grammatical n'entraîne pas une contradiction, mais se révèle comme impossible à formuler, exclu, barré. Non pas contradiction mais déni de possibilité logique. Dans le T. on rencontrait des propositions empiriques — les propositions à proprement parler — et des tautologies (ou contradictions), conçues d'ailleurs comme cas-limites des fonctions de vérité, et qui montraient la totalité de l'espace logique: voici qu'à côté de ces deux variétés, apparaissent des propositions nécessaires a priori M — règles de syntaxe — qu'on découvre au terme d'une analyse phénoménologique et qui valent pour des systèmes, des espaces logiques partiels. L'attestation, dès 1929, de ces curieuses propositions ne sera pas dépourvue d'intérêt quand il s'agira de comprendre le statut des règles des jeux de langage. P.B. confirme les idées développées dans OLF. et apporte quelques précisions. OLF. était surtout attentif à l'effet négatif (exclusion) de la relation interne entre propositions élémentaires ; en outre, l'idée de systèmes de propositions élémentaires (ex. Farbensystem) est suggérée plus qu'explicitement reconnue. P.B, accentue l'aspect constructif de la relation interne, tout en confirmant que nous n'avons pas affaire à une construction effectuée à l'aide des foncteurs traditionnels. P.B., p. 106 « I l semble qu'une construction soit possible au sein même de la proposition élémentaire. Comme s'il y avait une construction logique qui ne travaillât pas avec l'aide des fonctions de vérité. » Wittgenstein admet explicitement l'existence de « systèmes, gramraires, espaces » partiels, qu'il est possible de présenter d'une façon adéquate: ce sera l'« tibersichtliche Darstellung » des règles grammaticales et il donne comme exemple « la représentation octaédrique de l'espace des couleurs » CT. E t W. précise que « cette représentation est grammaticale et non pas psychologique » (PM.9 p. 51). Ce sera la tâche de l'analyse phénoménologique de nous fournir une telle présentation des possibilités légitimes d'un espace logique partiel 57 . Insistons, à la suite de Wittgenstein, sur le fait que cette description grammaticale ou phénoménologique (les deux termes sont pratiquement synonymes) ** se situe au niveau du possible a priori 57. 56 OLF., p. 34. " P.B., pp. 51-52. 58 Cfr p a r ex. P.B., p. 53. DB LUDWIG WITTGENSTEIN 77 Si je maîtrise la grammaire d'un espace (ex. «espace des couleurs»), je puis me livrer à un jeu combinatoire indépendant des limitations de mon expérience du réel: je puis formuler d'une façon sensée des propositions (par ex. à propos de mélanges de couleurs ou autres opérations au sein de l'espace des couleurs) que je n'ai jamais jusqu'ici vérifiées dans la réalité 59 . Ainsi « la grammaire donne au langage le degré nécessaire de liberté » w , étant bien entendu que ce jeu du possible n'est pas une liberté inconditionnée. « L'octaèdre des couleurs est grammaire car il dit que nous pouvons parler d'un bleu tirant sur le rouge mais pas d'un vert tirant sur le rouge, etc. 61 . »• Comme on le voit, Wittgenstein utilise de plus en plus volontiers l'expression de «grammaire» au détriment de «logique». Il finira même par récupérer les constantes logiques au sein des règles de la grammaire tt. Nouvel indice de l'important recul du logicisme. Ce n'est pas à proprement parler un démenti que Wittgenstein inflige au T.: il constate seulement qu'il y avait laissé les recherches sur la syntaxe du langage à un point où celle-ci demeurait inachevée fâ. Une comparaison extrêmement fréquente dans P.B. rapproche «proposition» et «Mas88tab» (règle graduée). La « Bild-Theorie » est même subordonnée à la « Massstab-Analogie » : P.B., p. 77 « On ne peut pas comparer une image (Bild) à la réalité, si on ne peut l'y apposer en tant que règle graduée (Massstab). » Apposer une proposition à un fait réel comme une règle graduée, cela signifie essentiellement que toute proposition élémentaire (puisqu'elle seule est susceptible d'être directement « comparée » au réel) apporte avec elle tout le système grâce auquel elle fonctionne comme « Massstab ». Une règle graduée n'est utilisable qu'au sein du système métrique. Aussi est-il correct de dire : P.B.j p. 110 « Ce n'est pas la proposition que j'appose comme règle graduée au réel, mais bien le système de propositions. » Ainsi la métaphore de la « Massstab » met en évidence que toute proposition implique un système par rapport auquel seulement la proposition a un sens, lors de son apposition à la réalité. 59 60 61 62 Cfr P.B., p. 73. P.B., p. 74. P.B., p. 75. P.B., p. 109. 6 78 LA PHILOSOPHIE D U LANGAGE Le langage comme « Darstellung » du réel comprend une série de systèmes de mesure: système métrique (Lângen-Massstab), système des couleurs (Farben-Massstab), etc. M. Par là se confirme la pluralisation de la « Form der Abbildung » : la méthode générale et unique de projection du T. se diffracte en un faisceau de systèmes de mesure partiels disposant chacun d'une syntaxe propre. Le sens d'une proposition n'est plus exactement son « être-image » mais son « être-règle-graduée », ce qui implique d'emblée un système ou une méthode M de mesure. Isolée de son système de mesure, la proposition est dépourvue de sens car seul le système ou la méthode de mesure permet de confronter la proposition avec le réel, c'est-à-dire lui octroie des conditions de vérité. Comme l'unique fonction reconnue du langage demeure la mesure ou la représentation du réel, une proposition qui ne peut être utilisée pour mesurer, étant sans usage, n'a pas de sens. La notion de « Massstab » est étroitement liée au principe de vérification. L'atomisme des propositions élémentaires ou des noms (objets) au sein d'un espace logique unitaire est remplacé par un atomisme des espaces ou des systèmes partiels sur fond de la fonction représentative du langage. Wittgenstein est conscient du fait que la notion de « proposition élémentaire » a perdu son importance et son ancienne signification 65 : n'est-il pas en effet illégitime de continuer à évoquer un atomisme propositionnel (du style des « atomic propositions » de Russell ou même des énoncés protocolaires du néo-positivisme) là où règne en fait un atomisme des structures syntaxiques ou grammaticales? A la base du langage nous rencontrons non pas des propositions, mais des « systèmes propositionnels » w . L'allure de l'ancien espace logique du T. s'est complètement métamorphosée en prenant forme. Il semble bien, d'autre part, que l'on puisse concevoir une géographie des rapports entre les différents systèmes partiels en plus de la syntaxe interne à chacun d'eux. Wittgenstein n'approfondit pas ici cette idée et seuls certains exemples curieux la suggèrent : 63 Les termes « System, Raum, MaBstab, Skala » désignent tous la même réalité grammaticale, comme le montrent les usages: Farbensystem (P.B., p. 76) ; Farbenraum (P.B., p. 77) ; Farben-MaBstab (P.B., p. 78) ; Farbenskala (P.B., p. 317). 64 Cfr P.B., p. 78 « La méthode de mesure. » 65 P.B., p. 111 « Le concept de " proposition élémentaire " perd maintenant d'une façon générale son ancienne signification. » « Cfr P.B., p. 317. DE LUDWIG WITTGENSTEIN 79 P.B., p. 79 « La couleur noire peut devenir plus claire mais non plus sonore. Cela veut dire qu'elle est située dans l'espace du clairobscur et non dans l'espace du sonore-sourd 67 . » L'idée d'un langage idéal n'est pas tout à fait abandonnée. A la fin de OLF.66, Wittgenstein écrit: « Qu'elle ne prévienne pas la formulation de pareilles propositions dénuées de sens constitue, évidemment, une déficience de notre notation, et une notation parfaite aura à exclure de telles structures par des règles définies de syntaxe. » P.B., de son côté, reprend incidemment la distinction entre « signe » et « symbole » : « les symboles contiennent déjà la forme de la couleur et de l'espace » w . Le « signe » (Zeichen) masque les règles syntaxiques et autorise des confusions. Dans une notation parfaite, — le signe devenu symbole — des « objets » relevant de règles syntaxiques différentes seraient représentés par des signes adéquats indiquant visiblement l'espace grammatical spécifique de l'a objet ». La grammaire de notre langage ordinaire n'est pas manifestée de cette façon adéquate ™. Un autre aspect des « systèmes propositionnels » que nous nous proposons de défricher quelque peu, en prévision d'une élucidation analogue à propos des jeux de langage, est la question de leur fondement. C'est, plus généralement, le problème des fondements de notre « Darstellung » de la réalité. On ne détermine pas librement, arbitrairement, la syntaxe des systèmes grammaticaux partiels. Les possibilités syntaxiques de l'espace acoustique, par ex. (Gehorsraum), je ne puis les construire à mon gré 71 . Ces espaces logiques partiels seraient donc des données préalables qu'il nous faut accepter pour que les mots et les propositions aient un sens. Pratiquement, la question du choix des systèmes de représentation ne surgit pas. On peut dire que les différents systèmes de mesure sont toujours déjà apposés au réel et qu'en fait nous nous contentons de les utiliser, de mesurer. P.B., p. 76 « La règle doit déjà être apposée, je puis seulement y souligner une division. » 67 La relation n'est encore une fois ici que d'exclusion (quoique d'un autre type d'exclusion). D'autres relations sont cependant concevables. 68 69 70 71 OLF., p. 37. P.B., p. 107. P.B., p. 52. Cfr P.B., p. 77. 80 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE Seul, aimerions-nous dire, un être appartenant à une autre « forme de vie » (l'expression n'est pas utilisée à cette époque par Wittgenstein) disposerait de systèmes de représentation profondément différents des nôtres. Est-ce cela que suggère l'exemple du daltonien, ou de cet être immobile, dépourvu même de la possibilité de tourner la tête, et qui disposerait de ce fait d'une « autre sorte d'espace », incapable de concevoir notre espace euclidien ? n La géométrie constitue d'ailleurs un exemple privilégié par Wittgenstein qui croit y découvrir une syntaxe toute faite pour la représentation de l'espace ordinaire. P.B., p. 216 « La géométrie de l'espace visuel est la syntaxe des propositions qui traitent des objets dans l'espace visuel. » Le théorème sur la somme des angles d'un triangle est « une proposition de la syntaxe » ", c'est-à-dire « un postulat relatif à la manière dont sont décrits les faits » n qu'aucune mesure empirique n'est susceptible d'infirmer ni, à la rigueur, de vérifier. Dire que les systèmes syntaxiques ne dépendent pas de notre bon plaisir ne signifie cependant pas qu'ils sont fondés en réalité d'une façon absolue, quasi métaphysique. C'est la thèse que la grammaire ne se laisse pas absolument fonder pour la raison fort simple que toute tentative de fonder ou de justifier les structures de la « Darstellung » présuppose déjà ces dernières. P.B.y p. 54 « J e ne puis pas à l'aide du langage sortir du langage. » P.B.f p. 55 « Les conventions de la grammaire ne se laissent pas justifier par une description de ce qui est représenté (des Dargestellten). Toute description de cette sorte présuppose déjà les règles de la grammaire. » Ce qui confirme que les systèmes de représentation que nous utilisons ne sont pas des absolus, c'est que Wittgenstein paraît bien admettre que d'autres formes de représentation que la nôtre sont possibles, sinon concevables pour nous: si un être utilisait une autre syntaxe que la nôtre, nous pourrions tout au plus le constater et non le comprendre 74 . Aussi dans un certain sens, on peut dire que la forme de représentation est, selon le point de vue, arbitraire ou nécessaire. 72 P.B.} p. 76. » P.B., p. 218. 7+ Cfr P.B., pp. 53-55. DE LUDWIG WITTGENSTEIN 81 Nous avons déjà en effet souligné le caractère de nécessité a priori de ce qui est grammatical. Moore, lui, remarque que Wittgenstein insistait beaucoup sur l'arbitraire des règles de grammaire 75 . Nous reviendrons plus longuement dans la Section I I I sur cette curieuse et indépassable « ambivalence des fondements » dans la philosophie de Wittgenstein. Le constat que tel ou tel système de représentation est utilisé paraît bien constituer un terme ultime, au-delà duquel il n'y a pas de raisons. La syntaxe de la « Darstellung » est là et nous ne pouvons que la reconnaître, la pratiquer, si nous voulons parler d'une façon sensée. A égale distance du conventionalisme et du dogmatisme métaphysique, nous retrouverons les « jeux de langage-formes de vie » et nous tenterons alors d'éclairer quelque peu des énoncés dont le statut paraît bien à la rigueur proprement ineffable ou impensable 76 . Les conversations avec Schlick et Waismann reprennent ou développent des thèmes maintenant familiers. Le dessein fondamental demeure l'élaboration d'une syntaxe g é n é r a l e v qui sera « Méthode der Abbildung » du monde et comprendra aussi bien les foncteurs de la logique traditionnelle que les règles spécifiques d'espaces logiques partiels n. D'autres passages nous ramènent au T. avec lequel le rapport reste d'approfondissement et non de rupture. Ainsi le fait qu'une proposition élémentaire implique un système, un réseau de dimensions est même présenté comme une conséquence de son être-image et de son être-composé: Wittgenstein donne une interprétation en termes de fonctions de vérité de la nécessité de postuler des systèmes, des structures à plusieurs dimensions 79 . C'est la thèse de l'indépendance des propositions élémentaires qui reste la cible des critiques w . 75 M., p. 277. Si ce n'est a u prix de quelque manipulation conceptuelle relevant de la prestidigitation dialectique (synthèse des contraires) à laquelle Wittgenstein se refuse. 77 Cfr W.K., p. 220. 78 Cfr W.K., p. 81. 79 W.K., p. 90. Grosso modo: <pa présuppose ep6 (sinon on se contenterait d'écrire <p) et qpa présuppose (ne fût-ce que pour l'exclure, évidemment) r|*a (sinon a suffirait). W.K., p. 91 « A u t a n t II survient de constantes d a n s u n e proposition, a u t a n t il y a de dimensions selon lesquelles la proposition peut varier. » On voit combien le T. est proche. D'autres passages confirment cette réelle proximité, cfr pp. 97 ; 220. 80 W.K., p. 74 et passim. 76 82 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE! L'ignorance des relations internes des propositions élémentaires, précise Wittgenstein, avait pour conséquence inadmissible que Ton pouvait utiliser les constantes logiques librement et construire des propositions complexes telles que : « En un seul et même point, il y a simultanément le bleu et le rouge 80 . » Les règles générales du calcul des fonctions sont donc insuffisantes pour rendre compte de la réalité grammaticale et ne représentent qu'une partie d'une syntaxe plus vaste 81 . Wittgenstein tend même à subordonner carrément la syntaxe des foncteurs à la syntaxe des « systèmes propositionnels » : W.K., p. 80 « Toutes les fonctions de vérité sont permises qui ne sont pas prohibées par ces règles. » (ces règles: « les règles qui s'enracinent dans la syntaxe interne des propositions »). Dans le même ordre d'idées, la tautologie (qui était jadis censée montrer la forme essentielle du langage et du monde) devient secondaire (« ganz nebensachlich ») ; essentielles sont les règles de la syntaxe 8 2 . I l arrive aussi que le terme de « tautologie », utilisé d'une façon nouvelle, désigne les règles particulières des « systèmes propositionnels » : par ex. « Une longueur de 25 cm implique l'exclusion de toutes les autres mesures pour cette même longueur. » Cela signifie qu'au sein du « système propositionnel » particulier de la métrique, la formule P -» Q fonctionne comme une tautologie M, ce qui serait une absurdité dans le cadre du calcul des fonctions du T. Enfin, si Wittgenstein parle encore, très rarement, des objets (Gegenstànde) c'est pour les définir comme « formes de la Darstellung » M ou comme « éléments de la Darstellung » K , avec les exemples familiers du temps, de l'espace, du nombre, de la couleur. Leur dimension ontologique ou métaphysique est complètement oubliée: ce ne sont plus que des réquisits grammaticaux de la « Darstellung ». 4) Les énoncés grammaticaux. Notre information présente sur les règles de la syntaxe peut se résumer comme suit. Les règles sont des impératifs limitant les possibilités combinatoires des signes; elles sont a priori quoique révélées d'une certaine façon a posteriori, leur exploitation prenant l'allure 81 «2 83 M 85 W.K., W.K., WM., W.K., W.K., p. 76. p. 91. p. 91. p. 214. p. 43. DBJ LUDWIG WITTGENSTEIN 83 d'une réminiscence et non d'une découverte inattendue ; elles se distinguent des propositions ordinaires susceptibles d'être vérifiées ou infirmées mais aussi des tautologies dont elles conservent cependant certains caractères (vide de sens (?), a priori, nécessité) et même parfois le nom. L'explicitation de telles règles paraît indispensable à la bonne marche du langage ordinaire; c'est la tâche de la philosophie qui devient la « gestionnaire de la grammaire » M. L'élaboration systématique et peut-être définitive d'une théorie grammaticale ou syntaxe générale ne paraît pas impossible 87 . Une telle syntaxe générale serait tout à fait inutile pour un langage idéal, c'est-à-dire un langage qui bénéficierait d'une multiplicité correcte M ; entendez un langage où des signes différents représenteraient des objets différents, c'est-à-dire exactement des ensembles différents de possibilités combina toires, et où un même objet serait toujours représenté par le même signe. Bref un langage sans polysémie ni redondance M. Toutefois Wittgenstein n'attache guère d'importance à la construction d'un tel langage parfait puisqu'il ajoute: W.K., p. 80 « Mais je puis tout aussi bien dire: la syntaxe rend superflu un tel système de signes. J e puis fort bien utiliser un système de signes imparfait et ajouter les règles de la syntaxe. Tous deux ensemble réalisent exactement la même chose (sous-entendu: que la notation idéale), c'est donc exactement le même système de représentation. » Déjà dans OLF. M « une notation parfaite » est celle qui dispose des règles syntaxiques propres à exclure le non-sens. Donc, à la place de la construction d'un langage idéal à proprement parler, — qui se passerait d'énoncés grammaticaux séparés parce que sa syntaxe se manifesterait directement et sans voile dans la pratique — construction déjà bien problématique dans T., Wittgenstein — et une grande partie de la période intermédiaire abonde dans ce sens — opte plutôt pour l'élaboration d'une grammaire qui, jointe à la parole ordinaire, en réparerait le défaut. Dans quelle mesure une telle grammaire correspond-elle à un métalangage? 86 P.B., p. 85 « die Philosophie als Verwalteiin der Grammatik ». P.B., p. 53 « Les termes " couleur ", " ton ", " nombre **, etc., peuvent figurer dans les têtes de chapitre de notre grammaire. Ils ne doivent pas apparaître dans le corps des chapitres où c'est la structure qui est donnée. » Pourtant bien d'autres passages nous feront, comme on le verra, émettre des réserves quant à la possibilité d'une telle théorie générale du langage, et ce, dès la période de transition. ^ Cfr W.E., pp. 79-80 « Un système de signes disposant d'une multiplicité correcte rend la syntaxe superflue. » w OLF., p. 37. 87 84 LA PHILOSOPHIE D U LANGAGE A première vue, il semblerait que la situation est plus favorable que dans T, où l'essence du langage et du monde se montrait dans le vide sémantique absolu de la tautologie. Cette fois, nous possédons des règles; leur pluralité n'implique-t-elle pas qu'elles aient quelque sens et nous disent quelque chose de déterminé de la forme et de l'objet de la « Darstellung » ? Nous lisons dans P.B., p. 85: « Cependant l'essence du langage est une image de l'essence du monde; et la philosophie, en tant que gestionnaire de la grammaire, peut effectivement saisir l'essence du monde, mais non pas dans les propositions du langage, mais bien dans les règles relatives à ce langage et qui excluent des compositions de signes dénuées de sens. » (nous soulignons). La distinction entre « dire » et « montrer » n'est plus guère soulignée au cours de la période de transition mais rien ne prouve qu'elle ne soit plus de mise et la différence entre « proposition » et « règle » la prolonge sans doute d'une certaine façon. D'après W.K., le sens que Wittgenstein attache, pour en dénoncer la possibilité, à toute métathéorie, et aussi à un hypothétique métalangage, réside dans la fonction d'exprimer, de décrire à l'aide de propositions l'essence de son objet (qu'il s'agisse du langage, de la logique, des mathématiques, etc.) n. Ainsi définie, la métalangue ne peut en aucun cas être identifiée avec les règles de la grammaire qui, par nature, sont des impératifs et non des énoncés théoriques descriptifs. Les règles syntaxiques ne sont pas des propositions. De plus elles ne sont pas de quelque ordre supérieur au langage dont elles diraient la vérité mais bien du même niveau que les propositions ordinaires dont elles rectifient l'imperfection. Nous aurons l'occasion de nous rendre compte que la normativité de la règle est pratique et non théorique. Que les règles de grammaire n'énoncent pas l'essence du langage ressort aussi du fait que ce qui fonctionne correctement comme représentation c'est la totalité formée par le langage et les impératifs syntaxiques. L'essence de la « Darstellung » ne pourrait être saisie qu'à partir de cette totalité indissociable qui équivaut seule à un langage idéal. Les règles de syntaxe sont relatives à une notation ; isolées, elles sont dépourvues de fonction. S'il y a une chose significative, c'est que ce sont ces règles-ci qui valent pour cette notation-ci. Prises séparément, les règles ne disent ni ne montrent rien. C'est dans la complémentarité notation-règles que l'on peut concevoir que quelque chose se montre. 90 Cfr ci-dessous: Ni « métacalcul » ni a metajeu ». 85 DE LUDWIG WITTGENSTEIN L'idée se profile déjà que la gestion grammaticale du langage n'est pas une fonction extraordinaire mais un aspect tout à fait naturel, en quelque sorte auto-régulateur de la pratique linguistique et qui ne ressortit pas à un niveau linguistique supérieur. Simultanément, toutefois, l'espoir d'élaborer systématiquement le corpus des règles grammaticales n'est pas abandonné. Ainsi, semble-t-iî, Wittgenstein hésite-t-il entre une « pratique grammaticale ou métalinguistique » toujours à poursuivre et à reprendre et l'idée d'une « systématique grammaticale». Granger 91 , après avoir reconnu que, pour faire apparaître les propriétés essentielles du langage, il faudrait procéder « par contraste avec des propositions qui ne les posséderaient pas » et qui ne relèveraient donc pas d'un langage (p. 225), se demande « si la mise à nu des règles d'usage, la description des faits grammaticaux ne constitue pas une réhabilitation de l'usage métalinguistique du langage » (p. 230). Il répond affirmativement après examen de P.B., B.B. et P.I. Nous aimerions souligner deux points: d'abord, la question du métalangage n'est pas tout à fait identique dans P.B. et dans P.I, parce que dans P.B. (dans les premiers temps de la période de transition) l'accent reste mis sur la systématicité du langage et sur l'existence de règles grammaticales. Dans P.I., la systématicité et la régularité du langage seront beaucoup moins nettes et, pour tout dire, secondaires, occasionnelles. Cela signifie que dans P.I. l'élaboration systématique d'une grammaire, d'un ensemble d'énoncés métalinguistiques n'a plus guère de sens et qu'il n'y aura plus qu'une sorte d'art métalinguistique. E t nous en venons ainsi au deuxième point. Nous serions disposé à suivre Granger à condition de souligner qu'un usage métalinguistique est très différent — voire tout à fait opposé — à l'idée d'une métalangue ou d'une théorie achevée du langage qui dirait en vérité et une fois pour toutes l'essence du langage. II. Langage et calcul Il n'est pas question de présenter ici un exposé exhaustif des idées de Wittgenstein sur les mathématiques mais simplement de mettre en évidence que ses réflexions sur les fondements et la nature des mathématiques constituent un courant de pensée en grande partie indépendant de la perspective du T. et qui s'oppose à la thèse centrale du langage-image. Bien qu'il comprenne des ébauches d'une conception opératoire de la « Bild-Theorie » w , le T. demeure dans une perspective que 91 92 Cfr W. et la métalangue. Nous en avons signalé: cfr ci-dessus: la Section I. 86 LA PHILOSOPHIE D U LANGAGE nous appellerons théorétique (ou métaphysique, ce qui en l'occurrence revient au même) dont l'indice le plus flagrant est à chercher dans l'abondance des métaphores d'origine visuelle. Ce point de vue théorétique n'est pas franchement abandonné dans les chapitres que nous avons consacrés à l'élucidation du langage comme « Darstellung ». La philosophie des jeux de langage ne peut en aucun cas en être directement dérivée. Avec les conceptions que nous allons aborder maintenant, nous verrons se préciser un tout autre style de pensée que nous appellerons pratique (techniciste, opératoire, fonctionnante ) 9 3 dominé par des analogies qui ont leur source dans l'action. Tout se passe comme si, au cours des années 1929-1931, deux styles philosophiques se faisaient concurrence — ou même le plus souvent coexistaient sans conflit — chez Wittgenstein ; l'un prolongeant, voire essayant de sauver la philosophie du T. M, l'autre paraissant ignorer celle-ci et se confinant dans des réflexions sur les mathématiques. En fin de compte, il ne semble d'ailleurs pas qu'il y ait eu conflit déclaré puisqu'en 1932-1933, avec P.G., Wittgenstein a tout simplement abandonné son ancien style dont il reste peu de traces. E t en 1933, dans le Bl.B. nous sommes de plain-pied dans la philosophie des jeux de langage. Toutefois, si l'approfondissement critique de certaines thèses du T. n'a pas pu mener à un renversement de perspective, il a contribué à miner d'anciennes assises et facilité l'inauguration du nouveau style. Ainsi, par ex., avons-nous assisté à l'abandon de l'appareil ontologique, à l'apparition d'un pluralisme, au recul du logicisme classique, etc. L'introduction de données numériques à l'échelon élémentaire coupait court à toute velléité logiciste réductionniste à la façon de Bussell. La genèse de la seconde philosophie de Wittgenstein a été au prix de la fin de ce primat de la logique dont la très ancienne tradition renoue avec Aristote et même avec Platon, s'enracinant par là dans une origine métaphysique et théorétique. Il n'est pas vain d'évoquer ici les noms d'Aristote et de Platon. 93 Nous écartons délibérément l'appellation <r pragmatisme » malgré les complicités nombreuses que W. noue incontestablement avec ce qui n'en reste pas moins — et c'est là que le bat le blesse — une « Weltanschauung » (c'est-à-dire une « rechute » théorétique). 94 Les notes de Moore (Jf., pp. 263 ss) reflètent clairement les efforts de W. pour conserver la « Bild-Theorie » au prix d'importants réaménagements des notions d'image et de projection. DE LUDWIG WITTGBNSTBIN 87 Wittgenstein ne reconnaît-il pas que la logique, qui lui avait donné un modèle pour l'élucidation du langage, était au fond aristotélicienne ? D'autre part, comme nous allons le voir, à l'aube de sa seconde philosophie, Wittgenstein s'est montré en mathématique violemment hostile à toute forme de platonisme, au point que l'on a pu le confondre avec un conventionaliste 9S. 1) Aspects d'une conception do calcul. — La matérialité du calcul. Se souvenant sans doute de son expérience d'instituteur, Wittgenstein affirme que la façon dont on pratiquait le calcul dans les écoles primaires avec l'aide de « machines à calculer » (« Bechenmaschine » ; sans doute abaque, boulier compteur) était absolument rigoureuse et exacte. Il ajoute : W.K., p. 106 « La mathématique est toujours une machine, un calcul. Le calcul ne décrit rien. (...) Le calcul est un abaque, une planche ou une machine à calculer ; et cela travaille avec des traits, des chiffres, etc. %. » Une telle pratique calculatrice interdit à celui qui calcule toute réflexion ou distanciation par rapport à sa pratique. Elle implique d'autre part une inscription matérielle sous quelque forme que ce soit: physique, graphique ou même, le cas échéant, curieusement, psychique w . 95 K I E L K O P F , Strict Finitism, pp. 18, 30, 38, 103 ss, e t passim. On trouvera u n excellent exposé de la position de W. en mathématiques dans Stegmiiller. S'inspir a n t de H a o Wang, BOUVERESSE, dans un chapitre consacré a u « Finitisme » d e W. (in La parole malheureuse, pp. 186 ss) caractérise ranthropologisme des R.F.M. Relevons: a) calcul et démonstration doivent être réellement effectués et « ubersichtlich » ; &) importance d e s propriétés et configurations structurales ; c) la notation dans sa matérialité est essentielle: « ceux qui utilisent la notation décimale n'ont p a s la même arithmétique que ceux qui utilisent la notation binaire ou celle des bâtons » ; d) d a n s une « mathématique du faire », la question de la non-contradiction ne présente plus l'urgence qu'elle avait dans une « mathématique de l'être » ; e) une proposition m a t h é m a t i q u e n'a de signification que si nous lui avons donné « concrètement sa place dans l'ensemble de nos démarches et résultats » ; / ) l'image du calcul comme u n ensemble de procédures mécanisables est tout à fait inadéquate. 96 Cfr aussi P.B., p. 186: « L e s signes mathématiques sont bien comme les boules d'une machine à calculer. » 97 Cfr P.B., p. 176 Granger a aussi r e m a r q u é cet a p h o r i s m e ; 11 commente: « L e travail mathématique consiste donc à transformer l'intuition symbolique en règles explicites d'un j e u de langage. Ainsi la mathématique ne peut-elle se décrire ; elle se fait. » (W, et la métalangue, p. 233.) 88 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE Ainsi le calcul n'existe-t-il que dans le temps et dans l'espace *. Les signes avec lesquels on opère font (machen) la mathématique", ne décrivent pas quelque réalité mathématique, par ex., idéale relevant d'un ciel platonicien où tout serait déjà depuis toujours accompli. La mission du mathématicien n'est pas de découvrir ; avant qu'une preuve ou un concept mathématique ne soit construit, il n'y avait pas ignorance (nicht wussten) mais non pouvoir (nicht kannten) 10°. Il s'agit bien d'une volonté de liquidation du platonisme en mathématiques 101 qui n'accorde aux signes (aux inscriptions spatio-temporelles) que le statut de reflets grossiers de réalités transcendantes. Une proposition mathématique n'est rien hors du chemin qui a conduit à l'établir et ce chemin démonstratif n'a pas la contingence d'un véhicule dont on pourrait changer: changer de route sera aussi changer le point d'arrivée: un lieu mathématique n'a d'existence et de sens que par rapport à la méthode de sa localisation m. I l n'est pas difficile de rapprocher ces remarques de la liaison indissociable établie entre sens et méthode de vérification dans le cadre des propositions ordinaires. Nous avions vu poindre à ce propos l'importance de l'usage, de l'emploi d'une méthode déterminée de vérification. — Fonctionnalisme, structuralisme, usage. La fameuse question du fondement et de la non-contradiction des mathématiques — qui a joué un rôle dans le retour de Wittgenstein à la philosophie en 1929 — Wittgenstein entend la résoudre, ou mieux : 98 P.B., p. 130 «Le calcul lui-même n'existe que dans l'espace et dans le temps. » 99 P.B., p. 186 o Souvenons-nous qu'en mathématiques les signes mêmes font (machen) les mathématiques, et non décrivent les mathématiques. 9 100 PB., p. 191. 101 Cfr KIELKOPF, Strict Finitism, pp. 30 ; 38 et passim. Pour BOUVERESBE, le platonisme mathématique naît de la confusion entre deux démarches: a) recopier une suite de signes déjà écrits ; b) prolonger une série en appliquant une formule. Lors de cette dernière procédure, on a l'illusion de lire ou d'écrire sous la dictée d'une série déjà — d'une certaine façon et quelque part — entièrement développée. (La notion de grammaire chez le second W., p. 324.) 102 P.B., p. 183 « J e crois qu'on ne peut trouver en mathématiques aucun chemin qui ne soit en même temps une destination » etc. W.K., p. 109 « La preuve n'est pas le véhicule, pour arriver quelque part, mais la chose même. » « Une différence dans les preuves correspond à une différence dans ce qui est prouvé », et passim. DE LUDWIG WITTGENSTBIN 89 la dissoudre dans un sens fonctionnaliste et pragmatîste 103. A l'intérieur d'un calcul ou d'un jeu, une situation n'est contradictoire que si on Ta reconnue ou même décrétée comme telle. En outre le conflit entre deux règles une fois reconnu, il suffit d'en inventer une troisième qui tranchera le différend. W.K., p. 120 « Une contradiction n'est une contradiction que lorsqu'elle est là. » « Que faisons-nous dans un tel cas? Très simple: nous introduisons une nouvelle règle et de cette manière le conflit est tranché 1M. » Chercher a priori si deux règles sont destinées dans l'usage à se contredire ou vouloir découvrir a priori que les développements autorisés par des axiomes aboutiront à une contradiction est vain et impossible. Si je veux vérifier que j'ai bien acheté tout ce qui est repris sur ma liste, je n'ai d'autre moyen que de la parcourir complètement; de même, si je veux savoir si des règles entraîneront une contradiction, je n'ai d'autre solution que d'effectuer les opérations qu'elles permettent, bref de les appliquer, de calculer105. Aussi longtemps que je puis continuer à calculer (jouer), je continue. W.K.y p. 120 « Aussi longtemps que je puis jouer, je continue à jouer, et tout est en ordre. En vérité, la situation est la suivante: le calcul en tant que calcul est en ordre. Il n'y a absolument aucun sens à parler de contradiction. » P.B., p. 229 « Car la possibilité de l'emploi est le critère véritable pour la réalité arithmétique m. » La mathématique est calcul, le calcul est pratique réglée et, comme nous verrons encore plus nettement ci-dessous, cette pratique se fonde elle-même, dans son propre usage. Tout problème — conflit, contradiction, obscurité, impasse etc. — ne peut survenir qu'au sein de cette pratique même et sera résolu à ce moment. L'absurdité consiste à vouloir évincer, a priori et une fois pour toutes, l'ensemble des problèmes possibles à l'aide de quelque théorie métamathématique. îco Cfr réserve ci-dessus. Quand nous parlerons de « pragmatisme » à propos de W.» A faudra soigneusement éviter de constituer cet « -isme » en système, en conception du monde. 1W Cfr aussi W.K., pp. 125-127. iœ Cfr W.K., pp. 137-138 et passim. 1* Cfr aussi W.K., pp. 125-127 et passim. 90 LA PHILOSOPHIE D U LANGAGE Nous avons déjà eu l'occasion de souligner chez Wittgenstein l'importance du système, de la structure, à propos du langage. Cela vaut aussi pour les mathématiques : un nombre, une équation ne se conçoit pas hors du système, de la méthode ou de la structure qui en a permis la construction ou la démonstration 107. Le sens du calcul s'épuise tout entier dans son usage opératoire: W.K., p. 106 « Le calcul ne décrit rien. Il se laisse employer à ce à quoi il se laisse employer. » La mise au point à propos du formalisme contient un excellent exposé du structuralisme et du fonctionnalisme de "Wittgenstein; de plus, l'analogie du calcul et du jeu y est déjà vigoureusement soulignée. Dans l'idée du formalisme, dit Wittgenstein, il y a du vrai et du faux 1M. Ce qui est exact, c'est que toute syntaxe peut être conçue comme un système de règles d'un jeu. Ainsi, les axiomes des mathématiques sont comparables aux règles du jeu d'échecs 108 . Or ce qui fait, dans le jeu d'échecs, d'un pion (par ex.) un pion, ce n'est pas sa forme matérielle mais l'ensemble des règles du jeu 109. L'alternative proposée par Frege est incomplète: selon Frege, ou bien un signe a une signification (Bedeutung), c'est-à-dire qu'il représente un objet: un signe logique représenterait un objet logique, un signe arithmétique, un objet arithmétique; ou bien, le signe n'est que la figure dessinée à l'encre sur le papier no . Comme on vient de le voir, il existe une troisième possibilité: de même que le sens du pion n'est à chercher ni dans quelque « pion idéal » ni dans la forme ou la nature de sa matérialité inerte mais bien dans sa fonctionnalité réglée, de même « La signification d'un signe numérique est l'ensemble des règles qui s'appliquent à ce signe no . » Ceci ne contredit aucunement la matérialité du calcul : l'essentiel dans la matérialité de l'inscription n'était pas sa nature ou son dessin particuliers mais sa fonction de support spatio-temporel. Le structuralisme de Wittgenstein n'est d'ailleurs pas une nouveauté: déjà le T. était structuraliste mais il l'était dans un sens métaphysique, immatériel et intemporel: les « objets » qu'impliquait la nature structurelle 107 P.B., p. 180 « Il ne suffit donc pas de dire que p est démontrable, car il faut ajouter: démontrable selon un système déterminé. » a Comprendre p signifie comprendre son système, p passe-t-il apparemment d'un système à un autre? Alors p a en fait changé de sens. » P.B., p. 231 « Il n'y a pas de chiffre hors d'un système. » 108 W.K., p. 103. 109 W.K., p. 104. "° W.K., p. 150. DE LUDWIG WITTGENSTEIN 91 et relationnelle de la proposition étaient bien des supports, des points d'articulation, mais idéaux. En outre, ce premier structuralisme ou formalisme initial était à interpréter du point de vue théorétique: l'intuition de structures isomorphes était prépondérante. Maintenant le structuralisme ou formalisme est à penser dans un sens intégralement opératoire, fonctionnaliste où la manipulation réglée éclipse presque totalement le « voir » (schauen) et le « montrer » (zeigen) : nouvel indice de la fin du primat de la connaissance — de la vision — sur l'agir. — Irréductibilité à la logique. La spécificité mathématique — différence irréductible entre l'équation et la tautologie — est affirmée à plusieurs reprises u l et Wittgenstein nous interdit de concevoir les mathématiques comme une partie de la logique m . II y a plus : certains passages permettent de penser que c'est de plus en plus la logique qui est comprise à partir du modèle mathématique dont elle partagerait la dimension structuraliste (systématique) et surtout la nature opératoire 113 . Nous avons donc déjà au moins deux systèmes, deux jeux syntaxiques irréductibles l'un à l'autre. Seulement le pluralisme qui s'annonce ici est plus profond que celui que l'on percevait dans la multiplication parcellaire de la « Darstellung ». En effet, la spécificité du calcul mathématique n'est pas celle d'une forme particulière de représentation : il ne s'agit pas d'une forme nouvelle d'« Abbildung » ou de méthode de projection: c'est l'irréductibilité d'une pratique, d'un jeu, que ne peut récupérer le seul jeu du calcul des fonctions. La reconnaissance implicite de l'existence légitime de « jeux » ou de « pratiques » autres que le jeu du vrai et du faux est décelable dans certaines affirmations qui tendent par ailleurs à limiter l'importance et la signification de l'idée de contradiction en mathématiques parce qu'une contradiction effective « ne peut apparaître que dans le jeu du vrai et du faux » (W.K., p. 124). Selon Wittgenstein, l'équation, conçue comme règle syntaxique, ressemble bien davantage à des propositions pourvues de sens qu'à des III W.K., pp. 106 ; 219 « L'équation n'est pas u n e tautologie. » P.B., pp. 140-141: le nombre n'est pas à comprendre comme une classe de classes (cfr Russell) mais comme la propriété i n t e r n e d'une liste. H2 W.K., p. 218. 113 W.K., pp. 218-219. 92 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE tautologies, tout en restant distincte d'une proposition ordinaire 114 . Ceci ne signifie-t-il pas que le modèle des propositions-règles, dont nous avons déjà eu tant de peine à cerner le statut, est à chercher dans les équations mathématiques bien plus que dans les tautologies, puisque les équations sont elles aussi des règles syntaxiques? 2) Calcul et règles. Wittgenstein n'est pas seulement hostile au platonisme et à l'intuitionnisme en mathématique 115 , il s'attaque aussi avec vigueur à la théorie des ensembles 116 et spécialement à l'introduction en mathématiques de grandeurs infinies. Nous essayerons de montrer que ces divers fronts polémiques sont étroitement liés entre eux et se réfèrent à la définition du calcul comme pratique réglée. La critique qui porte sur la notion d'infini est exemplaire et par là éclairante. Wittgenstein y revient d'ailleurs très souvent au cours de la période qui nous occupe 117 . Pour Wittgenstein parler de l'infinité du temps I I 8 ou de la division infinie de l'espace 119 n'a de sens que si l'on entend par là une possibilité, et même exactement une possibilité grammaticale ou logique: cela signifie que le concept d'espace ne s'oppose pas, par essence, à l'idée d'une division répétée sans fin, qu'il n'y a pas de limite a priori imposée au procédé de division, comme ce serait le cas pour une conception atomiste. Le concept d'espace présente la réalité selon la règle de la divisibilité sans limite (cfr P.B., p. 160). « Infini » n'indique qu'une possibilité ouverte. Il n'en va pas autrement du temps: son infinité est potentielle ou encore intentionnelle (« intentional ») 12°. Que Wittgenstein congédie tout infini actuel est encore trop peu dire. Sa critique porte sur les notions de « possible, pouvoir, capacité » dans leur liaison avec un développement infini ou non. iw P.B'., pp. 142-143 ; W.K., pp. 106-107 « D a n s u n certain sens, l'équation mat h é m a t i q u e s'assimile bien d a v a n t a g e à une proposition empirique qu'à u n e tautologie. » "5 Cfr Strict Finitism, pp. 103 ss, 1 7 3 ; e t passim. Bien qu'il a i t été séduit jusqu'à un certain point p a r l'intuitionnisme de B r o u w e r (G.G.G., pp. 52-53). H6 Cfr P.B., p. 211. Cfr G.G.G., p. 52. U7 P a r ex. P.B., pp. 146 ss ; 159 ss ; 311 ss ; W.K., pp. 187 ss ; 202 ss ; 226 ss ; 69 ss ; 102 ss et pa&sim. us P.B., pp. 163 ss. H» P.B., pp. 159 ss. 120 P.B., p. 163. DB LUDWIG WITTGBNSTEIN 93 Au « possible » Wittgenstein entend dénier rigoureusement toute forme de réalité actuelle si subtile, si ténue, si évanescente soit-elle, par ex. comme une sorte de reflet, d'ombre du réel : P . (T., p. 283 « C'est une des erreurs les plus profondément enracinées de la philosophie, de voir la possibilité comme une ombre du réel. » Cette remarque est tout à fait capitale pour qui veut comprendre la nature de la « règle » chez Wittgenstein. Parler de l'infini mathématique comme s'il s'agissait d'un « plus grand nombre » m est une absurdité: tout ce qu'on peut dire c'est que les règles de construction des nombres (par ex, la série des nombres naturels) offrent la possibilité de poursuivre indéfiniment une série non formée a priori. Ici la règle est exactement semblable à une flèche (Pfeil) ou à un poteau indicateur. P.B., p. 161 « Que ces règles ne limitent pas ni à droite ni à gauche les signes numériques par ex., c'est là-dedans que se trouve exprimée l'infinité. » P.B., p. 162 « La série numérique infinie elle-même n'est qu'une telle possibilité. » P.B., p. 163 « La généralité en mathématiques est une direction, une flèche qui montre la direction de la série opérationnelle. » « Infini » ajoute Wittgenstein, est utilisé adverbialementm, c'est-àdire comme la marque de la modalité d'un processus, d'une manipulation; « infini » ne renvoie donc pas à un « quelque chose » (« Ein Etwas » 123), pas plus que « kônnen » — la capacité, la compétence — ne désigne un état, une sorte de réservoir ; sa signification grammaticale est toujours celle d'une pure possibilité. A préciser, on peut dire que la règle, simple flèche ou poteau indicateur, ne contient en aucune façon, sous aucune forme (et nous ne pourrions à la suite de Wittgenstein, insister trop sur ce point) les possibilités qu'elle intime: P.B., p. 164 « Dans le signe même se trouve seulement la possibilité et non pas la réalité de la répétition. » Une pareille remarque met en question la signification traditionnelle et bien assise de la répétition identique et par là problématise la notion même d'identité. Dans P.G., Wittgenstein est encore plus net: croire que, de quelque façon, la règle prédétermine l'ensemble de ses applications est « une Mythologie du symbolisme » 124. 121 P.B., P.B., 1 2 3 P.B., 124 p.G., m pp. 160 sa. pp. 162 ; 312. p. 163. p . 53. 7 94 LÀ PHILOSOPHIE D U LANGAGE Cette conception qui peut sembler triviale est en réalité fort difficile à saisir et à suivre dans toutes ses implications. Prenons un point de comparaison pour en suggérer l'importance. La grammaire générative de Chomsky et de son école — ou plus généralement le projet même de toute théorie sémantique, particulièrement de toute tentative d'explication scientifique et de formalisation logique de la compétence linguistique — est diamétralement opposée aux idées de Wittgenstein dans la mesure où le but avoué d'une telle théorie linguistique est la construction d'un modèle utilisant des moyens finis (un certain nombre de « kernels » et de règles de transformation) qui contiendrait (de quelque façon) toutes les possibilités transformationnelles ou combinatoires de la parole. La compétence linguistique se verrait ainsi cernée: on rendrait compte de possibilités infinies par un ensemble de moyens finis. Tel est bien le projet de la grammaire chomskyenne U5. On mesure à quel point nous sommes éloignés cette fois non seulement du T., mais aussi du projet de syntaxe ou de grammaire des « systèmes propositionnels » que l'on rencontre d'autre part au cours de cette même période de transition et sur lequel nous avons déjà eu l'occasion de nous attarder. C'est bien la preuve que deux courants de pensée voisinent à l'époque, l'un proche encore du T., l'autre, révolutionnaire, qui nous situe d'emblée au cœur même de la problématique de P.I. Selon Wittgenstein, nous comprendrions donc trop souvent le « possible » comme déjà là d'une certaine façon. Notamment, quand nous croyons que l'impossibilité pour nous de concevoir une série infinie est due à la finitude de notre entendement et que, par conséquent, un entendement « infini » pourrait réaliser cet exploit 126 . Nous sommes victimes d'une illusion analogue quand nous pensons par ex. que la règle d'usage de la négation simple prédétermine, contient déjà, le sens que nous attribuerons à la double négation (à savoir son équivalence à l'affirmation) w. La règle, en invitant à la répétition d'une même opération, ne résout pas a priori toutes les questions qui pourront surgir à l'occasion de ses applications pratiques. Chaque application conserve son individualité m et se présente comme aléatoire, risquée, dans la mesure où le déroulement pratique n'est pas préconçu dans la règle de l'opération. 123 On se reportera au remarquable chapitre — La compétence, Tusaçe et Vusage de la compétence — que BOUVERESSE consacre à cette question Importante dans La Parole malheureuse. 126 Cfr P.B., p. 146 « Il n'est pas en quelque sorte seulement " pour nous humains " impossible de concevoir tous les nombres successifs, mais c'est impossible, cela ne signifie rien. » 127 Cfr P.O., p. 53. DB LUDWIG WITTGKNSTEIN 95 Chez Wittgenstein règle et application (usage) se fondent réciproquement. Surtout: la règle ne jouit d'aucune priorité ou supériorité. Dès lors, on aura deviné que toute théorie du langage, des mathématiques, de la logique, est impossible: la pratique réglée, l'application de la règle est son propre fondement: aucune théorie n'est susceptible de ramasser dans sa description le développement complet des possibilités pratiques d'un système. On pourrait encore dire: règle et application sont situées au même niveau: l'application fonde, justifie la règle autant que celle-ci oriente 129 . La pratique est d'une certaine façon aléatoire, imprévisible ; cela ne signifie pas qu'elle soit arbitraire, sans règle, mais bien qu'il n'y a pas d'automatisme de l'application ni aucune forme d'anticipation de cette application dans la consigne de la règle. P.B., p. 171 « Etant donné une certaine règle générale dans laquelle survient aussi une variable, je dois reconnaître toujours à nouveau que cette règle peut être appliquée ici. Aucun acte de prévision (Voraussicht) ne peut me dispenser de cet acte d'intuition (Einsicht). Car la forme à laquelle la règle est appliquée est, en fait et à chaque coup, une autre. » En note : « (Note marginale ultérieure) : acte de décision, non pas d'intuition. » L'hésitation entre « Einsicht » (intuition) et « Entscheidung » (décision) est révélatrice de la difficulté à penser et à exprimer adéquatement le rapport de l'application à la règle. « Einsicht » suggère trop nettement une vision, une lecture du possible, de l'usage encore inactuel, dans la règle 13°. « Entscheidung » n'est pas moins trompeur s'il évoque en nous l'idée d'une décision arbitraire, de quelque liberté individuelle. Car la correction ci-dessus relevée est bien l'indice d'une hésitation et non la marque d'un amendement satisfaisant et définitif: W.2T. invoque de nouveau une sorte d'intuition : W.K., p. 154 « La règle ne se laisse absolument pas exprimer par une configuration concrète partielle (...) au contraire, ce qui lui est essentiel, la généralité, est inexprimable. La généralité se montre dans l'usage. La généralité, je dois la voir dans (hineinsehen) la configuration. » 128 P.B., p. 147. 1» Cfr W.K., pp. 153-154. 130 GRANOEB qui ne relève p a s le passage de l'hésitation t r a d u i t « Einsicht » p a r « i n t u i t i o n » (cfr G.G.G., p. 52). Premièrement, « E i n s i c h t » signifie «inspection, examen » (Bertaux et LeiK>inte). C'est qu'il ne faut p a s éclipser l'importance du r e g a r d sensoriel a u profit de quelque vision intellectuelle. 96 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE Lors de chaque nouvelle application, la règle ou le segment de la série réglée que Von détient déjà est l'objet et l'instrument d'une lecture risquée. Nous ne sommes pas dans l'obscurité car sinon il ne serait plus question de consigne mais notre nouvelle application est irréductible à la série d'usages, ou à la raison de cette série, dont nous disposons déjà. C'est qu'il s'agit lors de chaque application de reconnaître que c'est cette règle qui doit être appliquée de telle façon à tel objet. Wittgenstein montrera plus tard que règle (régularité) et critère d'identité (ou de similitude) sont des notions équivalentes, s'impliquant l'une l'autre et qu'il n'est par conséquent pas question de chercher dans la seconde un fondement, une justification pour l'application de la première. Un autre écueil à éviter est celui de quelque conception herméneutique de la règle. L'on pourrait supposer que l'usage de la règle (c'est-àdire par ex. la compréhension, l'utilisation d'un mot, d'une phrase: il ne faut pas oublier, qu'en dernière analyse, ce sont ces phénomènes ordinaires qui sont en jeu ici) est toujours risqué parce qu'à chaque coup il y aurait lieu d'interpréter la règle. On se hâterait alors de conclure que l'addition d'une précision spécifiant la « bonne interprétation » mettrait la règle à l'abri de toute confusion et à ce prix l'ensemble des applications subséquentes serait bien d'une certaine façon déjà anticipé dans la règle. I l n'en est rien : non seulement la question « comment poursuivre une série? », « comment appliquer cette règle? » surgit d'abord à propos d'exemples arithmétiques, donc dans le champ de consignes bénéficiant de la plus grande précision possible, c'est-à-dire là où l'interprétation par la parole ordinaire entraînerait l'obscurité bien plus que la clarté, mais surtout toute addition interprétative ne ferait que déplacer le problème. Nous reconnaissons là évidemment la régression ad injinitum ou la circularité tournante de toute pratique herméneutique. Wittgenstein rejette résolument une telle entreprise. Non que l'interprétation (Deutung) ne soit parfois de mise. Mais elle n'est pas fondamentale ni généralement impliquée par tout usage linguistique 131 . D'ordinaire, si interprétation il y a, elle est « donnée dans le signe » et « ainsi ne s'opère en moi aucun travail d'interprétation ; au contraire, je réagis simplement à ce que je vois et entends 132 ». Le problème de la règle et de l'application dont nous nous occupons se pose u 1 Cfr P. G., p. 47. 132 p,a.t p . 47. DE LUDWIG WITTGENSTEIN 97 à propos de la pratique ordinaire, donc non herméneutique, ou préalable au moment de la réflexion interprétative. L'assertion que la chaîne des raisons ou justifications ou explications doit avoir une fin traverse comme un leitmotiv l'œuvre du second Wittgenstein : par là il se désolidarise du travail patient et infini de l'élucidation toujours à reprendre de la parole où le sens se voile et se dévoile. Pour Wittgenstein, une telle élucidation est vaine et ne constitue ni progrès ni approfondissement réel. Il est tentant dès lors de reléguer Wittgenstein dans la platitude du behaviorisme mais ce serait aller beaucoup trop vite en besogne: la signification de la règle syntaxique ne s'épuise pas dans une liaison causale. A propos de P.I., nous aurons l'occasion de reprendre cette question avec plus de détails. Notre seul but dans ce chapitre-ci aura été de montrer que le problème est posé dès 1929-1930 dans des termes — qui, hâtons-nous de le reconnaître, sont loin d'être clairs — tels que le lecteur est invité à se méfier d'une exégèse simpliste. On aura du moins mieux compris maintenant le sens du congé que Wittgenstein donne à toute tentative de démonstration a priori de la non-contradiction des mathématiques: un calcul, en tant que pratique réglée, est imprévisible. C'est dans sa conception particulière de la règle que s'enracine, d'une façon générale, le refus wittgensteinien de tout « niveau second » (de tout « meta » ) y compris bien sûr, et par excellence, de la métaphysique. 3) Calcul, Jeu, langage. Incidemment, nous avons déjà été conduit à rapprocher « calcul » et « jeu ». Il convient de souligner que c'est bien lors de discussions à propos de la nature et du mécanisme des mathématiques que l'analogie du jeu est attestée pour la première fois 13î . La filiation suivante se dessine: le calcul est d'abord conçu sur le modèle du jeu, et le langage sur le modèle du calcul; finalement, et à partir de Bl.B., l'analogie langage-calcul est abandonnée au profit de la notion de « jeux de langage » qui récupérera, par ailleurs, en sa « famille » les diverses formes de calcul, comme des « jeux de langage » particuliers. 133 A notre connaissance et pour autant que permette d'en juger la publication encore fort incomplète du Nachlass. Selon les notes de MOOBE (M.> pp. 291 ss), c'est au cours de la première moitié de 1930 et à l'occasion de discussions relatives au formalisme qu'apparaît la comparaison entre « calcul » et « jeu », spécialement entre « calcul arithmétique » et « jeu d'échecs ». 98 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE Si « calcul-jeu » et « langage-calcul » sont bien des ancêtres de « jeux de langage », la médiation de la notion de « calcul » ne doit cependant pas être exagérée. Dès P.B., en effet, le langage se voit lui aussi directement comparé au jeu 134 . Mais la fréquence des exemples de cette métaphore-ci est négligeable par rapport aux analogies « calcul-jeu » et «calcul-langage». I l est intéressant de constater — et nous y reviendrons à propos de P.O. — que deux métaphores générales du langage sont nées presque simultanément: celle du « calcul » et celle du « j e u » . Nous verrons Wittgenstein hésiter entre les deux modèles et nous essayerons d'élucider les raisons de sa préférence. Le jeu dont il est souvent question n'est pas n'importe quel jeu. Le modèle privilégié est celui du « jeu d'échecs » (qu'il s'agisse du « calcul » ou du « langage » 135). Cette prédilection a des raisons d'opportunité ou de pertinence argumentative et des causes historiques. La valeur heuristique de l'analogie du « jeu d'échecs » est fort grande quand il s'agit de mettre en évidence des aspects de la combinatoire, du formalisme ou du structuralisme m. D'un point de vue historique, l'analogie du jeu d'échecs se rencontre chez Frege 137 , qui fut, comme chacun sait, l'un des principaux inspirateurs de Wittgenstein, et aussi chez Weyl auquel Wittgenstein se réfère explicitement dans le contexte de ses remarques sur le formalisme. W.K.j p. 103 « Ce qui est vrai dans le formalisme c'est que toute syntaxe peut être conçue comme un système de règles du jeu. J'ai réfléchi à ce que Weyl peut vouloir dire quand il affirme que le formaliste conçoit les axiomes de la mathématique comme les règles du jeu d'échecs. J'aimerais dire: ce ne sont pas seulement les axiomes de la mathématique qui sont arbitraires, mais bien toute syntaxe. » L'intérêt du passage n'est pas seulement dans l'indication de la source mais surtout dans la thèse de l'arbitraire de la syntaxe. C'est, sous un autre angle, le même problème du statut des règles grammaticales qui surgit et l'on devine que ce qui a contribué à rendre séduisante la métaphore du jeu est aussi sa connotation de gratuité. 134 P.B., p. 61 «La question: Qu'est-ce qu'un mot? est tout à fait analogue à celle-ci: Qu'est-ce qu'une pièce du jeu d'échecs? » 135 w.K., pp. 103 as. P.B., p. 61. 136 La fécondité linguistique de l'analogie du jeu d'échecs a été aussi reconnue par le fondateur de la linguistique moderne, F. DE SAUSSURE, qui en fait usage dans son Cours de linguistique générale. Cfr pp. 43 ; 125 ss ; 153. W. ne semble pas l'avoir connu. 137 FBEGE, Grundsetee der Arithmetilc, cité dans TF.iT., p. 150. DB LTJDWIG WITTGENSTBIN 99 Comparer au jeu le calcul ou le langage c'est aussi les regarder selon un point de vue déterminé dans le dessein de cerner ce qui est proprement syntaxique, formel, structurel et isolé d'éventuels usages, de toute application en vue d'une fin (cognitive, pratique, sociale, etc.). Considéré en soi, un système syntaxique ou grammatical — donc un calcul ou un langage — est arbitraire, sans fondement ni raison. W.K., p. 105 « Si vous me demandez pourquoi j'utilise une syntaxe, je ne puis rien indiquer comme justification. La syntaxe ne se laisse pas fonder. Par là elle est arbitraire. Séparée des applications, considérée pour elle seule, elle est jeu, comme le jeu d'échecs138. » Wittgenstein vient — et c'est un des tout premiers exemples de ce que l'on a pu nommer l'« anthropologie spéculative » — d'exposer cette curieuse idée selon laquelle sur Mars des créatures pourraient très bien mener une guerre selon les principes syntaxiques de ce que nous appelons jeu d'échecs. Ce qui distingue syntaxe du langage et jeu d'échecs, dit Wittgenstein, c'est leur usage respectif w ; il est tout à fait possible et légitime d'utiliser à des fins diverses un même modèle syntaxique; ces différents usages semblent à l'époque sans intérêt pour Wittgenstein car on les entérine, sans plus: W.K., p. 104 « La syntaxe n'est applicable qu'à ce à quoi elle est applicable. » Ces remarques nous intéressent parce que nous y percevons une tentative de dissocier la notion de « jeu » de ce qui sera plus tard désigné par l'expression «forme de vie». Dans JPJ., «jeux de langage » et « formes de vie » paraissent bien indissolubles. Paradoxalement, une des premières fonctions de l'analogie du jeu aurait été de dissocier la synthèse pratique « jeu de langage - forme de vie », reconnue tardivement par P.I., dans le but d'isoler au sein d'une praxis le système de ses règles, de sa syntaxe. Wittgenstein suggère même que l'on pourrait élaborer la syntaxe d'un langage sans se soucier de sa praticabilité 14°. Ainsi donc, l'essence du langage est syntaxe et celle-ci, comme jeu, est formellement et théoriquement isolable, saisissable en soi et pour 138 Cfr aussi W.K., p. 104 « L'essentiel est: la syntaxe ne peut être justifiée au moyen du langage. » L'impossible fondement est donc l'impossibilité d'exprimer, de dire — et de penser — le fondement. 139 Cfr aussi W.K., p. 104. l« w.K., p. 104. 100 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE soi: l'usage, l'enracinement dans la praxis demeurent encore accessoires ou inintéressants pour Wittgenstein. La possibilité d'élaborer une grammaire ou une syntaxe d'une façon systématique et théorique paraît ici sauvegardée. C'est sans doute un recul par rapport à l'identification du calcul comme pratique réglée et de la règle comme fondée dans l'usage. Wittgenstein paraît osciller entre ces deux perspectives: la première garde de la règle, du système, du calcul une idée assez classique où régnent l'ordre et la stabilité et qui permet de concevoir les mathématiques, la logique et le langage comme composés de calculs ou de jeux, multiples certes, mais transparents dès que l'on dispose de la clé des axiomes et des règles. L'autre perspective problématise précisément ces clés-là : nous y voyons Wittgenstein reconnaître le caractère indissociable de l'usage et de la règle, infuser dans la grammaire même l'opacité de la praxis et congédier ipso facto toute entreprise systématique et exhaustive d'explication théorique, scientifique ou logique, de l'essence du langage. Admettons que, d'une certaine façon, la première rencontre du langage et du jeu nous éloigne de l'esprit général de P.I. 4) Ni « métacalcnl » ni a métajeu ». Le calcul et le jeu définis comme « pratiques réglées », il reste à se demander s'il n'est pas possible d'élaborer la théorie générale du Calcul ou du Jeu. Soulignons le dessein d'universalité d'une telle théorie qui ne se contenterait pas d'établir la syntaxe particulière de telle ou telle pratique-calcul (jeu). C'est de nouveau la question du métalangage. Dans le cadre des discussions relatives à la non-contradiction des mathématiques, Wittgenstein en vient à affirmer l'impossibilité de toute métamathématique et de tout métajeu. I l critique le projet de Hilbert qui a la prétention d'élaborer une métamathématique; théorie générale qui, grâce à la formalisation et à l'axiomatisation jugulerait définitivement le risque d'apparition d'une contradiction dans la pratique mathématique. En substance, Wittgenstein affirme que tout système prétendu métamathématique n'est en fait qu'un nouveau calcul qui ne se situe pas sur un plan différent et supérieur à celui dont il prétend cerner théoriquement les possibles. Le métacalcul ne serait qu'une autre pratique à côté de celles qui existent déjà. W.K., p. 121 « Ce que fait Hilbert c'est de la mathématique et non de la métamathématique. C'est encore un calcul, aussi valable que n'importe quel autre. » DE LUDWIG WITTGBNSTBIN 101 E t ceci est vrai des « jeux » en général : les jeux dits « syntaxiques » ne doivent pas être privilégiés ou placés à un niveau supérieur, comme s'ils chapeautaient, en vérité, les jeux ordinaires. Il n'y a que des jeux et pas de Metajeu. W.K.j pp. 120-121 « J e puis jouer avec les pièces d'échecs suivant certaines règles. Mais je pourrais encore inventer un jeu où je joue avec les règles elles-mêmes : les pièces de mon jeu sont maintenant les règles du jeu d'échecs et les règles du jeu sont peut-être les lois logiques. Et alors j'ai de nouveau un jeu et non pas un métajeu. » (souligné dans le texte). On peut aussi, avec P.B., proposer une formulation d'inspiration russellienne : P.B., p. 180 « Par ailleurs, il ne peut y avoir, en aucun sens essentiel, une métamathématique. Tout doit demeurer en un seul type (ou donc en aucun type). » L'exclusion d'un niveau « meta » n'est pas seulement due aux implications aporétiques de son concept (la partie ne pouvant saisir le tout ; un premier ordre « meta » entraînant sur-le-champ une hiérarchie infinie de types qui ne rendrait compte de rien) ; le niveau « meta » est d'abord inutile: calcul, jeu, se fondent eux-mêmes dans leur propre pratique M1. P.B., p. 130 « Le calcul présuppose le calcul » ; on pourrait ajouter: « et rien de plus ni rien d'autre ». En examinant P.I., nous reprendrons cette importante question du fondement et des présuppositions. A propos de la théorie des jeux, spécialement d'une théorie du jeu d'échecs, Wittgenstein dit: W.K.j p. 133 « Ce que l'on appelle la « théorie du jeu d'échecs » n'est pas une théorie qui décrive quelque chose142 (...). Elle est naturellement de nouveau calcul et non une théorie. » La production d'une prétendue « théorie » des possibilités du jeu d'échecs signifie seulement que l'auteur de cette « théorie » a joué aux échecs «symboliquement», avec des signes par exemple et non avec des figures de bois ou d'ivoire : ainsi la « théorie » n'est-elle, ici, qu'un calcul, qu'une pratique d'une autre sorte 143 . Il est donc impossible de i« Cfr PB., p. 130. 142 Pour w. une théorie est par définition « descriptive ». Cfr W.K.j p. 168 « Quelle est la différence entre un calcul et une théorie? Simplement que la théorie décrit quelque chose alors que le calcul ne décrit rien: il est. » 143 w.K., p. 133. 102 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE faire l'économie de la pratique par la vertu de quelque théorie recueillant dans son intemporelle instantanéité la totalité des possibles pratiques. D'autre part, les règles, puisque règles il y a en effet, ne déterminent jamais qu'un jeu et non le J e u : W.K., p. 133 « A l'aide de règles, je ne puis jamais déterminer le jeu, mais toujours seulement un jeu. » Bien que l'expression ne soit pas employée, la notion de « calcul » apparaît déjà sous les espèces d'une « Famille » : il y a des calculs et il ne s'avère pas possible de stipuler des caractères communs essentiels 144. I l n'en va pas autrement des jeux 1 4 5 : on pourrait très bien concevoir un jeu où une expression telle que 0 ^ 0 (qui est pour Hilbert le symbole même de la contradiction, donc de la caducité) soit tolérée 145 . Précisons enfin qu'il existe bien une façon d'utiliser le calcul sur le mode descriptif, c'est-à-dire comme théorie. Le calcul est en effet justiciable de deux types d'usages. Comme « grammaire d'un langage » d'abord : il constitue alors un ensemble de règles départageant le sens et le non-sens. Dans un tel calcul ou jeu syntaxique, « La configuration d'un coup du jeu correspond à une règle syntaxique (...). La syntaxe ne peut être justifiée 146. » Selon le second usage, la configuration du calcul correspondra à une proposition vraie ou fausse. « Alors le calcul fournit une théorie qui décrit quelque chose146. » Vérification et justification empiriques sont ici possibles. Wittgenstein illustre le premier cas par l'exemple de la géométrie conçue comme syntaxe de notre description du réel 147 . On en conclut qu'une théorie-description ou explication concernant des faits est légitime; comme les « règles grammaticales» ne constituent pas à proprement parler des faits empiriques, contingents etc., elles ne peuvent devenir l'objet d'une théorie, 5) « Kalkiïl » et « Rechnong ». Nous avons suggéré que le calcul est pratique, manipulation réglée et nous avons insisté sur l'analogie entre calcul et langage. Dans un curieux passage intitulé « La construction d'une chaudière » 148, on perçoit l'identification de la notion de « Kalkûl » avec 144 cfr W.K., p. 202. M5 cfr W.K., pp. 131-133. i« W.K., p. 126. »7 cfr W.K., p. 126. 148 w.K., pp. 171-172 ; pour un exemple semblable, cfr W.K., p. 16a DH LUDWIG WITTGENSTEIN 103 celle de «pratique orientée», «activité», «comportement» et sa différenciation par rapport à « Rechnung ». Cette distinction entre « Kalkùl » et « Kechnung » nous a paru fort éclairante et significative. Au cours de la construction d'une chaudière, dit Wittgenstein, interviennent évidemment, à côté d'actes, de paroles, de gestes divers, des mesures et des calculs (manipulations de nombres) ; ces derniers, appelés « Rechnung » par Wittgenstein sont à comprendre comme des pas (Schritt) dans un « Kalkiil » plus général qui est la construction de la chaudière. « Rechnungen », gestes, ordres, paroles échangées etc. sont autant d'étapes dans l'exécution du « Kalkiil ». W.K., constitue de tout à partie du p. 172 « (...) ainsi la construction du corps de la chaudière de nouveau un pas dans ce Kalkùl et non pas quelque chose fait distinct. (La Rechnung et la construction technique font même tout. Elles constituent diverses parties d'un Kalkiil.) » Le calcul (Kalkiil) est à comprendre comme praxis. E t l'essence de la praxis est son être-Kalkûl (et non: « Rechnung ») au centre duquel nous retrouvons les notions de « règle » et d'« usage ». En distinguant Kalkiil et Rechnung et en faisant de la Rechnung (manipulation de chiffres) une étape ou une espèce du Kalkiil (entendu comme praxis), Wittgenstein renvoie les mathématiques (et avec elles la logique, le langage) à la pratique humaine comme à leur fondement et sens originel. Eût-il, au contraire, rapproché la praxis de la Rechnung, alors il aurait opté pour la mythologie logiciste, scientiste ou encore « cybernétiste » de notre époque. La différenciation sémantique entre « Rechnung » et « Kalkiil » revêt donc à nos yeux une importance primordiale, parce que symptomatique, pour la compréhension de la philosophie de Wittgenstein, spécialement en ce qui concerne l'image de la vie et de l'homme qu'elle nous offre. Cette différenciation coupe court à toute interprétation du langage ou de l'activité humaine sur le paradigme de la logique, ou de la mathématique. A le répéter clairement, que le langage ou la praxis ne sont pas « Rechnung » mais bien « Kalkiil » nous invite à ne pas chercher, du moins sans beaucoup de précautions, chez Wittgenstein, une vision de l'homme et de la pensée sur le modèle cybernétique 149 . Pour la machine, la question de la règle ne se pose pas. Evoquant, dans sa préface, l'esprit de P.B. : 149 Au contraire de Chomsky, par ex., dont la théorie serait hautement représentative de ce que Koerner nomme a the computer âge ». 104 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE « Cet e s p r i t est u n a u t r e que celui du g r a n d c o u r a n t de la civilisation e u r o p é e n n e e t a m é r i c a i n e d a n s laquelle n o u s n o u s t r o u v o n s t o u s . » I l ajoute : « J ' a i m e r a i s d i r e : " Que ce livre soit é c r i t en l ' h o n n e u r d e D i e u " , m a i s cela s e r a i t a u j o u r d ' h u i u n e mystification (fourberie: S c h u r k e r e i ) , c'est-à-dire cela n e s e r a i t p a s c o m p r i s c o r r e c t e m e n t . » A l o r s c o m m e n t c o m p r e n d r e que G. G r a n g e r p r é s e n t e W i t t g e n s t e i n comme le « philosophe des t e m p s m o d e r n e s » d o n t la pensée « semble e x a c t e m e n t accordée a u x p r é o c c u p a t i o n s les p l u s f o n d a m e n t a l e s de l'homme c o n t e m p o r a i n » ? 150 Tel est le p a r a d o x e que n o u s a u r o n s à r é s o u d r e . m . Philosophische Grammatik I n f i n i m e n t p l u s p r o c h e de l ' i n s p i r a t i o n d e P.I. que d e celle d u T. M , l a P.O., publiée en 1969, ne p e u t que r é v o l u t i o n n e r l'idée qu'on s ' é t a i t faite s u r l'évolution de la pensée de W i t t g e n s t e i n . L a P. G. r e g r o u p a n t i» G.G.G., pp. 6-7. 151 Comme P.G. est dépourvu d'index, nous avons relevé h titre exemplatif la liste des thèmes suivants présents dans P.G., qui achèvera de convaincre le lecteur: — critique du modèle linguistique de saint Augustin (pp. 56-58) — multiplicité diverse des mots comme outils (pp. 58 ; 67) — apparence trompeuse de l'homogénéité du langage (pp. 57 ss) — signification = usage (pp. 60 ; 71) — plurivocité de la définition ostensive (pp. 60 ; 89 ss ; 136) — critique de la « bearer-theory » (pp. 63 ss) — méthode descriptive et rejet de l'explication (p. 66) — critique du logicisme et de l'utopie du langage idéal (p. 77) — problème de la règle (pp. 80 ; 93 ss ; 280 ss) — la chaîne des raisons a une fin (pp. 94 ; 97 ; 109 ss) — copier et lire (p. 99) — critique de toute hypostase du « mental » (p. 100) — problème du « meinen » et de la terminologie mentaliste en général (pp. 103 ; 132 ss ; 143 ss) — usage de l'anthropologie spéculative (p. 112) — critique de l'essentialisme et des concepts précis (pp. 112 ; 273 ss) — abandon du principe d'analycité unique et complète (pp. 210 ss) — question de l'apprentissage du langage (pp. 80 ; 97 ; 118 ; 191) — question du critère (pp. 45 ; 65 ; 81) — notion de « Famille » (pp. 68 ; 75 ; 190 ss ; y compris la thématisation de «jeu», P. 75) — « jeu » et « jeu de langage » (passim) On pourrait assurément allonger cette liste qui n'est qu'illustrative et sans prétention exhaustive. En outre, de nombreux passages de P.G. sont littéralement repris dans P.I. Le style philosophique est presque Intégralement celui de P.I. DB LUDWIG WITTGENSTEIN 105 des notes rédigées entre 1931 et 1933 éclipse définitivement l'importance inaugurale pour la seconde philosophie de Wittgenstein du Blue Book. Mais il y a plus: P.G. apporte la preuve que les textes de P.I. sont des produits de l'aménagement, du polissage bien plus que de la création. S'il est exagéré de prétendre que de 1933 à 1951 la pensée de Wittgenstein ne s'est plus du tout modifiée, il faut cependant reconnaître qu'en 1933 l'essentiel est acquis et que la révolution créatrice a eu lieu. Comme nous inscrivons décidément P. G, à l'actif de la seconde philosophie de Wittgenstein, nous utiliserons ce livre, aussi bien que les autres écrits d'après 1933, pour éclairer directement P.I. Comme document de transition, son importance est assez faible, sauf sur quelques points précis que nous allons examiner. 1) Le langage : calcul (Kalkiîl) ou jeu. L'usage parallèle de « calcul » et de « jeu » pour désigner le point de vue d'approche ou le modèle du langage confirme que c'est bien en grande partie sous l'impulsion de réflexions sur la nature des mathématiques que Wittgenstein conçut peu à peu la philosophie des « jeux de langage ». Dans P.G., l'emploi de « j e u » ou de «calcul» est indifférent; à preuve: P.G., p. 57 « Mais le jeu qu'Augustin décrit (...) » et quelques lignes plus bas, sur la même page : « Augustin décrit un calcul de notre langage (...) 152 . » La première attestation de « Sprachspiel » nous la trouvons dès les premières pages de P.G. et dans un contexte absolument conforme à l'esprit de P.I* P.G., p. 43 « (Comparez divers jeux de langage: description d'une situation, invention d'un récit, etc. (...)) !53. » I l est important d'observer que ce terme est introduit ici — à la différence de BI.B. — sans précautions théorique ou méthodologique particulières et comme s'il s'agissait d'une expression déjà familière. En outre, elle est d'emblée plurielle comme une « F a m i l l e » . Ce passage suffirait à montrer que, dès le début de P.G., la révolution philosophique de Wittgenstein est déjà accomplie. Quelques pages plus loin d'ailleurs nous relevons le « jeu de langage » du maçon "* dans le con152 On p o u r r a i t multiplier les exemples. Notons qu'il ne semble pas y avoir a u fil de P.O. de progressive préférence. 153 Selon les notes de MOORE, l'expression de « language games » est déjà utilisée a u cours de l'année académique 1930-1931. (if., p. 261.) 1* P.Q., p. 67. 106 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE texte même de la critique du modèle augustinien, que l'on retrouve presque littéralement au commencement de P.I. Le caractère « familial » des notions synonymes de « calcul » et de « jeu de langage » s'affirme: P. G.y p. 62 « Mais il n'y a pas de frontière précise entre des formes primitives et des formes plus complexes. (...) J e ne puis que décrire des jeux de langage ou des calculs; que l'on veuille encore les appeler calculs est indifférent, à condition seulement que l'usage du nom collectif ne nous empêche pas d'examiner chaque cas isolé, particulier. » L'on rencontre même, comme dans P.I., la thématisation de « jeu » comme « Famille » 155 que Wittgenstein se refuse à assimiler à un vulgaire cas de polysémie 156 . Tous les concepts-clefs de Wittgenstein (langage, calcul, proposition, règle, jeu, etc.) sont donc déjà traités comme des « Familles». Or c'est notamment parce qu'il n'y a pas, par ex., « un concept du calcul de tous les calculs » qu'« il n'y a pas de métaphilosophie » 1S7. L'absence de celle-ci, Wittgenstein la souligne comme « une idée directrice » ai. On aura reconnu le thème de l'impossibilité du métalangage, lié cette fois à la conception fondamentale qui repère dans la trame du langage (de la pensée) une complexité croisée et ouverte de « familles analogiques » à partir desquelles, et en vue d'usages variés, il est possible de tracer des frontières, de cristalliser des structures, de préciser des règles, bref de prélever des concepts après les avoir précipités. 2) Langage et réalité. P.O., p. 103 « J e pensai que Napoléon fut couronné en l'an 1805. Qu'est-ce que ta pensée a affaire avec Napoléon? Quelle connexion y a-t-il entre ta pensée et Napoléon ? » Une philosophie qui ne reconnaît au langage qu'une fonction de représentation du réel, axée sur la connaissance, et qui identifie le sens de la proposition avec ses conditions de vérité ou avec la méthode de sa vérification se heurte nécessairement au problème classique de la nature du rapport qui doit exister entre le langage (la pensée) et la réalité (actuelle ou possible). Dans le T., c'est la « Bild-Theorie » qui donne à ce problème une solution générale en postulant une Méthode de Projection ou « Form der Abbildung » qui se montre dans la proposition. iss p. 68. P.O., p. 75 où apparaissent les termes de «parenté» (Verwandtschaft) et de « famille » pour la première fois. Cette thématisation se retrouve aussi dans M.,157p. 313. P.Q.t p. 116. 156 P.G., DE LUDWIG WITTGENSTEIN 107 La critique que Wittgenstein entreprend de la « Bild-Theorie » vise fondamentalement à soustraire au langage lui-même ce qui l'institue dans son être-image et aboutit à conférer au seul usage le pouvoir de faire d'une suite de signes une image du réel. Wittgenstein explique que dans son T, il a été victime d'une confusion entre « méthode de projection » — qui requiert des usages — et « rayons de projection » (« Projektionsstrahlen ») que l'on peut se représenter comme émanant directement de la proposition-image qui aurait résolu ainsi dans son essence le problème de la participation entraînant l'autarcie du langage et l'évincement de l'usage 158. La proposition-image seule déterminait ainsi son objet, sans qu'il y ait lieu de recourir, par ex., à quelque visée intentionnelle de la conscience d'un sujet. "Wittgenstein en arrive maintenant à admettre que souvent ce n'est pas quelque isomorphie foncière entre réel et signe qui établit celui-ci comme image de celle-là mais tout simplement l'apprentissage d'un certain usage du signe comme représentatif de tel objet. Abandonnant le mythe de la notation idéale et unique dont l'êtreimage aurait été nettoyé de toute convention contingente, Wittgenstein reconnaît la multiplicité indépassable des notations et donne, par le fait même, une place prioritaire à l'usage conventionnel, au point que tout peut être image de tout l S 9 et qu'une image (isomorphe) peut ne pas être comprise (utilisée) comme telle 16°. On connaît la réponse phénoménologique au problème posé par l'apparent fossé entre réel et pensée: postuler l'implication réciproque de la conscience et de l'objet aux extrémités complémentaires de la visée intentionnelle. Dès P.G., Wittgenstein traite des questions liées à l'usage de mots tels que « intention », « vouloir dire », « comprendre », etc. 161 . Quoique l'on puisse discerner chez Wittgenstein une volonté d'en finir aussi avec le vieux problème du dualisme (sujet-objet, pensée-corps, intérieurextérieur, etc.), rappelons que nous croyons hasardeux de rapprocher de la phénoménologie continentale la conception de Wittgenstein. Nous dirions que la phénoménologie résout la question dans un style conceptuel essentialiste et riche en résonances idéalistes, tandis que Wittgenstein utilise une terminologie volontiers pragmatique et même positiviste et affiche une volonté anti-essentialiste. Lorsque Wittgenstein parle de « vouloir dire, comprendre, intention, etc. », c'est presque toujours avec le dessein de dénoncer toute 158 159 1« 161 Cfr P.G., pp. 212-214. p,a., p. 163. Cfr P.G., p. 42. Pp. 143 ss et passim. 108 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE hypostase de ces notions sous les espèces de quelque processus unique et mystérieux. C'est de cela que doit nous convaincre une exemplification d'orientation volontiers behavioriste et qui ne renvoie pas à l'unité d'une essence. Sans doute, est-ce bien, par ex., grâce à l'intention que telle image atteint la réalité, seulement cette intention est à concevoir comme faisant corps avec l'exécution d'un calcul, comme coups dans un jeu, comme une succession de pas dans une praxis vivante et non comme l'acte d'une conscience, à la manière de quelque étrange processus mental ou spirituel 162 . Le problème de l'interprétation (qui est susceptible d'être indéfiniment poursuivie) des signes est résolu par la même occasion et dans un sens similaire: P.G., p. 147 « Ce n'est pas le fait que tel symbole n'est plus passible d'interprétation, mais au contraire: je n'interprète pas. J e n'interprète pas parce que je me sens dans l'image présente au naturel. (...) Dès que je considère le symbole pensé « de l'extérieur », alors il me vient à l'esprit qu'il pourrait être interprété de telle et telle façon. » Comparez P.Q., p. 146 « Ainsi, lors de nos actes d'intention, les images de l'intention nous entourent et nous vivons parmi elles. » (nous soulignons). Vie ordinaire, naturelle, on voit poindre les valeurs éthiques de Wittgenstein. Mais ce qui nous importe ici c'est de reconnaître que les notions telles que « vouloir dire, comprendre, viser intentionnellement » désignent toutes pour Wittgenstein des opérations avec des signes I63 ; elles sont comme des étapes au sein d'un « calcul-praxis » ou d'un « jeu de langage-forme de vie » où s'abolit le partage de l'intériorité (aussi longtemps que « tout va bien »). « Comprendre un m o t » , c'est « pouvoir l'utiliser » I64, c'est calculer avec lui. Déjà dans W.K., p. 168, on lit: « La compréhension d'un mot ou d'une proposition est un agir calculant (ein Kalkulieren). » E t d'une façon décisive dans P.O., p. 160 « La pensée et son usage progressent pas à pas comme calcul. » « Le calcul (Kalkûl) de la pensée se relie au réel hors de la pensée. » C'est bien la notion de calcul (comme praxis, comme « jeu de langage » ) qui permet de résoudre le problème de la solution de continuité entre pensée et réel. La notion de « Kalkûl » et non évidemment 162 cfr P.G., p. 146. 163 Cfr W.K., p. 167 où W. dit que ne l'intéressent guère les processus psychiques de l'intention, de la compréhension etc. L'essentiel est l'opération avec des propositions. «* P.G., p. 47. DE LUDWIG WITTGENSTBIN 109 de « Rechnung » : si la pensée (le langage) était « Rechnung », l'ancien dualisme subsisterait. En termes de jeu: P. G., p. 154 « Nous sentons ce passage (de la pensée au réel) aussi légitime que le coup permis d'un jeu. » Déjà dans P.B., Wittgenstein se posait les questions du rapport entre pensée et réel et de l'espace commun 165 et déjà une solution s'ébauchait grâce à la notion d'« usage » 166. Mais ce n'est qu'à partir de P.G., et accessoirement dans W.K., qu'une réponse circonstanciée devient possible à cette même question qui hantait Wittgenstein, à un certain moment 167 . Une proposition n'a de sens, n'est vivante, n'atteint le réel que si elle fait partie d'un système linguistique et si elle est utilisée 168 , c'est-àdire: lorsqu'elle se trouve au sein d'une pratique réglée pour laquelle naturellement et originellement il n'y a pas de fossé entre réel et pensée (langage). L'idée d'un espace commun n'a pu se développer qu'en synchronie avec l'apparition de notions « mixtes » (enracinées simultanément dans les deux termes de l'ancien dualisme) telles que « jeu de langage », « calcul », « usage ou pratique réglée » : praxis. Conclusion de la Section II L'examen des écrits de la période de transition nous a mis en présence d'un double mouvement de la pensée de Wittgenstein. Deux vecteurs coexistent malgré leur sens opposé et leur antagonisme latent. Le premier, appelons-le « pôle théorétique », sort directement de la problématique du T. qui s'approfondit Certes la logique unitaire du langage s'est pluralisée en un nombre indéfini de « systèmes propositionnels » élémentaires. Mais la fonction du langage reste représentative ou descriptive et tout énoncé sera susceptible de vérité ou de fausseté compte tenu des règles de projection (de la méthode de vérification, ou encore de la grammaire) qui sont propres aux « systèmes propositionnels » impliqués par l'énoncé. 165 P.B., p. 70 « Où le signe s'attache-t-il a n monde? » P.B., pp. 70 ; 78 « im selben R a u m ». 166 c f r P.B., p. 85 « P a r usage (Anwendung) j ' e n t e n d s ce qui, d'une façon générale, transforme en langage des combinaisons sonores ou des traits. Au sens où c'est Tosage qui transforme en règle graduée (Massstab) le bâton couvert de t r a i t s , l? apposition du langage a u réel. » l « P.Q., p. 142. 168 c f r P.G., p. 149. 8 110 LA PHILOSOPHIE! D U LANGAGE D'autre part, dans cette perspective, la systématicité du langage est nette et stable ; que sa logique se soit pluralisée est accessoire au regard de cette dureté des structures. Qu'il suffise d'un système axiomatique ou qu'il en faille plusieurs, cela ne change rien à l'affaire: l'élaboration systématique de la grammaire, la saisie précise des règles rend possible la maîtrise théorique du langage. A ce stade, la règle est « sans surprise » : le principe d'identité se porte bien et les « différences » et les « possibles » ne nous débordent pas encore de toutes parts. Le modèle du langage reste donc ici le système ou le calcul, entendus en un sens tout à fait ordinaire. Certes, il y a différents calculs mais pour chacun d'eux on pourra dresser la liste des axiomes et des règles (même si le statut de tels énoncés grammaticaux n'est pas sans ambiguïté) et alors tout ira de soi, parce que l'application d'une règle ou l'opération conforme à une règle est transparente, parce que la règle et l'axiome contiennent déjà effectivement — anticipé de quelque façon — le champ systématique de leurs possibilités. Bref, nous ne sommes guère éloignés du logicisme classique, proche de la grammaire générative et à courte distance des modèles cybernétiques. Ainsi Bogen croit devoir placer entre le « langage-image » du T. et les « jeux de langage » de P./., un modèle intermédiaire qui serait le « langage conçu comme calcul strict appliquant des règles de projection » 169. E t il ajoute que ce qui fut fatal à ce modèle est la question de « suivre une règle ». Hallett, de son côté, souligne l'importance cruciale des règles fixes et de la notion de système avant le BI.B. et conçoit entre « le sens atomique » du T. et le « sens comme usage » de P./"., une définition transitoire : « le sens — la localisation dans un système grammatical » 170. 169 170 BOGEN, cfr pp. 171-182. HALLETT, pp. 77 à 83. Il souligne avec raison la différence entre «système » et « jeu de langage ». Pour être complet et plus précis, il faut toutefois ajouter que d'une part, encore dans Bl.B.t la dimension systématique des «jeux de langage » est soulignée et que d'autre part jusqu'au bout l'analogie du jeu aura aussi pour fonction d'insister sur l'aspect réglé du langage. En ce qui concerne la relative systématicité de la notion de « jeu de langage» dans Bl.B.y R. RHEES remarque que W. use parfois du terme «notation» comme d'une sorte de synonyme, alors que dans Br.B., la différence entre «jeu de langage » comme « système de communication » et de simples notations différentes est nette (B.B., pp. VI, VII). Or le terme de «notation» présente de fortes connotations théorétiques (cfr Tractatus). HEBVET observe pour sa part que dans BI.B., W. semblait surtout projeter de D B LIJDWIG WITTGENSTBIN 111 Mais la période de transition ne se résume pas à cette perspective comme Bogen ou Hallett ont trop tendance à le croire et il ne faut pas attendre Bl.B. pour que l'autre vecteur s'affirme. Appelons-le le « pôle pratique ». La difficulté majeure de l'exégèse des notes de 1929 à 1933 réside dans l'inextricable collusion de ces deux pôles (sauf peut-être dans OLF.} essai que Wittgenstein désavouera d'ailleurs comme dénué de toute valeur m et où la perspective théorétique est souveraine). Aussi le tableau que nous présentons en guise de conclusion est-il volontairement trop net, trop tranché, après le commentaire fouillé où nous avons suivi à la trace les hésitations, les ambiguïtés, les oscillations de la recherche de Wittgenstein m. Le pôle pratique se caractérise par la dénonciation du platonisme mais aussi des formes plus subtiles et plus modérées de l'attitude théorétique telles que Pintuitionnisme ou le conventionnalisme. C'est que, comme le remarque Stegmûller, classicisme et intuitionnisme s'accordent pour dire qu'un ensemble d'axiomes et de règles étant posé, nous n'avons plus ensuite le choix d'accepter ou de rejeter les « conséquences » 173. Pour le conventionnalisme, la convention établie, le respect et l'application s'imposeront d'eux-mêmes. Il y a donc, pourrait-on dire, ici aussi une conception théorétique de l'agir, de l'opération de « suivre une règle » car la règle continue encore à anticiper ses applications possibles qui sont comme contenues en elle. Par l'accentuation du pôle pratique, nous devons admettre que c'est sans cesse que le sol risque de se dérober et que la règle perd son inflexibilité, sa dureté cristalline, là même où elle paraissait la moins contestable : en mathématique, en logique. Principe d'identité, répétition identique, nécessité logique sont mis en question. Dès lors, par un curieux renversement, ce n'est plus la logique qui s'offre comme modèle d'intelligibilité pour le langage ordinaire : c'est ce dernier qui impose la mesure, avec son inconsistance, construire, d'inventer des « jeux de langage » plus nets que l'usage ordinaire afin de r e n d r e celui-ci plus clair e t plus systématique. En ce sens, la fonction du « jeu de langage » artificiel restait assez proche de celle d'une notation logique normative destinée à améliorer l'usage ordinaire. W. a u r a i t p a r la suite tenté d'atténuer cet aspect réformatif (pp. 338 ss). 171 OLF., p. 31. 172 Qu'on en juge en se souvenant de la notion de « c a l c u l » ou de « j e u » : t a n t ô t nous sommes ramenés à l'ancienne perspective — c'est la dimension théorétique de ces modèles lorsqu'ils servent à a t t i r e r l'attention sur les aspects fonctionnel, structurel, formellement réglé des langues naturelles ou artificielles — t a n t ô t l'aspect pratique, d'effectuation concrète et instable — la règle suspendue à ses applications — est violemment souligné. Alors aucune économie théorétique de l'action n'est plus possible: les modèles logicistes, formalistes, cybernétiques sont totalement évincés. 173 Cfr STEGMÛLLER, pp. 518-520. 112 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE son instabilité, sa relative fluidité : tel est aussi le sens du renvoi de la Reohnung au Ealkûl compris comme praxis ou « jeu de langage ». Par là, nous n'y avons guère insisté mais cet aspect est net dans P. G. et nous nous y attarderons dans la Section I I I , s'introduisent aussi une hétérogénéité et une diversité beaucoup plus radicales que le pluralisme des Satzsysteme tout entier contenus dans leur fonction représentative. La multiplicité hétérogène des calculs et des jeux est la diversité même des pratiques (des « formes de vie » ) et des finalités, des usages. L'appel à une instance unificatrice — qui serait, comme toujours l'instance théorétique — est interdit. Notons, enfin, qu'il serait faux de prétendre qu'à la fin de la période de transition seul demeure le vecteur pratique. S'il s'est affirmé, il n'a pas complètement supprimé l'autre — plusieurs passages de P.G. pourraient en témoigner. SECTION III LA PRATIQUE PHILOSOPHIQUE DU SECOND WITTGENSTEIN INTRODUCTION A LA SECTION I I I En épigraphe à une étude de P.I., il faudrait placer, non quelque maxime tranchante au contour net et suggestif, mais l'un de ces dessins changeants et riches en illusions d'optique, pour lesquels Wittgenstein semblait d'ailleurs manifester un intérêt particulier. Si le T. est une œuvre difficile et parfois relativement obscure, du moins le lecteur peut-il y affermir ses prises et concevoir, à la lecture attentive, le sentiment légitime d'un réel approfondissement. A le dire brutalement, un approfondissement (dans le sens où Von parle de la « profondeur » d'une philosophie) de P.I. est toujours synonyme de quelque mécompréhension, toujours le résultat d'une illusion l. On ne compte plus le nombre d'interprétations divergentes de la seconde philosophie de Wittgenstein. Confronté avec cet état de choses déconcertant, nous avons essayé de ne jamais l'oublier et d'en rendre compte. Parti de l'examen d'une notion déterminée et reconnue comme capitale par plusieurs auteurs, « jeux de langage », nous avons tenté de l'expliciter. Il est apparu rapidement que toute tentative directe, frontale, d'élucider la notion de « jeux de langage » était vouée à l'échec, ou plutôt conduisait à accentuer et à gonfler l'importance d'ww élément qui, somme toute, dans la philosophie de Wittgenstein n'est guère plus important que d'autres. 1 P.I., 65 « Les problèmes qui surgissent d'une mécompréhension de nos formes de langage ont le caractère de la profondeur. (...) Pourquoi trouvonsnous profonde une saillie grammaticale? (Et c'est cela la profondeur philosophique.) » 114 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE Parler de la seconde philosophie de Wittgenstein comme de la « philosophie des " jeux de langage " » est une appellation commode mais qui ne renvoie à aucune réalité textuelle précise. Aussi, tout en conservant la notion de « jeux de langage » comme une sorte de fil d'Ariane parfois fort ténu, avons-nous été amené à nous interroger sur le sens général de la pratique philosophique du second Wittgenstein, à partir de l'horizon duquel, seulement, la notion de « jeux de langage » pouvait être placée dans une « lumière correcte ». I l y a donc lieu de voir dans la suite des trois chapitres de cet examen non pas un réel approfondissement progressif — comme il était encore possible de le faire pour le ï7. — mais plutôt la surface segmentée d'un triptyque dont chaque panneau dévoilerait un aspect de la philosophie de Wittgenstein et de la notion de « jeux de langage ». Wittgenstein aimait aussi à suggérer les aspects variés des choses pour nous guérir de notre « cécité aspectuelle » (Aspektblindheit). C'est donc à une approche multilatérale que nous nous sommes résigné, nous penchant successivement sur l'irréductible diversité des « jeux de langage » (Les jeux de la diversité), sur les aspects méthodologiques de la pratique de Wittgenstein avec son usage fréquent de métaphores — par ex. celle de « jeux de langage » — et sa prétention à la pure description (La Méthode: métaphores et description) ; enfin, nous avons interrogé les fondements (Du côté des fondements) : l'assise des « jeux de langage et forme de vie » et les éventuels présupposés de la philosophie de Wittgenstein. Interrogation délicate, dans la mesure où, précisément, la présupposition majeure de la pratique de Wittgenstein, consiste dans la possibilité de dissoudre l'idée — philosophique — que toujours et partout on peut et on doit mettre au jour des présuppositions et les creuser inlassablement Question qui ne pouvait avoir un sens que pour autant que la pratique de Wittgenstein présentât des « ratés », dans la mesure où sa négation de la philosophie est encore philosophique et présuppose la philosophie. Questions difficiles et précaires enfin, dans la mesure où sans cesse elles résorbent leur dualité: interroger les fondements de la philosophie de Wittgenstein ne peut pas, à la rigueur, être distingué d'une enquête portant sur les fondements de nos « jeux de langage - forme de vie » puisque la philosophie de Wittgenstein est aussi la tentative de philosopher sans se distancer de la platitude de notre quotidienneté, sans permettre de prendre leur cours aux jeux infinis de la réflexivité. DE LUDWIG WITTGBNSTBIN 115 Question, encore une fois, qui ne pouvait se nourrir que de l'ambiguïté et de l'échec relatif de la tentative wittgensteinienne. La littérature concernant la seconde philosophie de Wittgenstein est surabondante, en expansion constante et riche en divergences (qui, chose curieuse, ne paraissent pas entraîner des controverses partisanes, comme si, tacitement, il était admis que dans Wittgenstein on peut trouver n'importe quoi). Nous nous sommes peu à peu formé une idée personnelle de la seconde philosophie de Wittgenstein, partiellement inspiré, bien sûr, par des commentaires que nous citons, mais n'hésitant pas à prendre des positions polémiques et à marquer notre désaccord. Enfin, nous avons fait un appel constant aux textes adjacents tels que Le Cahier bleu et le Cahier brun (que nous rangeons décidément dans la seconde philosophie et non dans la période de transition, rappelons-le), Remarques sur « The Golden Bough » de Frazer, Leçons et conversations, Remarques sur les fondements des mathématiques, Fiches, De la certitude. I. Les jeux de la diversité 1) Concept et « famille ». Essence et exemples. P.I., 65 « Tu parles de toutes sortes de jeux de langage possibles, mais à aucun moment tu n'as dit ce qui constitue l'essentiel du jeu de langage, et donc du langage même. » « E t voilà qui est vrai. Au lieu d'indiquer quelque chose qui soit commun à tout ce que nous nommons langage, je dis que pas une chose n'est commune à ces phénomènes, qui nous permette d'user du même mot, mais qu'ils sont apparentés les uns aux autres de manières diverses et multiples. » L'aphorisme 65 pose donc la question cruciale de Vessence du langage ou des « jeux de langage » à laquelle Wittgenstein répondra par une fin de non-recevoir en introduisant la notion de « ressemblances familiales » (Familienàhnlichkeiten) (P.7., 67). Cette expression analogique — que nous abrégeons par « famille » — nous invite à rendre compte de tout terme général comme renvoyant à une série d'usages en un réseau de similitudes diverses 1 . Wittgenstein ne nie pas qu'il soit possible et parfois nécessaire d'utiliser des concepts précis: je puis, dit-il, donner à mon concept (il s'agit de « nombre » ) des limites rigi1 Cf r P.I., 66-67 « un réseau complexe d'analogies qui s'entrecroisent e t s'enveloppent les unes les a u t r e s . Analogies d'ensemble comme de détail ». 116 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE des, mais aussi longtemps que l'on n'a pas, dans un but déterminé, décidé de tracer des frontières nettes, l'usage, le concept — et tel serait donc son mode normal d'existence — a des contours flous2. Une critique de la valorisation abusive de Vexact — le mythe de la supériorité incontestable de l'exactitude scientifique, mathématique ou logique — nous invite à ne pas voir dans ce « vague » et cette « diversité » quelque insuffisance ou imperfection de l'usage linguistique ordinaire 3 . Dans une « famille », les différences sont aussi importantes que les ressemblances de sorte que, lorsqu'on impose à un concept une définition précise, celle-ci ne correspondra jamais à la totalité diverse de la « famille ». Au sein d'une « famille », il est donc possible de « tracer » divers concepts précis qui accuseront, chacun, tels ou tels aspects, telles similitudes et telles différences du tissu conceptuel de base 4 . Autrement dit, il n'y a pas une « raison » de la « série familiale ». E t le tracé que j'opérerai ne coïncide pas nécessairement avec celui d'autrui 4 . Ainsi donc, selon Wittgenstein, le rapport que la sémantique ou la grammaire ou, bien sûr, la philosophie lorsqu'elle est en quête d'essences, entretient au langage est-il actif et toujours normatif, orienté, particulier. Tel est le congé donné par Wittgenstein à toute Wesenschau qui prétendrait saisir des « essences universelles et immuables». L'anti-essentialisme de Wittgenstein est bien connu 5 . Ce que l'on a moins nettement mis en évidence, ce sont ses deux corollaires de la normativité implicite de tout discours philosophique — normativité à laquelle la pratique descriptive de Wittgenstein prétend, à tort ou à raison (nous y reviendrons), échapper — et la pratique de Vexemplification. Une des surprises majeures que réserve au philosophe la lecture de P.I., c'est qu'il s'agit d'un ouvrage dont quatrevingt-dix pour cent du contenu sont un tissu d'exemples, de descriptions de cas particuliers. C'est un lieu commun des dialogues de Platon que le refus systématique des exemples lorsqu'il s'agit de « découvrir » une essence, de cerner une « idée » 6. Chez Wittgenstein, — et le point est capital — l'exemple acquiert un statut nouveau et privilégié: 2 Cfr P.I., 68-71 « Car je puis donner au concept "nombre" des limites stables » « le concept " jeu " est un concept aux contours flous. » 3 Cfr P.T., 88. 4 Cfr P.I., 76. Et on a bien le droit de définir ainsi des concepts à condition d'en prendre la responsabilité et d'en reconnaître les limitations. C'est lorsque cette décision sémantique est prise pour une intuition qu'il y a abus. Cfr par ex. B.B., p. 109. 5 Par ex. PITCHER, « The Attack on Essentialism », in The philosophy of Wittgenstein. 6 W. appréciait Platon et c'est bien à la doctrine platonicienne qu'il s'attaque. Cfr P.Q.% p. 120 « Socrate reprend le disciple qui, interrogé sur la question de l'essence de la connaissance, énumère des connaissances. » Cfr aussi Bl.B., p. 20. DB LUDWIG WITTGENSTEIN 117 il n'illustre aucune essence 7 et au cours d'une explication, d'une définition ou d'un apprentissage linguistique, il n'est pas un pis-aller; en outre, celui qui reçoit les exemples n'est pas invité à saisir à travers eux ou au-delà d'eux un concept net, quelque chose de commun et par là d'essentiel qui serait comme la règle de l'exemplification 8 . On risque, dit Wittgenstein, de ne plus rien tenir du tout si on rejette comme inessentiels tous les traits et exemples particuliers 9 . La pratique du second "Wittgenstein est donc, presque tout entière, une exemplification — où les exemples familiers voisinent avec les cas imaginaires — qui attire l'attention sur des similitudes et surtout sur des différences que nous avons, à cause de notre aspiration au général 10, tendance à négliger. Très souvent en lisant Wittgenstein, nous passons ainsi d'une « famille » à une autre, et cela insensiblement (par ex.: « être capable de », « suivre une règle », « copier », « lire », « dériv e r » , etc. 11 ), et l'agacement de la lecture croît à mesure que l'on a l'impression de parcourir un approfondissement qui ne cesse de se dérober, puisque, à la fin du parcours comme au début, nous aurons encore un exemple et que la liste dont nous disposons pourrait être reprise, modifiée, prolongée dans les sens les plus divers. Les exemples de Wittgenstein ne sont cependant pas quelconques: il les choisit de telle sorte qu'il nous est pratiquement impossible de procéder à une généralisation, à une conceptualisation précise: dès que l'exemplification risque de « se cristalliser » en essence, — c'est-à-dire chaque fois qu'on est sur le point de s'écrier qu'on a enfin compris où Wittgenstein veut en venir, ce qu'il entend par « vouloir dire », « penser », « lire », « règle », etc. — un développement survient qui met la théorie en lambeaux. Aux yeux de Wittgenstein, une des causes majeures des maladies philosophiques est une « diète unilatérale d'exemples » n. Ce qui nous empêche de voir les détails et les différences 13 — en somme, pour Wittgenstein, de « voir » tout simplement (« Ne pense 7 P.G., pp. 118-120. Br.B., p. 125 « Ce n'était pas la fonction de nos exemples de nous m o n t r e r l'essence de " dériver ", " lire ", etc. à t r a v e r s un voile de t r a i t s inessentiels. » 8 Cfr P.I., 71 « Le fait de donner des exemples n'est p a s ici un moyen indirect de l'explication, — à défaut d'un meilleur. » SCHULZ, de son côté, a souligné « qu'il n'y a que des exemples » (p. 66). 9 Cfr Br.B., pp. 124-125 ; P.I., 164. A propos de « dériver », W. utilise l'image de l'artichaut qui s'évanouit quand, pour en saisir la réalité, on a r r a c h e toutes ses feuilles. 10 Cfr Bl.B., pp. 17-18. 11 Br.B., pp. 100 ss etc. Cfr P.I., 172 ss (comprendre, lire, être guidé...). 12 P.I., 593. 13 Cfr P.I., 51. 118 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE pas! Regarde! ») M — est « notre aspiration au général » B , fondement de notre mépris pour le cas particulier 16 . La notation et l'invention d'exemples et de cas particuliers en insistant également sur les similitudes et les différences — mais en fait davantage sur les différences parce que nous n'avons que trop tendance à les négliger — auraient comme fonction, dans la pratique philosophique de Wittgenstein, d'opérer une sorte de neutralisation de son discours l 7 . C'est, dit-il, quand on ne garde pas à l'esprit la multiplicité des « jeux de langage » (en somme, ici, des occurrences particulières et concrètes) que l'on pose la question: « Qu'est-ce que? » 18. En ce sens, la production des exemples est la pratique de VÛbersichtliche Darstellung, autrement dit, de ce qui, chez Wittgenstein, passe pour une pure description. Qu'une telle neutralité soit effectivement possible, nous aurons l'occasion de l'examiner, mais il importait de noter la liaison étroite de ces notions méthodologiques avec la pratique de l'exemplification. Il est remarquable qu'en introduisant la notion de « famille », Wittgenstein thématise 1 9 son concept analogique fondamental de « jeux de langage » et il le fait en soulignant bien la différence entre une « famille » et un simple cas de polysémie a . La thématisation de « jeux de langage » présente une signification et des conséquences considérables (qui ne cesseront d'ailleurs de se manifester d'une façon toujours plus paradoxale). Elle invite le commentateur à renoncer à chercher dans P.I. quelque théorie des «jeux de langage», ou même seulement une définition précise de cette notion. Comme les jeux, les « jeux de langage » sont infiniment divers — et non pas à la manière de concrétisations variées d'wwe structure " Cfr P.I., 66. 15 Bl.B., pp. 17 ss. W. examine les composantes de cette aspiration. W Bl.B., p. 19. 17 BOUVEBESSE caractérise la philosophie de W.: «elle constitue u n e sorte d'invitation p a r a d o x a l e à bouder systématiquement son plaisir en m a t i è r e de théorie ». (W. La Rime et la Raison, p. 7.) 18 Cfr P.I., 24. 19 STEGMÛLLER (p. 461, note 11) souligne l'importance de cette thématisation et croit y voir un procédé caractéristique de W. qui utiliserait t a n t ô t comme modèle, t a n t ô t comme illustration u n e même notion. Nous verrons qu'une telle thématisation i m m a n e n t e et systématique est en effet fondamentale chez W. 20 P.O., p. 75. S'il s'agissait de polysémie, on p o u r r a i t espérer dresser u n e liste exhaustive des différentes significations précises du terme. On mesure la différence avec un réseau ouvert de cas ou d'usages apparentés, de façons diverses qui désintègre la logique du concept Cfr P.I., 66 et ss. DE LTJDWIG WITTGENSTEIN 119 commune! — ; certains se ressemblent, d'autres — selon les rapprochements qu'on fera au sein du « tissu de la famille » — sont fort différents; d'aucuns se recouvrent partiellement, d'autres sont nettement distincts 20 . L'usage du mot « jeu » serait-il donc totalement arbitraire? Non, répond Wittgenstein. Mais il n'est pas de toutes parts circonscrit par des règles 2I et il faut surtout se résigner à ne pas trouver une règle ou une caractéristique universelles. D'autre part, comme c'est le cas des autres notions, on pourrait, le cas échéant, fixer des limites rigides 21 en vue d'un usage déterminé. Une autre conséquence de la thématisation de « jeu » consiste en une espèce de subordination de cette métaphore à une autre métaphore: la «famille» qui, elle aussi, s'étend à l'ensemble du langage. Il y aura lieu d'examiner s'il s'agit de concevoir le rapport existant entre ces deux analogies fondamentales effectivement comme une subordination, ou plutôt comme une complémentarité de points de vue sur le langage. I l reste cependant que la thématisation de « jeu » et de « langage » nf c'est-à-dire des deux termes de l'analogie centrale de P.I., rend extrêmement fluides, subtils et complexes le mécanisme et les fonctions de cette métaphore. Enfin cette thématisation nous invite à récuser toute conception qui présenterait le langage comme composé ou systématiquement construit à partir d'un certain nombre de « jeux de langage » n, Les « jeux de langage » ne sont pas des « éléments » ou des « aspects » du « Langage » mais tout simplement « ils sont des langages différents » 24. Mais il n'est pas question non plus de se laisser entraîner à une conception « monadique » : les « jeux de langage » ne sont pas « sans fenêtre » puisque le réseau des analogies fait se recouvrir, partiellement, les différents membres d'une « famille » 25. 21 Cfr P.I., 68. « Jeu », « langage », « jeu de langage » sont bien tous trois thématisés comme « familles » (cfr P.I., 65-66). 23 Au début de Bl.B., p. 17, cette vue est encore possible: « Nous voyons que nous pouvons édifier les formes complexes à partir des formes primitives en ajoutant graduellement de nouvelles formes » ; mais elle est explicitement abandonnée, peu après, comme le note R. RHEES (B.B., pp. VII, VIII) en se référant à des écrits inédits. 24 B.B., p. IX. 25 Tout en remarquant la quantité innombrable des « jeux de langage », HIGH (pp. 75-76) souligne qu'ils ne sont pas nettement séparés. C'est encore High qui juge dangereux de croire qu'avec la notion de « jeu de langage », Wittgenstein 22 120 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE 2) Critique de toute réduction de la diversité des pratiques linguistiques. G r â c e à son envieagement « familial » des concepts, W i t t g e n s t e i n insiste déjà p u i s s a m m e n t s u r Virréductible diversité des « j e u x de langage ». Si cette i r r é d u c t i b i l i t é est u n des chevaux de b a t a i l l e du d é b u t de P.Ï., c'est qu'elle s'oppose non seulement a u sens commun et à la p l u p a r t des a p p r o c h e s logiques et scientifiques du l a n g a g e m a i s p l u s spécialement encore à la conception du Tractatus qui, n o u s l'avons n a g u è r e souligné, r e p r é s e n t a i t le J e u de l ' U n i t é et d u Concept. A l o r s qu'il vient de m o n t r e r l'infinie v a r i é t é des usages linguistiques, W i t t g e n s t e i n ajoute qu'il est i n t é r e s s a n t de c o m p a r e r cette extrao r d i n a i r e m u l t i p l i c i t é avec « ce que les logiciens o n t d i t à p r o p o s de la s t r u c t u r e d u langage. ( E t a u s s i l ' a u t e u r d u Tractatus) » 26. C e t t e t e n d a n c e à concevoir le f o n c t i o n n e m e n t du l a n g a g e selon un modèle u n i t a i r e , r i g i d e e t homogène a u r a i t u n e double r a i s o n . I l y a d'abord cet a p p é t i t d ' u n i t é , de « voir ce qui est commun, i d e n t i q u e » , ce besoin du général, qui n o u s h a b i t e et n o u s aveugle ZI. Q u a n t à l ' a u t r e cause de l'égalisation a b e r r a n t e des f o n c t i o n s d u l a n g a g e , elle réside d a n s l ' a p p a r e n c e u n i f o r m e des m o t s (comme « signifiants » inertes) e t des s t r u c t u r e s p r o p o s i t i o n n e l l e s (par ex. le cliché: « S u j e t - P r é d i c a t M) 28 . a) Critique du « Tractatus ». La conception d u T. se voit mise en question s u r d e u x f r o n t s essent i e l s : le modèle de la signification comme dénomination (Benennung) — on a r e c o n n u la « bearer-theory of m e a n i n g » -— ; d ' a u t r e p a r t , le modèle d e la p r a t i q u e l i n g u i s t i q u e comme calcul analytique selon des règles strictes (bref, l ' a t o m i s m e logique, avec ou s a n s base ontologique, y compris ses r é a m é n a g e m e n t s t h é o r é t i q u e s d e l a période de t r a n s i tion). Le modèle augustinien et le paradigme sémantique du nom. L a c i t a t i o n de s a i n t A u g u s t i n que W i t t g e n s t e i n p l a c e a u d é b u t de P.I. n o u s f o u r n i t u n e image p a r t i c u l i è r e de l'essence d u l a n g a g e entend diviser le langage ou le discours en divers domaines ou strates, pourvus chacun de sa logique propre: langage de la théologie, de la science, etc. (pp. 86-88). HAKOWICK, de son côté, remarque que les «jeux de langage» ne sont pas des éléments constitutifs du langage total à la manière des propositions élémentaires (P-27). Enfin, on trouvera dans PÔLE (par ex., pp. 80-81) une conception « monadique » des « jeux de langage » ; Pôle reproche d'ailleurs à W. de faire éclater la Raison (p. 59). (Pour une critique de Pôle, cfr HARDWICK, p. 48.) 26 P.l.y 23 ; pour une remarque qui va dans le même sens, cfr Br,B.y p. 83. 27 Cfr P.I., 66. 28 Cfr Br.B., pp. 83; 79: «... les mots se ressemblent tous plus ou moins tels qu'ils se trouvent dans le dictionnaire ». DE LUDWIG WITTGENSTEIN 121 humain 2 *. Sa fonction principale consiste à concevoir tous les mots comme appris et fonctionnant à la manière de noms, c'est-à-dire comme possédant une signification {Bedeutung, sous les espèces de quelque objet, — réel, mental ou idéal, peu importe — : un « signifié », pourraiton dire) qui leur est corrélative; la connexion entre un mot (nom) et sa signification ayant été mise en place par un acte d'« ostension » ou de « monstration » (« hinweisendes Lehren der W ô r t e r » ) ou encore de « dénomination » (Benennung) x. En construisant des « jeux de langage » simples (celui de l'épicier et celui du maçon 31 ) et en introduisant dans ceux-ci des mots dont les modalités d'usage et d'apprentissage sont manifestement différentes, Wittgenstein veut montrer que le modèle augustinien ne peut s'appliquer à Fensemble des mots de notre langage 32 . Non seulement nous n'utilisons pas de la même façon des « outils » aussi différents que « dalle », « cinq » ou « ceci » M mais la mise en place de leur « signification » ne peut être conçue sur le modèle de la « dénomination monstrative » H. En somme, la diversité des « jeux de langage » qui se jouent avec les mots ne peut en aucune façon être uniformisée par une formule universellement appliquée telle que : « Ce mot signifie ceci » 35. 29 PJ., 1. C'est un exemple d'image fourvoyante de l'apprentissage et du fonctionnement du langage. Une autre image fourvoyante (cfr P.I., 59) sera celle de la décomposition des objets concrets (ex. une chaise) en leurs éléments structuraux fonctionnels (logiques), image concrète qui aurait été à la base du mythe de l'analyse onto-logique unique et complète et de l'exigence d'éléments absolument simples. Selon W., notre langage charrie beaucoup d'images naïves et trompeuses de ce type. Il les met à l'origine de ses anciens errements et y réduit la doctrine du T. et de l'atomisme logique en général considérés comme de grossières métaphores extra ordinairement gonflées et sophistiquées. On comprend que plusieurs commentateurs ont estimé que c'était là condamner une caricature ou une parodie de l'atomisme logique. 30 Cfr P.I., 1 à 6. Comme le suggère longuement tout le début de PJ-, le rôle prépondérant attribué au « nom » conduisit à toutes les discussions relatives au « nom propre » dans la philosophie anglaise, ainsi qu'au T. « Cfr P./., 1 et 2. 32 PJ., 3. 33 Cfr PJ., 1, 2, 9, 45. 34 Cfr PJ., 26-27. * Cfr PJ., 10 ; ou encore « Tout mot du langage signifie quelque chose » (cfr PJ., 13-14). SPECHT (The foundations of W.'s laie phïlosophy, pp. 60-90) dit à peu près ceci: le modèle atomique du langage (celui de saint Augustin, du T.) présente le langage comme une structure unifiée justiciable d'un schéma unique: athe word — named object schéma » (le schéma: mot-objet nommé). Distinguant « enseignement ostensif » (proche du dressage) et o explication ostensive » ou « définition », il observe, à la suite de W., que, pour comprendre une définition, il faut déjà connaître le rôle du mot dans la langue. Le modèle 122 LA PHILOSOPHIE D U LANGAGE Cette formule est dérivée du modèle de l'apprentissage « monstratif » (ou ostensif) des noms de choses, interprété à tort comme définition ostensive *. C'est ce modèle de la définition ostensive abusivement considéré comme fondamental (c'est-à-dire capable de faire accéder l'enfant au langage) et universel (applicable à toutes les espèces de mots) qui aurait en effet rendu possible la formule générale de la définition: « Ce mot signifie ceci » (exprimant une définition proprement ostensive ou une définition verbale, peu importe: dans ce dernier cas, ce qui est « montré » et raccordé au definiendum est un definiens verbal (ou l'idée)). Formule générale de la définition ayant comme effet d'entériner l'uniformisation du champ sémantique, c'est-à-dire de penser, par ex., aux signes comme résultats de la liaison d'un signifiant et d'un signifié. Des signes (ou des mots) ainsi subrepticement rendus identiques, interchangeables, on ne reconnaît plus la fonction réelle (par ex. que les mots « douleur », « cinq », « table » fonctionnent d'une façon radicalement différente, appartiennent à des « jeux de langage » irréductibles). Or selon Wittgenstein, la définition (qu'elle soit ostensive ou verbale) ne peut fonctionner — être comprise — que si on connaît déjà le rôle — l'usage, la fonction, la « grammaire profonde » — fondamental du definiendum37. P a r ex., une définition pourra bien nous éclairer sur la signification de « table » quand on sait ce qu'est un « objet concret » (quand on sait qu'on n'utilise pas « table » comme des noms de nombres par ex. ou de sensations) mais elle ne pourra pas saisir adéquatement la différence entre ces catégories de mots (ces rôles différents que jouent « cinq », « rêve », « table », « ceci », etc.) — les fonctions fondamentales des mots — parce que, précisément, et c'est là le danger de la formule de définition, elle fonctionne toujours selon le modèle de la dénomination, c'est-à-dire qu'elle traite insidieusement tous les mots comme des noms (entendez : comme s'ils avaient un signifié et que les signifiés soient distincts entre eux seulement comme des catégories augustinien faisant comme si l'enfant connaissait les différents rôles des instruments linguistiques produit l'illusion d'une relation de signification unique: toute information linguistique pouvant être apportée sur le schéma « X signifie Y », qui est, généralisé, celui de la définition des noms. W. entend pousser ses investigations en deçà de cette uniformisation: tel est le sens de la « grammaire profonde ». Nous montrerons plus loin qu'à notre avis Speeht tombe à son tour dans le panneau linguistique qu'il a à la suite de Wdénoncé, puisqu'il croit possible de conserver le fameux schéma de la définition pour la mise en forme des résultats d'une enquête grammaticale à laquelle il attribue en outre un sens ontologique. » P.I., 6. 37 p./., 30. DH LUDWIG WITTGENSTEIN 123 d'objets idéaux ou non, hiérarchisés ou non : voyez le platonisme ou le structuralisme contemporain). Voilà pourquoi Wittgenstein nous dit qu'au départ il y a dressage (Abrichtung) ou apprentissage ostensifs et non définition ostensive3*, voilà aussi pourquoi l'acte de « monstration » effectif (geste) ou verbal (ou mental) (tel mot renvoie à telle signification) ne peut être entendu que si on sait déjà se servir des différentes sortes d'outils que comprend le langage. Quand je dis avec un geste « Ceci est carré », l'autre ne peut me comprendre que s'il est capable de saisir la différence entre « désigner la forme » et « désigner la couleur » *. Quand je dis « Ceci est 7 », l'autre ne peut me comprendre que s'il sait que l'on se sert des noms de nombres autrement que des noms de choses 40 . E t voyez combien la situation se complique lorsque je donne la définition: « Ceci était un rêve ». Le « jeu de langage » de la définition et de la demande de la définition ou du nom est un « jeu de langage » qui s'apprend 41 et il n'est pas fondamental 42 . Voilà pourquoi Wittgenstein remarque que le modèle augustinien de l'apprentissage et du fonctionnement du langage implique que l'enfant lorsqu'il apprend notre langage dispose déjà d'un langage (pensée) de telle sorte que l'apprentissage ne serait qu'une espèce de traduction tt. Entendez: le modèle augustinien et le paradigme de la définitiondénomination présupposent chez l'élève la maîtrise des différentes catégories (ce terme « théorétique » étant dangereux à utiliser) ou rôles ou usages ou « jeux de langage » de la pratique linguistique: c'est-à-dire » p.i„ 5,6. Cfr par ex. Br.S., p. 79. Cfr P.I., 28. Et déjà comme le souligne Br.B., p. 82, les expressions « name* of numbers », « names of colours », « names of materials » (etc.) sont trompeuses, dues au fait qu'on s'imagine ces différentes fonctions (nombre, couleur...) beaucoup plus semblables qu'elles ne le sont en réalité. « P.I., 27. «43 P./., 30. P.I., 32. Déjà dans P.B. on trouve une remarque analogue (cfr p. 54) : pour comprendre « ceci est A », il faut que mon interlocuteur sache déjà quel genre (Art) d'objet est « A »: c'est-à-dire qu'il possède déjà un langage ; qu'il sache, par ex., qu'on peut dire: «A est malade». Dans ces conditions, «ceci est A» est une définition compréhensible. Cela signifie que toute explication d'un langage présuppose déjà un langage: l'usage du langage ne s'apprend pas à l'aide du langage. Cela veut dire aussi — et la notation est à nos yeux capitale parce qu'elle met en évidence la liaison de la fameuse thèse sur l'impossibilité du métalangage avec la question du dressage: « Je ne puis pas avec le langage sortir du langage. » 39 40 124 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE qu'il « sache quoi faire » avec ces définitions qu'on lui donne M. Pour la même raison, le modèle augustinien et le paradigme de la définitiondénomination éclipsent la diversité fondamentale et irréductible des outils linguistiques, des usages, des « jeux de langage », et gravitent tout entiers dans la sphère du seul « jeu de la dénomination». Tels sont les effets spécieux du primat du «meaning» sur le « u s e » , du théorétique sur le pratique. E t insistons-y: la traduction du pratique (use) en une théorie sémantique (theory of meaning) adéquate est impossible; autrement dit, il n'y a pas de théorie possible de la grammaire profonde, car une telle théorie consistera toujours à privilégier le « jeu de langage » de la dénomination travesti de façons diverses et subtiles (platonisme, nominalisme t t , mentalisme, atomisme logique, structuralisme moderne etc.). C'est du moins ainsi que nous comprenons la portée de la critique du modèle augustinien. On voit à quel point la « grammaire profonde » du langage a partie liée avec les « formes de vie », à quel point elle est essentiellement pratique humaine, infiniment éloignée de ce que les partisans de la grammaire générative peuvent entendre sous le même terme Af>. Qu'on voie aussi à quel point la critique de Wittgenstein va plus loin que la traditionnelle dénonciation de Vu hypostase » des concepts, puisqu'il s'attaque aussi au nominalisme. Le « rasoir d'Occam » de Wittgenstein présente un tranchant extrêmement acéré et il viserait particulièrement toutes les tentatives subtiles d'approche du langage (de la pensée) qui prendraient précisément le plus de précautions pour éviter de telles hypostases réalistes insistant, par ex., sur les différences de sens fondamentales des diverses catégories de mots, tout en conservant cependant une attitude théorétique et une finalité théorique (logique, scientifique, linguistique, philosophique). L'hypostase grossière et imaginative n'est que la forme la plus primitive de l'attitude erronée que Wittgenstein combat, et que Platon, lui-même, dans ses grands dialogues dénonce 47 . Enfin, la diversité et les différences sur lesquelles il nous invite à ouvrir les yeux sont radicales ; c'est-à-dire qu'aucun « point de vue » n'est susceptible de les unifier d'une façon légitime et absolue: l'hétérogénéité des fonctions du langage — des « jeux de langage » — ne peut être supprimée que par un coup de force que Wittgenstein condamne et qui, de toute façon, se heurtera à des impasses (cfr le T.). On 44 Cfr P./., 31-33. L'exemple de la « définition du roi » aux échecs ; on présuppose que l'on sache ce que c'est que a jouer » et « pièce de jeu » etc. 45 P.I., 383. W. souligne comme le distinguant du nominalisme, le fait que celui-ci traite tous les mots comme des noms, sans décrire leur usage. 46 Comme BOTJVERESSE l'a bien mis en évidence dans La parole malheureuse. 47 Cfr J. MOBEATJ, Réalisme et idéalisme chez Platon. 125 DB LUDWIG WITTGENSTEIN voit qu'il est spécieux de parler de différentes catégories de mots, de différents domaines du langage, dont on pourrait faire le tour (théorique). Il n'y a pas une manière de classer, rappelle Wittgenstein, et les « jeux de langage » sont innombrables *. Il vaudrait mieux dire: il est déjà spécieux de parler du langage en général (voyez: le métalangage). Le modèle du calcul analytique aux règles strictes. Partiellement liées au modèle augustinien, plusieurs thèses, qui furent éminemment celles du premier Wittgenstein, font l'objet de critiques violentes. L'uniformisation des mots et des usages une fois opérée, rien ne s'oppose à l'image de la proposition comme un complexe de noms ou de propositions élémentaires w . A partir de là, on peut concevoir que toute proposition est susceptible d'une analyse unique et complète — qui révélera son « vrai sens » — et, qu'au terme de telles analyses on doit trouver des éléments stables, immuables et absolument simples — les « vrais noms et les vrais objets » (les noms ordinaires n'étant que des exemples analogiques, aux yeux du premier Wittgenstein, puisque les objets qu'ils désignent sont susceptibles de division et de corruption) w — puisqu'il faut bien que cette analyse atteigne une assise stable et fondamentale. Nous avons vu que depuis longtemps Wittgenstein a abandonné la dimension ontologique du T. La notion d'analyse unique et complète, elle, a eu la vie plus dure. Ce mythe analytique est étroitement associé à la volonté de réduire à l'unité la diversité de la pratique linguistique. D'une part, parce qu'il suppose dans le langage une systématicité, une structuration, rigoureuse — que cette structuration soit tout à fait unitaire comme dans le T. ou partiellement plurielle comme dans la période de transition n'enlève rien à cette très forte intégration du langage — selon des règles strictes. D'autre part, parce que le postulat de l'analyse implique l'existence d'un sens analytique unique et déterminé pour chaque mot ou chaque proposition 51 , négligeant dès lors comme accessoires les modalités diverses des usages et des notations; et comme particuliers — donc sans importance — les éléments circonstanciels. Bref, le mythe analytique suppose la possibilité de traduire la diversité des « jeux de langage » en un discours logique achevé et unique qui en dirait le sens essentiel H . « Cf r P.I., 17 ; 23. « P.O., pp. 56-58; P.I.,1. 50 P.I., 39-40 ss. Encore le mythe du « nom propre » ou « proprement dit ». si P./., 91 ; 99. 52 pj., 94 ; 97 ; 98 ss. 9 126 LA PHILOSOPHIE D U LANGAGE L'exigence de règles rigides est explicitement opposée au constat de l'infinie variété du langage 5 \ Wittgenstein s'attaque au postulat de l'analyse unique et absolue — et notamment à sa dimension ontologique — en mettant en évidence le caractère relatif des notions de « simple » et de « complexe » qui n'ont de sens qu'à l'intérieur de « jeux de langage » particuliers 5 4 . P.I., 64 « Dans quelle mesure les signes de ce jeu de langage auraient-ils besoin d'une analyse? En effet, jusqu'à quel point le jeu (dont il vient d'être question) peut-il être remplacé par (celui de l'aphorisme) 48? — Le fait est qu'il s'agit d'un autre jeu, encore qu'apparenté à celui de 48. » Les aphorismes de P./., 60 à 64 suggèrent que le jeu de l'analyse B n'est qu'un jeu parmi les autres, sans privilège, et que la traduction analytique d'une phrase est le plus souvent — dans la pratique linguistique ordinaire — inadéquate et tendancieuse. Qui parle de « sens analytique » ou d'« analyse déterminée » suggère que derrière la forme grossière « se cache » un sens analytique authentique et que c'est celui-ci qui est pensé vraiment (eigentlich gemeint) M. Cela signifie — et nous avons eu l'occasion dans notre première section de relever le rôle ambigu et mystérieux de la pensée dans l'économie du T. — que la pensée se voit investie du plein pouvoir analytique et réalise en effet cette analyse complète et unique que le logicien ne parvient pas encore à mener à bien. Bref, dans T. la pensée représentait en quelque sorte ce « Jeu de langage » idéal et essentiel, tout-puissant unificateur de la logique du langage, opérant avec les atomes sémantiques réels (les noms et les propositions élémentaires) et selon des règles nettes et immuables (la ou les règle(s) de projection). Ce fonctionnement et cette essence du langage cachés dans le « milieu » (the conception of thought as a gaseous médium » ") mystérieux de la pensée font l'objet des remarques les plus sarcastiques que Wittgenstein dirige contre sa première philosophie M. Ces considérations nous mènent tout droit à la critique du mentalisme réductionniste. Avant d'aborder ce point, remarquons que le refus de toute systématicité apparente ou cachée, de toute régulation stricte 53 Br.B., p. 83 ; cfr aussi P.I., 100-102. 54 P.I., 46-50. 55 II serait plus correct de parler des jeux de l'analyse. (Voyez la relativité du simple et du complexe et les modalités diverses de la classification selon les critères adoptés.) 56 PI., 60. " P.I., 109. s» Cfr par ex. : P.I., 91-110. 127 DE L U D W I G WITTGENSTEIN du langage —• des « jeux de langage » — est sans doute une raison pour l'abandon de l'analogie du calcul au profit de celle du jeu. Rappelons cependant que l'analogie du calcul n'avait pas seulement pour fonction d'insister sur l'aspect réglé mais aussi sur l'aspect pratique du langage. A propos de l'analogie du jeu, il faudra se garder de n'avoir à l'esprit que des jeux strictement réglés et fortement intégrés. De ces considérations, on peut tirer que toute analyse, —• et plus généralement, nous le verrons, toute reformulation ou traduction — des « jeux de langage » alors même qu'elle se prétend neutre et se charge de découvrir le fonctionnement réel des pratiques linguistiques à l'aide de techniques logiques ou d'hypothèses scientifiques, est en fait normative et constitue une espèce de « mythologie du symbolisme » 59. b) Critique du réductionnisme mentaliête. La plus grande partie de P.I. est consacrée à l'examen d'expressions mentalistes (comme « avoir l'intention de », « faire attention à », «comprendre», «vouloir d i r e » , « p e n s e r » , « s a v o i r » , « c r o i r e » , etc.) ; cet examen pour l'essentiel se veut descriptif — Wittgenstein développant une ou plusieurs « familles » d'usages, de cas, apparentés. Nous ne nous y attarderons que dans la mesure où ces considérations sont directement liées à la méconnaissance de l'irréductible diversité des « jeux de langage ». Nous venons de voir que la critique du T. nous menait directement à cette question en dénonçant le mythe d'une activité spirituelle sous forme de calcul analytique. La dénonciation du mentalisme concerne, en fait, fondamentalement deux aspects: le premier est le postulat d'un acte mental déterminé — la Benennung, dont nous avons déjà critiqué le privilège — censé « donner signification » aux mots et aux énoncés, et ravivé lors de chaque usage M. L'autre aspect, c'est le recours mentaliste à un processus spirituel unique doublant, en quelque sorte, l'élocution 61. 59 P.G., p. 56. Au sein de cette mythologie, on pourrait, sans doute, aux yeux de W., rencontrer des « mythèmes » aussi divers que l'intuition platonicienne des essences, ou la « Wesenschau » de la phénoménologie, les idées innées de Descartes et sa conception géométrique de la Raison, la distinction saussurienne de la langue et de la parole, la « compétence » de la grammaire générative, etc. 60 P.I., 38. Bl.B., p. 73 « N'imaginons pas le sens comme une connexion occulte opérée entre le mot et la chose par l'esprit, connexion qui contiendrait tout l'usage d'un mot. » 61 Voyez: P.I., 35-36 « Et nous faisons, ici, ce que nous faisons dans des milliers de cas semblables: parce que nous ne pouvons indiquer une action eorpo- 128 LA. PHILOSOPHIE DU LANGAGE V o y o n s l e p r e m i e r point. S t e g m û l l e r le r é s u m e e x c e l l e m m e n t : W i t t g e n s t e i n vise « l a supposit i o n q u e l a connexion e n t r e expression e t sens e s t é t a b l i e p a r u n a c t e m e n t a l d e signifier (meinen) o u d e visée i n t e n t i o n n e l l e » û . D a n s l a m e s u r e o ù i l évite u n e i n t e r p r é t a t i o n i d é a l i s t e (les choses, les m o t s reflètent l e s « essences i d é a l e s » ) o u n o m i n a l i s t e (il n ' y a q u e des noms) d e l a Benennung, le m e n t a l i s m e c o n s i d é r e r a donc q u e c'est l ' e s p r i t qui p a r u n a c t e bien d é t e r m i n é , opère l a l i a i s o n entre le m o t e t sa signification. P a r cet acte d e « l ' i n t e n t i o n » o u d u « signifier » (mein e n ) , l ' e s p r i t a s s o c i e r a i t a u m o t — s u i v a n t l a s u b t i l i t é de l a t h é o r i e m e n t a l i s t e en question — s o i t u n e image, soit u n schème 6 3 , soit u n concept. Ce d e r n i e r , n o u s l'avons v u à p r o p o s d e l a n o t i o n d e « famille », en t a n t qu'il e s t a p p e l é à m a n i f e s t e r u n e essence, s'évanouit d è s qu'on essaye d e le saisir d a n s s a p u r e t é e t s o n u n i v e r s a l i t é . Le schème comme « image g é n é r a l e » e s t à m e t t r e a u m ê m e clou que l'image : celle-ci e s t t o u j o u r s p a r t i c u l i è r e e t l'on p e u t « v o u l o i r dire » (meinen) p l u s i e u r s choses avec e l l e M ; il en va de même du schème, qui est toujours une image particulière utilisée comme typique, générale65. Bref, tantôt l'objet cherché s'évanouit, tantôt il se déplace (il y a différentes façons de « meinen » une image ou un schème et par conséquent ceux-ci ne peuvent correspondre à la signification stable et ultime que l'on veut attacher aux mots)66. Ainsi l'acte mental envisagé et unique du « signifier » et son objet spécifique (concept, schème ou image) s'avèrent insaisissables. Ils n'étaient qu'artifice linguistique tendant à nous faire méconnaître la diversité des fonctions et des usages des mots et des phrases. relie (...), nous disons qu'à ces mots correspond une activité spirituelle (geistlge).» 62 STEGirih,LEB (p. 430) rappelle le détail de l'argumentation de W. Mais nous ne pourrions le suivre jusqu'au bout dans la mesure où il paraît réintroduire une sorte de « calcul exact ». 63 Cfr Bl.B., pp. 17-18. Le «schème» étant «une sorte d'image générale». Cfr aussi P.I.t 73 où W. utilise le mot « Schéma ». 64 Cfr P.I., 526 ; d'où la « Vorstellung als tîber-Bildnis » (la représentation comme Super-Image), c'est-à-dire comme une image plus ressemblante que n'importe quelle image et ne permettant plus diverses interprétations (P.L, 389). 65 Cfr P.I., 73. 66 Comme le souligne Winch (pp. 10-11), W. dénonce aussi dans le recours à un meaning la volonté d'arriver à un fondement, à un terme ultime — l'interprétation par excellence, c'est-à-dire l'essence, la définition etc. — qui stopperait le mouvement de l'interprétation. Ajoutons que W. n'entend pas accréditer quelque mouvement illimité d'explicitation, à la manière de l'herméneutique; tout simplement le recours à la « meaning », à « l'essence » est une mauvaise façon de mettre fin à la possibilité interprétative — toujours théoriquement ouverte. Notons que dans le T., l'idée d'analyse finie, complète et unique, ainsi que celle de propositions et noms atomiques, avaient la même fonction. DE LUDWIG WITTGENSTEIN 129 En une terminologie plus moderne, on dira que Wittgenstein veut montrer qu'il n'y a pas d'acte spécifique et général par lequel le signifié (l'objet signifié) est mis en corrélation avec le signifiant et qu'il n'y a aucun sens à vouloir parler des signifiés, comme s'il s'agissait d'entités (concepts ou schèmes ou images ou ...) de nature unique et homogène. On aura compris que tout ceci ne fait que prolonger et reprendre d'un point de vue particulier — le mentalisme — la critique générale du modèle augustinien et du paradigme de la dénomination. L'autre représentation fausse que "Wittgenstein entend mettre en pièces à propos du mentalisme, c'est la conception selon laquelle il y aurait lors de renonciation d'une proposition un processus mental ou spirituel unique67 et fondamental qui doublerait, en quelque sorte, la face visible de la performance linguistique. C'est bien sûr la « pensée » au sens du T. qui est visée mais c'est aussi toute la tradition occidentale qui voit dans la pensée une activité conceptuelle « derrière » les signes, plus essentielle et plus universelle qu'eux tt, — y compris par ex. ses réaménagements structuralistes récents qui placent « derrière » la parole individuelle le système de la langue (Saussure) ou derrière la performance particulière la compétence générale (Chomsky) w . Wittgenstein vise surtout à montrer qu'il n'y a pas un processus mental spécifique qui serait le meinen ou le versteken. Il ne nie pas qu'il existe des phénomènes mentaux accompagnateurs : ceux-ci sont simplement divers et pas indispensables 70 . Le « verstehen » ou le « meinen » dépendent autant et même plus des circonstances, des événements qui précèdent et suivent l'acte de parole 71 . Les critères et caractéristiques qui permettent d'affirmer qu'on a « compris » ou ce qu'on a « voulu dire » sont divers et variables 67 C'est d'une façon constante que W. s'en prend à toute tentative de caractériser d'une façon unique et déterminée ce que l'on entend par « comprendre », c vouloir dire », etc. Récuser la localisation précise et unique paraît encore plus important que contester l'intériorité ou la spiritualité de ces prétendus « processus mentaux », comme l'indiquerait .F., pp. 48-50. Cf r aussi P.I., 154 ss ; 179. 68 L.C., p. 67 «Un Français dit en français: "il pleut" et un Anglais le dit en anglais ; ce n'est pas qu'il se soit passé dans leur esprit quelque chose qui soit le sens réel de " il pleut". Nous imaginons quelque chose comme une imagerie qui serait le langage international », etc. Ce passage est particulièrement clair. Voyez aussi P.I., 20. W. critique la caractérisation de tel «jeu de langage» comme elliptique car cela signifierait que le «jeu de langage» est incomplet — alors qu'il fonctionne très bien — et que la pensée développerait, de quelque façon, ce qui est verbalement passé sous silence. 69 Cfr BOUVERESSE, La Parole malheureuse, pp. 227 ss. 70 Cfr BI.B., pp. 42-43 ; P.I., 179, 631. 130 LA PHILOSOPHIE D U LANGAGE suivant les circonstances, contextes et situations 7 1 . En dernière analyse, il nous a semblé que des mots tels que « comprendre », « vouloir dire », « entendre » devenaient dans la perspective de Wittgenstein des espèces de synonymes de l'expression « pratiquer des " jeux de langage-formes de vie " », en ce sens qu'affirmer que l'homme est capable de « penser, comprendre, signifier, entendre, viser par son intention etc. » revient à dire que l'homme joue des « jeux de langage » et pratique telle et telle « forme de vie ». Au cours de ces pratiques, des « phénomènes mentaux » peuvent survenir mais ils n'ont pas de signification décisive et ils ne doivent surtout pas devenir prétexte à une tentative d'unification, à la saisie d'une quelconque « essence unique » ou de quelque « mécanisme clé ou universel » où pourrait se lire la vérité unique de toutes les diverses pratiques linguistiques. L'homme pense, l'homme signifie, l'homme comprend; autrement dit, l'homme joue («est capable d e » est une tournure spécieuse parce qu'elle tend à réintroduire l'unité sous la forme d'une capacité unique, spécifiquement humaine — l'essence de l'être-homme: l'homo cogitons) des « jeux de langage ». L'homme joue des « jeux de langage » et pratique des « formes de vie », sans plus. Tel est, croyons-nous, le sens profond — ou trivial, au choix — de la critique du mentalisme p a r Wittgenstein, mentalisme qui, en dernière analyse, ne rend compte de rien et échoue dans sa tentative d'unification par laquelle il veut nous rendre aveugles à la diversité des pratiques linguistiques. Le mentalisme est donc réductionniste par essence : « Parce que nous ne pouvons indiquer une action corporelle (...), nous disons qu'à ces mots correspond une activité spirituelle (mentale, intellectuelle: geistigé) n. » D'où le souci constant de Wittgenstein de déployer devant nous la diversité des usages et cas apparentés, des « familles » désignées par le vocabulaire mentaliste. c) « Batzradikal » et Modalités? « Prenons une image représentant un boxeur dans une position de combat déterminée. On peut utiliser cette image pour indiquer à quelqu'un comment il doit se tenir; ou encore comment il ne doit pas se tenir; ou comment tel individu déterminé s'est tenu à tel endroit; ou, etc. On pourrait appeler cette image (pour parler à la manière des chimistes) un radical phrastique (ou propositionnel) (Satzradikal). C'est ainsi que Frege se représentait la " présupposition " (" An71 P.I., 154-155 ; 179 ; 33-35. P.I., 36. 72 DH LUDW1G WITTGENSTEIN 131 nahme " ) 7 3 . » Cette note constitue un bon exemple pour la précarité de toute exégèse de Wittgenstein. Elle a conduit deux commentateurs considérables de Wittgenstein — Stenius et Stegmûller — à penser que, tout en accroissant le nombre des modalités traditionnellement reconnues par la grammaire, Wittgenstein maintiendrait cependant la distinction entre un radical propositionnel neutre et une série de modalités d'usage. Ainsi, dans un article — dont nous ne jugeons pas ici la valeur propre mais que nous considérons sous l'angle de sa relation exégétique à Wittgenstein auquel il se réfère explicitement — S t e n i u s " croit devoir distinguer dans tout énoncé indicatif, interrogatif, impératif, etc. un élément descriptif — « the sentence-radical » — et un élément modal dont il entend décrire le sens en précisant les règles qui caractérisent les « jeux de langage » illustrant la modalité donnée (par ex. l'impératif) n . C'est ce double projet de prétendre saisir théoriquement et systématiquement d'une part un contenu descriptif, d'autre part une caractéristique modale, qui est, pensons-nous, précisément dénoncé par Wittgenstein. Il est vrai qu'à un moment donné, Stenius paraît — prenant conscience de la quantité innombrable de modalités évoquées par Wittgenstein — s'effrayer de ce qu'implique une telle diversité et il ajoute: « on doit prendre garde à ne pas surcharger le langage avec diverses modalités » w , et il finit par subordonner à un nombre limité de modalités distinctes et déterminées les «jeux de langage», souvent occasionnels ou ponctuels. Ainsi il n'y a pas lieu de parler, par ex., d'une « modalité théâtrale » spécifique. Stegmûller " paraît également convaincu que Wittgenstein entend distinguer dans l'énoncé un contenu descriptif, neutre, susceptible d'être utilisé selon diverses modalités. Nous allons essayer de montrer qu'une telle distinction est rejetée par Wittgenstein et que la note de la p. 11 est donc, en fait, critique et dirigée contre Frege. Ainsi n'y aurait-il qu'un nombre indéfini de modalités diverses, — ou plutôt, ce terme de « modalité » n'apparaissant pas — de « jeux de langage ». Remarquons d'abord que, à supposer l'existence d'un « radical propositionnel neutre », on va à rencontre de tout l'effort de Wittgenstein 73 74 PL, note à la p. 11. STENIUS, Mood and language-game. 75 STENIUS, pp. 254-256. 76 STENIUS, p. 274. STEGMÛLLER, pp, 432 as. 77 132 LA PHILOSOPHIE D U LANGAGE en vue de souligner la diversité irréductible des pratiques linguistiques et de dénoncer tout privilège accordé à un « jeu de langage ». Or qui ne voit que le « Satzradikal » réintroduit un « meaning » unique, commun, supérieur et plus essentiel que l'usage et que la distinction des modalités, vise à rendre possible la maîtrise théorique et systématique des pratiques linguistiques. Qui ne voit que le « Satzradikal » ou « contenu descriptif » privilégie un « jeu de langage » — la description neutre — qui se voudrait différent de tous les autres, échappant à son être-usage (ou pratique) particulier? Bref le « Satzradikal » et la spécification des modalités raniment tous les fantômes — l'analyse, le meaning, l'unité sémantique, le théorétique, etc. — que Wittgenstein entend exorciser. Qu'on jette un coup d'œil sur la liste ouverte de « jeux de langage » n que Wittgenstein fournit à titre exemplatif, après avoir souligné que les sortes de propositions et d'usages sont innombrables (« unzahlige ») et que cette multiplicité est mouvante («nickts Festes »). On y découvre des « jeux de langage » aussi divers que « donner des ordres », « donner les mesures d'un objet », « émettre et vérifier une hypothèse», «jouer un rôle au t h é â t r e » , « p l a i s a n t e r » , « t r a duire », « prier », etc. 79 . De plus cette diversité est indépassable ou alors surmontable de diverses façons ce qui revient à la déplacer: il n'y a pas une manière de classer les fonctions et usages du langage w . Il y a plus. Dans le contexte immédiat de cette fameuse note (p. 11) où intervient le nom de Frege, Wittgenstein critique 8 1 la conception de Frege qui entendait distinguer dans l'assertion (Behauptung) un contenu neutre — die Annahme — qui est l'objet de l'assertion. Cette idée, dit Wittgenstein, s'enracine en fait dans la possibilité trouvée dans notre langage d'écrire toutes les assertions sous forme « I l est affirmé que ceci est le cas ». E t il ajoute: on pourrait tout 78 79 P.I., 23. II est intéressant et révélateur d'observer que dans Br.B., p. 82, la liste est beaucoup plus traditionnelle et va encore relativement dans le sens d'un inventaire des modalités de la grammaire classique: a Selon le rôle joué par des propositions dans un jeu de langage, nous distinguons parmi des ordres, questions, explications, descriptions, etc. » Ceci confirme que de B.B. à P.I., la possibilité de traiter systématiquement et théoriquement les « jeux de langage » s'amenuise jusqu'à disparaître tout à fait 80 Br.B., p. 83 « Il est facile de voir que de nombreuses et différentes formes de classification peuvent être adoptées. » P.I., 17. 81 BOUVERESSE, cfr P.M., p. 389, confirme qu'il s'agit bien d'une critique de Frege. DE LUDWIG WITTGENSTEIN 133 aussi bien écrire chaque assertion sous forme d'une question suivie de « oui ». E t il conclut ironiquement: « Cela montrerait-il que dans chaque assertion se cache une question ? » (P.I., 22). Un peu plus loin et à propos d'une possibilité similaire de transformer systématiquement la structure de nos énoncés, il écrit, ce qui nous paraît décisif: « mais par là on n'a point rendu plus proches les différents jeux de langage » 0 . I l devient clair maintenant que nous n'avons là que des tentatives d'homogénéiser, d'unifier sous un dénominateur commun la diversité des «jeux de langage». Ce qui passe, chez Frege, pour une analyse appelée à révéler les composantes « réelles » des « jeux de langage » de l'assertion (car là aussi il y en a un nombre indéfini), n'est donc qu'une sorte de transformation linguistique artificielle, de traduction normative — au sens où il y a là une manipulation du langage dans un but philosophique ou logique particulier — au service d'une mythologie quelconque du symbolisme, par ex. : prétendre mettre en évidence divers actes mentaux ou intentions typiques (asserter, questionner, ordonner, etc.) portant sur des contenus sémantiques neutres et stables, c'est-à-dire susceptibles d'une appréhension théorétique. C'est un cas exactement identique à celui où l'on prétend que tel « jeu de langage » est elliptique M, qu'il s'agit donc de le traduire ou de le développer selon sa complète analyse et que ce développement est toujours déjà opéré dans la pensée. La normativité de telles possibilités de « traduction » ou « transformations linguistiques », nous pensons que Wittgenstein y fait allusion dans P.7., 24 où il paraît lier la signification de possibilités de transformations (Umformungsmôglichkeiten) telles que préfixer tous les énoncés au moyen de « J e pense » ou « J e crois » au solipsisme. Il s'agit toujours d'uniformiser et de maîtriser la diversité des pratiques linguistiques selon une certaine optique, une orientation déterminée, tout en prétendant apporter l'essence fondamentale ou le sens ultime, et authentiques, universels. Se pose alors incidemment la question de la traduction et de la synonymie entre deux « jeux de langage » différents. Wittgenstein a bien vu que l'illusion persistante qu'il doit y avoir quelque chose comme un « meaning », un sens indépendant des « revêtements » symboliques perceptibles et divers, gît dans les possibilités 82 p . / . , 24. 83 Cfr P.I., 9-20. 134 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE présumées de traduction et de synonymie 84 pour des «jeux de langage » différents. D'une façon générale, nous avons l'impression que Wittgenstein — qui ne touche que très sporadiquement à ces questions de traduction et de synonymie de façon explicite — tend à présenter les possibilités de traduction et de synonymie comme extrêmement précaires. I l y a notamment un passage de Br.B.ffi où Wittgenstein observe qu'un mot ou une phrase de quelque « tribu » ne sera correctement traduit en anglais que si l'on tient compte du « rôle que ce mot joue dans l'ensemble de la vie de la tribu ; les occasions où on l'utilise (etc.) ». Dans le même contexte, il remarque que l'affirmation d'une identité de sens dépend du critère de synonymie choisi w qu'il rattache étroitement aux circonstances particulières 87 . En somme, Wittgenstein est extrêmement attentif à ce que nous faisons volontiers passer du côté des « connotations », en privilégiant un sens dénotatif, autre avatar du mythe de la signification pour Wittgenstein. Dans P.I. M, il tend à réduire « avoir le même sens » à « effectuer la même chose » (dasselbe leisten), mais il se hâte d'ajouter qu'il n'y a pas d'accord général à propos de l'usage de ces expressions et laisse, somme toute la question ouverte, tout en suggérant que ce que l'on entend par « traduction » et « synonymie » renvoie aussi à une « famille » d'usages. Il serait, croyons-nous, erroné de croire que Wittgenstein dénie toute possibilité de traduction entre « jeux de langage » : nous l'avons d'ailleurs souligné, ceux-ci ne sont pas monadiques, et n'est-ce pas un jeu extrêmement courant que celui de la traduction ou de la formulation synonymique? Ce que Wittgenstein refuse c'est le préjugé qu'il existerait ou qu'il serait possible de construire un « jeu de langage » susceptible de traduire adéquatement tous les autres « jeux de langage » : l'ancien « mythème » de la Begriffsschrift (ou le Tractatus, le système de la Langue, la pensée, la théorie grammaticale, la hiérarchie des essences platoniciennes, l'entendement divin, etc.). En conclusion, la distinction entre modalités (ou « attitudes propositionnelles », cfr Russell) et « Satzradikal » n'est pas de mise dans le dernier Wittgenstein. Non pas parce que, comme semble le croire Stenius, ces modalités sont trop nombreuses : qu'il y en ait trois ou dix 84 Cfr Bl.B., p. 36. Br.B., p. 103. 86 Cfr Br.B., p. 104. 87 Br.B., p. 115. 88 P.I., 61. 85 DE LUDWIG WITTGENSTBIN 135 mille ne rend la théorie grammaticale que plus complexe, mais parce que cette distinction même participe de la vieille illusion du possible commun dénominateur, de l'unité logique du langage et de l'approche théorétique de la pratique linguistique globalement envisagée. Wittgenstein ne fait que répéter qu'il n'y a aucun lieu hors du langage (des « jeux de langage ») d'où l'on pourrait le (les) surplomber. On conçoit l'instinctive méfiance ainsi que la propension à mal interpréter P.I. non seulement chez ceux qui entendent ménager la possibilité d'une appréhension logique ou scientifique du langage, — d'élaborer une grammaire générale — mais d'une façon plus générale chez tous ceux qui ne peuvent se passer d'une « assiette stable », d'un « point fixe » où accrocher leur regard. 3) Heraclite et Protée. « E t cette multiplicité diverse n'est rien de stable ni de donné une fois pour toutes; mais de nouveaux types de langage, de nouveaux jeux de langage naissent, pourrions-nous dire, tandis que d'autres vieillissent et tombent dans l'oubli w . » Comprenant un nombre illimité de « jeux de langage » qui apparaissent, disparaissent et se modifient, le langage apparaît comme une entité protéiforme, insaisissable en tant que telle. E t si le « philosophe habile » auquel en appelle Wittgenstein est capable de représenter ou d'imaginer des «jeux de langage», il faut renoncer aussi à définir exactement cette notion: nous avons vu que l'on peut, tout au plus, mettre en évidence certains traits ou aspects relativement répandus de la « famille des jeux de langage ». Cet « héraclitéisme » ou « polymorphisme», pour reprendre les mots dénonciateurs de Gellner 90 a souvent été méconnu — ou hâtivement reconnu sans être pris au sérieux — par les divers commentateurs de Wittgenstein. Certains s'en sont émus et l'ont attaqué avec violence. Gellner et Mundle, par ex., s'en prennent non seulement au caractère protéiforme du langage tel que le conçoit Wittgenstein mais en outre, et non sans quelque raison, à ce même caractère en tant qu'il s'appliquerait au propre discours, à la lettre de P.I. Gellner compare la philosophie de Wittgenstein à ces diagrammes qui, selon la durée ou l'angle d'observation, semblent « sauter » d'une forme à l'autre : « La pensée de W. est un système d'idées qui a exactement cette propriété. Elle possède une intrinsèque ambiguïté qui la fait " sauter " de l'une quelconque d'un nombre d'interprétations possibles aux autres 9 1 . » E t «9 P.L, 23. *> GEIXNKB, p. 45. 91 GELLNER, cfr pp. 144 et ss. 136 LA PHILOSOPHIE D U LANGAGE il ajoute cette phrase qu'il entend péjorativement mais qui constitue peut-être aussi — et nous aimerions y voir un peu de cela — le plus grand hommage qu'on ait jamais rendu à un philosophe: « Il ne peut y avoir aucune exégèse adéquate de W., pas plus qu'il n'existe une métaphysique absolue du monde, et en grande partie pour les mêmes raisons 9 2 », puisque c'est reconnaître l'infinie richesse de son œuvre. Mundle souligne l'incroyable diversité des interprétations des mêmes passages de P . J . n et il compare ironiquement l'interprétation de P.I. à celle du Rorschach M. Toutefois, qu'une œuvre soit susceptible d'interprétations diverses ne doit guère nous surprendre. Ce qui se passe avec Wittgenstein, c'est que toute interprétation dès qu'elle s'ébauche, se cristallise, dans le chef du lecteur, est sur-lechamp neutralisée, réduite en miettes par la poursuite de la lecture. Ce qui caractériserait l'étrangeté de P.I., c'est qu'aucune interprétation ne parvient à « prendre » et à « tenir ». Nous verrons, par ex., plus loin, que la diversité et la tolérance sans frein ne constituent pas le (seul) dernier mot de la philosophie des « jeux de langage » : qu'il est possible de faire apparaître d'une certaine façon règles et fondement. Conscients de cette difficulté qu'il y a à parler adéquatement de la philosophie de Wittgenstein, certains, tel S. Schmidt 95 , ont imaginé de procéder par « matrices » de sorte que au lieu de « définir » une notion de Wittgenstein — et toutes les notions de Wittgenstein sont des « familles » % — il recueille dans le texte de Wittgenstein une série de phrases où intervient la notion considérée. Bref il veut appliquer à Wittgenstein sa propre « méthode synoptique » (Ûhersichtliche Darstellung) {U.D.). Toutefois, outre ce que cette synopsis au second degré pourrait avoir de contestable du point de vue de Wittgenstein, outre aussi qu'elle tient plus de la compilation que d'une authentique «C7.D.», Schmidt en arrive tout de même à rassembler des traits spécifiques, à discerner un ou plusieurs principes directeurs tirés de l'analyse des attestations alignées. Son procédé méthodologique est, en somme, artificiel ou tout simplement trivial. SpechtOT, dans un ouvrage par ailleurs extrêmement riche, se donne beaucoup de peine et déploie énormément d'ingéniosité dans le but de 92 93 94 95 96 GELLNER, p. 148. MUNDLE, p. 4. MUNDLE, pp. 164-5. S.J. SCHMIDT, pp. 149 ss. RAGGIO, p. 339. 97 SPECHT (E.K.), The Foundations of W.'s laie Philosophp. Le t i t r e allemand est plus explicite: Die sprachphiîosophischen und ontologischen Qrundlagen im Spàtwerk L. Wittgensteins. DU LUDWIG WITTGBNSTBIN 137 faire apparaître dans le second Wittgenstein un aspect constructif: ce qu'il n'hésite pas à appeler une ontologie implicite 98 . Après avoir magistralement déployé la critique wittgensteinienne du primat du « meaning » sur le « use », ainsi que son origine dans le modèle augustinien de l'apprentissage et de l'essence du langage, il affirme que Wittgenstein interrogeant, en quelque sorte en deçà du « meaning » (c'est-àdire s'arrachant au stéréotype du questionnement philosophique traditionnel qui serait la demande d'un « signifié » toujours d'une certaine façon conçu sur le schéma de la « bearer-theory of meaning » ) questionnerait plus fondamentalement l'usage des mots pour expliciter leur statut ontologique authentique, leur véritable essence ". De cette façon, Specht croit pouvoir conserver le schéma: « le mot... signifie... », en opérant simultanément à son usage une sorte de neutralisation ontologique de ce schéma, c'est-à-dire en évitant de le concevoir dans le sens de la tradition où ce schéma fonctionne sur le paradigme du nom 10°. En somme, Specht croit en la possibilité d'une utilisation neutre de ce schéma qui pourrait alors servir, en toute innocence et sans nous fourvoyer, à fixer le sens des mots avec leur statut ontologique, entendez leur usage ou rôle fondamental dans la pratique linguistique M1. De cette façon, la pratique philosophique de Wittgenstein devenue analyse de l'usage linguistique s'ouvrirait à des investigations ontologiques, assez proches, souvent, de la phénoménologie. Du point de vue de l'exégèse de Wittgenstein, tout ce programme nous paraît spécieux. Non seulement Specht ne nous donne aucun échantillon des résultats d'une telle approche ontologique, mais surtout on ne voit pas très bien comment elle éviterait — autrement que par la volonté verbale d'y échapper — de verser dans une dimension théorétique en recueillant toutes les caractéristiques de cette dimen* SPECHT, p. VII ; p. 23. SPECHT, cfr par ex.: pp. 90 ss. ioo SPECHT, p. 97. 99 «» SPECHT, pp. 96-97: « Pour décrire la fonction de signification des mots, notre langage dispose du schéma relationnel bi-articulé: ** Le mot ... signifie ... ". Ce schéma peut être appliqué aux types de mots les plus variés, sans que simultanément doive être prise quelque décision sémantique ou ontologique préliminaire. Cependant, il y a une certaine tendance à interpréter le schéma sur le modèle de la fonction de signification du nom propre (...) (ce qui) conduit à de nombreuses difficultés sémantiques et ontologiques. Mais ces difficultés peuvent être évitées sans que l'on doive renoncer au schéma bi-articulé (...). Simultanément, il est nécessaire de se souvenir que ce schéma ne doit pas être interprété à partir de la forme du modèle nominal; (...). Pour W. l'investigation de l'usage du mot dans le jeu de langage a priorité, autrement dit: l'accès aux questions ontologiques est à conquérir d'abord via " l'analyse linguistique ", c'est-à-dire via l'analyse de l'usage du mot. » 138 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE sion. Le « savoir réflexif » de ce qu'on fait n'est pas une planche de salut aux yeux de Wittgenstein : au contraire. C'est peut-être — entendez: le mouvement même de la réflexivité: l'attitude théorétique — l'origine fondamentale du malaise philosophique. Dans ces conditions, « avoir pris conscience » du caractère fourvoyant du paradigme de la dénomination ne désamorce absolument pas ce paradigme dans un usage subséquent. Au contraire, pourrait dire Wittgenstein: cette conscience ne fait que compliquer davantage les « nœuds » des illusions linguistiques que la critique de P.I. s'efforce de défaire. Cette brève critique de Specht se veut exemplaire : nous avons voulu montrer en quelques mots et sur un cas privilégié — les contributions de Specht à la compréhension de la seconde philosophie de Wittgenstein sont extrêmement pertinentes aussi longtemps qu'il ne s'avise pas d'essayer de le récupérer — nous avons voulu montrer combien il est tentant — et peut-être inévitable pour un philosophe — d'ignorer ou de vouloir à n'importe quel prix « dépasser » la radicalité des critiques wittgensteiniennes, spécialement celles qui visent les valeurs de la stabilité, de l'unité et de l'attitude théorétique. L'héraclitéisme de Wittgenstein — les « jeux de la diversité » — le philosophe s'en accommode d'autant moins que la philosophie paraît bien être le seul « jeu » — ou la seule pratique — qui n'y trouve pas de place 1(0 . Comme le remarque Feyerabend 103 , la philosophie pour Wittgenstein ne contraste pas avec tel ou tel « jeu de langage » — auquel cas elle aurait une légitimité comme « jeu de langage » particulier — mais avec la totalité des « jeux de langage » : en somme, avec leur irréductible diversité et multiplicité, comme l'un s'oppose au multiple. Cet ostracisme du philosophe, certains l'ont interprété comme une agression contre la Raison qui, comme l'observe Kolakowski, devient dans le positivisme thérapeutique une sorte de maladie 1M . Pôle, qui accentue le monadisme des « jeux de langage » reproche à Wittgenstein de ne pas admettre « le postulat de la rationalité selon lequel idéalement l'accord est possible», entraînant ainsi un éclatement de la Raison en une infinité de rationalités sans communications 105. C'est aussi le spectre du relativisme et du scepticisme intégraux — l'effondrement irréparable des valeurs — qu'agitent ces auteurs 106. 102 Comme le signale PÔLE, même le poète trouve grâce (p. 96). »03 i n Beiheft 104 I, p. 43. K O L A K O W S K I , pp. 250 et ss. 105 PÔLE, pp. 59-60. 106 Voyez aussi GELLNEB, pp. 51 ss. DE L U D W I G WITTGENSTBIN 139 Que Wittgenstein mette en question la conception classique de la Raison, il est difficile d'en douter. Toutefois la diversité n'est pas nécessairement désintégration, retour au chaos. Ce n'est pas parce que l'on ne peut le subsumer sous une unité que le tissu de la pratique linguistique est moins solide : « E t la solidité du fil ne réside pas dans le fait qu'une fibre quelconque le parcourt sur toute sa longueur, mais dans le fait que plusieurs fibres s'enveloppent mutuellement 107 . » En plaçant la « famille » là où la tradition mettait le « concept », Wittgenstein ménage en somme à Vanalogie — avec ses possibilités illimitées de liaisons partant dans tous les sens — une place plus fondamentale que Yidentité — avec sa nécessité et son immuabilité — qui se voit toujours déjà insérée — de même que le concept était découpé dans la « famille » — dans un inévitable tissu d'analogies possibles. Wittgenstein « veut nous apprendre des différences », — et il en invente là où il n'y en a pas en imaginant des usages possibles, en suggérant d'autres « jeux de langage-formes de vie ». Par là, et nous y reviendrons, la neutralité et le caractère purement descriptif de sa pratique philosophique pourraient se voir contestés ; ne le reconnaît-il quelquefois? « En ce sens, je fais de la propagande en faveur d'un style de pensée en tant qu'il est opposé à un autre. J e suis franchement dégoûté par l'autre m. » « Très souvent, j'attire votre attention sur certaines différences. (...) Ce que je fais là, c'est aussi de la persuasion1®. » (nous soulignons). 4) Aspects de la définition de la notion de « jeux de langage ». I l n'y a lieu de voir dans ce bref chapitre qu'une espèce de mise au point toute pédagogique visant à fixer, quelque peu, les idées à propos des usages divers que Wittgenstein fait d'une notion dont on a renoncé à saisir le pourtour précis. Originellement, « jeu de langage » est évidemment une métaphore fondée sur une analogie dont nous déploierons plus tard les aspects et les fonctions. Mettant donc provisoirement entre parenthèses ce statut métaphorique, nous nous attacherons, ici, à caractériser dans la mesure du possible les éléments — variables et mouvants — de la compréhension et de l'extension de cette notion. La plupart des commentateurs seront d'accord avec la détermination de Stegmiiller: « Un jeu de langage consiste normalement en une séquence d'énoncés linguistiques, associée à une situation extérieure déterminée et aussi, généralement, à d'autres actions , i 0 . » 107 108 109 110 P.I., 67. L.c, p. 64. L.C, p. 63. STEGMÙLLEB, p. 444. 140 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE! Situer un « énoncé » dans son « jeu de langage » consistera donc à considérer une « speech activity » 1U dont la durée sera variable et où Ton pourra inclure, le cas échéant, ce que dit ou fait le locuteur, lui-même, avant, pendant, et après l'énoncé ponctuel; les paroles et comportement des interlocuteurs ; les circonstances actuelles, les antécédents et les conséquents. En somme, une « tranche de vie » plus ou moins étendue 112 . A notre connaissance, la contribution la plus documentée et la plus systématique à la définition de la notion de « jeux de langage » est due à Specht 113 . Celui-ci groupe les usages de la façon suivante: a) « certaines formes simplifiées et primitives du langage telles que, par ex., celles qui sont employées par un enfant quand il apprend un langage ou celles qui peuvent être construites artificiellement » ; J>) « le langage ordinaire de tous les jours associé à toutes les activités et " performances " qui lui appartiennent d'une façon indissoluble » ; c) « certains systèmes linguistiques individuels et partiels, entités fonctionnelles ou contextes d'application qui sont parties constitutives d'un tout organique » n4 . Bans cette dernière catégorie, il faut distinguer: — tout ce qu'on appelle a linguistic act » ou « linguistic performance » (ex.: ordonner, remercier, plaisanter, raconter un rêve, jouer un rôle, chanter une ronde, etc.) ; — des activités où le langage joue un rôle décisif (ex.: lire, inventer une histoire, etc.) ; 111 Cfr STEGMUIXEK, pp. 444 et s s ; PITCHER (pp. 230-240) distingue e n t r e a speech a c t s » e t « speech activities ». L'un et l'autre sont des « jeux de langage ». Toutefois d a n s le « speech act » (pour lequel P i t c h e r renvoie à Austin en y r a n g e a n t l'usage « illocutionaire » et « perlocutionaire »), il voit des « j e u x de langage » où seul importerait l'aspect linguistique. D a n s la « speech activity », l'aspect linguistique reste fondamental m a i s il se voit enveloppé de tout un contexte d'activités pratiques. Pitcher est d'ailleurs le premier à reconnaître que cette distinction est fort lâche. Il signale en outre que si, chez W., le « j e u de langage » est le plus souvent « speech activity », cette dernière expression tend elle-même à englober des activités où le langage est parfois t r è s accessoire (voyez la liste de P.J., 23). Ce qui mène Pitcher à distinguer e n t r e « p u r e language games » et c impure language games » (aspect linguistique contingent). Ces classifications sont quelque peu scolastiques e t assez vaines. 112 A plus d'une reprise (cfr P.I., 638, 644), W. utilise l'expression « toute l'histoire » (die ganze Geschichte) m e t t a n t en évidence la diachronie du « jeu de langage ». i13 SPECHT, The Foundations of W.'s late Philosophy, pp. 39 à 62. 114 SPECHT, p. 42. DE LUDWIG WITTGBNSTEIN 141 — des activités où le langage n'est plus au premier plan (ex.: construire un objet d'après une description, émettre et vérifier une hypothèse, etc.) ; — des usages linguistiques dont on veut souligner l'aspect systématique (ex. : le « jeu de langage » de nos mots de sensations, le « jeu de langage » de nos mots de couleurs, etc.) ; — un ou plusieurs usages d'un mot déterminé (ex.: le(s) « jeu(x) de langage » avec le mot « lire » ) ; — des systèmes linguistiques qui ne font pas partie de l'usage quotidien, tout en y étant étroitement liés (ex.: le symbolisme de la chimie, les mathématiques) 115 . Ce tableau proposé par Specht tient plus de l'inventaire que de la classification ; on est frappé par l'absence d'un critère unique de classement. Cette lacune n'est pas due à Specht; elle caractérise l'usage irréductiblement varié que Wittgenstein fait de « jeu de langage ». II. La Méthode : métaphores et description 1) De « bonnes » et de « mauvaises » images. A) La signification des images. L'abondance des métaphores dans la seconde philosophie de Wittgenstein a été plus d'une fois soulignée en même temps qu'on observait qu'il y avait chez Wittgenstein deux sortes d'« images » : les unes positives, les autres négatives 116 . Plusieurs commentateurs se sont aussi emparés de cette dimension métaphorique — et plus spécialement de l'analogie du langage et du jeu — comme preuve de la fondamentale normativité de la philosophie de Wittgenstein, comme un témoignage manifeste de la présence d'une théorie du langage 117 . A notre connaissance, on n'a cependant jamais jusqu'ici souligné nettement l'originalité des structures analogiques ou métaphoriques chez Wittgenstein: on s'en est donné une représentation simpliste et fausse. Avant d'examiner d'une façon détaillée l'économie de la métaphore 115 SPECHT, pp. 45-47. 116 Cfr p a r ex.: F . ZÀBEEH, in K L E M K E (éd.), p p . 328-329; P I T C H E B , The philoso- phy of W., pp. 201 et ss ; SHIBLES, p. 4. 117 C'est le sens de l'article de HERVEY, « The problem of t h e model language game in Wittgenstein's late philosophy ». 10 142 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE fondamentale du « jeu de langage », voyons ce qu'il en est, en général, des « images » dans le second Wittgenstein. L'usage le plus fréquent de « image » (Bild) y est péjoratif. L'image est un obstacle ou un piège qui nous empêche de voir comment notre langage fonctionne réellement et quel est l'usage, ou le rôle véritable, d'un mot 118 . Elle s'oppose, en somme, à une Ûbersichtliche Darstellung (U.D.) de la grammaire des mots. Si la rhétorique contemporaine a pu distinguer deux groupes de tropes — métonymie et synecdoque d'une part, la métaphore d'autre part — et définir cette dernière comme une «analogie condensée», fondée sur une « similitude de rapports » 119, l'usage que Wittgenstein fait de « Bild » ou de « Metapher » est beaucoup moins strict, et il serait souvent malaisé de découvrir à la base des images dénoncées, ou proposées, un rapport analogique déterminé. Qu'on se souvienne du paradigme de la dénomination et de l'illusion qui consiste à concevoir le fonctionnement sémantique de n'importe quel terme à l'image de celui du nom propre (la « bearer-theory of meaning ») et l'on admettra que l'on est confronté d'emblée avec un phénomène où les glissements dus à des rapports de contiguïté (métonymie, synecdoque) et des mécanismes subtils d'hypostase jouent un rôle au moins aussi important que les transferts analogiques. Selon Wittgenstein, les « images » ou « métaphores » (en un sens large) sont « incorporées », enfouies dans notre langage I2° et nous conduisent, d'une façon quasi incoercible, à adopter une forme ou une manière erronée de nous représenter les choses 120 en opposition avec tel ou tel aspect de l'usage ou des possibilités qui existent aussi dans notre langage. Nous sommes alors « captifs d'une image » m et en proie à la perplexité m parce que cette forme de représentation — par ex. le fonctionnement du langage tel que le décrit l'image du T. — que nous sommes contraints — en cela consiste cette captivité — d'identifier avec la réalité est sans cesse contredite par celle-ci. Du moins, Wittgenstein a-t-il fait d'une façon intense l'expérience d'un tel esclavage comme le suggèrent remarquablement tout le début de P.I. et plus particulièrement les aphorismes 88-115, concernant l'ancienne théorie du T. : P.I., 115 « Une image nous tenait captif. E t nous ne pouvions en sortir car elle reposait dans notre langage et celui-ci semblait ne faire rien d'autre que nous la répéter d'une façon inexorable. » »8 Cfr P.I., 305. PERELMAN, Analogie et métaphore, 120 Cfr Br.B., p. 117 ; P.I., 104 ss. 121 P.I., 115. 122 P.I., 112. 119 pp. 4, 5. P B LUDWIG WITTGENSTEIN — — — — 143 Voyons quelques exemples de « mauvaises images » : la mémoire comme une sorte de magasin m ; la proposition (le langage, la pensée) comme image du fait (du monde) 124 ; le fonctionnement du langage et de la pratique linguistique conçu à la façon de celui de la machine 125 ; le modèle augustinien de l'apprentissage et du fonctionnement du langage m ; — la temporalité assimilée au cours d'une rivière 127 . On pourrait multiplier les exemples. Voici quelques « bonnes images » : le langage comme jeu ; les mots comme outils 128 ; les mots et les manettes dans la cabine de la locomotive 129 ; le langage et la ville (l'une des plus belles métaphores de Wittgenstein) 1 3 0 ; — la série des usages ou le sens des mots comme « famille », réseau, parenté, fil tissé de fibres13!. — — — — Il serait cependant faux de croire qu'une image est bonne ou mauvaise par nature. Ainsi, par ex., l'analogie entre calcul et langage est parfois dénoncée (lorsque le caractère rigide, formel et systématique y est accentué), parfois prônée (par opposition au langage-image, c'est-à-dire pour mettre en lumière le côté pratique; nous avons déjà eu l'occasion de remarquer l'ambiguïté du modèle du calcul). C'est donc Vusage que l'on fait d'une image qui est bon ou mauvais 132. Plus exactement encore, l'image sera dangereuse lorsqu'elle devient tyrannique et qu'elle tend à se généraliser, à devenir une sorte de « métaphore absolue » — de « Weltanschauung » — ou à prendre la place de la réalité au lieu de se contenter d'en manifester un 123 24 Br.B., p. 118. * PI., 96 et passim. 125 P.I., 187 et ss et passim. C'est le danger des modèles cybernétique, causaliste et behavioriste. i* P./., 1 et ss. 127 Br.B., pp. 105 ss. 128 P.I., il. 129 P.I., 12. 130 P.l. f 18. 131 PJ., 65-67. 132 Cfr PJ., 422 et ss. 144 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE aspect, d'être une façon particulière de voir m. Généralisation et « réalisation » de l'image sont des abus typiquement philosophiques 134 . C'est donc l'image obsédante que Wittgenstein attaque; et ici, comme bien souvent, c'est encore son propre tourment que nous lisons en filigrane, son expérience, douloureuse, de la philosophie. Les exemples que nous avons donnés ci-dessus avaient un caractère concret et imaginatif très suggestif, voire grossier 135 . Souvent nous avons affaire à des analogies plus délicates et surtout plus formelles, structurales (qui interfèrent d'ailleurs avec les précédentes: voyez l'exemple de la conception du temps136). On pourrait même les appeler des analogies « distributionnelles » (au sens linguistique du terme) puisqu'elles tendent à concevoir sur le même modèle ou du moins à rapprocher indûment la grammaire de mots qui occupent dans les contextes propositionnels des places similaires — « similar contexts » — (et se caractérisent donc par une position ou une distribution semblable) i37. C'est la confusion typique due à un examen qui ne tient compte que de la « grammaire superficielle » et ignore la « grammaire profonde » du m o t m . Une des analyses les plus exemplaires et les plus fouillées est celle où Wittgenstein décrit la « famille » d'usages du verbe « pouvoir » (en liaison avec d'autres « familles » comme « être capable de », « être guidé », « lire », etc. ; en liaison aussi avec des analogies plus concrètes comme la mémoire et le magasin, l'esprit et des processus mécaniques ; en liaison aussi avec des exemples d'« anthropologie spéculative » etc.) dans le but de dissoudre la propension à imaginer le « pouvoir » comme une «capacité», c'est-à-dire comme un « état » d'une entité mystérieuse (par ex. l'esprit) ou d'une machine qui contiendrait déjà de quelque façon le jeu des possibles 139 . 133 W. cite aussi comme exemple Vusage dangereux de certaines hypothèses scientifiques particulièrement imaginatives: le modèle électronique de la matière. Cfr Bl.B., p. 45. i« Cfr BI.B., p. 41. M. PERELMAN a noté, de son côté, la complicité fondamentale que le philosophe noue avec l'analogie (ou la métaphore) qu'il trouve dans aie matériel analogique » commun à une culture ou à l'humanité. Il affirme en outre que l'usage philosophique de l'analogie est essentiellement cognittf (théorétique, donc) (cfr L'analogie et la métaphore). 135 Que l'on se souvienne de la subtile et très abstraite élaboration dont l'analogie proposition-image fait l'objet dans le T. 136 Br.B., pp. 107-108. 137 Cfr Br.B.t p. 108. i» Bl.B., p. 7; cfr P.I., 664. 139 Cfr Br.B., pp. 100-118. DE LUDWIG WITTGBNSTBIN 145 Cette longue description est, bien entendu, à rapprocher de la question de la règle et de celle de « pouvoir suivre une règle ». Voici un dernier exemple, assez surprenant, d'image, dont la critique a d'ailleurs également partie liée avec le problème de la « capacité », de la « règle », du « possible » : l'image du principe du tiers exclu utilisé d'une façon quasi métaphysique. I l s'agit de l'usage de ce principe qui consiste à affirmer à propos d'une question, que nous ne sommes pas effectivement capables de trancher 14°, qu'il ne fait aucun doute que « c'est p ou Np, mais que nous ne le savons pas (encore) ». Cet usage serait lié à une image dont nous ne pouvons pas nous détourner. Image qui suggère que tout est toujours déjà tranché, comme si pour quelque dieu les réponses sont toujours déjà là. D'une façon tout à fait générale, Wittgenstein interprète les doctrines philosophiques comme des « notations » ou encore comme des ensembles de « mouvements grammaticaux » imposés au langage ordinaire sous l'influence d'une image qui a pris possession du philosophe et qui l'induit précisément à modifier cet usage ordinaire, ou plutôt — car il semble bien que le philosophe, de l'avis de Wittgenstein, n'a pas le pouvoir (ou le droit?) d'une telle modification — à se donner une représentation — dans et par son discours philosophique — différente de l'usage ordinaire et conforme à l'image dont il est captif Ml. Les querelles entre partisans du phénoménalisme ou du physicalisme (exemple privilégié puisqu'il s'agit bien d'une controverse lin<7ttï$£ïco-philosophique), de l'idéalisme, du solipsisme, du réalisme, etc. seraient donc en fait grammaticales, chacun voulant imposer sa propre réforme linguistique — confondue évidemment avec une — la — vision authentique des choses — et conforme à l'image qui le tient 142 . Fourvoyé par une image, le philosophe passerait sa vie à l'élaborer d'une façon systématique — labeur inquiet parce que sans cesse 140 II s'agit de la question de savoir si dans le développement des décimales de v intervient on non la suite: 7777. Cfr PI., 352. 141 P.I., 401 «Tu as fait un mouvement "grammatical". (...) Comme si tu avais inventé une nouvelle manière de peindre. » P.I., 402 « Si, comme ici même, nous ne sommes pas d'accord avec les expressions de notre langage ordinaire (qui cependant remplissent bien leur fonction), c'est qu'une image nous obsède qui se trouve en conflit avec nos expressions ordinaires. » 142 Cfr PX, 401 et ss. Dans Bl.B., W. utilise assez systématiquement « notation » pour désigner de telles réformes. Cfr Bl.B., pp. 57-72 pour un examen détaillé de la « notation » solipsiste. 146 LA PHILOSOPHIE D U LANGAGE l'nsage ordinaire se déroberait à ses prises — en un discours qu'il proposerait comme vrai, fidèle à la réalité, et qui serait en fait normatif. Pour illustrer ceci, Wittgenstein s'amuse même à imaginer des modifications linguistiques artificielles: par ex., la réforme de celui qui voudrait à tout prix distinguer sa peine, de celle d'autrui 1 4 3 ; celle encore par laquelle on entendrait distinguer l'objet d'un souhait et un objet réel 144 . Il existe ainsi une série de différences ou de similitudes que notre usage du langage n'accentue pas ordinairement mais que tel ou tel philosophe pourrait vouloir souligner: voyez le solipsiste qui entend faire ressortir que c'est toujours « moi » qui perçois. Mais les normativités notationnelles les plus diverses et les plus révolutionnaires peuvent jaillir de la normativité diffuse ou potentielle du langage ordinaire. Ainsi, par ex., le coup de force sémantique freudien avec son usage extraordinaire de mots tels que « inconscient » et « conscient » 145. I l arrive qu'une « notation », en suggérant un point de vue nouveau, exerce un attrait irrésistible. C'est le cas de la « notation » psychanalytique 146 . Ce qui est pernicieux dans de pareilles « notations » — qu'elles soient philosophiques ou appartiennent aux « sciences » humaines — c'est qu'elles passent souvent pour avoir découvert des objets nouveaux, des réalités, des faits encore inconnus, alors qu'elles n'ont opéré qu'un nouvel aménagement sémantique — créé une sorte de mythologie nouvelle ,47. Alors surgissent des discussions qui passent pour scientifiques et qui sont en fait grammaticales. Cette confusion générale du fait et de la norme, le tourment constant du philosophe dont nous avons parlé, l'inutilité foncière et l'impuissance de ces réformes par rapport au langage ordinaire qui seul « transit toute notre vie » 148 semblent être les raisons de Wittgenstein pour disqualifier de pareilles tentatives. Qu'on soit d'accord ou non avec cette disqualification, — en vertu de laquelle toute positivité ou constructivité est refusée à la philosophie — il faut reconnaître que ces vues de Wittgenstein sur la signifi143 PI., 403. Bl.B., p. 60. 145 Cfr Bl.B., pp. 22 ss. 146 Bl.B., p. 57 ; cfr L.C., Conversations sur Freud, et passim. 147 C'est encore la psychanalyse qui est la cible favorite de W. mais non exclusive. Cfr Bl.B., pp. 22 ss. Cfr P.I., 401 ; cfr L.C., p. 104 et passim. 148 Bl.B., p. 59. 144 DE LUDWIG WITTGENSTEIN 147 cation profonde de la philosophie et des sciences humaines ne manquent pas d'intérêt, et pourraient se révéler extrêmement fécondes149. Au terme de cet examen, il y a lieu d'opposer l'a U.D. » 15° de Wittgenstein — son déploiement de « familles » d'usages ou de « jeux de langage » divers et irréductibles — à toutes ces « bildliche Darstellungen » J51 que l'« U.D. » serait précisément appelée à dissoudre en résorbant leurs normativités contradictoires — et perverses parce que non reconnues, absolutistes, douloureuses et gratuites — dans la normativité diffuse — idéalement équilibrée ,inerte: s'il est vrai que le langage ordinaire doit être en ordre — de la pratique linguistique quotidienne. Notons déjà qu'en ce sens, si la pratique de l'« U.D. », c'est-à-dire l'activité philosophique descriptive de Wittgenstein n'est pas dans son détail normative — entendez : dans le fait, par ex., de développer une série d'exemples ou d'usages ou d'images d'inspiration behavioriste ou matérialiste pour neutraliser une conception idéaliste trop répandue — il semble néanmoins qu'elle soit suspendue à une image (valorisée) de la vie et du langage ordinaires en tant que cette quotidienneté pourrait être vraiment apaisée, transparente, sans problème. On devine de quelle éthique du « Au fond tout est bien » se rapprocherait cette attitude. B) La métaphore du « jeu de langage ». a) Un foisonnement d'analogies. « Un jour que Wittgenstein passait le long d'une prairie où se disputait un match de football, l'idée lui était venue tout à coup que le langage est un jeu qui se joue avec des mots » 152. D'après l'examen des œuvres de la période de transition, il était apparu que c'était plutôt le jeu d'échecs qui avait frappé l'imagination de Wittgenstein. C'est d'ailleurs de cette dernière comparaison qu'il fait l'usage le plus fréquent S'il est vrai que la métaphore consiste en une « analogie condensée » et qu'une analogie est fondée sur une « similitude de rapports » 153, il paraît cependant assez vain de prétendre spécifier sur 149 BotrvEBEssE a commencé à en tirer les leçons, in W. La Rime et la Raison. Cette notion sera examinée à fond dans le chapitre consacré à la description de W. Pour l'emploi que nous en faisons ici, l'interpréter comme « présentation synoptique d'usages linguistiques permettant de w lire " la grammaire d'un mot 51 » suffit. 1152 PJ., 295. MALCOLM, A memoir, in Le cahier orun et le cahier bleu, p. 385. 153 Cfr PEBELMAN, Analogie et métaphore, p. 4. 150 148 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE» quelle similitude de rapports Wittgenstein a voulu plus exactement insister. Non pas qu'il soit impossible de cerner une telle similitude, — la plus simple étant: les règles grammaticales sont aux mots du langage ce que les règles du jeu sont aux pièces — mais tout simplement parce que diverses similitudes feraient l'affaire et que d'autre part le choix de l'une d'entre elles comme essentielle serait, en privilégiant un rapport analogique, l'objet de multiples objections et irait contre l'esprit de la seconde philosophie de Wittgenstein. Les jeux constituant une « famille » ainsi que les usages linguistiques, il apparaît que la métaphore du « jeu de langage » est en fait fondée sur une multiplicité ouverte — et mouvante — d'analogies. PI.y 83 « Nous pouvons fort bien imaginer que des personnes s'amusent sur un pré à jouer à la balle de façon à commencer divers jeux habituels, sans en terminer quelques-uns. et que dans l'intervalle, elles se mettent à lancer la balle à l'aventure, (etc.). » On voit que l'analogie qui privilégierait l'existence des règles ferait long feu. Stegmtiller a tort, croyons-nous, d'insister exagérément sur la comparaison avec le jeu d'échecs, allant jusqu'à parler de « chess theory of language», présumant que Wittgenstein serait victime de sa propre analogie 154. Raison pour laquelle Stegmtiller se hâte de souligner les différences entre le « jeu de langage » et les jeux artificiels 155 . En réalité, Wittgenstein ne permet jamais dans P.I. que ses métaphores deviennent de véritables modèles ou que l'une d'entre elles prolifère trop systématiquement. Le rapport entre les jeux et les pratiques linguistiques étant lâche et multiple, nous estimons préférable de nous contenter de noter quelques ressemblances parmi les plus caractéristiques, les plus fréquemment soulignées par Wittgenstein et ses commentateurs, plutôt que de partir à la recherche de quelque similitude de rapports prétendument privilégiée. C'est F . Zabeeh 156 qui a, à notre connaissance, donné la liste la plus complète des ressemblances possibles entre jeu et langage. D'habitude, on s'accorde à souligner qu'il y a pour les deux termes de l'analogie: des acteurs, des pièces (mots), des fonctions (des pièces, des mots), des règles, une diversité de type « familial », une maîtrise ou compétence, une activité sociale. 1 5 4 STEGMULLEB, p. 445. STEGMÙLLER, pp. 446-448. 155 Il semble oublier, entre antres choses, Qu'il y a des « jeux de langage » artificiels, aussi (logique, mathématique, etc.). 156 i n KLEMKE (éd.), PP. 357-358. DE LUDWIG WITTGBNSTBIN 149 En somme, ici comme ailleurs, tout dépend du contexte, de l'usage que Wittgenstein fait dans un cas déterminé de ses analogies. E t cet usage peut être contradictoire: l'analogie servant aussi bien à souligner des similitudes qu'à révéler des différences 157. Une telle liberté prise par Wittgenstein a été sévèrement critiquée par Hervey qui remarque que si Wittgenstein avait donné une définition plus précise de « jeu », — au lieu d'y voir un concept indéfini, une « famille » — l'analogie du « jeu » et du « langage » eût été plus difficile à soutenir 158 . En fait, Wittgenstein se donne assez peu de peine pour la soutenir et ce qu'il veut c'est précisément que cette analogie « tienne plus ou moins », sans quoi, nous tomberions dans une théorie du langage fondée sur le modèle du jeu. Certes, si, comme le souligne Hervey, la notion de « jeu » est si vague chez Wittgenstein que tout peut être « jeu », il est permis de craindre qu'une analogie appuyée à un phore à ce point évanescent, ne saurait être bien féconde. Mais la fécondité que Wittgenstein attend de son analogie n'est pas systématique ni à proprement parler heuristique (comme l'est par ex. l'analogie entre le jeu d'échecs et le langage que l'on rencontre chez F. de Saussure 159 et qui est une des images de base du structuralisme). Dès qu'on se hasarde au-delà des cinquante ou soixante premières pages de P.I., on constate que l'expression « jeu de langage » joue un rôle effacé et qu'elle aurait pu être, le plus souvent, remplacée par « usages linguistiques » : « Observons ce jeu de langage » revient à dire « Observons cet usage ». L'expression « jeu de langage » est d'un emploi fréquent dans le second Wittgenstein, mais elle se réduit plus d'une fois à une simple clause de style ou ne persistent que très vaguement les connotations analogiques originelles. En somme, dans la pratique de Wittgenstein lui-même, la métaphore du « jeu de langage » tend à devenir un simple cliché, susceptible cependant de retrouver dans un contexte adéquat toute son efficacité métaphorique 160 . Ce qui rend plus inextricables et plus mouvants encore les mécanismes analogiques dans PJ., c'est que la notion de « famille » ellemême à laquelle semblaient renvoyer en dernière instance, le « langage » et le « jeu », constitue aussi une métaphore. Mais attention : une métaphore aussi instable que les autres, puisque la notion de « famille », les usages de « famille » tisseront à leur tour un réseau analogique, une « famille ». 157 c f r P.I., 130. Voyez l'nsage de l'analogie langage-calcul. 158 159 H E R V E Y , pp. 334 ss. Cfr Cours de linguistique générale. 160 C'est le cas dans plusieurs aphorismes de O.C. 150 LA PHILOSOPHIE D U LANGAGE Les possibilités analogiques nous débordent de toutes parts chez Wittgenstein. Par ex., il n'y a pas non plus un sens précis au verbe « comparer » 161. Tirons-en la conclusion: pour Wittgenstein, les termes « métaphore » et « analogie » sont aussi susceptibles d'une multiplicité ouverte et mouvante d'usages, et ce n'est donc qu'au prix d'un coup de force sémantique qu'on leur imposera — comme le fait M. Perelman, par ex. — un contour net, et qu'on les définira 162. Parler enfin — comme on serait porté à le faire au vu de ce foisonnement des potentialités analogiques du langage — d'un primat de l'analogique sur le logique (l'identité, le concept, la stabilité, l'exact, etc.) chez Wittgenstein ne serait encore qu'un malentendu. Wittgenstein ne souligne le caractère mouvant et analogique de l'usage que parce que la tendance — sa tendance dans le ï\, aussi — traditionnelle en philosophie consiste à accentuer le pôle logique, à ne valoriser que des essences exactes. Wittgenstein, comme le souligne Bouveresse 163 , n'entend pas remplacer le mythe de l'exact par une mythologie du vague. L'héraclitéisme de Wittgenstein est stratégique (ou thérapeutique), sans plus. Le dernier avatar de la pratique de Wittgenstein sera peut-être de vouloir y lire une quelconque ferveur dyonisiaque, une sorte de culte de la différence ou de la disponibilité. Il ne faut pas oublier, Wittgenstein le répète à satiété, que ses remarques sont grammaticales et dirigées souvent avant tout contre son ancien style de pensée. b) Usages et fonctions d'une métaphore. « J e voulais placer cette image sous ses yeux et sa reconnaissance de cette image consiste dans le fait qu'il est enclin dès lors à considérer un cas donné d'une manière différente : c'est-à-dire de le comparer avec cette série d'images plutôt qu'avec celle-là. J'ai changé sa manière de voir les choses1M. » Le but avoué de Wittgenstein est de changer notre façon de voir, en nous invitant à regarder du « point de vue des jeux de langage » 165. L'analogie entre «langage» et « j e u x » est dite éclairante166: or nous sommes dans un aphorisme où cette analogie — il s'agit de divers 161 Cfr Br.B., pp. 85-86. Nous ne contestons aucunement, cela va de soi, la pertinence et l'utilité de la définition précise des tropes par la rhétorique et la linguistique contemporaines. Nous nous contentons de mettre en évidence l'étrangeté — certains diront l'absurdité — du discours de W. 162 163 Cfr BOUVERESSE, P.M., p. 315. 16* P./., 144 ; cfr F., 461. 165 R.F.M., p. 102 « Regardons cela du point de vue des jeux de langage. » 166 Cfr P.I., 83. DE LUDWIG WITTGENSTEIN 151 jeux avec une balle — vise à souligner que toute pratique linguistique ne suppose pas des règles fixes. Un peu plus loin, l'analogie entre langage et jeu — il s'agit du jeu d'échecs — vise à nous inviter à regarder les pratiques linguistiques du point de vue des règles, des fonctions des mots 167 . (Cette ambiguïté de l'usage est un exemple typique de ce que nous appelons la neutralisation des métaphores chez Wittgenstein). On peut tirer plusieurs conclusions intéressantes de ces aphorismes. D'abord, il ne s'agit pas de rapprocher le concept général de « jeu » et le concept général de « langage », — si tant est qu'il soit possible de les former — mais bien de rapprocher certains jeux de certaines pratiques linguistiques que l'on verra ainsi sous un nouveau jour. C'est une conséquence immédiate du fait que l'on compare deux « familles » et non deux concepts. Ce sont des usages particuliers que Wittgenstein éclaire et non des essences universelles. On a noté la fonction heuristique de l'analogie, — spécialement dans la recherche scientifique — ainsi que son usage cognitif en philosophie 168. L'usage que Wittgenstein fait de la métaphore et de l'analogie n'est évidemment pas cognitif : il ne vise pas à élaborer un savoir, une théorie du langage ; cet usage n'est pas non plus à proprement parler heuristique, puisqu'à la rigueur il n'y a rien à découvrir 1W . I l s'agit plutôt d'un usage esthétique (très souvent d'ailleurs à la limite de l'éristique mais d'une éristique qui procéderait non par arguments mais par suggestions, par images) si nous entendons par cette fonction esthétique, un « art de faire voir », une technique habile de la présentation. L'invention d'analogies vise à déchirer le brouillard — dissoudre les mauvaises images — qui empêchait la « claire vision » 170. L'analogie est un révélateur qui agit par le contraste autant que par la ressemblance ,71 . Voilà pour ce qui est de l'analogie entre « pratiques linguistiques » et «jeux ». Il est extrêmement curieux de constater que d'une façon, semble-t-il générale, les commentateurs admettent que là se trouve l'usage fondamental de l'analogie fait par Wittgenstein. Il en va bien ainsi dans le début de P.I. où il s'agit surtout pour Wittgenstein d'opposer à 167 Cfr P.I., 108. Cfr PERELMÀN, Analogie et métaphore, pp. 7, 8. 169 Nous y avons déjà insisté dans la Section I I à propos de l'analyse logique comprise dès cette époque comme a TJ.D. » ou Besinnung. ™ P.L, 5. " ï P.I., 130. 168 152 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE l'ancien modèle linguistique du T. un autre éclairage qui sera celui des « jeux ». Dans le reste de la pratique philosophique du second Wittgenstein, il ne s'agit plus — du moins pas prioritairement — de cela. Ce qui est comparé, rapproché, aligné côte à côte, ce n'est plus tel « jeu » et telle « pratique linguistique », mais bien des usages linguistiques différents et apparentés. "Wittgenstein écrit dès le début de BI.B.: « (Les jeux de langage) sont des manières d'utiliser les signes plus simples que celles que nous pratiquons dans notre usage du langage fort complexe de la vie quotidienne 172 . » (nous soulignons). Dans P.7., 130 « Les jeux de langage se présentent bien plutôt comme des objets de comparaisons. » On ne peut mieux dire que le « jeu de langage » — c'est-à-dire un usage simple et transparent du langage — éclaire d'autres usages plus complexes ou plus embrouillés. L'essentiel de la pratique philosophique de Wittgenstein consiste à déployer des « familles » en une « U.D. », c'est-à-dire à placer côte à côte des usages linguistiques — tantôt réels, tantôt inventés; tantôt simples et nets, tantôt trompeurs et confus — plus ou moins apparentés et qui s'éclairent par leurs contrastes et leurs ressemblances. Wittgenstein appellera de préférence « jeu de langage » la pratique — parfois artificielle et imaginaire — qui joue le rôle de révélateur. Certes, la métaphore entre a jeu » et « langage » demeure à l'horizon, mais le plus souvent, répétons-le, il s'agit d'une simple juxtaposition — habile — de cas concrets et suggestifs d'usages linguistiques (y compris la description de la situation, elle aussi quelquefois imaginaire, invraisemblable) l73 . C'est le cas dès les premières pages de P.I. d'ailleurs, puisqu'on y voit juxtaposés d'une part la représentation augustinienne de l'apprentissage et de la pratique linguistiques et les « jeux de langage » de l'épicier ou du maçon et de son aide 174 , d'autre part. Ainsi donc, la métaphore du « jeu de langage » ne consiste jamais à proposer le « Jeu » comme modèle du langage en général ; elle n'est qu'accessoirement axée sur l'analogie entre des pratiques linguistiques et des jeux divers, et fonctionne le plus souvent comme désignation d'une pratique linguistique (avec sa situation concrète, son histoire, etc.) éclairant d'autres usages et dissolvant certaines représentations naïves et fausses (ex. le modèle augustinien) que l'on se fait des pratiques linguistiques. 172 B.B., p. 17. 173 Cfr P.I., 554-555 ; 157 ; 200 ; 207 ; 420, etc. ™ P.7., 1, 2. DE LUDWIG WITTGENSTEIN 153 c) La neutralisation des métaphores. Puisqu'elles font l'objet constant de sa dénonciation, Wittgenstein sait mieux que quiconque que les images — la métaphore, l'analogie — présentent une tentation et un danger constants pour le philosophe. Pour prévenir ce danger, il procède à une sorte de neutralisation de ses propres images. Par cette notion de neutralisation, nous aimerions rendre compte de ce qui passe généralement pour l'inconsistance du second Wittgenstein 175. La neutralisation est d'abord interne, effet immédiat du foisonnement analogique lié au rapprochement de deux « familles » : nous avons donné l'exemple de la présence et de l'absence de règles m. Mais la neutralisation est aussi externe. Ainsi la métaphore du langage comme composé d'outils, d'instruments, vient tempérer, dès le début de P.I.f le privilège que l'on pourrait accorder à l'aspect ludique des pratiques linguistiques sous l'influence de l'image du jeu m . Accentuant le modèle i n s t r u m e n t a n t e , on n'aurait aucune peine à tirer de Wittgenstein une vision utilitariste, pragmatiste du langage 178, de même qu'en accentuant l'image du jeu d'échecs on n'aurait guère de difficultés à aboutir à une conception structuraliste ou formaliste 179. En soulignant l'aspect de créativité continue (impliquée par certains aspects de la règle, même en mathématiques: Bouveresse va jusqu'à parler d'une conception poétique des mathématiques chez Wittgenstein 180), la diversité et la mouvance, il serait aisé de repérer chez Wittgenstein un modèle humboldtien. Arrêtons-nous là. La prolifération des interprétations franchement divergentes ou contradictoires — dont nous donnons ici un échantillon précis — d'une œuvre au cours d'une période historique relativement courte IM ne peut avoir que deux causes: ou bien l'œuvre en question est totalement contradictoire, incohérente, absurde et son auteur débile, ou bien les interprètes passent à côté de l'esprit de l'œuvre en y entrant comme dans une auberge espagnole. 175 176 Cfr MUNDLE, GELLNER, HERVEY, etc. II y a lieu de remarquer que le procédé de neutralisation sémantique concerne d'abord les concepts qui se voient déployés — et dissociés — en « familles d'usages» où il est possible de relever un trait opposé pour n'importe quelle caractéristique que l'on voudrait faire passer pour générale ou essentielle. 177 pjt n ( 12. D'aucuns avaient interprété cette ambiguïté du modèle comme une contradiction. 1 7 8 Comme, entre autres, Hardwick qui se hâte de remarquer que Morris ou Dewey avaient fait beaucoup mieux ! »TO Rappelons que Stegmuller parle de la « chess theory of language » de W. 180 181 BOUVEKESSE, P.M., p. 148. II est normal qu'à un siècle de distance par ex. il soit possible de voir une œuvre sous un aspect totalement différent. 154 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE « Jeu de langage » ne doit donc pas être interprété comme une « métaphore générale » ou absolue ni comme un modèle (au sens d'une analogie systématique sur la voie d'une théorie): Wittgenstein met tout en œuvre pour que son utilisation de métaphores ne fasse pas glisser sa pratique philosophique du côté théorétique. PJ.j 131 « Nous ne saurions éviter l'injustice ou la vacuité de nos affirmations qu'en présentant le modèle (l'exemple, das Vorbild) en tant que ce qu'il est, en tant qu'objet de comparaison, — pour ainsi dire comme règle de mesure et non comme une idée préconçue à laquelle la réalité doit correspondre. (Dogmatisme dans lequel nous tombons si facilement en philosophant.). » 2) La question de la description (Beschreibong). Du côté des commentateurs, les griefs sont innombrables, chacun se plaisant à dénoncer chez Wittgenstein une normativité non reconnue, cachée sous la prétention à la neutralité descriptive. Wittgenstein serait le piètre philosophe qui pense dans l'ignorance de ses présupposés. Assez curieusement, les critiques semblent bien se grouper d'ellesmêmes dans deux directions divergentes. Les uns reprochent surtout à Wittgenstein de ne pas décrire purement et simplement le langage ordinaire comme il aurait la prétention de le faire, mais de légiférer, de provoquer de nombreux « mouvements grammaticaux », bref de tendre à modifier l'usage ordinaire ou du moins de le faire voir sous un aspect extra-ordinaire. Ainsi font par ex. Pôle 182 , H a d o t m , Quinton 1M, Hervey 18S , Stegmûller 186 , Gellner w et Mundle dont la diatribe contre la philosophie linguistique en général et contre Wittgenstein en particulier est une réussite du genre 1M . L'autre reproche, presque généralement répandu, consiste à dénoncer l'espèce de culte que Wittgenstein vouerait au langage ordinaire, en tirant de pures descriptions d'usages des normes, des raisons de disqualifier tout emploi du langage — et spécialement, bien entendu, l'usage philosophique — qui s'éloignerait de cette pratique ordinaire. 182 183 PÔLE, pp. 57, 84 et passim. HADOT, gage, p. 982. 184 185 186 187 188 Jeux de langage et philosophie, p. 334 et W., philosophe du lan- QUINTON, p. 17 et passim ; in PITCHEB HERVEY, passim. STEGMÛLLER, p. 469, passim. GELLNER, passim. MUNDLE, passim. (éd.). DE LUDWIG WITTGBNSTBIN 155 On voit qu'à Fencontre du précédent grief, ici la possibilité d'une description de l'usage ordinaire paraît bien reconnue: c'est sa valorisation qui est critiquée. Citons de nouveau Pôle 189, Mundle I9°, Gellner 191 . Cette dernière critique qui porte en somme sur la volonté mal avouée ou implicite de tirer une norme du fait est le plus souvent désignée par les auteurs comme la « Naturalistic Fallacy » 192. Plus généralement, on désigne par l'expression « Naturalistic Fallacy » la prétention à la neutralité, à l'anormativité de la description wittgensteinienne. C'est cette question que nous aimerions reprendre car il nous a semblé qu'elle a été le plus souvent mal ou hâtivement posée : on était plus pressé de critiquer que de comprendre Wittgenstein (lorsqu'il ne s'agissait pas tout simplement d'ignorer certains aspects de son œuvre ; aveuglement ou silence pudique qui expliquent la facilité avec laquelle Wittgenstein a pu être assimilé tantôt à Patomisme logique, tantôt au néo-positivisme, tantôt à la philosophie analytique). Il nous est apparu que rien n'est à la fois plus facile — en surface — et plus difficile, voire impossible (ce qui n'est pas nécessairement à porter à son crédit, à tous points de vue) — en profondeur — que de critiquer le second Wittgenstein. Nous essayerons de montrer dans les pages qui suivent ce qu'il en est de la description wittgensteinienne — de l'« U.D. », de la Besinnung — en suggérant qu'il y a lieu de la comprendre comme un art de la neutralisation de toute normativité sémantique (philosophique) déterminée, sinon avouée ; normativité qu'il s'agirait de résorber dans la normativité diffuse, globalement équilibrée, inerte (et insaisissable) du langage ordinaire. E t qu'enfin dans son ensemble, le projet de Wittgenstein — la finalité de sa pratique — paraît bien suspendu à une image ambiguë (illusoire ?) de ce langage et de la vie ordinaires. A) La description (Beschreibung) comme a ûbersichtliche Darstellung ». Les aphorismes où Wittgenstein donne quelque indication sommaire sur sa méthode sont assez nombreux mais souvent obscurs. La pratique philosophique de Wittgenstein ne sera pas une activité scientifique. 189 190 19ï PÔLE, p. 98 et pa&rtm. MUNDLE, passim. GELLNER, pa&êim. 192 Cf r GELLNER, pp. 29 ss. Cfr PÔLE, p. 98. L'expression serait due à G.E. Moore qui l'utilisait dans le contexte de la philosophie morale (cfr BLACK, The Labyrinth of language, p. 147). 156 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE P.I.} 109 « Il était exact que nos considérations ne devaient pas être d'ordre scientifique 193. » Elle n'avance aucune hypothèse, aucune théorie, aucune doctrine ni aucune explication 194. Elle est purement descriptive : Bl.B., p. 18 « La philosophie est réellement " purement descriptive " 195. » La méthodologie de Wittgenstein gravite autour de trois notions: Beschreibung (opposé à Erklàrung), Ûbersichtliche Darstellung et Besinnung, pratiquement équivalentes. Nous avons signalé que l'expression « Ûbersichtliche Darstellung » (« U.D. ») apparaît fort tôt, au début de la période de transition. Son importance est fondamentale dans la seconde philosophie de Wittgenstein. « Le concept de l'IT.D. est pour nous d'une signification fondamentale 196. » L'« U.D. » est étroitement solidaire de la notion de « famille » ; l'absence d'une « U.D. » entraîne l'illusion qu'un terme renvoie à une essence déterminée m et permet ainsi à une « image » de réduire notre intelligence en esclavage. L'« U.D. y* correspond à la présentation d'une série («famille») d'usages d'un mot ou d'une expression, présentation que l'on peut englober ou survoler aisément, qui n'accuse ni la diversité ni les similitudes de l'usage (quoique, comme nous l'avons noté, les différences sont accentuées), qui permet de voir les connexions entre les usages présentés et qui sera, le cas échéant, enrichie par l'invention d'usages inédits destinés à attirer l'attention sur des emplois intermédiaires et sur des différences que l'on aurait tendance à ne pas voir 198 . La perplexité philosophique — due à l'accentuation d'un aspect de l'usage d'une notion — est appelée littéralement à se « dissoudre » sous l'effet de la pure présentation d'un tel tableau synoptique de l'usage de la notion «pathogène». Du moins serait-ce la thérapie idéale. Remarquons qu'il arrive rarement que Wittgenstein se contente à'énumérer une liste de phrases ; en effet, l'évocation du contexte et de la situation est extrêmement importante. 193 Un passage d u Bl.B. (p. 28) suggère qu'il ne s a u r a i t d'ailleurs y avoir quelque chose comme u n e sémantique scientifique. iw p.i., 109 ; 126. Bl.B., p. 18. i « Br.B., p. 125. 196 B.F., p. 241 ; P.I., 122. 197 pj.f 24,122. 198 Cfr P.I., 122. DB LTJDWIG WITTGENSTEIN 157 Aussi l'« U.D. » suppose-t-elle le plus souvent toute une description de « jeux de langage » où l'imagination et l'habileté du philosophe jouent un rôle important. Le plus difficile pour l'interlocuteur (qui est, en principe, le philosophe aux prises avec un problème insoluble) sera de se contenter de l'« U.D. », de se contenter de cette description d'usages sans attendre toujours une explication199. On voit que l'« U.D. » peut ne pas être « parlante ». Aussi est-elle souvent fort longue et complexe, — ce qui lui ôte son « ÛbersichtUchkeity> —- Wittgenstein présentant toujours d'autres usages: la poursuite de cette tâche de la présentation de « familles d'usages » est d'ailleurs virtuellement infinie. (Ce qui risque par ailleurs de compromettre gravement l'efficacité d'une telle « thérapie »). En principe, comme pure description, l'« U.D. » ne peut toucher à rien: la philosophie ne peut interférer avec Vusage réel du langage: « Elle laisse toutes choses en leur état M 0 . » E t Wittgenstein donne un exemple relatif aux mathématiques: si une contradiction surgit en logique ou en mathématiques, la philosophie ne va pas la résoudre à l'aide de quelque découverte, mais elle va en quelque sorte « nettoyer le terrain linguistique » 30Lf c'est-à-dire fournir une vue claire de l'état, de la situation avant qu'une solution soit apportée ; bref la philosophie doit faire voir comment on a pu se heurter à une impasse 20B. Ainsi elle ne ferait que placer clairement devant nous des choses familières qui se trouvent devant nous mais qui nous échappent à cause de leur familiarité même ^ La philosophie dévoile encore ce qui est sémantiquement possible hic et nunc avant toute découverte ou invention nouvelles m. Wittgenstein dira aussi que l'« U.D. » consiste à rassembler des souvenirs (Erinnerungen) constituant une « famille » d'usages réels qui nous sont d'habitude bien connus mais que, sous l'influence de quelque confusion linguistique ou de quelque compulsion (par ex. le besoin de généralité), nous sommes induits à méconnaître. Ainsi l'a U.D. » est-elle une invitation à la Besinnung: retrouver ce que nous savons et qui pourtant nous échappe et nous plonge alors dans la perplexité 2Q5 . L'« U.D. » doit produire la réminiscence de la grammaire réelle de la pratique linguistique. i» 2» 201 202 203 20* 205 c f r F., 314. P.I., 124. P.I., 118. p . / . , 125. pj.t 126-129. P.I., 126. Cfr P.I., 89. n 158 LA PHILOSOPHIE DTJ LANGAGE P a r là, on pressent que quelque chose est sollicité auprès de l'interlocuteur: il faut que l'« JJ.D. » fonctionne, que le tableau synoptique agisse, qu'il y ait en quelque sorte « illumination ». On a pu comparer la pratique de Wittgenstein à des «exercices spirituels». Aussi la description de Wittgenstein ne se réclame-t-elle pas de quelque idéal d'objectivité ou de neutralité universellement valable: n'importe quelle collection d'usages ne fera pas l'affaire. Jusqu'ici nous avons volontairement accusé la prétention à une sorte d'absence totale de présuppositions, à une espèce d'activité quasi mécanique d'alignement d'usages, dépourvue de finalité propre. C'est trop souvent ainsi que l'on interprète la prétendue absence de normativité de Wittgenstein. N'importe quelle « U.D. » ou description n'est pas bonne, ne produit pas la Besinnung. La pratique descriptive de Wittgenstein a un but et ne s'en cache pas : P.I., 291 « Ce que nous nommons "descriptions", ce sont des instruments destinés à des applications particulières. » P.I., 109 « E t cette description reçoit sa lumière, c'est-à-dire sa finalité, des problèmes philosophiques. » Peut-on être plus explicite ? Ce qui est devant nous étendu au grand jour mais que nous ne voyons pas deviendra « ùbersichtlich » grâce à une « mise en ordre » (« durch Ordnen ») ^ Ailleurs encore : P.I., 127 « Le travail du philosophe consiste à rassembler des souvenirs pour une fin déterminée. » (nous soulignons). Il est clair que la sélection, l'invention et la disposition des éléments de l'« U.D. » ne sont pas indifférentes et que ce n'est que si le tableau (synoptique) est réussi que sa « magie » agira. Il y a donc bien une finalité de la description chez Wittgenstein — ne fût-ce que thérapeutique — et elle est reconnue comme fondamentale: s'il n'y avait pas de « problèmes » philosophiques, la pratique de Wittgenstein serait rigoureusement sans objet, sans but. Cette finalité de la description, Wittgenstein la considère parfois comme son « style » ou sa « manière » de penser ou de voir les choses207. Qu'il accepte de la considérer comme une « Weltanschauung » est cependant douteux. 206 PJ.t 92. 207 Cfr B.F., p. 241. I / U . D . est « notre forme de représentation, la manière dont nous voyons les choses ». Cfr Bl.B., pp. 18-19, l'intérêt p o u r le particulier, pour les différences concrètes = « our way of thinking ». Cfr L.C., pp. 64-65, « style de pensée ». DE LUDWIG WITTGENSTEIN 159 P.I., 122 « Il (le concept de VTJ.D.) désigne notre forme de représentation, la manière dont nous voyons les choses. » (Est-ce là une « Weltanschauung » ?) Il est curieux de constater que dans B.F. (qui remonte à 1931), la même phrase est suivie d'une parenthèse différente: « (Une sorte de " Weltanschauung " telle qu'apparemment elle est typique pour notre temps. Spengler) **. » Parfaitement conscient donc du danger qui existait pour lui de tomber dans une conception philosophique et semblant même s'en être plus ou moins accommodé au début de sa seconde philosophie, Wittgenstein multiplie dans P.7. les précautions pratiques qui doivent lui permettre — peut-être : il n'en est pas sûr ! — d'éviter cet écueil. Cette crainte de retomber dans une « Weltanschauung » le poursuivra jusqu'à la fin : O.0., 422 « J e m'efforce donc d'exprimer quelque chose qui paraît se rapprocher du pragmatisme. E t ici une sorte de Weltanschauung vient me mettre des bâtons dans les roues 209 . » L'expression est maintenant tout à fait nette: la «Weltanschauung», quelle qu'elle soit, est un obstacle. Discret mais poignant, c'est aussi un document sur le combat qui se livrera jusqu'au bout en Wittgenstein: la philosophie essayant sans répit de reprendre ses droits, de renaître de ses cendres pour le plus grand tourment de Wittgenstein. B) Z*'« ûbersicHtliche Darstellung » comme « art de faire voir ». Parler d'art à propos de la pratique philosophique du second Wittgenstein n'est pas sans à-propos puisque dans sa préface à P.I., il compare ses remarques philosophiques à des esquisses de paysages d'une réussite inégale et son livre à un album de croquis dont il serait le dessinateur plus ou moins heureux. Accentuant la dimension pratique de la philosophie de Wittgenstein et rappelant que Wittgenstein croyait avant tout avoir découvert une méthode, Fann parle d'un art 21°. Selon Moore, Wittgenstein en appelait à des philosophes habiles m et Wittgenstein, lui-même, aurait excellé à présenter des tableaux synoptiques : « il réussissait vraiment à présenter ce qu'il appelait une " vue synoptique " de choses que nous connaissons tous m ». 2» 2» 210 2» 212 B.F., p. 241. L'aphorisme est daté du 21-3-51. W. m e u r t le 29 avril de la même année. FANN, p. 109. E t aussi PEABS, pp. 134,155, 229-230. M., p. 322. M., p. 256. 160 LA. PHILOSOPHIE DU LANGAGE Dès lors, l'idée s'impose d'elle-même de chercher dans les « Leçons sur l'esthétique » m des indications à propos de la pratique philosophique générale du second Wittgenstein. C'est Barrett M 4 — à qui l'on doit l'établissement des textes et l'édition de ces « leçons et conversations » — qui a le premier observé que l'explication et l'analyse esthétiques, telles que Wittgenstein les définissait, se rapprochaient fort de ce que Wittgenstein entendait, par ailleurs, par « Beschreibung » : il s'agit d'« amener à voir d'une certaine façon ». Quand Wittgenstein parle d'explication et d'analyse esthétiques, « il entend par là une analyse ou une explication dont on perçoit immédiatement qu'elle est exacte, sans qu'il s'y ajoute preuve ou argument » ^ « Une explication esthétique nous satisfait parce que nous voyons (ou pensons que nous voyons) qu'elle est correcte m. » « Le critère montrant que c'est la bonne explication c'est que vous êtes d'accord (...). Si l'explication ne dit rien, si celui qui pose la question n'est pas d'accord, tout en reste là. » Wittgenstein ne fait rien d'autre en philosophie, ajoute Barrett, « amener les gens à voir ce qui est devant leur nez » m. C'est à Bouveresse que revient le récent mérite 218 d'avoir examiné plus à fond ces écrits, négligés à tort jusqu'ici par les critiques, qui sont recueillis dans L.G. Bouveresse rapproche l'art du critique d'art de celui de la pratique philosophique de Wittgenstein et conclut, avec raison : « E t certainement la philosophie de Wittgenstein est une de celles à propos desquelles on est le plus tenté de clore la discussion en constatant que, finalement, elle vous " dit " quelque chose ou ne vous " dit " rien 219. » La « bonne » description et les « bonnes » raisons en esthétique sont celles qui convainquent, confirme Bouveresse; c'est quand la façon de voir postulée se cristallise brusquement que l'on a « compris » m. Nous avons déjà relevé la critique que Wittgenstein adresse dans B.B. à la psychanalyse comprise comme une notation nouvelle et normative qui prétend passer pour une théorie scientifique. 213 Cfr L.C., pp. 15-78. 214 BARRETT, Les leçons de W. sur Vesthétique 215 BARRETT, p. 6. 216 BARRETT, p. 18. (1965). 217 BARRETT, p. 21. 218 BOUVERESSE, W. La rime et la raison (1973). 219 BOUVERESSE, p. 186. Cfr BOUVERESSE, pp. 159 220 ss. 161 DD LUDWIG WITTGENSTEIN « Les conversations sur Freud » m rapportées par K. Rhees où Wittgenstein s'attaque à la pseudo-scientificité de la pratique freudienne, à la méthodologie mal comprise de la psychanalyse, sont susceptibles aussi, par contraste, d'éclairer la propre pratique de "Wittgenstein. Celui-ci voit en Freud un homme d'une extraordinaire habileté et en la psychanalyse un art d'inventer des « explications » séduisantes, un art de persuader et aussi de présenter les choses en créant un mythe nouveau exerçant un attrait irrésistible 222 . C'est dans le contexte de ces leçons et conversations que Wittgenstein admet défendre aussi un certain « style de pensée » 2a tout en niant avancer une théorie m. D'autres éléments peuvent encore être cités à l'appui de l'éclairage « esthétique » de la pratique descriptive de Wittgenstein. Son intérêt pour la Gestalt-Psychologie, par ex. S. Toulmin ^ a signalé l'influence de celle-ci sur Wittgenstein m. C'est à la psychologie de la forme que ce dernier doit indubitablement m les exemples de « dessins mobiles » — y compris le fameux « canard-lapin » de Jastrow — qui illustrent la deuxième partie de P.I. où Wittgenstein examine longuement les « familles » : « voir, voir comme, voir et penser, interpréter, etc. » ^ révélant une fois de plus ici sa grande sensibilité à cette question de « faire voir d'une certaine façon». Ces passages constituent aussi une nouvelle thématisation « familiale » de notions méthodologiques fondamentales de Wittgenstein au sein même de sa pratique, thématisation peut-être plus subtile et plus importante encore que celle de « jeu ». Gellner avait déjà observé que les figures aux structures mouvantes et changeantes permettaient, peut-être, la meilleure caractérisation de la philosophie de Wittgenstein lui-même. Toutes ces indications sont bien convergentes et permettent de comprendre la description de Wittgenstein comme un ensemble de techniques qui font voir d'une certaine façon et dans un but déterminé. A cet égard, la remarque suivante nous paraît décisive: 221 Cfr L.C., pp. 87-105. 222 Cfr L.C., pp. 62 ss ; 91-104. 223 L.C., pp. 64-65. 224 L.C., p. 31. 225 Cfr ENGEL, p. XI (l'introduction est due à S. Toulmin). 226 Remarquons que le nom de Kôhler apparaît dans P.I., p. 203. 227 il suffit pour s'en convaincre de feuilleter l'ouvrage de W. chologie de la forme. 228 Cfr P./., pp. 193 ss. KOHLEB, Psy- 162 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE PI., 420 « Voir une personne vivante comme un automate est analogue au fait de voir une quelconque figure en t a n t que cas limite, ou variante, d'une autre figure, par ex. la croisée d'une fenêtre en tant que swastika. » C'est un exemple d'« anthropologie spéculative» — tel qu'on en rencontre plusieurs autres chez Wittgenstein 229 — et il surgit alors que Wittgenstein examine une « famille » de mots mentalistes (notamment, « conscience »). I l s'agit donc bien d'un élément d'une « U.D. » et cet élément doit nous faire voir les frontières, les limites des possibilités de variations d'une notion (« homme »). Dans d'autres cas, Wittgenstein note ou invente des usages — des « jeux de langage » ou des « formes de vie » — dans le but non de manifester des limites, des impossibilités de notre grammaire, mais bien d'éveiller l'attention à des possibilités ou des différences que nous sommes tentés d'ignorer 230 . Le plus souvent, l'« V.D. » nous empêche de clicher une « famille » en une essence : elle donne à la grammaire un degré de stabilité et de mobilité correct (ne pourrait-on dire équilibré?) 231 . Sommes-nous tentés d'identifier la proposition à une image du réel ou de chercher l'essence de la pensée dans un mécanisme mental, Wittgenstein alignant et inventant des exemples concrets d'usages des notions en question s'efforce de résorber cette tentation, ainsi que la tension douloureuse qui l'accompagne du fait que l'image qui nous tient est toujours en opposition avec un usage effectif ou possible du langage. Ainsi l'« U.D. », ou la Beschreïbung, est donc bien un « a r t de faire voir d'une certaine façon » en attirant l'attention sur des aspects, — de l'usage, de la grammaire d'une notion: les différents «jeux de langage » où elle peut figurer —, que l'on serait porté à ne pas voir. C) La finalité de Va ûberHchtUehe Darstellung ». L'« U.D. » est un a r t de faire voir des aspects de la grammaire et non d'accentuer un aspect déterminé (sinon précisément pour servir de contrepoids à un aspect obsédant — une image — et donc réintroduire un savant équilibre). A celui qui, dans le « canard-lapin » de Jastrow m, ne voit que le canard, Wittgenstein rappelle qu'il y a aussi le lapin, et vice versa. Et, présentant les choses d'une façon élémentaire, on peut dire que, 229 Cfr par ex. P.I., 157 ; 200 ; 207 ; 554 ; etc. ^o Cfr Bl.B., p. 28. 231 Cfr P.B., p. 74 « La grammaire donne au langage le degré de liberté nécessaire. » 232 P.I., p. 194. DE LUDWIG WITTGENSTEIN 163 devant les yeux du partisan du réalisme conceptuel, Wittgenstein fera miroiter la possibilité nominaliste (etc.). Insistons-y: l'« JJ.D. » n'aurait pas pour but de nous faire voir les choses d'une façon déterminée mais bien d'éteindre la tentation propre au philosophe de voir les choses d'une certaine façon tout en étant convaincu qu'il les voit de la seule façon adéquate, c'est-à-dire qu'il les voit, tout simplement. Wittgenstein veut nous guérir de r*« Aspektdlindheit » 233f de la « cécité aspectuelle », dans le but de nous convier non à un relativisme sceptique où toute vision ne serait plus qu'une manière de voir — ce qui est encore une attitude philosophique, donc morbide, selon lui — mais à la clarté apaisée où nous ne serons plus esclaves de la tentation typiquement théorétique ou philosophique du dédoublement des apparences et de la réalité. Wittgenstein n'échappe d'ailleurs pas toujours lui-même à cette tentation ; il semble bien qu'il y tombe presque immanquablement dès qu'il réfléchit sur ce qu'il fait, c'est-à-dire produit des concepts théorétiques (et méthodologiques) (tels que « famille », « jeux de langage », « JJ.D. » etc.) qu'il tentera ensuite de désamorcer par la thématisation (y compris justement les concepts: « voir », « voir comme »). L'exemple le plus net d'un infléchissement métaphysique de la pratique de Wittgenstein est sans doute le passage où Wittgenstein distingue une grammaire « superficielle » et une grammaire « profonde » m. En somme, Wittgenstein « retombe » dans la philosophie chaque fois qu'il cesse de pratiquer Vu U.D. » et se hasarde à formuler des énoncés métalinguistiques (et donc aussi métaphysiques) m. Là gît aussi le sens de son tourment philosophique. 233 P.I., p. 213. P.I., 664. On a souvent exagéré l'importance de cette attestation unique. Un autre exemple: P.I., 92. W. y parle de Vessence du langage que lui aussi veut révéler mais autrement que la philosophie traditionnelle. En fait, il ne réussit pas à se dépêtrer de cette difficulté. Plusieurs autres passages seraient criticables (par ex. PJ., 108). Mais W. n'a jamais prétendu présenter une œuvre achevée. Il est d'ailleurs permis de se demander si un tel parachèvement est concevable? Seule l'attitude théorétique ne permet-elle pas au prix d'une heureuse illusion — interdite à "W. — de trouver le repos philosophique? 235 Car il s'agit toujours et encore de ne pas succomber à la tentation métalinguistique. Cfr P.I., 120 «Lorsque je parle à propos du langage (mot, proposition, etc.), je dois parler le langage de tous les jours. » Lang (cfr pp. 161-165) reconnaît que la difficulté qu'il y a à comprendre le second W. réside dans sa négation d'avoir parlé théorétiquement de l'essence du langage (par ex. avec «jeu de langage»). Il ajoute que W. éviterait la théorie en thématisant le langage dans le langage. Voyez aussi PJ., 21 où W. note que la philosophie peut parler de la philosophie comme l'orthographe traite du mot «orthographe», parmi d'autres, sans impliquer un « niveau différent ». 234 164 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE P.I., 133 « Car la clarté à laquelle nous aspirons est vraiment une clarté complète. Mais ceci signifie seulement que les problèmes philosophiques devraient disparaître complètement. La vraie découverte est celle qui me rend capable d'interrompre l'acte de philosopher quand je veux. Celle qui apaise la philosophie, de sorte qu'elle ne soit plus fustigée p a r des questions qui la mettent elle-même en question. (...) I l n'existe pas une méthode philosophique, mais bien des méthodes, à la manière de différentes thérapies. » Admettons de bon gré que l'« U.D. » comme pratique philosophique de Wittgenstein ne se confond pas avec quelque activité simple et unique mais comprend, en réalité, diverses techniques (qu'il serait sans doute d'un grand intérêt d'inventorier: ce serait le propos d'un travail qui s'attacherait moins au sens de la philosophie de Wittgenstein qu'à ses procédés linguistiques, cfr par ex. le travail de T. Binkley). Il n'en reste pas moins que la finalité de l'« U.D. », elle, paraît bien unique : arriver à un état de sérénité 'm. Quand tout deviendra « ûbersichtlich » dans le langage, alors le philosophe sera apaisé. L'« Ûbersichtlichkeit » est donc aussi un état. Comme pratique, nous avions interprété l'a U.D. » comme un a r t de la neutralisation de toute forme de normativité qui tenterait de s'imposer sous les espèces théorétiques de la science (par ex. la psychanalyse) ou de la philosophie (par ex. l'idéalisme, le solipsisme) : Wittgenstein s'efforce donc de désamorcer tous les lieux où la théorie — la métaphore générale et absolue — risque d'apparaître. Nous avions même à propos de la métaphore du « jeu de langage » distingué entre une neutralisation interne et une neutralisation externe. Nous pourrions généraliser cette observation: Wittgenstein neutralisant les propres velléités théorétiques de son discours à l'aide d'une thématisation immanente et neutralisant d'autre p a r t des tendances théorétiques qu'il rencontre dans des philosophies ou idéologies étrangères. (Quoiqu'il s'agisse bien, avant tout, d'un problème personnel!). 236 Plusieurs auteurs ont rapproché les techniques et aussi la finalité de la pratique philosophique de W. du bouddhisme Zen. Ce rapprochement, qui ne se veut pas historiquement justifié, nous paraît partiellement pertinent. Le maître zen utilise lui aussi une série de techniques (mais pas uniquement linguistiques !) pour provoquer l'illumination apaisante et renvoyer dos à dos diverses antinomies ou apories philosophiques. Voyez FINDLAT (W.'ê P.I., p. 211), FANN (pp. 104 ss.) et surtout SHIBLES (W. and Zen). DB LUDWIG WITTGENSTEIN 165 Mais un tel travail n'est-il pas sans fin? Or il semble bien que Wittgenstein refuse de reconnaître le nécessaire inachèvement de l'« U.D. » et qu'il réintroduit mais d'une façon ambiguë une image, une finalité théorétique. Ci-dessus, nous l'avons vu évoquer une « clarté complète », définitive. D'autres passages confirment que Wittgenstein, tout en reconnaissant le caractère partiel de ses résultats provisoires, voit bien, en dernière analyse, dans l'« V.D. » un état définitif. Bl.B., p. 44 « Tout nouveau problème peut, en apparaissant, mettre en question la place que nos résultats antérieurs partiels devront occuper dans Vimage finale. » (nous soulignons). Evoquant quelques lignes plus bas le rangement des livres d'une bibliothèque et y comparant sa « mise en ordre » du langage en insist a n t sur le caractère progressif et quelque peu aléatoire de ces démarches: « Mais il serait faux de dire que, pour cette raison, les rassembler sur une étagère n'était point un pas en direction du résultat final. » (nous soulignons). «L'image finale», la complète clarté, et même l'a Z7.Z>. », voilà bien des notions aux connotations théorétiques marquées. L'illusion ou l'image ou le mythe qui tient maintenant Wittgenstein serait celui d'un état de sérénité absolu auquel il assigne un lieu ambigu: à la fois utopique (final), et réel: le langage et la vie ordinaires, hic et nunc. Au philosophe qui veut saisir Yessence, Wittgenstein rétorque : P.I., 116 « Ce mot est-il effectivement à chaque coup utilisé de cette façon dans le langage où il a sa patrie? — Nous ramenons des mots de leur usage métaphysique à leur usage quotidien vn. » Analysant la dimension normative de la métaphore du « jeu de langage», Hervey a remarquablement mis en lumière l'ambiguïté du rapport de Wittgenstein au langage ordinaire depuis le B.B. à PJ. ; et elle y voit l'indice de l'inconsistance irréparable du second Wittgenstein 238. Nous savons que c'est en fait depuis les Carnets que cette ambiguïté existe 33*. Nous l'avons signalée encore au cours de la période de transition ^ 237 238 239 Cfr aussi P.I., 246 (usage normal) et passim. HERVEY, passim. Cfr Section I. 2« Cfr Section II. 241 Cfr par ex. PJ., 38, 47,117 et 92,118,126 ss. et passim. 166 Si on la rencontre dans P.I.ai, B.B.242. LÀ PHILOSOPHIE DU LANGAGE elle est peut-être plus nette encore dans L'ambiguïté consiste à présupposer simultanément (et souvent à affirmer explicitement) que notre langage quotidien est en ordre et n'est pas en ordre. Selon la solution choisie, ce sera tantôt le philosophe qui, affligé de quelque maladie ou perversité, utilise le langage innocent de telle sorte qu'il se mette à produire des illusions dangereuses; tantôt ce sera le langage qui fourvoiera le philosophe au moyen des images séduisantes qu'il c o n t i e n t m . Le langage ordinaire est en ordre et n'est pas en ordre: voilà donc l'ultime contradiction où viendrait échouer la philosophie de Wittgenstein, et qui serait déjà aussi son point de départ! Nous n'essayerons pas de dénouer l'ambiguïté, argumentant par ex. que le langage et la vie ordinaires étaient effectivement valorisés par Wittgenstein m, nous n'essayerons pas non plus de jouer la conciliation facile en disant que la perplexité philosophique naît de la rencontre malheureuse d'une image — d'un tour de langage potentiellement dangereux — et d'un philosophe prédestiné à s'y laisser prendre. D'autre part, il est difficile de rester sur cette ambiguïté et de supposer qu'elle ait échappé à la perspicacité de Wittgenstein durant l'ensemble de son activité philosophique. Aussi proposons-nous d'interpréter cette ambiguïté non comme le signe d'une inconsistance fondamentale mais comme une sorte d'ultime et paradoxale confirmation. « Le langage ordinaire est en ordre » est un énoncé métalinguistique et son corollaire : « La vie est en ordre » ou « tout est bien » est un énoncé philosophique ou métaphysique. Or Wittgenstein ne suggère qu'une chose: tout énoncé métalinguistique (ou métaphysique) provoque irrésistiblement sa mise en question parce qu'il bute sur la possibilité antinomique. Là est le tourment du philosophe, selon Wittgenstein. 242 Spécialement dans Bl.B., pp. 37, 40, 43, 52, 55, etc. Selon Engel, qui se fonde sur une analyse de Bl.B., cette ambiguïté serait à l'origine de deux tendances remarquables de la philosophie linguistique thérapeutique anglaise. D'une part, « the linguistic wing » considère que la perplexité philosophique est le résultat de l'action perverse du langage uniquement. D'autre part, «the clinical wing » cherche des motivations subconscientes qui pousseraient le philosophe-malade à remanier l'usage ordinaire (pp. 7-11, et passim). 244 Cf r sa biographie (MALCOLM, A Memoir). 243 167 DE LUDWIG WITTGENSTEIN Wittgenstein ne pouvait donc affirmer unilatéralement que « le langage quotidien est en ordre » : il lui faut sans cesse désamorcer, neutraliser cette ultime tentation métalinguistique ou philosophique de nous fournir une image. E t il le fait: c'est le sens de sa pratique qui sans cesse dénonce des confusions du langage quotidien et pourtant sans cesse nous ramène à ce quotidien. Ainsi le sens de la philosophie de Wittgenstein est destiné à nous échapper sans rémission parce que c'est précisément cette question du sens (du sens ultime des choses) que la philosophie de Wittgenstein, avec une virtuosité à la fois absolument inouïe et profondément irritante, tend sans cesse à éteindre en elle et en nous. Ne reste, semble-t-il, alors qu'à poser la question de l'efficacité thérapeutique de la pratique de Wittgenstein: la dissolution des problèmes philosophiques, la neutralisation incessante de la normativité sémantique mal ou pas du tout reconnue, est-elle opérante et doit-elle aboutir? La « complète clarté » — qu'il s'agisse d'un simple retour au langage ordinaire et à la quotidienneté en soi équilibrés, « neutres » ou de l'aboutissement d'une « neutralisation » des velléités normatives éparses dans notre langage ordinaire même, de ses images réelles ou potentielles — est-elle accessible? Rien n'est moins sûr, semble-t-il. Schulz remarque, avec raison, que toute négation philosophique de la philosophie est ambiguë: ainsi celle de Wittgenstein. E t il ajoute que seule une totale indifférence à l'égard des questions métaphysiques constitue un véritable dépassement de la métaphysique 24S . La prétention à la dissolution de la philosophie ne cache-telle pas un alibi qui doit permettre à Wittgenstein de pouvoir continuer à parler indéfiniment philosophiquement ? On pourrait ajouter que, loin de diminuer la perplexité du lecteur philosophe, P.I., sur bien des points, l'augmente, suscite des questions là où le penseur innocent n'en voyait pas (le statut des règles en logique et en mathématiques par ex. et la question de « suivre une règle »). Pitcher remarque qu'être déconcerté était, pour Wittgenstein, une condition sine qua non pour devenir un bon philosophe. E t provoquer l'énigme, la confusion auprès de ses étudiants, constituait une première étape essentielle de son enseignement 246 . Wittgenstein était bien «philosophe» jusqu'au bout des ongles; et il affectionnait son tourment autant, sinon plus?, que l'art de retrouver la sérénité du sens commun. 245 SCHULZ, p. 55. 246 PITCHER, The phiîosophy of W., pp. 188-189. 168 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE! n i . Du côté des fondements 1) « Obersichtliche Darstellung », grammaire et métalangage. Après avoir défini objectivement la notion d'« U.D. », nous avons, dans le chapitre précédent, accentué la dimension ordinairement nommée « thérapeutique » de la pratique de Wittgenstein en l'interprétant comme un « a r t de la neutralisation » appelé à produire ou à rejoindre une sorte d'équilibre de la grammaire, et partant l'apaisement du philosophe. Quelle que soit l'importance de cet aspect actif et thérapeutique, la pratique philosophique de Wittgenstein vise aussi à manifester la grammaire réelle de notre langage. E n fait, les deux finalités sont liées : c'est P« U.D. » de la grammaire réelle qui doit guérir la perplexité philosophique. Qu'on ne voie pas très bien comment Wittgenstein peut encore dans ces conditions prétendre échapper à l'attitude philosophique classique qui introduit toujours explicitement ou subrepticement un dédoublement (apparence-réalité) du discours et des choses, nous n'y reviendrons pas : nous avons admis que Wittgenstein ne réussit pas toujours à se maintenir en ce subtil point d'équilibre à équidistance des normativités philosophiques de sens contraire (réalisme-idéalisme, scepticisme-dogmatisme, etc.). Si Wittgenstein n'esquive donc pas toujours les pièges qu'il dénonce, nous verrons tout au long de ce chapitre qu'il est loin d'y tomber grossièrement et qu'en fin de compte il n'est pas du tout sûr qu'il y tombe effectivement, ou plutôt qu'il y tombe ou non, selon le regard qu'on jette sur sa pratique- C'est jusqu'au bout — jusqu'aux fondements — que Vambivalence du discours de Wittgenstein fait sentir ses effets. Wittgenstein répète plus d'une fois, — souvent au terme d'un développement au cours duquel le lecteur avait eu l'impression qu'il énonçait enfin quelque thèse (sur la « pensée », la « conscience », les « sentiments », le « concept » etc.) —, que tout ce qu'il écrit n'est rien de plus qu'observations ou remarques grammaticales 247. Que l'œuvre qu'il n'a cessé de remanier se soit, à un moment donné, appelée « Philosophiscke Grammatik » montre assez qu'il voulait concevoir son activité comme une recherche grammaticale 2Ai . L'originalité de sa démarche mérite d'être soulignée: l'enquête grammaticale (ou sémantique, dirions-nous) de Wittgenstein n'a aucun 247 Cfr par ex.: P.I., 232, 574, passim. II dit, d'ailleurs, dans B.B., qu'appeler « philosophie » ce qu'il fait, risque d'induire en erreur (p. 28). 248 DE LUDWIG WITTGENSTEIN 169 point commun avec les méthodes, les présupposés ou les buts de la sémantique contemporaine. C'est que l'intuition que Wittgenstein a de la nature du langage (et plus généralement de ce que certains appellent aujourd'hui le « symbolique » ou le « culturel » ) se trouve aux antipodes non seulement de la logique métaphysique (à la recherche de catégories immuables, depuis Platon et Aristote) mais aussi des diverses « mythologies » scientistes ou logicistes qui admettent la possibilité d'une étude scientifique de la sémantique (en somme de l'homme, si le langage doit renvoyer à la totalité de la praxis humaine) ou espèrent construire des modèles formels, voire cybernétique, de la compétence linguistique. « U.D. », la grammaire sera surtout un art, un art de faire voir correctement ce qu'il en est des « jeux de langage ». Nous avons souligné que l'« U.D. » est à comprendre comme la présentation du tableau synoptique d'une série d'usages, d'une «famille», d'une exempliflcation habile qui ne renvoie à rien hors d'elle-même. Aussi, la grammaire profonde à laquelle en appelle une seule fois Wittgenstein m est à concevoir bien plus en « extension » qu'en « profondeur verticale ». Ignorer la grammaire profonde ne consiste pas à ne pas reconnaître tel concept ou telle règle précise ou encore telle forme analytique « cachée sous » la surface linguistique : une telle optique nous renverrait au T. L'ignorance de la grammaire profonde — et on voit, en somme, à quel point le qualificatif est malheureux 2S0 — consiste à ne pas voir l'existence ou la possibilité de certains usages, de certains « jeux de langage » avec un mot ou une phrase. Wittgenstein le suggère là même où les expressions « Oberflàchengrammatik » et « Tiefengrammatik » apparaissent, puisqu'il y assimile la grammaire superficielle d'un mot à la partie de son usage (« der Teil seines Gebrauches ») 2S1 qui nous frappe à première vue. Appelée à nous faire voir comment fonctionnent les « jeux de langage » — et les « jeux de langage » pouvant être aussi définis comme des totalités de l'action (praxis) où signes et objets se rencontrent d'emblée 2521 c'est-à-dire comme des « formes de vie » — la grammaire s'adresse précisément à la « forme de vie » 2Si: l'usage linguistique ren249 250 P.I., 664. 252 Cfr SPECHT, The foundations, p. 25. NUCHELMANS, par ex., relève le caractère fourvoyant de l'expression (cfr p. 180). Elle n'apparaît qu'une seule fois dans P.I. et on l'a trop souvent accentuée à tort. 251 P.I., 664. 253 Cfr P.I., 19, 23: indissociabilité des notions de «jeu de langage » et « forme de vie ». A propos de la variation de la figure conceptuelle « homme » qu'il nous invite 170 LA. PHILOSOPHIE DU LANGAGE voie toujours à une praxis. Bref, bien qu'elle ne se confonde avec aucune de ces sciences-là, la grammaire de Wittgenstein renverrait aussi bien à la sociologie ou à l'anthropologie culturelle qu'à la linguistique. L'investigation grammaticale de Wittgenstein s'inquiète du rôle (Rolle) — ou fonction pratique des mots — dans les « jeux de langage » 2S4: non des significations. Il s'agit ici de se souvenir de la critique adressée au modèle augustinien du langage et au paradigme du nom. La grammaire de Wittgenstein entend interroger en deçà de l'illusoire uniformisation des mots comme renvoyant à des significations. Voilà pourquoi la grammaire de Wittgenstein sera un « art de faire voir » et non une théorie grammaticale qui ne pourrait que passer à côté des différences fondamentales de l'usage, voilà pourquoi elle doit faire appel aussi à l'imagination concrète. PI., 182 « C'est-à-dire que le jeu avec ces mots, leur emploi dans les rapports quotidiens (...) sont plus complexes — le rôle de ces mots dans notre langage tout autre — que nous ne sommes tentés de le croire. (Ce rôle est ce que nous devons comprendre afin de résoudre des paradoxes philosophiques. E t c'est pourquoi une définition ne suffit pas habituellement à cette fin (...) » (nous soulignons). Destinée à manifester le rôle réel des mots, l'« U.D. » comme grammaire met en évidence les règles des « jeux de langage ». Ceci ne doit pas évoquer l'image simpliste d'un ensemble systématique d'énoncés normatifs grammaticaux qui fixeraient ces règles en un traité du bon usage. La manifestation des règles — il vaut mieux dire des usages, expression moins théorisante — doit rester pratique, sinon on glissera encore dans la philosophie. Aussi quand Granger 75S parle d'une réhabilitation de l'usage métalinguistique du langage, il faut bien s'entendre sur ce que cela signifie. à tenter de voir comme « automate », W. remarque qu'une tentative pareille « ne nous dit rien » ou provoque l'inquiétude, le malaise (« nichtssagend », « unhelmliches Geftill »). On voit que la recherche grammaticale de W. n'a rien de formel. Cfr P./., 420. 254 cfr P.I., 11. C'est aussi l'avis de BOUVEBESSE (cfr pp. 358-360: La Parole malheureuse) qui conclut que la grammaire profonde est essentiellement une question de «situation », de « contexte », de « forme de vie ». 255 GKAMGEB, W. et la métalangue, p. 230, passim. DE LUDWIG WITTGENSTEIN 171 D'une part, l'usage métalinguistique est quelque chose de b a n a l m quoique souvent méconnu: nous verrons que Wittgenstein s'attache à discerner dans notre pratique linguistique ordinaire des propositions grammaticales, le plus souvent confondues, tantôt avec des propositions empiriques, tantôt avec des propositions transcendantales. D'autre part, l'usage métalinguistique du langage par Wittgenstein n'a droit à aucun titre de privilège 257 : c'est ce qu'on peut appeler « l'immanence » du métalangage à la pratique linguistique ordinaire 2S& . E t cette immanence, il s'agit de ne pas la rompre, c'est-à-dire de ne pas permettre à une réflexion théorétique de se distancer normativement de la pratique ordinaire, de se constituer en un métalangage transcendant, bref en philosophie ou en métaphysique. Il s'agit aussi de restaurer cette immanence là où elle a été brisée: ainsi, en se souvenant de ce qui a été dit à propos de l'art de la neutralisation, pourraiton concevoir la pratique (meta) linguistique immanente de Wittgenstein comme une technique habile de la résorption de tontes les tendances métalinguistiques à velléité transcendante. Il s'agit d'empêcher inlassablement la réflexivité pure de « décoller ». Il y a donc deux formes à l'immanence métalinguistique: celle des propositions grammaticales déposées dans notre langage ou utilisées, par ex., à l'occasion de n'importe quelle discussion portant sur le sens des mots ; celle de l'« U.D. » de Wittgenstein. 2) Règles et propositions grammaticales, a) Les règles et les G jeua 4e langage ». Dans le T., les règles (à la limite: « la Règle de traduction ») bénéficiaient d'un statut métaphysique: intemporels et ontologiques les « objets » constitutifs de l'espace logique ne pouvaient disparaître ni changer. A l'occasion de la critique du T., au début de P.I., Wittgenstein s'attaque vigoureusement à cette « sublimation » des règles — des paradigmes — de notre langage 259 . Du point de vue du second Wittgenstein, règles et paradigmes — quand ils sont requis — peuvent changer et disparaître avec les « jeux de langage ». L'exigence de règles pour le « jeu de langage » n'est pas absolue: qu'on se réfère à P.I., 83 où Wittgenstein, développant l'analogie du 256 On rejoint par là certaines observations de la linguistique moderne: «Jakobson souligne avec raison l'unité du langage et du métalangage dans l'apprentissage d'une langue » (RAGQIO, p. 346). 257 Cfr P.G., p. 121. 258 SPECHT écrit que la façon dont on explicite les règles d'usage est une « réflexion immanente sur l'usage linguistique » ou encore « Exhibition Analysis » (Foundationê, p. 132). 2» Cfr P.I., 50 ss et passim. 172 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE « jeu » et du « langage », évoque des « jeux » où les règles sont tout à fait secondaires voire inexistantes. Les règles des « jeux de langage » sont le plus souvent relativement flexibles, souvent vagues et modifiables ***. BI.B. est encore plus direct (p. 25) : « Car souviens-toi qu'en général nous n'utilisons pas le langage selon des règles strictes, — il ne nous a pas été enseigné au moyen de règles strictes non plus 2 U . » Il y a plus. La demande de règles précises est une des sources de la perplexité philosophique, un trait morbide p a r excellence Ja étroitement lié, bien entendu, à Fessentialisme théorétique. Concevoir que l'on comprend une phrase à l'aide d'un calcul selon des règles déterminées s'ancre dans une fausse image de notions comme : « comprendre, signifier, penser » m. Comme l'observe Bouveresse, le mot d'ordre qui nous invite à chercher le « sens » dans l'« usage », ne revient pas à identifier la signification avec une liste de règles de grammaire **. En outre, il n'y a aucune distinction tranchée entre un procédé systématique réglé et une activité sans règle ^ E t aussi grand que soit le désordre apparent d'une activité, il y a toujours moyen de construire une règle suffisamment complexe qui permettra d'affirmer que ce désordre est ordonné. « Règle » renvoie à une « famille » : aussi son usage est-il lui-même dépourvu de règles strictes et de limites précises ^ Ce qui joue le rôle de règle dans un « jeu de langage » est parfois explicite, mais divers : « Des tableaux, des définitions ostensives et instruments semblables (on peut penser à des échantillons de couleurs (cfr P.I., 8,16), à un lexique, etc.), je les appellerai règles *7. » Nous avons déjà noté que la place de la règle est à côté des applications pratiques — le concept sur le même plan que l'exemple — et non au-dessus ou au-delà. 260 Cfr P./., 83,100. 261 Bien des commentateurs ont dénoncé la tendance à rapprocher la pratique linguistique d'un calcul effectué suivant des règles strictes; citons: R. RHEES (Préface à B.B., p. XI), HIGH (p. 82), PÔLE (p. 33). 262 Cfr ENGEL, p. 19 ; BI.B., p. 27 « L'individu qui est victime de la perplexité philosophique voit une loi dans la façon dont un mot est utilisé et, tentant d'appliquer cette loi d'une façon consistante, il bute contre des cas qui mènent à des résultats paradoxaux. » 2« cfr P.I., 81. a* Cfr BOCVEBESSE, P.M., pp. 338-339. 265 Cfr B.B., p. 124 ; P.I., 163. 266 Cfr B.B., p. 98. Nous ne disons pas c ce qu'est une règle », « mais nous donnons simplement différentes applications du mot " règle " ». 267 B.B., p. 90. DE LUDWIG WITTGENSTEIN 173 La règle peut remplir des rôles variés dans les « jeux de langage w268 et c'est toujours l'usage qui fait de quelque chose une règle ou l'expression d'une règle. Bref, de même qu'à propos de l'exemplification, il était apparu que nous ne tenons jamais que des exemples, dans le cas de la règle aussi, nous n'avons que des usages, des pratiques et cela suffit. On peut, le cas échéant, « jouer » en se référant (explicitement) à une règle (et on peut aussi apprendre de cette façon). Mais le plus souvent on ne se réfère pas à des règles : on parle, on agit. E t alors, il n'y a aucun sens à parler de règles implicites, cachées et à vouloir les énoncer. b) Les propositions grammaticales. Les exemples de propositions grammaticales — ou du moins généralement susceptibles d'un usage grammatical (car ici comme ailleurs tout est affaire de contexte et de situation) — sont nombreux et divers. E n voici quelques-uns: « J e ne puis éprouver que ma douleur 2 6 9 », « Les sensations sont privées m », « La patience se joue seul2TO », « Ce bâton a une longueur m », « Une machine ne peut pas penser ra », etc. Cette dernière proposition est exemplaire de la confusion qui sans cesse nous porte à assimiler de telles propositions grammaticales à des propositions empiriques considérées, suivant le cas, comme indubitables ou extrêmement probables. Pour Wittgenstein, « la machine ne pense pas » n'est pas une proposition d'expérience. E t elle ne fait pas non plus allusion à quelque privilège transcendant de l'homme. Elle délimite l'usage du mot « penser » que nous n'appliquons généralement qu'à ce qui est anthropomorphique 273 . La nature des propositions grammaticales énonçant des règles du langage (ou de «jeux de langage») a fait couler beaucoup d'encre. C'est sans doute Specht qui les a examinées le plus attentivement. Dans sa thèse de 1963 « Die sprachphilosophischen und ontologischen Grundlagen im Spâtwerk L. Wittgensteins274, il écrit: « Tout 268 B.B., p. 96 ; P.J., 53. Cfr B.B., p. 54. 27 ° P.I., 248. 271 P.G., p. 129. 272 B.B., p. 1 6 ; P./., 360. 273 P.I., 360 ; B.B., p. 16. A propos de cet exemple, BOTJVEHESBE suggère que, d a n s ce cas, la g r a m m a i r e touche à l'éthique: que nous tolérions le rapprochement de la machine et de l'homme relèverait d'une décision éthique (P.M., p. 451). P a r ce biais, on peut réintroduire une positivité (morale) dans l'activité grammaticale du philosophe. Mais ne serait-ce p a s là, a u x yeux de W., accorder trop d'importance à la philosophie? 269 12 174 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE ce que W. dit indique que par une proposition grammaticale, il faut entendre une proposition qui énonce une assertion à propos d'un objet; mais c'est une proposition qui dépend exclusivement pour sa valeur de vérité des règles d'usage du signe linguistique qui signifie l'objet 275 . » Une proposition grammaticale ressemble à une proposition empirique ; cependant elle fournit la règle d'usage de l'expression qu'elle contient ^6. Elle est encore a priori, possède un sens, et sa vérité est indépendante d'une vérification empirique 277 . Les propositions grammaticales seraient en somme des propositions synthétiques a priori278: leur caractère synthétique tiendrait au fait qu'elles organisent, structurent le champ d'objets ou de phénomènes qu'elles décrivent. « Elaborer un jeu de langage crée une nouvelle articulation et organisation des phénomènes simultanément à l'introduction du nouveau terme linguistique 279 . » Leur synthéticité est donc liée à leur dimension créatrice. Dans une difficile étude prononcée au colloque de 1969 m, Specht pousse son analyse et examine des cas de plus en plus complexes, pour mettre en évidence l'aspect de « convention », l'aspect « a priori » et l'aspect « empirique » de ces propositions. Tout en mesurant l'acquis de ces pénétrantes études, nous aimerions reprendre ce problème sous un angle différent et que nous pensons fécond. Nous nous inspirerons surtout de la dernière publication extraite du Nachlass: « On Certainty — Ûber Gewissheit » m où Wittgenstein critique certaines affirmations de G.E. Moore (cfr Proof of the Eœternal World et Defence of Common Sensé) prétendant que nous connaissons (know) comme vraies des propositions de « forme empirique » mais en réalité « logiques » ou « grammaticales » telles que: « Ceci est une main ; ceci est ma main. » « J e n'ai jamais été loin de la surface de la terre. » « La terre existe depuis longtemps avant ma naissance. » « Ceci est un arbre. » etc. 274 Nous renvoyons à la version anglaise: The foundations of W.'ê late philosophy. 275 SPECHT, p. 148. 276 S P E C H T , p p . 149-150. 277 SPECHT, p. 152. 278 SPECHT, pp. 156 ss. 279 SPECHT, p. 158 ; cfr aussi pp. 160 ss. 280 SPECHT, « W. und das Problem des A priori*. Sous ce titre, von Wright et Anscombe ont rassemblé des notes écrites par W. au cours des derniers mois de sa vie. L'ouvrage n'a pas encore reçu l'attention qu'il mérite. 281 DE LUDWIG WITTGENSTEIN 175 Wittgenstein n'admet pas que nous sachions de telles propositions comme absolument vraies (ce qui rend déjà suspecte, notons-le, l'interprétation de Specht selon qui les propositions grammaticales sont toujours vraies) et son intention est de préciser leur statut. Le recueil de 0.(7. est donc parfaitement adapté à l'enquête que nous nous proposons ; de plus, nous aurons ainsi suivi la réflexion du second Wittgenstein jusqu'à l'ultime expression dont nous disposons. I l est imprécis de dire que l'on sache comme absolument « vraies » les propositions de Moore parce que tout savoir suppose : a) la possibilité de fournir des preuves de ce que l'on sait, de préciser le comment du savoir 282 , de justifier ce savoir 283 . Or les propositions de Moore sont ainsi faites que toute autre proposition qu'on pourrait avancer comme preuve ne serait pas plus assurée que les propositions de Moore elles-mêmes284. Autrement dit, si les propositions de Moore sont susceptibles d'être inférées d'autres propositions, cette inférence restera sans valeur démonstrative car, dans ce cas-ci, les prémisses ne pourraient être plus certaines que les conclusions 2S5 ; 6) la possibilité de l'ignorance, de l'erreur, de l'infirmation et du doute. Or les propositions de Moore sont telles qu'on ne conçoit pas la possibilité de l'erreur ou du doute. Aussi, Wittgenstein dit-il que l'usage que Moore fait en l'occurrence de « savoir » se rapproche sensiblement de « croire, être certain », toutes expressions de la subjectivité 286 qui situent ce qui est « cru » hors de la sphère du vrai et du faux 287 . 0.(7., 178 « L'usage aberrant fait par Moore de la proposition " J e sais... " gît dans le fait qu'il la considère comme une expression aussi peu sujette au doute que " J'ai mal ". » Dans le même ordre d'idées, Wittgenstein critique la présence du « je » (I know) qui connote aussi la subjectivité et tendrait à faire dépendre du sujet psychologique des propositions qui ne peuvent par ailleurs bénéficier d'aucune démonstration objective 2M . 282 o.C., 550 ; cfr 444-445. 283 0.(7., 91,243. 2W Cfr O.C., 1. 285 OC, 19. 286 Cfr O.G., 245. 2" 0.(7., 21. Comme le montre l'argument du langage privé, dans la sphère subjective il n'y a p a s de place pour u n critère. Le « langage privé » est u n e des bouteilles à encre des commentateurs anglo-saxons de P.I. Nous n'aborderons p a s cette question. On trouvera o n bon exposé de l'argum e n t de W. d a n s STEGMÙLLEB (pp. 495 se). P o u r u n aperçu plus polémique, cfr KLEMKE (éd.) et SAUHDERS (J.T.) a n d HENZE (D.F.), The private-language problem. 288 o . C , 520, 521. 176 LA. PHILOSOPHIE DU LANGAGE Ainsi les propositions grammaticales de Moore ne sont ni sues ni vraies à proprement parler puisqu'elles sont destinées à rendre possible le jeu du savoir et du non-savoir, le jeu du vrai et du faux, de l'exact et de l'erreur. O.O., 205 « Si le vrai est ce qui est fondé, alors le fondement n'est ni vrai ni non plus faux. » Mais on ne peut pas dire non plus qu'elles sont simplement crues car ceci les affecterait d'un coefficient de subjectivité et par là d'une incertitude, d'une fragilité qu'elles ne peuvent avoir dans la mesure où elles fondent notre manière commune de parler et de vivre (notre « jeu de langage-forme de vie ») 7m. O.C., 414 « Quand je dis " comment est-ce que je sais (que ceci est ma main) ", je n'ai à ce sujet pas le moindre doute. Ce que nous avons ici est un fondement pour toute mon action. Mais il m'apparaît, à moi, que cela est exprimé de façon aberrante par les mots " J e sais ". » On sent que Wittgenstein lutte avec une difficulté — insoluble? — d'expression 290 et il admet d'ailleurs que Moore, à l'aide de son usage particulier mais contestable de « savoir », tente de dire quelque chose qu'il est peut-être impossible de dire adéquatement m , On ne peut s'empêcher de songer ici au statut des anciennes tautologies du T.: elles aussi disaient ce qui ne pouvait s'énoncer: aussi montraient-elles sans rien dire. Comme on ne peut nier une proposition grammaticale, il n'y a, à la rigueur, aucun sens non plus à l'affirmer 7afl. On devrait donc penser ces propositions grammaticales comme dénuées de sens (« Unsinnig ») et non comme absolument vraies car, dans ce dernier cas, on risque de leur accorder un statut métaphysique et de constituer une sorte de savoir synthétique a priori. Non pas évidentes (cfr « Freilich! ») mais absurdes (cfr « Unsinn! ») m. 2W Cfr O.C., 116, 355, 379-382 ; 415 ; 563. « J e u de langage » a u singulier ne signifie pas que, d a n s O.O.f W. tend à résorber la diversité des « j e u x de langage ». T o u t simplement le recueil n'examine que quelques propositions déterminées qui renvoient a u seul jeu — certes très import a n t —, de la vérité et de la fausseté empiriques et de l'action réaliste, dont il examine les fondements. 290 Cfr 0.(7., 501 «Est-ce que j e ne tends pas de plus en plus à dire qu'en fin de compte la logique ne peut ê t r e décrite? Vous devez regarder la pratique du langage, alors vous la verrez. » » ! Cfr 0.C., 355-357 ; 397 ; 623. »2 Cfr P.I., 251-252. 2»3 Cfr P.Q., p. 129; cfr P.I., 252; cfr aussi ce que W. dit de la proposition synthétique a priori d a n s W.K. DB LTJDWIG WITTGENSTEIN 177 Il est intéressant de remarquer que Wittgenstein prend soin d'éviter systématiquement d'utiliser les expressions «vraies a priori», « analytiques », « synthétiques a priori » que, selon le cas, on appliquerait volontiers à ces propositions. De moins en moins, les appellet-il encore « tautologies » m. Il préfère, par ex., user d'une comparaison: P.I., 248 « La proposition " Les sensations sont privées " est comparable à celle-ci: " Le jeu de patience se joue seul ". » C'est qu'il a de plus en plus vivement conscience de ce que de telles propositions se problématisent du fait même qu'on les énonce. En somme, il y a deux écueils à éviter en ce qui concerne les propositions grammaticales: d'une part les confondre avec des propositions métaphysiques, d'autre part les assimiler à des propositions empiriques, conventionnelles et susceptibles d'être mises en doute d'une façon légitime et sensée par chacun. Le premier danger, Wittgenstein le dénonce à plusieurs reprises 295 , parfois dans une formulation curieuse : O.C.f 436 « Est-ce que Dieu est lié par notre savoir? Y a-t-il quelques-unes de nos assertions qui ne seraient pas susceptibles d'être fausses ? Car c'est cela que nous (ceux qui parlent comme Moore) voulons dire. » Cet écueil qui n'est évidemment pas évité par toute philosophie qui prétend accéder à un savoir métaphysique, n'est pas épargné non plus à une philosophie du sens commun. E t c'est d'ailleurs la réaction du philosophe du sens commun que Wittgenstein dénonce chez Moore: un tel philosophe semble admettre tacitement qu'un métalangage est possible puisqu'il estime légitime et allant de soi renonciation de propositions qui passent pour des vérités indubitables gouvernant nos « jeux de langage-forme de vie ». Le philosophe du sens commun est malgré tout philosophe: il n'est pas «l'homme du sens commun», précise Wittgenstein, car celui-ci serait à égale distance du réalisme et de l'idéalisme ^ Nette affirmation de la nécessité d'une sorte de neutralisation des normativités sémantiques (philosophiques) divergentes. Le philosophe du sens commun lui aussi est victime d'une illusion, et éminemment, puisqu'il énonce des propositions métalinguistiques 294 Cfr P.G., p. 129. Le mot n'apparaît pas dans P.I. Cfr B.B., pp. 53-55 où il souligne le caractère grammatical du «can» on du « cannot » qui apparaît souvent dans de telles propositions ; cfr aussi P.I., 50 ; 437 ss. 296 Bl.B., p. 48 «le philosophe du sens commun — celui-ei n'est pas, notez bien, l'homme du sens commun qui est également éloigné du réalisme et de l'idéalisme ». 295 178 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE normatives qu'il fait passer pour des vérités objectives. La réponse du philosophe du sens commun ne pourra jamais guérir la perplexité philosophique car elle n'en opère pas la dissolution (neutralisation) O T . L'autre écueil consistait dans le risque qu'il y a de prendre les propositions grammaticales pour des énoncés empiriques, conventionnels, relatifs et aussi susceptibles de devenir l'objet du doute sceptique. Ici nous touchons à la mécompréhension de tous ceux qui ont voulu rapprocher Wittgenstein du « relativisme linguistique » de style SapirWhorf ou encore ont dénoncé dans le second Wittgenstein une tendance au relativisme et au scepticisme généralisés m. Interpréter de cette façon le statut des propositions grammaticales procède soit d'une attitude philosophique — le scepticisme n'est pas précisément la sérénité ou la totale clarté! — soit d'une mythologie scientiste (étude « scientifique » du « fait humain » dans sa diversité: cfr linguistique, ethnologie, anthropologie culturelle, sociologie etc.). Mais encore une fois : comment énoncer les propositions de Moore sans en souligner soit le caractère absolu, soit la relativité? Sauf, bien sûr, à les prononcer dans un contexte ordinaire (non philosophique) ; mais alors la question ne se pose pas. O.C., 481 « C'est comme si Moore avait placé la question dans la mauvaise lumière. » O.C., 482 « C'est comme si " J e sais " ne tolérait pas d'accentuation métaphysique. » O.C, 481 est clair: c'est parce que Moore prétend présenter ces propositions comme « vérités absolues » que le doute, le scepticisme surgit comme un contre-pied qu'on ne pourrait dès lors s'empêcher de prendre. E t l'inverse est vrai : c'est quand vient le sceptique ou le solipsiste que la réaction du réalisme ou du dogmatisme métaphysique s'empresse. Le danger de tomber dans le relativisme anthropologique nous paraît décisivement dénoncé par Wittgenstein dans un aphorisme de R.F.M. (p. 94 ; aph. 65) : a Est-ce que les propositions des mathémati297 Cfr Bl.B., pp. 48-49; 50-59. I l reste cependant que c'est, d'une certaine façon, bien a u sens commun que W, veut nous reconduire. 298 Cfr B.L. W H O R F , Linguistique et anthropologie. P a r ex. H a d o t qui voit dans W. u n des promoteurs (involontaires, peut-être) du relativisme linguistique énoncé p a r Whorf. Mais Specnt, lui-même, tombe dans cette aberration en rapprochant W. de Sapir, Whorf et Weisberger (The Founda~ Uons, pp. 179 ss). ENOEL considère que la philosophie du langage de W. e n t r a î n e un relativisme intégral (p. 141). On p o u r r a i t citer a u s s i tous ceux qui ont vu dans la seconde philosophie de W. u n d a n g e r pour la Raison et son unité (cfr KOLA- KOWSKI, PÔLE). DE LUDWIG WITTGKNSTEIN 179 ques sont des propositions anthropologiques disant comment l'homme infère et calcule ? — Est-ce qu'un code légal est un ouvrage d'anthropologie rapportant comment les membres de cette nation-ci traitent un voleur, etc.? — Pourrait-on dire: " Le juge consulte un ouvrage d'anthropologie et ensuite il condamne le voleur à un terme d'emprisonnement "? En fait, le juge n'utilise pas le code comme un manuel d'anthropologie. » Cet aphorisme est à méditer par tous ceux qui ont pensé saisir adéquatement le sens de la philosophie de Wittgenstein en parlant de relativisme, conventionalisme, anthropologisme, scepticisme, etc. Approcher la grammaire — c'est-à-dire les structures de nos « jeux de langage-forme de vie » — autrement qu'en pratiquant l'« U.D. » — et cette technique n'est pas aussi nette dans O.O. (mais il ne s'agissait que de notes provisoires) — ne peut que nous conduire de perplexité en perplexité. Lors de toute énondation des fondements de nos « jeux de langageforme de vie » surgit une indépassable ambivalence ou ambiguïté ; il semble qu'on ne puisse alors parler qu'à l'aide d'une sorte de disjonction négative : « ni arbitraire ni nécessaire » 2", « ni empirique ni transcendantal » m. Tel est le sens (ou plutôt l'absence de sens) qu'il faut se résigner à attribuer à ces propositions que Wittgenstein appelle « logiques » 3n ou « grammaticales » m ou encore « empiriques et jouant un rôle logique particulier » dans le « jeu de langage » 30i. Ni « empirique » ni « logique » 30*. Aussi, si Wittgenstein ne parle pas de « propositions synthétiques a priori » ou de « propositions-conventions » (etc.), c'est en connaissance de cause. Essayer, comme Specht, par ex., de passer outre à ce silence — irritant, admettons-le — est peut-être louable, mais assurément fort peu wittgensteinien. c) Flexibilité des structures. Naguère, Granger en appelait, en parlant de Wittgenstein, à des « théories molles » et des « règles flexibles » 305. 299 Cfr F., 358, p a r l a n t du « système des couleurs » qui a été reconnu comme « g r a m m a t i c a l » , W. dit: « C e système (...) est a p p a r e n t é à l'arbitraire et aussi a u non-arbitraire. » 300 Ou par ex. « n i nominalisme, ni r é a l i s m e » : c'est le sens de l'intéressant article de Bambrough sur « Universaïs and Family Resemolances ». »! O.C., 51, 56. 302 O.C., 58. 303 c f r O.C., 55, 56, 95,136. 3M Cfr O.O., 401, 402. 305 I n Colloque d'Aix-en-Provence (1969), p. 361, 180 LA PHILOSOPHIE D U LANGAGE 0.(7., 96 « On peut imaginer que quelques propositions, qui ont la forme de propositions empiriques, ont été durcies et fonctionnent comme des canaux pour des propositions empiriques non pas durcies, mais fluides ; et (on peut imaginer) que cette relation se modifie avec le temps en ce sens que des propositions fluides durcissent et que celles qui étaient dures deviennent fluides. » Cette fluctuation des structures, ce dynamisme de l'armature des « jeux de langage », est un élément fondamental dont on mesurera l'importance à l'énoncer dans un style plus linguistique: il s'agit en somme, de l'abolition de toute distinction tranchée et stable entre la « langue » et la « parole » entre un plan paradigmatique et un plan syntagmatique (et aussi d'ailleurs entre la compétence et la performance linguistiques). La distinction fluctuante entre les propositions empiriques et les propositions régulatrices — dans le « jeu de langage » déterminé par les propositions de Moore — n'est pas seulement diachronique (historique) mais aussi synchronique : dans une certaine mesure c'est à chaque moment que le « jeu de langage » est mouvant, instable, comme le laisse supposer : 0.(7., 309 « N'est-ce pas que règle et proposition empirique se fondent l'une dans l'autre ? » 0.(7., 318 « Mais il n'y a pas de frontière tranchée entre propositions méthodologiques et propositions au sein d'une méthode. » (Cet aphorisme éclaire aussi la pratique philosophique de Wittgenstein et la signification de la thématisation de ses concepts méthodologiques, — des règles de son « jeu »). 0.(7., 673 « N'est-il pas malaisé de distinguer entre les cas où je ne puis pas et ceux où je puis difficilement me tromper? Est-ce que l'appartenance d'un cas est toujours claire? J e ne crois pas 306 . » (Ceci est aussi étroitement lié à la fluctuation de ce qui est essentiel et contingent (dans un « jeu » par ex.) xn). A plusieurs reprises, Wittgenstein revient sur l'instabilité de ce qui, dans la vie courante mais aussi dans la recherche scientifique, est décrété « critère » et ce qui n'est que simple « symptôme » **. 306 D'autres apûorismes confirment cette mouvance. R.F.M., p. 162; P.I., 79; B.B., pp. 95-96. 30? P.I., 562-3. 308 Cfr B.B., pp. 24-25 ; P.L, 354, passim. Parmi les treize caractéristiques relevées par Garver à propos de l'usage de « critère » par W., cette fluctuation de « critère-symptôme » figure en bonne place. Cfr pp. 67-68, in ROLLINS (éd.). Notons aussi que cette instabilité des paradigmes est une cause majeure de l'impossibilité de toute théorie sémantique objective. 181 DE LUDWIG WITTGENSTBIN F., 438 « I l arrive que la signification d'une expression soit à ce point fluctuante qu'elle donne à voir un phénomène tantôt comme symptôme, tantôt comme critère d'un état de choses — rien n'est plus banal. » Cette fluctuation est évidemment inégale selon le « jeu de langage » : très grande pour beaucoup de mots (« familles ») du langage ordinaire pour lesquels il existe une diversité de critères changeants, — entendez pour lesquels en vertu même de leur caractère très « familial » il n'est pas possible de « tenir » solidement une « définition », une « essence », une « règle d'usage » ^ j cette mouvance est beaucoup moins grande pour les « jeux de langage » artificiels telles les mathématiques, par ex., dont Wittgenstein dit: O.C., 65T « Les propositions des mathématiques peuvent être dites fossilisées. » Enfin cette instabilité sémantique est à rapprocher aussi des possibilités sans fin de la mise en question, du doute et de l'herméneutique. Comme nous le verrons, le doute théorique toujours possible est considéré comme « verbal », « irréel » par Wittgenstein: un tel doute survient, par ex., quand j'abaisse au statut de symptômes les données de mes sens qui jouent normalement dans le « jeu de langage » le rôle de critères indubitables 31°. La possibilité, par ailleurs, de poser pour chaque règle — ou définition —• la question de son sens, c'est-à-dire d'en appeler à une autre règle et ainsi de suite, d'aller d'interprétation en interprétation ou de définition en définition ressortit directement à la capacité de thématiser ce qui est régulateur (présupposé) et inversement 311 . Toutefois, le vertige philosophique que suscite une telle vue de la mouvance du champ sémantique, de son « abyssalité » — au sens où l'on parle de « mise en abîme » — ne doit pas devenir l'objet de quelque complaisance: Wittgenstein ne l'indique, comme toujours, que pour dénoncer son contraire — la pétrification ontologique des structures — et nous suggérer que si le fondement n'est pas ici — devant votre nez — il n'est nulle part, ou partout. d) « Suivre une règle ». A propos de cette question épineuse du rapport de la règle à ses applications, il existe une littérature abondante 312. Comme nous nous y sommes déjà attardé à propos de la période de transition, — pour la309 Cf r p a r ex. pour « lire » : P.I., 156 ss ; 164. 310 c f r P.I., 354. 3" Cfr B.B.f p. 97. 312 Cfr par ex. STEGMIILLEE, BOTJVERESSE (P.M.), LAZEBOWITZ (eds), etc. in P I T C H E B (ed), AMBROSE and 182 LÀ PHILOSOPHIE DU LANGAGE quelle la question n'avait guère jusqu'ici été traitée — nous nous épargnerons cette fois des développements trop étendus. Notre objet demeurant la question des fondements, nous voulons mettre en évidence que ce que Wittgenstein entend par « pratique réglée » (les « jeux de langage-forme de vie ») ne peut être fondé adéquatement — on ne peut en rendre compte — ni à l'aide d'énoncés théoriques (les énoncés des règles) ni à l'aide de modèles mécanistes (qui font intervenir un déterminisme causal). En gros, et pour fixer les idées, cela signifie que ni la métaphysique (la philosophie) ni la science ou la technique ne sont susceptibles de fournir une réponse adéquate à la question du fondement. A partir de là prendront sens les formules bien connues de Wittgenstein : « le langage (la logique) se garde luimême », « la pratique se fonde elle-même ». La critique de toute forme d'économie théorétique du pratique nous est maintenant familière. C'est, souvenons-nous-en, le sens du refus de tout platonisme en mathématiques. Que la règle anticipe l'usage, les applications, en les « contenant » de quelque façon, cela constitue, pour Wittgenstein, une « mythologie du symbolisme » 313. L'idée qu'il y a une intuition globale et directe de l'usage complet d'un terme est le résultat de la suggestion de plusieurs images déposées dans notre langage 3 U (notamment la confusion entre « copier une série effectivement développée » et « poursuivre une série ébauchée »). Dans le même ordre d'idées, et comme l'a souligné Bouveresse 315 , Wittgenstein s'attaque à la distinction « langue »-« parole » (nous avions déjà noté la faillite de cette distinction à la suite de la mouvance paradigme-syntagme, autre raison de l'impossibilité de produire une théorie sémantique), et spécialement à l'idée du système de la langue comme mystérieusement présent « dans » le sujet parlant 316 . A chaque étape de l'application d'une règle ou du prolongement d'une série, •— et pas seulement lors d'étapes privilégiées, tel le passage des dizaines aux centaines ou de cent à deux cents, etc. 317 —, il y a lieu de postuler une « intuition » ou une « décision ». Notons que l'hésitation lexicale persiste: P.I., 186 « Il serait presque juste de dire, non pas qu'une intuition était nécessaire en chaque point, mais qu'une nouvelle décision était nécessaire en chaque point. » 313 p.Q., p. 53 ; cfr P.I., 188. 314 Cfr P.I., 191 ss. 315 Cfr BOUVERESSE, P.M. 316 BOUVERESSE, pp. 231 ss. 317 Cfr p a r ex. P.I., 185-186. 183 DE LTJDWIG WITTGENSTEIN Dans B.B., p. 143, il ajoute: « cependant ceci aussi est fourvoyant, car rien qui ressemble à un acte de décision ne doit se produire, mais peutêtre simplement un acte d'écriture ou d'énonciation. » Ni intuition ni décision, — mais de préférence « décision » parce qu'il s'agit d'évincer toute forme si subtile fût-elle de platonisme — telle serait la formulation, neutralisée et neutralisante, du rapport de l'application à la règle. Ceux qui ont exagérément accentué l'aspect « libre décision » tombent soit dans la perplexité 318 , soit dans une sorte de « créativisme » excessif (cfr le modèle humboldtien dont nous avons parlé) 319 . La platitude de la « claire vue » à laquelle Wittgenstein nous invite est évidemment fort déconcertante et frustrante: ni décision ni nécessité métaphysique: on parle, tout simplement. Une raison fondamentale à l'impossibilité de lire univoquement dans l'énoncé théorique de la règle l'ensemble de ses applications possibles se trouve dans la critique wittgensteinienne de l'identité. Appliquer une règle, c'est agir d'une façon consistante, c'est « faire la même chose ». La critique du recours à l'identité comme fondement de la règle est trop connue pour que nous nous y attardions. En bref : si la réitération, la répétition de l'identique est critère de la règle, il faut cependant encore un critère (une règle) pour reconnaître ou décider ce qui est identique. En somme « suivre la règle » et a faire la même chose » se renvoient la balle de leur signification. Comme l'écrit Bouveresse: « Les critères de l'identité dans un cas singulier ne sont précisément pas autre chose que les critères de l'application correcte de la règle dans ce cas » ou encore: « Une question insidieuse que se pose ici W. est la suivante: à quoi nous sert de savoir avantt en un sens quelconque du mot « savoir », ce que nous aurons à faire plus tard dans un cas concret ? Qu'est-ce qui nous garantit que nous saurons quoi faire de ce savoir le moment venu? 32° » L'usage de « même » est divers : il dépend du « jeu de langage » -321 et la série identique ne bénéficie donc d'aucun privilège: elle n'est pas plus « prédonnée » que les autres 322 . 318 que Cfr PEARB qui trouve incroyable cette mise en question de la nécessité logi- (in WILLIAMS and MONTEFIORE (eds) (pp. 36, 37)). 319 BOUVERESSE, qui dénonce avec raison la créativité, déshumanisée car mécanique, du mode Le de Chomsky, tend cependant à tomber d a n s un tel « c r é a t i visme » (cfr P.M., pp. 224-230). 320 BOUVERESSE, P.M., p. 235. 521 Cfr B.B.% pp. 54 ss ; 140 ss. 322 Cfr P.I., 214-215 ss. L'idée de l'identité d'un objet à soi est aussi u n e image. 184 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE Le préjugé en faveur de Yidentité — en faveur de Pimmuabilité de l'Etre éternellement identique à lui-même — était bien l'ultime illusion théorétique qu'il y avait lieu, pour Wittgenstein, de battre en brèche. Nous avons observé que Wittgenstein s'attaque à l'idée de la présence du système de la langue dans le sujet parlant. L'une des modalités selon lesquelles on conçoit aujourd'hui cette présence est celle d'une sorte de « programme » au sens cybernétique du terme. Wittgenstein envisage longuement l'usage du mot « can » qui opérerait une sorte de translation de l'idée de pure possibilité à l'idée de disposition, d'état (d'un mécanisme) qui contiendrait déjà — comme une ombre — toutes les possibilités m. B.B., p. 117 « Nous sommes irrésistiblement conduits à utiliser la métaphore de quelque chose se trouvant dans un état particulier pour dire que quelque chose peut se comporter d'une certaine façon. » E t il ajoute: « Un état d'esprit, en ce sens, est l'état d'un mécanisme hypothétique, un modèle de l'esprit appelé à expliquer les phénomènes mentaux conscients 324 . » Le modèle de la machine lui-même peut être interprété dans un sens platonicien: c'est ce que Bouveresse appelle « la machine symbolique immobile » qui « réalise en quelque sorte la coprésence intemporelle de ses mouvements successifs » m. Mais dans ce cas, c'est encore un fondement ou un «rendre compte » théorétique qui est invoqué. Ce que nous voulons souligner, c'est que concevoir le cerveau selon le modèle d'une machine réelle ne peut pas non plus rendre compte — donner la « raison » (« Grwnd ») — de la pratique réglée des « jeux de langage » et « formes de vie » 3aA, Le motif en est que, avec de tels modèles, nous butons sur le déterminisme causal, sur des faits, — et sur la science ou la technique -— et que, même si un jour il était possible de décrire les mécanismes du cerveau, cela n'éclairerait en rien, pour Wittgenstein, ce qui est sollicité par la question philosophique du fondement. Nous y reviendrons. 323 Cfr B.B., pp. 100 ss. 324 c f r aussi P./., 149. 325 Cfr 326 BOUVERESSE, P.M., pp. 244 ss ; cfr P.I., 193 ss. Cfr P.I., 149. Un a u t r e modèle, plus familier, m a i s également rejeté p a r W. parce que causaliste, est le behaviorisme. Tout a u plus, et c'est l'avis de plusieurs commentateurs qui ne tombent pas d a n s l'aberration grossière qui consiste à a t t r i b u e r à W. un behaviorisme intégral (métaphysique), peut-on accorder à W. un « behaviorisme méthodologique » (cfr BLACK, The Làbyrinth of Language, p. 212 ; cfr HESTER, p. 34 « operational behaviorist », et s u r t o u t l'excellente mise a u point de STEGMÛLLER, p. 480). Nous préférerions p a r l e r de behaviorisme « stratégique ou t h é r a p e u t i q u e » car s'il ne s'agit certes pas de métaphysique chez W., il ne s'agit p a s davantage d'épistémologie. DE LUDWIG WITTGENSTEIN 185 Question philosophique, c'est-à-dire, en dernière instance, spécieuse, illusoire, pour Wittgenstein, dont il y a lieu de neutraliser les prolongements et surtout les réponses procédant tantôt d'images métaphysiques tantôt d'une mythologie scientiste. P.I., 211 « " Ai-je des raisons? ", la réponse sera: les raisons me feront vite défaut. E t alors, sans raisons, j'agirai. » 3) La destitution du langage et l'agir commun* O.C, 204 « Fournir des raisons, justifier l'évidence, a cependant une fin ; — mais cette fin n'est pas dans le fait que certaines propositions nous frappent comme immédiatement vraies, c'est-à-dire, ce n'est pas une sorte de voir de notre part ; c'est notre agir, qui se trouve à la base du jeu de langage. » O.O., 471 « 11 est si difficile de trouver le commencement. Ou, mieux: il est difficile de commencer au commencement. E t de ne pas essayer de rétrograder encore en deçà. » Eeconnaître notre fondement implique d'abord que l'on enlève au langage (pensée) le privilège favorable et tout-puissant dont il est investi et qui nous fait croire qu'il serait (que la pensée serait : car à parler de « langage », comme on le fait si volontiers aujourd'hui, ce qui « dans » le langage s'était trouvé intronisé — à savoir la « pensée » précisément comme distincte et infiniment supérieure au langage — se voit déjà — implicitement — destitué) quelque entité extraordinaire, quelque « don des dieux », la dignité ou l'essence de l'« être-humain », ou encore une réalité abyssale et insondable, lieu des ultimes énigmes et des réponses fondamentales. Nous avons vu que dans bien des « jeux de langage », l'élément linguistique était fort secondaire. Pour Wittgenstein l'activité linguistique doit être conçue comme un élément de « l'histoire naturelle » de l'homme, à placer à côté d'autres activités telles que: se promener, manger, boire, jouer. Il n'est pas la marque de quelque supériorité ou élection de l'homme par rapport à l'animal, par ex.327. En cela, encore, Wittgenstein s'en prend à son T. où précisément il s'était formé une idée « sublime » du langage (de la pensée) 328 . Ainsi le philosophe serait l'homme victime de quelque énorme préjugé favorable vis-à-vis de l'activité linguistique: l'assimilation de la métaphysique à la metalangue et la critique de celle-ci comme vaine, illusoire et liée à quelque tendance morbide, disent-ils autre chose ? 327 328 Cfr P.I., 25. Cfr P.I., 93, 94, passim. 186 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE L'énoncé de règles (ou de définitions essentielles) — comme saisie théorétique ponctuelle des pratiques — est impropre, seul, à remplir sa mission de fondation des « jeux de langage ». La règle ne fonde pas (ni ne rend compte de) l'accord qui rend possibles les « jeux de langage-forme de vie ». C'est parce qu'un accord dans l'action existe qu'il y a des « jeux de langage » et que quelque chose comme des « règles », et comme « suivre une règle » peut apparaître. La définition — l'énoncé — de l'accord (avec une règle) et la définition de l'identité ne sont possibles que sur un fond d'agir commun. « On n'apprend pas à obéir à une règle en apprenant d'abord l'usage du mot " accord ". Bien plutôt, on apprend le mot " accord " en apprenant à suivre une règle. Si vous voulez comprendre ce que signifie "suivre une règle", vous devez déjà être capable de suivre une règle329.» C'est qu'arrivé dans le parage de certains mots on ne fait plus, à vouloir rendre compte^ que ressasser: règle, identique, accord: de tels mots sont « parents » (Verwandt), « cousins » {Vettern) ou encore intimement tissés les uns dans les autres (Vertooben) m. Une des fonctions de la notion de « forme de vie » consiste à souligner l'existence d'un agir commun des hommes. P.I.f 241 « Ceci n'est pas un accord dans les opinions mais dans la forme de vie331. » C'est en ce sens que « suivre une règle », « communiquer », « ordonner » (etc. : bref, les « jeux de langage » ) sont des usages, des institutions (« Gepflogenheiten, Gebràuche, Institutionen ») m. Au terme de la chaîne des raisons et des explications, il n'y a ni un déterminisme causal ni des définitions, mais un dressage (Abrichtung), un dressage rendu possible parce que justement nous appartenons à la même « forme de vie » : si l'enfant ne comprend pas le geste d'encouragement ou de reproche — au cours de son dressage aux « jeux de langage » — « il est séparé des autres et traité comme un fou » m. En recourant à Vagir commun, — à la « forme de vie » — comme à un fondement infondé 334 — W. entend suspendre le mouvement sans fin de la réflexivité et du questionnement: les jeux métalinguistiques. 329 R.F.M., p. 184. 330 p . / . , 224-225. Cfr aussi H I G H , p. 84. 331 Cfr aussi VAN PEUKSEN, L. Wittgenstein, p. 104. 332 p . / . , 199. 333 B.B., p. 93. A la lecture de O.O. on est parfois tenté de se dire que seule la folie échappe à notre « forme de vie ». 334 Cfr O.C., 110,196, 204, 359. DE LUDWIG WITTGENSTEIN 187 Aussi, à la rigueur, « agir commun », « forme de vie » ne peuvent-ils être compris comme des expressions métalinguistiques. N'empêche qu'il s'agit de ce qu'on pourrait appeler des « philosophèmes résiduels », où l'on peut lire, aussi bien, Véchec (complaisant?) de la négation de la philosophie par Wittgenstein. 4) « J e u de langage » et « formes de vie ». On rencontre exactement cinq attestations de l'expression « forme de vie » dans P.I. En outre, elle apparaît une fois dans 0.0. : « Maintenant j'aimerais considérer cette certitude non pas comme quelque chose qui s'apparente à de la hâte ou de la superficialité, mais comme (une) forme de vie. (Voilà qui est méchamment formulé et probablement mal pensé aussi.) SiS. » On voit que cette ultime attestation n'est pas pour donner raison à ceux qui en font un terme essentiel (et quelque peu mystérieux) de Wittgenstein 336 , et qu'il s'agit de l'examiner et de le manier avec prudence. Dans O.C, Wittgenstein préfère manifestement se référer à la même idée en utilisant des mots plus vagues et plus ordinaires : « Ma vie » 337, « manière d'agir » ^ « notre agir » ^ mais aussi « quelque chose d'animal » m et « image du monde » ou « Mythologie » M1. Ces dernières expressions révèlent d'emblée des points extrêmes de la fluctuation de l'usage de la notion de « forme de vie » : le biologique et le culturel. Ce que Wittgenstein essaye d'exprimer par « forme de vie » est certes essentiel mais la formule elle-même est dangereuse. Non seulement elle paraît renvoyer au titre d'un livre de E. Spranger — « Lebensformen » — fort répandu, paraît-il, au cours des années 20 M2 mais en outre elle suscite presque immanquablement l'idée d'un relativisme socio-culturel de mauvais aloi qui risque de faire passer la philosophie de Wittgenstein pour une sorte de sociologisme, ce qu'elle n'est certes pas m. 335 O.G., 358. 336 Ainsi VAN PEUBSEN n'hésite pas à intituler les deux principaux chapitres de son W.: « Taalspelen » et « Levensvormen ». 337 o.C, 7. 338 o . C , 110. 339 O.C, 196, 204. 34° O.C, 359, 475. 341 O.C, 95, 97. 342 cf r ENGEL, p. 343 cf r ci-dessus. XI. 188 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE Voilà pourquoi nous avons utilisé d'abord « agir commun » qui prête moins à de périlleuses spéculations. Toutefois, le caractère accessoire et malheureux de Yeœpression « forme de vie » n'implique pas que l'idée suggérée par elle joue un rôle contingent dans l'économie du second Wittgenstein. Implicitement et avec l'élasticité de son caractère familial, cette notion est constamment présente. Elle est, par ex., très fortement connotée chaque fois que Wittgenstein utilise un ex. d'« anthropologie spéculative » et évoque quelque « tribu » ou « peuple » imaginaires. Comme le montrent les Bemerkungen ûber Frazers The Golden bough, Wittgenstein avait une sensibilité extrêmement vive et fine de l'altérité ethnologique: il reproche sans cesse à Frazer d'interpréter grossièrement les faits ethnologiques à partir de schémas occidentaux et de juger, là où seul le constat est de mise m. Quand on s'attache à l'examen de la signification d'un terme de la philosophie de Wittgenstein, il est toujours bon — mais souvent difficile — de le voir et de l'accepter comme une « famille d'usages », en renonçant à percer à jour la vraie signification que Wittgenstein y aurait attachée. Hunter, qui nous a sans doute livré l'examen le plus complet du sens de « forme de vie », n'échappe pas tout à fait à cette tentation 3 * 5 . Il distingue quatre interprétations et prend parti pour la dernière. 1) « the language-game account » : selon laquelle « forme de vie » entend insister sur l'aspect commun, partagé, standardisé des pratiques (linguistiques). En ce sens, que tout « jeu de langage » implique une « forme de vie » signifie, par ex., qu'il n'y a pas de langage privé. 2) « the behavior-package account » : « forme de vie » évoquerait des ensembles de tendances ou d'habitudes comportementales reliées entre elles et plus ou moins caractéristiques (ex. : les comportements de pitié). On souligne par là l'intime liaison des activités et du langage dans les « jeux de langage ». 3) « the way of life account » : « forme de vie » désignerait un style de vie avec sa culture, ses valeurs, sa religion, etc. Ajoutons que c'est assurément l'interprétation que l'on rencontre le plus souvent M et qu'elle est sans aucun doute autorisée par les textes M7. *4 Cfr B.F., 240 ss ; passim. M 5 HUNTEB, Forms of life in W.'s P.I., in KLEMKE (éd.). 346 Cfr par ex. : Van Peursen, Nuchelmans, Hadot, etc. 347 Cfr B.B., p. 134 « Imagine un usage du langage (une culture) (...) », « Nous 189 DB LUDWIG WITTGENSTEIN 4) « the organic account » m: interprétation défendue par Hun ter qui fait de la « forme de vie » : « quelque chose de typique pour un être vivant: typique au sens où cela appartient très largement à la même catégorie que la croissance ou la nutrition d'organismes vivants, ou la complexité organique qui les rend capables de se mouvoir ou de réagir selon des modalités complexes à leur environnement ». C'est en ce sens que la notion de « forme de vie » entraîne aussi la destitution du langage, puisqu'on parlerait aussi « naturellement » qu'on danse, marche, digère, etc. : « parler est un phénomène biologique ». Remarquons que si cette dernière interprétation peut passer pour la plus « profonde », c'est sans doute parce qu'elle est la moins redondante par rapport aux divers sens du terme « jeux de langage » luimême. Même avec l'interprétation culturelle ou ethnologique, nous restons encore dans le voisinage immédiat du langage (au sens où Lévi-Strauss, par ex. oppose « culture » et « nature » w). C'est en vertu de sa relative originalité que la dernière interprétation mérite donc l'attention. Elle est d'ailleurs sans conteste appuyée par les textes : quand Wittgenstein parle de la « forme de vie » d'un chien 35° ou implicitement de celle d'un lion m, ou quand il imagine, dans un but grammatical bien sûr, que sur Mars « les habitants (seraient) des sphères d'où sortent des bâtons » ^ ce n'est certes pas pour évoquer l'existence de différences culturelles. A ce propos, c'est O.G., 358-359 qui est décisif: « (...) comme (une) forme de vie. (Voilà qui est méchamment formulé et probablement mal pensé aussi.) Mais cela veut dire que je veux la (cette certitude) concevoir comme quelque chose qui repose en deçà de l'être justifié ou non justifié; comme quelque chose d'animal. » (nous soulignons). Hunter rapproche sa quatrième interprétation de l'idée que l'apprentissage du langage est, selon Wittgenstein un dressage (Abrichtung) (training), distinct, ajoute-t-il, de la programmation d'un « computer » aussi bien que de la technique qui consisterait à donner à quelqu'un (Fapprenti-homme) la clé ou le système gouvernant une série de pourrions aussi facilement imaginer un langage (et cela signifie de nouveau u n e culture) (...) » Cfr L.C., pp. 28 ss. 348 349 HUNTEB, pp. 278 ss. Cfr LÉVI-STBAUSS, Anthropologie 3M p . / . , p . 174. 351 P.I., pp. 223-226. 352 L.C.,p. 18. structurale, p. 389. 13 190 LA. PHILOSOPHIE D U LANGAGE comportements 3B . I l la rapproche encore de la « theory of linguistic self-sufficiency » selon laquelle le recours à des processus mentaux (idéation, imagination, interprétation, etc.) ou à des appoints métalinguistiques (définition, règles, etc.) est superflu pour rendre compte des pratiques linguistiques 354 . En ce sens, parler est aussi simple, aussi naturel et spontané mais également aussi incroyablement complexe dans ses implications physiologiques que « lever le bras », par ex. 35s . La question qu'on ne peut s'empêcher alors de poser est celle-ci : en fin de compte, Wittgenstein n'invite-t-il pas les sciences naturelles — non, certes, les « sciences humaines »! — à prendre le relais dans l'investigation des structures et mécanismes de notre « forme de vie » ? C'est ce que paraît suggérer F. Zabeeh ^ quand elle écrit que le constat et la notation de « jeux de langage-formes de vie » sont la tâche du philosophe, en ajoutant: « E t c'est ici que les investigations philosophiques s'achèvent, cependant qu'une recherche scientifique pourrait fort bien commencer. » En répétant une dernière fois la question du fondement, nous essayerons de montrer que si Wittgenstein ne conteste pas la légitimité des sciences naturelles, il ne les voit cependant assurément pas comme prolongeant et approfondissant l'investigation philosophique. 5) La question dn fondement. P./., 84 « Mais ce n'est pas parce que nous pouvons nous imaginer un doute, que nous doutons en effet. » L'idée générale de Wittgenstein est qu'il existe des doutes — et des erreurs — légitimes dans les « jeux de langage », et des doutes illégitimes, purement théoriques ou verbaux à propos des « jeux de langageforme de vie » et spécialement de leurs fondements. Moore, défenseur du sens commun, s'efforcerait de convaincre de son erreur celui qui douterait des évidences du sens commun ; et le plus souvent, il se verrait d'ailleurs réduit à répéter ces évidences, faute de pouvoir fournir des arguments à ce niveau fondamental. Wittgenstein, lui, récuse de tels doutes. O.C., 220 « L'homme raisonnable n'a pas certains doutes. » Comprenez: celui qui a de tels doutes — le philosophe — n'est pas fou: ses doutes sont illégitimes, illusoires, enchantements du langage. 353 Cf r HUNTER, pp. 279 ss. 354 Cfr HUNTER, p. 283. 355 HUNTER, p. 285. 356 ZABEEH, On language-games and forms of Ufe, p. 349; in KLEMKE (éd.). DB LUDWIG WITTGENSTEIN 191 Le doute ne fonctionne qu'à l'intérieur d'un « jeu de langage » : dans le cas où il prétend porter sur les fondements du « jeu de langage », le doute perd sa signification ; il devient — à bien voir sa prétention — rigoureusement incompréhensible357. E t il n'en va pas autrement de l'erreur ^ Le jeu du doute, dit Wittgenstein, présuppose la certitude, l'adhésion 359 et celui qui veut douter de tout n'arrive pas, en fait, à douter de quoi que ce soit 3W . Tout doute et toute confirmation doivent se jouer intégralement au sein d'un système admis, inébranlé. A la base, il n'y a pas le doute, mais l'adhésion 3tt . Vouloir douter des fondements des « jeux de langage », c'est problématiser, voire anéantir, la signification des mots ^ E t il ajoute: O.C.y 370 « (...) que je me trouvais face à l'abîme si je voulais tenter de douter de leur sens, montre que l'absence de doute appartient à l'essence d'un jeu de langage (...) » L'idéaliste précise que son doute n'est pas un « doute pratique», qu'il y a au-delà de celui-ci un autre doute (appelons-le «théorique») m. "Wittgenstein répond : « Que ceci est une illusion » Mâ. D'autres aphorismes m tendent à montrer que le doute radical du sceptique est purement verbal, qu'il ne peut modifier les « jeux de langage » et qu'il n'atteint pas leurs fondements qui sont logiques et pratiques. Entendez: mon doute ne peut mettre en question le «jeu de langage » qui est une pratique commune, enracinée dans un agir commun. Nous avions déjà noté que l'intervention de « je » dans des propositions grammaticales était, à la rigueur, inopportune et sans importance, sinon sans danger. Ainsi la pratique philosophique du second "W. congédie le scepticisme radical parce que celui-ci aborde la question du fondement sous un mauvais angle: il l'aborde, en somme, en tant qu'il est Vautre dépité de la métaphysique dogmatique qui prétendait, elle, saisir et exprimer le fondement (ou du moins croyait à la possibilité d'une telle énonciation). Ni métaphysique dogmatique ni scepticisme absolu, serait-ce donc que la position de W. s'apparenterait à quelque phénoménologie 357 O.C.,24. 35* Cfr O.C., 54. 359 O.C., 160. O.G., 115 « Si vous tentiez de douter de tout, vous n'arriveriez même pas à douter de quoi que ce soit. » O.C., 450 « Un doute qui mettrait tout en doute ne serait pas un doute. » 361 O.C., 150. 362 O.C., 369. 363 O.C., 19. 364 Cfr O.C., 89, 524. 360 192 LA. PHILOSOPHIE DU LANGAGE herméneutique qui s'assure du fondement comme de ce qui est toujours déjà là et qui est aussi toujours encore à dévoiler, à dégager et à affermir? « Mais ces formes de vie multiples sont en soi des circuits de régulation (Regeikreise) parfaitement fonctionnels, et précisément en tant que tels, elles sont sans arrière-plan. Les jeux de langage ne présentent aucun mouvement de circularité herméneutique. W. éloigne absolument Fidée d'un cercle herméneutique. Le sens de ce cercle repose en réalité dans le fait que le sujet qui se comprend soi-même s'approfondit toujours plus en soi-même et en ses présuppositions et que de cette façon cependant il " s'essentialise ". Au contraire les jeux de langage demeurent en extériorité. E t cela se manifeste dans le fait qu'on y pénètre non pas à l'aide d'une compréhension intime, mais bien au moyen d'un exercice qui a la nature du dressage ^ » Wittgenstein n'ignore certes pas la possibilité de l'interprétation sans fin de l'humain et particulièrement de toute œuvre de langage. A plus d'une reprise, il touche, explicitement ou non, à la question de l'herméneutique. Wittgenstein semble bien condamner deux attitudes: la première consiste à arrêter, bloquer les jeux de l'interprétation en prétendant que l'on tient enfin l'authentique fondement et qu'il est possible de le formuler de quelque façon. La seconde attitude dénoncée est celle de la complaisance (aux yeux de Wittgenstein) dans les jeux de l'interprétation qui prétend se faire passer pour un authentique approfondissement, une approche incertaine, risquée et sans fin, des fondements par le questionnement inlassable de ses propres présuppositions M. Il a déjà été question de la dénonciation de la première attitude à propos de la critique du T. : l'essentialisme et le mentalisme. Ce qui est appelé à juguler la possibilité herméneutique est divers: ce sera l'analyse complète et unique avec les noms et propositions atomiques du 7\, ce sera le concept, ce sera le vrai sens des mots, ce sera la règle absolue, etc. Les avatars métaphysique, logique ou théologique de la pétrification rassurante du sens sont innombrables. E t Wittgenstein le sait parfaitement: Bl.B.f p. 34 « On aimerait dire ceci : " Tout signe est susceptible d'interprétation ; mais le sens, lui, ne doit pas pouvoir être interprété. I l est l'ultime interprétation " yn. » 365 366 SCHULZ, p. 63. On trouvera une excellente illustration d'une semblable approche dans le dernier ouvrage de M.J. PADMEN: Temps et Choiw. 367 Cfr B.B., pp. 28 ss ; 33 ss ; 36. P.L, 84 ; pasaim. D» LUDWIG WITTGBNSTBIN 193 I l compare même cette opération de « stoppage » au recours à un « créateur » qui sert, somme toute, à écarter le problème de l'origine tout en donnant l'illusion d'y avoir répondu ^ Wittgenstein s'attache alors à montrer qu'à tous les échelons de la « fondation », de la « justification », de la « réglementation », la question du fondement peut surgir, l'abîme peut s'ouvrir: ceci ne constituant évidemment pas une invitation à poser la question du fondement mais une récusation d'une telle question, et une invitation à nous contenter de l'immédiateté vécue des « jeux de langage ». En réalité, Wittgenstein prend soin de souligner la possibilité d'une herméneutique positivement affolée et affolante, d'une sorte de délire d'interprétation: on ne remplace jamais un symbole que par un autre 3 6 9 et une foule de chemins partent dans les directions les plus variées à chaque étape m. A la limite, toute précision est susceptible d'être mal comprise ou interprétée diversement, y compris la définition « ostensive » m, toute flèche appuyant la direction d'une première flèche est en attente d'une nouvelle flèche de confirmation, etc. ^ Ces possibilités infinies sont liées à la plasticité du langage qui, nous l'avons vu dans les « jeux de la diversité », est sans limites: d'une certaine façon le langage est Protée: tout syntagme peut y devenir paradigme et tout paradigme jouer le rôle du syntagme. Toutefois ces perspectives qu'ouvre Wittgenstein n'entendent pas encourager quelque conception intégralement poétique du langage que l'on serait tenté de rapprocher, par ex., des jeux poético-philosophiques que suggèrent, par ex., certains passages de Deleuze 373 : Wittgenstein n'est pas non plus un avatar du nietzschéisme! Quand il accuse l'aspect « poétique » du langage, c'est toujours dans une intention thérapeutique de dissolution par neutralisation des tendances philosophiques opposées, telle, bien sûr, toute métaphysique, telle aussi, toute herméneutique qui croit, ne fût-ce que précairement, en un l>on sens de l'interprétation et en la possibilité d'un authentique approfondissement du langage (pensée, homme) par et dans le langage. Wittgenstein ne veut pas suggérer que nous soyons entourés de vrais abîmes, que l'abyssalité soit notre état: il s'en prend seulement à tout mauvais fondement, à tout pseudo-fondement, c'est-à-dire à toute tentative métalinguistique de dire l'essence du langage dans le langage, 3« CÎTP.G., p. 94. 3» BI.B., p. 36. 370 Cfr PJ., 525. Cfr aussi P.I., 203 « Le langage est u n l a b y r i n t h e de chemins. » 371 BI.B., pp. 28, 29. 372 B.B., p. 97 ; cfr PJ., 84 ss. 373 Cfr Logique du Sens. 194: LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE d'abord ; il s'en prend à la question même du fondement (de l'Etre) — y compris ses réaménagements herméneutiques — parce qu'elle reste la question métalinguistique, c'est-à-dire celle que, depuis le T., il est impossible, pour Wittgenstein — et inutile — de poser. Que l'interprétation constitue un « jeu de langage » particulier qui, lorsque ses prétentions sont limitées, fonctionne parfaitement, Wittgenstein n'en doute p a s : dans la pratique ordinaire, on apporte des définitions, on propose des interprétations, des explications, etc. Ce qu'il refuse, c'est le questionnement du langage lui-même: « Ce qui a été dit, on ne peut l'élucider qu'à l'aide du langage; c'est pourquoi on ne peut pas élucider, en ce sens, le langage lui-même. Le langage doit parler pour lui-même374. » C'est aussi que le langage (la pensée) — n'étant pas un « don des dieux » — ne recèle aucun secret: les « jeux de langage-formes de vie » sont sans profondeur. L'interprétation n'est pas un fait premier, originel — sauf bien entendu dans le modèle augustinien de l'apprentissage et du langage, modèle spécieux (quoique presque universellement répandu) puisqu'il présuppose au départ du langage un autre langage —: le dressage et l'agir immédiat sont premiers et la possibilité du dressage 375 . On peut cependant se demander si cette possibilité du dressage n'implique pas à son tour une sorte de langage naturel (de gestes) 376 : l'apprenti-homme « sentant » de quelque façon le reproche ou l'encouragement —, et qui seul rend possible l'« hominisation », l'accès aux "4 p.a., p. 40. 373 Cfr P.I.y 105 « les gestes du maître ne sont pas un moyen indirect (à interpréter) pour se faire comprendre ». Ce dressage est explicitement rapproché de celui de ranimai (cfr B.B., p. 77) ; cfr P./., 211 ss. F.f 300-301 L'apprentissage sans règle ni raison doit former un substrat sur lequel le jeu des règles justifiables pourra apparaître. 376 Cfr par ex., P.I., 208. W. parle ^influence («ich beeinflusse ihn») au moyen d'expressions d'agrément, de rejet, d'attente, d'encouragements, etc. Or, dans cet aphorisme, l'appel à un dressage où n'interviennent que des exemples et des exercices, et pas de concepts, prétend mettre en évidence qu'il n'y a pas de cercle logique. Toutefois, dans la mesure où W. essaye de dire ce qu'il ne peut pas dire — parlant par ex. de « forme de vie », de « dressage » et de a agir commun » dans un contexte philosophique — on ne voit pas comment il échappe au cercle et au métalangage. Nous y verrions volontiers des « ratés » de sa pratique, des brèches par où la philosophie s'engouffre; il est difficile d'apprécier dans quelle mesure de telles suspensions de la pratique de l'« U.D. » sont voulues par W. — le prix à payer pour se rendre audible à son public de philosophes — ou si elles sont des « rechutes » dans la philosophie. Nouvelle preuve de l'ambiguïté du rapport qu'il entretient à la philosophie. DE LtJDWIG WITTGENSTEIN 195 « jeux de langage ». On peut supposer que c'est la « forme de vie » — commune à l'humanité 377 — qui rend possible le dressage. Certes, par là, Wittgenstein n'échappe pas à la philosophie et « forme de vie » a aussi, d'une certaine façon, pour fonction de suspendre (philosophiquement) la question du fondement. Wittgenstein — nous l'avons déjà souligné plus d'une fois — n'évite pas constamment la tentation philosophique. Toutefois, par « forme de vie » et « jeux de langage », Wittgenstein veut nous inviter à dissoudre la question du fondement avant qu'elle ne se pose: à la dissoudre en réintégrant l'immédiateté non « questionnaire » des « jeux de langage » fonctionnant. F.f 234 « Ce qui a lieu, ce n'est pas que ce symbole ne soit plus susceptible d'interprétation, mais ceci: je n'interprète pas. — J e n'interprète pas parce que je me sens chez moi dans l'image présente 378 . » Se sentir chez soi parmi les signes: autre image de la « complète clarté », rentrer dans les « jeux de langage » comme dans sa demeure naturelle. Ni fondé, ni infondé: après tout, ce qui vaut comme fondement ou comme mise en question dépend encore des « jeux de langage-forme de vie » 379. Il est curieux de constater que la lettre de la philosophie de Wittgenstein a exactement les propriétés des « jeux de langage » euxmêmes: elle se prête à une herméneutique délirante (multiplicité ouverte des interprétations de Wittgenstein 38°) susceptible d'ailleurs d'être « stoppée » à des échelons et selon des perspectives divers ; d'autre part, elle se dérobe à tout approfondissement, elle oppose la platitude sans épaisseur de ses listes d'exemples et de cas et la neutralisation systématique (et souvent parfaitement réussie, efficace) de ses propres présuppositions au lecteur qui pose la question de son sens. Dans la lettre wittgensteinienne, il n'y a, à la rigueur, rien à chercher, mais on peut y trouver tout ce que l'on veut. Suite de platitudes, de trivialités 381 , elle est cependant prétexte à la plus extraordinaire logorrhée philosophique. Pour ce qui est de la réussite et de l'habileté dans la mise en place des dispositifs de désamorçage du plaisir — sinon de la perplexité — 377 Cfr P.Ï., 206. 378 Cfr aussi P.G., p. 147. 379 Cfr P./., 325; 486. 380 Nous avons rencontré des exégèses qui vont dans les sens les plus variés: le positivisme, le relativisme linguistique, l'existentialisme, la phénoménologie, le pragmatisme, le structuralisme linguistique, le nietzschéisme, le behaviorisme, le nominalisme, le scientisme, la philosophie analytique, le mysticisme janséniste... 381 Cfr RUSSELL, Histoire de mes idées philosophiques. 196 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE philosophique, les P.I. (et à un titre très inférieur, les autres productions de la deuxième manière de Wittgenstein, ce qui est la preuve que PJ. a été l'objet d'un aménagement subtil) constituent une œuvre proprement géniale. — La notation des a jeux de langage » et la question de la science. Si les « jeux de langage » ne peuvent bénéficier d'aucune justification métaphysique ou transcendantale, si Wittgenstein accuse volontiers leur gratuité et le caractère arbitraire de leurs règles, il ajoute cependant que cette liberté ou indifférence des « jeux » est tempérée par les lois générales de la nature, bref par la configuration du monde où nous sommes et de l'être vivant que nous sommes 382 . Cette configuration entraîne l'impossibilité de certains « jeux » et la meilleure praticabilité d'autres. Ainsi tous les systèmes de mesure ne sont pas également commodes (« bequem ») m. Wittgenstein ne nie pas non plus — alors même qu'il souligne simultanément la dimension relativiste et conventionnaliste du langage — qu'il existe une dépendance de nos concepts par rapport à certains « faits très généraux de la nature » ^ Si ces faits étaient différents, nos « jeux de langage » perdraient leur « sens » (« Witz », « point ») 385 . Ce qui est à la base des « pratiques réglées », des « jeux de langage », sont des croyances, des adhésions quasi animales, comme la certitude craintive que le feu me brûlera si j ' y mets la main 386 . En ce sens l'expérience est cause (« Ursache ») et non fondement, raison («Grwnd») de ma certitude 387 . Mais Wittgenstein ajoute que ce recours à la cause n'est pas non plus une explication décisive, car ce que nous acceptons comme cause dépend de notre système scientifique ^ et plus généralement de notre système conceptuel (cfr « Weltbild» d e O . C ) . 382 C'est en ce sens aussi que le « système est apparenté à l'arbitraire et aussi au non-arbitraire » (cfr .F., 358). Specht relève comme limitant l'arbitraire des «jeux de langage»: la nature, les faits, rexpérlence quotidienne, les conventions collectives, l'existence d'autres « jeux de langage » (cfr SPECHT, Foundationst pp. 172-173). 383 Cfr PJ., 569. 3M p./., 230. 385 PJ., 142. 386 PJ., 473-74. 387 Cfr PJ., 325. 388 P.I., 325 « L'expérience antérieure est-elle la cause de ma certitude? Voilà qui dépend du système d'hypothèses, de lots de la nature, dans lequel nous considérons le phénomène de la certitude. Est-ce que la confiance est justifiée? — Ce que les hommes font valoir en tant que justification montre la manière dont Us pensent et vivent » DB LUDWIG WITTGENSTEIN 197 Cette intervention de la science au sein de la question du fondement paraît donc mener à une impasse qui évacue l'espoir d'un éventuel relais de la philosophie par la science. Une impasse ou un cercle: la science faisant partie de la « forme de vie », est constituée de « jeux de langage», parmi les autres. N'est-ce pas la signification des faubourgs récents de la ville-langage 389 ? Le rapport à la réalité des « jeux de langage-forme de vie » ne peut être adéquatement pensé comme un rapport déterministe (causaliste), — dont les sciences naturelles diraient le dernier mot —, ni comme un rapport pragmatiste, utilitariste 39°. P.I., 467 « L'homme pense-t-il donc parce que la pensée s'est révélée efficace? Parce qu'il pense qu'il est avantageux de penser? (Est-ce qu'il éduque ses enfants parce que cela s'est révélé efficace ?). » Sans doute, dans une certaine mesure l'utilité revêt une importance, ainsi qu'une sorte d'adaptation animale au milieu: O.C., 474 « Ce jeu s'est montré valable. Cela peut être la cause du fait qu'on le joue, mais ce n'en est pas la raison. » O.C., 475 « J e veux ici considérer l'homme comme un animal; comme un être primitif auquel on accorde des instincts mais non pas la faculté de raisonner. » Serait-ce donc tout de même à la science d'expliquer plus avant? Ambiguë envers la philosophie, l'attitude de Wittgenstein par rapport à la science n'est pas claire. Elle se veut pourtant nette et tranchée: P.I,, 466 « Mais puisque les causes ne nous intéressent pas, nous dirons : les hommes pensent effectivement. » Cette volonté de ne pas s'aventurer dans le domaine de la détermination causale et de s'arrêter au constat (à la description, à la notation des « jeux de langage-forme de vie ») est caractéristique de Wittgenstein m. P.I.j 109 « Il était juste de dire que nos considérations ne devaient pas être d'ordre scientifique. » P.I., 203 « Notre problème n'est pas d'ordre causal mais bien de nature conceptuelle. » La nécessité de se contenter du constat, de la notation des « jeux de langage-forme de vie », sans plus, est vigoureusement affirmée: 3W cfr P.I., 18. 390 VAN PEUESEN, par ex., L. Wittgenstein (pp. 97 ss) exagère cet aspect. BouVEBESSE, lui, part carrément en guerre contre une telle Interprétation utilitariste, rapprochant W. de Lévi-Strauss pour l'opposer mieux au fonctionnalisme utilitariste de Malinowsky (cfr P.M., p. 23). 391 Déjà, dans P.Q., il affirme que les causes ne l'intéressent pas (p. 109). Cfr aussi P.I., 230. 198 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE P.I., 654 « Notre erreur est de rechercher une explication là où nous devrions voir les faits comme " phénomènes originels " (Urphânomene). C'est-à-dire où nous devrions dire : tel jeu de langage se joue. » P.I.y 655 « Ce n'est pas de l'explication d'un jeu de langage par nos expériences vécues qu'il s'agit, mais de la constatation d'un jeu de langage. » P.I., 656 « Regarde le jeu de langage comme ce qui est premier ! » Certes, il s'agit toujours de pouvoir s'arrêter où il faut et de regarder la vie et le langage sous le bon éclairage, en considérant les « jeux de langage » comme des phénomènes ou des faits premiers: « J e veux dire : voici simplement ce que nous faisons. Ceci est un usage et une coutume parmi nous, ou un fait de notre histoire naturelle 392. » Mais des faits et des phénomènes qui ne sont pas justiciables de l'investigation scientifique (ni de l'interrogation philosophique) : simplement, la notation descriptive de l'« U.D. ». Ni nature ni culture. Serait-ce l'ultime neutralisation — ou dérobade ? — de Wittgenstein ? * ** La condamnation de l'explication scientifique de la praxis humaine au nom de quelque circularité logique telle qu'elle a pu être dénoncée par Heidegger ou par Sartre, — la pratique technico-scientifique s'engendrant toujours à partir d'une praxis plus fondamentale, d'une dialectique plus originelle du rapport de l'homme au monde, bref n'étant qu'une possibilité d'ouverture (étroite) de l'homme à la réalité au sein d'un être-au-monde plus originel — nous ne croyons pas qu'elle puisse constituer le (seul) dernier mot de l'attitude de Wittgenstein vis-à-vis de la science m. Evoluant dans un climat positiviste — sans être, loin de là, un positiviste avéré — Wittgenstein a dû prendre du fait technico-scientifique une vue plus abrupte, plus dure, — au sens où la pratique technico-scientifique tend à échapper à la maîtrise de la pensée philosophique et que c'en est une récupération naïve et facile que de l'inscrire au sein d'une praxis ou d'un être-au-monde. La « forme de vie » n'est pas une praxis dialectique ni un être-aumonde : elle n'en a ni les caractères ni la « dignité » : elle est, nous l'avons dit, plutôt un résidu philosophique (cinq ou six attestations, et: « c'est mal pensé », dit Wittgenstein). 3 « R.F.M., p. 20. 393 Nous ne nions cependant pas qu'un tel argument puisse se lire — plus ou moins explicitement — chez W. DE LUDWIG WITTGENSTEIN 199 La notion de praxis dialectique ou d'être-au-monde de l'herméneutique heideggérienne par ex., s'assimile encore, philosophiquement et thématiquement, avec une relative aisance la dimension technico-scientifique du monde actuel: Mais, là où il y a danger, là aussi Croît ce qui sauve m. I l n'en va pas ainsi chez Wittgenstein. Diffuse et latente, la présence du fait technico-scientifique est partout sensible dans la pratique de Wittgenstein : depuis sa volonté constante de résorber la réflexivité pure jusqu'à cette « forme de vie » si proche de la causalité qu'elle menace sans cesse d'y basculer. Nous avons déjà, à la suite de Schulz, souligné l'ambiguïté de toute négation philosophique de la philosophie ; partant, l'ambiguïté du rapport de Wittgenstein à la philosophie. Schulz ajoute que seule une totale indifférence par rapport aux questions métaphysiques constitue un authentique dépassement de la métaphysique 395 , Selon lui, Wittgenstein demeure le philosophe qui n'est pas arrivé à éclipser totalement le sujet et qui se voit déjà dépassé par la linguistique scientifique et le structuralisme vers où il conduirait 396 . Mais, ajouterons-nous à notre tour, Wittgenstein, s'il y conduit peut-être bien historiquement, semble y mener à son corps défendant. P.B.f Préface : « Cet esprit (l'esprit de son livre) est un autre que celui du grand courant de la civilisation européenne (...)• J'aimerais dire: " Que ce livre soit écrit en l'honneur de Dieu ", mais cela constituerait aujourd'hui une mystification, c'est-à-dire cela ne serait pas compris correctement. » Wittgenstein était aussi, éminemment, un homme attaché aux terres de jadis. On s'est plu à dénoncer le négativisme sans limites de Wittgenstein, son refus de reconnaître la moindre positivité à la philosophie, son antihumanisme même: tel, par ex., J . F . Mora 397 , qui ajoute, cependant : « . . . J e ne connais pas de manière plus effrayante de dévoiler la racine même de la situation contemporaine de l'homme m. » 394 « La parole de Hôlderlin » recueillie par Heidegger dans La question de la technique (p. 38). »s SCHULZ, p. 55. 396 SCHULZ, pp. 90 ss. 397 J.F. MOBA, W. oder die Destruktion. Cet article montre mieux que n'importe quel autre la négativité de W. dans sa virulence et sa radicalité extrêmes. 3W MOKA, p. 29. 200 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE Certes, l'œuvre de dissolution de la philosophie par Wittgenstein est sans limites ; toutefois, cette négation semble dérisoire, par rapport à Vindifférence à l'égard de la philosophie que manifeste l'univers technologique. Wittgenstein ne suscitait la perplexité philosophique que pour l'éteindre, mais il la suscitait. De cette question générale du rapport complexe et ambigu que Wittgenstein entretient à notre modernité tecnnico-scientifique, nous essayerons d'éclairer quelques aspects en la répétant dans notre conclusion. CONCLUSION I l n'est pas pertinent de conclure une lecture de Wittgenstein en présentant un tableau laconique et systématique de ses « thèses essentielles » puisque Wittgenstein lui-même a écrit et répété qu'en philosophie il n'avançait pas de thèses et ne défendait aucune opinion. On ne résume pas les innombrables figures d'une pratique en quelques énoncés: on peut tout au plus tenter d'y introduire. Le thème majeur — « jeux de langage » — qui nous avait servi de fil conducteur s'est révélé, à le suivre, n'être rien de plus qu'un accès, possible parmi d'autres, une entrée à la philosophie de Wittgenstein. Dans P.I., il est un instrument sémantique ou rhétorique aux usages divers; souvent, même, sa signification se réduit à une « façon de parler » dont l'impact stylistique s'est résorbé en cliché. Si « jeux de langage » fut, à un moment donné, chez Wittgenstein, un objet conceptuel aux contours assez nets et à la fonction relativement bien déterminée, c'est dans la période intermédiaire qu'il faut le chercher. Comme il serait superflu de répéter ici les conclusions que nous avons déjà tirées précédemment, nous nous proposons d'esquisser, en guise de conclusion, un aperçu, qui ne se veut ni exhaustif ni systématique, de l'importance, de la place et de la signification de Wittgenstein pour notre contemporanéité. Dans l'histoire de la philosophie contemporaine, Wittgenstein occupe des positions-clés aux rôles déjà plus d'une fois définis : on connaît son influence sur l'atomisme logique, sur le néo-positivisme du Cercle de Vienne, et sur la philosophie analytique ou linguistique de Cambridge et d'Oxford. Ce Wittgenstein-là est le Wittgenstein déjà classique et historiquement bien repéré. Repérage qui ne va d'ailleurs DBJ LUDWIG WITTGENSTEIN 201 pas sans plus d'une ambiguïté, plus d'un silence et plus d'une sollicitation, par les effets desquels la pensée de Wittgenstein fut, à chacun de ses trois moments essentiels, appelée à cautionner des positions philosophiques (le logicisme, le positivisme, la philosophie analytique) qui lui étaient par plus d'un côté étrangères. Nous espérons que notre présentation technique aura contribué à replacer l'œuvre de Wittgenstein dans une lumière plus conforme, invitant à suspendre les jugements hâtifs de «positiviste», de «philosophe analytique» ou encore de « philosophe du sens commun ». Cependant ce n'est pas ce repérage historique classique, bien qu'encore plein d'ombres, qui nous intéresse maintenant. Nous pensons que la fécondité historique de l'œuvre de Wittgenstein n'épuise pas ses effets dans l'impulsion donnée au positivisme et au linguisticisme traditionnels: d'autres péripéties historiques l'attendent qui seront sans doute aussi partiellement, mais n'est-ce pas le prix de la fécondité, des malentendus ? C'est de ces repérages historiques encore incertains car en gestation que nous aimerions brièvement ébaucher les contours. Appelant de ses vœux « une grande philosophie du langage » à laquelle pour sa part il aurait modestement contribué, P. Ricœur doute cependant « qu'un seul homme puisse l'élaborer » car « ce philosophe du langage intégral (...) devrait être mathématicien accompli, exégète universel, critique versé dans plusieurs arts, bon psychanalyste » l. Ricœur n'évoque pas ici le nom de Wittgenstein. Pourtant celui-ci était mathématicien et logicien, extrêmement averti en matières artistiques et il avait une bonne connaissance de la psychologie ainsi que des premiers écrits de Freud, car il s'intéressait à la psychanalyse à un point tel qu'il put, à tort cependant, passer pour un disciple de Freud ; enfin, tout au long de son existence, Wittgenstein fit du langage le thème majeur de ses réflexions. S'il est vrai que le langage constitue « un domaine sur lequel se recoupent aujourd'hui toutes les recherches philosophiques » 2, il est de la plus haute importance d'écouter ce que nous dit un penseur aussi proche de la figure idéale projetée par Ricœur. Ricœur, qui pense fondamentalement au sein des courants phénoménologique et herméneutique, semble attendre de cette philosophie du langage de « profondes révélations ». Il la conçoit d'abord sous les espèces d'une double herméneutique au statut à la fois contradictoire et complémentaire: l'herméneutique 1 2 De VInterprétation, pp. 13-14. De l'Interprétation, pp. 35-36. 202 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE de la démystification, du soupçon, de la réduction des ruses et des illusions du désir et l'herméneutique de l'écoute, de la réception des messages du sacré qui nous sont adressés par la médiation plénière de la surabondance sémantique des symboles 3 . Dans une certaine mesure, il est possible de situer Wittgenstein par rapport à ce diptyque. Ainsi, la thèse principale de l'ouvrage de M. Lang 4 consiste à considérer Wittgenstein comme un Aufklàrer radical, — lui trouvant une place à côté de Nietzsche, de Marx et de Freud — praticien de la démystification attaché à dénouer les aliénations sémantiques microscopiques que fomentent sans répit les cristallisations de nos discours. Portant le soupçon jusqu'au cœur même du langage philosophique, Wittgenstein ne succombe toutefois pas à la tentation de réduire ou de traduire les discours philosophiques en d'autres discours qui constitueraient comme la vérité cachée (discours sociologique, politique, économique, psychanalytique, ou quelque autre discours scientifique y compris ceux de la logique et de la sémantique) : les discours philosophiques traditionnels (métaphysiques) ne seront désamorcés que par une technique elle-même discursive qui en mime les figures pour les miner. Attachée à dissoudre les illusions linguistiques, et étant entendu que l'illusion majeure et aussi la plus subtilement polymorphe et récidiviste est l'illusion du sens, la philosophie du second Wittgenstein sera un art ou une pratique des surfaces. Entendez : il lui est interdit de démystifier à la façon d'une réduction qui aurait pour fonction de dire le (vrai) sens de la philosophie, c'est-à-dire de réintroduire une nouvelle profondeur, un envers caché. A ce titre la thèse théorétique (métalinguistique) qui consiste à affirmer que les problèmes philosophiques ne sont que des illusions linguistiques en dit déjà beaucoup trop en s'arrachant à la platitude et à la linéarité de pratiques. UAufklârung wittgensteinienne (que M. Lang méconnaît quand il lui accorde en définitive une signification fondamentalement politique) offre quelque chose d'ascétique, une sécheresse et un tranchant par rapport auxquels les démystifications nietzschéenne, freudienne ou marxiste font l'effet de riches nourritures jetées en pâture à la spéculation philosophique. Comparée à la luxuriance et à la sophistication de certaines pratiques philosophiques françaises (nous pensons à Deleuze, à Derrida, à Sollers, etc.) dont on dira, peut-être un jour, que pourtant elles nouent obscurément avec Wittgenstein plus d'une complicité, la philosophie de 3 De VInterprétation, cfr pp. 35-36, passim. * Ouvrage cité. D E LUDWIG WITTGENSTEIN 203 Wittgenstein présente une économie inouïe de moyens, un caractère étique quasi intolérable à une époque d'inflation du terme technique. Rien d'étonnant donc au fait qu'elle ait pu passer aux yeux de plusieurs comme irrémédiablement marquée au sceau de la pauvreté, de l'étroitesse et de la stérilité, comme la philosophie unidimensionnelle type 5 . E t pourtant, l'entreprise caractéristique du second Wittgenstein qui consiste à désamorcer la tentation métaphysique au ras du langage ordinaire n'est-elle pas au moins aussi subtile et aussi ardue que celle qui entend déconstruire ou neutraliser la conceptuologie technique d'une tradition philosophique déjà hautement sophistiquée mais renvoyant cependant aussi, en fin de compte, à la matrice linguistique commune? Il faut souligner cette spécificité de la dissolution de la philosophie chez Wittgenstein par rapport aux diverses intentions de destruction ou de déconstruction de la métaphysique développées en Allemagne (Heidegger) et en France (Derrida) : Yahistorisme de Wittgenstein est flagrant pour un lecteur du continent. Toutefois cet ahistorisme témoignerait plutôt (du moins dans P.I.) d'une connivence avec la pensée technologique de pointe 6 que de quelque retour à une conception trans- ou supra-historique. Quant au panneau plus proprement phénoménologique et herméneutique du diptyque de Ricœur, nous avons déjà signalé que les rapprochements opérés jusqu'ici entre Wittgenstein et la pensée de Husserl ou de Heidegger ne nous paraissaient pas probants. Le constat d'ahistorisme va d'ailleurs aussi dans ce sens. Un examen comparatif du second Wittgenstein et de la phénoménologie ne pourrait acquérir quelque légitimité que si l'on apprend à cette occasion à considérer certains discours phénoménologiques eux-mêmes comme des pratiques accentuant par là leur linéarité, leur in-finité fondamentale et le caractère d'aménagement inventif, quasi-manipulatoire de leurs effets de sens dissolvant quant aux cloisonnements dualistes de la pensée métaphysique traditionnelle: ce serait donc, à notre avis, sur le plan de certaines techniques conceptuelles ou sémantiques (de neutralisation ou de résorption du métalangage et de la thématisation, par ex.) et non certes au niveau de la thématique explicite (car à ce titre quoi de plus opposés que Heidegger et Wittgenstein!), que la comparaison deviendrait possible et mènerait peut-être, à une nouvelle saisie de certains 5 Cfr MARCUSE, L'homme unidimensionnel. Cfr CORNFORTH (M.), Marxism and the linguistic philosophy. 6 Schulz tout en décrivant le processus général d'historisation de la pensée a u x i x e et a u xx* s. t note des tendances à la déhistorisation dans la science contemporaine (structuralisme, modèles génératifs) ; cfr Die philosophie in der verânderten Welt (pp. 581 ss). 204 LÀ PHILOSOPHIE DU LANGAGE philosophâmes heideggériens, telles les questions de la thématisation, du métalangage et de la déconstruction de la métaphysique. Le refus heideggérien d'une distinction tranchée entre le niveau méthodologique et le plan thématique, par ex., serait lui aussi susceptible d'être formellement et techniquement rapproché de l'immanence du métalangage dans la pratique linguistique selon Wittgenstein. Signalons que pour plus de détails, on se référera avec profit (mais aussi avec prudence) à la comparaison tentée par K.O. Apel entre Heidegger et Wittgenstein, premières et secondes manières 7 . D'une façon plus générale, l'espace commun à Wittgenstein, à la philosophie analytique, à la phénoménologie, à lagrammatologie (etc.), serait celui de divers arts de la manipulation non plus conceptuelle mais microsémantiquey dont les finalités avouées, et les autres, demeureraient cependant souvent diverses, voire diamétralement opposées, mais dont une orientation majeure consisterait en la neutralisation dialectique et jamais achevée de tout dédoublement (méta-physique-linguistique) du discours, menée selon les modalités du sérieux ou du jeu. Dans l'espace commun de la manipulation micro-sémantique se croisent encore des tendances très différentes des libres pratiques dont nous venons de parler, et qui visent à instituer une véritable maîtrise de l'art sémantique: il s'agit des recherches contemporaines en rhétorique, en sémantique, en sémiologie. Si l'évolution de la rhétorique contemporaine a pu, dans le chef de certains de ses promoteurs 8 , suivre un tracé analogue à celui qui mena du premier au second Wittgenstein, il en va tout autrement des recherches actuelles en sémantique linguistique qui semblent se détourner du second Wittgenstein 9 . Comment pourrait-il en aller autrement puisque la conséquence naturelle de la lettre de P.I. signifierait l'impossibilité d'une sémantique (grammaire) scientifique formalisable et mécanisable? Parler d'un simple retour à l'esprit et à la problématique du Tractatus ne semble cependant pas tout à fait adéquat. Certes, la sémantique contemporaine, qu'il s'agisse de recherches qui prolongent ou plutôt transposent de façons diverses en sémantique le modèle phonologique (Hjelmslev, Greenberg, etc.), qu'il s'agisse de recherches d'inspiration générative et transformationnaliste (Wein7 K.O. APEL, Wittgenstein und Heidegger, in PÔGGELER (éd.). Voyez p a r ex. l'évolution d'un logicisme conceptuel restreint à u n e théorie de l'argxunentation ouverte dans le c a d r e d'une rationalité pratique, chez Ch. Perelman. 9 Cfr p a r ex., KATZ, La philosophie du langage, pp. 64 ss et passim. 8 DE LUDWIG WITTGBNSTBIN 205 reich, Chomsky, Bierwisch, etc.), qu'il s'agisse de tentatives de traduction des langues naturelles en langages formels déjà classiques (logique des prédicats) ou autres langages artificiels (informatique, cybernétique), la sémantique contemporaine 10 maintient en général des exigences d'univocité, de cohérence, d'axiomatisation, de régularité stricte logico-mécanique, d'opérationnalité, etc. — bref, prolonge les leitmotive du Tractatus aux antipodes du parti pris athéorique et du behaviorisme-distributionnalisme stratégique de P.I. ". En gros c'est bien l'optique d'un atomisme combinatoire qui est partagée. Atomisme combinatoire qui aurait abandonné toute prétention métaphysique et totaUsatrice (du moins provisoirement) et qui, s'inscrivant dans l'esprit d'un empirisme logique, serait finalement le plus proche de certains aspects du Wittgenstein de la période de transition, I l faut toutefois prendre bien des précautions dès qu'on tente aujourd'hui de « penser philosophiquement » le « sens » d'un domaine techno-scientifique, en l'occurrence, la sémantique. Celle-ci, et c'est spécialement le cas des recherches « génératives », vise à construire des modèles dont Vexplicitité et Vopérationnalité sont les exigences majeures, frôlant un opérationnalisme ou un technicisme tel que la question de la vérité, de l'« adéquation à la structure objective de la réalité expliquée », prend un tout autre visage même si elle n'est pas entièrement éclipsée 12 . C'est que par ex., le rapport à l'objet 10 Ces diverses tendances ne sont rien moins que distinctes: le modèle phonologique se retrouve à la base de la description de la composante lexicale en grammaire générative (Chomsky, Postal...) ; les transformationnalistes utilisent la logique des prédicats (Bierwisch), les sémanticiens russes combinent des modèles proches de la grammaire générative avec des variantes de la logique des prédicats en vue de l'élaboration d'une langue-pivot artificielle (cfr La sémantique en U.R.S.S.), les transformationnalistes parlent de leurs modèles en termes d'informatique et de cybernétique, etc. Notre but n'est cependant pas ici d'entrer plus avant dans ces distinctions et dosages techniques. 11 II y a évidemment des « contre-courants » qui maintiennent l'exigence de l'envisagement du problème du sens dans la perspective totale de la praxis humaine (cfr par ex. T. de Mauro) ; des partisans de l'équation sens = usage, situation (néo-firthéens) ; plus d'un auteur signale que la structure sémantique paraît bien moins nette et rigide que la structure syntaxique par ex. ou les paradigmes phonologiques, au point que le modèle phonologique ne pourrait pas s'appliquer en sémantique (cfr les vues intéressantes, et parfois assez proches d'intuitions de Wittgenstein, de Ducrot). 12 Voyez par ex. les « modèles générateurs ». Ils sont basés sur le codage des phénomènes (par ex. programmes d'ordinateurs), c'est-à-dire que le lien au phénomène est exprimé par un code et ne tient donc pas à quelque ressemblance comme dans le modèle ordinaire. Et Régnier de conclure: « S'il y a une leçon à tirer de la linguistique moderne et de la théorie des communications, c'est bien l'idée de modèle générateur: une explication sans discours théorique, sans description analytique du phénomène, sans loi. » (nous soulignons), in Anthropologie et calcul, pp. 35 ss. 14 206 LA PHILOSOPHIE D U LANGAGE! — la « méthode de projection » — lui-même est et doit être « modélisé » ,3. Mais ici encore, Wittgenstein a anticipé l'évolution scientifique en esquissant, dès le Tractatus, une conception également opérationnaliste de la Bild-Theorie. Ce serait donc indépendamment de son contenu théorétique que la Bild-Theorie (et la Masstab-Theorie) serait à reconsidérer, si l'on nourrit l'espoir de trouver dans le Tractatus les ébauches d'une philosophie conforme à l'esprit de l'épistémologie technologiste et opérationnaliste. La linguistique contemporaine apparaît comme fondamentalement constructrice et l'originalité des règles qu'elle utilise — les transformations — rend, en principe, possible la « régularisation » de n'importe quel objet aussi apparemment désordonné soit-il. Les exigences et les problèmes qui dès lors se posent n'ont plus grand chose de commun avec les problèmes philosophiques classiques de l'induction ou de l'intuition, de l'analyse unique, de l'empirisme, du réalisme et de l'isomorphisme naïfs: ce qui s'impose à l'attention est la problématique technique et elle-même en voie de formalisation du choix entre les différents modèles transformationnels formels possibles selon des critères de puissance, de simplicité, d'élégance, d'explicitité, d'effectivité, de facilité opérationnelle, d'importance des contraintes... Wittgenstein a pu suggérer qu'en compliquant suffisamment une « r è g l e » , il est toujours possible d'expliquer l'objet donné quel qu'il soit: on peut imaginer des règles-transformations suffisamment puissantes pour « modéliser » en ordre n'importe quel désordre. Un des problèmes-directeurs de la grammaire générative est celui de la limitation de la puissance des modèles élaborés I4 . Développer la problématique philosophique qui serait susceptible de réfléchir en signification la problématique technique de la grammaire et spécialement de la sémantique génératives dépasse de loin le cadre de ces conclusions. D'ailleurs n'avons-nous pas au fil de cette signalétique sommaire des recherches techno-scientifiques avancées de la sémantique perdu définitivement contact avec Wittgenstein, spécialement avec les P.I.? Techniquement, c'est-à-dire du point de vue du linguiste, cela ne fait aucun doute. Philosophiquement, nous ne nous en sommes peut-être pas tant éloigné. 13 Cfr par ex. « Si la théorie de la connaissance veut être une science, elle doit développer un modèle de son sujet d'étude. Or ce qui est clairement concevable peut se représenter mécaniquement » (Apostel). Notons qu'une grande partie des recherches de Chomsky porte sur la formalisation et l'évaluation des diverses procédures de description et d'explication. 14 Cfr RUWET, Théorie syntaxique et syntaxe du français, pp. 9 ss ; 24, passim. 207 DE LUDWIG WITTGENSTBSIN Un épistémologue éminent et wittgensteinien averti, G.G. Granger, a pu écrire que l'on rencontre avec Wittgenstein une pensée « qui semble exactement accordée aux préoccupations les plus fondamentales de l'homme contemporain » 15. Nous pensons que cela est exact alors que pourtant Wittgenstein semblait assez peu se soucier d'être au diapason de l'esprit de notre temps. E t il l'a dit lui-même. Cette contemporanéité à laquelle Granger fait allusion n'est pas explicitement recherchée par Wittgenstein qui ne thématise jamais notre époque mais qui en quelque sorte l'épouse dans le rythme de sa philosophie: refus de l'essentialisme substantialiste, dominante anti-métaphysique, éclipse du sujet transcendantal, opérationnalisme, technicisme, contamination constante du langage et du métalangage, du thème et de la méthode, congédiement des distinctions conceptuelles tranchées et définitives, primat du pratique, dynamisme et ouverture des structures, admission de la multiplicité ouverte des points de vue, démystification radicale, légitimité de la manipulation et de la construction conceptuelles à des fins déterminées, dialectique tronquée ou in-finie, ...: on pourrait repérer dans la pratique philosophique de Wittgenstein la quasi-totalité des caractères déterminants de l'esprit contemporain dont W. Schulz a pris récemment la mesure dans un ouvrage monumental et magistral 16 . L'importance de la pensée de Wittgenstein tient au fait qu'elle ne récupère pas en elle des théories, des résultats particuliers, des concepts techniques déterminés de la science en les transposant superficiellement et d'une façon contestable tant du point de vue du savant que de celui du philosophe : la pratique philosophique de Wittgenstein dégage un discours à partir duquel la science et la technologie sont tout simplement possibles. Ce dégagement et ce possible ne sont pas à comprendre comme une fondation ou comme Pexplicitation de conditions de possibilité transcendantales : Wittgenstein n'a pas la prétention de fonder métaphysiquement ou critiquement la science — comme le projetèrent encore et le positivisme logique (cfr débat du physicalisme et du phénoménalisme dominé par la figure de Carnap) et la phénoménologie (Husserl et encore Heidegger) : il se contente de déployer un discours qui conserve des prérogatives philosophiques, qui n'a rien de scientifique et ne se confond pas non plus avec la parole ordinaire même s'il s'en approche fort ; un discours qui ne se trouve pas avec la science et la technique dans un rapport de tension, de lutte pour la maîtrise de l'ordre du discours. N'importe où dans P.I., la recherche scientifique et technique peut commencer: voilà ce que nous tentions de suggérer par « simplement possible » : dans les discours philosophiques 15 G.G.G., p. 6. 16 Cfr Philosophie in der verânderten Weît. 208 LA PHILOSOPHIE! D U LANGAGE traditionnels, la science ne pouvait pas s'inaugurer n'importe où ni n'importe quand : elle avait des points d'ancrage fixes17. Dans P.I.f vous pouvez si vous le désirez, en vue de quelque réalisation ou enquête particulière, découper activement dans la trame analogique ouverte du langage un concept déterminé et opératoire. Qu'on mesure la distance par rapport à une déduction transcendantale ou une élaboration préalable de la syntaxe du langage scientifique ou la détermination d'ontologies régionales, et qu'on mesure simultanément la distance entre cette « simple possibilité », — ce « rendre libre de prendre son essor » —, où la science et la technique peuvent respirer et la « condition de possibilité fondatrice » de l'atmosphère raréfiée de la métaphysique traditionnelle. La philosophie de Wittgenstein est une philosophie d'ingénieur: sans jamais s'y énoncer explicitement ni thématiquement, c'est l'esprit même de la modernité technologique qui s'y reflète. Est-ce l'ultime ambiguïté de cet ingénieur-philosophe (Wittgenstein était vraiment ingénieur et, faut-il le dire? vraiment philosophe) que d'avoir toujours mimé son époque, d'avoir été transi par elle, et de ne l'avoir évoquée qu'une ou deux fois pour la renier explicitement ? Janvier 1974. " Qu'on se reporte par ex. à FOUCAULT, L'ordre du discours. 209 DE LUDWIG WITTGBNSTBIN ABREVIATIONS B.B. Bl.B, Br.B. B.F. F. L.C. M. O.C. OLF. P.B. P.G. P.I. R.F.M. T. W.K. The Blue and Brown Books Blue Book Brown Book Bemerkungen iiber Frazers The Golden Bough Fiches Leçons et Conversations Moore, Philosophical Papers On Certainty Some Remarks on logical form Philosophische Bemerkungen Philosophische Grammatik Philosophical Investigations Remarks on the Foundations of Mat hématies Tractatus L.W. und der Wiener Kreis G.G.G. P.M. R.I.P. W.P.B. Granger (G.G.), Wittgenstein Bouveresse, La Parole Malheureuse Rev. intern. de Philos. Malcolm, TF.'a Philosophische Bemerkungen BIBLIOGRAPHIE DES ŒUVRES DE WITTGENSTEIN On doit à von Wright l'inventaire du Nachîass considérable de Wittgenstein dont on t r o u v e r a une description détaillée d a n s Philos. Beview, vol. L X X V I I , n° 4, o c t 1969. Nous reproduisons ci-dessous la liste des textes de Wittgenstein publiés jusqu'ici, en y joignant les références des traductions chaque fois que c'est à celles-ci (et non aux textes allemands ou anglais) que nos citations renvoient. La d a t e qui suit le t i t r e est celle de la première édition (qui est souvent posthume). Notes on Logic, 1957 in Notebooks. Notes dictated to Moore in in Notebooks. Norway Notebooks 1914-1916, 1961 Oxford, B. Blackwell, 196L T r a d . : Carnets 1914-1916 Gallimard, 1971. Letters to Russell in Notebooks. Prototractatus, 1971 London, Routledge a n d Kegan P a u l , 1971. Tractatus, 1921 London, Routledge and Kegan P a u l , 1969. Wôrterbuch fur Volksschulen, 1926 Wien, Holder-Pitcher-Tempsky, 1926. Some Remarks on Logical Form, 1929 in Copi a n d Beards (eds). A Lecture on Ethics, 1965 in The philos. Review 74,1965. Philosophische Bemerkungen, S u h r k a m p Verlag, 1970. 1964 Philosophische Qrammatik, 1969 S u h r k a m p Verlag, 1969. Bemerkungen tiber Frazers in Synthèse 17,1967. The Golden Bough, 1967 Letter to The Editor, 1933 in M i n d 4 2 (1933). The Blue and Brovm Books, 1958 Oxford, B. Blackwell, 1969. 212 LA PHILOSOPHIE D U LANGAGE Trad. : Le Cahier Bleu et le Cahier Brun Gallimard, 1965. Notes for Lectures on « Private Expérience » and a Sensé Data », 1968 in Philos. Review 77,1968. Remarks on the Foundations of Mathematics, 1956 Oxford, B. Blackwell, 1967. Lectures and Conversations on Aesthetics, Psychology and Religions Belief, 1966 Oxford, B. Blackwell, 1967. Trad. : Leçons et Conversations Gallimard, 1971. Philosophical Investigations, 1953 Oxford, B. Blackwell, 1968. Zettel, 1967 Oxford, B. Blackwell, 1967. Trad.: Fiches Gallimard, 1970. On Certainty, 1969 Oxford, B. Blackwell, 1969. L.W. und der Wiener Kreis, 1967 Oxford, B. Blackwell, 1967. Wittgenstein's Lectures in 1980-1933, 1954-1955 in Moore (G.E.). Engelmann, P., Letters from W. toith a Memotr, 1967 Oxford, B. Blackwell, 1967. Briefe an L. von Ficher, 1969 O. Millier Verlag, 1969. Letters to C.K. Ogden, 1973 Oxford, B. Blackwell et Routledge and K. Paul, 1973. DE LTJDWIG WITTGENSTEIN 213 BIBLIOGRAPHIE GENERALE « P a r l e r de L. Wittgenstein devient toujours plus difficile à mesure que croît la bibliographie relative à sa personnalité et à sa pensée », écrivait E. Riverso, dès 1963. Nous disposons cependant d'un outil bibliographique excellent jusqu'à l'année 1969: c'est la bibliographie établie p a r F a n n dans W.'s Conception of Philosophy (Basil Blackwell, Oxford, 1969), complétée à l'occasion du Colloque d'Aix-enProvence de juillet 1969 (in Revue intern. de philos., n° 88-89). A notre connaissance, depuis q u a t r e ans, cette bibliographie n'a plus été mise à jour. Dans la liste qui suit, nous nous sommes contenté de reprendre les ouvrages cités dans notre travail; à p a r t i r de quelques titres récents, il est possible de combler, partiellement, la lacune de ces dernières années l . Ambrose a n d Lazerowitz (eds) L.W. Philosophy and language London, Allen and Unwin, 1972. Anscombe (G.E.M.) An Introduction to W.'s Tractatus London, Hutchinson, 1959. Anthropologie Union générale d'éd., 10/18, 1971. et Calcul Apel (K.O.) Wittgenstein und Heidegger in Poggeler (éd.). Apostel (L.) Epistémologie de la in Piaget. Austin (J.L.) Le langage de la perception (Trad. et avant-propos de P. Gochet), P a r i s , Colin, 1971. Bambrough (R.) Universals and Family in Pitcher (éd.). B a r r e t t (C.) Les leçons de L.W. sur l'esthétique in Archives de philos., janv.-mars 1965. Wittgenstein Philadelphia and New York, Lippincott Company, 1973. Bartley (W.W. I I I ) linguistique Rescmhlances Binkley (T.) Wittgenstein'8 Language The Hague, M. Nijhoff, 1973. Black (M.) A Companion to W.'s Tractatus Cambridge, Univ. Press, 1971. The Labyrinth of language London, Penguîn Books, 1972. 1 Précisons encore que notre propre recensement a été a r r ê t é fin été 1973 alors que le présent travail était virtuellement achevé. 214 LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE Bogen (J.) W.'s Philosophy of language London, Routledge a n d Kegan P a u l , 1972. Bouveresse (J.) La notion de « grammaire » chez le second W. in Colloque d'Aix-en-Provence. La Parole malheureuse Ed. d e Minuit, 1971. W.: La Rime et la Raison Ed. de Minuit, 1973. Beiheft I Wittg. Schrif ten, S u h r k a m p Verlag, 1972, Charlesworth (M.J.) Philosophy and linguistic Analysis Pittsburgh, Duquesne Univ. Press, 1959. Colloque consacré à Wittgenstein in Revue intern. de philos., n* 88-89,1969. d'Aix-en-Provence Copi a n d B e a r d s (eds) Essays on W.'s Tractatus London, Routledge a n d Kegan P a u l , 1966. Cornforth (M.) Marxism and the linguistic philosophy London, Lawrence a n d W i s h a r t , 1967. Deleuze (G.) Logique du sens P a r i s , Ed. de Minuit, 1969. Dietrich (R.A.) Sprache und Wirklichkeit in W.'s T. Tùbingen, M. Niemeyer Verlag, 1973. Ducrot (O.) Le structuralisme en linguistique P a r i s , Ed. du Seuil, 1968. Engel (S.M.) W.'s Doctrine of the Tyranny of language T h e H a g u e , M a r t i n u s Nijhoff, 1971. F a n n (K.T.) W.'s conception of philosophy Oxford, Basil Blackwell, 1969. F a v r h o l d t (D.) An Interprétation and Critique of W.'s T. New York, H u m a n i t i e s P r e s s , 1966. Peibleman (J.K.) Inside the Great Mirror T h e Hague, M a r t i n u s Nijhoff, 1958. Feyerabend (P.) L.W. in Beiheft I. F i n d l a y (J.N.) W.'s P.I. in Rev. intern. de philos., n° 25,1953. F o u c a u l t (M.) L'ordre du discours P a r i s , Gallimard, 1971. Garver (N.) W. on criteria in Rollins (éd.). Gellner (E.) Words and things London, Victor Gallancz Ltd., 1959. G r a n g e r (G.G.) Wittgenstein P a r i s , Seghers, 1969. W. et la métalangue in Colloque d'Aix-en-Provence. DB LUDWIG WITTGBNSTEIN H a d o t (P.) H a l l e t t (G.S.J.) 215 W., philosophe du langage in Critique, n° 149-150,1959. Jeuw de langage et Philosophie in Rev. de métaphys. e t de morale, 1962. W.'s définition of meaning as use New York, F o r d h a m Univ. Press, 1967. H a r d w i c k (Ch.S.) Language leaming in W.'s later T h e Hague, Mouton, 1971. Heidegger (M.) Essais et conférences Gallimard, 1958. H e r m a n s (W.F.) W. in de mode De bezige bij, Amsterdam, 1967. Hervey (H.) The problem of the model language-game W.'s later philosophy in Philosophy, n° 138,1961. H e s t e r (M.B.) The meaning of poetic metaphor T h e Hague, Mouton a n d Co., 1967. H i g h (D.M.) Language, Persons, and Belief New Xork, Oxford Univ. Press, 1967. H u n t e r (J.M.) « Forms of Life » in W.'s in Klemke (éd.). K a t z (J.J.) La philosophie du langage P a r i s , Payot, 1971. Kenny (A.) Wittgenstein Frankfurt-am-Main, Suhrkaxnp, 1974. Kielkopf (Ch.) Strict Finitism T h e Hague, Mouton, 1970. Klemke (B.D.) (éd.) Essayé on W. University of Illinois Press, 1971. K o e r n e r (B.F.K.) Towards a historiographe of linguistics in Anthropological Linguistics, vol. 14, n° 7. Kohler (W.) Psychologie de la forme P a r i s , Gallimard, 1964. Kolakowski (L.) Positivist Philosophy London, Penguin Books, 1972. L a n g (M.) W. Philosophische Orammatik Den H a a g , M. Nijhoff, 1971. Lévi-Strauss (Cl.) Anthropologie structurale P a r i s , Pion, 1958. Malcolm (N.) L.W. A Memoir in Le Cahier Bleu et le Cahier B r u n . in P.I. W.'s P.B. in Philos. Review, n° 76,1967. Marcuse (H.) Philosophy L'homme unidimensionnel P a r i s , Ed. de Minuit, 1968. 216 LA PHILOSOPHIE D U LANGAGE Mauro (T. de) Une introduction à la P a r i s , Payot, 1969. Moore (G.E.) Phiîosophical Papers London, Allen a n d Unwin, 1970. Mora (J.F.) W. oder die Destruktion in Beiheft I . Moreau (J.) Réalisme et idéalisme chez P a r i s , P.U.F., 1951. Mounin (G.) Clefs pour la sémantique P a r i s , Seghers, 1972. Mundle (C.W.K.) A critique of Linguistic Philosophy Oxford, Clarendon Press, 1970. Nuchelmans (G.) Overzicht van de analytische wijsbegeerte U t r e c h t / A n t w e r p e n , Aula, 1969. P a u m e n (J.) Temps et Choix Bruxelles, E d de l'U.L.B., 1972. P e a r s (D.) Wittgenstein P a r i s , Seghers, 1970. W. and Austin in Williams a n d Monteflore (eds). P e r e l m a n (Ch.) Analogie et métaphore en science, poésie et philosophie in Rev. int. de Philos., n° 87,1969. P e r e l m a n (Ch.) e t Traité de l'argumentation Bruxelles, Ed. de l ' I n s t i t u t de Sociologie de l'U.L.B., 1970. Olbrechts-Tyteca (L.) sémantique Platon P i a g e t (J.) Logique et connaissance scientifique P a r i s , Ed. Gallimard, Pléiade, 1967. P i t c h e r (G.) The Philosophy of W. London, Prentice Hall, 1964. P i t c h e r (G.) (éd.) W. The P.I. New York, Anchor Books, 1966. Poggeler (O.) (éd.) Heidegger. Perspektiven zur Deutung seines Werks Koln, Berlin, Kiepenheuer und Witsch, 1969. Pôle (D.) The later Philosophy of W. London, T h e Athom Press, 1958. Quinton (A.M.) Excerpt from « Contemporary in Pitcher (éd.). Raggio (A.R.) «Family Resemolance Predicates » in Colloque d'Aix-en-Provence. De Ricœur (P.) Rlverso (B.) British Philosophy l'Interprétation P a r i s , Ed. du Seuil, 1965. Il Pensiero di L.W. Napoli, Libreria Scientïfica Editrice, 1970. Les analyses sémantiques des P.B. in Rev. i n t de Philos., n° 82, 1967. » 237 Dfl LUDWIG WITTGBNSTBIN Rollins (CI}.) Russell (B.) Ruwet (N.) Sauiiders (J.T.) and Henze (D.F.) Saussure (F. de) Schmidt (S. J.) Sehulz (W.) La Sémantique en U.R.8. Knowledge and expérience University of Pittsburgh Press, 1966. Histoire de mes idées philosophiques Paris, Gallimard, 1961. Introduction à la grammaire générative Paris, Pion, 1967. Théorie syntaxique et syntaxe du français Paris, Ed. du Seuil, 1972. The private-language problem New York, Random House, 1967. Cours de linguistique générale Paris, Payot, 1969. Sprache und Denken als spraehphilosophisches Problem von Locke bis W. Den Haag, M. Nijhoff, 1968. W. Die Négation der Philosophie Verlag G. Neske Pfullingen, 1967. Philosophie in der verànderten Welt Neske, 1972. (éd. par Ambrosi, Paillard, Pognan) Paris, Dunod, 1971. Serres (M.) Le système de Leibniz et ses modèles mathématiques Paris, P.U.F., 1968. Shibles (W.) W. Language and Philosophy lowa, Kendall/Hunt Publishing Company, 1969. Die sprachphilosophischen und ontologischen Orundlagen im Spàtwerk L.W, Kôlner Universitâts-Verlag, 1963. Trad.: The Foundations of L.W.'s later Philosophy Manchester Univ. Press, 1969. W. und das Problem des « a priori » in Colloque d'Aix-en-Provence. Main Currents in contemporary german, british, and american Philosophy Dordrecht, Reidel Publishing Oo., 1969. Specht (E.K.) StegmiiUer (W.) Stenius (E.) Urmson (J.O.) Van Peursen (C.A.) W.'s Tractatus Oxford, Basil Blackwell, 1960. Mood and language-game in Synthèse, vol. 17, sept 196T. Philosophical Analysis Oxford, Clarendon Press, 1966. Fenomenologie en analytische Filosofie J.H.Kok. N.V. Kampen, 1972. Fenomenologie en Werkelijkheid Utrecht/Antwerpen, Aula, 1967. 218 von Wright (G.H.) Whorf (B.L.) LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE L.W. Baarn, 1965. L.W. (Notice biographique) in Le Cahier Bleu et le Cahier Brun. Linguistique et anthropologie Paris, Ed. Denoël, 1969. Williams and Montefiore (éd.) British Analytical Philosophy London, Routledge and Kegan Paul. Winch (P.) (éd.) Studies in the Philosophy of W. London, Routledge and Kegan Paul, 1971. D E LUDWIG WITTGBNSTBIN 219 TABLE DES MATIERES AVANT-PROPOS SECTION I : La philosophie du langage dans le Tractatus Introduction Section I I. Objet du Tractatus II. Le langage comme « proposition » (Satz) III. La proposition comme « fonction de vérité » 1) Les opérations et constantes logiques 2) Les « Tableaux de vérité » 3) Analycité du langage IV. La proposition élémentaire et la Théorie de l'image . 1) La « Bild-Theorie » 2) Premier réquisit non linguistique du langage . 3) Analycité de la proposition élémentaire V. Nom et objet 1) Second réquisit non linguistique du langage 2) La logique Conclusions de la Section I 1) Règles du langage et métalangage 2) Mathématiques et « jeux de langage » 3) Notations et «jeux de langage» 4) « Jeux de langage », objets, noms 6) Le « jeu de langage » du Tractatus 9 . . . . . . SECTION I I : La période de transition: de aSome Remarks on Logical Form » à « Philosophische Grammatik » Introduction Section II I. De la logique ontologique du langage à la syntaxe du langage comme représentation (Darstellung) 1) Le langage comme représentation (Darstellung) . . . . 2) L'analyse logique comme « phénoménologie » . . . . 3) De la thèse de l'indépendance des propositions élémentaires à la notion de « Satzsystem » (système propositionnel) . . 4) Les énoncés grammaticaux II. Langage et calcul 1) Aspects d'une conception du calcul 2) Calcul et règles 3) Calcul, jeu, langage 4) Ni a métacalcul » ni « métajeu » 5) « Kalkul » et « Reehnung » n 11 16 17 19 20 22 22 23 25 31 32 34 35 39 41 43 45 46 49 54 57 57 60 60 66 73 82 85 87 92 97 100 102 220 LÀ PHILOSOPHIE D U LANGAGE III. Philosophische Grammatik 1) Le langage: calcul ou jeu 2) Langage et réalité Conclusion de la Section I I 104 105 106 109 SECTION I I I : La pratique philosophique du second Wittgenstein . . . Introduction Section I I I I. Les jeux de la diversité 1) Concept et « famille ». Essence et exemples 2) Critique de toute réduction de la diversité des pratiques linguistiques 3) Heraclite et Protée 4) Aspects de la définition de la notion de « jeux de langage » II. La Méthode: métaphores et description 1) De a bonnes » et de « mauvaises » images A. La signification des images B. La métaphore du « jeu de langage » 2) La question de la description (Beschreibung) . . . . A. La description comme « ûbersichtliche Darstellung » . B. L'« Ubersichtliche Darstellung » comme « art de faire voir » C. La finalité de Ta Ûbersichtliche Darstellung» . . . III. Du côté des fondements 1) « ûbersichtliche Darstellung », grammaire et métalangage . 2) Règles et propositions grammaticales 3) La destitution du langage et l'agir commun 4) « Jeux de langage » et « forme de vie » 5) La question du fondement 113 113 115 115 CONCLUSION 200 ABREVIATIONS 209 BIBLIOGRAPHIE DES ŒUVRES DE WITTGENSTEIN 211 BIBLIOGRAPHIE GENERALE 213 TABLE DES MATIERES 219 120 135 139 141 141 141 147 154 155 159 162 168 168 171 185 187 190 L'auteur Né à Bruxelles en 1946, Gilbert Hottois fait des études de philologie romane à l'Université Libre de Bruxelles (1967). Professeur de français dans un établissement de la Ville de Bruxelles, il poursuit des études de philosophie qu'il achève avec la plus grande distinction (1973). B est actuellement attaché au Fonds National de la Recherche Scientifique et travaille à une thèse de doctorat sur la philosophie du langage. Ses intérêts vont aussi bien à la philosophie herméneutique allemande qu'à la philosophie linguistique anglo-saxonne et aux recherches contemporaines en sémantique et en sémiologie. Il est l'auteur de quelques articles touchant à la problématique philosophique du langage et parus, notamment, dans les Annales de l'Institut de Philosophie de l'U.L.B., dans Logique et Analyse et dans Degrés. Le sujet La pensée de L. Wittgcnstein a marqué profondément la philosophie linguistique et le positivisme contemporains ; alors qu'elle bénéficie depuis plusieurs décennies d'un retentissement extraordinaire dans l'aire philosophique anglo-saxonne, elle reste, dans les pays de langue française, largement ignorée ou méconnue. Le présent ouvrage constitue sans doute la première étude en français qui entende donner de la philosophie du langage de Witlgenstein une vue a la fois génétique et systématique relativement complète. B commence par un exposé serré de la théorie du langage du Tractatus, mettant en évidence la cohérence de l'enchaînement des thèses fondamentales mais manifestant aussi les apories propres au point de vue théorilique du premier Wittgenstein. Une seconde section, qui prend appui sur des publications extraites du volumineux Nachlass, représente une tentative largement originale pour suivre le cheminement hésitant de la pensée de Wittgenstein en quête d'un autre rapport au langage et à la philosophie et qui le mena de la variante d'atomisme logique illustrée par le Tractatus à la pratique philosophique des Philosophische Unlersuchungen. La dernière partie tente, tout en conservant comme fil conducteur la notion de « jeux de langage », de saisir le sens et le fonctionnement de la pratique philosophique du second Wittgenstein si déroutant pour un lecteur habitué aux constructions conceptuelles systématiques et théoriques de la tradition philosophique continentale. Cette dernière section suit la philosophie de Wittgenstein jusque dans les ultimes notes de Vber Gewissheit. 530 BF Règles d’utilisation de copies numériques d‘œuvres littéraires publiées par les Editions de l’Université de Bruxelles et mises à disposition par les Archives & Bibliothèques de l’ULB L’usage des copies numériques d’œuvres littéraires, ci-après dénommées « copies numériques », publiées par les Editions de l’Université de Bruxelles, ci-après dénommées EUB, et mises à disposition par les Archives & Bibliothèques de l’ULB, implique un certain nombre de règles de bonne conduite, précisées ici. Celles-ci sont reproduites sur la dernière page de chaque copie numérique publiée par les EUB et mises en ligne par les Archives & Bibliothèques. Elles s’articulent selon les trois axes : protection, utilisation et reproduction. Protection 1. Droits d’auteur La première page de chaque copie numérique indique les droits d’auteur d’application sur l’œuvre littéraire. La mise à disposition par les Archives & Bibliothèques de l’ULB de la copie numérique a fait l’objet d’un accord avec les EUB, notamment concernant les règles d’utilisation précisées ici. Pour les œuvres soumises à la législation belge en matière de droit d’auteur, les EUB auront pris le soin de conclure un accord avec leurs ayant droits afin de permettre la mise en ligne des copies numériques. 2. Responsabilité Malgré les efforts consentis pour garantir les meilleures qualité et accessibilité des copies numériques, certaines défectuosités peuvent y subsister – telles, mais non limitées à, des incomplétudes, des erreurs dans les fichiers, un défaut empêchant l’accès au document, etc. -. Les EUB et les Archives & Bibliothèques de l’ULB déclinent toute responsabilité concernant les dommages, coûts et dépenses, y compris des honoraires légaux, entraînés par l’accès et/ou l’utilisation des copies numériques. De plus, les EUB et les Archives & Bibliothèques de l’ULB ne pourront être mis en cause dans l’exploitation subséquente des copies numériques ; et la dénomination des EUB et des ‘Archives & Bibliothèques de l’ULB’, ne pourra être ni utilisée, ni ternie, au prétexte d’utiliser des copies numériques mises à disposition par eux. 3. Localisation Chaque copie numérique dispose d'un URL (uniform resource locator) stable de la forme <http://digistore.bib.ulb.ac.be/annee/nom_du_fichier.pdf> qui permet d'accéder au document ; l’adresse physique ou logique des fichiers étant elle sujette à modifications sans préavis. Les Archives & Bibliothèques de l’ULB encouragent les utilisateurs à utiliser cet URL lorsqu’ils souhaitent faire référence à une copie numérique. Utilisation 4. Gratuité Les EUB et les Archives & Bibliothèques de l’ULB mettent gratuitement à la disposition du public les copies numériques d’œuvres littéraires sélectionnées par les EUB : aucune rémunération ne peut être réclamée par des tiers ni pour leur consultation, ni au prétexte du droit d’auteur. 5. Buts poursuivis Les copies numériques peuvent être utilisés à des fins de recherche, d’enseignement ou à usage privé. Quiconque souhaitant utiliser les copies numériques à d’autres fins et/ou les distribuer contre rémunération est tenu d’en demander l’autorisation aux EUB, en joignant à sa requête, l’auteur, le titre, et l’éditeur du (ou des) document(s) concerné(s). Demande à adresser aux Editions de l’Université de Bruxelles ([email protected]). 1 6. Citation Pour toutes les utilisations autorisées, l’usager s’engage à citer dans son travail, les documents utilisés, par la mention « Université Libre de Bruxelles – Editions de l’Université de Bruxelles et Archives & Bibliothèques » accompagnée des précisions indispensables à l’identification des documents (auteur, titre, date et lieu d’édition). 7. Liens profonds Les liens profonds, donnant directement accès à une copie numérique particulière, sont autorisés si les conditions suivantes sont respectées : a) les sites pointant vers ces documents doivent clairement informer leurs utilisateurs qu’ils y ont accès via le site web des Archives & Bibliothèques de l’ULB ; b) l’utilisateur, cliquant un de ces liens profonds, devra voir le document s’ouvrir dans une nouvelle fenêtre ; cette action pourra être accompagnée de l’avertissement ‘Vous accédez à un document du site web des Archives & Bibliothèques de l’ULB’. Reproduction 8. Sous format électronique Pour toutes les utilisations autorisées mentionnées dans ce règlement le téléchargement, la copie et le stockage des copies numériques sont permis ; à l’exception du dépôt dans une autre base de données, qui est interdit. 9. Sur support papier Pour toutes les utilisations autorisées mentionnées dans ce règlement les fac-similés exacts, les impressions et les photocopies, ainsi que le copié/collé (lorsque le document est au format texte) sont permis. 10. Références Quel que soit le support de reproduction, la suppression des références aux EUB et aux Archives & Bibliothèques de l’ULB dans les copies numériques est interdite. 2