Penser le mal totalitaire (extrait), Joël Gaubert, M-Editer, 2004 Pourquoi cette « élection » (si j'ose dire, encore) du peuple juif au statut d'ennemi principal (sinon esseulé), qui va mener jusqu'à la « solution finale » du génocide des juifs d'Europe (ou encore la « Shoah ») par la machine de guerre et d'extermination nazie ? L'explication la plus courante est celle selon laquelle l'assimilation ou intégration (économique, sociale, politique et culturelle) des Juifs dans les grands pays européens de l'époque ne pouvait, par contrecoup, que renforcer un antisémitisme récurrent depuis la diaspora (ou la dispersion) du peuple d'Israël qui le distingue comme boucémissaire tout désigné de la misère des hommes, mais Cassirer insiste, lui, sur la dimension proprement symbolique (ou spécifiquement culturelle) de la diabolisation des Juifs par le mouvement national-socialiste et de la volonté de leur extermination totale par l'Etat nazi : le peuple juif, analyse Cassirer, est celui dont la religion (le judaïsme donc) a fait passer l'esprit humain du mythos à l'ethos (du mythique à l'éthique), en le faisant passer du régime de l'emprise de l'imaginaire communautaire sur tous à celui de la subjectivité personnelle de chacun, qui est alors institué comme personne unique dont le dialogue avec un Dieu lui-même personnel le conforte dans le sentiment de sa propre dignité. Autrement dit, ce qui fait la spécificité de la motivation nazie de la 1 © M-Editer & Joël Gaubert Penser le mal totalitaire (extrait), Joël Gaubert, M-Editer, 2004 « solution finale » ce n'est pas en soi la montée aux extrêmes (bien réelle, évidemment) d'un antisémitisme historiquement récurrent ni même de la persécution ordinaire de ce bouc-émissaire traditionnel, mais bien que l'obscurantisme mythologique dominateur nazi a clairement identifié et combattu son ennemi effectivement le plus direct sous la figure symbolique des Lumières de l'éthique réflexive et donc philosophique et émancipatrice du judaïsme (figure alors parvenue à la pleine conscience de soi et confiance en soi chez « Le Juif de savoir » des pays germanophones de la première moitié du XXè siècle, comme J.-C. Milner vient de l'établir de façon convaincante). On saisit bien alors que la déshumanisation, ou « dé-solation », de « l’homme nouveau » ne se peut véritablement comprendre que par la dé-symbolisation radicalement régressive de l’expérience humaine administrée par le retour massif du logos au muthos (ce que H. Arendt, notamment, a complètement manqué comme tel, pour aller jusqu'à inculper la raison au lieu du mythe) : la complicité inouïe de la mentalité mythique et de la rationalité technique enferme alors l’humanité dans un sens total et donc unique (une pensée unique) qui destitue toute capacité de sens critique, collectif comme individuel. C’est essentiellement le sens du temps de cet homme nouveau et donc le sens de sa propre 2 © M-Editer & Joël Gaubert Penser le mal totalitaire (extrait), Joël Gaubert, M-Editer, 2004 identité comme agent moral lucide et responsable qui se trouve dégradé, en ce que le règne conjoint de la technique et du mythe défait la téléologie ou finalité morale puisque c’est le sens pratique du temps qui se perd en laissant la place au sentiment destinal ou fatal qui est dorénavant de retour pour défaire l’aspiration de l’homme, tant générique qu’individuel, de demeurer et surtout de se constituer comme sujet de sa propre existence, de se représenter et de mettre en œuvre des fins et des moyens comme étant susceptibles, à plus ou moins long terme, de changer quelque chose à l’ordre des choses, ce qui fait passer l'histoire des hommes de la logique d'une destinée, qui inclut et même nécessite leur liberté, au régime d'un destin qui, par définition, exclut toute liberté dans son irrésistible déploiement. C’est bien une telle analyse de la régression quasi a-symbolique de la fonction symbolique qui permet à CASSIRER de diagnostiquer le mal politique et moral de notre temps sous l’expression de « la technique des mythes politiques modernes »(1945), qui concerne la société administrée par les États contemporains plus ou moins autoritaires, et non pas seulement l’État totalitaire. En effet, CASSIRER fait tout particulièrement de la régression symbolique dans l’usage du langage l’origine et le fondement même de l’emprise totalitaire de l’État sur la société et les individus, 3 © M-Editer & Joël Gaubert Penser le mal totalitaire (extrait), Joël Gaubert, M-Editer, 2004 puisque c'est alors l'exercice purement symbolique ou raisonnable (ou représentatif) de la langue qui se trouve déconstruit pas ses usages simplement instrumental (présentatif) et sentimental (expressif) : la pathologie sociale et politique est ainsi dérivée d’une pathologie proprement symbolique, intellectuelle et morale (en un renversement radical de l'explication des sciences sociales naturalistes, néo-marxistes notamment), les individus ne parvenant plus, ni idéellement ni idéalement, à se constituer comme citoyens et personnes appartenant à une République politique et à un Règne des fins moral par leur obéissance consentie à des lois qu’ils se donneraient librement à euxmêmes en vue d’une vie bonne dans une société juste. C’est alors la perte de leur sens commun, de leur capacité de recevoir et d’exprimer un sens qui les relierait, et par là de se communiquer entre eux leurs pensées, qui est systématiquement administrée par la technique du mythe politique moderne, la possibilité de communication intersubjective (de faire du lien social ou de la « sociation », B. Stiegler) étant éradiquée par la destruction de l’aptitude à la communication ou plutôt au dialogue intrasubjectif (l'incapacité de se parler à soi-même, de faire amitié ou encore société avec soi-même (comme en témoigne l'incapacité d'Eichmann à tout sens moral intime comme à toute « pensée élargie » envers autrui, comme H. Arendt l'a bien compris, dans « Eichmann à Jérualem »). L’originalité du 4 © M-Editer & Joël Gaubert Penser le mal totalitaire (extrait), Joël Gaubert, M-Editer, 2004 diagnostic que CASSIRER propose de la servitude totalitaire, outre qu’elle repose sur la mise en évidence de l’efficace du niveau proprement symbolique dans l’existence culturelle, enracinant ainsi la possibilité comme l’actualité du mal dans ce qu’il y a de plus spécifiquement humain, consiste donc en la distinction et l’articulation de deux quasi-forclusions (ou destructions) de l’institution symbolique de la vie politique et morale, d’ordre technique et mythique, ouvertement complices ici. La technique et le mythe conjuguent, en effet, leurs potentialités totalisantes pour unidimensionnaliser la pensée, la parole et l’action humaines, en réduisant ce qu’elles ont d’ouvert et donc d’utopique à des représentations, des énonciations et des comportements fermés et donc conformistes, une telle dé-symbolisation étant la plus efficace des « armes de destruction massive » de l'humanité des hommes. Cette étonnante collusion (ou complicité) de la technique et du mythe gît en puissance dans leurs essences respectives qui, aussi différentes et même contradictoires puissent-elles paraître, ont en commun une irrépressible prétention à la validité exclusive, celle de la rationalité formelle, d’ordre analytique, d’une part, et celle de la pensée sentimentale, d’ordre herméneutique, d’autre part. Que les circonstances historiques s’y prêtent, 5 © M-Editer & Joël Gaubert Penser le mal totalitaire (extrait), Joël Gaubert, M-Editer, 2004 comme ce fut le cas de façon exemplaire dans la première moitié du XXème siècle, c’est alors la plus puissante forme d’obscurantisme et de domination qui se produit, non seulement et forcément sous l’apparence la plus monstrueuse du totalitarisme mais aussi, éventuellement, sous la figure plus insidieuse de la plus libérale des servitudes. C’est précisément en cela que l’analyse cassirérienne de la technique du mythe politique moderne semble bien constituer non pas seulement, ni même essentiellement, une analyse ponctuelle et partielle du phénomène totalitaire tel qu’il caractérise notre époque, mais aussi et surtout un éclairant examen des conditions de possibilité de tout asservissement politique comme de toute déchéance morale, dont non seulement le devenir dominateur de la technique moderne et la résurgence irrésistible de la pensée mythique se rendent coupables dans leur rencontre inédite, sinon improbable, mais aussi dont l’homme est toujours capable au plus profond de lui-même. Joël Gaubert, janvier 2007 6 © M-Editer & Joël Gaubert