Marchandisation et théorie économique

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Marchandisation et théorie économique
par Bernard GUERRIEN
Actuel Marx, 2003/2 - n° 34
Marchandisation et théorie économique
Bernard GUERRIEN
Qu’entend-on par marchandisation ? Avant de répondre à cette
question, remarquons que ce mot est utilisé surtout par ceux qui sont
hostiles à ce qu’il désigne (la figure du « marchand », intermédiaire
inutile et éventuellement roublard, n’étant pas celle pour laquelle nous
avons le plus de sympathie, du moins dans nos sociétés). Souvent,
marchandisation est assimilée à « soumission à la loi de l’offre et de la
demande » ou à la « vérité des prix », ceux-ci traduisant en quelque
sorte les besoins de la société.
Quoi qu’il en soit, on entendra ici par marchandisation le processus
consistant à rendre marchande une relation qui ne l’était pas auparavant.
Cette relation prend alors la forme d’échanges sur la base de prix
− ceux-ci sont donc des taux d’échange, généralement relatifs à une
unité monétaire, qui sert de numéraire et d’intermédiaire dans les
échanges. D’où la question : comment vont alors se former ces prix ?
On est là en présence d’une des questions centrales de l’économie
politique, sujet de multiples débats, et qui va donc nous occuper ici.
Marchandisation et « loi de l’offre et de la demande »
La « marchandisation » d’un bien, ou d’un service, consisterait
donc à le soumettre à la « loi de l’offre et de la demande », qui
permettait de faire apparaître (ou « émerger ») un prix − lui-même
expression des préférences des acheteurs et des coûts (et profits) des
vendeurs. Cela est toutefois bien vague. En fait, les fondateurs de
l’économie politique en étaient conscients, et voyaient bien le caractère
erroné − car circulaire − du raisonnement consistant à dire, à la fois, que
les prix dépendent des offres et des demandes, et que celles-ci
dépendent des prix. C’est ainsi que dans le chapitre XXX de ses
Principes de l’économie politique et de l’impôt − chapitre intitulé « De
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l’influence de l’offre et de la demande sur les prix » − David Ricardo
écrit : « L’opinion selon laquelle le prix des marchandises ne dépend
que de la proportion de l’offre par rapport à la demande, ou de la
demande par rapport à l’offre, est devenue presque un axiome en
économie politique, et a été à la source de bien des erreurs dans cette
science » (Ricardo, 1821, p. 394). Si Ricardo, mais aussi Smith, Marx,
Mill, pour ne citer qu’eux, rejettent la théorie (l’ « opinion », dit
Ricardo) selon laquelle les prix seraient déterminés par l’offre et la
demande, ce n’est donc pas parce qu’ils l’ ignoraient ou parce qu’elle
n’aurait pas encore été « découverte » : c’est tout simplement parce
qu’ils ne la trouvaient pas pertinente. D’où la nécessité qu’ils ont
ressentie d’introduire des notions telles que le « prix naturel » (Smith),
ou le « prix de production » (Marx), prix autour duquel le « prix du
marché » ne fait que « graviter » − notamment sous l’action de l’offre et
de la demande. Pour Ricardo, « c’est le coût de production qui détermine en définitive le prix des marchandises, et non, comme on l’a
souvent dit, le rapport entre l’offre et la demande » (ibid). Derrière le
coût (ou le prix) de production, il y a évidemment une théorie de la
valeur qui ne dépend pas de l’offre et de la demande (sinon, on
retomberait dans le raisonnement circulaire qu’on veut éviter) : c’est la
théorie de la valeur-travail, qui fournit un étalon, ou une référence (ou
une norme), pour l’échange. Il est vrai que cette théorie n’est pas sans
poser de problèmes − aussi bien dans les versions de Smith, Ricardo et
Marx − mais c’est toutefois la seule théorie de la valeur existante, outre
celle qui dit que « tout dépend de tout » et donc qu’on ne peut rien
affirmer de précis 1. Si une telle théorie a été adoptée par les fondateurs
de l’économie politique, ainsi que par Marx, ce ne peut être qu’après
mûre réflexion, compte tenu des conditions de leur époque − qui n’est
pas fondamentalement différente de la nôtre, tout au moins en ce qui
concerne les rapports de production et la forme d’organisation sociale.
Pourtant, dira-t-on, la théorie « classique » de Smith et Ricardo a
été depuis longtemps supplantée, en tant que théorie dominante, par la
théorie dite « néo-classique », qui − aussi surprenant que cela puisse
paraître − n’a pas de modèle sérieux, ou déterminé, de formation des
prix, malgré les apparences.
1. Les théoriciens néo-classiques actuels évitent d’ailleurs de faire référence à
la valeur ; ils préférent parler de « théorie des prix ». Par exemple, Milton
Friedman a donné pour titre Price Theory au seul manuel qu’il ait publié
(Friedman, 1976). Il est vrai que le livre de référence de Gérard Debreu s’appelle
Théorie de la valeur, mais hormis le titre, on ne trouve trace du mot « valeur »
dans cet ouvrage (il ne figure même pas dans l’index !), qui ne traite que de prix
(Debreu, 1962).
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Marchandisation et marchandage
La démarche qui caractérise la théorie néo-classique est
l’individualisme méthodologique, dans sa version la plus extrême :
chercher à expliquer les relations économiques − et donc, entre autres,
les prix − à partir des caractéristiques des « individus » qui composent
la société. Parmi ces caractéristiques, l’accent sera mis sur la tendance
qu’il y a, chez chacun, à tirer le plus d’avantages possibles de l’échange
− ce qui est une hypothèse acceptable, même si elle n’est pas toujours
vérifiée.
Pour qu’il soit acceptable par les deux parties, l’échange doit être à
l’origine d’un bénéfice mutuel. Mais, et là est toute la difficulté, il y a,
en règle générale, une infinité de façons de partager ce bénéfice − qu’on
l’appelle « surplus », « rente » ou même « plus-value » − et donc une
infinité de taux d’échanges acceptables par les deux parties ; si, par
exemple, l’une d’entre elles est disposée à céder au plus trois pommes
contre une poire, l’autre étant prête à donner au plus deux poires contre
une pomme, alors tous les taux d’échange pommes-poires compris entre
1/2 et 3 sont acceptables − puisque l’échange à ces taux est mutuellement avantageux. « Acceptable » ne veut pas dire « accepté », chaque
partie cherchant à imposer, ou à obtenir, le taux qui lui est le plus favorable. La marchandisation passe donc ici par le marchandage − appelé
aussi négociation bilatérale − dont le résultat est toutefois indéterminé.
Les « classiques » ont cherché à lever cette indétermination en
proposant le travail en tant qu’étalon ; les néo-classiques ayant refusé
cette solution, ils ont tenté de s’en sortir, en vain, en invoquant l’offre et
la demande.
L’imbroglio entre marchandage et offre et demande
Pour donner une idée de cet imbroglio, on peut prendre l’exemple
de l’un des « pères fondateurs » de la théorie néo-classique, Stanley
Jevons. Celui-ci tente d’abord − ce qui est rare − de définir ce qu’est un
marché : « par marché, j’entendrai deux ou un plus grand nombre de
personnes négociant deux ou un plus grand nombre de produits lorsque
les stocks de ces produits et les intentions des coéchangistes sont bien
connus de tous. Il est aussi essentiel que le rapport d’échange entre
deux personnes quelconques soit connu de tous. Et le marché ne s’étend
que dans les limites de ces connaissances communes » (Jevons, 1884,
p. 151). Le marché est donc constitué par un ensemble d’individus qui
négocient entre eux, Jevons supposant en outre (ce qui ne va pas de soi)
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que chacun est informé de ce que font les autres. En fait, cette condition
caractériserait plutôt le « marché parfait », évoqué par Jevons un peu
plus loin, sans toutefois le définir : « La conception théorique du
marché parfait est plus ou moins réalisée dans la pratique. C’est le rôle
du courtier dans tout marché étendu que d’organiser l’échange pour que
chaque achat soit fait avec la plus complète connaissance des conditions
du commerce. Chaque courtier s’efforce d’avoir la plus parfaite
connaissance des conditions de l’offre et de la demande et les premières
informations de toute modification […] Par la médiation de la
corporation des courtiers, un consensus complet s’établit et le stock de
tout vendeur, ou la demande de tout acheteur, est portée sur le marché
[…] Donc un marché n’est théoriquement parfait que lorsque tous les
négociants ont une connaissance parfaite des conditions de l’offre et de
la demande et du rapport d’échange qui en résulte » (les italiques sont
de Jevons). On passe ainsi, en quelques lignes, d’un ensemble d’individus marchandant directement entre eux à un système complexe (et
vague) où l’existence d’une « corporation des courtiers » permet de
parvenir à un « consensus » sur le « rapport d’échange » qui « résulte »
des « conditions de l’offre et de la demande ». Voilà donc pour l'offre et
la demande – qui « résulte » de quoi ? – introduites subrepticement.
Jevons se doute probablement qu'il fait une entourloupe ; pour s’en
sortir, il introduit la notion vague de « corps commerçant » (trading
body) – qui désigne « toute collectivité soit d'acheteurs, soit de
vendeurs » – ainsi qu'une soi-disant « loi d'indifférence » – « sur le
même marché libre (sic !), à un moment donné il ne peut y avoir le prix
pour le même bien » – pour enfin parvenir à ce qu'il veut : deux courbes
qui se croisent en un point qui donne le prix (unique) et les quantités
échangées d'équilibre. Ce qui lève l’indétermination du marchandage,
mais au prix d'une analyse confuse, pour ne pas dire oiseuse, non
reprise par la suite.
Une tentative de s’en sortir : coalitions et cœur d’une économie
d’échanges
Francis Edgeworth, sans doute un des théoriciens néo-classiques
les plus subtils, a bien vu les failles du raisonnement de Jevons. Par
souci de cohérence, il évite de parler des prix « consensuels », donnés,
alors que c’est à la théorie de les déterminer. Pour cela, il cherche à
lever l’indétermination du marchandage en envisageant l’existence d’un
« grand nombre » d’échangistes (l’idée de grand nombre étant
habituellement associée à celle de concurrence), en supposant qu’ils
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peuvent faire des coalitions entre eux. Il retiendra alors comme
« solution » du marchandage toute situation où il n’existe pas de
coalition qui ait intérêt à modifier une telle situation (ses membres
pouvant obtenir un gain supérieur). Les théoriciens des jeux disent que
les situations de ce type forment le cœur de l’économie. Edgeworth
montre alors, graphiquement et dans le cas où il n’y a que deux biens
− Debreu et Scarf donneront, presque un siècle plus tard, une
démonstration plus générale de ce résultat (Debreu-Scarf, 1963) − que
lorsque le nombre d’échangistes tend vers l’infini, alors le cœur se
retrécit, jusqu’à se réduire, « à la limite », à un point, auquel on peut
associer − chacun représentant une répartition des ressources disponibles entre les individus − un système de prix tel que les offres et les
demandes, à ces prix, sont égales (il y a « équilibre » entre l’offre et la
demande globales). L’existence de prix d’équilibre est donc un résultat
du modèle (Edgeworth, 1881). Celui-ci ne dit rien, toutefois, sur la
façon dont les échangistes peuvent « découvrir », et s’accorder, sur ces
prix − même s’il est très souvent suggéré que les prix d’équilibre
« émergent » d’on ne sait trop quel processus de marchandage entre un
« grand nombre » de personnes. Le théorème d’Edgeworth-DebreuScarf − principal résultat (si ce n’est le seul) de la théorie des jeux
coopératifs en économie − ne fait donc que constater l’existence de
situations auxquelles on peut associer des prix d’équilibre… qui ne
servent à rien, puisque de toutes façons on se situe d’emblée dans ces
situations (dont personne n’a intérêt à se départir, toutes les coalitions
possibles ayant été envisagées).
L’approche d’Edgeworth a donc l’avantage de la cohérence − elle
évite le cercle vicieux prix-offre/demande-prix. Mais elle ne lève en
rien le problème de l’indétermination du marchandage, et ne fait jouer
aucun rôle aux prix, ni à l’offre ou la demande − qui ne sont que des
sous-produits du modèle (et seulement à l’équilibre). En outre, elle
suppose une infinité d’individus − et donc une infinité de coalitions
envisageables par chacun. Enfin, elle ne peut prendre en compte la
production 2.
Pour toutes ces raisons, cette approche n’a pas été retenue par les
théoriciens néo-classiques, qui lui préfèrent la solution dite
« walrasienne » du problème du marchandage (cela en référence à Léon
Walras, le premier à la proposer de façon relativement claire), qui a
l’avantage de la simplicité mais l’inconvénient d’être totalement
arbitraire.
2. Sans prix, du moins « au départ », il n’y a pas moyen d’évaluer les profits,
et donc l’objectif que se fixent habituellement les producteurs (maximiser le
profit).
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Marchandisation à « prix criés » avec des individus « preneurs de
prix »
Si on veut garder le raisonnement prix/offre-demande, sans tomber
dans un cercle vicieux, on peut procéder de façon séquentielle, en
supposant que, d’abord, les prix sont proposés − ou « criés », comme le
dit Walras − ; ensuite, que des offres et des demandes sont formulées
sur la base de ces prix ; enfin, que ceux-ci sont modifiés sur la base de
ces offres et de ces demandes, et ainsi de suite, jusqu’à atteindre des
prix d’équilibre. Ce processus, qualifié souvent de « tâtonnement
walrasien », correspond à l’idée que l’on se fait habituellement, même
si c’est de façon vague, de la « loi de l’offre et de la demande ». Il est
toutefois construit en faisant un certain nombre d’hypothèses qu’il est
indispensable d’expliciter si on veut savoir ce qu’il représente
exactement. Ainsi, comme les prix « criés » ne le sont pas par les
parties concernées (car sinon, on aurait plusieurs prix, chacun en
proposant un, et on retomberait sur le problème du marchandage), il
faut une instance qui le fasse. Ensuite, comme les offres et les
demandes établies sur la base de ces seuls prix (les individus sont
supposés être « preneurs de prix ») sont regroupées et confrontées (pour
voir s’il y a équilibre, ou pas), cela veut dire que cette instance effectue
ces opérations, puis fait varier les prix en fonction des écarts entre les
demandes et les offres. Enfin, lorsqu’elle a « trouvé » des prix
d’équilibre, elle organise les échanges de façon à ce que chacun
obtienne ce qu’il demande (en fournissant ce qu’il a offert) − car, sinon,
on retomberait dans un système d’échanges bilatéraux, vite bloqué 3.
L’habitude a été prise par les économistes néo-classiques d’appeler
« concurrence parfaite » cette représentation de la « loi de l’offre et de
la demande ». Dénomination étrange : généralement, on associe l’idée
de concurrence à celle d’un système où les prix sont le fait des membres
de la société (ou de certains d’entre eux), avec marchandages,
prospection, recherche d’information, etc. − système qui n’a évidemment rien à voir avec la « concurrence parfaite » des théoriciens néoclassiques, qui suppose une société extrêmement centralisée. Pourquoi
alors accorder tellement d’importance à un modèle si peu en rapport
avec l’idée que l’on se fait habituellement de la concurrence ? Parce
qu’il existe un lien très étroit entre affectation des ressources en
3. En effet, s’il existe plus de deux personnes et de deux biens, il n’y a aucune
raison pour que celui qui offre x quantité d’un bien contre y d’un autre, aux prix
d’équilibre, trouve quelqu’un qui soit prêt à lui vendre x du premier bien contre y
de l’autre (on dit qu’« il n’y a pas double coïncidence des besoins »).
MARCHANDISATION ET THEORIE ECONOMIQUE
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concurrence parfaite et optimalité, en un sens qui reste à préciser, ce qui
confère une dimension normative essentielle au modèle.
Marchandisation et optimalité
L’optimalité est la raison d’être des économistes néo-classiques :
elle leur sert de référence dans tous leurs discours − à commencer,
évidemment, par ceux qui ont trait à la politique économique à suivre.
Synonyme d’ « efficacité », elle est associée au nom de Vilfredo
Pareto ; elle est définie de la façon suivante : une affectation des
ressources est optimale − selon le critère de Pareto − s’il n’est pas
possible d’améliorer la situation d’un individu sans détériorer celle d’au
moins un autre. Il existe évidemment une infinité d’affectations des
ressources ayant cette propriété, qui peuvent être plus ou moins
inégalitaires − mais le théoricien néo-classique estime que ce n’est pas à
lui de se prononcer là-dessus : il laisse cela au politique.
Il existe un lien très étroit entre optimums de Pareto et équilibres
de concurrence parfaite, lien établi par ce qu’on appelle les deux
théorèmes de l’économie du bien-être : tout équilibre de concurrence
parfaite est un optimum de Pareto et, réciproquement, à tout optimum
de Pareto on peut associer un équilibre de concurrence parfaite 4. Il
n’est pas besoin d’être un grand mathématicien pour comprendre ce
résultat : il suffit d’avoir bien compris ce qu’est un équilibre de
concurrence parfaite. En effet, quoi de plus efficace (au sens : les
ressources ne sont pas gaspillées) qu’un système où les tâches de
coordination et de redistribution des ressources (après que les prix
d’équilibres aient été trouvés) sont effectuées par une entité centrale,
sans coût, « gratuitement » ou, plutôt, bénévolement ?
On est donc devant le paradoxe : le rêve de tout planificateur − à
commencer par ceux de l’Union Soviétique − est présenté comme le
« marché parfait » − ou, ce qui est la même chose, la « concurrence
parfaite » 5 !
4. Ces propositions ne sont valables qu’à certaines conditions, sur lesquelles
on reviendra plus loin, mais qui sont secondaires en ce qui concerne notre propos
actuel.
5. Rappelons que le modèle d’équilibre général de Walras a été remis à l’ordre
du jour, dans les années 1930, par des gens, tel Oscar Lange, qui cherchaient les
méthodes de planification les meilleures possibles, dans le cadre de ce qu’on a
appelé le « socialisme de marché ». Kenneth Arrow, un des piliers de la théorie de
l’équilibre général, est venu à l’économie suite à la crise des années 1930 − comme
bon nombre d’économistes néo-classiques − en s’intéressant à l’alternative
socialiste.
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Rappelons comment on en est arrivé là : on est parti du problème
évident de l’indétermination du marchandage ; pour le « résoudre »
− faire un choix parmi tous les solutions possibles − et pour donner
forme (autre que circulaire) à la « loi de l’offre et de la demande », on a
fait une série d’hypothèses qui semblaient « acceptables » (prix donnés,
individus « preneurs de prix », confrontation des offres et des demandes
globales, etc.), mais qui mises bout à bout conduisent à un système qui
a fort peu à voir, si ce n’est rien, avec le propos initial, qui était de
proposer une théorie de la formation des prix sur des marchés, par
nature « décentralisés ». Ce système ayant toutefois la propriété
d’efficacité − que l’on voulait absolument attribuer au marché, du
moins dans le cas idéal − il va occuper une place centrale dans le dispositif théorique néo-classique, ses équilibres devenant la référence, ou la
norme. Mais cela au prix d’une confusion totale.
Outre sa dimension normative, essentielle, le modèle de
concurrence parfaite présente l’avantage de la simplicité : prix donnés
(on parle parfois de « paramètres » à leur propos), comportement naïf
d’individus « preneurs de prix », fonctions d’offre et de demande
(globales) ne dépendant que des seuls prix, etc., ce qui permet un
traitement mathématique relativement aisé, conduisant à quelques
« résultats » − ou « théorèmes ». Le principal d’entre eux, objet de fierté
des théoriciens néo-classiques, est l’existence d’au moins un équilibre
général : sous certaines hypothèses supplémentaires, sur lesquelles on
ne s’attardera pas ici (pour plus de détails, voir Guerrien, 1999), il
existe (au moins) un vecteur de prix qui, s’il est proposé par l’entité
centrale − souvent appelée « commissaire-priseur » − égalise les offres
et les demandes (globales), à ces prix, pour tous les biens. Ainsi, le
planificateur qui mettrait en œuvre le système dit « de concurrence
parfaite » sait qu’il y a des prix pour lesquels il peut coordonner les
décisions des membres de la collectivité, qui se guident sur les prix
qu’il leur propose. Les choses s’arrêtent là, toutefois. En effet, pour
trouver ces prix, il peut chercher à le faire par tâtonnement, en
appliquant la « loi de l’offre et de la demande ». Il a toutefois été
prouvé, au début des années 1970 qu’un tel processus ne converge pas,
sauf cas particulier (pour plus de détails, voir Guerrien, 1999). Ce qui
est évidemment gênant pour le planificateur qui doit chercher une autre
règle lui permettant de trouver les prix qui coordonnent les choix des
divers acteurs de l’économie. Mais ce l’est surtout pour le théoricien
néo-classique, qui ne peut même plus laisser entendre que « l’on
démontre » qu’une économie « flexible », où la « loi de l’offre et de la
demande » s’applique « sans entraves » parvient à un équilibre,
« optimal ». En fait, il a été montré, de façon plus générale, que le
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théorème d’existence est le seul résultat qui peut être établi dans le
cadre des hypothèses de la concurrence parfaite. Ce qui est une
véritable catastrophe pour tout le programme de recherche néoclassique (Kirman, 1988).
Devant cette impasse − sur laquelle les ouvrages s’adressant à un
public large sont plus que discrets −, les théoriciens néo-classiques ont
abandonné de fait, sans trop le dire, l’individualisme méthodologique
en adoptant ce qu’on appelle une démarche d’ « équilibre partiel »,
consistant à se donner des courbes d’offre et de demande, sans les
déduire des choix individuels et sans tenir compte de toutes les
interdépendances dans l’économie 6.
Marchandisation des biens collectifs
Lorsqu’on parle de « marchandisation », on pense surtout à une
démarche consistant à rendre marchands des biens qui ne l’étaient pas
auparavant. Souvent, on a l’air de croire que seule cette
marchandisation pose problème − l’autre, concernant les biens
« spontanément » marchands, étant supposée aller de soi. Or, on vient
de voir qu’il n’en est rien : la façon dont les théoriciens néo-classiques
rendent compte de la formation des prix des biens, quels qu’ils soient,
est tout à fait contestable − pour ne pas dire complètement farfelue. Que
dire alors du cas des biens pour lesquels il n’existe pas de fait de prix,
soit parce qu’ils sont difficiles à délimiter, soit parce qu’ils ne sont pas
directement échangeables, soit pour d’autres raisons ?
La marchandisation va consister dans ce cas, du moins sur le plan
théorique, à faire rentrer dans le cadre de la concurrence parfaite les
biens auparavant non marchands, de façon à justifier l’opération du
point de vue de l’ « optimalité », ou de l’ « efficience » − en laissant
évidemment dans l’ombre le fait que modèle dit de la concurrence
parfaite n’a rien à voir avec le marché, tel qu’on l’imagine (ou on
l’observe) habituellement. On peut d’ailleurs remarquer au passage que,
comme ici il n’y ni prix de référence (hérités du passé ou résultant de
marchandages/compromis divers), ni expériences accumulées, la
« marchandisation » d’un bien nécessite impérativement que soient
explicitées les procédures de formation de son prix, ainsi que les
6. Ou, alors, pour éliminer ces interdépendances, on réduit l’économie à un
seul individu, appelé « agent représentatif », dont les choix reflèteraient ceux de
l’économie tout entière, dans une perspective « macroéconomique ». C’est le
retour en force de Robinson Crusœ − agrémenté d’équations et de « tests »
économétriques à n’en plus finir, bien qu’étant des non-sens (Guerrien, 2001).
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modalités d’expression des offres et des demandes, à ces prix. On
constate d’ailleurs que chaque fois qu’il y a « marchandisation » d’un
bien auparavant fourni directement, cela se traduit par la mise en place
− par l’Etat ou par des agences paraétatiques − d’institutions plus ou
moins complexes dont le propos est de rechercher l’ « efficience », ou à
s’en rapprocher, en instituant des règles, des obligations, des procédures
de négociation bien définies (par exemple, un système d’enchères).
Prenons un exemple d’actualité : la question de la pollution de l’atmosphère et des gaz à effet de serre (l’air pur et la couche d’ozone pouvant
être considérés comme des biens collectifs). La « marchandisation »
passe ici par la distribution de droits de propriété (ou de « permis de
polluer »), l’établissement de seuils (globaux) de pollution, le contrôle
des émissions, la recherche de prix jugés « raisonnables » pour les
permis de polluer, l’organisation de leurs échanges (enchères, négociations directes, etc.) : tout cela demande une organisation lourde et
complexe, sans que les résultats attendus se réalisent forcément − ce qui
explique, entre autres, pourquoi ce type de « marché » reste marginal
(relativement à la taxation ou à l’imposition de contrôles directs par
l’administration). En fait, si on s’en tient au niveau d’abstraction où se
situe le modèle de concurrence parfaite, la solution la plus simple
consiste à… faire fusionner en une seule entité pollueurs et pollués, en
les laissant régler le problème entre eux − les pollués devenant
propriétaires de l’entreprise polluante (voir, par exemple, Varian, 1991).
Autrement dit, la question peut être résolue, en théorie et du point de
vue de l’« efficience », sans marchandisation du tout, et ce en repenant
la grille de lecture néo-classique 7 !
Conclusion : les paradoxes de la marchandisation
Il existe une grande confusion dans les débats sur la « marchandisation ». D’un côté, il y a ses partisans, qui mettent en avant « la plus
grande efficacité » qu’elle permettrait d’atteindre dans l’affectation des
ressources, en invoquant pour cela les « résultats » de la théorie
économique − résultats valables pourvu que les « marchés » soient
suffisamment « souples », ou « flexibles », ou « concurrentiels ». De
l’autre côté, il y a ceux qui sont contre, soit pour des raisons plus ou
7. Evidemment, la résolution du problème au sein de l’entité pollueurs-pollués
ne va pas de soi. Elle nécessite la mise en œuvre de procédures de discussion,
d’échanges de points de vue, d’évaluations diverses (y compris par une procédure
de type commissaire-priseur), telles qu’elles pourraient (devraient ?) être mises en
place dans une société socialiste.
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moins viscérales (indignation de devoir payer pour certaines choses
« sans prix » ou qui reviendraient de droit), soit parce qu’ils considèrent
que les conditions de la théorie ne sont pas réalisées (elle serait
« irréaliste »), soit parce que tout cela releverait d’un vaste complot de
la part du capital (devenu « néo-libéral »). Or, en fait, la théorie (néoclassique) ne prouve rien du tout, si ce n’est qu’un système ultra
centralisé sans coûts de fonctionnement est le seul à être « optimal », ou
« efficace ». Toute la confusion provient de ce que les théoriciens néoclassiques font passer pour « le marché parfait » ce système, et de ce
que leurs critiques rentrent dans leur jeu − en acceptant l’idée que la
concurrence parfaite représenterait « le marché », même s’ils en
condamnent les « excès » ou les « injustices ». Il est d’ailleurs sidérant
de constater comment les traités néo-classiques − notamment ceux
ayant trait à la croissance − identifient les résultats de la concurrence
parfaite à ceux qu’obtiendrait un « planificateur bienveillant », comme
si cela allait de soi (voir, par exemple, Romer, 1996 ; Barro et Sala-IMartin, 1996) ! Surtout que les auteurs qui font cela sont souvent des
libéraux fervents 8.
La théorie économique dominante n’ayant rien à dire concernant la
marchandisation − dans les sociétés capitalistes, « décentralisées » − il
ne faut donc pas se laisser bluffer par ceux qui prétendent le contraire,
en balançant des paquets d’équations pour impressionner le non-initié
(et eux-mêmes…).
La marchandisation pose évidemment de multiples questions. Par
exemple : pourquoi ceux qui nous gouvernent − expression des classes
dominantes − décident-ils (ou tentent de le faire) à tel ou tel moment de
changer de politique, en rendant marchand (ou en privatisant) ce qui ne
l’était pas auparavant ? Cherchent-ils à briser les syndicats, à s’attaquer
aux acquis des travailleurs, tout en s’appuyant sur des couches de la
population (certains types de « consommateurs », par exemple) contre
d’autres ? Y a-t-il un clivage au sein des capitalistes entre ceux qui sont
favorables à la marchandisation de certains biens et ceux qui ne le sont
pas (parce que, par exemple, elle peut s’avérer plus coûteuse, du moins
8. Ferveur allant de pair avec celle des mathématiques, gage de
« scientificité ». C’est d’ailleurs ce que dénoncent les ultras libéraux de la
mouvance dite « autrichienne » (dont Hayek et Mises sont les références obligées),
qui voient très bien que la « mathématisation » relève d’une démarche qu’ils
appellent « constructiviste » − qui, selon eux, suppose, ou mène à, l’intervention de
l’Etat et à la planification (ce en quoi ils n’ont pas tort). N’ayant rien à proposer −
si ce n’est de laisser s’instaurer l’« ordre spontané » des marchés − ils occupent de
fait une place tout à fait marginale, pour ne pas dire anecdotique, dans les cursus et
publications en économie.
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pour eux) ? Si ce clivage existe, ce qui est très probable, pourquoi se
modifie-t-il ?
Enfin, et surtout, une question essentielle est celle concernant la
forme, et la place, que pourraient prendre les relations marchandes dans
une société socialiste − qui n’aurait évidemment rien à voir avec le
capitalisme d’antan, où la marchandisation aurait été moins forte.
Question difficile, s’il en est, mais qui est incontournable pour tous
ceux qui ont un projet de transformation sociale.
Bibliographie
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