GEORGES DUMÉZIL, UN NATUREL COMPARATISTE

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GEORGES
UN NATUREL
DUMÉZIL,
COMPARATISTE
Collection Ouverture philosophique
dirigée par Dominique Chateau et Bruno Péquignot
Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillir des travaux
originaux sans exclusive d'écoles ou de thématiques.
Il s'agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions
qu'elles soient le fait de philosophes "professionnels" ou non. On n'y
confondra donc pas la philosophie avec une discipline académique; elle
est réputée être le fait de tous ceux qu'habite la passion de penser, qu'ils
soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences humaines,
sociales ou naturelles, ou... polisseurs de verres de lunettes
astronomiques.
Dernières parutions
Serge BISMUTH, Manet et Mallarmé: vers un art improbable, 2002.
Milija BELIC, Apologie du rythme. Le rythme plastique: prolégomènes à
un méta-art, 2002.
Christine GALAVERNA, Philosophie de l'art et pragmatique. L'exemple
de l'art africain, 2002.
Jean-Marie PAUL,Le système et le rêve,2002
Maria PROTOPAPAS-MARNELI, La rhétorique des stoïciens, 2002.
Michel
Poitevin
GEORGES
DUMÉZIL,
UN NA TUREL COMP ARA TISTE
L'Harmattan
5-7, rue de l'École-Polytechnique
75005 Paris
France
L'Harmattan Hongrie
Hargita u. 3
1026 Budapest
HONGRIE
L'Harmattan Italia
Via Bava, 37
10214 Torino
ITALIE
(Ç)L'Harmattan, 2002
ISBN: 2-7475-2897-9
A la mémoire
A Nathalie,
de Georges
Dumézil,
LISTE
Ouvrages
Festin
MDG
MV
Loki
JMQI
Horace
Servius
JMQ II
JMQ III
Tarpeia
JM Q IV
Héritage
Leçon
Rituels
DG
DES ABRÉVIATIONS
de Georges
Dumézil.
Le Festin d'immortalité, Paris, 1924.
Mythes et dieux des Germains, Paris,1939.
Mitra- Varuna , Paris 1940.
Loki, Paris, 1940.
Jupiter, Mars, Quirinus, Paris 1941.
Horace et les Curiaces, Les mythes romains I,
Paris 1941
Servius et la fortune, Les mythes romains II,
Paris 1943
Naissance de Rome, Jupiter, Mars, Quirinus II,
Paris, 1944
Naissance d'Archanges, Jupiter, Mars, Quirinus III,
Paris, 1945
Tarpeia, Les mythes romains III, Paris 1947.
Jupiter, Mars, Quirinus IV , Paris 1948.
L' héritage indo-européen à Rome, Paris, 1949
Chaire de civilisation indo-européenne.
Leçon
inaugurale faite le jeudi 10 décembre 1949,
Collège de France, Paris, 1950.
Rituels indo-européens
à Rome, Paris, 1954.
Les dieux des germains, Paris, 1959.
7
RRA
MEI
Heur
MR
ME II
ME III
DSIE
Romans
Sotie
L'oubli
MDIE
La religion romaine archaïque, Paris, 1966.
Mythe et épopée, tome I, Paris, 1968.
Heur et malheur du guerrier, Paris, 1969.
Du mythe au Roman, Paris, 1970.
Mythe et épopée, tome II, Paris, 1971.
Mythe et épopée, tome III, Paris, 1973.
Les dieux souverains des Indo-Européens,
Paris, 1977
Romans de Scythie et d'alentour, Paris, 1978.
"Le Moyne noir en gris dedans Varennes". Sotie
nostradamique
suivi de Divertissement sur les
dernières paroles de Socrate, Paris, 1984.
L'oubli de l'homme et l'honneur des dieux,
Paris 1985.
Mythe et dieux des Indo-Européens,
Paris 1992.
Ouvrages
PFS I
PFS II
PFS III
EH
ME
de Ernst
Cassirer
La philosophie des formes symboliques, tome I,
Paris, 1972.
La philosophie des formes symboliques, tome II,
Paris, 1972.
La philosophie des formes symboliques, tome III,
Paris, 1972
Essai sur l'homme, Paris, 1975.
Le mythe de l'Etat, Paris, 1993.
Divers.
RHR
Revue de l' histoire des religions.
8
INTRODUCTION
Un archéologue de l'esprit humain
Georges Dumézil est un archéologue de l'esprit humain.
Il a consacré son existence à dégager les structures
symboliques des peuples indo-européens.
Son oeuvre
s'ordonne autour d'une découverte centrale:
l'idéologie
tripartie, caractéristique des peuples de langues indoeuropéennes. Ce Pic de La Mirandole du xxe siècle qui, à lui
seul, a constitué une école est un linguiste et un historien,
spécialiste de l' « ultra-histoire », de cette histoire des origines
où mythe et histoire ne font qu'un.
La destinée de l'oeuvre de G. Dumézil est paradoxale.
Esprit libre, n'ayant jamais appartenu à aucune école, il a
développé une méthode rigoureuse de lecture des textes
anciens et fondé une discipline:
la nouvelle mythologie
comparée. Ce savant dont l'oeuvre recouvre la majeure
partie de ce siècle1 fut incontestablement un précurseur dans
le domaine des Sciences de l'Homme. Des philosophes
comme Claude Lévi-Strauss ou Michel Foucault n'ont pas
manqué de reconnaître leur dette à son égard 2. Cependant,
cette oeuvre considérable demeure trop souvent méconnue.
me semble que cette méconnaissance relative a deux séries
raisons principales: les premières tiennent à la personnalité
Georges Dumézil, les secondes tiennent à l'originalité de
situation dans le paysage intellectuel français.
9
Il
de
de
sa
1. La modestie d'un savant
G. Dumézil a construit son oeuvre au croisement de
l'ancienne mythologie comparée, de la linguistique et de
1'histoire des religions. En raison de l'extraordinaire
érudition de son auteur, cette oeuvre est difficile à lire. Il
gambade entre les mythes, rites et autres institutions indoeuropéens avec une agilité remarquable. Mais pour saisir le
sens cette agilité, il faut pénétrer dans l'oeuvre, l'intérioriser.
Or, aucun manuel ne permet de résumer l'oeuvre de Georges
Dumézil, et lui-même n'a écrit aucun ouvrage de
vulgarisation.
En dépit de son immense érudition et de l'exceptionnelle
intelligence comparative qui l'animait, G. Dumézil était d'une
très grande modestie. Il ne s'agissait pas d'une feinte
humilité, mais d'une réelle conscience des limites de la
méthode comparative ainsi que du caractère nécessairement
provisoire de toute découverte scientifique. Or, G. Dumézil
fut en quelque sorte victime de sa modestie. Il a refusé de se
livrer à une comparaison généralisée des mythes, préférant
"la comparaison
génétique propre aux matières qui
permettent
d'entrevoir
une origine commune
sui vie
d'évolutions divergentes" à "la comparaison typologique,
qui implique vite des considérations plus philosophiques
qu'historiques"3. Sa méthode repose sur une intuition réglée,
au sens où Descartes la définit: "Par intuition, j'entends,
non la confiance que donnent les sens ou le jugement
trompeur d'une imagination aux constructions mauvaises,
mais le concept que l'intelligence pure et attentive forme avec
tant de facilité et de distinction qu'il ne reste absolument
aucun doute sur ce que nous comprenons "4.
Se cantonnant volontairement dans "une petite province"
de l'esprit humain, Georges Dumézil a toujours refusé
d'universaliser sa découverte centrale. Luttant à la fois contre
ses adversaires et des disciples trop zélés, il a toujours affirmé
que l'idéologie tripartie n'est pas universelle, mais propre aux
peuples parlant des langues indo-européennes5. L'idéologie
tripartie exprime "les systématisations
d'une société" et
non d'un "esprit humain anté-social". A la différence de
10
Claude Lévi-Strauss ou de Mircea Eliade, Georges Dumézil a
toujours évité les généralisations philosophiques. Il n'a jamais
adossé son travail à une ontologie, mais il est toujours
demeuré en retrait, se contentant d'établir des faits "du
second degré"6. Il est demeuré un savant pour qui la notion
de structure est le corrélat d'une méthode, et la notion
d'idéologie
tripartie demeure liée à une civilisation
particulière? .
2. Une oeuvre originale
Cependant, si l'oeuvre de Georges Dumézil n'est pas
suffisamment reconnue, ce n'est pas seulement en raison de
l'exceptionnelle érudition de son auteur ou d'une réelle
modestie. La méconnaissance
relative de l'oeuvre de
G. Dumézil tient également à sa place dans le paysage
intellectuel français. G. Dumézil est un des rares intellectuels
français à avoir totalement échappé à l'influence du marxisme
et sa conception de l'idéologie est l'inverse de celle que Marx
nous propose. Pour Marx et Engels, l'idéologie désigne
l'illusion et la mystification inconsciente des idéalistes,
notamment de Hegel qui font de la réalité la manifestation
singulière de l'Idée. L'idéologie n'est que le reflet de la vie
sociale réelle. Or, l'idéologie des trois fonctions n'est pas le
reflet dans notre cerveau d'une structure économique et
sociale8. Elle n'implique nullement la division de la société en
classes antagonistes. Elle exprime au contraire l'unité d'une
société, et ne se reflète pas nécessairement dans une division
sociale. L'idéologie tripartie se situe dans la longue durée
du symbolique et survit aux contradictions de 1'histoire
économique et sociale. Elle permet de dégager les continuités
réelles, sous-jacentes aux ruptures apparentes de I'histoire:
"Ainsi en Orient et à Rome, avant les grandes monarchies
iraniennes et dans le déclin de la République impériale,
la vieille « superstructure»
indo-européenne survit aux
changements radicaux de la structure économique et sociale:
elle s'est réfugiée là dans la mythologie, ici dans I'histoire des
ori gines"9.
En dehors de l'influence qu'exercèrent sur lui M. Mauss
Il
et M. Granet, l'oeuvre de G. Dumézil doit peu de choses au
modèle des sciences humaines 10. Il n'existe pas, à ses yeux,
deux types de sciences, les sciences de la nature et les sciences
de l'esprit, mais une seule science intégrant les sciences de la
culture et les sciences de la nature. Il n'y a donc qu'un seul
modèle de scientificité, que les sciences de la nature proposent
dans leur forme la plus achevée. Si G. Dumézil a finalement
préféré la linguistique à la physique, après avoir hésité entre
les deux sciences à la fin de l'enseignement secondaire, il
semble que la physique ait toujours constitué à ses yeux un
modèle épistémologique implicitell. Ainsi compare-t-il dans
sa Leçon inaugurale au Collège de France la mythologie
comparée à la physique moderne12. Alors que celle-ci
prolonge notre vision "par l'artifice des ultramicroscopes",
celle-là nous permet d'aller "un peu plus loin dans la lecture
des documents" grâce aux procédés comparatifs. Comme
Spinoza qui voulait étudier les passions humaines à la manière
des géomètres, Dumézil veut atteindre une approche objective
des textes anciens. Il s'agit pour lui d'établir
des faits,
comme le font les physiciens. Là où le physicien utilise la
démarche expérimentale, le mythologue utilise une démarche
comparative; il recueille les grands textes, puis les compare
afin de dégager des structures symboliques communes à
diverses sociétés.
3. L'oeuvre de Dumézil donne à penser
Georges Dumézil est mort en octobre 1986. Reste
maintenant l'oeuvre considérable d'un humaniste, d'un
artisan des mots qui ne cessa sur le métier de remettre son
ouvrage13. Interrogé sur le devenir de son oeuvre après sa
mort, G. Dumézil répondait avec beaucoup de lucidité. Il
prévoyait d'abord une volée de bois vert, n'étant plus en
situation de parer aux coups reçus 14. A long terme,
il prévoyait le dépassement de son oeuvre, I'histoire réservant
à son travail un sort comparable à celle du fondateur de la
linguistique indo-européenne, Franz Bopp. Entre les deux se
dessinait la possibilité d'un jugement serein. C'est dans cet
intervalle situé entre la polémique éteinte et l'oubli annoncé
12
que nous voudrions nous situer, en essayant de dégager
l'intérêt philosophique de cette oeuvre. L'oeuvre de Dumézil
me semble appeler ce type de prolongement en raison même
de la modestie de son auteur, mais aussi de son audace dans
l'interprétation
des textes. Si on ne rencontre pas
d'affirmation
d'ordre
ontologique
dans l'oeuvre
de
Dumézil, elle présente néanmoins une réelle ouverture aux
questions philosophiques. Ce sont bien des philosophèmes qui
se dégagent de l'analyse comparative. Ainsi écrit-il dans
Tarpeia après avoir analysé l'antithèse Romulus - Numa:
"Tout cela est la quintessence, admirablement extraite, de la
philosophie politique qui s'étale dans la tradition relative à ces
deux rois"15. Dans le deuxième tome de Mythe et Épopée,
l'analyse comparative de l'épopée du roi indien Yahâti et de
l'épopée irlandaise d' Eochaid Feidlech donne lieu à cette
conclusion:
"Nous avons ici, conservé d'un côté par les
druides, de l'autre dans le « cinquième Véda » non écrit d'où
dérivent en grande partie les narrations postvédiques de
l'Inde, un morceau d'épopée indo-européenne, illustrant un
morceau de philosophie politico-religieuse, je veux dire
quelques unes des spéculations que les Indo-Européens
faisaient déjà sur le statut et le destin des rois. (...) Et
naturellement une oeuvre littéraire n'a pas à exposer une
théorie: elle laisse à l'auditeur ou au lecteur le soin de
percevoir le dessein providentiel qui a agencé les événements
dans l'ordre où elle se présente, avec les résultats qu'elle
décrit. C'est pourtant ce dessein qui justifie ces événements et
ces résultats et leur donne un sens"16. L'analyse comparative
permet de remonter à une origine indo-européenne illustrant
une philosophie de la royauté. G. Dumézil assigne en outre à
cette épopée une finalité intentionnelle. Cependant, cette
finalité n'est pas inscrite dans une théorie, mais dans un récit
qui donne à penser au lecteur. L'épopée présente ce que
Kant appelle une Idée esthétique, c'est-à-dire
"une
représentation de l'imagination, qui donne beaucoup à penser
sans qu'aucune pensée déterminée, c'est-à-dire de concept,
puisse lui être adéquate (...)" 17.Il me semble que l'oeuvre
de G. Dumézil a, de ce point de vue, le même statut que
13
I'histoire de Yahâti ou l'épopée celte d'Eochaid Feidlech:
elle ne constitue pas une théorie, mais elle donne à penser,
sans qu'on puisse l'intégrer à une théorie générale de la
mythologie. G. Dumézil ne se contente pas d'établir des
dossiers
comparatifs,
mais il aborde
des notions
philosophiques et renouvelle notre connaissance de la pensée
indo-européenne.
4. Le dialogue anthropologique
En raison de la rigueur de sa méthode et de son refus de
tout dogmatisme, l'oeuvre de G. Dumézil peut faire l'objet
d'une réflexion critique. L'importance de sa découverte
principale - l'existence d'une idéologie tripartie propre aux
peuples indo-européens -, son itinéraire intellectuel, jalonné
de "repentirs", la méthode structurale et comparative qu'il a
mise en oeuvre confèrent à sa recherche un intérêt
épistémologique majeurl8. Mais il me semble possible d'aller
plus loin et d'inscrire la mythologie comparée dans le cadre
d'une anthropologie philosophique. Au-delà de la découverte
de l'idéologie tripartie, G. Dumézil nous invite à réfléchir sur
notre conception de I'homme.
Ainsi, dans son Divertissement sur les dernières paroles de
Socrate, l'auteur évoque-t-il un songe. Après avoir lu les
fragments de La Mort de Socrate de Lamartine, Dumézil,
laissant tomber le livre de ses mains, s'assoupit et se réveille
en songe "dans un tout autre jardin, ou plutôt dans un
charmant bosquet où, par petits groupes, devisaient sans
bruit des formes humaines" 19,Georges Dumézil reconnaît
le père décédé d'un de ses amis. Ce dernier décrit ce "jardin
anthropologique"20 :
"- Ici, ajouta votre père en me conduisant vers l'oracle,
nous gardons nos personnalités,
mais non pas nos
personnages. Nous n'avons plus d'amour-propre,
nous
n'avons plus d' œillères. Notre seul souci est de chercher une
vérité et nous ne sommes pas moins heureux quand elle nous
vient sur le souffle d'un autre que lorsqu'elle sort de nos
propres réflexions. Nous parlons un même langage et j'ai
souvent l'impression que nous ne sommes que les cellules
14
indifférenciées d'un grand cerveau. Ah, si les vivants
pouvaient s'ajuster en de telles machines! ... A vrai dire,
reprit-il après un soupir, les dialogues de Platon n'en
donnent-ils pas déjà le modèle? Il est dommage que la
plupart des philosophes qui sont venus après lui aient préférer
tourner en rond, chacun dans sa géniale soli tude"21.
Ce texte de G. Dumézil constitue un éloge du dialogue
platonicien ainsi que de l'amour de la vérité qui anime le
vrai philosophe
22.
Le dialogue est, chez Platon, constitutif
de la vérité. Or. G. Dumézil n'a cessé de procéder à ce
dialogue non seulement en comparant entre eux des textes
issus de tradition différentes, mais également en faisant
intervenir des disciplines différentes23. Tout comme Socrate
est un "naturel philosophe", G. Dumézil est un "naturel
comparatiste". Il n'a cessé au cours de près de soixante dix
ans de recherche intellectuelle d'établir des rapprochements
souvent inattendus entre des vieux textes, tout en recherchant
la philosophie implicite. Lorsqu'il défend ainsi l'auteur
danois Saxo Grammaticus qui rédigea la Saga de Hadingus
vers la fin du douzième siècle, c'est aussi son oeuvre que
G. Dumézil défend: "S'il fait, ici et là, des faux sens de mots
ou de choses, il a une qualité fondamentale: il aime ces
vieux récits, ces vieilles erreurs religieuses, et ne risque pas de
commettre le contresens majeur auquel n'échappent pas tant
de philologues, nos contemporains, qui ne bronchent sur
aucun mot du récit, mais n'en sentent pas l'esprit, n'en
perçoivent pas la structure et la philosophie implicite"24. Il
me semble légitime d'appliquer à G. Dumézil la méthode que
lui-même a appliquée aux anciens textes et de rechercher la
philosophie implicite qui anime la démarche comparati ve
qu'il a initiée. Il me semble possible de prolonger ce dialogue
anthropologique en dégageant la dimension philosophique
de l'oeuvre de G. Dumézil.
Certes le mythologue et le philosophe ne jettent pas le
même regard sur ce "jardin anthropologique". Le premier
cherche à dégager les structures particulières de l'esprit
humain dans le cadre de l'idéologie commune aux peuples
de langue indo-européenne. Le second pose la question du
15
sens des structures dégagées par l'analyse comparative.
Cependant ces deux approches sont complémentaires. Le
philosophe ne peut opérer une reprise critique de la pensée
mythique que s'il dispose de faits avérés et construits. Il ne
peut ignorer l'apport de l'anthropologie structurale
qui
permet seule d'établir
des "faits du second degré"
susceptibles
de nourrir
la réflexion
philosophique.
Réciproquement, la mythologie comparée implique une
référence à l'intentionnalité
ontologique et éthique de
I'homme
qu'elle étudie. Il n'y a pas deux anthropologies
antagonistes, l'une chargée de l'explication des structures,
l'autre chargée de la compréhension du sens. Il n'y a qu'une
seule
anthropologie
avec
ses
deux
composantes
complémentaires:
l'anthropologie philosophique sous sa
dimension
ontologique
et
éthique, l'anthropologie
culturelle dans sa dimension systématique ou structurale.
L'une et l'autre répondent à la question: "Qu'est-ce que
I'homme ?" Quelle que soit l'orientation choisie, c'est
toujours du même homme dont il s'agit. L'une et l'autre
nous invitent à cultiver, selon cette belle expression, notre
"jardin anthropologique" en portant deux regards différents
sur cette étendue.
5. Une démarche réfléchissante
La démarche que j'adopterai sera déterminée par une
double approche; elle tiendra compte de la diversité des
champs idéologiques et de l'unité philosophique. Je ne
chercherai pas à interpréter l'oeuvre de G. Dumézil mais à
prolonger la démarche comparative qu'il a initiée en
soulignant la proximité de sa démarche avec celle de certains
grands philosophes, Platon, Kant, Hegel et, plus près de
nous, Ernst Cassirer. Ma démarche sera réfléchissante.
Je partirai de la lecture de l'oeuvre afin d'en dégager des
thèmes de réflexion. Ces thèmes se répartissent en fonction
de la diversité des "champs idéologiques". La notion de
"champs idéologiques" reflète la diversité et la variété des
structures symboliques au sein d'une identité idéologique
correspondant
à une aire géographique
et culturelle
16
déterminée. Ces champs idéologiques sont singuliers et
reflètent un type d'imagination propre à chaque peuple:
"Le lecteur ne devra jamais perdre de vue cette différence
entre ce que j'ai proposé ailleurs d'appeler, par une
métaphore
prise aux phénomènes
magnétiques, les
« champs idéologiques» de deux sociétés, ou du moins des
« intellectuels»
qui ont témoigné en leurs noms: deux
intentions, deux soucis divergents orientent et composent
autrement une même limaille d'épisodes"25. Je distinguerai
trois champs idéologiques majeurs: le champ idéologique
scandinave et germanique, caractérisé par la militarisation de
la première fonction, le champ idéologique romain caractérisé
par la transposition du mythe en histoire, le champ indoiranien caractérisé par l'imagination symbolique et le passage
de l'idéologie à une philosophie imagée, voire conceptuelle.
Dans une première partie, j'essaierai d'articuler l'oeuvre de
G. Dumézil à l'anthropologie philosophique héritée de la
tradition post-kantienne, notamment à la philosophie de Ernst
Cassirer. Ce dernier a opéré une reprise critique et spéculative
des faits mythologiques dans le cadre d'une critique de la
conscience mythique. J'essaierai de montrer comment la
notion d'idéologie tripartie peut fournir un "fil directeur" à
la réflexion critique. Après avoir interrogé la mythologie
comparée à la lumière de l'anthropologie philosophique de
Ernst Cassirer, je soumettrai dans une deuxième partie la
pensée de Georges Dumézil à une réflexion épistémologique.
Je m'interrogerai sur la découverte de l'idéologie ainsi que
sur la méthode comparative, la nature et l'origine des
structures de l'idéologie tripartie. Je comparerai la philologie
comparative de Georges Dumézil à I'herméneutique de
Mircea Eliade ainsi qu'à l'anthropologie
structurale de
Claude Lévi-Strauss. G. Dumézil a montré que l'originalité
de la mythologie germanique réside dans la militarisation de
la première fonction. On assiste au foudroyant retour de cette
idéologie. Dans une troisième partie, j'examinerai
les
problèmes posés par la résurrection de la mythologie à
l'intérieur du champ idéologique germanique, notamment à
la lumière des analyses développées par Ernst Cassirer dans le
17
cadre de sa philosophie pratique. Les Romains ont oublié
leurs dieux. Aussi ont ils travesti la mythologie en histoire des
origines. G. Dumézil a montré que I'histoire des Origines de
Rome était de la mythologie transposée. Dans une quatrième
partie, j'essaierai de montrer la portée épistémologique de
cette "révolution dumézilienne". Ce renversement pose des
problèmes de nature épistémologique et anthropologique
mais également de nature philosophique: le statut du temps
de l'idéologie
qui transcende le temps de I'histoire. Au
cours de cette étude, je montrerai que le détournement de
l'oeuvre de G. Dumézil par la "Nouvelle droite" repose sur
un contresens majeur concernant
la notion d'un héritage
indo-européen.
Dans l'Inde védique et post-védique
notamment, l'idéologie tripartie a pris le visage de l'épopée.
Cette transposition du mythe en épopée fait intervenir une
réflexion sur le rôle de l'imagination dans la constitution des
mythes indo-européens, ainsi qu'une réflexion sur le rôle du
héros. J'étudierai dans une cinquième partie le passage de
l'idéologie à la philosophie mythique, philosophie imagée,
propre aux indo-européens. J'examinerai la nature des
schèmes indo-européens,
le mécanisme de la pensée
mythique. J'essaierai
de penser la mythologie comparée
dans le cadre d'une philosophie de l'esprit en proposant une
approche dialectique de la mythologie comparée.
18
1 De 1924, date de sa thèse, à 1986, date de sa mort, G. Dumézil
n'a cessé
de publier.
2 "Je crois que je dois beaucoup à M. Dumézil, puisque c'est lui qui m'a
incité au travail à un âge où je croyais encore qu'écrire est un plaisir. Mais
je dois beaucoup aussi à son oeuvre; qu'il me pardonne si j'ai éloigné de
leur sens ou détourné
dominent
interne
d'un
c'est
discours
traditionnelle
appris
de leur rigueur ces textes qui sont les siens et qui nous
aujourd'hui;
lui qui m'a
tout autrement
ou par celles du formalisme
à repérer
d'un
discours
système
des corrélations
décrire
les transformations
à analyser
linguistique;
à l'autre,
l'économie
de l'exégèse
c'est lui qui m'a
par le jeu des comparaisons,
fonctionnelles;
d'un
appris
que par les méthodes
le
c'est lui qui m'a appris comment
discours
et les rapports
à l'institution."
Michel Foucault, L'ordre du discours, Gallimard, 1971, p. 73.
3 G. Dumézil, Entretien, in Georges Dumézil, Centre Georges Pompidou
Pandora éditions, 1981,
4 René Descartes, Règles
p.21.
Jean Sirven, p. 14.
5 "(...) ni en Ossètie,
fondé
Romans
nécessairement
de Scythie
Mythe et épopée,
et
pour
la
direction
ni
ailleurs,
sur le tableau
et d'alentour,
d£ l'esprit, V rin, 1970, trad.
tout
groupement
des trois fonctions
Payot,
tome III, Histoires
1978,
romaines,
ternaire
n'est
!" G. Dumézil,
p. 62. Cf. G. Dumézil,
Gallimard
("Bibliothèque
des sciences humaines"),1973,
6 Il n'adopte ni la position
troisième édition corrigée, 1985, p. 341 sq.
transcendantale
de Lévi-Strauss
(le système
triparti n'est pas une structure
a priori
de l'esprit
humain),
ni une ontologie
de type heideggerien, à la différence de Mircea Eliade.
7 Chez Georges Dumézil, la structure est une notion opératoire;
corrélat
d'une
M. Granet.
méthode
Cf. Michel
1974, pp. 235-236.
8 "l'appelle « idéologie»
la réflexion
d'explication
de
Serres, Jouvences
l'inventaire
et la conduite
d'une
pas je ne sais quelle organisation
texte
qu'il
a trouvée
chez
sur Jules Verne, éd. de Minuit,
des idées directrices
société
elle est le
qui commandent
et qui, bien entendu,
particulière
des cerveaux."
n'impliquent
G. Dumézil,
L'oubli de l'homme et l'honneur des dieux, Gallimard, 1985, p. 312.
9 Georges Dumézil, Idées romaines, Gallimard ("Bibliothèque
des sciences
humaines"),
1969, deuxième édition, p. 207.
10 Jean-Claude Milner, "Le programme dumézilien",
n° 229 , Avril
1986, p. 22.
19
Magazine
littéraire,
Il A la fin de l'enseignement
secondaire,
avant de choisir la voie des
humanités, G. Dumézil a hésité entre les deux sciences. Il fut fasciné par la
lecture du livre de Jean Perrin Les Atomes paru en 1913. Mais, la même
année, Meillet publia Aperçu d'une histoire de la langue grecque, ramenant
G. Dumézil à sa vocation première. Cf. G. Dumézil, Entretiens avec Didier
Éribon, Gallimard ("Folio, essais"), 1987, pp. 33-34.
12 G. Dumézil, Leçon inaugurale au Collège de France, 1950 in Dumézil,
Mythes et dieux des Indo-Européens, textes réunis et présentés par Hervé
Coutau-Bégarie, Flammarion, 1992, souligné par l'auteur, p. 32.
13 Les analyses philologiques sont conduites avec la plus grande minutie,
les dossiers comparatifs établis avec soin. Dans L'Héritage indo-européen
à Rome, (pp. 247 sq.), G. Dumézil plaide pour un humanisme plus universel
que I'humanisme réduit aux études gréco-latines.
14 "Dans peu de temps, je ne serai plus là pour rétablir la vérité contre des
critiques qui, dirait-on, s'appliquent à défigurer, à ridiculiser mon travail
pour se débarrasser plus facilement de résultats qui les gênent dans leurs
propres constructions." G. Dumézil, L'oubli, op. cil., p. 9.
15 G. Dumézil,Tarpeia,Essais de philologie comparative indo-européenne,
Gallimard, quatrième édition, 1947, pp. 164-165, souligné par moi.
16 G. Dumézil, Mythe et épopée, tome II, types épiques indo-européens:
un
héros, un sorcier, un roi, Gallimard ("Bibliothèque des sciences humaines"),
1971, troisième édition, 1982, p. 361, souligné par moi.
17 Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, 1790, trad. Alexis
Philonenko, Vrin 1979, p. 143, souligné par l'auteur.
18 "(...) par son ampleur, par les problèmes de méthode dont elle traite
explicitement ou qu'elle suscite, par le constant travail de mise au point
qu'elle opère sur elle-même, la pensée de Dumézil constitue, dans le champ
des études indo-européennes, «la théorie par excellence »." Charles
Malamoud, Revue de l'histoire des religions, tome CCVIII, fascicule 2,
avril - Juin 1991, "Histoire des religions et comparatisme : la question
indo-européenne", p. 115.
19 Georges Dumézil, Hu. Le Moyne noiren gris dednns Varennes", Sotie
nostradamique, suivie d'un Divertissement sur les dernières paroles de
Socrate, Gallimard, 1984, pp. 136-137.
20 G. Dumézil, Divertissement sur les dernières paroles de Socrate, op.
cit., p. 138. Cet ouvrage sera désormais noté Divertissement.
21 G. Dumézil, Divertissement, p. 137.
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