GEORGES UN NATUREL DUMÉZIL, COMPARATISTE Collection Ouverture philosophique dirigée par Dominique Chateau et Bruno Péquignot Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillir des travaux originaux sans exclusive d'écoles ou de thématiques. Il s'agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions qu'elles soient le fait de philosophes "professionnels" ou non. On n'y confondra donc pas la philosophie avec une discipline académique; elle est réputée être le fait de tous ceux qu'habite la passion de penser, qu'ils soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences humaines, sociales ou naturelles, ou... polisseurs de verres de lunettes astronomiques. Dernières parutions Serge BISMUTH, Manet et Mallarmé: vers un art improbable, 2002. Milija BELIC, Apologie du rythme. Le rythme plastique: prolégomènes à un méta-art, 2002. Christine GALAVERNA, Philosophie de l'art et pragmatique. L'exemple de l'art africain, 2002. Jean-Marie PAUL,Le système et le rêve,2002 Maria PROTOPAPAS-MARNELI, La rhétorique des stoïciens, 2002. Michel Poitevin GEORGES DUMÉZIL, UN NA TUREL COMP ARA TISTE L'Harmattan 5-7, rue de l'École-Polytechnique 75005 Paris France L'Harmattan Hongrie Hargita u. 3 1026 Budapest HONGRIE L'Harmattan Italia Via Bava, 37 10214 Torino ITALIE (Ç)L'Harmattan, 2002 ISBN: 2-7475-2897-9 A la mémoire A Nathalie, de Georges Dumézil, LISTE Ouvrages Festin MDG MV Loki JMQI Horace Servius JMQ II JMQ III Tarpeia JM Q IV Héritage Leçon Rituels DG DES ABRÉVIATIONS de Georges Dumézil. Le Festin d'immortalité, Paris, 1924. Mythes et dieux des Germains, Paris,1939. Mitra- Varuna , Paris 1940. Loki, Paris, 1940. Jupiter, Mars, Quirinus, Paris 1941. Horace et les Curiaces, Les mythes romains I, Paris 1941 Servius et la fortune, Les mythes romains II, Paris 1943 Naissance de Rome, Jupiter, Mars, Quirinus II, Paris, 1944 Naissance d'Archanges, Jupiter, Mars, Quirinus III, Paris, 1945 Tarpeia, Les mythes romains III, Paris 1947. Jupiter, Mars, Quirinus IV , Paris 1948. L' héritage indo-européen à Rome, Paris, 1949 Chaire de civilisation indo-européenne. Leçon inaugurale faite le jeudi 10 décembre 1949, Collège de France, Paris, 1950. Rituels indo-européens à Rome, Paris, 1954. Les dieux des germains, Paris, 1959. 7 RRA MEI Heur MR ME II ME III DSIE Romans Sotie L'oubli MDIE La religion romaine archaïque, Paris, 1966. Mythe et épopée, tome I, Paris, 1968. Heur et malheur du guerrier, Paris, 1969. Du mythe au Roman, Paris, 1970. Mythe et épopée, tome II, Paris, 1971. Mythe et épopée, tome III, Paris, 1973. Les dieux souverains des Indo-Européens, Paris, 1977 Romans de Scythie et d'alentour, Paris, 1978. "Le Moyne noir en gris dedans Varennes". Sotie nostradamique suivi de Divertissement sur les dernières paroles de Socrate, Paris, 1984. L'oubli de l'homme et l'honneur des dieux, Paris 1985. Mythe et dieux des Indo-Européens, Paris 1992. Ouvrages PFS I PFS II PFS III EH ME de Ernst Cassirer La philosophie des formes symboliques, tome I, Paris, 1972. La philosophie des formes symboliques, tome II, Paris, 1972. La philosophie des formes symboliques, tome III, Paris, 1972 Essai sur l'homme, Paris, 1975. Le mythe de l'Etat, Paris, 1993. Divers. RHR Revue de l' histoire des religions. 8 INTRODUCTION Un archéologue de l'esprit humain Georges Dumézil est un archéologue de l'esprit humain. Il a consacré son existence à dégager les structures symboliques des peuples indo-européens. Son oeuvre s'ordonne autour d'une découverte centrale: l'idéologie tripartie, caractéristique des peuples de langues indoeuropéennes. Ce Pic de La Mirandole du xxe siècle qui, à lui seul, a constitué une école est un linguiste et un historien, spécialiste de l' « ultra-histoire », de cette histoire des origines où mythe et histoire ne font qu'un. La destinée de l'oeuvre de G. Dumézil est paradoxale. Esprit libre, n'ayant jamais appartenu à aucune école, il a développé une méthode rigoureuse de lecture des textes anciens et fondé une discipline: la nouvelle mythologie comparée. Ce savant dont l'oeuvre recouvre la majeure partie de ce siècle1 fut incontestablement un précurseur dans le domaine des Sciences de l'Homme. Des philosophes comme Claude Lévi-Strauss ou Michel Foucault n'ont pas manqué de reconnaître leur dette à son égard 2. Cependant, cette oeuvre considérable demeure trop souvent méconnue. me semble que cette méconnaissance relative a deux séries raisons principales: les premières tiennent à la personnalité Georges Dumézil, les secondes tiennent à l'originalité de situation dans le paysage intellectuel français. 9 Il de de sa 1. La modestie d'un savant G. Dumézil a construit son oeuvre au croisement de l'ancienne mythologie comparée, de la linguistique et de 1'histoire des religions. En raison de l'extraordinaire érudition de son auteur, cette oeuvre est difficile à lire. Il gambade entre les mythes, rites et autres institutions indoeuropéens avec une agilité remarquable. Mais pour saisir le sens cette agilité, il faut pénétrer dans l'oeuvre, l'intérioriser. Or, aucun manuel ne permet de résumer l'oeuvre de Georges Dumézil, et lui-même n'a écrit aucun ouvrage de vulgarisation. En dépit de son immense érudition et de l'exceptionnelle intelligence comparative qui l'animait, G. Dumézil était d'une très grande modestie. Il ne s'agissait pas d'une feinte humilité, mais d'une réelle conscience des limites de la méthode comparative ainsi que du caractère nécessairement provisoire de toute découverte scientifique. Or, G. Dumézil fut en quelque sorte victime de sa modestie. Il a refusé de se livrer à une comparaison généralisée des mythes, préférant "la comparaison génétique propre aux matières qui permettent d'entrevoir une origine commune sui vie d'évolutions divergentes" à "la comparaison typologique, qui implique vite des considérations plus philosophiques qu'historiques"3. Sa méthode repose sur une intuition réglée, au sens où Descartes la définit: "Par intuition, j'entends, non la confiance que donnent les sens ou le jugement trompeur d'une imagination aux constructions mauvaises, mais le concept que l'intelligence pure et attentive forme avec tant de facilité et de distinction qu'il ne reste absolument aucun doute sur ce que nous comprenons "4. Se cantonnant volontairement dans "une petite province" de l'esprit humain, Georges Dumézil a toujours refusé d'universaliser sa découverte centrale. Luttant à la fois contre ses adversaires et des disciples trop zélés, il a toujours affirmé que l'idéologie tripartie n'est pas universelle, mais propre aux peuples parlant des langues indo-européennes5. L'idéologie tripartie exprime "les systématisations d'une société" et non d'un "esprit humain anté-social". A la différence de 10 Claude Lévi-Strauss ou de Mircea Eliade, Georges Dumézil a toujours évité les généralisations philosophiques. Il n'a jamais adossé son travail à une ontologie, mais il est toujours demeuré en retrait, se contentant d'établir des faits "du second degré"6. Il est demeuré un savant pour qui la notion de structure est le corrélat d'une méthode, et la notion d'idéologie tripartie demeure liée à une civilisation particulière? . 2. Une oeuvre originale Cependant, si l'oeuvre de Georges Dumézil n'est pas suffisamment reconnue, ce n'est pas seulement en raison de l'exceptionnelle érudition de son auteur ou d'une réelle modestie. La méconnaissance relative de l'oeuvre de G. Dumézil tient également à sa place dans le paysage intellectuel français. G. Dumézil est un des rares intellectuels français à avoir totalement échappé à l'influence du marxisme et sa conception de l'idéologie est l'inverse de celle que Marx nous propose. Pour Marx et Engels, l'idéologie désigne l'illusion et la mystification inconsciente des idéalistes, notamment de Hegel qui font de la réalité la manifestation singulière de l'Idée. L'idéologie n'est que le reflet de la vie sociale réelle. Or, l'idéologie des trois fonctions n'est pas le reflet dans notre cerveau d'une structure économique et sociale8. Elle n'implique nullement la division de la société en classes antagonistes. Elle exprime au contraire l'unité d'une société, et ne se reflète pas nécessairement dans une division sociale. L'idéologie tripartie se situe dans la longue durée du symbolique et survit aux contradictions de 1'histoire économique et sociale. Elle permet de dégager les continuités réelles, sous-jacentes aux ruptures apparentes de I'histoire: "Ainsi en Orient et à Rome, avant les grandes monarchies iraniennes et dans le déclin de la République impériale, la vieille « superstructure» indo-européenne survit aux changements radicaux de la structure économique et sociale: elle s'est réfugiée là dans la mythologie, ici dans I'histoire des ori gines"9. En dehors de l'influence qu'exercèrent sur lui M. Mauss Il et M. Granet, l'oeuvre de G. Dumézil doit peu de choses au modèle des sciences humaines 10. Il n'existe pas, à ses yeux, deux types de sciences, les sciences de la nature et les sciences de l'esprit, mais une seule science intégrant les sciences de la culture et les sciences de la nature. Il n'y a donc qu'un seul modèle de scientificité, que les sciences de la nature proposent dans leur forme la plus achevée. Si G. Dumézil a finalement préféré la linguistique à la physique, après avoir hésité entre les deux sciences à la fin de l'enseignement secondaire, il semble que la physique ait toujours constitué à ses yeux un modèle épistémologique implicitell. Ainsi compare-t-il dans sa Leçon inaugurale au Collège de France la mythologie comparée à la physique moderne12. Alors que celle-ci prolonge notre vision "par l'artifice des ultramicroscopes", celle-là nous permet d'aller "un peu plus loin dans la lecture des documents" grâce aux procédés comparatifs. Comme Spinoza qui voulait étudier les passions humaines à la manière des géomètres, Dumézil veut atteindre une approche objective des textes anciens. Il s'agit pour lui d'établir des faits, comme le font les physiciens. Là où le physicien utilise la démarche expérimentale, le mythologue utilise une démarche comparative; il recueille les grands textes, puis les compare afin de dégager des structures symboliques communes à diverses sociétés. 3. L'oeuvre de Dumézil donne à penser Georges Dumézil est mort en octobre 1986. Reste maintenant l'oeuvre considérable d'un humaniste, d'un artisan des mots qui ne cessa sur le métier de remettre son ouvrage13. Interrogé sur le devenir de son oeuvre après sa mort, G. Dumézil répondait avec beaucoup de lucidité. Il prévoyait d'abord une volée de bois vert, n'étant plus en situation de parer aux coups reçus 14. A long terme, il prévoyait le dépassement de son oeuvre, I'histoire réservant à son travail un sort comparable à celle du fondateur de la linguistique indo-européenne, Franz Bopp. Entre les deux se dessinait la possibilité d'un jugement serein. C'est dans cet intervalle situé entre la polémique éteinte et l'oubli annoncé 12 que nous voudrions nous situer, en essayant de dégager l'intérêt philosophique de cette oeuvre. L'oeuvre de Dumézil me semble appeler ce type de prolongement en raison même de la modestie de son auteur, mais aussi de son audace dans l'interprétation des textes. Si on ne rencontre pas d'affirmation d'ordre ontologique dans l'oeuvre de Dumézil, elle présente néanmoins une réelle ouverture aux questions philosophiques. Ce sont bien des philosophèmes qui se dégagent de l'analyse comparative. Ainsi écrit-il dans Tarpeia après avoir analysé l'antithèse Romulus - Numa: "Tout cela est la quintessence, admirablement extraite, de la philosophie politique qui s'étale dans la tradition relative à ces deux rois"15. Dans le deuxième tome de Mythe et Épopée, l'analyse comparative de l'épopée du roi indien Yahâti et de l'épopée irlandaise d' Eochaid Feidlech donne lieu à cette conclusion: "Nous avons ici, conservé d'un côté par les druides, de l'autre dans le « cinquième Véda » non écrit d'où dérivent en grande partie les narrations postvédiques de l'Inde, un morceau d'épopée indo-européenne, illustrant un morceau de philosophie politico-religieuse, je veux dire quelques unes des spéculations que les Indo-Européens faisaient déjà sur le statut et le destin des rois. (...) Et naturellement une oeuvre littéraire n'a pas à exposer une théorie: elle laisse à l'auditeur ou au lecteur le soin de percevoir le dessein providentiel qui a agencé les événements dans l'ordre où elle se présente, avec les résultats qu'elle décrit. C'est pourtant ce dessein qui justifie ces événements et ces résultats et leur donne un sens"16. L'analyse comparative permet de remonter à une origine indo-européenne illustrant une philosophie de la royauté. G. Dumézil assigne en outre à cette épopée une finalité intentionnelle. Cependant, cette finalité n'est pas inscrite dans une théorie, mais dans un récit qui donne à penser au lecteur. L'épopée présente ce que Kant appelle une Idée esthétique, c'est-à-dire "une représentation de l'imagination, qui donne beaucoup à penser sans qu'aucune pensée déterminée, c'est-à-dire de concept, puisse lui être adéquate (...)" 17.Il me semble que l'oeuvre de G. Dumézil a, de ce point de vue, le même statut que 13 I'histoire de Yahâti ou l'épopée celte d'Eochaid Feidlech: elle ne constitue pas une théorie, mais elle donne à penser, sans qu'on puisse l'intégrer à une théorie générale de la mythologie. G. Dumézil ne se contente pas d'établir des dossiers comparatifs, mais il aborde des notions philosophiques et renouvelle notre connaissance de la pensée indo-européenne. 4. Le dialogue anthropologique En raison de la rigueur de sa méthode et de son refus de tout dogmatisme, l'oeuvre de G. Dumézil peut faire l'objet d'une réflexion critique. L'importance de sa découverte principale - l'existence d'une idéologie tripartie propre aux peuples indo-européens -, son itinéraire intellectuel, jalonné de "repentirs", la méthode structurale et comparative qu'il a mise en oeuvre confèrent à sa recherche un intérêt épistémologique majeurl8. Mais il me semble possible d'aller plus loin et d'inscrire la mythologie comparée dans le cadre d'une anthropologie philosophique. Au-delà de la découverte de l'idéologie tripartie, G. Dumézil nous invite à réfléchir sur notre conception de I'homme. Ainsi, dans son Divertissement sur les dernières paroles de Socrate, l'auteur évoque-t-il un songe. Après avoir lu les fragments de La Mort de Socrate de Lamartine, Dumézil, laissant tomber le livre de ses mains, s'assoupit et se réveille en songe "dans un tout autre jardin, ou plutôt dans un charmant bosquet où, par petits groupes, devisaient sans bruit des formes humaines" 19,Georges Dumézil reconnaît le père décédé d'un de ses amis. Ce dernier décrit ce "jardin anthropologique"20 : "- Ici, ajouta votre père en me conduisant vers l'oracle, nous gardons nos personnalités, mais non pas nos personnages. Nous n'avons plus d'amour-propre, nous n'avons plus d' œillères. Notre seul souci est de chercher une vérité et nous ne sommes pas moins heureux quand elle nous vient sur le souffle d'un autre que lorsqu'elle sort de nos propres réflexions. Nous parlons un même langage et j'ai souvent l'impression que nous ne sommes que les cellules 14 indifférenciées d'un grand cerveau. Ah, si les vivants pouvaient s'ajuster en de telles machines! ... A vrai dire, reprit-il après un soupir, les dialogues de Platon n'en donnent-ils pas déjà le modèle? Il est dommage que la plupart des philosophes qui sont venus après lui aient préférer tourner en rond, chacun dans sa géniale soli tude"21. Ce texte de G. Dumézil constitue un éloge du dialogue platonicien ainsi que de l'amour de la vérité qui anime le vrai philosophe 22. Le dialogue est, chez Platon, constitutif de la vérité. Or. G. Dumézil n'a cessé de procéder à ce dialogue non seulement en comparant entre eux des textes issus de tradition différentes, mais également en faisant intervenir des disciplines différentes23. Tout comme Socrate est un "naturel philosophe", G. Dumézil est un "naturel comparatiste". Il n'a cessé au cours de près de soixante dix ans de recherche intellectuelle d'établir des rapprochements souvent inattendus entre des vieux textes, tout en recherchant la philosophie implicite. Lorsqu'il défend ainsi l'auteur danois Saxo Grammaticus qui rédigea la Saga de Hadingus vers la fin du douzième siècle, c'est aussi son oeuvre que G. Dumézil défend: "S'il fait, ici et là, des faux sens de mots ou de choses, il a une qualité fondamentale: il aime ces vieux récits, ces vieilles erreurs religieuses, et ne risque pas de commettre le contresens majeur auquel n'échappent pas tant de philologues, nos contemporains, qui ne bronchent sur aucun mot du récit, mais n'en sentent pas l'esprit, n'en perçoivent pas la structure et la philosophie implicite"24. Il me semble légitime d'appliquer à G. Dumézil la méthode que lui-même a appliquée aux anciens textes et de rechercher la philosophie implicite qui anime la démarche comparati ve qu'il a initiée. Il me semble possible de prolonger ce dialogue anthropologique en dégageant la dimension philosophique de l'oeuvre de G. Dumézil. Certes le mythologue et le philosophe ne jettent pas le même regard sur ce "jardin anthropologique". Le premier cherche à dégager les structures particulières de l'esprit humain dans le cadre de l'idéologie commune aux peuples de langue indo-européenne. Le second pose la question du 15 sens des structures dégagées par l'analyse comparative. Cependant ces deux approches sont complémentaires. Le philosophe ne peut opérer une reprise critique de la pensée mythique que s'il dispose de faits avérés et construits. Il ne peut ignorer l'apport de l'anthropologie structurale qui permet seule d'établir des "faits du second degré" susceptibles de nourrir la réflexion philosophique. Réciproquement, la mythologie comparée implique une référence à l'intentionnalité ontologique et éthique de I'homme qu'elle étudie. Il n'y a pas deux anthropologies antagonistes, l'une chargée de l'explication des structures, l'autre chargée de la compréhension du sens. Il n'y a qu'une seule anthropologie avec ses deux composantes complémentaires: l'anthropologie philosophique sous sa dimension ontologique et éthique, l'anthropologie culturelle dans sa dimension systématique ou structurale. L'une et l'autre répondent à la question: "Qu'est-ce que I'homme ?" Quelle que soit l'orientation choisie, c'est toujours du même homme dont il s'agit. L'une et l'autre nous invitent à cultiver, selon cette belle expression, notre "jardin anthropologique" en portant deux regards différents sur cette étendue. 5. Une démarche réfléchissante La démarche que j'adopterai sera déterminée par une double approche; elle tiendra compte de la diversité des champs idéologiques et de l'unité philosophique. Je ne chercherai pas à interpréter l'oeuvre de G. Dumézil mais à prolonger la démarche comparative qu'il a initiée en soulignant la proximité de sa démarche avec celle de certains grands philosophes, Platon, Kant, Hegel et, plus près de nous, Ernst Cassirer. Ma démarche sera réfléchissante. Je partirai de la lecture de l'oeuvre afin d'en dégager des thèmes de réflexion. Ces thèmes se répartissent en fonction de la diversité des "champs idéologiques". La notion de "champs idéologiques" reflète la diversité et la variété des structures symboliques au sein d'une identité idéologique correspondant à une aire géographique et culturelle 16 déterminée. Ces champs idéologiques sont singuliers et reflètent un type d'imagination propre à chaque peuple: "Le lecteur ne devra jamais perdre de vue cette différence entre ce que j'ai proposé ailleurs d'appeler, par une métaphore prise aux phénomènes magnétiques, les « champs idéologiques» de deux sociétés, ou du moins des « intellectuels» qui ont témoigné en leurs noms: deux intentions, deux soucis divergents orientent et composent autrement une même limaille d'épisodes"25. Je distinguerai trois champs idéologiques majeurs: le champ idéologique scandinave et germanique, caractérisé par la militarisation de la première fonction, le champ idéologique romain caractérisé par la transposition du mythe en histoire, le champ indoiranien caractérisé par l'imagination symbolique et le passage de l'idéologie à une philosophie imagée, voire conceptuelle. Dans une première partie, j'essaierai d'articuler l'oeuvre de G. Dumézil à l'anthropologie philosophique héritée de la tradition post-kantienne, notamment à la philosophie de Ernst Cassirer. Ce dernier a opéré une reprise critique et spéculative des faits mythologiques dans le cadre d'une critique de la conscience mythique. J'essaierai de montrer comment la notion d'idéologie tripartie peut fournir un "fil directeur" à la réflexion critique. Après avoir interrogé la mythologie comparée à la lumière de l'anthropologie philosophique de Ernst Cassirer, je soumettrai dans une deuxième partie la pensée de Georges Dumézil à une réflexion épistémologique. Je m'interrogerai sur la découverte de l'idéologie ainsi que sur la méthode comparative, la nature et l'origine des structures de l'idéologie tripartie. Je comparerai la philologie comparative de Georges Dumézil à I'herméneutique de Mircea Eliade ainsi qu'à l'anthropologie structurale de Claude Lévi-Strauss. G. Dumézil a montré que l'originalité de la mythologie germanique réside dans la militarisation de la première fonction. On assiste au foudroyant retour de cette idéologie. Dans une troisième partie, j'examinerai les problèmes posés par la résurrection de la mythologie à l'intérieur du champ idéologique germanique, notamment à la lumière des analyses développées par Ernst Cassirer dans le 17 cadre de sa philosophie pratique. Les Romains ont oublié leurs dieux. Aussi ont ils travesti la mythologie en histoire des origines. G. Dumézil a montré que I'histoire des Origines de Rome était de la mythologie transposée. Dans une quatrième partie, j'essaierai de montrer la portée épistémologique de cette "révolution dumézilienne". Ce renversement pose des problèmes de nature épistémologique et anthropologique mais également de nature philosophique: le statut du temps de l'idéologie qui transcende le temps de I'histoire. Au cours de cette étude, je montrerai que le détournement de l'oeuvre de G. Dumézil par la "Nouvelle droite" repose sur un contresens majeur concernant la notion d'un héritage indo-européen. Dans l'Inde védique et post-védique notamment, l'idéologie tripartie a pris le visage de l'épopée. Cette transposition du mythe en épopée fait intervenir une réflexion sur le rôle de l'imagination dans la constitution des mythes indo-européens, ainsi qu'une réflexion sur le rôle du héros. J'étudierai dans une cinquième partie le passage de l'idéologie à la philosophie mythique, philosophie imagée, propre aux indo-européens. J'examinerai la nature des schèmes indo-européens, le mécanisme de la pensée mythique. J'essaierai de penser la mythologie comparée dans le cadre d'une philosophie de l'esprit en proposant une approche dialectique de la mythologie comparée. 18 1 De 1924, date de sa thèse, à 1986, date de sa mort, G. Dumézil n'a cessé de publier. 2 "Je crois que je dois beaucoup à M. Dumézil, puisque c'est lui qui m'a incité au travail à un âge où je croyais encore qu'écrire est un plaisir. Mais je dois beaucoup aussi à son oeuvre; qu'il me pardonne si j'ai éloigné de leur sens ou détourné dominent interne d'un c'est discours traditionnelle appris de leur rigueur ces textes qui sont les siens et qui nous aujourd'hui; lui qui m'a tout autrement ou par celles du formalisme à repérer d'un discours système des corrélations décrire les transformations à analyser linguistique; à l'autre, l'économie de l'exégèse c'est lui qui m'a par le jeu des comparaisons, fonctionnelles; d'un appris que par les méthodes le c'est lui qui m'a appris comment discours et les rapports à l'institution." Michel Foucault, L'ordre du discours, Gallimard, 1971, p. 73. 3 G. Dumézil, Entretien, in Georges Dumézil, Centre Georges Pompidou Pandora éditions, 1981, 4 René Descartes, Règles p.21. Jean Sirven, p. 14. 5 "(...) ni en Ossètie, fondé Romans nécessairement de Scythie Mythe et épopée, et pour la direction ni ailleurs, sur le tableau et d'alentour, d£ l'esprit, V rin, 1970, trad. tout groupement des trois fonctions Payot, tome III, Histoires 1978, romaines, ternaire n'est !" G. Dumézil, p. 62. Cf. G. Dumézil, Gallimard ("Bibliothèque des sciences humaines"),1973, 6 Il n'adopte ni la position troisième édition corrigée, 1985, p. 341 sq. transcendantale de Lévi-Strauss (le système triparti n'est pas une structure a priori de l'esprit humain), ni une ontologie de type heideggerien, à la différence de Mircea Eliade. 7 Chez Georges Dumézil, la structure est une notion opératoire; corrélat d'une M. Granet. méthode Cf. Michel 1974, pp. 235-236. 8 "l'appelle « idéologie» la réflexion d'explication de Serres, Jouvences l'inventaire et la conduite d'une pas je ne sais quelle organisation texte qu'il a trouvée chez sur Jules Verne, éd. de Minuit, des idées directrices société elle est le qui commandent et qui, bien entendu, particulière des cerveaux." n'impliquent G. Dumézil, L'oubli de l'homme et l'honneur des dieux, Gallimard, 1985, p. 312. 9 Georges Dumézil, Idées romaines, Gallimard ("Bibliothèque des sciences humaines"), 1969, deuxième édition, p. 207. 10 Jean-Claude Milner, "Le programme dumézilien", n° 229 , Avril 1986, p. 22. 19 Magazine littéraire, Il A la fin de l'enseignement secondaire, avant de choisir la voie des humanités, G. Dumézil a hésité entre les deux sciences. Il fut fasciné par la lecture du livre de Jean Perrin Les Atomes paru en 1913. Mais, la même année, Meillet publia Aperçu d'une histoire de la langue grecque, ramenant G. Dumézil à sa vocation première. Cf. G. Dumézil, Entretiens avec Didier Éribon, Gallimard ("Folio, essais"), 1987, pp. 33-34. 12 G. Dumézil, Leçon inaugurale au Collège de France, 1950 in Dumézil, Mythes et dieux des Indo-Européens, textes réunis et présentés par Hervé Coutau-Bégarie, Flammarion, 1992, souligné par l'auteur, p. 32. 13 Les analyses philologiques sont conduites avec la plus grande minutie, les dossiers comparatifs établis avec soin. Dans L'Héritage indo-européen à Rome, (pp. 247 sq.), G. Dumézil plaide pour un humanisme plus universel que I'humanisme réduit aux études gréco-latines. 14 "Dans peu de temps, je ne serai plus là pour rétablir la vérité contre des critiques qui, dirait-on, s'appliquent à défigurer, à ridiculiser mon travail pour se débarrasser plus facilement de résultats qui les gênent dans leurs propres constructions." G. Dumézil, L'oubli, op. cil., p. 9. 15 G. Dumézil,Tarpeia,Essais de philologie comparative indo-européenne, Gallimard, quatrième édition, 1947, pp. 164-165, souligné par moi. 16 G. Dumézil, Mythe et épopée, tome II, types épiques indo-européens: un héros, un sorcier, un roi, Gallimard ("Bibliothèque des sciences humaines"), 1971, troisième édition, 1982, p. 361, souligné par moi. 17 Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, 1790, trad. Alexis Philonenko, Vrin 1979, p. 143, souligné par l'auteur. 18 "(...) par son ampleur, par les problèmes de méthode dont elle traite explicitement ou qu'elle suscite, par le constant travail de mise au point qu'elle opère sur elle-même, la pensée de Dumézil constitue, dans le champ des études indo-européennes, «la théorie par excellence »." Charles Malamoud, Revue de l'histoire des religions, tome CCVIII, fascicule 2, avril - Juin 1991, "Histoire des religions et comparatisme : la question indo-européenne", p. 115. 19 Georges Dumézil, Hu. Le Moyne noiren gris dednns Varennes", Sotie nostradamique, suivie d'un Divertissement sur les dernières paroles de Socrate, Gallimard, 1984, pp. 136-137. 20 G. Dumézil, Divertissement sur les dernières paroles de Socrate, op. cit., p. 138. Cet ouvrage sera désormais noté Divertissement. 21 G. Dumézil, Divertissement, p. 137. 20