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Novos Cadernos NAEA
v. 17, n. 1, p. 245-256, jun. 2014, ISSN 1516-6481
RESENHA
Emilie Stoll – Doctorante en anthropologie à l’Ecole Pratique des Hautes
Etudes (EPHE, Paris, France) et à l’Université Fédérale du Pará (UFPA, Belém/
Pará, Brésil). Contact: [email protected]
Note critique sur les façons d’ethnographier la relation société/nature à partir
d’une mise en perspective de l’ouvrage de Philippe Descola Par-delà nature et
culture (Paris: Gallimard, 2005, 618 p.)
A propos de:
ALBERT, B. L’or cannibale et la chute du ciel: une critique chamanique de
l’économie politique de la nature (Yanomami, Brésil). L’Homme, t. 33, n. 126128, p. 349-378, 1993.
VIVEIROS DE CASTRO, E. Os pronomes cosmológicos e o perspectivismo
ameríndio. Mana, v. 2, n. 2, p. 115-144, 1996.
DESCOLA, P. Par-delà nature et culture, Paris: Gallimard, 2005. 618 p.
INGOLD, T. The perception of the environment: essays on livelihood,
dwelling and skill. Londres: Routledge, 2002.
Ce travail se propose de faire dialoguer plusieurs auteurs – Bruce Albert,
Eduardo Viveiros de Castro, Philippe Descola, Tim Ingold – ayant réalisé des
travaux ethnographiques dans la région amazonienne et s’étant intéressés à
proposer une remise en question de l’universalisme du principe dualiste fondateur
nature/culture tenu pour acquis en anthropologie (et largement exploité par les
auteurs ayant forgés la discipline, comme par exemple Claude Lévi-Strauss).
Une attention particulière sera apportée à la théorie des ontologies
proposée par Philippe Descola. Elle représente un tournant majeur (et récent)
en anthropologie puisqu’elle propose une réflexion épistémologique radicale
et réoriente un nombre important de recherches. J’ai cherché à montrer que
cette théorie a été produite suite à des choix méthodologiques et idéologiques
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précis – la méthode structurale, une vision holiste de la société et un ancrage
dans la psychologie cognitiviste en ce qui concerne les formes de transmission
du savoir – et en cela critiquables et critiqués. J’offrirai, enfin un rapide tour
d’horizon d’auteurs défendant le même type d’argument (la remise en cause
épistémologique du dualisme nature/culture) mais ayant privilégié d’autres
méthodes et ancrages idéologiques, comme l’individualisme méthodologique.
Yanomami “gardiens de la forêt”: la Nature et sa traduction (1993)
Au cours des années 1980, le territoire des Indiens Yanomami, dans l’Etat du
Roraima (Amazonie, Brésil), fut envahi par une véritable ruée vers l’or (Albert,
1993; Geffray, 1995). Cette époque correspond également à l’alliance tacite
nouée, au niveau international, entre les défenseurs des droits de l’homme (et des
Indiens) et les défenseurs de la nature (les écologistes). Dans le discours véhiculé
par ces acteurs externes, la figure générique de l’Indien prend peu à peu les attributs
du bon sauvage “gardien de la forêt” ou de la “terre-mère” (Patchamama).
C’est dans ce contexte que surgit, en la personne du leader indien Davi
Kopenawa yanomami, un nouveau type de discours écologisant, proprement
yanomami, permettant “un véritable renversement de perspective dans la pensée
yanomami du contact interethnique: le passage d’une symbolisation ethnocentrée
et “en aveugle” (avec des blancs sous-humains, périphériques et inintelligibles)
à une symbolisation relativiste et dépendante (intégration des données de
l’englobement ethnique et des modèles blancs de l’indianité). Passage, donc,
de la résistance spéculative (discours sur l’autre pour soi) à la resistant adaptation
(discours sur soi pour l’autre), du discours somologique sur l’altérité au discours
politique sur l’ethnicité, des catégories de yãnomaethëbë “êtres humains” et
urihitheribë “habitants de la forêt” à celle d’índios Yanomami, povo da terra, povo da
floresta “Indiens Yanomami, peuple de la terre, peuple de la forêt” (Albert,
1993, p. 352).
Il faut savoir que Davi s’est retrouvé orphelin très jeune suite à une
épidémie de rougeole qui a emporté ses parents. Dès lors, il fut élevé auprès
des missionnaires où il apprit à lire (la Bible) et à parler le portugais. Homme
d’interface, il devint fonctionnaire dans le poste de la FUNAI à Demini, fonction
grâce à laquelle il rencontrera son futur beau-père (grand-homme d’un village
nouvellement installé aux abords du poste) qui, en bon stratège, lui donne sa fille
en mariage et l’initie au chamanisme. Agent doublement liminaire (entre la société
des Blancs et celle des Indiens; entre le monde des hommes et celui des esprits),
Davi deviendra un leader et chamane indien avisé. Son principal interlocuteur
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(chargé en outre de publier un livre pour divulguer sa parole aux Blancs) est
l’ethnologue français Bruce Albert1.
Cette double position lui permet d’élaborer un véritable travail de
traduction: “Il serait donc simpliste de considérer la formation des ethnicités
amazoniennes contemporaines sous le jour d’une théâtralité aliénée ou cynique.
Elle révèle à l’inverse un processus d’adaptation créative dont le travail symbolique
et politique pose les conditions de possibilité même d’un espace d’interlocution et
de négociation interethnique, donc d’un réversibilité du discours de domination
coloniale” (Ibid., p. 351).
En effet, pour les Yanomami et ce à l’image de nombreux peuples animistes
d’Amazonie, la notion de “nature” (ou “forêt”) comme entité autonome n’a aucun
sens. Le discours écologique des “Yanomami gardiens de la forêt” n’a donc de
sens que pour les occidentaux, les activistes, pour les gens du “dehors”. Elle ne
recoupe en aucun cas les catégories yanomami pour qui humains et non-humains
partagent un même principe vital et communiquent entre eux. Il n’existe donc
pas de dichotomie société (humaine)/nature (animale et végétale). Le discours
du chamane militant repose donc sur un “écologisme dont l’indianité générique
épouse partiellement la rhétorique et l’espace politique, mais aux prémisses
culturelles et historiques auxquelles les sociétés indiennes spécifiques n’adhèrent
nullement. “malentendu productif ” politico-symbolique (Sahlins, 1981,
p. 72), entre victimes autochtones de la destruction de leur habitat par l’avancée
de “l’économie-monde” en Amazonie, et citadins du Nord hantés par les grandes
catastrophes industrielles des années 70-80” (Ibid., p. 352). Ce processus de
traduction devient particulièrement visible lorsque certains termes sont employés
directement en portugais (et non plus en yanomami), comme par exemple
“demarcar a nossa terra indígena”, “proteger a nossa floresta”. En yanomami, le terme
urihi serait ce qui se rapproche le plus de “la forêt, la terre”. Mais “son champ
sémantique inclut, au-delà de ces adaptations aux impératifs de la communication
interethnique […] l’habitat des “êtres humains” (yãnomaethëbë) opposé à celui
des “étrangers, ennmis, Blancs” (nabëthëbë urihi)” (Ibid., p. 356).. Urihi possède
un “souffle” et un “pouvoir de fécondité”. L’ensemble des êtres (humains et
non-humains) la peuplant possède une “image vitale” qui communique avec les
chamanes yanomami, permettant la “régulation cosmologique des phénomènes
écologiques” (Ibid., p. 356).
1
Bruce Albert est chercheur à l’Institut de recherches pour le développement (IRD). Il
a réalisé sa thèse de doctorat à Nanterre-Paris X chez les Yanomami sur les systèmes
nosologiques et la guerre chamanique.
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Une forêt qui n’en est donc une que pour les écologistes occidentaux
et leur vision naturaliste du monde à qui ce discours est adressé. Bruce Albert
propose finalement une réflexion sur la notion de “Nature”, en tant qu’entité
transcendantale et jouissant d’une certaine autonomie vis-à-vis de la société
humaine (caractérisée par l’idée de culture). Cette “Nature” est une invention
occidentale issue du christianisme: “c’est cette conception de la Nature comme
principe de réalité transcendant, à la fois domesticable et irréductible, qui soustend l’ambivalence des valeurs que nous lui associons : bonne nature civilisée
(vs mauvaise nature sauvage) pour les uns; décor inerte de la production
(vs essence retrouvée de la totalité) pour les autres. C’est à ce théâtre d’ombres que
se trouvent convoqués les Indiens d’Amazonie, sempiternellement condamnés à
y figurer les avatars d’Homo naturalis” (Ibid., p. 364).
Une autre vision du monde: le perspectivime amérindien en Amazonie tupi (1996)
Au Brésil, le questionnement de la Nature (transcendante) comme
construction culturelle occidentale non opérante pour les peuples amérindiens
a été systématisé par Eduardo Viveiros de Castro2. Un constat auquel est arrivé
l’ensemble des anthropologues travaillant auprès des Indiens d’Amazonie est
que ceux-ci traitent les non-humains (animaux, plantes, minerais) comme des
partenaires dotés d’une “âme” et d’un principe vital. Humains et non-humains
communiquent et entretiennent des relations d’ordre divers (affinité potentielle,
alliance, maternité, etc.). Ce type de vision du monde – que l’on trouve dans
d’autres aires culturelles – est ce que l’on appelle communément l’animisme.
En Amazonie, l’animisme rencontré chez les Araweté et d’autres groupes,
principalement tupis (Lima, 2005; Villaça, 1992), possède un format original que
Viveiros de Castro (1996) et son élève Tania Stolz Lima (1996, 2005) ont baptisé
le perspectivisme. Il s’agit, en gros, d’un point de vue sur le monde. Selon cette
configuration particulière, les hommes se voient comme tels; certains animaux
ou autres classes d’êtres (esprits) les voient comme des proies (par exemple
comme un tapir ou un pécari) et se voient eux-mêmes comme des humains.
Chaque être se voit donc comme un humain et voit les autres types d’être soit
comme des proies qu’il peut tuer, soit comme des prédateurs qui peuvent le tuer,
soit comme des égaux (congénères). La réversibilité est au cœur de ce système
puisque chaque individu (humain ou non) peut passer du statut d’homme, de
proie ou de prédateur selon le point de vue. La chaine trophique et la prédation
2
Anthropologue brésilien, au Museu Nacional (Rio de Janeiro). Il a réalisé sa thèse chez
un groupe tupi, les Indiens Araweté du Xingú. Pour en savoir plus sur sa trajectoire,
se référer à l’excellent article: “O antropólogo contra o Estado”, URL: http://revistapiaui.
estadao.com.br/edicao-88/vultos-das-humanidades/o-antropologo-contra-o-estado
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est un type de relation entre catégories d’êtres; tous étant dotés d’une agentivité.
Ce qui différencie les catégories d’être n’est donc pas “l’âme” mais l’enveloppe
corporelle (la peau), parfois assimilée à un vêtement (dont on peut changer).
La théorie des ontologies de Philippe Descola (2005)
Dans son livre Par-delà nature et culture, Descola3 part du constat que dans de
nombreuses sociétés de chasseurs-cueilleurs et agriculteurs itinérants (sur brûlis),
à l’image des Amérindiens d’Amazonie, il n’existe pas de vision dichotomique
qui opposerait la nature d’un côté et la culture de l’autre: “On peut même penser
que l’anthropologie est née du défi de donner une réponse à ce scandale logique
que constituaient, dans la seconde moitié du XIXè siècle, les informations
rapportées par des missionnaires, des explorateurs, des marchands et les premiers
ethnographes. Informations qui tendaient toutes à souligner le fait que, un peu
partout dans le monde, des gens n’établissaient pas une distinction nette entre
les humains et les non-humains” (Descola, 2007, p. 234-235). Pour l’auteur,
la conception d’une nature autonome transcendantale et séparée de l’homme
(ce qu’il appelle “le grand partage”) est une construction occidentale récente (qui
a permis l’émergence de la science moderne) et constitue en cela une cosmogonie
particulière au même titre que l’animisme.
Pendant les 623 pages de ce livre dense mais relativement agréable à lire,
Descola s’applique à proposer une critique de la façon dont l’anthropologie a,
jusqu’à présent, traité le rapport des humains au monde dans lequel ils évoluent.
Cette critique épistémologique a pour objectif de faire prendre conscience
au lecteur que les catégories d’analyses utilisées jusqu’ici – en l’occurrence
“nature” et “culture” - sont culturellement construites et que c’est faire preuve
d’ethnocentrisme que de les utiliser pour analyser d’autres cultures. Il invite,
enfin, à faire une “anthropologie de la nature” où l’anthropos ne se trouverait
plus forcément au centre du monde social. Le livre est donc une invitation à
abandonner les dualismes fondateurs de l’anthropologie.
Le livre est divisé en cinq grandes parties:
1 “La nature en trompe l’œil” (p. 17-131): Après avoir montré la nonuniversalité d’une Nature séparée de la culture, au moyens de nombreux exemples
tirés d’ethnographies diverses réalisées dans de nombreuses régions du monde,
Descola revient sur la genèse du “grand partage” en Occident. Il la remet à
3
Philippe Descola est un anthropologue français, ancien étudiant de Claude LéviStrauss. Il a réalisé ses travaux de thèse chez les Indiens Achuar (Jivaro) en Amazonie
équatorienne. Il est actuellement Professeur au Collège de France et occuppe la chaire
d’Anthropologie de la Nature.
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l’interaction de plusieurs courants de pensée à partir du Moyen-Âge : les penseurs
de la Grèce antique puis le catholicisme et les philosophes des Lumières.
2 “Les structures de l’expériences” (p. 133-180): L’auteur précise ensuite la
méthode par laquelle il va s’y prendre. Dans la lignée de son maître Claude LéviStrauss, il réhabilite une méthode structuraliste en cherchant de grands invariants
basés sur les relations formant la trame de la vie sociale. Il l’épure cependant de la
notion de “structure” (formée a priori et autonome selon Lévi-strauss), remplacée
par celle de “schèmes de a pratique” (formés a posteriori) empruntée au vocabulaire
du schématisme kantien mais utilisée dans le cadre de la psychologie cognitive.
Le “schème de la pratique” de Descola n’est ni une structure lévi-straussienne
ni un habitus dans le sens bourdieusien. Il s’agit de dispositions psychiques
sensori-motrices ou émotionnelles qui permettent l’exercice de trois types de
compétences: structurer le flux de la perception en accordant une prééminence
significative à certains traits; organiser l’activité pratique et l’expression de la
pensée; fournir un cadre pour des interprétations typiques de comportements
et d’évènements, admises et communicables au sein d’une communauté donnée.
Parmi ces schèmes, Descola met l’accent sur les “schèmes intégrateurs”
qui donnent le sentiment d’appartenance à un groupe culturel. Ceux-ci peuvent
être ramenés à deux modalités: 1- les formes de l’identification (rapport à soi);
2- les formes de la relation (rapport à autrui).
3 “Les dispositions de l’être” (p. 181-337): dans cette partie, Descola développe
les modes d’identification et construit le cœur de son propos: les “ontologies”.
Pour y parvenir, il pose un dualisme qu’il suppose universel: la séparation du corps
et de l’esprit, qu’il appelle “intériorité” (la conscience, la conscience réflexive,
la capacité d’agir, de signifier, etc.) et “physicalité” (enveloppe corporelle).
En combinant des deux données selon la continuité et la discontinuité
(ressemblance/différence), Descola obtient quatre combinaisons qui formeront
chacune une ontologie.
Ressemblance des “intériorités”
Différence des “intériorités”
Ressemblance des
“physicalités”
TOTEMISME
ex: Aborigènes d’Australie
Différence des
“physicalités”
ANIMISME
ex: Amazonie amérindienne,
Canada
NATURALISME
ex: société occidentale
ANALOGIE
ex: sociétés sacrificielles
Mexique indigène, Andes,
Egypte des Pharaons, Chine,
Afrique de l’ouest
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Les quatre “ontologies” correspondent à quatre manières d’identifier le
monde qui nous entoure:
- L’animisme postule une continuité des intériorités (humains et nonhumains possèdent une agentivité propre) et une discontinuité des physicalités
(corps différents). Une variante de l’animisme amazonien est le perspectivisme
(cf. analyses de Viveiros de Castro). C’est le cas des Amérindiens d’Amazonie et
du Canada.
- Le naturalisme postule une continuité des physicalités (nous sommes
tous des animaux à évolutionnisme darwinien) et une discontinuité des intériorités
(seuls les humains sont pourvus d’une agentivité). Cette combinaison est notre
propre culture occidentale, qui érige la Science comme la vérité et sépare la nature
de la culture. Le naturalisme est l’inverse symétrique de l’animisme.
- Le totémisme: battant en brèche la conception lévi-straussienne
classificatoire du totémisme4, Descola propose une définition ontologique qui
postule une continuité des physicalités et des intériorités (les humains et leurs
animaux totémiques partagent des attributs communs) à l’intérieur de certains
groupes.
- L’analogisme suppose les discontinuités des physicalités et des
intériorités entre tous les existants et leurs composants. Ce monde est composé
d’une multitude de singularités reliées entre elles par l’analogie. Elle donne
naissance à des sociétés hiérarchisées, relativement figées et plutôt monothéistes
ou autoritaires.
Ces quatre modes d’identification, appelés “ontologies” (“manière de
répartir et de qualifier les propriétés des existants”, Descola, 2007, p. 240)
sont potentiellement présents dans chacun de nous. Ainsi nous pouvons être
naturalistes mais faire des incursions dans l’analogisme (lorsque nous consultons
notre horoscope) ou dans l’animisme (lorsque nous parlons à notre chat).
Simplement, un mode d’identification domine toujours.
1 “Les usages du monde” (p. 119-419): Pour Descola, l’ “ontologie précède
le social” et ne recoupe donc pas forcément les ethnies, etc. Il emprunte alors
la notion de «collectifs» à Bruno Latour pour désigner les groupes d’existants.
Pour chaque collectif, l’auteur passe en revue les problèmes particuliers auxquels
Dans Le totémisme aujourd’hui (1962), Lévi-strauss présente ls totémisme comme un système
classificatoire (et non une identification d’un individu avec un animal) permettant de classifier
le monde, basé sur des écarts différentiels perçus dans l’environnement (sur les animaux) et
transposés dans la sphère sociale (chez les humains). La même année, dans La pensée sauvage
(1962), il propose une seconde théorie du totémisme, non plus classificatoire mais ontologique,
où il s’agit d’un système d’identification d’un groupe humain avec une espèce animale avec
laquelle il partage des qualités.
4
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il est confronté et la façon dont ils les résolvent. Par exemple, dans le cas du
collectif animiste, si le gibier est une personne pourvue d’une intériorité au
même titre que les humains, comment chasser et consommer de la viande sans
se montrer coupable de cannibalisme ? La réponse réside dans les rituels de désubjectivation des proies, par exemple. Pour le collectif naturaliste, le problème
est de trouver la frontière entre la nature et la culture (surtout depuis les études
des éthologues attribuant des capacités cognitives proches de celles des humains
aux chimpanzés).
2 “Ecologie des relations” (p. 421-531): Descola développe ici la seconde
modalité des schèmes intégrateurs, à savoir les formes de relation (le rapport à
l’autre) ou “schèmes de relation”. Il montre que chaque ontologie est compatible
avec certaines formes de relation et incompatible avec d’autres. Chaque collectif
adopterait principalement une forme de relation qui participerait à forger son
ethos. Descola en propose six qu’il divise en deux ensembles:
- donner (don), prendre (prédation), échanger (échange) : l’auteur
propose une définition novatrice de la théorie du don et de l’échange (initialement
développées par respectivement Mauss et Lévi-Strauss). Pour Descola, le don ne
nécessite pas de contrepartie, sans cela on se retrouverait dans une transaction
d’échange (équilibrée). Dans une ontologie donnée, chaque collectif peut
adopter des formes de relation différentes (ex: ethos guerrier pour le schème de la
prédation que l’on trouve chez certaines sociétés animistes – mundurucu, jivaro,
matis, etc. – mais pas toutes. D’autres vont privilégier le schème de l’échange).
Les trois relations de ce groupe ont une équivalence de statut (relations
potentiellement réversibles car situés au même niveau ontologique).
- produire (artefacts, imposition des formes sur une matière inerte),
protéger (domestication, élevage), transmettre (culte des ancêtres): la
production implique une hiérarchisation ontologique du producteur (l’artisan)
sur l’artefact qui est alors inanimé. Dans le cas des théories animistes, on ne peut
donc pas parler de production. Par exemple, les femmes Achuar ne “produisent”
pas les plantes qu’elles cultivent mais s’en occupent comme de leurs enfants. La
production d’artefacts – comme la vannerie par exemple – peut être considérés
comme le façonnage de corps d’esprits d’animaux (chez les Wayana par exemple).
La protection implique également une domination non-réversible (l’élevage
extensif est un exemple-type.
La transmission concerne l’emprise des morts sur les vivants à travers la
dette. Ces trois relations sont hiérarchiques, sans équivalence de statut entre les
termes. Pour cela, elles sont incompatibles avec l’animisme et on les retrouve par
contre chez les collectifs naturalistes.
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Descola montre, enfin, qu’il existe des compatibilités et incompatibilités
entre ces six schèmes de relation et les ontologies (ou “schèmes d’identification”).
Prenons comme exemple le cas de l’animisme : on peut y trouver les trois premières
relations (don5, prédation6 et échange7). A l’inverse, difficilement le schème de la
production, de la protection (les Amérindiens peuvent parfois adopter des petits
animaux orphelins mais jamais ils ne les font se reproduire) ou de la transmission
(les ethnographient montrent plutôt un effacement méthodique des morts, au
point de tronquer les mémoires généalogiques).
Finalement, l’auteur voit dans l’adoption (plutôt rare) de schèmes de
relation qui seraient incompatibles avec l’ontologie d’un collectif l’un des motifs
de glissement ontologique, ce qui serait à l’origine de ce que nous appelons
communément, en anthropologie, les changements culturels ou transformations
sociales8.
Critiques et approches concurrentes à la théorie des ontologies
La sortie du livre de Descola a provoqué de vifs débats dans le monde
de l’anthropologie. La critique épistémologique et la systématisation de l’objet
de l’étude – permettant d’ouvrir la réflexion à d’autres disciplines comme
l’histoire (cf. Coste, 2010), la géographie (cf. Lézy; Chouquer, 2006),
la philosophie, la psychologie cognitive – ont été unanimement salués par la
communauté scientifique. Néanmoins, il a attisé les querelles entre les courants
anthropologiques antagonistes (cf. Digard, 2006ab; Descola, 2006)
La critique à l’approche structuraliste
L’entreprise de Descola est ouvertement structuraliste et se heurte
frontalement à d’autres courants comme la micro-histoire (à ce sujet, se référer
à l’intervention d’Alban Bensa réalisée en août 2013 à la REA/ABANNE
de Fortaleza ; Bensa, 2010), les positionnements proche de l’individualisme
méthodologique (dont découlent la théorie de l’acteur-réseau ou théorie de la
connaissance de Bruno Latour, la notion d’habitus de Bourdieu, les approches
interactionnistes [Goffman], l’approche phénoménologique d’Ingold, etc), et
le courant du pragmatisme (l’action plutôt que la pensée), l’anthropologie des
techniques ...
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L’idée que les animaux donnent leur corps sans contrepartie (par pure altruisme) au chasseur.
L’idée de l’altérité constituante (Erikson, 1986) : il faut incorporer autrui pour construire le
moi. L’ethos prédateur est à l’origine de pratiques comme les têtes réduites jivaro (Descola,
2005), les trophées mundurucu (Menget, 1993), les rapts d’enfants et de femmes chez les
Ikpeng du Xingú (Menget, 1985), l’endocannibalisme (Albert, 1985) etc.
Lorsque l’on tue un animal, il faut compenser, quelquefois avec des âmes humaines.
L’adoption de nouvelles technologies n’interviendrait qu’après, comme une
conséquence du changement d’ontologie.
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Emilie Stoll
La critique à l’approche cognitiviste
Descola s’appuie sur les sciences cognitives et s’est intéressé aux “outils qui
mettent l’accent sur les caractères non propositionnels du savoir, notamment sur
ce qu’on appelle depuis Kant des “schèmes”, […] que la psychologie cognitive
a commencé à explorer. Ce sont des mécanismes qui permettent des inférences,
des mémorisations, à partir précisément de gabarits mentaux qui rendent le travail
intellectuel plus économique” (Descola, 2007, p. 248). Ce courant de pensée
s’oppose à celui proposé par Gabriel Tarde (1843-1905), l’un des fondateurs de
la psychologie sociale (et individualiste méthodologique), à savoir l’apprentissage
par l’imitation9.
Dans ce débat imitation vs cognition, le principal “opposant” de Descola
est Tim Ingold (Bruno Latour est également en faveur de l’imitation). Ce dernier
a entrepris une critique épistémologique qui reprend, dans les grands termes
la critique de la dichotomie nature/culture posée comme universelle. Pour ce
faire, il prend appui sur son ethnographie réalisée dans le grand nord du Canada,
auprès de peuples chasseurs-cueilleurs animistes (et qui tomberaient sous le
coup du schème du don en utilisant le vocabulaire de Descola). Pour Ingold,
c’est l’ “engagement dans un environnement” qui proportionne aux individus
une expérience sensorielle (l’auteur s’appuie sur la phénoménologie) et des
skills (entendues comme des habitus) en perpétuelle construction au moyen de
l’expérience. C’est donc par le geste et la perception sensorielle (et non le schème
mental) que l’individu identifie les modes de relation à soi et aux autres êtres
(humains ou non). Cette approche forte intéressante a récemment été mise en
pratique dans le cadre d’une monographie de thèse de doctorat sur la territorialité
des Indiens Kayabi du Teles-Pires, haut-Tapajós (Oliveira, 2012) récemment
saluée par l’ABA10 et publiée avec le concours de cette ins, titution.
Individualisme méthodologique
Théorie de la connaissance
(acteur-réseau, Latour)
Perception de l’environnement
phénoménologie (Ingold),
Anthropologie de la vie
(Pitrou, Rival)
Apprentissage imitation (Gabriel tarde)
Pragmatisme
Micro-histoire : étude diachronique des
changements
WEBER
9
ß 2 pôles à
Société holiste
Méthode structurale
(Lévi-strauss)
Théorie des ontologies
(Descola)
Psychologie cognitive
ß 2 pôles à
Réalisme cognitif
Etude synchronique
des grands invariants
DURKHEIM, MARX
Les lois de l’imitation, 1890.
Association brésilienne d’anthropologie (prix ABA/GIZ 2010-2011).
10
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Note critique sur les façons d’ethnographier la relation société/nature
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Références:
ALBERT, B. Temps du sang, temps des cendres: représentation de la maladie,
système rituel et espace politique chez les Yanomami du sud-est (Amazonie
brésilienne), Thèse de Doctorat (Anthropologie) – Université Paris X, Paris, 1985.
BENSA, A. Après Lévi-Strauss: pour une anthropologie à taille humaine,
2010.
COSTE, F. Philippe Descola en Brocéliande. L’Atelier du Centre de recherches
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Texto submetido à Revista em 07.01.2014
Aceito para publicação em 14.04.2014
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