histoire CELA S’EST PASSÉ AU 23 BOULEVARD POISSONNIÈRE Le siège de l’Institut de l’Épargne Immobilière et Foncière abrita, il y a un siècle et demi, un foyer intellectuel de premier ordre, le salon de Madame Adam. Retour en arrière sur cet épisode intellectuel qui façonna le destin de la République. par Pierre Vican1 est aujourd’hui le seul à avoir été conservé de tous ceux qui furent construits sur les boulevards parisiens avant les transformations haussmanniennes de la capitale sous le second Empire. Le renouveau des salons au lendemain de la Révolution Les femmes et hommes de lettres ont, de tout temps, occupé une place prépondérante dans l’évolution des mœurs et des idées. Soit leurs conceptions réussissaient à obtenir les bonnes grâces du souverain, soit leurs critiques réunissaient autour d’eux un consensus contre lui, que le pouvoir choisissait de tolérer ou de combattre selon qu’il en prenait ombrage ou pas. Leur érudition, leurs talents artistiques, la qualité de leur entregent, leur goût pour la diffusion des idéaux qu’ils prônaient faisaient de leurs salons des lieux de sociabilité et de renouvellement culturel fort courus de l’intelligentsia. L’IEIF est logé depuis plus de dix ans dans les murs d’un immeuble parisien, l’hôtel de Montholon. Ce bâtiment historique, partiellement classé, de l’avenue fut édifié en 1785 par François Soufflot pour Nicolas de Montholon, noble issu d’une ancienne famille de magistrats. Son père, Pierre de Montholon, fut chevalier, et enseigne des vaisseaux du roi. Nicolas devint à Paris membre de la commission administrative des hospices, lorsqu’il fut appelé en 1808 par le Sénat conservateur (voir l’encadré « Quelques repères historiques ») à siéger dans le Corps législatif comme député de la Seine2. Lorsque l’on se rend à l’IEIF, on ne peut manquer de remarquer le retrait de la façade du bâtiment, destiné à réserver au premier étage une terrasse permettant de jouir à l’époque de la verdure du boulevard. Cet immeuble Nous avons gardé en mémoire quelques-unes des plus célèbres de ces manifestations de l’esprit qui enrichirent le paysage littéraire, philosophique et culturel français. Cependant, le cataclysme de la Révolution semblait avoir condamné ces foyers mondains et spirituels qui s’inspiraient pour certains des soupers d’antan de la cour du roi. Pourtant, dans les temps fort de la première République et du Directoire, la prudence n’était plus de mise. On se divertissait pour oublier les horreurs de la Terreur. Désormais, l’on se rencontrait de nouveau pour débattre aussi de sujets plus graves comme des choses publiques. Directoire. Plus tard, alors que la France s’essayait à des régimes politiques différents, les nostalgiques de la monarchie chérissaient le souvenir des anciennes soirées fastueuses qui divertissaient ici et là l’élite nobiliaire. La célèbre Madame Récamier incarna à sa façon un modèle qui restait dans les esprits. Figure célèbre du Directoire, amie de Madame de Staël, elle attirait les 1. Journaliste, écrivain. 2. Selon la biographie extraite du Dictionnaire des parlementaires français de 1789 à 1889. 56 plus grands mondains du tout-Paris. Égérie et passion de Chateaubriand, Juliette Récamier, dont la spiritualité et la beauté lui valaient une foule d’admirateurs, était aussi devenue une figure clé de l’opposition au régime de Napoléon. Son salon, qui diffusait la vogue de l’antique, était l’archétype de la contestation politique et intellectuelle feutrée de l’époque. La police impériale décida d’éloigner de la capitale cette Merveilleuse dont le salon finissait par faire de l’ombre au pouvoir. Sous le second Empire, profitant des largesses libérales du régime, les discussions politiques de certains salons nouvellement inaugurés se piquaient de critiques à peine voilées envers le pouvoir. La plupart étaient même empreints d’une optique républicaine avérée. Il en était ainsi des plus fréquentés. Celui de Marie d’Agoult2, entre des dizaines d’autres, s’élevait au statut officieux de centre de débats ouvertement opposés à l’Empire. Portrait d’une femme d’influence Fille du docteur Jean-Louis Lambert, médecin de province agnostique et socialiste, Juliette Adam avait épousé l’avocat Alexis La Messine. Devenue veuve en 1867, elle se maria avec Edmond Adam, député de la gauche républicaine. Son nouveau mari devint secrétaire général du Comptoir d’escompte avant d’être nommé préfet de police en 1870 puis élu sénateur inamovible. Femme d’une rare beauté, Juliette Adam avait de nombreux adulateurs. L’un d’eux, le journaliste Adolphe Badin, dressa d’elle un portrait idéalisé dans son livre Madame Edmond Adam : Juliette Lamber 3. « Voici un léger croquis, écrit-il, assez prestement troussé par le chroniqueur en titre d’un de nos grands journaux parisiens : ‘’Mince et très élancée, la taille est tellement souple que la femme semble plus grande qu’elle ne l’est en réalité. La voix est douce et métallique. Quand elle parle, le mot sonne ferme et bien timbré. Elle raconte avec un charme infini.’’ Quand Mme Adam, ajoute Badin, entre dans un salon ou dans une loge de théâtre avec cette allure rapide qui lui est familière, et qu’elle répond aux saluts empressés qui l’accueillent Juliette Adam (1836, Verberie, Oise - 1936, Callian, Var) par un geste de la main et quelques paroles gracieuses et imagées, tous ceux qui sont là se retournent ; […] instinctivement, tout le monde sent que c’est quelqu’un. » Emancipation de la femme. Juliette Lamber a 21 ans lorsqu’elle fait paraître en 1858 un livre qui la signale dans toute la capitale : Idées anti-proudhoniennes sur l’amour, la femme et le mariage. Elle le signe du nom de Juliette La Messine. La controverse sur le statut de la femme dans la société libérale et industrielle faisait rage comme dans tout le xixe siècle. Son vigoureux pamphlet est une répartie brillante contre un écrit de Proudhon4 paru la même année : De la justice dans la révolution et dans l’Église, que Juliette trouvait outrageant vis-à-vis de son sexe. On peut y lire par exemple : « L’homme et la femme peuvent être équivalents devant l’Absolu : ils ne sont point égaux, ils ne peuvent pas l’être, ni dans la famille, ni dans la cité… » ; ou encore : « La femme ne peut être que ménagère ou courtisane ». Juliette répondit : « Et d’abord, il n’est pas vrai que l’amour n’ait pour but que la reproduction. Le but de l’amour est dans l’amour même, c’est-à-dire dans le bonheur qu’il promet et qu’il donne […] La Révolution a effacé, en principe, les différences de condition entre les hommes. C’est aussi en principe qu’il s’agit de les effacer entre les sexes. Faisons-nous d’abord une idée juste des droits de chacun ; il appartiendra ensuite aux générations futures d’entrer dans la voie de la réalisation, en augmentant par l’éducation le nombre des intelligences majeures dans l’un et l’autre sexe et dans toutes les classes sociales. » Juliette contribue ainsi, avec d’autres militantes de la même cause, à ranimer la vigueur des revendications féministes qui avaient été éteintes sous l’Empire et la Restauration. 1. À la rubrique « Salon » dans son tome 14. 2. Marie Catherine Sophie de Flavigny, comtesse d’Agoult (1805, Francfort-sur-le-Main – 1876, Paris). 3. Juliette Adam se faisait parfois appeler de son nom de jeune fille en omettant le t de son patronyme. 4. Pierre-Joseph Proudhon (1809, Besançon - 1865, Passy). Journaliste, économiste, philosophe. Il se qualifiait d’anarchiste. 1er TRIMESTRE 2011 - N° 55 IEIF - RÉFLEXIONS IMMOBILIÈRES Premier et second Empires. Malgré le déclin que prédisaient les plus pessimistes, comme Pierre Larousse, l’auteur du Grand Dictionnaire Universel du xix e siècle 1, le goût des salons reprit donc une nouvelle vigueur. En fait, ils n’avaient pas entièrement disparu avant le règne de Napoléon et sous l’Empire, et désormais, ils faisaient florès comme le regain après la tempête. Seulement, leur fréquentation avait changé : les aristocrates avaient laissé place à une bourgeoisie naissante qui se glissait dans les habits de la classe sociale déchue. Parmi le monde aisé, de nouveaux parvenus remirent en scène, en les accommodant au goût du jour, les habitudes sociales et intellectuelles de l’Ancien régime. 57 Son pamphlet éveilla l’intérêt de Marie d’Agoult qui l’invita dans son salon. Juliette se prit d’une grande admiration pour son aînée. Femme de lettres elle aussi, amie de George Sand, Marie d’Agoult avait fait sensation avec son Histoire de la Révolution de 1848, sous le pseudonyme de Daniel Stern. Elle avait vécu dans les années 1830 avec le compositeur Franz Liszt dont elle avait eu trois enfants. Après sa rupture avec Liszt, elle avait ouvert chez elle un nouveau salon en 1839, rue de Presbourg, au pied de l’Étoile, où elle recevait des républicains. Marie prodigua en 1866 à sa nouvelle amie ses conseils pour ouvrir son propre salon. Un dévouement absolu aux idées de progrès Nouvellement marié, le couple Edmond-Juliette Adam s’installe au 23 boulevard Poissonnière, dans l’hôtel de Montholon qui avait essuyé des tirs de canon lors du coup d’État du 2 décembre 1851. Mettant à profit les relations de son mari proche de Thiers (voir « Quelques repères historiques ») et ami de Gambetta, Juliette rassemble autour d’elle des opposants à l’Empire, jeunes et vétérans. Son entourage réunit aussi des habitués du salon de Marie d’Agoult. Une telle réussite déplut à son amie qui lui en tint rigueur. George Sand, comme d’autres proches de d’Agoult, s’étant séparée d’elle, se lia d’amitié avec Juliette. Anne Martin-Fugier révèle, dans ses Salons de la iiie République - Art, littérature, politique, la nature des fréquentations du salon de Juliette : « des républicains comme Hippolyte Carnot, fils de Lazare qui, après avoir été député républicain sous la monarchie de Juillet et ministre de l’Instruction et des Cultes sous la iie République, pouvait faire figure de chef du parti républicain dans les premières années de l’Empire. Conseiller de d’Agoult, Jules Grévy y côtoyait Sadi Carnot, futur président de la République1, Émile Littré, Ernest Renan, et des hommes de presse libéraux ou républicains : Émile de Girardin, directeur de La Presse et ami de longue date de d’Agoult, Auguste Nefftzer, directeur politique de La Presse puis du Temps… » N’oublions pas Léon Gambetta qui affectionnait lui aussi les réunions de l’hôtel de Montholon. Le salon était ouvert tous les jours sauf le mercredi dont la soirée était réservée semble-t-il à des visiteurs choisis. Salon du boulevard Poissonnière. Pour Adolphe Badin, « c’est en 1871, au lendemain de la guerre, que Mme Adam ouvrit son célèbre salon, dans ce somptueux appartement du boulevard Poissonnière, tout rempli de meubles anciens, de tableaux, de gravures et de bibelots précieux, qu’elle habite encore aujourd’hui. Mme Adam n’avait pas seulement les rares qualités personnelles indispensables pour jouer ce rôle difficile : un esprit incomparable, une affabilité parfaite, un charme exquis et Les grandes dates de la ire à la iiie République En un peu moins d’un siècle, de la chute de l’Ancien régime à l’instauration de la iiie République, la France connut plus d’une dizaine de systèmes politiques différents. u 10 août 1792. Chute de la monarchie. u 21 septembre 1792. Proclamation de la ire République. u 27 octobre 1795. Directoire. u 9 novembre 1799. Coup d’État du 18 Brumaire, Consulat. u 13 décembre 1799. Constitution de l’an viii, Bona- parte Premier consul. u 2 décembre 1804. Napoléon empereur. u 4 avril 1814. Abdication de Napoléon, Louis XVIII roi, première Restauration. u 1er mars 1815. Cent-Jours. u 22 juin 1815. Seconde abdication de Napoléon. u 8 juillet 1815. Seconde restauration, Louis XVIII remonte sur le trône. u 16 septembre 1824. Charles X roi. u 27, 28, 29 juillet 1830. Révolte populaire dite des « Trois Glorieuses ». La révolution de Juillet confirme 1. Du 3 décembre 1887 au 25 juin 1894, date de son assassinat. 58 la souveraineté nationale sur le droit monarchique et la suprématie de la bourgeoisie libérale sur l’aristocratie et le clergé. u 9 août 1830. Louis-Philippe Ier, roi des Français, dit « le roi-citoyen ». u 25 février 1848. Proclamation de la iie République. Suffrage universel, liberté de la presse et de réunion, enseignement primaire gratuit et obligatoire, abolition définitive de l’esclavage, droit au travail, etc. u 10 décembre 1848. Louis Napoléon Bonaparte président de la République. u 2 décembre 1851. Coup d’État de Louis Napoléon Bonaparte. u 2 décembre 1852. Louis Napoléon Bonaparte empereur. u 1863. Élections, montée de l’opposition républicaine. u 2 avril 1870. Senatus consulte instituant l’empire libéral. u Juillet à septembre 1870. Guerre avec la Prusse. u 4 septembre 1870. Gambetta proclame la République. u 3 décembre 1870. Désastre de Sedan. u 1875. Constitution de la iiie République. Ainsi, comme le rappelle un autre contemporain de Juliette, dont le nom nous est inconnu mais dont nous avons trouvé le témoignage anglais1, les questions sociales de l’époque n’étaient pas les seules à intéresser Juliette. Dès qu’elle fut reconnue comme une figure centrale des salons parisiens, écrit l’auteur, et qu’elle accueillit les hommes influents du moment, elle se passionna pour la politique. « Gambetta, que certains considéraient comme le produit de sa fabrique, confia n’avoir trouvé dans toute la France aucun esprit aussi perspicace et lucide, capable de comprendre la profonde complexité de la politique et de maîtriser la situation politique française. Mme Adam est peut-être la seule femme aujourd’hui à jouir d’une telle influence et dont l’opinion est citée et respectée par les hommes. Son bureau est le foyer de politiciens et de diplomates de toutes les nations et ses écrits sur de nouveaux sujets sont lus avidement dans tout le pays. » Club de réflexion. La place nous manque pour dresser l’inventaire des habitués de Juliette mais il suffit de parcourir les témoignages de ses visiteurs ou les souvenirs qu’elle a laissés dans Mes angoisses et nos luttes, 1871-1873 pour nous rendre compte qu’une telle liste dépasserait de loin la centaine de décideurs politiques et de relais d’opinion. Peintres, sculpteurs, écrivains, musiciens, savants, journalistes, hommes politiques, chefs de parti, hommes d’État, ambassadeurs, médecins, grands industriels ou grands financiers, français et étrangers. Une telle nomenclature incite à prétendre que ce qui comptait ou allait compter dans l’élite culturelle et républicaine de l’époque avait été, est ou serait accueilli chez elle. Le salon de Juliette était devenu une sorte de club de réflexion politique et intellectuelle - un think tank dirait-on aujourd’hui. On y discutait, confrontait et élaborait, à l’aune de ses idéaux, de ses convictions et des problèmes politiques, les réflexions et les lignes de pensée dont les orientations et les effets avaient Quelques repères historiques Le Premier consul Bonaparte recréa un Sénat chargé de veiller à la conservation de la Constitution dont il avait influencé la rédaction. Institué par la Constitution de l’an viii (9 novembre 1799), le « Sénat conservateur » était, avec le Tribunat et le Corps législatif, une des trois assemblées législatives du Consulat. Ce premier Sénat comptait des membres inamovibles. Adolphe Thiers (1797-1877). Avocat, journaliste, il fut ministre et président du Conseil sous la monarchie de Juillet, député sous la iie République et le second Empire, puis le premier président de la iiie République. Leader de la droite orléaniste, il fut responsable de l’écrasement de la Commune de Paris (1871), puis encouragea la fondation d’une République conservatrice. Léon Gambetta (1838-1882), disparu à 44 ans, fut à ses débuts journaliste, avocat et tribun républicain. Suite à la défaite de Sedan, il joue un rôle déterminant dans la déchéance de l’Empire et la proclamation de la iiie République. Membre du Gouvernement de la Défense nationale, il dirige l’opposition les années suivantes et devient l’une des personnalités politiques les plus en vue des premières années de la République. Il consolide la pérennité du régime républicain après la chute du second Empire. Président de la Chambre des députés (1879-1881), il devient président du Conseil puis ministre des Affaires étrangères (nov. 1881 - jan. 1882). « L’Ordre moral » désigne le gouvernement d’Albert de Broglie formé par le Maréchal de Mac-Mahon à partir du 27 mai 1873. Sa politique cherchait à imposer un mode de vie jugé plus conforme à la morale, aux valeurs du christianisme, aux dépens des libertés individuelles. des incidences dans la nation. Il était fréquent d’entendre les idées ainsi débattues reprises quelques semaines plus tard dans les chambres des Assemblées, où se rendait d’ailleurs régulièrement Juliette Adam, et dans la presse d’opinion. L’incarnation d’une « Grande Française » Anne Martin-Fugier nous en dit encore plus. « Son salon du boulevard Poissonnière […], dont Léon Gambetta est le grand homme, est un foyer actif d’opposition à Napoléon III et devient l’un des cercles républicains les plus 1. The Home Monthly, 6 (July 1897) : 8, The Great Woman Editor of Paris. Willa Cather Archive, Andrew Jewell, editor. 1er TRIMESTRE 2011 - N° 55 IEIF - RÉFLEXIONS IMMOBILIÈRES sa beauté ; elle possédait en outre au plus haut degré le sens rapide des choses de la politique, et un dévouement complet, absolu, aux idées de progrès. Aussi le salon du boulevard Poissonnière devint-il rapidement l’un des centres d’action les plus vivants du parti républicain. Sous le règne de l’Ordre moral, il prit même l’importance d’un ardent foyer de résistance : c’est là qu’aux heures les plus critiques les esprits troublés accouraient reprendre leur équilibre, que les irrités venaient chercher du calme et les découragés du courage. » Et l’auteur poursuit en évoquant l’« intimité des fameux mercredis, où l’on pouvait pénétrer dans le grand salon rouge sans risque d’être étouffé dans l’antichambre incessamment encombrée par la foule des allants et des venants, et où l’on avait, entre onze heures et minuit, l’inappréciable bonne fortune de voir le plus illustre de nos hommes d’État sous l’aspect quelque peu inattendu du plus simple, du plus spirituel et du plus naturellement gai des mortels. » 59 en vue. S’y retrouvent Adolphe Thiers, Eugène Pelletan, Gabriel Hanotaux, Edmond About, Louis Blanc, Alphonse Daudet, Camille Flammarion, Georges Clemenceau, l’éditeur Jules Hetzel, le poète Sully Prudhomme, Émile de Girardin, Gustave Flaubert, Louis de Ronchaud, Gaston Paris, Victor Hugo, Guy de Maupassant, Ivan Tourgueniev, Aurélien Scholl ou le Grec Dimítrios Vikélas. […] Lorsque l’Empire tombe, c’est parmi les familiers de ce cercle que se recrutent les hommes de gouvernement. Femme d’influence, Juliette Adam se veut l’incarnation de la ‘‘Grande Française’’, déterminée à rendre à la France abaissée son rang en Europe, jusqu’au bellicisme et à la xénophobie. Elle sera notamment l’apôtre d’une alliance avec la Russie. » Historien spécialiste de l’histoire politique de la France du xixe siècle, Jérôme Grévy rappelle que « Juliette Lamber avait l’ambition de faire de son salon le centre de ‘‘la République athénienne’’, c’est-à-dire un lieu où se mêleraient les hommes politiques, les diplomates, les artistes, les écrivains. Léon Daudet, qui y fit son initiation mondaine et littéraire, estimait qu’il était ‘‘un foyer ardent de la politique militante, en même temps qu’un lieu de causerie éblouissante.’’ […] Edmond Adam et sa femme avaient également l’ambition d’initier Gambetta et ses amis à la vie mondaine. » Percevant chez cet avocat mal dégrossi de sa province de grandes aptitudes politiques, Juliette l’avait pris sous son aile. Léon Gambetta devint chez elle le centre d’une nébuleuse intellectuelle et républicaine sans cesse renouvelée tandis qu’il fourbissait les armes qui lui serviraient d’arguments pour promouvoir la prochaine république. Egérie de Gambetta. Juliette était devenue, selon l’expression d’Anne Martin-Fugier, son « guide en sociabilité ». Avant de faire sa connaissance, Gambetta fréquentait le Quartier latin. Lui et ses amis « s’étaient partiellement initiés à la vie politique dans ses cafés turbulents » ajoute Jérôme Grévy qui, citant à son tour l’historien Georges Weill, spécialiste de l’idée républicaine, précise : « Ils allaient écouter les séances du Corps législatif puis, allaient au café ‘‘recommencer la discussion, approuver ou critiquer les paroles de chaque orateur’’. Gambetta était déjà connu pour son éloquence. Au café Procope, ‘‘on faisait cercle autour de lui pour l’entendre discuter sur n’importe quel sujet’’. » « Quand il fut élu député en 1869, reprend Anne Martin-Fugier, Juliette et son mari insistaient ‘‘sur la nécessité pour les républicains d’avoir une sociabilité, d’apparaître comme des hommes convenables ayant, aussi bien que leurs adversaires, l’usage du monde.’’ […] ‘‘Il faudra en prendre votre parti pour l’avenir lui écrivit Juliette. Vous pouvez être de l’opposition dans les cafés, mais vous ne pourrez être du gouvernement que dans le monde. Il faut dès maintenant, que vos fils - hélas ! vous êtes trop de célibataires ! - deviennent des gens bien élevés. [...] C’est à Belleville, c’est au grand U1 L’œuvre de Juliette Adam... Juliette Adam fut un auteur prolifique. Elle écrivit une cinquantaine d’ouvrages en utilisant parfois un ou deux noms de plume, des centaines d’articles de contribution à sa revue et entretint une abondante relation épistolaire. Ses livres englobent des sujets contemporains (politique, évolution des idées, reportages), des essais sur la défense de la nation française, des récits biographiques ainsi que des romans dans lesquels elle exprime ses vues sur les mœurs de son temps, ses idéaux et son admiration pour la nature. Quelques titres : Idées anti-proudhoniennes sur l’amour, la femme et le mariage, 1858 Garibaldi, sa vie d’après des documents inédits, 1859 Le Siège de Paris, journal d’une Parisienne, 1873 Mes premières armes littéraires et politiques, 1894 Mes sentiments et nos idées avant 1870, 1905 Mes illusions et nos souffrances pendant le Siège de Paris, 1906 Mes angoisses et nos luttes, 1871-1873, 1907 Nos amitiés politiques avant l’abandon de la Revanche, 1908 L’heure vengeresse des crimes bismarckiens, 1915 L’Angleterre en Égypte, 1922 NB. Une partie de ses ouvrages est accessible sur www.gallica.bnf.fr et sur Google books qu’on fait les révolutions et les oppositions ; c’est dans les salons qu’on fait les gouvernements. »2 Les fondateurs de la troisième République avaient fini par adopter vers les années 1870 une attitude « opportuniste » qui se caractérisait par l’abandon du messianisme révolutionnaire. Même s’ils se considéraient comme les héritiers de la Révolution, ils occultaient désormais le souvenir de ses excès et prônaient des principes d’ordre et de modération non éloignés du libéralisme. La violence est abandonnée au profit d’un programme républicain mesuré, respectueux des libertés politiques (liberté d’expression, de réunion, d’association). Peut-on voir dans cette orientation nouvelle qui donnait une image plus acceptable aux ambitions des amis de Gambetta et qui était directement voulue par lui le produit des débats de l’hôtel de Montholon ? Sans doute. Plus tard, on attribua à Juliette le qualificatif d’« Aurore de la iiie République »3. Juliette avait une ambition élevée pour la France. Elle œuvrait pour son redressement national au lendemain 1. Un café de Paris. 2. Juliette Adam, Nos amitiés politiques avant l’abandon de la Revanche, citée par A. Martin-Fugier. 3. Manon Cormier, Madame Juliette Adam ou l’Aurore de la IIIe République, Paris, Delmas, 1934. 60 La Nouvelle Revue Au fil du temps, le triomphe des idées de Juliette et de ses amis contribua à modifier peu à peu la composition de son salon. La dispersion des plus éminentes personnalités du parti qui l’avaient fréquenté, la nomination des uns et des autres à des postes officiels ou dans des cabinets ministériels, les ambassades lointaines ou leur fauteuil présidentiel lui donnaient un aspect d’antichambre du pouvoir ayant rempli sa mission. Comme l’explique Badin, « le monde artistique et littéraire, attiré par la réputation d’esprit de Mme Adam, par son amour bien connu pour les arts, prit peu à peu dans la maison une place prépondérante, sans distinction de parti. Après la mort d’Edmond Adam, en juin 1877, ce salon devint de moins en moins politique et de plus en plus littéraire. » Quant à Gambetta, il fréquenta son salon jusqu’en 1878. Selon un autre témoignage, son influence littéraire était très grande. Elle augmente encore quand, pour promouvoir l’action française à l’étranger et pour mettre en valeur les talents naissants, elle fonde en 1879 la Nouvelle Revue. Son organe bimensuel parut le 1er octobre 1879. « Sur deux cent vingt-cinq pages de texte, raconte Marie-France Hilgar dans son article Juliette Adam et la Nouvelle Revue, il y en avait une centaine qui ne traitait point d’actualité. […] Ferdinand de Lesseps dissertait sur le « Canal Interocéanique », Amédée le Faure sur « les Grandes Manœuvres », le général Eugène Türr sur « la question d’Orient », etc. « Pour ne pas faire concurrence à la revue de la rive-gauche, c’est-à-dire la Revue des Deux Mondes, Juliette concentrait son attention sur les consi- ... et les autres auteurs cités Badin, Adolphe, Madame Edmond Adam : Juliette Lamber, Paris, Charavay frères éditeurs, 4 rue Furstenberg, 1882, 32 p. El Gammal, Jean, « Patriotisme et nationalisme dans les années 1880, Juliette Adam et la Nouvelle Revue », in Militaires en République, 1870-1962, Les officiers, le pouvoir et la vie publique en France, sous la direction d’Olivier Forcade, Eric Duhamel, Philippe Vial, publications de la Sorbonne. Grévy, Jérôme, Les cafés républicains de Paris au début de la troisième République. Étude de sociabilité politique, partie « Lieux et acteurs de la politique », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 50-2, avril-juin 2003, 256 p., Belin. Hilgar, Marie-France, Juliette Adam et la Nouvelle Revue, University of Nevada, Las Vegas Martin-Fugier, Anne, Les salons de la iiie République. Art, littérature, politique, Paris, Librairie Académique Perrin, 2003, 376 p. dérations sur le présent, ses causes directes, ses conséquences d’avenir, la mêlée politique avec ses fluctuations et ses surprises, les conseils à prodiguer aux autorités et les connaissances rapides à donner au public. » Pendant dix-sept ans, Mme Adam dirigea cette importante revue politique et littéraire où elle révéla des écrivains comme Pierre Loti, Guy de Maupassant, Jean Richepin, Paul Bourget, J.-H. Rosny, Léon Daudet, Camille Mauclair, Paul Margueritte, etc. Sa Revue ne garda pas moins une influence prépondérante sur la propagation des idées républicaines. Juliette Adam organisera des réceptions jusqu’en 1931. Elle disparut cinq ans plus tard dans sa centième année. Des visiteurs d’aujourd’hui, férus de l’histoire des idées du xixe siècle, affirment que son esprit habite encore les lieux de l’hôtel de Montholon. n 1er TRIMESTRE 2011 - N° 55 IEIF - RÉFLEXIONS IMMOBILIÈRES de la défaite contre la Prusse. Voulant lui rendre la place qu’elle avait perdue, on peut imaginer sans peine la teneur des conversations qui avaient lieu à l’hôtel de Montholon. Comme le rappelle Jean El Gammal, dans son article « Patriotisme et nationalisme dans les années 1880 », elle « nourrissait trois desseins : la lutte contre Bismarck, la continuelle revendication de l’Alsace-Lorraine, le désir d’effacer dans l’esprit des jeunes écrivains de talent la tristesse de la défaite et de leur donner la célébrité dix ans plus tôt qu’ils ne l’auraient sans ma fondation. » Ses passions politiques ne l’écartaient pas des problèmes sociaux et humains. Un de ses vœux était aussi de préparer les esprits au droit du vote des femmes. 61