École Nationale Supérieure d’Architecture de Paris La Villette DPEA ARCHITECTURE ET PHILOSOPHIE « L’inhabitable est notre site » Habiter l’inhabitable comme éthique de l’architecture Sébastien Chevrier Travail encadré par M. Jacques Boulet et Mme Chris Younès septembre 2008 Jury : Monsieur Jacques Boulet, architecte d.p.l.g., professeur à l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Paris La Villette. Madame Chris Younès, philosophe, professeur à l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Paris La Villette, professeur à l’École Spéciale d’Architecture de Paris, directrice du laboratoire GERPHAU (Philosophie Architecture Urbain) UMR CNRS 7145 LOUEST. Sommaire Introduction........................................................................................................................... 3 1. L’hésitation de l’habiter..................................................................................................... 7 1.1. Habiter comme ouverture............................................................................................ 8 1.2. La demeure, l’exil de l’être – L’exil, demeure de l’être ............................................. 15 2. Donner à habiter l’inhabitable.......................................................................................... 22 2.1. Les ruses de l’habiter ................................................................................................ 23 2.2. Territoires et xénophobie .......................................................................................... 32 3. L’architecture comme expérience de l’inhabitable ........................................................... 40 3.1. L’architecture ne fait pas semblant que tout est rose… .............................................. 41 3.2. … mais elle ne rend pas le monde horrible pour autant.............................................. 49 Conclusion .......................................................................................................................... 56 Bibliographie....................................................................................................................... 59 Sébastien Chevrier – L’inhabitable est notre site – DPEA ENSAPLV – 2008 2 Introduction Sébastien Chevrier – L’inhabitable est notre site – DPEA ENSAPLV – 2008 3 « L’inhabitable est notre site ». Ce passage du chant IV d’Étroits sont nos vaisseaux de Saint-John Perse est ce qui fonde ici toute notre démarche, à tel point que nous faisons nôtre cette affirmation, nous l’appropriant jusqu’à en faire le titre du travail présenté ici. Le renversement, le tremblement compris dans cette sentence proche d’un aphorisme a agi comme un véritable bouleversement, une remise en question de tout ce qui pouvait nous apparaître alors comme allant de soi, notamment au niveau des connaissances acquises tout au long d’une formation d’architecte. Habiter n’est pas une expérience banale et ordinaire ; la littérature et les recherches à ce sujet nous font prendre pleinement conscience de toutes les difficultés liées à ce concept. Habiter a à voir avec notre existence et par là même, avec notre Être. L’« habiter » engage en tout état de cause notre rapport à l’espace, il met en jeu notre rapport au monde et à Autrui. Il a à faire avec notre positionnement dans ce monde qui encadre et accueille nos expériences. Mais comment comprendre, dès lors, l’affirmation selon laquelle nous habitons l’inhabitable ? Qu’est-ce qui est inhabitable ? De quel « site » nous parle le poète ? Est-ce le monde en général ? l’espace ? la configuration matérielle de notre cadre expérientiel ? un endroit particulier et singulier ? Comment même réussir à penser que l’on puisse habiter l’inhabitable alors que nous avons le sentiment intuitif d’habiter, d’occuper l’espace, de nous l’approprier et de le configurer pour qu’il réponde à nos besoins ? Lorsque nous échouons à rendre un espace habitable, nous n’y habitons pas ou alors si tel est le cas, nous nous sentons relégués, mis à l’écart d’une certaine « normalité ». Qu’aurait découvert l’auteur de ce vers lui permettant de remettre en cause ces évidences toutes faites qui sont souvent les nôtres ? Qu’est-ce qui lui permet d’affirmer que notre « site » est « l’inhabitable » ? Est-ce une vision négative et pessimiste, une sorte de nihilisme vis-à-vis de la possibilité même d’habiter ? Nous révèle-t-il l’échec de toute tentative d’habitation ? ou est-ce une affirmation dénuée de tout drame, un simple constat de notre condition ? C’est ce questionnement, appelant plus d’interrogations que de réponses, qui va devenir la trame du travail présenté ici. D’autant plus en tant qu’architecte, la remise en question de Sébastien Chevrier – L’inhabitable est notre site – DPEA ENSAPLV – 2008 4 notre habitation peut à la fois apparaître comme foncièrement problématique mais aussi comme une opportunité de compréhension différente, enrichie et élargie, de ce qui fonde notre rapport au monde. C’est en ce sens que la problématique introduite par la question de l’inhabitable vient toucher à l’architecture. Elle augmente le sens de cette pensée de l’espace en la replaçant dans un complexe problématique et sémantique autrement plus large que celui du simple aménagement matériel de notre cadre de vie. C’est déjà le cas lorsque l’on interroge l’architecture à travers le questionnement sur l’habiter mais ce qui semblait acquis et qui prenait parfois les apparences d’un certain régime de vérité devient tout à coup instable et ouvert ; ouvert au questionnement, à la remise en cause, mis en variation, en mouvement. Affirmer que l’inhabitable est notre site, c’est faire en quelque sorte trembler le socle de la pensée de l’architecture ou en tout cas lui ouvrir d’autres horizons, peut-être moins stables que la pensée selon laquelle l’architecture se fonde sur l’habiter, compris comme un usage et une appropriation de l’espace, pour faire du monde un espace à notre mesure. C’est là que se situe le frémissement qui déplace l’habiter en le confrontant ouvertement à ce qui lui est autre. Comment affirmer que nous habitons l’inhabitable autrement qu’en envisageant sous un jour nouveau l’architecture ? Si la condition première de notre existence est l’inhabitable alors, l’architecture a toujours à faire avec lui. Mais est-ce seulement dans le sens où nous sommes invités à le penser à travers le mythe de Prométhée par exemple ? c’està-dire que le monde est inhabitable en tant que tel et que partant, nous avons besoin des arts, des techniques et par extension, de l’architecture pour domestiquer notre condition mondaine et affirmer notre culture. N’est-ce pas aussi nous inviter à penser que l’architecture nous affronte, nous inquiète en nous donnant à toucher à l’inhabitable ? et qu’en ce sens, l’architecture est l’expérience de l’inhabitable rendue possible à travers elle. Nous sommes confrontés à l’inhabitable – admettons un instant ce qui pour le moment n’est qu’intuition – mais comment comprendre que nous l’habitons, qu’il est notre site ? Comment appréhender ce paradoxe ? L’hypothèse mise en place ici est celle qui conduit à dire que c’est parce que nous habitons l’inhabitable qu’il y a une problématique de l’habiter. Sans ce déplacement de la question de l’habiter, nous serions soit confrontés directement à la question de l’Être (qui est plus que complexe à définir et même à éprouver) soit, par un mouvement de repli, nous ne nous intéresserions qu’à l’habiter dans ses diverses manifestations technologiques et sociologiques. Certes l’Homme fait partie intégrante d’un « milieu » (social, économique, politique, technique, symbolique, naturel, etc.) – et il ne faut pas négliger ce fait en ces temps de réflexion sur le « durable » et de prise de conscience de la finitude et de la limitation du Sébastien Chevrier – L’inhabitable est notre site – DPEA ENSAPLV – 2008 5 monde – mais l’habiter engage plus que notre rapport à ce milieu, ce « monde de la vie » dans lequel nous évoluons. Habiter l’inhabitable serait plutôt un mouvement engageant notre rapport au monde dans une dynamique essentielle refusant tout enracinement et accueillant à bras ouverts l’instabilité de notre condition et, où coexisterait la nécessité d’habiter avec la possibilité de l’inhabitable comme une tension entre deux mouvements. L’architecture serait à la fois la possibilité de l’expérience de cette habitation paradoxale et aventureuse mais aussi le reflet de cette nécessaire habitation que constitue notre « maintien » dans notre milieu. C’est en elle, en l’architecture, que nous pensons trouver les traces de ce qui fonde la dynamique de notre condition mondaine, comprise comme une oscillation permanente entre habitation et inhabitation. Mais si l’on considère que c’est elle qui nous donne à habiter le monde, il ne faut cependant pas négliger le fait que pour pouvoir placer en elle la possibilité de notre habitation, il faut préalablement que nous puissions avoir confiance dans le monde qui nous est donné à habiter. C’est cette croyance, cette évidence accordée à la véracité du monde où se tiennent nos expériences, que nous devons interroger, auparavant de l’architecture, pour savoir où se situe notre habitation. Comment le monde nous est-il donné à habiter ? C’est l’analyse du visage que prend la réalité, celui de l’évidence allant de soi et a priori non problématique du quotidien, qui pourra nous conduire à la compréhension des processus qui sont en réalité à l’œuvre dans la configuration de notre cadre expérientiel et qui agissent comme autant de ruses de l’habiter. Mais nous devons avant toute autre chose aller regarder justement du côté de l’habiter, du côté de ce qui est interrogé et mis en jeu ici, de ce qui à travers sa mise en variation par l’inhabitable, peut accéder à une compréhension autre, ouvrant de nouvelles perspectives quant à une pensée de l’espace. Sébastien Chevrier – L’inhabitable est notre site – DPEA ENSAPLV – 2008 6 1. L’hésitation de l’habiter Sébastien Chevrier – L’inhabitable est notre site – DPEA ENSAPLV – 2008 7 1.1. Habiter comme ouverture L’ontologie de l’habiter, dans ses diverses tentatives, n’a de cesse d’échouer sur l’écueil de son étant mais aussi, de se perdre à l’horizon de son essentialité. Malgré toutes les tentatives de mise à jour de l’essentialité de l’habitation, le phénomène finit souvent par échapper à sa compréhension profonde. Il nous glisse entre les doigts et de ce fait même, continue de nous interroger, sans que l’intérêt qui y est porté ne se démente. C’est parce que c’est une notion encore ouverte, floue et volatile, prêtant à de multiples interprétations que l’habiter reste intéressant à questionner. Le premier obstacle à son saisissement existentiel est paradoxalement la trop grande proximité de sa facticité. Même si l’on sait depuis longtemps que les apparences factuelles de l’habiter masquent derrière leurs évidences mystificatrices une profondeur ontologique que nous cherchons à atteindre, leur fréquentation ordinaire à tendance à endormir notre faculté à saisir ce qui est à l’œuvre quand nous parlons de l’habitation humaine. Trop souvent encore, l’habiter n’est envisagé qu’en fonction de ses actualisations obvies, échappant ainsi à sa compréhension entière. Le second obstacle à l’ontologie de ce phénomène est son éloignement du fait de la nature extatique de l’habitation humaine telle qu’elle a été mise en évidence par Martin Heidegger. Il entrevoit clairement la limite à l’accessibilité de l’habitation. Ainsi, l’essence de notre être-au-monde semble nous dépasser et nous être (provisoirement?) inaccessible malgré sa mise en lumière : La véritable crise de l’habitation réside en ceci que les mortels en sont toujours à chercher l’être de l’habitation et qu’il leur faut d’abord apprendre à habiter. Et que dire alors, si le déracinement (Heimatlosigkeit) de l’homme consistait en ceci que, d’aucune manière, il ne considère encore la véritable crise de l’habitation comme étant la crise (Not) ? Dès que l’homme, toutefois, considère le déracinement, celui-ci déjà n’est plus une misère (Elend). Justement considéré et bien retenu, il est le seul appel qui invite les mortels à habiter. Mais comment les mortels pourraient-ils répondre à cet appel autrement qu’en essayant pour leur part de conduire, d’eux-mêmes, l’habitation à la plénitude de son être ? Ils le font, lorsqu’ils bâtissent à partir de l’habitation et pensent pour l’habitation1. 1 Martin HEIDEGGER, « Bâtir, habiter, penser », dans Martin HEIDEGGER, Essais et conférences [1954], traduit de l’allemand par André PRÉAU et préfacé par Jean BEAUFRET, Paris, Éditions Gallimard, coll. « Tel », 2006, p. 193. Sébastien Chevrier – L’inhabitable est notre site – DPEA ENSAPLV – 2008 8 Si dès le départ de la pensée de l’habiter, nous sommes mis en garde sur son caractère insaisissable, quand est il alors de la poursuite de son questionnement ? Que veut dire Heidegger quand il nous fait comprendre que nous ne savons pas habiter ? Veut-il dire, comme nous venons de l’esquisser, que nous ne pouvons pas saisir le sens fondamental et existentiel du phénomène, ou plus prosaïquement, que nous n’accèderons jamais à la faculté d’habiter ? Si nous ne sommes pas encore en mesure d’habiter, alors qu’en est-il de cet étant qui nous paraît si proche, puisque nous en faisons l’expérience tous les jours ? Dans la compréhension du phénomène que nous donne Heidegger, ainsi que ceux qui ont poursuivi son travail, habiter est notre présence au monde, c’est-à-dire que l’habitation est le phénomène recouvrant, au moins en partie, notre rapport spatial au monde mais aussi, et de manière consubstantielle, notre rapport aux autres. En effet pour Martin Heidegger le verbe « habiter » (wohnen) signifie « être-présent-au-monde-età-autrui », ce qui nous éloigne d’une vision purement sociologique de l’habitation qui viserait à recenser les « manières d’habiter » une maison ou un appartement, de se loger en d’autres termes. Loger n’est pas « habiter ». L’action d’« habiter » possède une dimension existentielle2. C’est en outre, ce que nous explique Christian Norberg-Schulz : Habiter quelque part, implique qu’un rapport significatif s’est établi entre un être humain et un milieu donné. […] ce rapport consiste en un acte d’identification, c’est-à-dire à reconnaître son appartenance à un certain lieu. Par cet acte « l’habitant » s’approprie d’un monde ; son installation correspond à la découverte de lui même et à la définition de son être-dans-le-monde. L’homme d’autre part, est aussi un voyageur. Par sa condition d’« homo viator » il est continuellement en chemin et donc confronté à des possibilités de choix. En choisissant le lieu qui est le « sien », il choisit aussi une forme particulière d’association avec d’autres hommes3. L’auteur entrevoit clairement la dimension dynamique de notre être-au-monde, mais il hiérarchise les termes du rapport et rend leur relation duelle. Néanmoins, il nous invite à penser l’habiter comme un phénomène dépassant l’habitation comme donnée trivialement et ordinairement spatiale : Le terme « habitat » signifie ici quelque chose de plus que d’avoir un toit et un certain nombre de mètres carrés à sa disposition. D’abord, il signifie rencontrer d’autres êtres humains pour échanger des produits, des idées et des sentiments, c’est-à-dire pour expérimenter la vie comme une multitude de possibilités. Ensuite il signifie se mettre d’accord avec certains d’entre eux, c’est-à2 Thierry PAQUOT, « "Habitat", "habitation", "habiter", précisions sur ces trois termes parents », introduction à Thierry PAQUOT, Michel LUSSAULT et Chris YOUNÈS (sous la direction de), Habiter, le propre de l’humain. Villes, territoires et philosophie, Paris, Éditions de la Découverte, coll. « Armillaire », 2007, p. 13. 3 Christian NORBERG-SCHULZ, Habiter : vers une architecture figurative, Paris, Éditions Électa Moniteur, coll. « Architecture Essais et Documents », 1985, p. 13. Sébastien Chevrier – L’inhabitable est notre site – DPEA ENSAPLV – 2008 9 dire accepter un certain nombre de valeurs communes. Enfin, il signifie être soi-même, c’est-à-dire choisir son petit monde personnel4. Ce dépassement de la seule spatialité de l’habiter humain acquiert pour notre part, un caractère proprement fondamental. Le Dasein heideggérien, met en effet l’accent sur la dimension spécifiquement spatiale de notre rapport au monde avec comme conséquence directe de nous enraciner dans le là. Être-le-là, c’est à la fois être le Monde pour mieux signifier que nous en faisons irréductiblement partie, mais c’est aussi exister dans le monde comme êtres irrémédiablement confrontés à sa présence et à son ouverture. On sait que, pour Heidegger, l’être de la réalité humaine se définit comme « être-dans-le-monde ». Et le monde est le complexe synthétique des réalités ustensiles en tant qu’elles s’indiquent les unes dans les autres suivant des cercles de plus en plus vastes et en tant que l’homme se fait annoncer à partir de ce complexe ce qu’il est. Cela signifie à la fois que la « réalité humaine » surgit en tant qu’elle est investie par l’être, elle « se trouve » (sich befinden) dans l’être – et, à la fois, que c’est la réalité humaine qui fait que cet être qu’il assiége se dispose autour d’elle sous forme de monde. Mais elle ne peut faire paraître l’être comme totalité organisée en monde qu’en le dépassant5. Cette interrelation ontologique heideggérienne de l’homme au monde est fondamentalement spatiale et duelle. Mais, dès lors que l’on pense le Da comme une multiplicité, notamment si l’on en « recharge » la valeur sémantique il peut, par là même, devenir polytopique, non seulement parce qu’il est envisagé comme un rapport au Sein, c’està-dire à l’Être, et que celui-ci ne peut être, à notre sens, fixe et unique, mais forcément mouvant, instable et multiple mais aussi, parce que le Là (Da) peut être dépassé et entendu différemment que dans sa seule dimension spatiale. Henri Maldiney nous fait d’ailleurs remarquer que le lieu et la rencontre partagent la même racine : Un des mots pour « lieu » est, en allemand, Gegend, à quoi répond le français « contrée ». Gegend est issu de la même racine gen que begegen : rencontrer. Comme en français contrée et rencontre. Une rencontre n’est pas un simple contact. Elle ne se produit pas à l’interface de deux êtres sans visage. Rencontrer c’est éprouver son visage dans le visage de l’autre. C’est pourquoi il n’est de rencontre qu’entre existants, qu’entre êtres qui se tiennent dans l’ouverture en avant d’eux-mêmes, tous deux en soi plus avant6. L’Autre peut ainsi devenir le lieu de l’être, tout autant que l’espace avec lequel il entretient symétriquement un rapport ontologique. Habiter, ce n’est pas être de manière univoque dans le monde, mais être avec (au monde). La dynamique existentielle de 4 Christian NORBERG-SCHULZ, Habiter : vers une architecture figurative, p. 7. Jean-Paul SARTRE, L’être et le néant. Essai d’ontologie phénoménologique [1943], Paris, Éditions Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 1990, p. 53. 6 Henri MALDINEY, « La rencontre et le lieu », dans Chris YOUNÈS (sous la direction de), Henri Maldiney. Philosophie, art et existence, Paris, Éditions du Cerf, coll. « La nuit surveillée », 2007, p. 177. 5 Sébastien Chevrier – L’inhabitable est notre site – DPEA ENSAPLV – 2008 10 l’habitation inclut donc l’habitant dans une relation tripartite irréductible. Être-au-monde, c’est accepter le monde dans ses dimensions spatiales, temporelles et coexistentielle (la coexistence étant à notre sens, avant la rencontre, le degré zéro – positif – du rapport aux autres). Emmanuel Lévinas7 dans De l’existence à l’existant8 et dans Totalité et infini9 en interrogeant l’intentionnalité de l’existant met l’accent sur un point qui diffère de l’analyse heideggérienne au niveau de l’expérience originaire, en insistant sur le fait que l’expérience première de l’être humain est la jouissance en ce sens que, l’expérience c’est jouir d’être, et donc exister. Partant, l’expérience originaire serait une indétermination, on participerait de avant d’avoir la conscience de ; nous serions donc avant d’en avoir la conscience, pour mieux dire que la façon d’être fondamentale c’est être en tant que première expérience. Lévinas se positionne en deçà et au delà du monde. Être, ce n’est pas qu’être-au-monde, mais faire l’expérience primordiale de l’indistinction, de l’indétermination par rapport à soi et au monde. La sortie de l’indétermination s’opère dès lors par la transcendance d’autrui. Autrui, du fait qu’il nous confronte non seulement au Même, à l’alter ego, mais aussi qu’il nous donne à voir notre propre extériorité en nous obligeant à nous projeter vers l’autre, réussi à introduire l’idée de l’Infini comme structure nouvelle de l’existence et de son ouverture. L’apparition d’autrui est une autre expérience originaire qui surgit en même temps que la jouissance. Autrui n’est ni sujet ni objet, c’est la transcendance infinie et ouverte. Autrui, chez Lévinas, est la limite de ma jouissance en même temps qu’il me donne à être. Comme nous l’avons déjà indiqué, Heidegger (toujours lui) démontre dans sa désormais célèbre conférence de 1951, « Bâtir, habiter, penser », à partir de l’analyse du langage, qu’« habiter est le trait fondamental de l’être (Sein)10 ». Le mot du vieux-haut-allemand pour bâtir, buan, signifie habiter. Ce qui veut dire : demeurer, séjourner. Nous avons perdu la signification propre du verbe bauen (bâtir) à savoir habiter. […] Les verbes buri, büren, beuren, beuron, veulent tous dire habiter ou désignent le lieu d’habitation. Maintenant, à vrai dire, le vieux mot buan ne nous apprend pas seulement que bauen est proprement habiter, mais en même temps, il nous laisse entendre comment nous devons penser cette habitation qu’il désigne. D’ordinaire, quand il est question d’habiter, nous nous représentons un comportement que l’homme adopte à côté de beaucoup d’autres. Nous travaillons ici et habitons là. […] À l’origine bauen veut dire habiter. Là où le mot bauen parle encore son langage 7 Le propos sur Emmanuel Lévinas présenté ici est une transcription de notes prises lors de la présentation du concept d’intentionnalité chez l’auteur par Chris Younès, le 11 janvier 2008 dans le cadre des séminaires du DPEA de l’École d’Architecture de Paris La Villette. 8 Emmanuel LÉVINAS, De l'Existence à l'Existant [1947], Paris, Éditions Vrin, coll. « Bibliothèque des Textes Philosophiques – Poche », 2000. 9 Emmanuel LÉVINAS, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité [1961], Paris, Éditions Librairie Générale Française – Livre de Poche, 1990. 10 Martin HEIDEGGER, « Bâtir, habiter, penser », p. 192. Sébastien Chevrier – L’inhabitable est notre site – DPEA ENSAPLV – 2008 11 d’origine, il dit en même temps jusqu’où s’étend l’être de l’« habitation ». Bauen, buan, bhu, beo sont en effet le même mot que notre bin (suis) […] Que veut dire alors ich bin (je suis)? le vieux mot bauen, auquel se rattache bin, nous répond : « je suis », « tu es », veulent dire : j’habite, tu habites. La façon dont tu es et dont je suis, la manière dont nous autres hommes sommes sur terre est le buan, l’habitation. Être homme veut dire : être sur terre comme mortel, c’est-à-dire : habiter. […] le vieux mot bauen, […] nous dit que l’homme est pour autant qu’il habite11. Habiter c’est donc être (au monde), mais il semble aussi que l’inversion de la proposition est tout aussi valable et que de ce fait, être, c’est habiter. On entrevoit ici assez précisément le paradoxe d’une notion qui, dès que l’on tente d’en approcher la substance fondamentale, tente d’échapper à son saisissement pour ne se laisser définir que par ellemême : habiter c’est habiter ; habiter comme tautologie de l’être. En débarrassant l’habiter de sa couche primaire d’évidence triviale, on rend apparent un de ses caractères fondamentaux, mais il devient dès lors difficile d’atteindre un degré supplémentaire dans le saisissement entier et profond de son sens. Les différentes tentatives d’une ontologie de l’habitation n’ont souvent alors comme autre choix que de s’intéresser aux modalités de surgissement de l’habitation ou à la médiocrité de sa facticité ordinaire. Il est malgré tout intéressant de pouvoir interroger en parallèle d’une tentative de compréhension philosophique de l’habiter, les manifestations « concrètes » et sociologiques de l’habitation humaine pour prendre la mesure de l’importance du phénomène au travers de ses multiples actualisations. À cet effet, l’ouvrage dirigé par Thierry Paquot, Michel Lussault et Chris Younès, Habiter, le propre de l’humain12, est un exemple remarquable du fait notamment de la multiplicité des approches qui s’y trouvent confrontées. En outre, s’intéresser à la facticité de l’habiter a pour conséquence de se positionner, de facto, de manière consciente ou non, dans l’acceptation et la continuité du concept heideggérien de Déchéance (Verfallen) de l’être-au-monde, pour considérer que, même si l’expérience humaine est en partie extatique, on ne peut accéder à sa compréhension totale qu’en interrogeant le réel. Pour Heidegger, l’être-le-là se présente « d’abord et le plus souvent » dans sa « quotidienneté moyenne13 » (durchschnittliche Alltäglichkeit). En effet, notre interprétation du monde et par là même, notre habitation se fait toujours par rapport à notre expérience du réel et en fonction du rapport que notre corporéité entretient de manière irréductible avec cette réalité expérientielle. Il s’agit de ce fait de la mise en place d’une 11 Martin HEIDEGGER, « Bâtir, habiter, penser », p. 172-173. Thierry PAQUOT, Michel LUSSAULT et Chris YOUNÈS (sous la direction de), Habiter, le propre de l’humain. Villes, territoires et philosophie, Paris, Éditions de la Découverte, coll. « Armillaire », 2007. 13 Martin HEIDEGGER, Être et temps [1927], traduit de l’allemand par François VEZIN, Paris, Éditions Gallimard, coll. « Bibliothèque de philosophie », série « Œuvres de Martin Heidegger », 1986, p. 42. 12 Sébastien Chevrier – L’inhabitable est notre site – DPEA ENSAPLV – 2008 12 phénoménologie de l’habitation humaine à partir du surgissement des ses manifestations trivialement quotidiennes, avec pour dessein essentiel d’en faire l’ontologie. En français, le mot habiter provient du latin habitare, qui est le fréquentatif de habere, c’est-à-dire se tenir et qui a donné avoir. Habiter, c’est proprement « occuper comme demeure », avoir l’usage du lieu mais selon une fréquence, une répétition (habitude), c’est se situer spatialement et temporellement sur le mode de la durée. Habiter serait donc insister ou pour ainsi dire, demeurer au monde. Le terme demeurer, à qui l’on accorde une acception allant dans le sens d’une stabilité temporelle certaine, trouve ses racines dans le terme latin demorari qui effectivement signifie attendre, tarder et est composé de de et de mora. Ce dernier terme signifiant atermoiement, est aussi entendu comme hésitation. Ce serait donc en s’installant durablement, en s’inscrivant dans un temps, celui de la répétition, de l’insistance, que notre être se fixerait et que nous n’hésiterions plus. L’habitation serait donc un mouvement stoppé. Mais est-ce que l’habitation est véritablement ce pré-donné anthropologique de la stabilité et de la fixité ? Si nous y réfléchissons bien, cet apparent équilibre spatial et temporel de l’habiter ne relève-t-il pas plutôt d’un positionnement réactionnaire par rapport à l’ouverture de notre être qui dès lors, ne peut être envisagée que comme problématique ? Si nous envisageons différemment la manière d’appréhender notre être-au-monde, nous pouvons dire que face à ce qui constitue pour nous, en tant qu’êtres confrontés à l’Ouvert (du Monde, de l’Autre mais aussi du rien, du vide et de nous-même), une inquiétude fondamentale et primordiale, notre réaction originelle et originale est la mise en place d’un point de stabilité qui serait notre de-meure, c’est-à-dire, la négation de l’hésitation. Envisagé dans cette compréhension, notre être-au-monde participe d’une dynamique territoriale de rejet de l’Inconnu et de l’Ouvert hors des frontières de ce que nous construisons comme notre familiarité existentielle. Mais ce territoire familier, sûr et domestiqué que nous construisons, n’est qu’un leurre. Il est l’apparence mystificatrice que veut bien donner d’ellemême notre réalité mondaine qui, ontologiquement, a à se battre tous les jours contre l’angoisse fondamentale de notre confrontation à « l’étrangèreté » du monde. Habiter est un acte de guerre, qui masque sa nature conflictuelle en ne laissant entrevoir de lui que le visage rassurant d’une stabilité et d’une familiarité forcément non problématique. On doit dès lors, envisager l’habitation comme un processus à l’œuvre en permanence et jamais résolu. Il s’agit bien d’une tension, d’un équilibre forcément précaire et fragile mais dont l’instabilité doit pouvoir permettre à notre existence de ne pas se morfondre dans la léthargie d’une habitation Sébastien Chevrier – L’inhabitable est notre site – DPEA ENSAPLV – 2008 13 utilitaire. Si l’intuition conduit à nous faire penser qu’il s’agit bien d’une dynamique irrésolue, alors il est nécessaire de se demander ce qui y est en jeu. Est-ce que cette tension a quelque chose à voir avec la mise en garde sur notre incapacité à habiter ? L’habiter ne serait-il pas alors l’hésitation de notre être-présent plutôt que sa de-meure ? Pourquoi notre existence serait-elle une hésitation et par rapport à quoi hésite-t-elle ? L’habiter humain comme phénomène extatique nous apparaît comme partiellement remis en cause par la construction de notre insistance mondaine. Insistance vs. Existance. La nature extatique de notre habitation ne serait décelable que dans la confrontation larvée mais quotidienne de notre « stance » mondaine vis-à-vis de l’Ouvert. Nous habitons l’immanence du monde et en même temps, mais de manière larvée et masquée, sa transcendance en tant que ce qui rend viable notre habitation, est justement et paradoxalement la confrontation et la non résolution de cette dialectique avec l’apeírôn. L’habiter se dévoile sur le seuil de l’hésitation fondamentale entre insistance et ek-stase. La question qui se pose alors est celle du lieu de cette hésitation ; de ce qui constitue ce seuil fondamental que nous envisageons ici intuitivement comme le « chez-soi » de notre habitation ; l’hésitation de l’être plutôt que sa de-meure, alors même que l’expérience ordinaire que nous faisons de l’habitation est contradictoire avec cette intuition. Nous semblons habiter la stabilité mais dès que l’on y regarde de plus près, cet enracinement du réel nous apparaît comme problématique et paradoxal du fait de sa nature dynamique. Pourquoi avons-nous besoin d’adhérer à ce mensonge fondamental ? Que masque-t-il derrière la force tranquille qui le caractérise et à laquelle nous nous soumettons par la croyance en cette stabilité ? Que ne pourrions-nous pas supporter dans le dévoilement de l’essence de l’habitation si elle est une hésitation ? Où habitons-nous ? Sébastien Chevrier – L’inhabitable est notre site – DPEA ENSAPLV – 2008 14 1.2. La demeure, l’exil de l’être – L’exil, demeure de l’être Michel Haar dans son article intitulé « La demeure et l’exil14 », introduit dans la compréhension de l’habiter une distinction fondamentale entre différentes façons d’envisager le rapport au « chez-soi » en analysant et en comparant la pensée de Hölderlin et de SaintJohn Perse. Il entrevoit lui aussi clairement dans l’habitation un rapport au monde, existentiel, propre et dynamique : […] le « chez-soi » ne se réduit pas au simple fait de vivre en symbiose avec un espace devenu familier, ni même de se trouver par là implanté sur un certain sol, lié par un ensemble d’attachements, à un pays, à une patrie. « Demeurer » veut aussi dire durer. Certains parlers régionaux disent « rester » pour habiter ici ou là. L’habitation incorpore le temps, et l’époque également, aussi radicalement que le lieu. S’ouvrant ainsi à un lieu et à un temps plus vastes, toute demeure comprend une dimension « ekstatique » par laquelle son habitant se trouve tiré hors de la sphère de l’intimité, du foyer au sens du centre, pour être livré à la lointaine opacité d’une terre et à la lumineuse distance d’un monde. Un « chez-soi » qui ne renverrait pas d’une façon ou d’une autre à cette excentration serait une prison ou une claustration délirante. L’en-stase étouffante du chez soi doit être brisée, s’ouvrir, pour qu’une libre habitation puisse prendre place15. La dynamique de notre habitation mondaine serait donc substantiellement liée à l’ouverture de notre existence. Mais, comme nous l’avons déjà fait remarquer, notre présence au monde ne serait-elle pas aussi, tout du moins en partie, une négation de l’ex au profit de la stance pour pouvoir justement affronter l’ouverture de notre mondanéité ? Dans ce cas, notre rapport au monde apparaîtrait comme une dynamique véritablement et heureusement instable, un aller-retour permanent entre connu et inconnu, entre familier et étranger, entre ouverture et fermeture. C’est dans cette dynamique que notre habitation s’exprime et se nourrit entièrement. « La libre habitation, à partir de l’intimité où, par besoin et nécessité, elle se protège, se cache, doit laisser apparaître la transcendance du plus lointain » (D&E, p. 25). Mais au cœur de cette ouverture à la transcendance nécessaire à la vitalité de l’habitation, deux rapports à l’ek-stase paraissent être envisageables. 14 Michel HAAR, « La demeure et l'exil. Hölderlin et Saint-John Perse », Les Cahiers de l'Herne. Les symboles du lieu, l'habitation de l'homme, n°44, 1983, p. 24-43. Désormais, les références à cet article dans le corps de texte, seront indiquées par le sigle « D&E ». 15 Michel HAAR, « La demeure et l'exil. », p. 24. Sébastien Chevrier – L’inhabitable est notre site – DPEA ENSAPLV – 2008 15 Pour Hölderlin, on ne peut accéder à l’habitation qu’en prenant de la distance par rapport à son lieu, à son monde et donc à soi, mais en insistant sur la notion centrale du Retour envisagée comme horizon idéal de voyages vers des ailleurs « qui contribuent autant, sinon d’avantage, à exiler le poète loin de la demeure natale que l’inaccessibilité ontologique du Propre » (D&E, p. 28) : Ce « bientôt » se trouve sans cesse différé, présence insaisissable. C’est sans doute, comme le montre admirablement le commentaire heideggérien, parce que le proche et le propre de chacun (et aussi bien d’un peuple) ne lui sont pas immédiatement accessibles. Le familier est en soi le plus lointain. « Ce qui nous est propre, il faut l’apprendre, comme ce qui est étranger », écrit Hölderlin dans une lettre souvent citée. Mais l’accent, mis par Heidegger sur la distance vis-à-vis de la Terre natale comme distance intrinsèque vis-à-vis du propre, limite quelque peu le sens hölderlinien du Retour16. Seule l’épreuve de l’étranger, ou plutôt de l’étrangèreté du monde peut faire admettre l’homme dans la plénitude de l’habitation. Ce n’est qu’en se confrontant en permanence à cette altérité primordiale que l’habitation est possible mais dès lors, elle est comprise comme un voyage incessant ayant pour horizon une lueur mythique et inaccessible, celle du Retour qui joue le rôle du domaine familier, du propre. Ce domaine du connu, agit comme contrepoids dynamique dans le rapport étranger/familier de l’habitation et même s’il est mensonger (il n’existe que pour faire fonctionner le rapport dialectique précité et sa réalité découle d’un fantasme puisqu’il ne peut pas exister dans les termes par lesquels il est défini en tant que Propre), il arbore les apparences de l’évidence et de la proximité qui rendent l’exil viable pour ne pas dire vivable ou en tout cas non problématique, du moins au premier abord. L’habitation se nourrit donc pour Hölderlin au sein de l’étrangèreté (celle du voyage) et ne peut être révélée que par l’inaccessibilité fondamentale du familier (le Retour) jouant néanmoins le rôle de référent identitaire. Il en ressort une sorte de nostalgie par avance, c’està-dire une attirance irrémédiable pour un ailleurs inaccessible et fantasmé mais toujours accompagnée de l’idée d’une déception future liée justement à l’inaccessibilité de cet ailleurs tant convoité. L’exil hölderlinien a à voir, en quelque sorte, avec ce que les allemands appellent Sehnsucht, terme quasiment intraduisible qui ici, concernant l’exil à proprement parler, serait un exil déjà nostalgique par avance. Pour Perse, nous dit Haar, et différemment de Hölderlin, l’exil n’est plus auprès de la demeure, mais la demeure est dans l’exil même, c’est-à-dire que nous habitons l’inhabitable. 16 Michel HAAR, « La demeure et l'exil. », p. 28. Sébastien Chevrier – L’inhabitable est notre site – DPEA ENSAPLV – 2008 16 « L’inhabitable est notre site, et l’effraction sans suite./Mais la fierté est dans l’accès non dans l’usage ni dans l’avoir17 ». Considérer que « l’inhabitable est notre site », c’est prendre le contre-pied de la compréhension que nous avions jusque lors de l’habitation mais c’est aussi à notre sens, un indice de ce que l’on peut entendre lorsque Heidegger nous met en garde sur l’inaccessibilité de l’habiter. « Dès que l’homme, toutefois, considère le déracinement, celui-ci déjà n’est plus une misère (Elend). Justement considéré et bien retenu, il est le seul appel qui invite les mortels à habiter18. » Nous ne pouvons habiter que si nous acceptons comme présupposé primordial et paradoxal, l’exil de l’être. C’est accepter et revendiquer positivement que la nature de l’être-au-monde humain est ouverture : L’expérience poétique de l’exil chez Perse [écrit Michel Haar] ne dérive pas d’une volonté hautaine, concertée d’éloignement incessant, pour rien et vers rien. Elle révèle une situation de primordiale dépossession où l’homme est jeté. De naissance. C’est un exil dans l’être, qui exclut toute connotation politique, ou même psychologique. L’exil n’est pas un sentiment réactif, mais une condition première. L’Étranger, l’Errant, le Nomade, le Prodigue, le pèlerin, le Prince de l’Exil – ces figures insistantes de l’exilé dans la poésie de Perse – ne sont pas des hommes chassés, persécutés, comme le réfugié, le dissident, l’apatride contemporains ; ils ne souffrent pas mortellement comme le banni ou l’ostracisé des cités antiques. La joie, l’exaltation accompagnent leur marche. Où vont-ils ? Vers un séjour à la fois plus pauvre et plus riche, plus proche et plus lointain. L’exilé se découvre, comme le légendaire naufragé, rejeté nu sur la plage déserte d’un rivage inconnu, mais ce moment n’est pas pour lui un épisode parmi d’autres dans une odyssée. Son exil commence par l’émerveillement « d’être là » (« et la merveille est annoncée par ce cri : ô merveille! et ce n’est pas assez d’en rire sous les larmes… ») dans un simple, non pas être auprès de, mais être avec, du coté des choses les moins glorieuses, les plus fragiles ou les plus malléables, comme le sable (le Gering, dirait Heidegger)19. Néanmoins, cette situation originelle n’est en aucun cas un retour et un repli sur soi, sur une ipséité alors atrophiée et autocentrée, mais bien plutôt l’ouverture primordiale à l’Autre et le (re)positionnement métaphysique de l’homme comme procédant de la même essence que les « éléments qui dans la nature n’ont pas de lieu propre » (D&E, p. 33). C’est faire prendre pleinement conscience que l’homme fait parti, non pas simplement d’un milieu, mais du là du monde, de son ouverture, qu’il se confond en lui et qu’il n’est pas dans, mais avec au monde. Il habite l’inhabitable du monde puisqu’il en est un des éléments. L’habiter ou plutôt l’« inhabiter » serait dès lors la situation primordiale de l’existence humaine inscrite dans un rapport paradoxal jamais résolu, un balancement permanent entre insistance et extase, entre 17 Saint-John PERSE, « Étroits sont nos vaisseaux, Chant IV, 2 », dans Œuvres Complètes. Amers, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 1972, p. 338. 18 Martin HEIDEGGER, « Bâtir, habiter, penser », p. 193. 19 Michel HAAR, « La demeure et l'exil. », p. 33. Sébastien Chevrier – L’inhabitable est notre site – DPEA ENSAPLV – 2008 17 intimité et ouverture, entre familier et étranger. Inhabiter c’est être sur le seuil de l’existence, c’est cette hésitation primordiale de notre présence au monde, nourricière et vitale. Mais ce déracinement nécessaire « pour qu’une libre habitation puisse prendre place » (D&E, p. 24) nous arrache-t-il à toute demeure ? Sommes-nous irrémédiablement jeté hors de nous et étranger à tout enracinement ? Si l’Être habite l’inhabitable, en ce sens qu’il se nourrit de l’absence de lieu propre dans le Tout du monde, de l’u-topos, alors son essence est entièrement extatique et tournée vers ce lieu qui n’a pas lieu d’être, un lieu impossible qui n’est pas celui de l’homme, « et pourtant, il n’y a ressourcement, régénération et forces futures, qu’à travers lui » (D&E, p. 34). L’exil de l’être est à la fois dépossession ultime de tout étant et paradoxalement habitation. Paradoxalement – et c’est l’énigme majeure de Perse –, cet exil est aussi l’habitation ekstatique dans ce que Heidegger nomme « la maison de l’Être », dans le langage. Comment l’élément qui symbolise l’effacement de l’étant peut-il en même temps symboliser non pas (seulement ?) le dire et le dit du poète, le poème, mais le langage lui-même, texte se disant, se faisant, « le plus grand texte » 20? Ce déracinement vers un non-lieu, ou plutôt d’une absence de lieu, est l’exil originel de l’Être vers ce « "plus grand texte" [qui] ne sera jamais inscrit, ni inscriptible » (D&E, p. 35) c’est-à-dire vers l’impossibilité même d’une habitation qui pourtant est occupée. La demeure est indicible puisqu’elle nous est étrangère mais elle demeure en tant qu’objet. « Ce qui demeure, c’est la chose elle-même, l’élément, le pur lieu d’exil, la maison de l’Être-langage. Pour y accéder et avoir séjour dans l’exil, il faut franchir un Seuil ; mais peut-être l’ÉtrangerPoète ne peut-il, difficilement, que séjourner en marche sur ce seuil » (D&E, p. 36). Le seuil devient ici, comme nous en avions déjà eu l’intuition, la figure centrale et primordiale pour la compréhension de l’habitation de l’être. Sans solliciter le symbole, un seuil est le lieu étroit de passage entre un dedans et un dehors, un chez-soi et un espace ouvert, un lieu qui supporte une différence radicale. […] Lieu ambivalent d’accueil et de rejet, le seuil […], désigne à la fois comme « lieu d’asile », temple et « site interdit » d’apocalypse, recueille en lui la double dimension contradictoire du sacré ou du « numineux » selon la célèbre analyse de Rudolf Otto : élément répulsif du « tout autre », terrifiant d’un côté, et béatitude de l’autre, mysterium tremendum et fascinans. [Le] seuil est à la fois retour vers une intimité suprêmement salutaire et expulsion hors de toute assise, ruissellement du désir et cruelle menace de l’inapprochable. […] Il y a, jusqu’au plus haut Seuil, plusieurs seuils, et tous sont à quitter, ou symboles d’exil : nos étroits seuils domestiques, les plages et grèves, la mort elle-même. […] l’unique seuil « fréquentable » [l’est], parce qu’« inhabitable », c’est-à-dire interdisant de bâtir, de s’arrêter, de fonder21. 20 21 Michel HAAR, « La demeure et l'exil. », p. 35. Michel HAAR, « La demeure et l'exil. », p. 37. Sébastien Chevrier – L’inhabitable est notre site – DPEA ENSAPLV – 2008 18 Cette figure est fondamentale puisqu’elle inaugure une nouvelle appréhension ontologique de notre habitation mondaine. Nous pouvons habiter l’inhabitable parce que justement il est proprement inhabitable, c’est-à-dire que nous ne pouvons habiter que dans le passage, dans l’instabilité qui met fin à toute tentative d’enracinement ; l’habitation est libre du fait qu’elle vit de cette dynamique irrésolue et nécessairement conflictuelle d’entre tous les antagonismes. Habiter le seuil c’est échapper à l’enferment dans la de-meure, échapper à « l’en-stase étouffante » d’une habitation recluse sur elle-même ; c’est affirmer que la demeure est nomade, qu’elle est proprement u-topique, qu’elle est partout et nulle part et qu’elle n’a pas besoin du référent identitaire que pourrait signifier une figure comme celle du Retour évoquée auparavant. La demeure n’est pas racine. Elle est ce point où l’homme perd et prend pied en même temps, à la fois. Mais sommes-nous effectivement et irréparablement étrangers à notre propre demeure ? Sommes-nous condamnés à l’impossibilité de bâtir et d’accéder à toute habitation ? Habiter l’inhabitable, être sur le seuil, sur la frontière ou plus précisément au point d’équilibre forcément précaire entre toutes les oppositions, ne signifie pas que nous sommes irrémédiablement et définitivement attirés vers des abîmes sombres et infinis ou au contraire, uniquement vers un « chez-soi » clos et rassurant mais, que nous avançons dans un mouvement qui procède aussi bien de l’enracinement que du déracinement permanent. C’est une oscillation continue, un processus hésitant et jamais définitivement acquis, un travail toujours à l’œuvre, en train de se faire, dont l’exil n’est pas la conséquence, mais la condition première. Parce que l’habitation est une tension, un équilibre, une instabilité essentielle, et parce que le dévoilement de la nature construite et relative de ce processus nous apparaîtrait comme proprement problématique et insupportable, alors il prend la forme de l’évidence naturelle et non dérangeante de l’Urdoxa. Mais cette évidence du monde dans laquelle nous nous inscrivons et à laquelle nous adhérons purement et simplement sous la forme de la croyance naïve, induit le fait que l’habiter humain est nécessairement une construction mondaine qui prend les apparences de la concrétude, de la stabilité et de la familiarité. Nous construisons, pour habiter, un monde à notre mesure, proche et qui a pour seul objectif de domestiquer l’inquiétude fondamentale que constitue la rencontre avec l’altérité et l’ouverture propre du monde. L’examen critique des théories phénoménologiques de l’ Urdoxa nous conduit à mettre en doute le caractère absolu de la croyance au monde. Nous émettons à la place l’hypothèse d’une inquiétude originelle. Nous considérons en effet que cette substitution, cette inversion même, nous permet de Sébastien Chevrier – L’inhabitable est notre site – DPEA ENSAPLV – 2008 19 mieux comprendre in nuce la formation du monde de la vie et d’interpréter plus correctement la constitution passive de la croyance naturelle comme une réaction constructive à l’incertitude primitive. Partons de ce qui n’est pour l’instant qu’un simple postulat, à savoir que l’être-aumonde originel ne donne pas lieu d’abord à l’expérience confiante d’un environnement familier, mais, au contraire, à une indécision radicale concernant le monde et la nature des relations perceptives, actives et judicatives que j’entretiens avec lui. Etoi men prôtista chaos génet’. Ce qui est premier, ce n’est pas la croyance mais le doute. L’être-au-monde en tant qu’il pousse l’existant à sortir hors de lui-même et à être en relation avec l’horizon indéfini du monde ne peut qu’être à l’origine une expérience étrange et troublante. Ce « hors-de-chez-soi (Das Un-zuhause) » doit être conçu « de manière ontologico-existentiale comme le phénomène le plus originaire ». En conséquence, la transcendance qui caractérise principiellement l’essence de l’existant comme eksistence n’est pas d’emblée pour lui une expérience familière ; c’est, à l’inverse, l’épreuve de la confrontation avec la démesure la plus complète du monde et des autres. L’homme est dans le monde, mais il n’y est pas « chez soi ». L’étrangèreté (Unheimlichkeit) est donc première, et elle se traduit affectivement pour tout existant par un sentiment d’inquiétude. Il n’est rien que l’homme craigne davantage que la confrontation soudaine avec l’inconnu. L’ouverture implique en effet la possibilité imminente de sombrer dans l’abîme, à savoir la perte de l’individu, cet être fini, dans le sans-fond. La peur du contact avec l’Illimité caractérise notre condition originelle. Nous fuyons l’indéterminé comme la peste. Cela signifie que ce n’est pas seulement l’existant qui se transcende vers le monde, comme sortie hors de soi et relation avec l’extériorité pure, mais le monde luimême qui, en tant qu’horizon mal établi, se transcende continuellement, et se donne à voir comme ce mouvement de l’auto-dépassement qui n’est autre que son illimitation originelle. L’extériorité apparaît d’entrée de jeu comme un espace-temps indéterminé. Le monde comme tel, le monde originel que le quotidien dissimule et conjure, n’est pas l’unitotalité fixe et ordonnée, le globus qui embrasse toutes les choses et les tient ensemble, chacune à sa place, sous sa coupole diaphane et majestueuse, mais c’est la réalité informe et chaotique de l’Illimité (apeiron), le monde ouvert, incertain et instable, le réceptacle branlant de toute vie. C’est parce que la phénoménologie husserlienne (mais aussi celle de Fink, de Patoçka et de Merleau-Ponty) pose généralement (et sans justification) le phénomène du « monde » comme un Tout unitaire, immuable et indestructible qu’elle conçoit corrélativement l’être-au-monde originel comme assurance (Urdoxa, foi perceptive ou adhésion). L’un ne va pas sans l’autre. À la sphère parfaite s’accorde un état d’esprit confiant. Et la certitude doxique répond ici à la simplicité cosmologique. L’homme croit de manière absolument certaine au monde, parce que celui-ci se donne à lui sereinement comme une totalité unifiée. Mais, comme l’analyse koinologique montre que le monde comme tel n’est pas une unité englobante, mais, à l’inverse, un mouvement d’expansion sans frontières, l’apeiron originel, elle dévoile du même coup son nouveau mode d’être : l’inquiétude. L’expérience du monde est le contraire d’une marche confiante vers le Certain ; c’est l’arrivée dans une contrée inconnue, mal établie, mal définie22. Il apparaît dès lors que pour habiter l’inhabitable, pour tenter de résoudre (en apparence) ce paradoxe, nous n’ayons comme autre solution que la construction d’une réalité mondaine toute aussi paradoxale. En effet, ce qui nous apparaît comme stabilité et proximité rassurante permettant de fonder notre habitation propre, à savoir notre réalité, celle du « monde la vie » (Lebenswelt), ne soit en fait elle-même que tension et équilibre précaire. Cette réalité qui nous apparaît comme étant « à notre mesure », qui permet de domestiquer l’incertitude originelle qui semble conditionner notre existence primordiale, n’est autre que ce que nous dénommons ordinairement le quotidien. Ce que nous considérons habituellement comme quelque chose de pré-donné, allant de soi dans une évidence non problématique et que nous ne remettons pas en cause, est en réalité une pure construction qui n’a pour autre dessein 22 Bruce BÉGOUT, La découverte du quotidien, Paris, Éditions Allia, 2005, p. 277-279. Sébastien Chevrier – L’inhabitable est notre site – DPEA ENSAPLV – 2008 20 que de rendre vi(v)able le paradoxe de notre habitation. C’est à travers le quotidien que nous appréhendons le monde, à partir de lui qu’est configuré notre cadre expérientiel. Il inscrit toutes nos actions dans une typique spatiale qui est celle de la réalité mondaine et sur un mode temporel qui est celui de la répétition, de l’habitude. Mais il est mensonger en cela qu’il masque sa nature construite et sa tension interne qui n’est autre que celle de notre habitation même. Son paradoxe est d’être à la fois le constituant et le constitué, d’être « le seul seuil fréquentable » parce que proprement infréquentable. Il constitue une stratégie, c’est-à-dire la définition d’un ensemble d’actions cohérentes (ou plutôt, qui s’en donne les apparences) pour atteindre un unique objectif, permettre d’habiter l’inhabitable. Le quotidien de ce fait, outre le fait qu’il dissimule et camoufle sa nature même de processus paradoxal et parce que nous y adhérons sans sourciller, est une ruse de l’habiter. C’est cette construction dynamique d’un monde à notre mesure, d’une réalité a priori habitable qu’il convient d’interroger dès à présent. Sébastien Chevrier – L’inhabitable est notre site – DPEA ENSAPLV – 2008 21 2. Donner à habiter l’inhabitable Sébastien Chevrier – L’inhabitable est notre site – DPEA ENSAPLV – 2008 22 2.1. Les ruses de l’habiter Habiter l’inhabitable, habiter le seuil, la tension, l’hésitation, n’est possible que si cette habitation revêt un caractère évident et non dérangeant ou pour ainsi dire une « normalité ». Or, quoi de plus « normal » et obvie que le quotidien, que ce monde de la vie dans lequel nous ne pouvons avoir que confiance ? Mais comme nous l’avons esquissé auparavant, cette évidence a priori de notre réalité expérientielle n’est peut-être elle-même qu’une construction. Le problème n’est pas tant que notre réalité soit construite, puisque après tout nous sommes habitués au fait d’évoluer dans un ensemble de constructions humaines notamment sociologiques et politiques. Ces structures humaines sont depuis longtemps connues, analysées et mises en évidence. Mais s’agissant du quotidien, c’est de ce qui pour nous semble le plus « naturel », le plus proche et le moins contestable. Le plus problématique dans le fait que le quotidien soit une construction, n’est pas qu’il soit proprement construit ou pour ainsi dire « artificiel » et donc relatif, mais que ce qui peut être envisagé comme un processus, masque à la fois sa fabrication propre et sa nature artificielle pour ne donner à voir de luimême que l’évidence et la naturalité de son résultat actualisé. Qu’est-ce que ce mensonge, ontologique au quotidien, peut-il bien vouloir cacher ? Qu’y a t’il de si primordial et essentiel dans cette mystification ? Et encore une fois, qu’y a t’il que nous ne pourrions pas supporter dans le dévoilement du caractère construit de notre réalité expérientielle ? L’intuition nous conduit à voir dans ce processus mensonger, une des ruses de l’habitation humaine pour se donner les apparences de l’évidence et de la stabilité. Masquer le fait que nous habitons l’inhabitable et que surtout nous ne pouvons habiter que parce que justement notre « site » est l’inhabitable, c’est-à-dire que nous ne pouvons exister que dans la confrontation paradoxale entre immanence et ouverture, apparaît ici comme fondamental. En effet, notre exposition brute à l’Ouvert, non seulement du Monde mais aussi de nous-même et de l’Autre, c’est-à-dire ce « passage à vide » de la collusion à la fois du Tout et du Rien est proprement inquiétante. La mise en avant de ce processus paradoxal et dynamique menant à Sébastien Chevrier – L’inhabitable est notre site – DPEA ENSAPLV – 2008 23 la fabrication d’un cadre expérientiel habitable et fréquentable constitue tout l’enjeu de l’ouvrage de Bruce Bégout, La découverte du quotidien23. Le quotidien œuvrerait à la constitution d'un monde où la survie de l'humanité est assurée par rapport au monde originel qui lui, n'est pas a priori, fait pour elle. Le quotidien mènerait donc insidieusement pour l’habiter un travail de dissipation des craintes primaires, liées à l'exposition de l'homme à un monde originel infini et inconnu. En effet, transformer toute expérience humaine en fait connu et naturel, voilà l'objectif caché du quotidien. Ce monde propre, la quotidienneté, est le plan où se joue, pour l'être humain, la prise en charge initiale de son rapport au monde : « le quotidien est la première totalité de l'expérience qu'il est donné à l'homme de vivre » (DQ, p. 58). Ce monde est tout d'abord le monde en général, mais dont on doit parvenir à faire son propre monde. Ce plan de la quotidienneté, le monde quotidien, devient la base de toutes expériences humaines ultérieures même les plus sophistiquées et exceptionnelles qui sont donc par définition rejetées à l'extérieur de ce plan. Le quotidien crée cette frontière entre le connu et l'inconnu, entre ce qui rassure et ce qui inquiète, entre le familier et l'étranger. C'est cette dialectique, cet aller-retour permanent qui caractérise le quotidien comme un processus dynamique dont l'ontologie devient possible de ce fait même. L'essence du quotidien réside dans cet entre-deux de l'ambiguïté, de l'équivocité, de la tension en opposition à son apparence routinière et tranquille. Le quotidien est le conflit permanent, la dynamique des opposés qui le constituent. « Ce n'est que dans les situations paroxystiques que, perturbé, le quotidien se transcende réellement vers les formes nouvelles d'existences qui l'obligent à se modifier en profondeur » (DQ, p. 75). Ce processus est celui de la « quotidianisation » : Nous nommons quotidianisation ce processus d'aménagement matériel du monde incertain en un milieu fréquentable, ce travail de dépassement de la misère originelle de notre condition par la création de formes de vie familières24. La quotidianisation fabrique dans la tension et le conflit, dans l'apprivoisement et le rejet, le monde quotidien, entendu comme monde de la vie. Comprendre le quotidien comme tel, c'est trouver la bonne distance qui permet d'atteindre son essence, de révéler sa profonde authenticité. Cette attitude conduit à prendre le quotidien tel qu'il est, à ne pas porter de jugement de valeur. Le quotidien n'est pas l'ordinaire. Assimiler le quotidien et l'ordinaire est 23 Bruce BÉGOUT, La découverte du quotidien, Paris, Éditions Allia, 2005. Désormais, les références à cet ouvrage dans le corps de texte, seront indiquées par le sigle « DQ ». 24 Bruce BÉGOUT, La découverte du quotidien, p. 313. Sébastien Chevrier – L’inhabitable est notre site – DPEA ENSAPLV – 2008 24 un raccourci qui manque l'essence du quotidien en tant que dynamique paradoxale dont, par là même, l'ontologie devient possible. L'ordinaire est la projection du quotidien dans le plan concret donc vidé de toute dynamique puisque ne reflétant pas son processus de fabrication. C'est le quotidien dépouillé de son paradoxe, de ses tensions ; c'est l'immuable, le stable, le fixe dont l'ontologie est impossible. Le quotidien même s'il apparaît comme la base, le socle, le pré-donné irréductible et primaire est en fait un produit. Sa double nature paradoxale de constituant et de constitué, sa dualité est la clé de sa dynamique propre. La quotidianisation est le quotidien en travail, « en train de se faire, de se défaire, de se refaire » (DQ, p. 93), une lutte constante au jour le jour dont les effets ne sont jamais définitivement acquis. C'est un équilibre permanent. Le quotidien n'existe que par les processus dynamiques de quotidianisation qui aménagent le monde. En tant que processus dynamique, le quotidien est inévitablement dérangé par l'extraquotidien, mais c'est dans cette tension qu'il existe et il ne saurait exister ailleurs qu'à la frontière qu'il a lui-même établie. Le quotidien est la réponse contre l'angoisse première de l'être-au-monde, mais n'existe que par rapport à cette angoisse extra-quotidienne. Le quotidien fabrique de toutes pièces la frontière entre le familier et l'étranger dans le dessein de rassurer. Cette double figure du familier et de l'étranger est une pure fabrication de l’habiter, le reflet de la quotidianisation qui ne peut exister que dans le conflit de ces deux notions antinomiques. C'est une production car il n'y a pas à proprement parler de familier et d'étranger en soi. Le familier est avant tout notre familier, reflet particulier de la domestication de notre présence au monde en opposition à l'étranger qui ne peut être par là même que notre étranger, celui que nous rejetons hors des frontières du quotidien particulier que nous construisons. En outre, un autre familier ne peut alors nous apparaître que comme autre, c'est-à-dire étranger mais nous comprenons aisément que la réciproque est tout aussi vraie et que notre familiarité peut être envisagée comme étrangère. Nous comprenons donc assez facilement que l'étranger que nous reconnaissons comme autre monde quotidien est un étranger que nous pouvons apprivoiser, comprendre et, pourquoi pas, nous approprier puisqu'il est le fruit de tout un travail de rejet derrière la frontière artificielle que notre quotidien partiel crée au sein du monde quotidien. Il n'est qu'un étranger relatif à notre familiarité particulière. Si les deux notions de familier et d'étranger peuvent donc revêtir le costume de leur inverse, alors elles constituent bien des artifices de la quotidianisation dans son œuvre de domestication de l'inquiétude originelle avec laquelle a à faire l’habiter. S'il est donc Sébastien Chevrier – L’inhabitable est notre site – DPEA ENSAPLV – 2008 25 vraisemblable que ces notions sont réciproquement liées au quotidien dans leur nécessité de fabriquer notre appropriation du monde, elles n'en sont pas moins relatives à un quotidien particulier. « Sans la présence des étrangers aux frontières de mon monde, celui-ci serait moins réel, moins consistant. […] Partant, ce n'est que dans la rencontre effective avec l'étranger que le familier prend sens » (DQ, p. 410). La familiarisation ne prend donc sens que dans une expérience qui est rendue possible par la quotidianisation elle-même. « C'est le processus de quotidianisation qui scinde le monde en deux et oppose l'univers familier d'un côté et les contrées étrangères de l'autre » (DQ, p. 418). Néanmoins, si le familier est un pur produit du quotidien pour nous permettre d'apprivoiser le monde, il n'en est pas de même de l'étranger. En effet, s'il existe bien un étranger réciproque au familier, il existe une autre forme d'étranger qui elle ne semble pas être un artifice mais qui s'avère bien posséder une réalité propre. Il s'agit de l'étranger originel, l’« étrangèreté » du monde ; monde infini et informe qui n'est pas fait pour nous et devant lequel nous n'avons pas d'autre réaction que l'angoisse et l'inquiétude. Résoudre cette inquiétude passe alors par la fabrication d'un monde connu et familier donc vidé de toute incertitude. Cette réponse n'est pas une création historiquement datable dans l'histoire de la domestication de notre rapport au monde, mais un processus permanent et toujours actif, « le mouvement incessant de la transgression et de la familiarisation » (DQ, p. 77). Cette dialectique est présente dans tous les faits quotidiens. C'est-à-dire que les faits quotidiens, si ordinaires soient-ils, sont toujours le reflet du travail de familiarisation que poursuit la quotidianisation. Ils sont à la fois le quotidien au sens commun, l'ordinaire en tant que manifestation sur le plan concret du quotidien, mais aussi la manifestation du processus de quotidianisation toujours inscrit en eux. Le quotidien est le lien commun à tous les phénomènes de l'expérience humaine en tant que résultat de la quotidianisation comme processus de domestication de l'inquiétude originelle face à l'inhabitabilité du monde. C'est bien, encore une fois, le processus qui est ici intéressant en ce qu'il fait qu'est quotidien, non pas le phénomène apparaissant, mais la fabrication d'un réel éprouvé comme quotidien. Cette réalité domestiquant l'être-au-monde, familiarisant le monde porte en elle les valeurs primordiales qui la fondent et la rendent ininterrogeable. Ces valeurs que sont « le convenable, le normal, le conforme, l'évident » (DQ, p. 95) masquent la réalité du procès de constitution du quotidien et sont fondatrices de son mensonge originel. La fabrication du quotidien est éludée par l'évidence naturelle à laquelle il veut faire croire. Cette hypocrisie Sébastien Chevrier – L’inhabitable est notre site – DPEA ENSAPLV – 2008 26 naturelle et évidente du sens commun doit être remise en cause et dépassée pour mener l'examen de l’habiter. L’enjeu de cette découverte du quotidien, après avoir mis à jour le processus de quotidianisation, est de montrer comment le quotidien dans sa configuration mondaine – le monde quotidien – est structuré. « Le processus de quotidianisation a pour seule et unique finalité de produire un monde sûr et hospitalier » (DQ, p. 407). La vie quotidienne tend donc, dans son opération de domestication du monde originel, à la fabrication d'un monde, c'est-àdire un ordre viable et stable fournissant le minimum de garanties à l'homme dans la persévérance de son être, dans son habitation. Le monde quotidien se fabrique à travers la compréhension que nous en avons : « Le quotidien ne met pas simplement en jeu des tactiques d'apprivoisement de l'étrangeté de l'expérience, mais implique une interprétation générale du monde selon des structures typiques de compréhension » (DQ, p. 509). Cette interprétation passe avant tout par l'intuition générale que nous avons du monde. Elle acquiert à nos yeux une valeur de vérité immédiate dans la relation que nous entretenons avec le monde et, en tant que vérité, elle ne nous semble pas problématique. C'est le sens commun, accessible à tous qui n'exige aucune aptitude particulière. La doxa n'est pas à proprement parler un savoir (elle ne s'enseigne pas), mais en tant que « présavoir », elle exprime un rapport vrai au monde de la vie dans une relation intuitive et concrète que le savoir scientifique est le plus souvent contraint de réprouver et d'abandonner, afin d'idéaliser les données immédiates de cette expérience25. Cette logique du monde, cette évidence immédiate acquiert son statut de vérité justement parce qu'elle est concrète et immédiate. Elle résulte d'arrangements de concepts généraux en vue d'organiser le monde selon une typique générale et floue qui permet une compréhension situationnelle. Il s'agit en effet d'utiliser « des éléments divers et variés en les arrachant à leur contexte originel de sens et en les recontextualisant suivant l'intérêt actuel en jeu » (DQ, p. 522). Cette pratique tient du bricolage, elle est un arrangement permanent en vue de fabriquer l'immédiateté et l'évidence du monde. C'est cette faculté d'adaptation qui permet au quotidien d'afficher la stabilité d'un ordre viable où l'existence humaine peut persévérer. « […] l'idéal de la pensée quotidienne n'est pas l'exactitude, ni même la probabilité, mais simplement la vraisemblance, à savoir, non pas l'apparence de la vérité mais la vérité des apparences » (DQ, p. 529). Ce système de pensée s'arrange aisément des 25 Bruce BÉGOUT, La découverte du quotidien, p. 511-512. Sébastien Chevrier – L’inhabitable est notre site – DPEA ENSAPLV – 2008 27 incohérences et contradictions qui l'habitent dans l'arrangement opportuniste des divers éléments qu'il doit combiner pour répondre instantanément au problème posé. Une compréhension approximative du monde est plus efficace pour répondre à la concrétude et à l'immédiateté des situations vécues qu'une réponse abstraite qui sera logiquement éprouvée mais qui ne sera pas efficiente dans une réalité ambiguë et paradoxale. La magie grise de la vie quotidienne consiste justement à faire disparaître toutes ces incohérences du savoir de tous les jours dans une sorte de confiance naïve et immédiate en soi qui ne possède aucune légitimité théorique mais repose sur la seule énergie de la croyance passive dans le monde naturel26. La quotidianisation fournit au monde de la vie, par le biais de la croyance et de la doxa, une consistance qui n'est autre que la consistance de la réalité pour toute expérience humaine. C'est parce que le monde quotidien est notre réalité immédiate, indiscutable a priori, qu'il est notre normalité. « La normalité définit en effet ce moment crucial de la formation du monde de la vie où ce qui a été graduellement quotidianisé, acquiert, par la croyance en son caractère évident, la vigueur d'une force sans contrainte ni obligation » (DQ, p. 537). La normalité s'appuie sur le caractère stable et persistant du monde quotidien et nous apparaît comme naturelle puisque issue de l'expérience immédiate. Or, encore une fois il s'agit d'un produit de la quotidianisation en vue de la possibilité même d’habiter. Le caractère fabriqué réapparaît dès que le cours « normal » de l'expérience est interrompu par l'événement, par l'exceptionnel et que la quotidianisation doit reprendre son travail de production d'une réalité sûre. « L'anormal est l'échec de la normalisation, et non ce qui lui préexistait » (DQ, p. 538). La normalisation est une mise en ordre de la situation originelle de l'être-au-monde qui ne possède pas d'ordre en elle-même et non une mise en ordre du monde originel qui lui, est ordonné selon des lois pré-réflexives. La normalisation est la mise en ordre du cadre de l'expérience humaine, le monde quotidien. L'anormalité, bien qu'étant le reflet de l'anormalité primitive du monde – monde qui n'est pas fait pour nous et non normalisé par la quotidianisation – ne remet jamais en cause la cohérence du monde quotidien car celui-ci porte en lui les facteurs de son autocritique, c'est-à-dire qu'il intègre à la fois les différents possibles de l'expérience et qu'il est fondé en rapport à la situation d'anormalité originelle. Nous expérimentons la normalité du monde comme quelque chose de non contraint et de naturel alors même qu'il s'agit d'une création du quotidien qui, orientant le sens de la réalité en 26 Bruce BÉGOUT, La découverte du quotidien, p. 531. Sébastien Chevrier – L’inhabitable est notre site – DPEA ENSAPLV – 2008 28 fonction de la domestication de l'incertitude, crée des valeurs et des normes qui s'imposent à nous. La familiarisation n'est donc pas un simple processus de transformation de l'incertain en certain, mais aussi une opération axiologique qui, en mobilisant la pensée, l'affectivité et la volonté, valorise le premier par rapport au second et lui donne le statut de ce qui doit être. […] Il y a tout d'abord l'imposition d'une règle qui norme l'expérience, puis la transvaluation de cette règle en évidence naturelle27. La quotidianisation masque ce processus normatif en lui conférant les apparences non contraintes de ce qui est acceptable sans discussion et qui par ailleurs est vital pour la persistance de l'habitation humaine face à l'angoisse de l'ouverture à l'illimité. L'imposition de normes se dissimule alors sous la figure du « convenable » (DQ, p. 547). La normativité du monde de la vie passe souvent pour être le résultat du travail de normalisation des institutions sociales. Or, même si les institutions tentent (et souvent avec succès) d'organiser le monde selon leurs visions de la réalité, c'est-à-dire d'inscrire leur ordre et leur domination dans le quotidien, la normativité quotidienne les précède originellement. Le monde quotidien est donc soumis à une double pression ; la pression immanente de la familiarisation comme suppression urgente de l'inquiétude de l'être-au-monde et la pression transcendante des ordres sociaux qui veulent pénétrer le monde quotidien et y imposer leurs règles28. La familiarisation est un ordonnancement primaire de la réalité alors que la normativité sociale en est une construction secondaire. « Même débarrassé de toute obligation sociale, rendu à sa liberté naturelle, l'être humain sentirait peser sur lui les exigences de la vie ordinaire. Sur son îlot d'auto-détermination, il serait encore soumis à l'obligation quotidienne de vivre » (DQ, p. 553). Le quotidien n'est donc pas responsable de ce dont on l'accuse le plus souvent, à savoir, la banalité, l'ennui ou l'aliénation qui sont des états dus aux ordres extraquotidiens (politiques, religieux, sociaux…). Néanmoins le quotidien n'est pas exempt de pathologies. En effet, la quotidianisation étant un processus paradoxal et duel qui se nourrit à la fois du familier et de l'étranger, si elle bascule d'un côté ou de l'autre, perd cet équilibre qui la caractérise et se dégrade immédiatement sous une forme pathologique de quotidienneté. « Il existe deux formes principales de déclin de la quotidianisation par appauvrissement et immobilisation de son processus : la routine et le conformisme » (DQ, p. 558). La routine est le sentiment perçu et subi lorsque l'homme perd tout espoir en ce monde devenu trop familier, 27 28 Bruce BÉGOUT, La découverte du quotidien, p. 547. Bruce BÉGOUT, La découverte du quotidien, p. 549. Sébastien Chevrier – L’inhabitable est notre site – DPEA ENSAPLV – 2008 29 vidé de son étrangeté vitale et qui n'est plus qu'un processus froid et aliénant. L'homme ne croit plus en son monde ni en ses valeurs et leur oppose une indifférence proche du nihilisme. La routine est le règne de la banalité, de l'ordinaire donc le résultat d'une quotidianisation qui, oubliant l'étrangeté, s'est vidée d'une partie de ce qui en faisait une dynamique. Au contraire de ce sentiment, le conformisme est l'attitude qui se complait dans l'immobilité rassurante d'une familiarité figée. « Est conformiste celui qui vit son monde quotidien dans la rigueur pétrée des normes familières et, se satisfait de cet attachement fixe, ne met plus en jeu l'infradialectique de la quotidianisation qui nécessite la présence d'une étrangeté marginale » (DQ, p. 562). Ces pathologies montrent, encore une fois, que la quotidianisation est un processus dynamique, un équilibre précaire qui permet à l'homme d’habiter quotidiennement au monde, entre extase et insistance. […] le monde quotidien se bat continuellement sur deux tableaux ; premièrement dans l'immanence de la quotidianisation, il affronte directement l'étrangeté du monde ; deuxièmement dans son rapport antagoniste avec les ordres transcendants de la société, il tente de préserver son indépendance. L'homme quotidien est donc perpétuellement soumis à une double normalisation, celle interne de la quotidianisation (laquelle peut dégénérer en routine et en conformisme) et celle externe de la socialisation29. Le balancement permanent entre agencement primaire (quotidianisation) et normalisation secondaire et culturelle de la réalité expérientielle humaine est bien le gage de la dynamique du quotidien sur tous ses plans. Néanmoins, considérée seulement selon son deuxième aspect, la dynamique quotidienne a pu être interprétée, comme une forme de résistance de la vie humaine face à l'extériorité et donc à l'aliénation que peuvent constituer les ordres transcendantaux de la société. Il s'agit encore une fois d'une compréhension partielle du quotidien qui manque son ontologie pour ne le considérer qu'en fonction du caractère banal et médiocre qui transpire des faits ordinaires. Ceux-ci sont alors instrumentalisés et élevés au rang d'actes de bravoure et de résistance, se révélant au travers d'une quotidienneté pure et vraie, c'est-à-dire un quotidien où le fait ordinaire serait un acte créateur. Même libérée de toutes les contraintes sociales qui passent par tous les moyens coercitifs de la technique, de la production, de la consommation, du divertissement, la vie quotidienne possèderait encore cette dimension passive et rébarbative. C'est précisément cela – cette gravité intrinsèque du quotidien – que ne comprennent pas (et ne supportent pas) les penseurs critiques de la vie quotidienne. […] Certes, ils ont raison de dénoncer les ordres sociaux qui asphyxient la vie quotidienne en lui infligeant ses impératifs factices et mystificateurs, mais ils ont tort de croire que cette même vie, rendue à sa liberté, n'est que pure activité adamique et jouissance de soi dans une 29 Bruce BÉGOUT, La découverte du quotidien, p. 566. Sébastien Chevrier – L’inhabitable est notre site – DPEA ENSAPLV – 2008 30 créativité infinie. L'oppression renversée, l'homme quotidien devra encore subir les pressions nées de l'infradialectique de la quotidianisation elle-même30. L'agencement du monde au travers du processus de quotidianisation et de normalisation sociale ne sont et ne peuvent pas être sur le même plan. Même si on peut vouloir réformer les formes secondaires d'aménagement de la réalité humaine, le quotidien en tant que dynamique et dialectique existentielle demeure le cadre expérientiel indépassable puisque primaire. Considérer le quotidien autrement que comme le processus primaire de domestication de l'incertitude humaine face à l'ouverture au monde, c'est se méprendre sur son essentialité. Le quotidien n'est pas limité par la vie sociale mais par la nécessaire domestication de l'incertitude originelle. C'est cet agencement lui-même, en tant que processus dynamique et dialectique entre extase et insistance, qui rend possible la vie sociale en son sein. « Car avant de chercher à ruser avec les normes sociales, le quotidien a affaire à un problème plus urgent et plus vital : combattre l'incertitude originelle de toute expérience humaine et constituer une aire de familiarité où une action, qu'elle soit soumission ou subversion, soit possible » (DQ, p. 577). 30 Bruce BÉGOUT, La découverte du quotidien, p. 570-571. Sébastien Chevrier – L’inhabitable est notre site – DPEA ENSAPLV – 2008 31 2.2. Territoires et xénophobie Pour asseoir le monde quotidien comme cadre expérientiel non problématique, comme réalité familière rassurante et habitable, la quotidianisation configure l’espace et le temps selon une typique propre et spécifique. Ce qui caractérise spatialement le monde quotidien est une dichotomie fondamentale induite par la dialectique entre le familier et l'étranger. Cette tension, ce mouvement de rejet/acceptation, ontologique à l’habiter, territorialise le quotidien en créant tout d'abord une frontière. Cet acte fondateur permet de se fabriquer un monde familier, connu et sûr puisque délimité, fini. L'espace ainsi déterminé par ses frontières constitue la première sphère de familiarité dans le monde. Elle constitue un univers cohérent qui devient alors l'espace irréductible de la familiarité. Ce n'est que grâce à ses frontières que le familier existe, ou plus justement, que grâce à son opposition à l'étranger. « Sans "étrangèreté" (Fremheit), pas de familiarité » (DQ, p. 410). Le monde familier, espace de toute expérience humaine ne s'oppose néanmoins pas qu'à un monde étranger qui serait son double en négatif, mais aussi à une multitude de mondes étrangers qui sont en réalité d'autres mondes familiers. Ils se distinguent du mien en cela qu'ils ne constituent pas l'univers évident et connu dans lequel je vis, mais je conviens assez aisément que si l'autre est différent de moi, son monde est celui où se tiennent ses expériences d'où une certaine similarité. Le « chez-soi » de l'étranger n'est pas « chez-moi », mais il est évident qu'il est le résultat du même processus de domestication de l'incertitude de l'être-au-monde. L'étrangeté des autres mondes ne vient donc pas de leur différence propre, puisque étant le résultat du même processus, mais de leur similitude dans le sens où cette proximité relativise l'existence de ma propre familiarité. En effet, si le cadre de mon expérience me paraît si évident et naturel alors comment comprendre l'évidence et le naturel que l'étranger place dans son monde ? Cette évidence ne m'est pas accessible et par là même me semble proprement anormale. Encore une fois, ce ne sont pas les mondes étrangers qui posent problème mais le fait que ma familiarité sera toujours étrangère à l'évidence des mondes étrangers bien qu'ils soient en partie similaires à mon monde. L'étrangeté originelle étant Sébastien Chevrier – L’inhabitable est notre site – DPEA ENSAPLV – 2008 32 refoulée hors des frontières du monde familier dans les mondes étrangers, se retrouver confronté à l'étranger, c'est en quelque sorte se retrouver face à l'incertitude primitive étant donné que, l'étranger est ce qui n'a pas de place dans mon quotidien. « La rencontre avec ce rebut ne peut donc être que rebutante » (DQ, p. 419). Tout le travail qu’effectue la quotidianisation pour l’habiter est d'exclure de l'expérience, l'étrangeté originelle en fabriquant un monde auquel je peux adhérer naïvement, exempt de toute inquiétude puisque cette inquiétude est territorialisée et contenue dans les mondes étrangers. Le choc de la rencontre avec l'étranger tient au fait qu'elle provoque une remise en question de ce qui était tenu pour aller de soi. « Le dérangement que provoque l'apparition de l'étranger dans mon monde me déstabilise. Il ébranle l'assurance naïve avec laquelle je me rapportais à mon environnement quotidien » (DQ, p. 421). Mais ce qui est le plus traumatisant n'est pas, à la limite, la différence que j'entretiens avec la figure de l'étranger mais bien sa trop grande similitude. En relativisant mon expérience du monde, l'étranger « me fait prendre conscience de ma différence » (DQ, p. 422) c'est-à-dire qu'il me rend étranger à moi-même. Tout ce que je tenais pour naturel et évident m'apparaît alors comme artificiel et relatif. Sans mondes étrangers, ma familiarité n'existerait pas, puisque pour couper court à l'inquiétude originelle, la quotidianisation fabrique un monde fini ; finitude qui n'existe que par l'exclusion hors de ses frontières de ce qui ne lui est pas familier. Ma familiarité n'existe donc que relativement à l'étranger et il y aura toujours une « dissymétrie fondamentale ; [qui] réside dans l'expérience de l'"étrangèreté" (Fremheit) comme incommensurable et non interchangeable » (DQ, p. 412). La distinction première entre familier et étranger assoit mon rapport au monde et règle en partie le problème de l'inquiétude face à l'ouverture au monde originel. Si étranger et familier sont issus du même phénomène de quotidianisation, ces deux mondes ne sont pourtant pas symétriquement égaux. « Le monde étranger n'est donc pas simplement un autre monde familier, mais il est l'Autre de tout monde familier » (DQ, p. 414). Jamais un monde étranger ne pourra accéder à la même évidence naturelle que mon propre monde familier, c'est-à-dire à un « attachement irréfléchi et affectif au monde » (DQ, p. 415). « Je ne peux jamais occuper la position de l'étranger, car si j'arrivais cependant à l'occuper après une assimilation réussie, alors je serai devenu si étranger à moi-même que mon ancien monde familier m'apparaîtrait comme un nouveau monde étranger incompréhensible et opaque » (DQ, p. 417). Sébastien Chevrier – L’inhabitable est notre site – DPEA ENSAPLV – 2008 33 En cherchant à apprivoiser la peur face à l'ouverture du monde originel, la quotidianisation spatialise mon expérience en créant de toute pièce la frontière entre familier et étranger. Si je peux reconnaître volontiers certaines similitudes formelles entre les différents types de familiarité, il en va tout autrement de l'étrangeté. L'étranger, même s'il peut être en quelque sorte un autre symétrique, est toujours le reflet de cet Autre originel que la quotidianisation tente toujours de rejeter hors du monde familier. L'« étrangèreté » des mondes étrangers constitués en tant qu'autres mondes familiers auxquels je n'ai pas accès est ainsi le rappel incessant de l'étrangeté primitive du monde originel que le quotidien combat et d'où provient l'angoisse primitive. Il y a donc toujours face à l'étranger une part d'inquiétude indomptable qui est sans cesse rappelée et qui fait vaciller le caractère infaillible, certain et évident du monde quotidien. « Mon monde quotidien n'est-il qu'un monde particulier ? » (DQ, p. 426). Évidemment non, même si son caractère relatif pourrait le faire croire, puisque mon monde quotidien partage ce caractère de quotidienneté avec tous les mondes familiers particuliers. Le monde quotidien se comprend alors comme ce monde commun de toute vie humaine, fini et sécurisé, face au monde originel ouvert et illimité. Le monde quotidien n'est donc pas tout le monde, mais le monde universellement partagé de l'expérience humaine. Sa fabrication apparaît donc d'autant plus clairement qu'il est le résultat du déni primitif du monde originel que la quotidianisation a produit. « C'est parce qu'il brave partout un même et unique problème, s'arracher à la condition incertaine de l'être-au-monde, que le monde quotidien peut donc posséder une certaine universalité » (DQ, p. 428). On pourrait être tenté de réduire le monde quotidien au « chez-soi » compris comme la sphère irréductible et primordiale de familiarité nécessaire au maintien de l'existence dans le monde. Le « chez-soi » constitue un habitat débarrassé de toute étrangeté, une « forteresse » dans laquelle on ne pénètre que sur invitation. C'est donc une habitation amputée d'une de ses caractéristiques fondamentales, la dynamique permanente et irrésolue de l'antagonisme entre étranger et familier. C'est une habitation incomplète. Le monde quotidien ne peut donc pas être l'extension de ce noyau dur de familiarité dans le sens où le quotidien ne vit que par la tension créée par le surgissement de l'étrangeté dans le familier. « Le quotidien n'existe que dans la tension perpétuelle et insurmontable entre le foyer et l'étrangeté, et que, s'il se rive uniquement à l'un ou à l'autre pôle, en se liant à la pure intimité ou à l'errance aventureuse, il disparaît directement comme quotidien » (DQ, p.433). Il existe dans cette perspective un monde quotidien privé, le « chez-soi », inessentiel et un monde quotidien public qui est le Sébastien Chevrier – L’inhabitable est notre site – DPEA ENSAPLV – 2008 34 trait commun de toute expérience, même de celle du « chez-soi ». Le quotidien public est le monde quotidien puisqu'il « affronte ouvertement l'adversité du monde. Le surgissement du nouveau ne le dérange pas. Il sait comment faire, et sa puissance de domestication lui permet de ne pas paniquer à la moindre irruption d'impressions insolites » (DQ, p. 436). « L'authenticité de la vie quotidienne réside dans sa faculté de combiner le familier et l'étranger » (DQ, p. 438). D'autant qu'en ce sens une familiarité totale ne peut pas exister puisque issue du rejet de l'étrangeté originelle. Ces deux notions sont donc intimement liées de par leur consubstantialité étant toutes deux fondées par la quotidianisation. « Le monde familier s'abreuve uniquement à la source de l'étranger » (DQ, p. 557). Mais ce qui m'est insupportable dans l'étranger surgissant au cœur du quotidien, c'est qu'en tant qu'il représente l'étrangeté primitive refoulée, il rend explicite le travail, jusqu'à présent masqué, du processus de familiarisation tentant d'apaiser notre inquiétude. Réapparaît donc l'angoisse fondamentale qu'il s'agit encore une fois de réprimer. En expulsant l'étranger hors des frontières du monde familier, en territorialisant l'inquiétude, je conforte l'évidence naturelle de ma réalité, sa transparence, tout en opacifiant et en dépréciant l'étranger. Cette xénophobie oublie que le couple familier/étranger est co-constitué et que la familiarité n'est pas exempte d'étrangeté puisque construite en réaction. Le familier peut inquiéter lorsqu'il apparaît lui-même comme étrange, c'est-à-dire quand surgit dans le monde familier, l'étrangeté originelle du monde à travers quelque chose qui autrefois semblait aller de soi. Ce qui devient ici angoissant c'est de se rendre compte que le processus de familiarisation n'a pas réussi à étouffer suffisamment l'incertitude primitive donc, de se rendre compte que ce que je tenais pour être certain et fini (le monde quotidien) est en réalité une construction poreuse où l'étranger peut jaillir à tout moment. Le mensonge originel qui fonde le quotidien ne tient plus et son affirmation est inacceptable car il révèle l'incertitude de notre habiter. Cette réapparition subite de l'inquiétude est encore plus angoissante que sa toute première manifestation dans la scène primitive, puisque […] l'inquiétante étrangeté du familier accentue fortement l'incertitude originelle en lui donnant l'aspect effrayant de ce qui, n'ayant pu être réprimé, se venge31. En outre, la quotidianisation modèle aussi le temps, autre dimension du monde qu'elle construit jour après jour. « Ce qui quotidianise par excellence, c'est le temps » (DQ, p. 451452). Le temps quotidien est évidemment et non seulement celui de la répétition mais c'est 31 Bruce BÉGOUT, La découverte du quotidien, p. 449. Sébastien Chevrier – L’inhabitable est notre site – DPEA ENSAPLV – 2008 35 surtout une forme supplémentaire de domestication du monde originel. En effet, l'exposition au temps est aussi facteur d'inquiétude : Dans la situation primitive, le temps est donc une épreuve tout aussi inquiétante que le monde indéterminé. Ce caractère inquiétant du temps originel s'atteste au moins sous quatre formes : son écoulement perpétuel, le surgissement de l'événement, l'indétermination de l'avenir et l'irréversibilité du passé32. L'homme est impuissant face au temps. La quotidianisation y répond en structurant le temps humain « en lui donnant l'apparence d'un cours régulier, ordonné et prévisible » (DQ, p. 453). De même que l'espace est structuré par la dialectique étranger/familier, le temps est lui aussi construit selon un mode duel, l'opposition entre temps ordinaire et temps exceptionnel. De la même façon que pour l'espace, le quotidien rejette tout ce qui n'est pas ordinaire dans le domaine de l'exceptionnel. Cette délimitation temporelle permet de familiariser tout événement surgissant et interrompant le cours ordinaire du temps. N'importe quel événement exceptionnel, une fois apparu, ne peut plus être appréhendé autrement que sur le mode de la répétition et du « déjà-vu » dès qu'il se reproduit. Même si l'événement en question reste à proprement parler exceptionnel, ce caractère ne lui est conféré qu'en opposition à l'ordinaire, donc il appartient de fait au monde quotidien en tant que celui-ci n'est que dialectique. En dehors du surgissement de l'exceptionnel, le quotidien s'affaire à construire le temps sur le mode de la répétition, de la boucle temporelle qui, parce qu'elle est par définition prévisible, retire toute inquiétude à l'homme. […] l'éternel retour du quotidien ne vise que la simple suppression graduelle de l'inquiétude originelle en rendant impossible, non le jaillissement du singulier (tentative aussi vaine qu'inutile), mais son maintien comme singulier. Que le quotidien exclut l'exceptionnel et tout événement inhabituel, il ne le doit qu'à la faculté nivelante de la répétition laquelle, en effaçant apparemment les différences et les singularités, constitue un monde où tout est égal33. En outre, la répétition est la marque de la volonté d'insistance de la vie. « Pour l'homme, exister c'est insister » (DQ, p. 461), c'est-à-dire persévérer dans le monde sur le mode de la longue durée. Exister, ce n'est pas seulement être originellement ouvert à ce qui est absolument autre que soi (et, par conséquent, à soi-même comme étranger à soi), mais également être tenu par ce à quoi on est ouvert, être tenu à l'être et être tenu d'être, donc persévérer. Toute existence ne cesse donc d'exister, et cette non-cessation la définit tout autant que la relation à ce qu'elle n'est pas34. 32 Bruce BÉGOUT, La découverte du quotidien, p. 452. Bruce BÉGOUT, La découverte du quotidien, p. 460-461. 34 Bruce BÉGOUT, La découverte du quotidien, p. 462. 33 Sébastien Chevrier – L’inhabitable est notre site – DPEA ENSAPLV – 2008 36 L'être-au-monde quotidien est donc bien, comme nous l’avons déjà mis en avant, en partie une négation de la transcendance pour s'inscrire dans le monde sur le mode de l'insistance. Nier l'ex et privilégier la stance de l'existence pour réprimer l'inquiétude originelle et s'inscrire dans une familiarité rassurante qui n'est autre que celle du monde quotidien. Ce n'est qu'à ce prix que l'homme peut se permettre d'être et donc par là même exister, habiter, mais quotidiennement. Pour l'homme, la vie est donc par essence – c'est-à-dire par nécessité – quotidienne, non pas ontiquement, sur le mode dégradé (et forcément dégradant) de l'esquive et de la médiocrité, de la déchéance et du nivellement, mais ontologiquement, en tant que traduction immédiate du conflit, au sein de l'exister, entre l'extase et la stance35. La persévérance vitale de notre être-au-monde ne peut se jouer que sur l'air de la stabilité, stabilité qui est donnée par la croyance en un monde sûr et déterminé, c'est-à-dire, temporellement, sur la répétition qui conforte le présent, point unique de stabilité dans l'écoulement temporel. Si le présent est une répétition, il se réfère alors au passé pour se construire (tradition) et détermine l'avenir pour le vider de toute incertitude (projet des Modernes). Il s'agit, encore une fois, bien évidemment d'un mensonge puisque cette stabilité temporelle vit de l'ouverture pure et de l'instabilité primitive. Mais il vaut mieux croire en ce mensonge si l'on veut tout simplement (mais rien n’est moins simple) être, puisqu'il n'y a pas de salut possible dans l'extase seule. Le temps quotidien est donc un temps stable, et de ce fait, le temps de la longue durée, qui apprivoise à l'avance et par précaution tout surgissement de l'événement en cela qu'il est le reflet de la précarité de notre situation primitive. La répétition est cette force modelante qui familiarise temporellement en inscrivant dès le surgissement, n'importe quel événement, dans le quotidien en créant une base d'appréhension stable à partir de laquelle tout peut être absorbé. Même si l'événement bouleverse la stabilité de l'ordre quotidien, il ne peut le remettre en question puisqu'il surgit en son sein et que son caractère exceptionnel sera immédiatement dégradé pour « n'être qu'une variation plaisante ou troublante de ce qui est déjà et passe pour être la norme de tout ce qui est et doit être » (DQ, p. 470). « La quotidianisation du temps transforme peu à peu tout véritable événement en quelque chose d'ordinaire » (DQ, p. 451). Cette dégradation est une stratégie de survie pour l'homme, elle est intrinsèque à son mode d'habitation, la persistance. En effet, seul ce qui passe l'épreuve de la durée – une inscription dans le passé, le présent et l'avenir – peut prétendre à faire partie de la réalité de 35 Bruce BÉGOUT, La découverte du quotidien, p. 465. Sébastien Chevrier – L’inhabitable est notre site – DPEA ENSAPLV – 2008 37 l'expérience humaine donc du quotidien. Le quotidien n'interdit ni n'abolit la possibilité de l'événement mais il l'encadre, crée une certaine typique du surgissement qui fait que rien ne peut le remettre en cause puisqu'il a la capacité de se recréer constamment en intégrant ses contradictions. La stabilité du quotidien est sa force puisqu'elle lui permet d'accéder au statut de fond commun pour l'humanité à partir et à travers lequel tout doit s'éprouver. « Le temps ordinaire, c'est le crash-test de la validité pour tout fait qui aspire à pénétrer le réel et à le modifier » (DQ, p. 487). Néanmoins, cette stabilité n'est encore une fois qu'apparence puisque la quotidianisation qui fabrique la temporalité du monde quotidien est elle-même une tension, un équilibre à jamais irrésolu. Le monde quotidien porte en lui les éléments de son autocritique, mais au lieu de le déstabiliser, cette dynamique l'oblige à se reconstruire en permanence, en s'adaptant à toute nouvelle tentative de bouleversement. La stabilité du monde quotidien n'est donc que le vœu pieu de l'humanité, une apparence en laquelle elle préfère croire mais en aucun cas une réalité ontologique. « L'impression de répétition n'est donc qu'un nouveau masque de la quotidianisation qui, en voulant dissimuler l'écoulement originel, prend l'aspect de l'invariabilité absolue » (DQ, p. 489). Le but essentiel de la quotidianisation est de permettre à l’habitation humaine et aux expériences qui sont les siennes de se tenir, d'exister, en évacuant en partie l'incertitude originelle. En partie seulement, puisque la familiarisation est une dynamique ouverte du fait de la présence vitale de l'étrangeté au sein du processus qui la construit au jour le jour. L'altérité évite au quotidien de sombrer dans une des formes pathologiques que constituent la routine et le conformisme en ce sens que le quotidien doit à la fois familiariser mais aussi permettre à une certaine incertitude constitutive d'exister s'il veut éviter la sclérose. La dialectique entre familiarité et étrangeté ne fabrique alors rien d'autre que la modalité même de l'existence humaine dans un cadre expérientiel agencé à cette seule finalité. Le quotidien n'est pas une stratégie consciente de l'arrangement du monde, ni un ensemble de tactiques de résistance aux normes sociales secondaires mais, la logique inconsciente ou plus justement pré-réflexive, qui permet la balance permanente entre familier et étranger, entre ouverture et insistance. C'est une logique qui manifeste en réalité la plus grande prudence. Étant donné qu'elle est la garante de cette vitalité intrinsèque de la quotidianisation qui, sans la présence provocante de l'étrangeté, deviendrait morbide, la prudence, alliée à un sens non pathologique de la normalité, n'est autre que la santé elle-même du quotidien, à savoir sa capacité dynamique d'auto-normation 36. 36 Bruce BÉGOUT, La découverte du quotidien, p. 582-583. Sébastien Chevrier – L’inhabitable est notre site – DPEA ENSAPLV – 2008 38 La « prudence » est le qualificatif qui convient le mieux à l'attitude que revêt la quotidianisation dans son œuvre de domestication du monde puisqu'elle est l'attitude qui permet paradoxalement d'éviter un trop plein de familiarité en gardant toujours la possibilité à l'étrangeté d'exister au sein du quotidien. La prudence est le logos du monde quotidien : […] une architectonique anonyme et passive de la vie ordinaire, une façon de coordonner les divers paramètres de l'expérience (familiarité et étrangeté, normalité quotidienne et normes sociales, etc.) en créant et maintenant entre eux une balance précaire, mobile et fragile, dont la fragilité n'est justement pas un défaut mais la qualité essentielle en ce qu'elle constitue le moteur même de la quotidianisation 37. La quotidianisation ne résout rien, « il n'y a pas de synthèse dans la vie quotidienne ; il n'y a que des combines, des arrangements, des ajustements qui ne parviennent jamais à une concorde finale. La paix quotidienne est une paix armée » (DQ, p. 590). C’est à travers cette construction que l’habiter devient possible. Sans l’assurance et la confiance en une stabilité apparemment évidente et non problématique, que constitue la figure du quotidien, le paradoxe de notre habitation ressurgirait, réapparaîtrait au grand jour. Habiter l’inhabitable n’est possible que si la tension intrinsèque de ce paradoxe reste masquée. C’est grâce à cette ruse à la fois spatiale et temporelle, en tant que configuration du cadre expérientiel de notre existence que nous pouvons prétendre habiter l’inhabitable. La tension constitutive de notre présence au monde, même si le quotidien œuvre en permanence à son effacement, n’en demeure pas moins présente et essentielle à l’habiter. Cette tension paradoxale de l’habiter peut-elle néanmoins se révéler, malgré tout le travail de mystification de la quotidianisation ? Reste-t-il des traces de ce paradoxe dans notre habitation vidée en apparence de toute problématique ? Qu’est-ce qui, dans « ce monde à notre mesure » serait le plus à même de porter intrinsèquement la trace vivante de cette dynamique ontologique de l’habiter ? Nous avons émis l’hypothèse, en introduction, que l’objet qui porte en lui l’empreinte vive de ce paradoxe est l’architecture. C’est sur cette intuition qui est à l’origine de ce travail que nous devons à présent revenir. 37 Bruce BÉGOUT, La découverte du quotidien, p. 585. Sébastien Chevrier – L’inhabitable est notre site – DPEA ENSAPLV – 2008 39 3. L’architecture comme expérience de l’inhabitable Sébastien Chevrier – L’inhabitable est notre site – DPEA ENSAPLV – 2008 40 3.1. L’architecture ne fait pas semblant que tout est rose… L’architecture à l’instar du quotidien, nous donne à habiter l’inhabitable. Ce paradoxe que nous avons tenté de rendre plus intelligible précédemment, gagne encore en complexité lorsque nous le confrontons à l’architecture. Il en devient d’autant plus inconcevable, au premier abord tout du moins, puisque l’architecture devrait justement être ce qui nous permet concrètement d’habiter en dehors de tout questionnement. L’architecture pourrait être en effet ce qui semble résoudre ce paradoxe. Il y a architecture dès lors que nous habitons. C’est ainsi que nous devrions comprendre toutes les tentatives d’aménagement (de décoration ?) de notre « cadre de vie » ; la fabrication d’un cocon protecteur à travers l’instauration d’un confort égoïste et ordinaire par le rejet de toute inquiétude (surfaite) au profit de la recherche d’un merveilleux définitivement inaccessible et artificiel (Sehnsucht ?). Ceci voudrait dire que par l’architecture, nous balayons définitivement toute problématique quand à notre rapport au monde. Il suffirait de ce qui peut être envisagé, dans cette acception, comme une configuration matérielle et technique du monde pour que disparaissent les tensions ontologiques de l’habiter. Mais à l’inverse, nous pensons que nous habitons parce qu’il y a architecture. Cette inversion de la proposition n’est pas qu’un effet de style visant à rendre complexe et inintelligible ce qui semble aller de soi par pur plaisir de la rhétorique et de la contradiction, mais bien plutôt le nœud du problème qui nous occupe ici. Ce renversement place l’architecture au coeur du complexe problématique sur l’habiter, ou plutôt du fait que paradoxalement, nous habitons l’inhabitable. Comment, dès lors, comprendre que ce qui ordinairement est envisagé comme la quintessence de la stabilité, de la concrétude et de l’enracinement – un édifice a des fondations ; comment pourrait-il en être autrement ? – puisse être le reflet de cette instabilité originelle et originale de notre condition ? L’architecture apparaît comme un phénomène paradoxal en ce sens qu’elle peut être appréhendée à la fois comme condition de notre existence, à travers la configuration d’un monde à notre mesure par la fabrication d’un espace habitable, et comme objet conditionné par notre insistance mondaine et les activités qui sont les nôtres quotidiennement dans ce monde de la vie qui nous entoure. Mais, cette apparence paradoxale n’est pas en soi Sébastien Chevrier – L’inhabitable est notre site – DPEA ENSAPLV – 2008 41 problématique si l’on considère que lorsque l’on dépasse le sens ordinaire (et même esthétique) de l’architecture, on peut la comprendre comme un phénomène touchant de près notre présence au monde. Ce n’est pas en tant qu’objet que nous intéresse ici l’architecture, mais bien en tant que condition de l’habiter ; l’architecture considérée comme donnant à habiter et non pas l’architecture comme résultat de notre habitation. Ces deux dimensions coexistent, mais seul le fait de considérer l’architecture comme possibilité spécifique de notre être-au-monde permet de comprendre (ou au moins tenter de saisir) plus en profondeur ce qui est en jeu dans notre habitation. Tout d’abord, si nous pouvons envisager l’architecture comme symptomatique à la fois de la domestication du monde mais aussi, comme phénomène portant en lui-même la trace du fait que nous habitons l’inhabitable, c’est parce qu’il nous semble plausible que l’architecture a quelque chose à voir avec l’existence elle-même. En tant que notre existence est spatiale ou pour le moins en grande partie un rapport à l’espace, l’architecture justement considérée comme pensée de l’espace, a dès lors une dimension proprement existentielle. Elle n’est pas simplement le cadre de notre expérience du monde, mais le lieu de notre présence au monde et de notre pensée de cette expérience. L’architecture ne se contente pas de créer de l’espace, elle configure un monde à partir de l’espace. Ce monde aménagé est celui à partir duquel peut se déployer notre existence. C’est-à-dire que l’architecture, en nous donnant à être, permet l’ouverture de notre existence. Elle le permet et elle inclut la possibilité même de cette ouverture. C’est parce qu’elle renferme en elle cette ouverture primordiale et essentielle à l’être que l’architecture peut être envisagée comme agissant directement sur l’existence ; l’architecture a, en ce sens, quelque chose d’éthique. Il y a architecture et, par là même une ontologie de l’architecture, parce que l’architecture est l’expérience paradoxale d’habiter l’inhabitable. L’inhabiter n’est pas un habiter en négatif, une habitation a contrario, mais l’habiter offert à l’ouverture. L’inhabiter est une mise en variation de l’habiter. L’architecture est le lieu, ou plutôt l’« entre » où se tient la possibilité même d’une habitation comprise comme confrontation à l’Ouvert. L’architecture est ouverture. C’est-à-dire qu’elle a à faire non seulement avec le monde qu’elle crée, mais aussi avec le monde qui l’entoure et qui ne lui appartient pas. L’architecture en même temps qu’elle participe de l’agencement du monde s’ouvre à lui nécessairement. C’est cette propension à l’ouverture qui lui confère sa vitalité lui évitant ainsi de se refermer sur elle-même, sur une auto-objectivité forcément léthargique, puisque dénuée de toute profondeur dynamique. Que signifie dès lors et concrètement, une architecture ouverte ? Sébastien Chevrier – L’inhabitable est notre site – DPEA ENSAPLV – 2008 42 Cela veut dire […] qu’un édifice n’est pas cadré, qu’une architecture n’est pas délimitée par les bords de l’édifice, mais qu’elle s’ouvre sur le hors-champ qui la borde, qu’elle s’explique avec ce hors-champ. L’architecture est, par essence, débordée par l’espace qui l’entoure et les corps qui l’habitent. Toute œuvre d’architecture est une ouverture vers ce qui n’est pas elle, qu’elle ne contient pas ni ne comprend. Elle attend des surprises qu’elle appelle et provoque38. C’est bien par sa propension à l’ouverture que l’architecture a à voir avec notre existence. Et pourtant, le geste architectural est celui qui par définition organise l’espace, crée des limites, des frontières. Ce geste premier de l’architecte, délimitant, pourrait être compris comme une fermeture, la création d’une sphère de familiarité étanche plutôt que comme une ouverture. L’architecture limite l’Illimité. Mais c’est bel et bien cette limite, parce qu’elle s’inscrit en rapport à l’Ouvert du monde et à l’Altérité, qui fonde la dynamique propre de l’architecture. Ce n’est pas un rapport dialectique entre un « dedans » et un « dehors », mais bel et bien une dynamique riche de toute la diversité des possibles de l’habiter qui est ici engagé. La création de ce que l’on pourrait envisager comme des « situations », des « moments » de l’espace et du temps est le logos de l’architecture. C’est-à-dire qu’en fait, en faisant de l’espace, des espaces ou plus précisément des lieux, l’architecture ne fait pas que se concentrer sur la configuration d’une parcelle de monde habitable, mais qu’elle permet par cette action la mise en rapport de ces espaces spécifiques et propres avec le monde et son ouverture. C’est parce qu’il y a rapport, mise en tension et en dynamique que l’architecture nous intéresse ici. L’architecture possède cette propension intrinsèque de la mise en rapport à la fois de notre intimité (celle de la sphère privée, celle qui nous permet de survivre ordinairement, en répondant à nos besoins triviaux et vitaux) et de notre extériorité, à savoir notre rapport au monde et aux autres, notre ouverture. Partant, c’est cela même qui nous autorise à avancer ici que l’architecture est une éthique de l’ouverture qui engage plus que le cadre matériel de notre survie journalière, mais bien notre existence toute entière. Ce n’est que dans le rapport paradoxal à ce qui est étranger au propre que l’architecture peut être entendue comme une dynamique existentielle. L’architecture en territorialisant, en créant des frontières, des limites fait de l’espace indéfini et illimité, des espaces propres et singuliers qui sont non seulement en rapport entre eux, mais entrent aussi en rapport dynamique (chacun et tous ensembles à la fois) avec le monde. Cet espace dynamique du rapport à, de la tension, l’espace « disloqué » comme le nomme Benoît Goetz est ce qui fonde paradoxalement l’architecture. C’est dans cet espace de l’hésitation, 38 Benoît GOETZ, La dislocation. Architecture et philosophie, préface de Jean-Luc NANCY, Paris, Éditions de la Passion, 2001, rééd. 2002, p. 21. Sébastien Chevrier – L’inhabitable est notre site – DPEA ENSAPLV – 2008 43 que l’architecture fabrique au travers de la mise en tension de l’intimité et de l’ouverture, que nous habitons. Mais cet espace si vital à notre habitation n’est pas en soi habitable, il ne permet pas que nous nous y enracinions, il n’est que passage et hésitation entre la familiarité, l’intimité (notre « chez-soi » protecteur) et l’extériorité, l’ouverture qui intuitivement nous paraissent étrangères et autres. Précisément, c’est parce que cet espace est proprement inhabitable en tant que tel, qu’il est vital à l’habiter si celui-ci ne veut pas se dégrader en une habitation univoque et statique et par là même étouffante et morbide. L’habiter, comme nous l’avons déjà dit précédemment, se nourrit de ce conflit heureux et dynamique au sein de son être entre ek-stase et insistance. L’architecture donne à habiter l’inhabitable, non pas seulement parce qu’elle transforme le monde « qui n’est pas fait pour nous » en un espace habitable, mais bien parce qu’elle n’est pas étrangère aux tensions propres et spécifiques de notre existence. « Une architecture est un moment de ce monde39 » mise en jeu au milieu d’autres « moments du monde », c’est-à-dire d’autres possibles de l’espace, du temps et du rapport à Autrui visant à les rendre habitables. C’est la confrontation entre ces situations, ces arrangements spécifiques, qui engage l’architecture dans le jeu de l’existence. L’inhabitable n’est pas la dégradation d’une habitation qui aurait échoué à configurer un espace expérientiel à notre mesure et proprement habitable mais, la condition première de l’habiter. C’est parce que notre « site » premier, originaire et essentiel est « l’inhabitable » que notre existence peut se maintenir en tant que dynamique vitale. Et l’architecture, n’est pas la négation de ce mouvement, comme pourrait le laisser supposer sa concrétude et sa matérialité si facilement appréhendable au premier abord, mais bien ce qui permet à l’existence, aux existences de se tenir au cœur de cette dynamique par la création d’espaces ouverts et pénétrés de toutes parts par ce qui leur est autre. L’architecture ne nous assigne pas le rôle d’observateurs protégés par nos quatre murs, figés dans une posture défensive face à l’Altérité, mais nous ouvre, nous donne à être en même temps qu’effectivement elle configure – par nous-même et pour nous-même – un cadre matériel où peuvent se tenir nos expériences du monde. L’architecture nous donne à habiter parce qu’elle permet cette insistance mondaine et quotidienne qui caractérise notre existence à travers la protection matérielle qu’elle apporte, mais elle n’oublie pas pour autant la nécessité fondamentale de l’ouverture, de son ouverture essentielle et de la nôtre. C’est parce que notre existence est protégée qu’elle peut se permettre de tenter l’expérience – ontologiquement nécessaire – de la mise en danger que constitue la confrontation à l’Ouvert. L’architecture 39 Benoît GOETZ, La dislocation, p. 21. Sébastien Chevrier – L’inhabitable est notre site – DPEA ENSAPLV – 2008 44 quand elle a lieu, c’est-à-dire quand elle n’est pas repli sur soi mais ouverture et dynamique, nous rend possible l’habiter. Il n’en demeure pas moins et cela apparaît avec d’autant plus de force après ce que nous venons d’énoncer, que même si l’architecture permet ce point d’enracinement rendant possible l’ouverture de l’existence, elle reste ontologiquement porteuse de la trace de la tension qui la rend essentielle à l’habiter. En effet, l’extériorité mise en place par le geste architectural, l’établissement de limites, de frontières, est paradoxalement rassurante, en ce sens qu’elle devient le lieu propre du rejet de l’Altérité. L’ouverture est nécessaire au bon fonctionnement de l’espace architecturé quotidien parce qu’elle rend possible en son sein le rejet de tout ce qui peut venir perturber et par là même inquiéter notre familiarité. L’architecture en territorialisant (à l’instar de la quotidianisation), inclut en elle-même la possibilité du dérangement de nos existences en en configurant le surgissement et en le reléguant dans un espace aménagé à cet effet. Cet espace de l’ouverture est, en partie, l’espace dit « public », celui où entre en jeu tous les possibles de l’existence et qui en même temps qu’il permet que surgisse l’événement, l’extraordinaire, rend possible leur configuration, leur « normalisation » par le quotidien. C’est parce que toute architecture est toujours confrontée, mise en rapport avec cette extériorité, qu’elle comporte toujours en elle une trace de ce qui lui est autre. Elle devient dès lors la possibilité même de l’existence, en son sein, de ce qui lui est étranger. En créant des lieux, c’est-à-dire des possibles du monde, elle est toujours quelque part liée inévitablement avec ce monde qui n’est pas elle, qui lui est extérieur et qui est l’espace propre au conflit, à la tension, celui que nous nommons brièvement ici « espace public ». [L’espace public] c'est l'espace du pluriel et du conflit. Nicole Loraux dans ses […] travaux sur la ville grecque, nous rappelle que la racine d'agora (pour nous le lieu du débat réglé, du consensus), c'est agon, le conflit, la lutte, l'antagonisme, et que "la grande scène du deux", selon sa splendide métaphore, c'est toujours l'irruption de la dualité, le duel de positions adverses40. L’espace public est fondamentalement inhabitable. Il nous est proche puisque nous pouvons en faire l’expérience tous les jours et en même temps, il ne nous appartient pas. Nous pouvons nous y tenir, en avoir l’usage, mais jamais définitivement, jamais au point d’en faire notre demeure. Il dépasse cette habitation ordinaire et imparfaite du « chez-soi », il nous est familier tout en nous étant paradoxalement étranger, il est cet espace qui n’existe pas proprement en tant que tel (même si paradoxalement nous pouvons l’appréhender, nous le 40 Gérard ENGRAND, « Espace public ou lieu commun ? », dans Daisy HOCHART (sous la direction de), Architecture et Urbanisme Commercial, Lille, Éditions de l’École d'Architecture de Lille, 2000, p. 132. Sébastien Chevrier – L’inhabitable est notre site – DPEA ENSAPLV – 2008 45 représenter et même nous l’approprier, mais seulement brièvement, jamais définitivement) puisqu’il se construit et se délite en permanence. « […] l'espace public n'est pas, il ne consiste pas : c'est un enjeu, un mouvement, un work in progress cherchant sans cesse de nouvelles issues, de nouveaux cours. […] L'espace public se redessine sans cesse à l'aveugle dans l'action, dans le projet, dans la lutte41 ». C’est un travail sans cesse en train de se faire et de se défaire. Il n’est que dynamique, tension, passage et hésitation. Il nous interdit de nous y arrêter, de nous y enraciner définitivement mais, sans sa présence et la possibilité d’ouverture qu’il offre, nous ne pouvons pas prétendre à la plénitude ontologique de notre existence comprise comme le balancement entre insistance et ouverture. L’espace public nous confronte à ce qui nous est autre et nous invite en même temps à être. Il est à la fois le résultat de l’architecture et sa possibilité même. Sans extériorité, sans cet espace résolument inappropriable, l’architecture n’a tout simplement pas lieu d’être ou alors, dans une forme dégradée et pathologique puisque amputée d’une partie d’elle-même, c’est-à-dire de sa structure dynamique. Habiter l’inhabitable, ce n’est pas habiter un lieu, unique, stable, un « chez-soi » clos et rassurant mais bien plutôt faire l’expérience de se tenir dans la multiplicité polytopique de la possibilité. Être ici et ailleurs en même temps, ici et déjà là-bas, partout et nulle part à la fois, faire l’expérience du dedans par le dehors (et inversement). Logé partout, mais enfermé nulle part, telle est la devise du rêveur de demeures. Dans la maison finale comme dans ma maison réelle, la rêverie d’habiter est brimée. Il faut toujours laisser ouverte une rêverie de l’ailleurs42. C’est bien cet ailleurs que nous offre l’architecture, ou plus précisément la possibilité d’un ailleurs, la possibilité de nous ouvrir sur des espaces et des mondes autres. Et nous sommes tous les jours confrontés à ces architectures fondées sur et par ce qui nous est étranger. Ces architectures de l’ailleurs nous transportent, nous donnent à éprouver ce qui ne nous appartient pas. C’est le cas par exemple, et de manière non exhaustive, de certaines architectures religieuses, funéraires, politiques ou symboliques, plus rarement domestiques. Les pyramides égyptiennes, les cathédrales gothiques ou les temples grecs n’appartiennent pas à notre monde, leur édification a pour visée quelque chose de bien différent des intérêts de notre pâle survie journalière. Ces architectures religieuses et symboliques sont construites pour entrer en résonance avec des mondes qui ne sont pas exclusivement nôtres, elles ont leur dynamique propre d’où nous sommes presque entièrement exclus dans ce sens que notre 41 Gérard ENGRAND, « Espace public ou lieu commun ? », p. 132. Gaston BACHELARD, La poétique de l’espace [1957], Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Quadrige/Grands textes », 2007, p. 69. (Nous soulignons). 42 Sébastien Chevrier – L’inhabitable est notre site – DPEA ENSAPLV – 2008 46 inclusion dans leur schéma dynamique n’est pas fondamental. Elles participent d’un ordre qui n’est pas (seulement) celui des hommes. Elles ne nous donnent pas a priori à habiter et en même temps, non pas parce que nous les avons pensées et édifiées, ni parce que nous les occupons mais bien parce qu’elles font partie de notre espace expérientiel, elles participent de notre habitation mondaine en nous confrontant à leur présence et en nous offrant l’expérience de moments de monde qui sont comme autant d’ailleurs. Et ceci est vrai en dehors de toute considération formelle et en dehors de toute croyance ou adhésion symbolique aux ailleurs et aux récits proposés. L’architecture classique est aussi un bon exemple de ce paradoxe qui fait que nous habitons un espace ontologiquement inhabitable, puisqu’elle en porte la trace indélébile. Cette architecture malgré sa typique formelle qui nous est familière et proche, nous est en réalité tout à fait étrangère. Elle nous est autre en ce sens que son édification s’est faite en dehors de toute considération au sujet de notre habitation. Elle est fondée sur un système théorique qui, même s’il nous inclut forcément, nous est fondamentalement extérieur. Cette architecture a sa logique propre, qui n’est pas celle de nous donner à habiter le monde, mais de construire un système théorique par lui-même et pour lui-même (ordonnancement, symétrie/asymétrie/dissymétrie, point de vue à l’infini, etc.). Elle est l’actualisation d’une abstraction. Nous ne tenterons pas de multiplier ici les exemples de situations, construites ou non, où nous pourrions déceler cette fondation intenable sur la tension, le passage, l’hésitation et sur ce qui nous est proprement étranger. Et pourtant il existe une multitude de lieux sidérant d’exclusion que nous habitons, où nous nous tenons cependant. Nous investissons ces lieux, ces moments d’altérité actualisés dont nous faisons l’expérience, malgré tout, pour habiter, pour nous maintenir en tant qu’ek-sistance. C’est le cas de tous les édifices lorsque nous entrons en résonance avec ce qu’ils ont de plus profond, c’est-à-dire lorsqu’ils nous donnent à habiter, à faire l’expérience de notre présence au monde et aux autres, qu’ils nous amènent à nous ouvrir et qu’ils ne se contentent pas de satisfaire à notre simple survie animale. Les édifices sont de « drôles de choses ». On dirait qu’ils ne sont pas sans analogie avec ce que les philosophes appellent l’« être ». Cela n’aurait rien d’étonnant, puisque ces « drôles de choses » nous les habitons, nous y sommes, nous y déposons notre « être », c’est-à-dire nos existences. Nos existences reposent et s’agitent au milieu d’espaces architecturés. C’est pourquoi une architecture est bien toujours, en quelque sorte, un moulage en creux d’êtres dont l’essence repose (et s’« agite ») dans leur existence. L’architecture est une technologie de l’être. Elle dispose les êtres (dont l’essence repose dans leur existence) entre ses murs43. 43 Benoît GOETZ, La dislocation, p. 23. Sébastien Chevrier – L’inhabitable est notre site – DPEA ENSAPLV – 2008 47 Nous habitons parce qu’il y a architecture. C’est elle qui nous donne à habiter, à éprouver notre présence au monde. Et cela même lorsque l’architecture nous est étrangère et qu’elle porte en elle la trace, les indices, de cette étrangèreté sur laquelle elle est paradoxalement fondée. L’exclusion ou à l’inverse, le sentiment d’appartenir tout entier à ce mouvement qui nous entraîne vers ce qui nous est autre, peut tout aussi bien s’éprouver face au sublime que vis-à-vis de l’ordinaire. L’inhabitable est notre site et l’architecture en est symptomatique, car même si elle ajoute des degrés supplémentaires dans la compréhension ontologique de notre habitation, elle continue de tenter d’aménager, de configurer ce qui n’est ni appropriable, ni configurable en dehors de la croyance en la validité et l’efficience de ces aménagements. L’architecture se fonde sur l’espace du seuil, de l’hésitation, de la tension, du conflit et nous offre des fenêtres et des passages sur cet espace parce qu’elle porte en elle comme tatoué au plus profond de sa chair la marque de cette fondation intenable, qui cependant est ce qui nous permet d’habiter pleinement. Sébastien Chevrier – L’inhabitable est notre site – DPEA ENSAPLV – 2008 48 3.2. … mais elle ne rend pas le monde horrible pour autant. Et pourtant, malgré tout, malgré que l’architecture peut nous amener à ressentir cette sensation d’exclusion lors de la découverte ou de la mise en évidence de sa fondation sur l’inhabitable, nous habitons. Peut-être pas entièrement ni consciemment mais, nous parvenons malgré tout à tenter l’expérience de notre présence au monde et aux autres quotidiennement à travers ce qui est plus que la configuration matérielle de notre réalité, c’est-à-dire l’architecture, en ce sens qu’elle nous donne à être. Et cela du fait même que le lieu de notre habitation soit fondamentalement inhabitable. Ce paradoxe est une condition heureuse de notre existence et le fait que l’on puisse envisager que « l’inhabitable est notre site » est l’annonce d’une situation d’où tout drame est absent. L’inhabitation, c’est-à-dire la confrontation à l’étranger, à l’Ouvert, à l’Illimité, aux possibles et à l’ailleurs, est la condition essentielle d’un habiter dynamique. L’absence de certitude et de stabilité est ce qui nous permet d’envisager la construction d’une réalité forcément multiple et toujours en mouvement, une appréhension du monde toujours à (re)faire, la possibilité de l’expérience, qu’elle soit émerveillement ou effroi. C’est aussi donner à l’architecture un sens nouveau. L’architecture peut alors être envisagée comme un espace, un plan à part entière au sein duquel se joue le jeu de notre existence, de notre habiter entre habitation et inhabitation. Mais cet espace à la fois lieu et objet de l’expérience ne se traduit et ne se dévoile que dans les situations que l’architecture offre et engage, en tant qu’espaces actifs. Comment l’architecture réussit-elle à nous donner à habiter le paradoxe qui fonde notre (in)habitation du monde ? Comment devient-elle à la fois le lieu et l’objet de nos expériences spatiales et existentielles ? De quoi use-t-elle pour nous donner à exister ? Il s’agit ici de comprendre ce qui est en jeu quand l’architecture touche à l’existence et à notre confrontation à l’Ouvert. Ce qui pourrait sembler problématique et angoissant – la révélation d’une fondation paradoxale et de ce fait apparemment intenable, de notre habitation sur ce qui n’est pas proprement habitable – semble, malgré tout, ne pas faire du monde un espace infréquentable nous obligeant au repli, au recul au plus profond de l’ipséité. « Il y a une tranquillité infuse dans tout édifice de grande architecture, quelles que puissent être par Sébastien Chevrier – L’inhabitable est notre site – DPEA ENSAPLV – 2008 49 ailleurs ses qualités. Par son œuvre de pondération des forces élémentaires, l’architecture met en place un monde paisible44 ». Grâce à cette tranquillité apparente, l’architecture permet que s’ouvre à travers elle notre habitation du monde. Cette ouverture de l’existence par l’architecture est intrinsèquement contenue en elle, en général et dans chacune de ses parties, c’est-à-dire qu’elle lui est immanente. Mais elle demeure un possible et malgré les traces que l’on peut en déceler, elle n’est pas obvie et appréhendable au premier abord comme une « propriété » allant naturellement de soi. La possibilité de l’expérience existentielle de l’habitation ne se donne pas à nous facilement, même au travers de l’architecture. « Il est plus facile de vivre au quotidien sans exister que d’exister en perdant pied dans la surprise d’être45 ». L’habitation pleine et entière, celle qui nous donne à être en nous confrontant à la tension et à la dynamique de l’inhabitable, celle qui nous permet de toucher à notre existence à travers cette expérience spatiale spécifique qu’est l’architecture, reste un possible et non pas la règle. Mais pour que cette possibilité demeure dans ce jeu de dupe et de mystification toujours en train de travestir la nature profonde de l’habiter, il faut que les conditions de son existence soient mises et maintenues en place. L’architecture rend possible cette expérience de l’habiter en œuvrant à la fabrication de « moments » où est décelable cette complicité avec ce qui nous ouvre et partant, nous permet d’exister, d’habiter l’inhabitable. L’architecture pour nous donner à habiter use de son mode opératoire propre et spécifique qui, comme nous l’avons déjà dit, est une pensée de l’espace. L’espace est le matériau brut de l’architecture, celui qu’elle façonne, transforme, organise, délimite et plus exactement révèle. Elle est une révélation de la latence des possibles que l’espace renferme en lui. L’architecture relève les possibles de l’espace et nous les révèle. « Présentation de l’espace, l’architecture l’est […], dans la mesure où elle rend perceptibles des qualités spatiales qui, sans elle, resteraient imperceptibles. L’architecture, alors touche et affecte46 ». Par tout un travail sur cette matière intangible et « indicible47 » qu’est l’espace, elle nous donne à habiter. Elle touche à ce qui peut nous apparaître et sembler entièrement autre mais qui nous est ontologiquement primordial en tant qu’être en présence, c’est-à-dire l’espace auquel l’architecture nous confronte. « L’espace [nous dit Henri Maldiney] n’est pas un 44 Benoît GOETZ, La dislocation, p. 70. Henri MALDINEY, « La rencontre et le lieu », dans Chris YOUNÈS (sous la direction de), Henri Maldiney. Philosophie, art et existence, Paris, Éditions du Cerf, coll. « La nuit surveillée », 2007, p. 177. 46 Benoît GOETZ, La dislocation, p. 66. 47 Nous faisons ici référence à « L’espace indicible », article de Le Corbusier, de 1945, paru dans la revue L’architecture d’aujourd’hui, numéro spécial « Art », hors série, nov.-déc. 1946, p. 9-10, cité à plusieurs reprises dans, Benoît GOETZ, La dislocation. 45 Sébastien Chevrier – L’inhabitable est notre site – DPEA ENSAPLV – 2008 50 milieu étalé, il est tension. Prenez l’article "un" ou "le", il est vecteur tensionnel, double, fermant d’un côté, ouvrant de l’autre48 ». L’espace nous est offert par l’architecture comme expérience existentielle. L’architecture et l’existence sont la possibilité de l’ouverture ; de l’ouverture à l’autre, à la lumière, au vent, à la matière, au temps et le repositionnement de notre immanence au sein de ce complexe ainsi révélé que sont ces situations, ces « moments de monde ». Ce sont ces moments qui nous sont abordables dans leur simplicité apparente. Ce sont les lieux créés par l’architecture à partir de l’espace. Le mot « lieu » nous semble avoir une résonance toute particulière du fait tout d’abord qu’il traduit une réalité plus large que le terme « édifice » qui ne peut désigner que des situations construites alors que l’architecture en tant que pensée de l’espace dépasse son seul cadre constructif. Ensuite le lieu nous parle non seulement de spatialité mais aussi de notre ouverture et notamment de notre ouverture à Autrui49. Le lieu a de ce fait irrémédiablement à faire avec notre existence. Enfin, il nous semble que l’on ne peut appréhender l’existence de l’espace que par la médiation du lieu. « Mais comment un accès à l’Ouvert serait-il possible, sinon à partir d’un ici ?50 » nous demande Benoît Goetz. Sans lui, l’espace resterait cette entité extérieure, illimitée et ouverte qui nous semble autre et proprement angoissante lorsque nous nous y pensons confrontés comme « étants », jetés nus et sans protection dans le là. [La maison] est un instrument à affronter le cosmos. Les métaphysiques « de l’homme jeté dans le monde » pourraient méditer concrètement sur la maison jetée à travers l’ouragan, bravant la colère du ciel. Envers et contre tout, la maison nous aide à dire : je serai un habitant du monde, malgré le monde. […] Dans cette communauté dynamique de l’homme et de la maison, dans cette rivalité dynamique de la maison et de l’univers, nous sommes loin de toute référence aux simples formes géométriques. La maison vécue n’est pas une boîte inerte. L’espace habité transcende l’espace géométrique51. Nous habitons parce qu’il y a architecture et l’habitation de l’architecture la dépasse en tant que simple objet. À travers elle nous découvrons l’espace ou plutôt, l’espace se découvre à nous, il surgit par la médiation de l’architecture. L’architecture nous donne à exister en même temps qu’elle s’efface en tant qu’objet pour nous engager dans l’expérience essentielle d’habiter l’inhabitable. Sans lieu pas d’espace, alors même que notre intuition pourrait nous 48 Chris YOUNÈS et Michel MANGEMATIN, « Entretiens avec Henri Maldiney », dans Chris YOUNÈS (sous la direction de), Henri Maldiney. Philosophie, art et existence, Paris, Éditions du Cerf, coll. « La nuit surveillée », 2007, p. 211. 49 Voir p. 10 le rapport étymologique entre le lieu et la rencontre établit par Henri Maldiney. 50 Benoît GOETZ, La dislocation, p. 74. 51 Gaston BACHELARD, La poétique de l’espace [1957], p. 58. Sébastien Chevrier – L’inhabitable est notre site – DPEA ENSAPLV – 2008 51 laisser croire que l’espace précède le lieu. Il se dégage tout de même de cette dernière proposition une certaine vérité si l’on considère l’espace et le lieu en tant qu’objets, mais cela devient problématique dès que l’on tente de les appréhender existentiellement. Cette compréhension ontologique n’est possible qu’en renversant la proposition. Le lieu précède l’espace, et non l’espace le lieu. […] C’est-à-dire que le lieu est à l’issue d’une tension et qu’il n’est pas circonscrit et déployé à l’avance. […] le lieu suppose notre capacité propre d’habiter. Pour nous, habiter c’est exister. Nous disons que nous occupons un lieu, que nous habitons un lieu, mais nous disons aussi que nous y avons lieu ; et y avoir lieu c’est y être en existant. Un lieu par conséquence, n’existe que là où l’existence est en question 52. Le lieu fait passer l’espace du coté de l’existence en lui donnant à être à travers justement la confrontation avec l’habiter. L’architecture à travers l’habiter humain, en créant des lieux, en faisant de l’espace des lieux donne à être à l’espace lui-même. Le lieu est la révélation architectonique de l’espace, de ses potentialités latentes grâce à l’existence ouverte qui inhabite justement à travers l’architecture. C’est cette habitation particulière, celle qui s’ouvre à tous les possibles offerts par le monde, que constitue l’inhabitation. Telle est l’architecture de l’existence, l’architecture de l’expérience : une oscillation continue entre habitation et inhabitation. Et l’inhabitation est en quelque sorte la vérité, la découverture de toute habitation possible. Simplement, et heureusement, cette vérité n’annule pas, ne ruine pas la possibilité de l’habitation et du chez soi qui semblent dès lors « inauthentiques ». L’expérience de l’angoisse est comme l’ouverture d’un chantier dans la ville : une modification exceptionnelle qui découvre ce qui était caché, sans interdire le moins du monde le retour à des « conditions normales » 53. Et c’est là la grande force de l’architecture lorsqu’elle nous donne à habiter, elle nous autorise à la fois à vivre notre rapport au monde sur un mode ordinaire et à tenter l’expérience de l’existence en nous confrontant à l’inhabitable. Le fait d’être à la fois soumis à cette double pression et de jouer ce double jeu, permet à l’architecture d’être appréhendée en dehors de toute dramaturgie. C’est la mise en jeu des possibles et de la multiplicité de l’habiter qui rend l’inhabitable habitable. Sans cette possibilité de repli, sans cette figure primordiale du « chezsoi » domestiqué et familier, il n’y aurait pas de dynamique possible au sein de notre existence mais seulement pure transcendance et extase, ce qui constitue une existence tout aussi « inauthentique » et dégradée qu’un basculement total vers l’intimité du foyer. L’architecture permet de tenter l’expérience de l’inhabitable uniquement parce qu’elle permet, symétriquement et de manière consubstantielle, de ne pas en faire l’expérience. Et les 52 53 Henri MALDINEY, « La rencontre et le lieu », p. 165-166. Benoît GOETZ, La dislocation, p. 45. Sébastien Chevrier – L’inhabitable est notre site – DPEA ENSAPLV – 2008 52 lieux qu’elle aménage, sont ces situations qui nous offrent la possibilité de ce balancement, de cette oscillation de l’habitation. Ces espaces rendus actifs par l’architecture nous donnent à habiter l’inhabitable. Cette configuration paradoxale n’entraîne pourtant pas avec elle la chute de notre habitation mais l’augmente, en augmente les possibles. L’architecture est une « poétique de l’espace » pour reprendre le titre du célèbre ouvrage de Gaston Bachelard. Elle n’est pas, nous le redisons, une dialectique entre intimité et extériorité, mais bien une dynamique puisque nous ne pouvons séjourner en la demeure du fixe et du stable que parce qu’elle est en permanence dérangée et traversée de toutes parts par ce qui lui est autre. À l’inverse, nous ne pouvons tenter l’expérience de l’ouverture, exister, habiter que parce que cette expérience reste une possibilité (et non une injonction), rassurée par la présence d’un foyer. Ici, le paradoxe et l’ambiguïté nous questionnent, nous donnent à penser, et par là même à habiter. Rien ne nous oblige à choisir notre camp ; nous sommes en permanence d’un côté et de l’autre. Ce n’est pas une logique de portes ouvertes ou fermées comme le dit Bachelard à propos de l’être, mais une logique du passage : Répéterons-nous, dans le style du logicien : il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée ? Et trouverons-nous dans cette sentence un instrument d’analyse vraiment efficace pour une passion humaine ? […] le langage porte en soi la dialectique de l’ouvert et du fermé. Par le sens, il enferme, par l’expression poétique, il s’ouvre. Il serait contraire à la nature de nos enquêtes de les résumer par des formules radicales, en définissant par exemple l’être de l’homme comme l’être d’une ambiguïté. Nous ne savons travailler qu’à une philosophie du détail. Alors, à la surface de l’être, dans cette région où l’être veut se manifester et veut se cacher, les mouvements de fermeture et d’ouverture sont si nombreux, si souvent inversés, si chargés aussi d’hésitation que nous pourrions conclure par cette formule : l’homme est l’être entr’ouvert54. Nous ne parlons pas ici frontalement de l’être de l’homme – être et habiter ne sont et ne peuvent pas être synonymes même s’il demeure un rapport étroit entre eux – mais de son rapport à l’inhabitable. L’habiter a bien en quelque sorte à faire avec cette « entr’ouverture ». C’est une brèche maintenue par l’architecture qui offre à l’existence l’élasticité nécessaire à sa liberté. Sans la possibilité de l’hétérogène, de l’hétérotopie et de la multiplicité il n’y a pas d’habitation qui ne soit enstase étouffante et emprisonnement. L’architecture ne possède pas de gravité intrinsèque sauf quand elle enferme, comblant la brèche, quand elle ne se laisse plus traverser par l’espace, ni ne permet à l’habiter d’être mis en variation par l’inhabitable. Car au delà du lieu qui révèle l’espace, il demeure nécessaire que cette localisation puisse s’effacer, se délocaliser. Ce « nulle part » qui n’est pas ici, qui est plus qu’un ailleurs, est 54 Gaston BACHELARD, La poétique de l’espace, p. 199-200. Sébastien Chevrier – L’inhabitable est notre site – DPEA ENSAPLV – 2008 53 l’inhabitable comme variation ultime de l’expérience existentielle de l’espace. Cet inhabitable est habitable par l’architecture quand elle réussi à s’effacer en tant qu’objet, pour ne plus être que ce point de l’espace qui m’offre un passage, une porte ou une fenêtre et auquel je peux malgré tout me raccrocher à tout moment. L’architecture est salutaire mais doit réussir à se faire oublier, retourner au milieu des choses les plus banales pour libérer l’existence. L’inhabitation est l’« entr’ouverture » extrême de l’habitation qui doit pouvoir se maintenir en tant que possibilité sans se laisser nier par la surdétermination de localisation. L’inhabitation est une habitation éminemment positive en ce sens qu’elle est le maintien de toute habitation possible, quelle qu’en soit la forme. Elle permet ce jeu de territorialisation et de déterritorialisation ontologique à l’existence dans son habitation du monde. L’architecture demeure cette interface situationnelle qui se doit de ne pas laisser s’enraciner l’habitation mais, lui permettre que nous soient révélés les possibles latents de l’espace. Néanmoins, cette ouverture ne nous apparaît pas forcément. Elle peut parfois, souvent, ne pas nous atteindre. Les possibles offerts à l’habiter peuvent se retrouver comme piégés par la matérialité de la localisation, par l’architecture lorsqu’elle n’est considérée qu’en tant qu’objet ou quand elle est proprement liberticide. Nous n’entamerons pas ici une analyse propre des espaces problématiques au niveau de l’ouverture de l’existence pour qu’aucune confusion ne puisse se faire entre l’inhabitation – mise en variation des possibles de l’habiter – et les espaces proprement non-habitables ou qui, en tout cas, remettent réellement en cause notre présence existentielle au monde et notre tenue en leur sein. Mais certaines configurations de notre cadre existentiel sont si présentes ou si oppressantes qu’elles n’agissent plus comme vecteurs de révélation des potentialités d’habitation de l’espace pour ne s’orienter que sur elles-mêmes. L’échec de l’habitation est aussi, et malgré tout, un possible de l’existence. Toutefois ce revers ne constitue pas en soi un drame, pour celui qui le subit inconsciemment, puisqu’il est déjà inclus, en tant que possible, dans la configuration de l’expérience en tant qu’elle est une oscillation permanente, un mouvement jamais stoppé, une dynamique de l’habitation entre ouverture et repli. Et c’est, encore une fois, cet « entre » qui est l’inhabitable que nous habitons cependant, ce site intenable en soi mais qui est primordial dans l’équilibre existentiel. Qu’on fréquente ou non ce seuil, ce passage, qu’il nous soit accessible ou pas, que l’architecture lui permette de surgir ou au contraire qu’elle l’étouffe, il est là, en présence, ouvert à la possibilité d’être investi par l’existence juste parce qu’il nous donne à penser et qu’il admet d’être pensé. Et l’architecture est ce qui permet que l’on puisse penser à cet Sébastien Chevrier – L’inhabitable est notre site – DPEA ENSAPLV – 2008 54 « entre », à cet ailleurs ou à ce nulle part, exil ou demeure sans s’imposer à nous seulement en tant que présence matérielle univoque. La tranquillité de l’architecture, le fait qu’elle ne fasse pas du monde un espace inappropriable, malgré ses fondations vacillantes, vient du fait qu’elle ne s’impose pas en tant que savoir ; savoir dont il faudrait maîtriser le langage et les concepts pour pouvoir en comprendre le sens. Elle se donne comme expérience banale ou extraordinaire (mais nous savons appréhender l’évènement et le normaliser), accessible dans son immédiateté matérielle. C’est parce qu’elle engage d’abord nos corps avant tout savoir qu’elle entre aisément en rapport avec nous sans déranger a priori et au premier abord nos existences. Elle arbore en premier lieu le visage de ce qui n’est pas problématique, en tant que nous pouvons la considérer comme la simple configuration matérielle de notre cadre de vie (d’autant plus que nous bâtissons), abritant nos corps et nos activités. C’est grâce à son apparence paisible, à sa naturalité évidente et non problématique que nos existences peuvent entrer en jeu en elle sans inquiétude. Et c’est à partir de là que l’architecture peut être envisagée comme l’expérience paradoxale d’habiter l’inhabitable ou du moins, comme nous offrant la possibilité de tenter cette remise en question, positive et non dramatique, de ce qui semblait aller de soi et de nous laisser atteindre par la surprise que l’architecture « appelle et provoque » lorsqu’elle est ouverture. Nous ne pouvons donc pas dépasser le paradoxe de notre existence spatiale mais juste l’admettre comme condition primaire et primordiale de notre habitation. Accepter que « l’inhabitable est notre site » c’est admettre sans inquiétude notre condition d’êtres ouverts aux possibles, à la multitude des possibles de ce qui constitue notre habitation. L’architecture confrontée et installée au cœur de ce paradoxe n’intervient pas en tant que réponse nous obligeant à prendre position, mais elle maintient l’espace ; l’espace en tant que tel, vivable et appréhendable de la manière la plus banale qui soit, mais aussi l’espace ouvert à l’expérience existentielle d’habiter sans habitude, d’habiter l’inhabitable. Parfois elle révèle le paradoxe de notre condition mondaine, nous donnant à la fois la possibilité de nous ouvrir ou de nous replier en elle, mais toujours et partout elle donne à penser, même lorsqu’elle échoue à rendre notre habitation libre de tout enracinement. Sébastien Chevrier – L’inhabitable est notre site – DPEA ENSAPLV – 2008 55 Conclusion Sébastien Chevrier – L’inhabitable est notre site – DPEA ENSAPLV – 2008 56 Une pensée de l’architecture et de l’habiter à partir de la notion d’inhabitable conduit à être confronté à un questionnement riche et complexe qui engage toute la réflexion sur notre présence au monde. Elle implique à la fois les questions sur notre quotidien, la configuration d’un « monde de la vie » où peuvent se déployer tous nos actes, dont nous avons tenté ici une analyse critique déjouant les apparences auxquelles le quotidien nous amène à croire et, de manière consubstantielle, les problématiques liées à notre existence supposant par là, une réflexion sur notre Être. La question de l’Être n’a jamais directement été affrontée, tout en étant toujours présente à travers celle de l’existence, en filigrane, pour éviter toute confusion entre des notions à la fois si singulières et si proches, qui se répondent, s’appellent l’une et l’autre, autant qu’elles se différencient et s’éloignent. Être, ce n’est pas habiter, ce n’est pas exister non plus, même si nous déposons nos êtres dans nos existences et que c’est à travers elles que nous pouvons prétendre habiter. La question centrale est bien celle de l’habiter, entraînée sur les chemins de l’inhabitable et dont elle ressort non pas solutionnée et finalement anéantie mais enrichie, augmentée, en tant qu’interrogation, par une notion qui reste ouverte malgré toutes les tentatives de domestication. L’inhabitable ne se laisse pas appréhender en tant qu’objet lisse aux contours précis et finis mais ouvre aux horizons des possibles, de tous les possibles de l’habitation. C’est grâce à cette indéfinition essentielle que l’architecture a aussi pu être investie et repositionnée au cœur du complexe problématique de notre habitation. Fonder l’architecture sur un sol instable, c’est lui permettre d’assumer un double rôle – quand bien même ce double jeu peut sembler paradoxal – d’une part celui de faire du monde un espace habitable et d’autre part, celui de nous donner à exister, en se confrontant elle-même à ce qui lui est autre et étranger, et en nous offrant la possibilité de tenter l’expérience de la multiplicité des possibles de l’habiter. L’architecture maintient tous les possibles de notre habitation tout en ayant à affronter en permanence son installation sur un « site » interdisant tout enracinement. Sébastien Chevrier – L’inhabitable est notre site – DPEA ENSAPLV – 2008 57 Mais c’est aussi, par ailleurs, cette indéfinition qui a pu nous empêcher ici d’affronter ouvertement l’architecture dans ses manifestations concrètes, dans ses modes de surgissement et d’actualisation notamment parce qu’appréhender l’inhabitable comme condition essentielle de l’habiter demande de pouvoir saisir « sur le vif » un objet qui ne consiste pas, qui n’est que tension et dynamique et qui demande, auparavant, un travail d’approche que nous avons esquissé ici. L’inhabitable est un mouvement qui ne se laisse pas circonscrire malgré toutes les tentatives d’enracinement de notre insistance mondaine. Nous habitons l’inhabitable, mais ce paradoxe ne nous limite pas dans nos possibilités, il nous donne à, il nous ouvre, nous invitant sur les chemins où une « libre habitation » peut prendre place. C’est en cet appel vers l’Ouvert, vers ce qui est indicible et inappropriable que consiste l’inhabitable. Et c’est en accédant à cette compréhension que nous pouvons prétendre pouvoir continuer à interroger notre habitation du monde, dans une perspective désormais orientée vers sa mise en variation par l’inhabitable. Ce tremblement de l’habiter par l’inhabitable vient par là même déplacer la question de l’architecture en tant que pensée de l’espace. Il nous incombe dès à présent de prendre en considération ce déplacement et de continuer à nous interroger sur le (re)positionnement de l’architecture au cœur du paradoxe de notre habitation. L’inhabitable est la mise en jeu de nos existences dans la tension et la dynamique du passage. C’est l’accès à cet « entre » que maintient en place l’architecture comme condition à une habitation « pleine et entière ». L’inhabitable est donc notre site et celui-ci n’est ni à chercher dans un « ailleurs » ou un « ici », il est la possibilité même de leur éventualité. Nous habitons l’inhabitable, et cette affirmation nous engage au plus profond de nos existences, nous donne à appréhender notre condition à la lumière de nouveaux horizons, traduisant tous les possibles de l’expérience à partir de l’ouverture de notre présence au monde, nous invitant à la surprise et à l’étonnement de pouvoir être. Sébastien Chevrier – L’inhabitable est notre site – DPEA ENSAPLV – 2008 58 Bibliographie Ouvrages. Gaston BACHELARD, La poétique de l’espace [1957], Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Quadrige/Grands textes », 2007. Bruce BÉGOUT, La découverte du quotidien, Paris, Éditions Allia, 2005. Benoît GOETZ, La dislocation. Architecture et philosophie, préface de Jean-Luc NANCY, Paris, Éditions de la Passion, 2001, rééd. 2002. Martin HEIDEGGER, Être et temps [1927], traduit de l’allemand par François VEZIN, Paris, Éditions Gallimard, coll. « Bibliothèque de philosophie », série « Œuvres de Martin Heidegger », 1986. Martin HEIDEGGER, Essais et conférences [1954], traduit de l’allemand par André PRÉAU et préfacé par Jean BEAUFRET, Paris, Éditions Gallimard, coll. « Tel », 2006. Daisy HOCHART (sous la direction de), Architecture et Urbanisme Commercial, Lille, Éditions de l’École d'Architecture de Lille, 2000. Emmanuel LÉVINAS, De l'Existence à l'Existant [1947], Paris, Éditions Vrin, coll. « Bibliothèque des Textes Philosophiques – Poche », 2000. Emmanuel LÉVINAS, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité [1961], Paris, Éditions Librairie Générale Française – Livre de Poche, 1990. Christian NORBERG-SCHULZ, Habiter : vers une architecture figurative, Paris, Éditions Électa Moniteur, coll. « Architecture Essais et Documents », 1985. Thierry PAQUOT, Michel LUSSAULT et Chris YOUNÈS (sous la direction de), Habiter, le propre de l’humain. Villes, territoires et philosophie, Paris, Éditions de la Découverte, coll. « Armillaire », 2007. Saint-John PERSE, Œuvres Complètes. Amers, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 1972. Jean-Paul SARTRE, L’être et le néant. Essai d’ontologie phénoménologique [1943], Paris, Éditions Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 1990. Chris YOUNÈS (sous la direction de), Henri Maldiney. Philosophie, art et existence, Paris, Éditions du Cerf, coll. « La nuit surveillée », 2007. Sébastien Chevrier – L’inhabitable est notre site – DPEA ENSAPLV – 2008 59 Articles. Michel HAAR, « La demeure et l'exil. Hölderlin et Saint-John Perse », Les Cahiers de l'Herne. Les symboles du lieu, l'habitation de l'homme, n°44, 1983. Contributions (ouvrages collectifs et recueils). Gérard ENGRAND, « Espace public ou lieu commun ? », dans Daisy HOCHART (sous la direction de), Architecture et Urbanisme Commercial, Lille, Éditions de l’École d'Architecture de Lille, 2000. Martin HEIDEGGER, « Bâtir, habiter, penser », dans Martin HEIDEGGER, Essais et conférences [1954], traduit de l’allemand par André PRÉAU et préfacé par Jean BEAUFRET, Paris, Éditions Gallimard, coll. « Tel », 2006. Henri MALDINEY, « La rencontre et le lieu », dans Chris YOUNÈS (sous la direction de), Henri Maldiney. Philosophie, art et existence, Paris, Éditions du Cerf, coll. « La nuit surveillée », 2007. Thierry PAQUOT, « "Habitat", "habitation", "habiter", précisions sur ces trois termes parents », dans Thierry PAQUOT, Michel LUSSAULT et Chris YOUNÈS (sous la direction de), Habiter, le propre de l’humain. Villes, territoires et philosophie, Paris, Éditions de la Découverte, coll. « Armillaire », 2007. Saint-John PERSE, « Étroits sont nos vaisseaux, Chant IV, 2 », dans Œuvres Complètes. Amers, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 1972. Chris YOUNÈS et Michel MANGEMATIN, « Entretiens avec Henri Maldiney », dans Chris YOUNÈS (sous la direction de), Henri Maldiney. Philosophie, art et existence, Paris, Éditions du Cerf, coll. « La nuit surveillée », 2007. Illustrations. Gregory CREWDSON, Untitled (Maple Street), été 2003, série « Beneath the Roses » (20032005), Digital C-Print, 64 x 94 inches (163,2 x 230,4 cm), dans Stephan BERG (sous la direction de), Gregory Crewdson 1985-2005, Ostfildern-Ruit, Éditions Hatje Cantz, 2005. Sébastien Chevrier – L’inhabitable est notre site – DPEA ENSAPLV – 2008 60