a contre histoire - Histoire@Politique

publicité
Olivier Loubes, « A contre histoire. Gaston Clémendot, instituteur pacifiste », Histoire@Politique. Politique,
culture et société, N°3, novembre-décembre 2007, www.histoire-politique.fr
A CONTRE HISTOIRE.
GASTON CLEMENDOT, INSTITUTEUR PACIFISTE
(1904-1952)
"L'oubli est la première condition du désarmement des haines, la
première condition de la paix. Et, l'histoire c'est le contraire de la paix."
Gaston Clémendot, 1924
Le paysan du Danube et la dépêche d'Ems : un maître-étalon du
pacifisme enseignant
Dans ses Mémoires, André Delmas évoque "le vieux Clémendot, de l'Yonne, son visage et
ses yeux perdus dans un poil hirsute, paysan du Danube de la corporation, qui avait
séduit le congrès de 1924 en mettant en doute le supplice de Jeanne d'Arc". Il relate une
plaisanterie collective des délégués du Syndicat national des instituteurs (appelé alors
couramment le SN) en voyage en Allemagne en 1931, qui, sachant son acharnement "à
poursuivre les erreurs historiques dont les manuels scolaires étaient, disait-il, remplis",
lui envoient le télégramme suivant, lors de leur remontée du Rhin : "Receveur des postes
de la station thermale d'Ems déclare sous la foi du serment qu'aucune dépêche n'a été
er
déposée par le roi Guillaume I au guichet de ce bureau le 13 juillet 1870" 1 .
La saveur de l'anecdote, si elle campe la figure d'un Clémendot en bataille, au physique
comme au moral, ne peut évidemment rendre la richesse de la longue vie (1868-1952) de
ce maître rural, collaborateur d'Hervé avant 1914, puis correspondant dans les années
1
André Delmas, Mémoires d'un instituteur syndicaliste, Paris, ed. Albatros, 1979, p. 166 et 215.
-1-
Olivier Loubes, « A contre histoire. Gaston Clémendot, instituteur pacifiste », Histoire@Politique. Politique,
culture et société, N°3, novembre-décembre 2007, www.histoire-politique.fr
1930, de Lapierre, le directeur de L'école libératrice. Pendant plus de cinquante ans, il
tend à l'évolution du pacifisme des primaires, telle que la Grande Guerre le change, le
miroir de l'enseignement de l'histoire nationale : de son contenu comme de son
opportunité. A ce titre, il en est un véritable maître-étalon.
La durée et la diversité de sa carrière d'instituteur (de l'école normale d'Auxerre en 1883
à sa retraite en 1924 de son poste de Mélisey, village de l'Yonne où il exerce trente ans),
de militant socialiste (du parti ouvrier socialiste et républicain dans les années 1890 au
parti socialiste démocrate dans les années 1950, en passant longuement par la SFIO qu'il
quitte en 1933), et de syndicaliste (de président de l'Amicale des instituteurs de l'Yonne
dans les années 1900 au bureau du SN dans l'entre-deux-guerres), sans compter son
appartenance à la franc-maçonnerie, à la Ligue des droits de l'Homme (LDH), et à divers
groupes pacifistes, a nourri l'activité de polygraphe par laquelle nous le connaissons 2 .
Le personnage est en lutte socialiste, syndicale et pédagogique son existence durant,
c'est-à-dire durant un fort demi-siècle qui prend en écharpe les deux guerres mondiales.
Cela le conduit naturellement à être un journaliste prolixe dans la presse socialiste et
syndicale, l'auteur de nombreuses brochures, de même que le rédacteur de manuels
d'histoire controversés qui le placent, à partir de 1904 (publication de l'Histoire de la
France à l'usage des cours élémentaire et moyen, corédigée avec Hervé), au cœur du
débat national sur l'histoire à l'école primaire, où il incarne, à la fois dans son camp et
pour ses adversaires comme Le Temps, l'instituteur pacifiste et socialiste 3 . Ainsi, il se
trouve être le principal instigateur de l'entreprise de réflexion du Syndicat national sur
l'enseignement historique après la guerre par son interpellation de 1923 : "Faut-il
enseigner l'histoire ? ".
Voir la notice "Clémendot" du Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français 1914-1939 ;
pour les sources d'archives, voir au Centre d’histoire sociale (CHS), rue Malher à Paris, les 16 cartons du
Fonds Clémendot (CHS/FC).
3 Sur ce sujet voir les ouvrages d’Olivier Loubes, L’école et la patrie, Paris, Belin, 2001 et de Jacques Girault,
Instituteurs, professeurs, une culture syndicale dans la société française, Paris, Publications de la
Sorbonne, 1996, ainsi que les articles de Laurence Bénichou, « Militants historiens, ou l’histoire au service
du militantisme », Les actes de lecture, n°84, dec. 2002, p. 74-77, et de Mona Siegel, « History is the
opposite of forgetting : The limits of Memory and Lessons of History in Interwar France », The journal of
Modern history, volume 74 (2002), p. 770-800.
2
-2-
Olivier Loubes, « A contre histoire. Gaston Clémendot, instituteur pacifiste », Histoire@Politique. Politique,
culture et société, N°3, novembre-décembre 2007, www.histoire-politique.fr
Car la plaisanterie rapportée par Delmas n'est pas qu'anecdotique : elle met l'accent sur
sa passion pour l'histoire. De tous ses combats, celui pour l'interprétation du passé est le
principal. Faire l'histoire de Jeanne d'Arc ou de "la nuit du Moyen Age" 4 , c'est, pour
Clémendot, armer l'anticléricalisme d'arguments irréfutables. Et il en est de même pour
l'histoire du peuple, soutien du socialisme, ou pour l'histoire des causes de la Grande
Guerre comme du traité de Versailles afin d'étayer en raison le pacifisme. Gaston
Clémendot représente cette figure de l'idéologue historien comme d'autres sont
philosophes ou économistes. Pour lui, la vérité est fille de Clio. Il est d'autant plus
paradoxal, en apparence, et d'autant plus passionnant de comprendre pourquoi il a pu
prendre la tête des opposants à l'enseignement de l'histoire à l'école primaire dans le SN
au milieu des années 1920. La production du "paysan du Danube de la corporation" va
donc nous servir de mètre étalon, selon deux gammes d'interrogation complémentaires.
La première concerne son évolution personnelle : en quoi ses représentations de
l'enseignement de l'histoire de France à l'école se modifient-elles ; c'est-à-dire comment
sa conception du passé, mêlant, dès l'origine, la patrie et la paix, s'est-elle infléchie, ou
non, à l'expérience de la guerre ?
Le second ensemble de questions est celui de sa représentativité dans le corps des
instituteurs, et, en particulier, des syndicalistes : Clémendot est-il en accord ou isolé dans
le monde du primaire et parmi ses camarades du SN ; son pacifisme constant mais
évolutif de 1900 à 1950 est-il en marge ou en phase avec les sentiments de ses collègues ?
Sous le biais de l'enseignement de l'histoire, deux périodes se dégagent nettement dans le
parcours de Clémendot. Jusqu'au début des années 1920, Gaston Clémendot se bat pour
que soit modifiée l'histoire scolaire, qu'elle conquière ce qu'il baptise « l'impartialité »,
tout en démontrant par ses écrits qu'elle est pour le moins délicate à mettre en œuvre
dans une pensée où la référence au socialisme ou à la patrie domine. Après le conflit
mondial, une fois le travail du deuil effectué, Gaston Clémendot se fait le champion de
l'impossibilité de l'enseignement de l'histoire aux élèves de moins de douze ans, tout en
4
Titre de sa brochure de 1929.
-3-
Olivier Loubes, « A contre histoire. Gaston Clémendot, instituteur pacifiste », Histoire@Politique. Politique,
culture et société, N°3, novembre-décembre 2007, www.histoire-politique.fr
militant plus que jamais pour que le rejet de la guerre l'anime. Il va alors lutter contre
l'histoire à l'école, jugée "falsificatrice", marquant ainsi une profonde désillusion du
passé, un souci d’oubli.
« L’impartialité » ou la conquête du passé, 1904-1922
Gaston Clémendot se trouve, dès sa première publication en 1904, associé à la notoriété
de Gustave Hervé. L'enjeu de leur manuel d'histoire de la France est de comprendre la
geste nationale dans la guerre sociale que leur socialisme pense comme essentielle 5 . Le
pacifisme y a sa part, complémentaire mais nullement secondaire. Pourtant, très vite, les
deux militants, l'instituteur rural et le professeur révoqué, s'opposent sur la place que
doit occuper la défense du pays au cas où il serait attaqué. Ils différent sur l'attitude à
avoir dans la guerre patriotique qu'une agression allemande entraînerait, même s'ils se
réconcilient partiellement à la veille du conflit. Dans les deux cas de figure, Clémendot, le
congressiste de Lille (1905) comme le père dont le fils aîné meurt à Verdun (en 1917), est
à la recherche d'une histoire qu'il veut "impartiale". Mais cette quête de la "vérité" est
avant tout une conquête du passé au service du peuple.
L'histoire nationale dans la guerre sociale, 1903-1913
Il est d'usage, lorsqu'on suit les acquis de l'historiographie de l'école, d'identifier autour
du début du siècle, vers 1905, un tournant dans le sentiment politique et civique des
instituteurs, qui deviennent socialistes et délaissent le patriotisme des débuts de la
République. La génération dreyfusiste remplace la génération de la Revanche. Le congrès
des Amicales des instituteurs, tenu à Lille en août 1905, nous donne l'occasion d'éprouver
la validité de cette césure à propos de l'enseignement de l'histoire. Elle est le point de
5La
Guerre sociale est le titre du journal d'Hervé du 19 décembre 1906 jusqu'au 31 décembre 1915, où il le
transforme en La Victoire.
-4-
Olivier Loubes, « A contre histoire. Gaston Clémendot, instituteur pacifiste », Histoire@Politique. Politique,
culture et société, N°3, novembre-décembre 2007, www.histoire-politique.fr
fixation majeur des débats, autant lors de travaux de la commission d'histoire des 29 et
30 août, qu'en séance plénière, le 31.
A Lille, l’attaque contre Thiers, père fondateur de la République, mais massacreur de la
Commune, relevée par Ernest Lavisse 6 , sert d'exemple principal à Clémendot pour
démontrer la "partialité" de l'enseignement de l'histoire à l'école républicaine. Champion
de la tendance syndicaliste dans le mouvement amicaliste, il refuse que l'enseignement
des manuels (unanimement à la gloire de Thiers) puisse aller à l'encontre de
l'enseignement des pères (…socialistes, pour lesquels "Thiers est un sinistre bandit").
Afin d'éviter cette contradiction entre l'enseignement de l'Etat et la conscience, jusqu'ici
bafouée, de certaines familles, il soutient que "l'histoire doit être impartiale [et] ne doit
servir que la vérité". Par impartialité Clémendot entend que l'histoire doit être
"scientifique", c'est-à-dire présenter tous les points de vue en présence, soit, en fait, dans
son esprit, introduire, à parité avec les autres, les thèses socialistes ignorées des manuels.
Le résultat du vote des motions sanctionne sa victoire d'une courte tête en séance
plénière, contre l'avis de la commission d'histoire qui avait rejeté la veille le texte de
Dufrenne
(soutenu
par
Clémendot)
affirmant
le
caractère
"scientifique"
de
l'enseignement de l'histoire, au profit de celui de Caron proclamant que "cet
enseignement sera démocratique, critique et pratique, libre penseur, à la fois patriote et
pacifiste, c'est-à-dire profondément humain selon la conception révolutionnaire de
1792".
Toutefois, au-delà de cette lutte serrée au sujet de la partialité politique (que
contiendrait, selon Clémendot, le seul recours à la neutralité confessionnelle et au
soutien à la République chauvine bourgeoise), et de la confusion entre l'enseignement
historique et l'enseignement civique et moral, les congressistes sont d'accord sur les deux
points suivants, qui correspondent aux vœux de la commission d'histoire adoptés sans
discussion. A propos des "matières de l'enseignement de l'histoire", ils affirment
essentiellement, outre le primat à donner à l'histoire contemporaine, que "l'histoire des
6
Dans le Radical du 5 septembre 1905.
-5-
Olivier Loubes, « A contre histoire. Gaston Clémendot, instituteur pacifiste », Histoire@Politique. Politique,
culture et société, N°3, novembre-décembre 2007, www.histoire-politique.fr
collectivités doit prendre dans l'enseignement l'importance attribuée jusqu'ici à l'histoire
des individus". En commission, Clémendot avait réussi à faire prévaloir son point de vue
condamnant l'histoire biographique car elle "conduit au culte des individualités qui est la
source du césarisme".
En ce qui concerne les vœux sur les "méthodes particulières et procédés de
l'enseignement de l'histoire", le congrès prône l'usage de l'histoire locale pour concrétiser
l'histoire nationale, ainsi que l'emploi du cours concentrique : chronologique et
pittoresque au cours élémentaire, puis politique au cours moyen, et enfin moral et social
au cours supérieur. Il insiste aussi sur la réduction du nombre des noms et des dates à
retenir, et, sur "l'esprit nettement laïque et démocratique" que doivent avoir les manuels
mis entre les mains des élèves. On le voit, avec ces dernières motions adoptées (qui
n'évacuent ni l'aspect "moral" ni "l'esprit nettement laïque et démocratique" de cet
enseignement défini auparavant comme "scientifique" et "impartial"), c'est un bilan
nuancé qu'offre cette rencontre des instituteurs des Amicales à propos de l'enseignement
de l'histoire. Clémendot a beau le présenter comme un succès il ne triomphe pas plus que
la ligne Devinat n'est massivement rejetée.
Mais qu'en est-il de l'impartialité et du caractère scientifique lorsqu'on passe des idées à
leur application ? Que contiennent les manuels auxquels participe Clémendot ; comment
y est traitée l'histoire de la nation dans ses rapports au patriotisme, au pacifisme et au
socialisme ?
Publiés par le même éditeur (Bibliothèque d'éducation) et réutilisant gravures et
formules communes, le manuel dû au seul Gustave Hervé (Histoire de la France et de
l'Europe. L'enseignement pacifique par l'histoire, 1903), et celui dû à Gaston Clémendot
et Gustave Hervé (Histoire de France à l'usage des cours élémentaires et moyens, 1904),
appartiennent à la même famille militante. L'impartialité est revendiquée comme la
nouveauté méthodologique du manuel en arguant du "souci qu'a eu l'auteur de faire
entendre
sur
chacune
des
grandes
questions
controversées
de
la
politique
contemporaine, la Réforme, la Révolution, l'Empire, le Socialisme, les "sons de cloche"
-6-
Olivier Loubes, « A contre histoire. Gaston Clémendot, instituteur pacifiste », Histoire@Politique. Politique,
culture et société, N°3, novembre-décembre 2007, www.histoire-politique.fr
des deux ou trois partis politiques entre lesquels les jeunes gens auront à opter plus tard,
en toute liberté et en pleine connaissance de cause" 7 . Mais le "souci" le plus évident à la
lecture est bien celui de propagandistes socialistes qui s'intéressent "aux masses sans
nom", et veulent "montrer les efforts des opprimés pour améliorer leur sort, et de l'autre
les efforts de leurs oppresseurs pour les maintenir sous le joug" 8 .
Cela se traduit par une insistance pacifiste, anticléricale et socialiste, aisément repérable
dans le Clémendot-Hervé de 1904. Rappelée dans toutes les leçons, la flétrissure de la
guerre débute avec les "premiers habitants de notre pays", et sert, avec la condamnation
des religions (surtout la catholique), de fil directeur à l'ouvrage comme l'illustre le plan et
le contenu de la leçon sur "La Gaule et les Gaulois". Structurée en quatre parties
d'environ une page chacune, elle décline successivement : l'arrivée des Gaulois dans
notre pays puis le commencement de l'agriculture et de l'industrie en Gaule, c'est-à-dire
le peuplement et la civilisation matérielle, avant de consacrer les deux derniers thèmes à
la religion des Gaulois (avec insistance finale sur les sacrifices humains) et à la guerre
chez les Gaulois qui "quand ils ne se battaient pas entre eux, allaient au loin faire la
guerre aux peuples étrangers pour leur voler de l'argent, des bestiaux et des vêtements.
En somme, nos ancêtres gaulois étaient des sauvages aussi peu avancés que le sont, à
l'heure actuelle, beaucoup de nègres d'Afrique" 9 . Et, au lieu d'insister classiquement sur
la défaite sublimée de Vercingétorix à Alésia (qui ne sont cités ni l'un ni l'autre), la
gravure de tête et la lecture de fin, qui lui répond, renversent le lieu commun pour
s'attacher à dépeindre le "malheur aux vaincus !" du chef des Gaulois Senons qui "ne
songeait pas, en faisant cette réponse impitoyable, qu'un jour viendrait où les Gaulois
seraient, eux aussi, à leur tour, des vaincus" 10 .
7Gustave Hervé, Histoire de la France et de l'Europe. L'enseignement pacifique par l'histoire, Bibliothèque
de l'éducation, 1903, p. V.
8 Gaston Clémendot et Gustave Hervé, Histoire de France à l'usage des cours élémentaires et moyens,
Bibliothèque d'éducation, 1904, p. 4.
9 Et dans le questionnaire, le parallèle entre les temps est limpide : "Pourquoi les Gaulois faisaient-ils la
guerre ? Pourquoi les honnêtes gens d'aujourd'hui ont-ils horreur de la guerre ?", Ibid., p. 10.
10 Ibid., p. 7 et 10.
-7-
Olivier Loubes, « A contre histoire. Gaston Clémendot, instituteur pacifiste », Histoire@Politique. Politique,
culture et société, N°3, novembre-décembre 2007, www.histoire-politique.fr
Quant à la présentation impartiale des "sons de cloche" politiques en histoire
contemporaine, elle peut être éclairée par l'ordre et la part respective attribués dans ce
même Clémendot-Hervé de 1904 à la présentation des différents courants. La trentehuitème leçon s'intitule "Les partis politiques actuels", elle accorde une demi-page aux
partis conservateurs, royaliste, bonapartiste, républicain modéré, une page et cinq lignes
au parti républicain libéral ou catholique, une page et demie au parti radical, et réserve
les sept dernières pages et demie au parti socialiste ou collectiviste, ainsi placé, en masse,
au terme de l'histoire politique. Son accomplissement, et donc le dernier chapitre, est
"l'internationalisme", dont l'instauration seule permettra la paix, car : "tout en
désapprouvant l'annexion brutale de l'Alsace-Lorraine, il ne veut pas que cette injustice
soit réparée à coups de canon. Il compte régler cette question pacifiquement avec les
socialistes allemands, quand ceux-ci auront réussi à se débarrasser de leur empereur" 11 .
Ce dernier chapitre sur l'internationalisme est, en particulier, à l'origine de l'interdiction
de l'ouvrage dans les écoles publiques prononcée par l’arrêté du 5 août 1905, au motif
qu'il s'agit non d'un "manuel d'histoire, à l'usage des enfants des écoles primaires, mais
[d']un livre de propagande politique".
Placé en conclusion de "ce livre de propagande politique", son credo évolutionniste
montre bien que l'impartialité à laquelle se rattachent les deux auteurs correspond à une
lecture de l'histoire comme un progrès qui doit aboutir au socialisme. En ce sens, on peut
dire que pour cette conception, il s'agit, en débattant dans les congrès comme en publiant
des ouvrages scolaires, de lutter pour imposer l'interprétation "scientifique" du passé, sa
conquête par les "hommes de bonne volonté".
L'histoire de la France dans la guerre patriotique, 1913-1922
Or, les deux auteurs, bien que fraîchement condamnés ensemble, vont se séparer dès
cette année 1905 à la suite d'un discours de Gustave Hervé au Tivoli le 25 août, où il se
11
Ibid., p. 274-275.
-8-
Olivier Loubes, « A contre histoire. Gaston Clémendot, instituteur pacifiste », Histoire@Politique. Politique,
culture et société, N°3, novembre-décembre 2007, www.histoire-politique.fr
proclame antipatriote. La polémique se développe dans Le travailleur socialiste de
l'Yonne, dans lequel Fergan (pseudonyme socialiste de Clémendot) écrit le 28 octobre :
"Si mes frères allemands commettent le crime de pénétrer en France pour mitrailler mes
frères français, je n'hésiterai pas à leur loger du plomb sous la peau".
Cette prise de position, en rupture avec l'Hervéisme de l'heure 12 , se retrouve dans le
nouveau manuel de Clémendot paru en 1913 sous le nom de Duvillage (son pseudonyme
pédagogique ; il emploie aussi parfois Dusillon), intitulé Histoire de la France expliquée
aux enfants. Histoire de la Nation et histoire de la Civilisation. Il correspond à un retour
à la patrie très net, et marque le temps de (re)patriotisation qui précède immédiatement
la guerre.
Là où le manuel Clémendot-Hervé plaçait, en 1904, le terme de l'évolution dans le
socialisme et la paix procurée par l'internationalisme, le Duvillage de 1913 le situe
désormais dans la patrie, respectueuse des autres. La France prend le pas sur le peuple,
et la guerre patriotique sur la guerre sociale, comme en témoigne le changement de
traitement de l'épisode de Jeanne d'Arc. En 1904, il fait partie de la huitième leçon sur
"Les paysans au Moyen Age", et elle y figure en gravure sur le bûcher, légendée "Supplice
de Jeanne d'Arc, la meilleure fille de Jacques Bonhomme" 13 . En 1913, dans une leçon qui
lui est, désormais, entièrement consacrée, elle est l'héroïne de "la guerre de Jeanne
contre les Anglais". La charge anticléricale, présente dès 1904, subsiste et Duvillage
insiste sur les "prêtres français" qui la condamnèrent, mais sous la même gravure du
bûcher la légende a été réduite à "Supplice de Jeanne d'Arc". Elle n'est donc plus "la
meilleure fille de Jacques Bonhomme", en revanche sa vie est clairement héroïque et
patriotique : "La lutte de cette héroïque jeune fille contre les Anglais avait à peine duré
Qui avait conduit Fergan, mis en minorité, à démissionner de son poste de secrétaire général de la
fédération des travailleurs socialiste de l'Yonne, le 15 octobre 1905.
13 Et, en lecture, on apprend que "Jeanne Darc (sic) est morte victime de son dévouement pour ses frères les
Jacques.", Clémendot et Hervé, op. cit., p. 39 et 44.
12
-9-
Olivier Loubes, « A contre histoire. Gaston Clémendot, instituteur pacifiste », Histoire@Politique. Politique,
culture et société, N°3, novembre-décembre 2007, www.histoire-politique.fr
deux ans ; mais cela avait suffi à donner à beaucoup de Français le courage nécessaire
pour achever son œuvre" 14 .
L'entrée en guerre devait renforcer cette disposition d'esprit. En 1914, par exemple, la
responsabilité du conflit ne fait aucun doute pour Clémendot, et si "beaucoup
d'Allemands n'ont pas voulu la guerre", son déclenchement est le fait de "leur
gouvernement et des chauvins pangermanistes". Les "puissances qui nous combattent"
ont refusé les solutions d'arbitrage, en 1907 et en 1913, ce qui montre "qu'elles
comptaient, un jour ou l'autre, recourir à la guerre pour satisfaire leurs ambitions. Et cela
les condamne irrévocablement" 15 .
Deux ans plus tard, à l'occasion d'un autre article d'histoire sur l'avant-guerre et les
affaires du Maroc, tout en signalant qu'il existait des "hommes de violence" en France
comme en Allemagne, il maintient que "l'empereur d'Allemagne, cédant aux excitations
pangermanistes, a déchaîné sur l'Europe la plus effroyable guerre que le monde a jamais
vue" 16 . Une fois encore, l'histoire est mise à contribution pour conquérir le passé au
service d'une démonstration, ici celle de la responsabilité du déclenchement du conflit.
On voit aussi la coloration apportée par l'année 1916 à l'appréhension d'une guerre,
devenue durablement "la plus effroyable que le monde a jamais vu". A la différence de la
dénonciation des responsabilités allemandes, ce trait ne devait cesser de s'accuser.
Le maintien dans cet état d'esprit patriotique s’observe dans le premier bilan de la guerre
que tire la nouvelle édition de son manuel en 1920. Il doit beaucoup aux deuils qui le
frappent succesivement. Issu de l'Ecole normale d'instituteurs d'Auxerre, son fils Jean
Clémendot meurt au front en janvier 1917. Profondément marqué par cette disparition,
Gaston Clémendot devait, trois ans plus tard, en éprouver une seconde, avec laquelle la
première était naturellement mise en parallèle dans le discours prononcé aux obsèques :
"Madame Clémendot meurt à ce champ d'honneur du sacrifice, comme le fils aîné qu'elle
G. Duvillage, Histoire de la France expliquée aux enfants. Histoire de la Nation et Histoire de la
Civilisation, Bibliothèque d'éducation, 1913, p. 51-53.
15 Gaston Clémendot (Duvillage), "Qui a voulu la guerre ?", Revue d'enseignement primaire et primaire
supérieur, 27 décembre 1914.
14
- 10 -
Olivier Loubes, « A contre histoire. Gaston Clémendot, instituteur pacifiste », Histoire@Politique. Politique,
culture et société, N°3, novembre-décembre 2007, www.histoire-politique.fr
adorait est mort là-bas, sous les murs de Verdun, pour la défense de notre patrimoine
commun d'honneur et de liberté, et pour la défense de la vie et de l'avenir des jeunes
générations" 17 .
Ici, le sens donné à ce double deuil indissocié est le triomphe sur la mort et sur la stérilité
du futur. Le champ d'honneur de l'institutrice, "à la veille de jouir d'un repos bien
mérité", y rejoint celui de son fils "sous les murs de Verdun". Les sacrifices qui se croisent
sont encore féconds dans la paix. Le parallèle entre la "carrière de l'enseignement" et le
combat militaire tient à cette profondeur eschatologique si particulière aux années 19161922.
On pourrait imaginer qu'il s'agisse de discours de circonstance, pris dans un pathos
convenu (qui n'en est pas moins instructif sur l'esprit de l'époque chez les instituteurs
syndiqués) éloigné des sentiments personnels de Clémendot. Peut-être. Il ne nous est
pas, ici, possible de trancher. Ce que nous pouvons lire de lui à travers la version 1920 du
manuel Duvillage permet toutefois de constater une continuité avec sa position
patriotique de 1913, en même temps qu'une insistance finale nouvelle sur le poids de la
guerre. Comme pour les autres livres scolaires d'histoire, le texte d'avant la guerre est
intégralement conservé. Un chapitre sur "La Grande Guerre" prend place désormais
après la table des matières. La responsabilité allemande dans le déclenchement du conflit
y est soulignée, ainsi que la "défection russe", à propos de laquelle le traité de BrestLitovsk est jugé déshonorant. Mais l'ambivalence de l'enseignement de guerre vient
compléter le tableau. A la nécessité de défendre la patrie, au déploiement d'une histoire
nationale héroïque (à travers par exemple Jeanne d'Arc), s'ajoute le bilan "effroyable" de
la guerre qui commande l'avenir.
En lieu et place de l'exigence du "servir ta patrie" qui concluait la version de 1913, et qui
n'est pas encore abandonné mais déjà dépassé, au sens propre, dans le livre et dans
l'histoire, figure in fine la nécessité d'assurer "pour le genre humain (...) à tout prix le
Gaston Clémendot, "Histoire : l'avant-guerre. Les affaires du Maroc", Revue d'enseignement primaire et
primaire supérieur, juillet 1916.
16
- 11 -
Olivier Loubes, « A contre histoire. Gaston Clémendot, instituteur pacifiste », Histoire@Politique. Politique,
culture et société, N°3, novembre-décembre 2007, www.histoire-politique.fr
règne de la paix définitive". Le plus notable est moins le changement d'horizon, de la
patrie à l'humanité, car, après tout, les deux sont connus et employés dès avant 1914, que
le changement de ton et de degré d'engagement : "à tout prix" signe la force et les
errements à venir du plus jamais ça qui oblige à une "paix définitive".
La guerre est désormais impensable autrement que comme un passé impossible à
revivre.
L’impossibilite ou la desillusion du passe, 1922-1950
"Il n'a pas suffi que la France soit sauvagement pillée par les Boches. Il a
fallu que des milliers d'authentiques Français, se transformant en Boches
de l'intérieur, se ruent à la curée du budget.
Continuez, bonnes gens, continuez.
Faites commerce de tout.
Gonflez vos portefeuilles du sang de vos fils transformé en billets de
banques : l'argent n'a pas d'odeur. 18 "
A travers l'indignation profonde de ce passage, consacré au pécule de 1 000 francs
attribué aux ayants droit des combattants tués à l'ennemi, quelque soit leur revenu,
apparaît, sous la plume de Clémendot, un retournement de formule qui signale combien
la violence de la culture de guerre ("sauvagement pillée par les Boches") peut nourrir
celle de la culture de guerre civile ("Boches de l'intérieur"). Au demeurant, le thème de la
dénonciation des profits matériels tirés des morts de la Grande Guerre, ne lui est pas
réservé. La première pièce du fils d'instituteur Marcel Pagnol, datée de 1925, Les
marchands de gloire, s'attache à peindre, elle aussi, le négoce des soldats tués. Elle
reflète, à sa manière, l'amertume et l’écœurement des sentiments d'après-guerre saturés
Discours de l'instituteur Truchon aux obsèques de Madame Clémendot ("38 ans de services interrompus"),
le 6 février 1920 à Mélisey, reproduit dans le Bulletin de l'Union des instituteurs de l'Yonne de février 1920.
18 Gaston Clémendot, "Contre le monnayage des ossements de nos enfants", Le travailleur de l'Yonne, ca
1922, CHS/FC.
17
- 12 -
Olivier Loubes, « A contre histoire. Gaston Clémendot, instituteur pacifiste », Histoire@Politique. Politique,
culture et société, N°3, novembre-décembre 2007, www.histoire-politique.fr
d'un patriotisme, devenu au sens propre, bon marché. Le titre de l'article de Clémendot
mérite tout autant l'attention, en cela qu'il signale un autre retournement essentiel.
Intitulé "Contre le monnayage des ossements de nos enfants", il marque, au-delà de la
réorientation interne du combat principal, sa modalité fondamentalement négative. Le
temps est désormais propice aux combats contre.
Dans les années 1920, c'est contre l'enseignement historique dans le primaire que
s'exerce la lutte passionnée de Clémendot. Bien que minoritaire, il se trouve au centre du
débat sur l'histoire à l'école, qui, parce que le passé est désormais lié à la guerre, pose
alors problème. Au-delà des préaux, cette question agite la France entière, des cercles
académiques où s'exprime Valéry au champs scientifique des Annales naissantes. Puis,
confronté, comme tous les Français, au retour des tensions internationales, et aux choix
dans la priorité du combat face aux fascismes, il incarne la figure d'un pacifiste intégral
des années 1930 et 1940. Paradoxalement, eu égard au positionnement habituellement
reconnu au SN, il va se trouver, y compris dans son camp, en marge du combat pour la
paix qui pourtant est partagé par les siens.
Au centre du débat sur l'histoire, 1923-1932
A l'instar des années 1910, l’après-guerre nous offre la possibilité de comparer la théorie
et la pratique de Clémendot, en mettant en regard les débats d’un congrès et la
production de manuels qui lui sont contemporains ou en découlent. Cependant, la
question centrale a changé, il ne s'agit plus de l'impartialité politique mais de
l'impossibilité pédagogique, scientifique et morale à enseigner l'histoire aux élèves.
Une enquête sur l'enseignement de l'histoire avait été lancée à Paris par le congrès
syndical d'août 1923 durant lequel les instituteurs du SN s'étaient accordés sur les
méthodes actives. "Le coup de pistolet de Clémendot" 19 éclate dans le Bulletin mensuel
du SN de novembre 1923 lorsqu'il interpelle ainsi ses collègues : "Faut-il enseigner
19 Selon l'expression de M.-T. Laurin, "Réflexions d'un instituteur rural : l'enseignement de l'histoire", Revue
de l'enseignement primaire et primaire supérieur, 11 novembre 1923.
- 13 -
Olivier Loubes, « A contre histoire. Gaston Clémendot, instituteur pacifiste », Histoire@Politique. Politique,
culture et société, N°3, novembre-décembre 2007, www.histoire-politique.fr
l'histoire ?". Il va décliner sa thèse de novembre 1923 à juillet 1924, c'est-à-dire depuis
e
son questionnaire initial de l'automne, jusqu'au XX chapitre paru à la veille du congrès,
l'été suivant. Un feuilleton anti-historique en quelque sorte, où sont convoquées, de
Volney à Anatole France, toutes les citations favorables sous le qualificatif d'"opinions",
et où sont déployées, successivement, avec la pugnacité qui le caractérise, toutes les
raisons pédagogiques, scientifiques et morales de supprimer cet enseignement pour les
jeunes élèves.
Pour Clémendot, les raisons pédagogiques (obligation de simplifier "pour ne pas
engendrer le chaos dans l'esprit des enfants") et scientifiques (nécessité d'entrer dans le
détail "pour ne pas falsifier"), qui occupent la quasi-totalité de la démonstration
s’affrontent jusqu’à se contredire, ce qui aboutit à "l'impossibilité d'un enseignement
honnête de l'histoire" 20 .
Au-delà de cette contradiction fondamentale entre le scientifique et le pédagogique, la clé
de voûte du système de pensée de Clémendot, celle qui le verrouille et explique la date de
la prise de conscience d'une telle impossibilité, est morale et figure logiquement dans le
dernier point abordé : "L'histoire est un enseignement de haine et de guerre". On y lit
tout le poids de la guerre sur la mémoire et l'interprétation du passé. La mort de l'histoire
de France enseignée, son impossibilité, découle ici de la mort, évitée de peu, de la France,
sa possibilité entrevue de 1914 à 1918 : "Si, réellement, nous voulons la paix, si nous
voulons que la guerre ne tue pas l'humanité, notre premier devoir est d'oublier le passé. Il
faut cesser de se livrer au misérable jeu qui consiste à rechercher si le Rhin a été franchi
plus de fois par les Allemands que par les Français. L'oubli est la première condition du
désarmement des haines, la première condition de la paix. Et, l'histoire c'est le contraire
de l'oubli" 21 .
Une telle rage à oublier le passé ne joue-t-elle pas le rôle d'exutoire au conflit profond
entre sa passion pour l'histoire et sa haine de la guerre, reflet et exaspération du deuil
20 Gaston Clémendot, "Faut-il enseigner l'histoire ?" (chapitre XII), Bulletin mensuel du Syndicat national
des institutrices et des instituteurs publics, avril 1924, p. 24.
21Ibid., juillet 1924, p. 7-9.
- 14 -
Olivier Loubes, « A contre histoire. Gaston Clémendot, instituteur pacifiste », Histoire@Politique. Politique,
culture et société, N°3, novembre-décembre 2007, www.histoire-politique.fr
qu'il tente ainsi d'opérer par la négation, le refoulement ? Toujours est-il que s'est
installée l'équation histoire = impossibilité, car pour Gaston Clémendot le passé c’est la
guerre et la guerre ce doit être le passé. A l'impartialité a succédé l'impasse.
Il devient alors moins surprenant que même l'histoire des horreurs de la guerre et
l'histoire de la civilisation, unanimement louées par le reste des enseignants comme
solution aux impasses de l'enseignement chauvin, ne trouvent pas grâce à ses yeux. La
première, si elle coexiste avec la haine de l'ennemi à qui l'on prête la responsabilité des
horreurs, peut nourrir l'envie de guerre ou émousser la sensibilité à force de répétition,
d'étalage des atrocités. La seconde, "la pacifique histoire de la civilisation" qui est
pourtant la voie préconisée, depuis l'avant-guerre déjà, pour remplacer "l'histoirebataille" est tout aussi néfaste car, d'une part "ce serait le déluge encyclopédique", et,
d'autre part, elle aussi "est liée à l'histoire des guerres, et on ne peut pas enseigner l'une
sans enseigner l'autre" 22 .
Cette position longuement argumentée connaît un très fort retentissement et constitue la
base du débat majeur du congrès de Lyon d'août 1924, durant lequel Clémendot la
reprend à la tribune. Sur la masse des réactions, deux seulement suivent le tout nouveau
retraité de Mélisey jusqu'au vœu de supprimer l'enseignement de l'histoire pour les
élèves de moins de douze ans : H. Lacoste dans le Bulletin du SN du Cantal et Célestin
Freinet, qui n'est pourtant pas membre du SN. Car l'actualité de ce débat sur l'usage
scolaire du passé est aussi à l'ordre du jour d'un autre congrès, celui de la Fédération des
instituteurs unitaires, issue de la scission du début des années 1920, qui s'exprime par
son journal L'école émancipée. Ici aussi, la guerre amène à repenser l'enseignement de
l'histoire. Freinet occupe, sur ce point, une position similaire à celle de Clémendot. Très
isolé, il vote contre le rapport d'Antoine Richard qui propose de substituer à
l'enseignement "bourgeois" de l'école républicaine un enseignement de classe, c'est-à-
22
Ibid., p. 10.
- 15 -
Olivier Loubes, « A contre histoire. Gaston Clémendot, instituteur pacifiste », Histoire@Politique. Politique,
culture et société, N°3, novembre-décembre 2007, www.histoire-politique.fr
dire, ici, une histoire de la civilisation d'inspiration matérialiste marxiste développant un
esprit international(iste) 23 .
Au total les deux abolitionnistes du passé à l'école primaire se retrouvent seuls ou
presque. Conformément à l'idéal briandiste qui domine alors l'école primaire, le congrès
choisit massivement de ne retenir des attaques de Clémendot que la condamnation de la
valorisation de la guerre dans les manuels, car il reste confiant dans la possibilité
d'éduquer à la paix par l'histoire. Il n'y a pas encore de désenchantement de celle-ci, le
progrès de l'humanité existe pour les instituteurs.
Très clairement le congrès se reconnaît dans l'horizon pacifiste et dans l'ordre du jour de
synthèse qui est ensuite rédigé et adopté à l'unanimité... moins l'Yonne de Clémendot. Il
contient, comme l'écrit le surlendemain Ferdinand Buisson, "le maintien d'un
enseignement historique modifié par le nouvel idéal, celui de la SDN" 24 .
Le congrés du SN prévoit aussi, comme celui des unitaires, la mise en application de ce
nouvel idéal par la rédaction de nouveaux manuels d'histoire. Le sel de l'affaire est que le
manuel pour le primaire va être confié, à l'issue du congrès, aux soins de... Clémendot.
Voyons donc comment se traduit dans ses livres scolaires son changement de conception
de l'enseignement de l'histoire.
Le Duvillage (Histoire de la France expliquée aux enfants) est refondu en 1926, à peu
près à la même date que les autres livres d'histoire présents sur le marché de l'édition.
L'envoi patriotique final ("Vue générale et conclusion") étant supprimé, c'est l'idéal
pacifiste qui s'impose : la responsabilité de la Grande Guerre est désormais partagée
entre les belligérants ; le sens de l'épisode d'octobre 1917 est inversé, ce n'est plus le
"déshonneur" et la "défection" d'un allié, mais au contraire l'action d'ouvriers et de
soldats russes qui "refusèrent de continuer la guerre" ; quant au dernier chapitre il
concerne la Société des Nations, et sa dernière phrase offre l'avenir de l'humanité à la
Cour internationale de justice de La Haye, grâce à laquelle "la guerre sauvage sera
Antoine Richard, "Rapport sur l'enseignement de l'histoire", L'école émancipée, 22 juin 1924. Le rapport
de force est clair : Freinet fait face à l'unanimité des militants unitaires.
23
- 16 -
Olivier Loubes, « A contre histoire. Gaston Clémendot, instituteur pacifiste », Histoire@Politique. Politique,
culture et société, N°3, novembre-décembre 2007, www.histoire-politique.fr
remplacée par l'arbitrage, qui est seul digne des hommes civilisés" 25 . Au total Clémendot
communie avec l'esprit de compréhension internationale de l'heure, biffe de son ouvrage
les références patriotiques, gomme le ton des années 1910.
On y lit la recomposition, effectuée dans les années 1920, de son système de
représentations autour de "l'effroyable tuerie". La recherche de ses causes devient, pour
Clémendot, la tension intellectuelle motrice. Il lui faut expliquer le mal par la désignation
d' "ennemis mortels". Dans une telle mentalité obsidionale, lorsque les troubles de
l'identité nationale s'accentuent (comme au cours des années 1930), le risque devient
alors réel que le combat contre (la dialectique des « anti ») prenne le pas sur le combat
pour, que la culture de guerre ne s'impose.
Gaston Clémendot est alors parfaitement intégré au camp du SN, réservant ses articles
historiques à L'école libératrice, comme il le faisait auparavant avec la Revue de
l'enseignement primaire qui la précéda. Il est encore pris, violemment, pour cible par les
instituteurs unitaires, dans leur volonté de déboulonner les vieux maîtres laïques,
syndiqués au SN. Par le biais de leurs Cahiers de contre-enseignement prolétarien, ils
n'hésitent pas à décrire le contenu du manuel Duvillage de 1913 comme participant à l'
"atmosphère chauvine" de "la guerre impérialiste", ce qui, tout vocabulaire militant ôté,
peut se défendre, et en profitent pour assimiler l'évolution de Clémendot à celle d'Hervé,
ce qui, en 1933, relève, pour le moins, de l'amalgame injurieux 26 . Ils s'attirent quarantecinq pages manuscrites (ont-elles été publiées ?) de "réponses" qui se terminent par une
réitération de son credo sous la forme d' "un dernier mot" :
"Un dernier mot.
Vous ne voulez plus de manuels, jeunes révolutionnaires.
Mais vous voulez des contre-manuels.
Moi, je ne veux ni des uns, ni des autres.
Ferdinand Buisson, "Au nom du peuple le congrès de Lyon a poussé un généreux appel à l'avenir", Le
quotidien, 10 août 1924.
25 G. Duvillage, Histoire de la France expliquée aux enfants, Bibliothèque de l'éducation, 1926.
26 "Les manuels d'histoire et la guerre impérialiste", Cahiers de contre-enseignement prolétarien, n°9,
janvier 1933, p. 16.
24
- 17 -
Olivier Loubes, « A contre histoire. Gaston Clémendot, instituteur pacifiste », Histoire@Politique. Politique,
culture et société, N°3, novembre-décembre 2007, www.histoire-politique.fr
Je pense qu'on bourrera toujours le crâne des jeunes enfants tant qu'on
s'obstinera à leur enfourner des connaissances qui sont hors de leur
domaine.
Je ne veux pas d'enseignement de l'histoire à l'école primaire élémentaire.
C'est un enseignement qui ne convient qu'à des adultes.
Je crois que votre pédagogie retarde. Vous vous imaginez que l'école
primaire a pour but d'instruire. Moi, je pense qu'elle a pour but, non pas
d'instruire, mais d'apprendre aux enfants à s'instruire eux-mêmes.
Lorsqu'ils seront devenus des hommes, lorsqu'ils pourront comprendre
les manuels et auront appris à les utiliser et à s'en défier.
Lisez Montaigne, lisez Rousseau.
Après, nous pourrons causer. 27 "
En marge du combat pour la paix, 1933-1950
Ce "dernier mot" qui résume sa position mûrie au cours des années 1920 dans
l'exaspération du refus de la guerre (on "bourrera le crâne" des enfants comme en 19141918), clôt opportunément la période où il se trouve au centre du débat sur
l'enseignement historique. Car, dans les années 1930, le débat sur l'histoire achève sa
mue en combat pour la paix 28 . Or, il va s'y trouver, peu à peu, à l'écart de son
organisation syndicale. Son combat pour la paix est-il devenu trop intégral pour ses
camarades ? Sa mise en retrait correspond-elle à un déphasage dû à son glissement
extrémiste ?
Même si le Duvillage continue d'être réimprimé (en 1936 encore), un double mouvement
permet de parler d'éloignement de Clémendot par rapport à la majorité de ses collègues
en activité. D'une part, il ne publie plus ses articles que dans une presse militante à
Gaston Clémendot, 'Réponses", manuscrit sans date (ca janvier/février 1933).
C'est, en 1939, le titre du livre du secrétaire général du SN. André Delmas, Combats pour la paix, SUDEL,
1939.
27
28
- 18 -
Olivier Loubes, « A contre histoire. Gaston Clémendot, instituteur pacifiste », Histoire@Politique. Politique,
culture et société, N°3, novembre-décembre 2007, www.histoire-politique.fr
moindre tirage que celle du SN, avec bien moins d'écho dans la presse adversaire
habituellement sensible à ses propos. Ainsi, la parution conjointe de L'idole de Domrémy
et d'extraits de l'Initiation à l'histoire, en 1930-1931, marquent sa dernière collaboration
officielle à L'école libératrice. D'autre part, son activité de conférencier et de publiciste se
resserre sur le pacifisme et la situation internationale, aux dépens de l'enseignement de
l'histoire et de l'anticléricalisme désormais englobés, submergés dans le nouveau combat
prioritaire.
Si le manuel "matérialiste" des unitaires, souhaité en 1924, a bien paru en 1928, celui du
SN que devait rédiger Clémendot n'a donc existé qu'en feuilleton incomplet dans L'école
libératrice, en 1930-1931, avant d'être repris dans L'école émancipée, en 1938-1939. C'est
un nouvel indice des reclassements qui s'opèrent alors. De manière symptomatique, la
polémique sur son Initiation à l'histoire ne fut pas rendue publique. L'histoire de sa
publication avortée dans le giron de SUDEL (la maison d'édition du syndicat), au cours
de la décennie 1930 est le premier jalon de la marginalisation progressive de son auteur
par rapport au SN. Clémendot se heurte à un double problème. D'abord pédagogique :
que signifie rédiger, non pas un nouveau manuel d'histoire de France (après tout le
Duvillage existait depuis 1913, et sa refonte de 1926 était unanimement louée au SN 29 ),
mais une initiation à l'étude de l'histoire ? Par ailleurs, qui le publiera ?
C'est au sujet de cette deuxième question que la rupture entre Clémendot et la direction
pédagogique du SN va se produire. Mais il s'agit bien d'un problème de contenu.
Au printemps de 1933, Clémendot, accepte de soumettre son manuscrit à un comité de
spécialistes, "ceci afin de documenter objectivement la commission pédagogique et la
commission de surveillance de SUDEL" 30 . Il est donc question que le SN par
l'intermédiaire de sa maison d'édition le publie, mais après avis "objectif" d'universitaires
réunis sous la houlette de Glotz (qui est alors président du comité international des
29 Pour J. Vidal, dont nous avons vu l'inquiétude pédagogique à propos de L'initiation à l'histoire, il s'agit du
"meilleur livre d'histoire à l'usage des enfants", Revue de l'enseignement primaire, art. cité.
- 19 -
Olivier Loubes, « A contre histoire. Gaston Clémendot, instituteur pacifiste », Histoire@Politique. Politique,
culture et société, N°3, novembre-décembre 2007, www.histoire-politique.fr
sciences historiques). Dans les faits, le texte de Clémendot va être soumis à un spécialiste
par période : Halphen pour le Moyen Age, Pagès pour les Temps modernes, et Renouvin
pour l'époque contemporaine. Bien que diversement modulé, leur avis est unanimement
négatif.
Clémendot se voit retourner l'accusation de partialité contre laquelle il lutte sincèrement
depuis trente ans. Derrière les termes, parfois mesurés, on lit sans peine la
désapprobation des historiens médiéviste et moderniste au sujet de l'anticléricalisme
récurrent, ou de la caricature de la société féodale comme de l'Ancien Régime. Mais c'est
Renouvin qui, en cinq feuillets, se montre le plus acerbe. Il a été visiblement heurté par la
"conception matérialiste" et, surtout par la présentation des relations internationales
avant 1914. Autant que l'avis du spécialiste, on sent les réactions du citoyen et du patriote
face à ce qu'il décrit comme un "esprit tendancieux". Pour Renouvin autant que pour
Clémendot, l’histoire de la Grande Guerre est vivante, brûlante même. Pour autant peuton dire qu'elle marque un grand écart au sein du monde enseignant entre les
universitaires dont les réflexes patriotiques sont intacts (Renouvin les représente bien en
tant que spécialiste reconnu des relations internationales) et les instituteurs devenus
pacifistes (puisqu'ils ont chargé Clémendot de rédiger l'Initiation à l'histoire) ?
La suite donnée par le SN à ces critiques nuance le tableau attendu du pacifisme des
enseignants du primaire : Clémendot n'est pas suivi. Le 26 février 1935, les notes
critiques lui sont envoyées par Boulanger, de SUDEL. Sa réaction est à la mesure de sa
colère (les termes même de Renouvin l'attaquent sur ce qu'il considère ses valeurs depuis
1905 : l'impartialité, la vérité historique) et de son tempérament de lutteur (il rédige 58
pages de "notes de critique historique" reprenant point par point toutes les remarques
er
des trois historiens). Mais, le 1 octobre 1935, le bureau du SN, auquel elle a été
soumise, lui notifie son refus de publier sa réplique, au motif que l'étude critique avait été
faite sous la réserve qu'il n'en serait pas fait état publiquement, et lui propose une issue
Lettre de Dumas à Clémendot du 21 février 1933, CHS/FC. SUDEL est le nom de la toute nouvelle Société
universitaire d'éditions et de librairie, contrôlée par le SN.
30
- 20 -
Olivier Loubes, « A contre histoire. Gaston Clémendot, instituteur pacifiste », Histoire@Politique. Politique,
culture et société, N°3, novembre-décembre 2007, www.histoire-politique.fr
dilatoire 31 . L'essentiel est bien que, sur le fond, le bureau se range à l'avis des historiens
(pour des motifs éditoriaux autant que par adhésion aux points de vue des
universitaires ?).
En tout cas, le manuel d'Initiation à l'histoire de Clémendot a vécu. La rupture
intellectuelle avec le SN est consommée en deux années charnières : 1933-1935. Cet
épisode ponctue par ailleurs le double échec de cette veine de manuels d'histoire faite par
des syndicalistes. Alors que les intentions de départ étaient opposées (les unitaires
souhaitant un livre militant, les autres un livre impartial), le résultat est convergent : à la
confidentialité du premier 32 correspond l'avortement de celui du SN.
Désormais le repli de Clémendot sur la résistance à la guerre s'accroît. Hormis la reprise
de L'idole de Domrémy dans La Libre Pensée (de février à octobre 1937) et dans L'école
émancipée au printemps de 1938 (sous le titre "La vérité sur Jeanne d'Arc"), et un
manuscrit de 1935 sur la "laïcité en danger", on ne rencontre plus dans ses papiers
d'articles consacrés en premier lieu à l'anticléricalisme, alors que ceux qui concernent le
pacifisme deviennent légions. Encore faut-il remarquer que l'étude sur Jeanne d'Arc, telle
qu'elle est revue en 1937-1938, fait, avant tout, de la Pucelle une "vierge guerrière" 33 . "La
visionnaire des bords de Meuse" procure ainsi une occasion de dénoncer les traîtres à la
cause d'un laïcisme, dorénavant assimilé à la lutte pacifiste. Ce faisant, Clémendot nous
offre la possibilité de mesurer le fossé qui se creuse entre son point de vue et l'acception
classiquement républicaine d'Herriot ou de Bayet. Il en est de même pour l'enseignement
de l'histoire désormais uniquement préoccupé de renforcer le barrage contre "l'esprit
guerrier", en s'appuyant sur les bons exemples tel que celui de "Robespierre contre la
guerre révolutionnaire" 34 . Il s'agit bien de répandre un "contre-poison" contre "le plus
grand fléau qui puisse menacer la liberté". Du coup, les adversaires sont regroupés sous
"Si, par contre, tu veux reprendre quelques-unes de ces questions litigieuses sans leur donner un ton de
polémique, L'école libératrice pourrait t'ouvrir ses colonnes. Bien cordialement à toi. PS : par ce même
courrier, je te renvoie tes documents", lettre de Lapierre à Clémendot, du 1er octobre 1935, CHS/FC.
32 Qui ne reste inscrit que dans trois listes départementales : les Bouches du Rhône, le Cantal et la Mayenne.
33 Gaston Clémendot, "La vérité sur Jeanne d'Arc", L'école émancipée, 1er mai 1938.
31
- 21 -
Olivier Loubes, « A contre histoire. Gaston Clémendot, instituteur pacifiste », Histoire@Politique. Politique,
culture et société, N°3, novembre-décembre 2007, www.histoire-politique.fr
la même espèce : celle des tenants de la "croisade" qu'elle soit antimarxiste ou
antifasciste. D'une telle confusion émerge, plus que jamais la figure cardinale de "la
grande boucherie mondiale" dans laquelle se concentrent, pour Clémendot, le passé, le
présent et le futur. Une culture de guerre civile conditionne un tel amalgame dénonçant
des contraires également dangereux. Cette gamme des "anti", agglomérés en un même
repoussoir, cristallise les passions du polémiste sur le conflit intérieur, vrai fauteur de
guerre à ses yeux. Une nouvelle fois, il se place dans la situation de mener, dans le cadre
franco-français, un combat contre. Cet amalgame du refus, déterminé par le nodule
central de représentation du mal que constitue la Grande Guerre, est probablement la clé
des dérives qui s'accentuent avec la montée de périls extérieurs. Chacun des événements
qui renforce la tension internationale ne fait que renforcer l'emprise de ce modèle
d'appréhension (aux deux sens du terme) de la réalité.
Dès lors, Clémendot réserve l'essentiel de son activité au "Pacifisme intégral et aux
Affaires internationales". C'est l'intitulé qu'il donne au cahier dans lequel il a conservé ses
articles et la documentation jointe de 1933 à 1939. Il y classe d'ailleurs des articles
d'histoire comme celui sur Robespierre que nous venons d'examiner. En tout, ce sont pas
moins de trente-trois articles qui sont ainsi collectés, dans ce press-book de militant, qui
nous offre une série représentative. Et, même s'il peut y avoir quelques nuances, la ligne
directrice comme l'évolution sont particulièrement nettes. Clémendot se revendique du
pacifisme intégral et de la résistance à la guerre, qui se voit accolée systématiquement le
qualificatif de "mal" ou de "fléau" absolu. Et, chaque crise internationale accuse un peu
plus le caractère intégral de son pacifisme.
C'est avec l'arrivée des nazis au pouvoir que le fossé se creuse. En décembre 1933,
Clémendot inaugure son argumentaire qui affirme qu' "Hitler a raison" de réclamer
l'égalité des droits en matière d'armement, et, qu'en tout cas il faut que la France
désarme immédiatement, comme elle l'a promis à Versailles, car "la guerre n'est pas un
moyen
34
de
défense
nationale :
c'est
un
moyen
de
destruction
nationale
Gaston Clémendot, "Robespierre contre la guerre révolutionnaire", Le journal de l'Yonne, octobre 1937.
- 22 -
et
Olivier Loubes, « A contre histoire. Gaston Clémendot, instituteur pacifiste », Histoire@Politique. Politique,
culture et société, N°3, novembre-décembre 2007, www.histoire-politique.fr
internationale" 35 . Le credo républicain de défense nationale approuvé par les socialistes
avant 1914 a bien volé en éclat chez Clémendot : défense est devenue destruction.
Mais, alors que son engagement se renforce, son isolement croît. Il est transformé en
rupture avec le SN depuis 1935, et, désormais c'est essentiellement dans le cadre de Ligue
des droits de l'Homme (LDH) que Clémendot mène son combat. Dans le contexte de la
remilitarisation de la Rhénanie, il rédige, le 29 mars 1936, une motion de la section de
Saint-Florentin, intitulée "Pour la paix. Si vis pacem, para justiciam". Elle affirme :
"Tout vaut mieux que la guerre qui est le mal suprême".
La guerre d'Espagne entraîne une réaction de même type, si ce n'est que son déphasage
vis-à-vis de la direction de la LDH s'accentue. Il refuse en effet que la question même de
la possibilité d'une intervention soit posée aux ligueurs. Pour lui, la non-ingérence doit
être absolue, car sinon c'est la guerre généralisée. Il n'y a pas à faire le choix entre la
"démocratie et la paix" 36 , la solution c'est le désarmement unilatéral et immédiat de la
France, et, "la guerre étant le mal suprême, chaque nation doit prendre, chez elle, les
mesures nécessaires pour empêcher la guerre civile" 37 . Les mêmes arguments,
inlassablement utilisés, rythment ses interventions en 1937.
En 1938, il défend l'esprit munichois et l'action pétitionnaire des instituteurs et des
postiers à laquelle il a contribué dans l'Yonne, face aux questions posées par Lécuyer
(membre de la LDH) qui demande, dans la Bourgogne républicaine du 14 novembre :
"Clémendot est-il toujours décidé à n'opposer aucune résistance à Hitler si celui-ci
envahit la France entière pour y assurer l'hégémonie fasciste ?". Occupant deux articles
de la Bourgogne républicaine, titrés "La résistance à la guerre" (5 décembre 1938 et 5
janvier 1939), la réplique passe en revue, pour les défaire, toutes les raisons invoquées de
s'opposer à Hitler. Parmi celles-ci, l'actualité de la Nuit de Cristal amène Clémendot à
Gaston Clémendot, "Hitler a raison", article non référence, daté du 23 décembre 1933, CHS/FC : cahier
PIAI (Pacifisme intégral et Affaires internationales).
36 Ce sont les termes du sujet de réflexion d'actualité qui est proposé au congrès fédéral de la LDH tenu à
Migennes au printemps 1937 : "Comment défendre ensemble la démocratie et la paix ? Le droit des peuples à
disposer d'eux-mêmes en face des interventions fascistes et la sécurité collective. La collaboration
économique entre les Etats. Le désarmement matériel et le désarmement moral".
35
- 23 -
Olivier Loubes, « A contre histoire. Gaston Clémendot, instituteur pacifiste », Histoire@Politique. Politique,
culture et société, N°3, novembre-décembre 2007, www.histoire-politique.fr
évoquer, le 5 décembre 1938, la question juive de manière équivoque dès lors qu'il s'agit
d'envisager la possibilité d'une guerre, car "une guerre pour Israël pourrait parfaitement
commencer par le massacre de tous les juifs d'Allemagne et peut-être d'ailleurs. Dans
l'intérêt même des juifs, il convient d'être prudent".
1939 le trouve secrétaire départemental du comité de l'Yonne d'action contre la guerre,
qui s'est créé après Munich afin de contrer le "bellicisme" du mouvement AmsterdamPleyel tenu par des "staliniens". Cette tribune permet à Clémendot de s'insurger contre
l'accusation "mensongère et calomnieuse" de l'adhésion au mot d'ordre : "Plutôt le
fascisme que la guerre ! plutôt la servitude que la guerre !". "Jamais le comité d'action
contre la guerre n'a préconisé cette formule imbécile. Entre le fascisme et la guerre, nous
ne choisissons pas. Nous repoussons les deux avec une égale énergie. Accepter la guerre
c'est accepter immédiatement le fascisme, car, la guerre c'est le régime de l'état de siège,
c'est la dictature fasciste de l'Etat-major. Ceux qui admettent que la guerre est nécessaire
pour abattre le fascisme sont les pires fascistes. 38 "
Malgré la volonté affichée de dénégation, la priorité demeure bien la résistance à la
guerre. Quant au ton employé, il appartient sans conteste à la culture de guerre civile,
avec ses retournements de formules et d'invectives autour du fascisme intérieur
stigmatisé. Les tensions s'accentuant, Clémendot rédige, dans l'Ecole émancipée, un
article, intitulé "Le bourrage de crâne en histoire" (usant de ce vocabulaire dont l'horloge
interne reste bloquée en 1914-1918), qui s'en prend au directeur des Cahiers de la LDH,
Emile Kahn parce qu'il y flétrit les accords de Munich. La rupture avec la direction de la
Ligue est consommée depuis la fin de l'automne 1938, et c'est un Clémendot que
l'invasion de la Tchécoslovaquie (qu'il qualifie de "manteau d'harlequin") le 15 mars n'a
pas troublé, qui écrit une "Lettre ouverte au citoyen Victor Basch, président de la LDH".
Ce "Nous ne voulons pas de guerre dantzicoise" du 22 août 1939, n'offre aucune surprise,
hormis l'adaptation des mêmes arguments hostiles à la guerre à la Pologne, "aussi
37 Gaston Clémendot, rapport (manuscrit) de la fédération de l'Yonne au congrès fédéral de la LDH tenu à
Migennes, le 30 mai 1937, CHS/FC.
38 Communiqué manuscrit de Clémendot, sans date, CHS/FC.
- 24 -
Olivier Loubes, « A contre histoire. Gaston Clémendot, instituteur pacifiste », Histoire@Politique. Politique,
culture et société, N°3, novembre-décembre 2007, www.histoire-politique.fr
fasciste que l'Allemagne", après avoir permis de dépeindre la Tchécoslovaquie comme
"une construction insensée et menaçante" 39 . L'entrée en guerre et la défaite ne
changeront rien, ou presque, aux analyses de Clémendot. Durant la Drôle de guerre, il
continue de militer pour la paix, c'est-à-dire pour un armistice immédiat ouvrant sur une
conférence internationale où "seraient réparées toutes les injustices du passé" 40 . Pendant
l'Occupation, même si son activité baisse considérablement, ses obsessions pacifistes,
issues de la Grande Guerre, demeurent, comme en témoignent les titres (et le contenu)
de la seule étude de cette époque sur "Le métaphysicien Bergson, fauteur de guerre",
ainsi que les citations qu'il recueille dans le carnet "Propos de fauteurs de guerre" 41 .
La fin du conflit ne suffira pas à éteindre la flamme dévorante de ce combattant contre
l'histoire de son siècle. En 1947, délégué de l'Yonne, il participe à la réunion de la
Confédération générale pacifiste. Dans ce cadre, une dernière fois, il laisse s'exprimer, à
près de quatre-vingt ans, au sujet de la Résistance, dans un de ses longs écrits de
justification, sa fougue pacifiste dévoyée en un combat douteux. Les premiers mots
suffisent à restituer le terme de ce parcours de la guerre à la guerre civile : "Les vrais
criminels de guerre, ce ne sont pas les Allemands. Ce sont les bandes de la Résistance,
FFI, FTP, et autres maquisards, bellicistes enragés, qui, en, rallumant clandestinement,
criminellement, une guerre arrêtée par un armistice accepté par toute la France, ont
provoqué les représailles allemandes. Je le dis et je le prouve" 42 .
Gaston Clémendot, "Nous ne voulons pas de la guerre dantzicoise", lettre ouverte manuscrite du 22 août
1939, CHS/FC.
40 C'est en tout cas le terme qu'il emploie dans un rapport ("Conditions morales indispensables au
rapprochement et à l'entente durable entre les nations") à la loge La Fraternité d'Avallon, le 4 mai 1940.
Dans cette même loge, il avait fait adopter, dès le 19 novembre 1939, une motion proposant d' "offrir
immédiatement la paix à l'Allemagne (...) considérant enfin qu'envoyer le peuple à l'abattoir, ce n'est pas
défendre la nation mais l'assassiner", CHS/FC.
41 Le carnet n'est pas daté, mais comporte des mentions de 1942 ; l'étude sur Bergson est datée de 1943, avec
un ajout en 1947. CHS/FC.
42 Gaston Clémendot, "Les vrais criminels de guerre", manuscrit de 1947, CHS/FC. Outre ces réflexions sur la
guerre et la Résistance, ses derniers écrits concernent des brochures sur Robespierre (1944) et sur les
religions (Le christianisme contre la civilisation, 1947, et, avec des collaborateurs, Les mensonges des
religions, 1950).
39
- 25 -
Olivier Loubes, « A contre histoire. Gaston Clémendot, instituteur pacifiste », Histoire@Politique. Politique,
culture et société, N°3, novembre-décembre 2007, www.histoire-politique.fr
A contre histoire
Par rapport à l’évolution du pacifisme des instituteurs, le parcours de Clémendot vaut
preuve. La force du patriotisme des années 1910, qui touche jusqu'à ce militant du
socialisme et du pacifisme, prend d'autant plus de relief ainsi que la fracture de la guerre
et l'importance matricielle du temps de deuil de l'immédiat après-guerre. L'ambivalence
des pacifismes enseignants des années 1920 et 1930, où se mêlent adhésions
conditionnelles et refus irrévocables, est soulignée par la marginalisation progressive de
Clémendot : devenu pacifiste intégral, il est écarté des publications du SN. Le tout éclaire
la chronologie et la diversité de l'adhésion de l'Ecole à la Nation à travers l'enseignement
de l'histoire. Comment expliquer la dérive, le progressif enfermement de Duvillage dans
sa logique d'opposition à la guerre ? On peut invoquer son histoire familiale (mais il ne
fut pas le seul) et son éloignement de l'activité professionnelle dès 1924 ; à moins que ce
ne soit par l'impossibilité, non pas d'enseigner l'histoire de la patrie, mais de sortir de
l'horizon de la paix. Quoiqu'il en soit, il nous montre combien le pacifisme intégral des
années 1930, plus qu'un enchantement pour la paix, fut un rejet viscéral de la guerre,
ensorcelée à son tour, diabolisée (elle est le "mal"), après avoir été ensorceleuse sous sa
forme patriotique. Le double paradoxe apparent de cette vie, celui de l' "impartialité"
revendiquée au cœur d’un militantisme laïque et pacifiste constant, et celui de la
recherche, non moins constante, de la vérité historique pourtant jugée impossible à
enseigner aux élèves, n'a-t-il pas beaucoup à voir avec la schizophrénie propre à une
période mal à l'aise dans un temps qui l'obnubile ? Le combat contre l'histoire de Gaston
Clémendot recouvrirait alors une double perspective : contre l'enseignement de l'histoire
mais aussi contre l'évolution de son temps : à contre histoire. Et, si dès 1981, Jacques
Girault notait que le débat sur l'histoire des années 1920 amorçait celui sur la paix 43 , on
peut voir ici qu'histoire et paix sont étroitement conjointes tant elles découlent du
Jacques Girault, "Instituteurs syndiqués et enseignement de l'histoire entre les deux guerres", Cent ans
d'enseignement de l'histoire (1880-1981), colloque tenu à Paris les 13 et 14 novembre 1981, n° spécial de la
Revue d'histoire moderne et contemporaine, 1984, p. 139-155.
43
- 26 -
Olivier Loubes, « A contre histoire. Gaston Clémendot, instituteur pacifiste », Histoire@Politique. Politique,
culture et société, N°3, novembre-décembre 2007, www.histoire-politique.fr
désenchantement du passé qui les colore après la guerre. D'offensif, le pacifisme en est
devenu défensif, ce qu'illustre, sous le maintien apparent du vocabulaire de dénonciation
de l'histoire chauvine, le changement profond de l'argumentaire de Clémendot. D'un
combat pour l'histoire, quête d' "impartialité" en vue de sa conquête au service des
masses, on est passé au combat contre l'histoire, forcément "falsificatrice", changée par la
guerre en bourrage de crâne sans antidote pour les jeunes esprits, donc impossible à
enseigner. Ce passage du « combat pour » au « combat contre » ne signe-t-il pas une des
définitions les plus justes de l’étrange défaite de la patrie à l'école 44 , celle en tous cas qui
rend compte de la violence renouvelée de l'affrontement dans la nation ?
L’auteur
Professeur de Première supérieure au lycée Saint-Sernin de Toulouse, Olivier Loubes est docteur en
histoire contemporaine. Spécialiste de l’imaginaire politique et des représentations mentales, il consacre ses
recherches à l’histoire de la France et son enseignement dans le premier XXe siècle. Il a publié en 2001
chez Belin une étude sur L’école et la patrie en France. Histoire d’un désenchantement (1914-1940).
Résumé
Le parcours de Gaston Clémendot reflète les ambivalences du pacifisme français dans le premier XXe
siècle. De 1904 à 1952, cet instituteur socialiste et syndicaliste milite et écrit des manuels scolaires :
jusqu’en 1922 il agit pour que l’enseignement de l’histoire aux enfants soit « impartial », c’est-à-dire pour lui
internationaliste et pacifiste mais sans oublier la défense de la patrie. Il est alors, comme la plupart des
maîtres, un pacifiste patriote. A partir de 1923 il combat pour la suppression de l’histoire à l’école primaire
car « l’histoire c’est le contraire de la paix ». Ce tournant radical, contrecoup de la Grande Guerre, le fait
devenir un pacifiste intégral, même pendant la Deuxième guerre mondiale contrairement à la plupart des
instituteurs.
Mots clés
Instituteur ; pacifisme ; patriotisme ; enseignement de l’histoire ; syndicalisme ; France, 1904-1952.
44 Olivier Loubes, « L’étrange défaite de la patrie à l’école primaire en France entre 1918 et 1940 »,
Historiens et géographes, n°390, avril 2005, p. 193-202.
- 27 -
Olivier Loubes, « A contre histoire. Gaston Clémendot, instituteur pacifiste », Histoire@Politique. Politique,
culture et société, N°3, novembre-décembre 2007, www.histoire-politique.fr
Abstract
Gaston Clémendot’s career reflects the ambivalence of french pacifism in the early 20th century. From 1904
to 1952, this socialist and unionist “instituteur” had been militating and published several school books : up to
1922 he argued that History teaching to children sould be “impartial” – what he meant was internationalist
and pacifist without omitting the defence of the mother land. He was, as most French teachers, a pacifist and
a patriot. From 1923, he fought for the suppression of History in Primary School for “History is the opposite
of peace”. This drastic change, an aftermath of WWI, turned him into an uncompromising pacifist even
during WWII, unlike most “instituteurs”.
Key words
Primary school teacher ; Pacifism ; Patriotism ; History Teaching ; Unionism ; France, 1904-1952.
- 28 -
Téléchargement