Chapitre I Que représente le théâtre ? Chapitre II Une soirée en trois

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Chapitre I Que représente le théâtre ?
Aujourd'hui encore, l'intérêt pour le spectacle vivant, et plus précisément le théâtre, ne diminue pas. Les
succès du théâtre de boulevard ou de l'exigeant théâtre contemporain (comme le théâtre de la Commune
d'Aubervilliers ou le théâtre de la Colline de Paris) manifestent une adhésion constante et renouvelée à un
art divers, très ancien. A Pantin, la programmation du théâtre Au fil de l'eau rencontre aussi un public
nombreux et bigarré. Que vient-on donc chercher au théâtre ?
Personne n'est dupe : le théâtre a une réalité sans être la réalité. Les comédiens jouent le rôle de
personnages; les spectateurs viennent y exercer leur sensibilité et parfois leur intellect. Quel sens revêt
alors ce jeu auquel sont conviés et participent, à leur place et de leur plein gré, les spectateurs ? Les
empêcheurs de penser en rond objecteront à juste raison que l'on joue pour jouer et que, dans le jeu, les
émotions (comme la peur de perdre, la crainte d'être déçu et le simple plaisir) se suffisent à elles-mêmes.
Néanmoins si on renonçait à comprendre pourquoi on joue au théâtre, serait-on en mesure de continuer
de le réinventer?
La création est d'abord une recherche, une méditation pratique et théorique, sur les formes et la nature de
l'art. Au théâtre, la création prend réalité dans une représentation. Or la représentation est une forme de
pensée et le théâtre est ainsi aussi de la pensée. Mais représenter, c'est encore rendre présent quelque
chose d'absent. Que rend précisément présent alors le théâtre ? Regardons dans le détail. Qu'indiquent les
ingrédients qui le composent ? Le mystère s'épaissit de nouveau.
La représentation théâtrale ne se réduit ni au texte écrit par le dramaturge et publié quelquefois par un
éditeur de bonne volonté ni au travail du metteur en scène ou à l'ardeur et au métier des comédiens. Le
théâtre n'existe que le temps de ses représentations, en scène et devant le public. Parfois les comédiens ou
le public passent à côté de la pièce et la représentation tombe à plat. Une représentation est vraie ou vide
selon la remarque du philosophe allemand Gadamer dans Vérité et méthode. La représentation est vide
quand elle ne parvient pas à exprimer la vérité de la pièce ou que sa réception est malaisée.
Retour à la question initiale : que représente le théâtre ? Il se représente certes lui-même et se suffit à luimême mais il représente aussi l'existence humaine que le détour du spectacle rend pensable autrement
que par la lecture d'un manuel ou un essai de philosophie. Quelle est au juste cette pensée de la vie au fond
des pièces de théâtre que la mémoire de chacun retient comme le souvenir des plus vives expériences?
La question mérite qu'on y consacre une soirée. Bienvenue !
Chapitre II Une soirée en trois moments : préjugé, représentation, force.
La soirée du 7 avril consacrée à la question « que représente le théâtre ? » s'articulera autour de trois
concepts : déduits de trois questions : « quels préjugés favorables mènent au théâtre ? » « qu'est-ce qu'une
représentation théâtrale ? », « quelle est la force du théâtre ? ». Sans chercher à anticiper les riches
contenus avancés par les invité-e-s et le public, il a semblé souhaitable de préciser un certain nombre de
notions. Les définitions avancées ici sont toutes issues du livre du philosophe allemand H-G. Gadamer
(1900- 2002), Vérité et méthode.
Préjugé :
En soi, préjugé veut dire jugement porté avant l'examen définitif de tous les éléments déterminants quant
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au fond. Dans la pratique de la justice, préjugé voulait dire décision juridique antérieure au jugement
définitif comme elle signifiait évidemment préjudice causé à ses chances de l'emporter.
Il n'est donc absolument pas nécessaire que « préjugé » veuille dire erreur de jugement ; au contraire, le
concept implique qu'il puisse recevoir une appréciation positive ou négative.
Représentation :
« Représenter » c'est toujours virtuellement représenter pour quelqu'un.
Les jeux ont beau être par essence des représentations et les joueurs ont beau s'y mettre eux-mêmes en
scène, ils ne sont pas en général représentation pour quelqu'un, en ce sens qu'ils ne s'adressent pas aux
spectateurs.
Le spectateur (au théâtre) a seulement une prééminence de principe : le jeu étant tourné vers lui, il est
évident qu'il porte en lui-même un contenu signifiant qui doit être compris et qui peut, pour cette raison ,
être détaché du comportement de celui qui joue.
Force :
Toute force n'existe que dans son extériorisation. L'extériorisation est non seulement la décision de la force,
mais aussi sa réalité.
La force ne peut être connue ou mesurée à partir de ses extériorisations et (…) on ne peut en faire
l'expérience que comme celle d'une intériorité.
La force est un surplus intérieur par rapport à la cause que présuppose l'effet.
Chapitre III Entretien presque imaginaire avec Bertolt Brecht (18981956), dramaturge et fondateur du Berliner Ensemble
Philo Pantin : M. Brecht, l'opinion publique vous prête la réputation d'un homme de théâtre sérieux.
Comment définiriez-vous l'art théâtral ?
Bertolt Brecht : Le théâtre consiste à fabriquer des reproductions vivantes d'événements, rapportés ou
inventés, qui opposent des hommes, et cela aux fins de divertissement. C'est en tout cas ce que nous
entendons quand nous parlons de théâtre, de l'ancien ou du nouveau.
P.P. : A propos de votre art, vous parlez d'effet de distanciation. En quoi consiste-t-il ?
B. B. : Le mode de jeu qui, entre la Première et la Deuxième Guerre mondiale, a été mis à l'épreuve au
Schiffbauerdamm Theater de Berlin pour fabriquer de telles reproductions (i.e représentation théâtrale)
repose en effet sur l'effet de distanciation. Une reproduction qui distancie est une reproduction qui certes,
fait reconnaître l'objet, mais qui le fait en même temps paraître étranger.
P.P. : Le théâtre peut-il changer le monde?
B.B. : Nous avons besoin d'un théâtre qui ne permet pas seulement les sensations, les aperçus et les
impulsions qu'autorise à chaque fois le champ historique des relations humaines sur lequel les diverses
actions se déroulent, mais qui emploie et engendre les idées et les sentiments qui jouent un rôle dans la
transformation du champ lui-même.
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P.P. : Est-ce spécifique au théâtre ?
BB : Tous les arts contribuent au plus grand de tous les arts, l'art de vivre.
NB : Les réponses de Bertolt Brecht sont toutes tirées du Petit organon pour le théâtre ( Éditions : L'Arche).
Chapitre IV Les marionnettes de Jean-Louis Heckel ne sont pas celles de
Platon.
La présence du metteur en scène, comédien marionnettiste et directeur de la Nef – manufacture d'utopies,
Jean-Louis Heckel, n'est pas sans nous rappeler les usages que Platon a fait de la métaphore des
marionnettes dans Le livre VII de la République livre VII et les livres I et VII des Lois.
Dans l'allégorie de la caverne de la République censée éclairer les différents aspects de la condition
humaine, le disciple de Socrate incite à se représenter des hommes : « les jambes et le cou ligotés de telle
sorte qu'ils restent sur place et ne peuvent regarder que ce qui se trouve devant eux, incapables de tourner
la tête à cause de leurs liens ». A l'image posée comme un premier niveau de la réalité des hommes,
succède alors une deuxième image et un deuxième niveau de réalité dont les hommes n'ont pas
spontanément idée. « Représente-toi la lumière d'un feu qui brûle sur une hauteur loin derrière eux et,
entre le feu et les hommes enchaînés, un chemin sur la hauteur, le long duquel tu peux voir l'élévation d'un
petit mur, du genre de ces cloisons qu'on trouve chez les montreurs de marionnettes et qu'ils érigent pour
les séparer des gens. Par-dessus ces cloisons, ils montrent leurs merveilles – 514b ». Les prisonniers sont
donc les spectateurs d'un théâtre d'ombres qu'ils tiennent pour l'entière réalité. Les montreurs de
marionnettes dont parle Platon manipulent des objets qu'en-bas, personne n'aperçoit à la différence des
impressionnantes marionnettes de Jean-Louis Heckel qui ne cherchent jamais – sauf à faire sourire ou
réfléchir- à tromper leur monde. Les prisonniers de la caverne ne comprennent pas qu'ils sont victimes des
illusions des sophistes. Au théâtre de la Nef, le spectateur joue le jeu sans être trompé et, par le détour
d'une représentation, prend enfin conscience de l'humanité celée dans les marionnettes. Heckel dessillent
quand d'autres voilent. Montreur de marionnettes, c'est un métier ; c'est aussi un art manifestement.
Dans le livre I des Lois, Platon recourt de nouveau à la métaphore des marionnettes non plus cette fois dans
le but de dénoncer les illusions de l'opinion mais pour donner à penser et presque à voir la réalité des êtres
animés que sont les êtres humains. « Machine merveilleuse, sortie de la main des dieux » destinée à les
amuser quand ils ne lui ont pas fixé de dessein sérieux que de toute façon, il ne connaît pas, l'homme est
mû par des fils dont les mouvements s'opposent. A quel fil obéir? A quel fil résister ? Platon répond : « la
raison nous dit qu'il ne faut jamais suivre qu'un de ces fils, sans l'abandonner en aucune occasion, et résister
aux autres. Et ce fil n'est autre que le fil d'or et sacré de la raison, appelé la loi commune de l'État. Les autres
fils sont de fer et raides ; celui-là est souple, parce qu'il est d'or, tandis que les autres sont de toute sorte
d'espèces - 645b-». Suivre le fil de la raison, c'est s'évertuer (devenir vertueux), suivre le fil opposé conduit
de manière invariable au vice. Les contradictions sont donc internes à la marionnette humaine soumise à un
destin qu'elle se bornera quoi qu'elle veuille accomplir. Néanmoins, puisque la place laissée à la liberté
apparaît dérisoire, chacun doit défendre la loi de la commune de l’État s'il ne veut s'emmêler les fils de
l'âme et s'abandonner comme il abandonnerait la cité à son désordre. A la différence de Platon, Jean-Louis
Heckel fait l'économie de l'hypothèse des dieux et restaure un espace de liberté.
Quelle place laisser alors au jeu des comédiens? Dans ses premiers textes, Platon exhortait les citoyens à
chasser les poètes de la cité puisque selon le proverbe grec : les poètes sont de grands menteurs.
L'inclination au jeu est tenace et elle peut être orientée. L'esprit de sérieux menace d'ailleurs la cité parce
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que les hommes font de la guerre une affaire sérieuse alors que l'instruction et la vertu ne peuvent se
développer que dans la paix. Désormais les hommes jeux doivent renouer avec les jeux dans les limites
d'une vie conforme à leur nature : « comme il convient à des êtres qui ne sont guère que des automates et
n'ont que peu de part à la vérité ».
Le plaisir que l'on retire des spectacles de marionnettes de la Nef n'incite pas à s'assimiler aux machines
merveilleuses et autres automates de Platon. Que chacun ait peu de part à la vérité n'assigne pas à l'illusion
et au mensonge mais à la recherche de ce qui fait plaisir et de ce qui fait horreur en nous et dans le monde.
Cela demande du courage face à l'horreur ou au désir d'être heureux.
Chapitre V Le lexique théâtral des « Entretiens sur le Fils naturel » de
Denis Diderot (vade-mecum)
Dans les Entretiens sur Le Fils naturel, Denis Diderot reproduit le dialogue qu'il a eu avec Dorval, auteur et
comédien. Le philosophe et romancier, théoricien du genre sérieux, a assisté quelques jours auparavant à
une représentation de la comédie Le fils naturel. L'émotion qu'il ressentit alors fut vive : « la représentation
en avait été si vraie, qu'oubliant en plusieurs endroits que j'étais spectateur, et spectateur ignoré, j'avais été
sur le point de sortir de ma place, et d'ajouter un personnage réel à la scène ». Dorval et Diderot
s'interrogent sur la nature du théâtre et la place qu'il convient à l'enthousiasme. Le paradoxe sur le
comédien permettra à Diderot d'apporter d'autres réponses, plus décisives que celles esquissées ici.
Coup de théâtre et tableau :
Coup de théâtre :
Un incident imprévu qui se passe en action, et qui change subitement l'état des personnages est un coup de
théâtre.
Tableau :
Une disposition de ces personnages sur la scène, si naturelle et si vraie, que, rendue fidèlement par un
peintre, elle me plairait sur la toile, est un tableau.
Il faut que l'action théâtrale soit bien imparfaite encore, puisqu'on ne voit sur la scène presque aucune
situation dont on pût faire une composition supportable en peinture. Quoi donc ! La vérité y est-elle moins
essentielle que sur la toile ?
Pourquoi avons-nous séparé ce que la nature a joint ?
Les genres : comique, tragique et sérieux :
Le genre comique et le genre tragique :
Le genre comique et le genre tragique sont les bornes réelles de la composition dramatique. Mais, s'il est
impossible au genre comique d'appeler à son aide le burlesque, sans se dégrader ; au genre tragique
d'empiéter sur le genre merveilleux, sans perdre de sa vérité, il s'ensuit que, placés dans les extrémités, ces
genres sont les plus frappants et les plus difficiles.
Le genre comique est des espèces ; le genre tragique est des individus.
Le genre sérieux (diderotien) :
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Le poète prendra le ton que nous avons dans les affaires sérieuses, et où l'action s'avancera par la perplexité
et par les embarras.
Il n'y aura point de condition dans la société, point d'action importante dans la vie, qu'on ne puisse
rapporter à quelque partie du système dramatique.
Dans le genre sérieux, les caractères seront aussi généraux que dans le genre comique ; mais ils seront
toujours moins individuels que dans le genre tragique.
Caractère et condition (dans le théâtre) :
Il faut que la condition devienne aujourd'hui l'objet principal, et que le caractère ne soit que l'accessoire.
C'est du caractère qu'on tirait toute l'intrigue. On cherchait en général les circonstances qui le faisaient
sortir, et l'on enchaînait ces circonstances. C'est la condition, ses devoirs, ses avantages, ses embarras, qui
doivent servir de base à l'ouvrage.
Nous avons chacun notre état dans la société ; mais nous avons affaire à des hommes de tous les états.
Chapitre VI Trois questions à Jacques Rosner
Quelle est votre actualité ?
Je pars demain pour la Normandie mais je reviendrai bientôt parce que j'ai rendez-vous le jeudi 7 avril à la
Bibliothèque Elsa Triolet de Pantin. A l'automne, j'ai certes mis en scène Alfred Cohen de Jean-Loup
Horwitz, à la Comédie Bastille. Il ne s'agissait pas d'un retour mais d'un engagement ponctuel fondé sur
une amitié et un texte de qualité. En 1959, Roger Planchon avec qui j'ai travaillé pendant dix-sept ans, m'a
mis en scène au théâtre de l'ambigu de Lyon dans Henri IV de Shakespeare. Une réplique de Falstaff n'a
cessé depuis de résonner : " Nous venons d'entendre les carillons de minuit Mr Shallow". J'avais alors vingttrois ans. Aujourd'hui, l'heure est venue : je viens d'entendre les carillons de minuit ! (sourires).
Pourquoi avoir répondu à cette invitation ?
Parce qu'elle émane de Grégory Darbadie et que ce qu'il fait a du sens...J'aurai du plaisir à venir. Et puis, je
ne pouvais d'autant moins refuser qu'il est un ami toulousain de Francesca Solleville interprète de Schweyk
dans la seconde guerre mondiale de Bertolt Brecht.
La danse, le cirque, les marionnettes, les spectacles musicaux, les clowns se réclament souvent du théâtre ?
Est-ce l’aveu d’un socle artistique commun ; cette connivence a-t-elle toujours existé de manière plus ou
moins tangible ?
Tout cela, c'est du théâtre bien sûr. A la fin de années soixante-dix, je devais mettre en scène un texte de
Jorge Semprun joué avec des marionnettes. Cela ne s'est pas fait, les commandes s’enchaînaient. Nicole (sa
femme, comédienne et assistante de mise en scène) a fait du théâtre de marionnettes. Les chorégraphies
de Jean-Claude Gallotta et de Pina Bausch, c'est du théâtre. Comme directeur du Conservatoire national
supérieur d'art dramatique, j'ai inscrit dans la formation des comédiens des stages à L’École nationale du
cirque que dirigeait Annie Fratellini. Tout cela, c'est aussi le théâtre...
Questions d'Alain Dalouche – entretien publié dans Canal- Avril 2016
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