Aspects médico-légaux des troubles bipolaires J.-L. SENON (1), C. MANZANERA (2), N. PAPET (3) La bipolarité, a toujours eu un rapport particulier avec le champ médicolégal. Nous savons bien que les troubles bipolaires exposent, tout comme les troubles psychotiques à des passages à l’actes médico-légaux, mais surtout à des troubles du comportement qui ont des incidences majeures pour l’entourage conjugal, familial, professionnel et social de la personne atteinte de troubles bipolaires. Nous aborderons donc successivement deux champs : bipolarité, vie civile, responsabilité et protection du patient bipolaire et puis celui des passages à l’acte médico-légaux du bipolaire. BIPOLARITÉ, VIE CIVILE, RESPONSABILITÉ PERSONNELLE ET PROTECTION DU PATIENT BIPOLAIRE La bipolarité a une forte incidence sur la vie quotidienne du patient et d’indéniables répercussions dans sa vie civile. Le psychiatre doit avoir un rôle actif pour protéger son patient comme sa famille. La prise en charge a donc que plusieurs objectifs pour prévenir l’incidence des troubles du comportement du patient bipolaire dans sa vie civile : – obtenir une alliance thérapeutique permettant une observance stable du traitement et de la prise en charge grâce à une information accessible et renouvelée ; – apprendre au malade à discerner le plus tôt possible les inversions de l’humeur et prévenir ainsi l’incidence de celles-ci dans sa vie affective, familiale et sociale ; – recourir en cas de besoin à l’hospitalisation et ceci de la façon la moins coercitive possible pour éviter qu’elle ne soit traumatique ; – protéger le patient des conséquences civiles de sa pathologie en lui préservant un champ de liberté personnelle le plus large possible ; – préserver la vie familiale, conjugale et sociale du patient ; – maintenir sa vie professionnelle et sociale. La responsabilité et la vie civile du patient bipolaire : La responsabilité civile s’appuie sur la définition qu’en donne le code civil, telle qu’elle est définie par deux articles : – l’article 489 du code civil précise que pour faire un acte valable il faut être sain d’esprit ; – l’article 1382 stipule que tout fait quelconque de l’homme qui cause à autrui dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer. Ces deux articles du code civil définissent la responsabilité personnelle qui peut être engagée par le comportement de tout patient, notamment bipolaire, comportement qui peut appeler réparation. La responsabilité civile individuelle et les troubles bipolaires La responsabilité civile est abordée en droit civil en termes de responsabilité contractuelle, responsabilité délictuelle et responsabilité quasi délictuelle (1). Elle concerne de nombreuses situations pouvant impliquer des patients bipolaires comme l’obligation de réparer le dommage causé par sa faute (article 1382 du Code civil), l’obligation de réparer l’inexécution d’un contrat (article 1147 du code civil) ou la responsabilité engagée du fait des personnes dont on doit répondre, ou des choses que l’on a sous sa garde (article 1384 du code civil). Le principe général de la responsabilité est que l’auteur d’un dommage causé à autrui doit réparer le préjudice en indemnisant sa victime. (1) Professeur des Universités, Praticien hospitalier, Chef de service, SHUPPM, Université et hôpitaux, 86021 Poitiers. (2) Praticien Hospitalier, Ancien CCA, CH Camille Claudel, 16000 Angoulême. (3) Praticien Hospitalier, Ancien CCA, SHUPPM, Université et hôpitaux, 86021 Poitiers. L’Encéphale, 2006 ; 32 : 547-52, cahier 2 S 547 J.-L. Senon et al. C’est la notion de faute qui fonde de la responsabilité civile et il appartient donc de ce fait à la victime d’apporter la preuve de la faute de l’auteur du dommage. Le droit civil oppose responsabilité civile délictuelle, et responsabilité quasi délictuelle. Le délit civil est un fait commis avec la volonté de causer un dommage : il y a alors intentionnalité et on parle de responsabilité civile délictuelle. Dans le cas d’un « quasi-délit », il n’est constaté qu’un fait dommageable non intentionnel : le droit civil considère qu’il s’agit là de la responsabilité quasi délictuelle de la personne, l’intention de nuire n’ayant pas été constatée au moment où est commis l’acte. La responsabilité contractuelle est régie par les articles 1134 à 1155 du code civil. Elle ne peut être mise en œuvre que si le dommage subi par l’un des contractants résulte de l’inexécution d’une obligation contractuelle (2). Nous retrouvons donc ici dans le cas où un patient bipolaire engage sa responsabilité dans la mesure où il a signé un contrat, contrat qui a connu une inexécution ou une mauvaise exécution, et ce, alors qu’un préjudice a pu être constaté et démontré par le cocontractant, préjudice directement imputable au patient bipolaire. Cela peut être le cas, du fait des troubles bipolaires, en droit du travail ou en droit des assurances mais aussi en droit des associations. C’est par exemple le cas quand un bipolaire s’engage au décours d’un accès hypomaniaque ou maniaque et qu’il n’a plus les moyens, en période dépressive, de remplir les engagements du contrat qu’il a signé. L’auteur d’un acte qui a causé un dommage à autrui doit en droit civil réparation quand il a engagé sa responsabilité personnelle (8). Il faut dans ce cas qu’un lien de causalité soit établi entre le dommage causé et l’acte commis, mais aussi que celui-ci soit un acte fautif, telle qu’une négligence, une imprudence notoire, la non-observation d’un règlement ou encore une inattention. En phase hypomaniaque, la bipolarité peut exposer à l’imprudence ou à la non-observation d’un règlement. En phase dépressive, la négligence ou l’inattention peuvent être à l’origine d’un dommage causé à autrui. Dans d’autres cas, la responsabilité civile d’un malade bipolaire peut être retenue, même sans faute, quand un lien de causalité indiscutable est retrouvé entre l’acte qu’il a commis et un dommage documenté. Dans le domaine civil, l’étude de la responsabilité du patient n’a pour seul objectif que d’apporter réparation à la victime, sans chercher à établir la culpabilité ou l’imputabilité du patient. Il s’agit de répondre aux obligations de l’article 489-2 du Code civil qui prévoit que celui qui a causé un dommage à autrui alors qu’il était sous l’empire d’un trouble mental n’en est pas moins obligé à réparation. Les actes dommageables commis par un patient bipolaire au décours d’un accès maniaque ou mélancolique engagent sa responsabilité civile individuelle et l’obligent à réparation. Les troubles bipolaires, le divorce et la garde des enfants Les troubles bipolaires sont très souvent à l’origine d’une de dislocation des relations conjugales et les problèmes du divorce comme celui de la séparation du couple S 548 L’Encéphale, 2006 ; 32 : 547-52, cahier 2 de concubins et de la garde des enfants se posent très souvent au psychiatre (4). La bipolarité plus encore que toute pathologie psychiatrique met à l’épreuve les couples et est souvent à l’origine de séparation et de divorce. Nous savons bien que plus d’un tiers des couples mariés divorce et que la plupart de ces situations sont en rapport avec une incompatibilité entre les deux partenaires du couple. On peut imaginer la forte incidence des oscillations thymiques sur les rapports intraconjugaux. Depuis la loi du 11 juillet 1975, le Code civil a introduit le divorce par consentement mutuel et le divorce pour rupture de la vie connue en plus du divorce pour faute qui était la règle avant 1975. En France plus de 120 000 divorces sont prononcés par an. La nouvelle loi française sur le divorce, qui s’applique depuis le 1er janvier 2005, vise à simplifier et à dédramatiser le divorce en proposant un assouplissement des procédures comme une réduction des délais. Elle confirme la distinction faite entre le couple conjugal et le couple parental. La loi applicable à partir du 1er janvier 2005 ne s’intéresse qu’à la conjugalité ; il n’a pas de conséquences a priori sur la garde des enfants. L’évolution juridique prône le déplacement progressif du principe d’indissolubilité du mariage à celui d’indissolubilité de la filiation, conçue comme une interdiction de divorcer de ses enfants. Le divorce par consentement mutuel suppose l’accord des deux époux et leur volonté conjointe. Le consentement doit être libre, réel et persistant. Devant une personne présentant un trouble bipolaire, le magistrat devra avoir la sagesse de constater la stabilité de l’état thymique du demandeur pour éviter que la décision ne soit prise au décours de l’élation d’un accès maniaque ou de la dévalorisation de la période mélancolique. La liberté du consentement des deux contractants doit être exempte de violence ou d’erreurs pouvant être reliées à l’incapacité transitoire à discerner en période maniaque ou mélancolique. Le psychiatre doit savoir que la loi prévoit que si l’un des deux époux est placé sous sauvegarde de justice, la demande de divorce ne peut être examinée qu’après la mise en place d’une curatelle ou d’une tutelle. Le divorce par double aveu est une innovation de la loi de 1975. Il se fait autour d’un mémoire établi par chacun des deux partenaires proposant une description objective de la situation conjugale et des faits qui rendent impossible le maintien de la vie commune. Cette modalité de divorce ne va dans le sens de la recherche d’une conciliation, le juge occupant alors le rôle de conciliateur. Le divorce pour faute devrait devenir l’exception après avoir représenté la quasitotalité des divorces avant 1975. Il s’appuie sur la notion de violation grave ou renouvelée des devoirs du mariage : fidélité, secours et assistance… il avance le maintien devenu intolérable de la vie commune. Il s’agissait d’une condition souvent avancée par le conjoint du bipolaire, excédé par les oscillations thymiques et les hospitalisations en rafale du fait de la maladie. Il apparaît souvent que le partenaire du malade bipolaire présente l’argument de l’intolérance au maintien de la vie commune pour obtenir un divorce. L’aide de l’équipe psychiatrique est importante dans ces situations, en tant L’Encéphale, 2006 ; 32 : 547-52, cahier 2 que conseil mais aussi en tant que thérapeute. Dans des cas de divorce difficile, le défaut d’observance du patient bipolaire peut être utilisé par le partenaire conjugal pour soutenir une demande de violation du devoir conjugal rendant intolérable le maintien de la vie communautaire. C’est dire pour le psychiatre l’importance de l’alliance thérapeutique et de la qualité de la relation de soins (5, 6). Un autre problème est celui de la fixation de la résidence des enfants, notamment quand il existe un conflit entre les époux. Il est fréquent que le conjoint avance l’instabilité thymique du bipolaire et ses troubles du comportement pour obtenir la garde exclusive de l’enfant ou la limitation des droits de visite. La nouvelle loi qui s’applique depuis le 1er janvier 2005 devrait donner des arguments supplémentaires afin de faire en sorte à ce que le patient bipolaire conserve des relations privilégiées avec ses enfants (7). La protection du patient bipolaire Le Code civil rappelle que toute personne âgée de 18 ans révolus est capable, c’est-à-dire apte à réaliser seule les actes de la vie civile. La capacité de l’individu est définie par le fait qu’il est titulaire de droits subjectifs, inhérents à la nature humaine (capacité de jouissance) et qu’il est apte à les exercer (capacités d’exercice). Le corollaire de la capacité de la personne est son aptitude à accomplir tous les actes de la vie civile sur son patrimoine : actes conservatoires (préserver son patrimoine), actes d’administration (gérer son patrimoine) et acte de disposition (vendre ou liquider son patrimoine). La capacité civile de toute personne majeure est déterminée par son aptitude à l’administration et à la disposition pleine et entière de ses biens personnels. Pour le Code civil, l’aptitude est donc la règle s’imposant à tous, à l’inaptitude reste l’exception. L’article 1123 du Code civil détermine que toute personne peut contracter si elle n’est pas déclarée incapable par la loi. Dans l’article 1124, sont incapables de contracter, dans la mesure définie par la loi : les mineurs non émancipés et les majeurs protégés au sens de l’article 488 du Code civil. C’est ainsi que le mineur non émancipé a pour le Code civil une incapacité générale d’exercice faisant qu’il ne peut conclure un contrat. Pour exercer ses droits il doit être assisté ou représenté. Ce sont en principe ses parents qui exercent l’autorité parentale et le contrôle de ses biens. Si sur le plan clinique la situation est rare pour les troubles bipolaires de l’adolescent, elle peut se poser pour les formes maniaques avec prodigalité chez l’adolescent de moins de 18 ans. Le Code civil prévoit que le majeur, pour faire un acte valable, doit être sain d’esprit (article 489 du code civil). Il s’agit là de protéger les majeurs qui ne peuvent seuls pourvoir à leurs intérêts à la suite d’une altération de leurs facultés mentales ou corporelles telles qu’elles sont déterminées par l’article 488 du Code civil. En ce qui concerne les troubles bipolaires, il est important de noter que sont également concernés par ce même article les majeurs qui compromettent l’exécution de leurs obligations familiales par prodigalité intempérance ou oisiveté. La loi prévoit que le majeur, qu’une altération de ses facultés personnelles Aspects médico-légaux des troubles bipolaires met dans l’impossibilité de pourvoir seul à ses intérêts, est protégé. La loi du 3 janvier 1968, loi portant réforme du droit des incapables majeurs, prévoit un ensemble de mesures modulables permettant d’assurer la protection du patient dans sa vie civile. La loi prévoit de protéger des sujets « qui ont commis des actes alors qu’ils n’étaient pas sains d’esprit ». Ces actes peuvent alors être « frappés d’annulation » par la loi. La loi du 3 janvier 1968 figure dans le Code civil dans son titre XI et ses articles 488 à 514. Selon l’article 489, « pour faire un acte valable il faut être sain d’esprit mais c’est à ceux qui agissent en nullité pour cette cause de prouver l’existence d’un trouble mental au moment de l’acte ». L’article 490 précise que les mesures de protection s’appliquent aux troubles mentaux comme aux handicaps corporels : « Lorsque les facultés mentales sont altérées par une maladie, une infirmité ou un affaiblissement dû à l’âge, il est pourvu aux intérêts de la personne par l’un des régimes de protection prévue au chapitre suivant. Les mêmes régimes de protection sont applicables à l’altération des facultés corporelles, si elles empêchent l’expression de la volonté. L’altération des facultés mentales ou corporelles doit être médicalement établie ». Pour le code civil le médecin est donc le véritable artisan des mesures de protection. L’article 490-1 rappelle que « les modalités de traitement médical, notamment quant au choix entre l’hospitalisation et les soins à domicile, sont indépendantes du régime de protection appliquée aux intérêts civils ». Ce point est important pour la bipolarité. Trois niveaux de protection de l’incapable majeur peuvent s’appliquer au patient présentant un trouble bipolaire : – La sauvegarde de justice est la mesure de protection la moins contraignante et la plus limitée dans le temps. Elle s’applique au majeur qui présente une altération des facultés personnelles limitant momentanément ses capacités civiles ; il s’agit dans ce cas d’une mesure provisoire. C’est là tout son indication dans la bipolarité où il s’agit bien de protéger le patient des conséquences de ces troubles du comportement, pour le temps de l’épisode thymique. La sauvegarde de justice peut être provoquée par le médecin traitant qui fait une déclaration au procureur de la république dans un certificat où il constate l’altération transitoire des capacités mentales du malade le rendant incapable de pourvoir seul à ses intérêts. Il est possible que la sauvegarde de justice ne soit prononcée par le juge des tutelles quand il est saisi d’une demande de tutelle ou de curatelle. La sauvegarde de justice est une mesure limitée dans le temps et elle est prononcée pour une durée de deux mois éventuellement renouvelables quand le médecin en établi la procédure. Elle peut être prolongée de six mois. Le nombre de renouvellements n’est pas limité. La sauvegarde de justice a des effets limités : le majeur sous sauvegarde de justice est protégé par une possibilité d’action en annulation ou en réduction pour excès, selon le principe qui fait que la personne protégée ne peut se léser. Ces actions en annulation peuvent être engagées par le patient a posteriori mais aussi par sa S 549 J.-L. Senon et al. famille ou par le juge des tutelles dans un délai de cinq ans après un acte civil. La sauvegarde de justice n’a pas de conséquences pour les droits civils ou civiques du protégé. L’institution d’un mandataire spécial conformément à l’article 491-5 du code civil permet à ce dernier de faire les actes d’administration de la vie civile nécessaire à une protection d’urgence du malade. Le mandataire peut être professionnel comme un proche du malade. Cette procédure peut avoir un intérêt évident pour une personne bipolaire dans les accès maniaques ou mélancoliques. – La mesure de tutelle est destinée à un majeur qui présente une pathologie ou un handicap confirmé et qui a besoin d’être représenté de façon continue pour tous les actes de la vie civile. La mesure de tutelle est donc indiquée dans des pathologies psychiatriques durables à composante déficitaire. La demande de tutelle peut émaner du patient lui-même, de son conjoint, de la famille ou curateur tout comme des proches du patient. La mesure de tutelle devrait être une exception dans le trouble bipolaire et se limiter aux cas où les épisodes intercritiques sont très rares et brefs, quand les oscillations thymiques sont rapprochées et les épisodes sévères et intenses. – La curatelle est une mesure de protection intermédiaire entre la tutelle et la sauvegarde de justice. Elle peut, dans des cas précis, s’adresser à un patient présentant des troubles bipolaires et qui a besoin d’être protégé d’une façon durable avec une grande souplesse, ceci quand il s’agit de prévenir les troubles du comportement pour les épisodes de thymique tant qu’une stabilité n’est pas obtenue par le traitement thymorégulateur et que l’alliance thérapeutique est fragile. La mesure de curatelle s’adresse aussi aux patients que l’on veut protéger de décisions intempestives ou imprévisibles touchant son patrimoine tout en préservant au maximum son autonomie et sa vie sociale. Le tableau I reprend les différentes mesures de protection et leur incidence sur la vie civile du malade bipolaire. BIPOLARITÉ, VIOLENCES ET PASSAGES À L’ACTE MÉDICOLÉGAUX Face à la stigmatisation des malades mentaux et à leur dangerosité supposée, la National Health Association rappelait en 1987 aux USA que « les personnes atteintes d’une maladie mentale ne sont pas plus à risque de réaliser un crime que les autres membres de la population générale ». Cette position a longtemps tenu, pour autant que soient exclus les problèmes de prise d’alcool et de consommation de drogue, un problème récurrent chez nombre de malades mentaux, essentiellement des personnes souffrant de schizophrénie mais aussi des bipolaires. Dans les troubles bipolaires, les passages à l’acte médicolégaux sont classiquement différents dans la phase maniaque et dans la mélancolie. En phase maniaque, les atteintes aux biens, la prodigalité, comme les achats pathologiques sont la règle. Il peut aussi s’agir d’atteintes contre les personnes et notamment d’agressions sexuelles. Dans la phase mélancolique, l’homicide altruiste ou des homicides-suicides sont classiquement S 550 L’Encéphale, 2006 ; 32 : 547-52, cahier 2 décrits. Le risque de violences dans les troubles bipolaires est en fait très peu évalué par des études de cohortes, études qui se sont surtout intéressées à la schizophrénie. Quatre catégories d’études internationales ont été réalisées pour étudier le rapport entre violence, schizophrénie et troubles bipolaires : des études sur des échantillons de la population générale, des études de suivi de patients à la sortie de l’hôpital, des travaux sur le devenir de cohortes de nouveau-nés, et des études réalisées sur une population d’auteurs d’homicides. Dans une journée de la Société médicopsychologique à Paris consacrée au thème de violence et maladie mentale, Jean-Luc Dubreucq et Frédéric Millaud de l’Institut Philippe Pinel de Montréal (3, 9, 13), ont commenté les principaux travaux publiés. Pour eux, dans une synthèse rapide, pour les hommes atteints de psychoses affectives (dépression psychotique et trouble bipolaire), le risque de passage à l’acte violent est globalement deux fois plus élevé pour les hommes et quatre fois plus élevé chez les femmes par rapport à la population générale. Si l’on exclut les abus de substances, drogues ou alcool, le taux est seulement significatif pour les femmes alors que pour les hommes, il tombe à 1,2. Pour mémoire rappelons que chez les hommes schizophrènes le risque de violence par rapport aux non-malades est multiplié par un facteur de 4,6. Quelques études illustrent bien la difficulté d’établir un rapport précis entre dangerosité, violence et troubles bipolaires ; nous reprendrons les synthèses critiques de J.L. Dubreucq et al. (3) : – Dans l’étude de Swanson et al. (1990), sans abus de substances, il n’existe pas de lien significativement élevé entre violence et troubles affectifs ou troubles anxieux. L’abus de substances est fortement associé à la violence. – Dans l’étude de Stueve et Link en 1997, comme le commente J.L. Dubreucq, la dépression majeure et les troubles anxieux ne sont pas associés à une élévation significative du risque d’accès violent chez les hommes adultes quand il n’existe pas d’abus d’alcool ou de drogue. Par contre les troubles psychotiques et le trouble bipolaire sans abus de substances demeurent significativement associés à la violence. L’abus de substances est fortement corrélé aux actes violents dans la communauté. – Dans un travail de Wallace et al. en 1998, l’abus de substance est responsable de l’élévation des ratios de cote pour les actes violents et les homicides associés aux troubles affectifs comme la schizophrénie chez les hommes. – Dans le travail de Steadman et al. (1998), et de Manahan (2001), les schizophrènes sont moins responsables de violence que les bipolaires ou les patients déprimés ; comme le soulignent Jean-Luc Dubreucq et al., c’est l’abus d’alcool ou de drogue qui rend compte de la violence et de la dangerosité des malades mentaux. Dans ce travail il apparaît que la qualité de l’alliance thérapeutique est tout à fait fondamentale : les patients suivant régulièrement leur traitement ne sont pas violents à la sortie de l’hôpital. Par contre en cas de rupture de traitement, la violence est plus importante dans les 20 premières semaines après la L’Encéphale, 2006 ; 32 : 547-52, cahier 2 Aspects médico-légaux des troubles bipolaires TABLEAU I. — Mesures de protection et leur incidence dans la vie civile. Sauvegarde de justice Curatelle Tutelle Avantages Mesure immédiate simplicité Ne porte pas atteinte à la capacité civile Régime souple, intermédiaire entre Sauvegarde de justice et tutelle Régime de protection complet et durable Mesure modulable (article 501 du code civil) Inconvénients Mesure temporaire Pas de privation des droits civiques Privation des droits civiques Indications Pathologie ou handicap temporaires Pathologie ou handicap durables chez Pathologie ou handicap durables chez un patient ayant besoin d’être protégé un patient ayant besoin d’être protégé de façon durable mais adaptée et de façon durable souple Procédure d’ouverture Déclaration au procureur de la République associée à un certificat de spécialiste si le malade n’est pas hospitalisé Le juge des tutelles peut prononcer la sauvegarde de justice s’il est saisi d’une demande de tutelle ou curatelle Demande du malade, du conjoint, de la famille, du curateur, du procureur de la république ou du juge Demande destinée au juge des tutelles Certificat médical constatant l’altération des facultés établi par un psychiatre figurant sur la liste spéciale du procureur de la république Demande du malade, du conjoint, de la famille, du curateur, du procureur de La république ou du juge demande destinée au juge des tutelles Certificat médical constatant l’altération des facultés établi par un psychiatre figurant sur la liste spéciale du procureur de la république Durée Deux mois renouvelables éventuellement six mois La sauvegarde de justice prononcée par le juge peut se prolonger jusqu’à l’ouverture de la tutelle Mesure durable Mesure durable Conséquences Conservation des droits civils et civiques Protection par la possibilité d’action en nullité ou en réduction pour excès Obligation pour les proches de faire des actes conservatoires Incapacité civile partielle : autonomie possible pour les actes conservatoires, possibilités d’action en nullité et en réduction Perte partielle des droits civils et politiques Le droit de vote est conservé Mariage et donation avec l’accord du curateur Le testament est possible, si un certificat médical atteste que la personne est saine d’esprit Perte de la capacité civile : actes postérieurs à l’ouverture nuls de droit, actes passés pouvant être annulés, la nullité éventuellement prononcée dans l’intérêt du malade Perte des droits civiques et politiques : perte du droit de vote, le mariage, le testament sont soumis à l’autorisation du conseil de famille Mesure modulable : certains actes peuvent être maintenus par le juge Cessation Automatique en cas de nonrenouvellement par un nouveau certificat médical attestant que l’état antérieur a cessé par radiation par le procureur de la république Mêmes formalités que pour l’ouverture Mêmes formalités que pour l’ouverture Jugement de mainlevée Jugement de mainlevée Publicité Aucune communication possible aux autorités judiciaires, avocats, notaires avoués Recours Par le patient auprès du procureur de Possible par toute personne qui aurait Possible par toute personne qui aurait la république pu demander l’ouverture de la curatelle pu demander l’ouverture de la tutelle Mandataire La personne protégée peut désigner un mandataire Le juge peut désigner un mandataire spécial Mandat du curateur variable Catégories particulières Mandataire spécial article 491-5 du Code civil Curatelle spéciale (article 512) : le Tutelle complète curateur a des pouvoirs comparables Administration légale à celui du tuteur (curatelle aggravée) tutelle d’état Tutelle aux prestations sociales Par le moyen de l’État Civil : mention RC (Répertoire Civil) en marge de l’acte de naissance Information des notaires, avoués… Mandat du tuteur variable selon le type de tutelle * Sauvegarde de justice. S 551 J.-L. Senon et al. sortie de l’hôpital. Cette constatation est très importante pour ce qui concerne des troubles bipolaires notamment dans les phases initiales de stabilisation du traitement thymorégulateur. Si l’on reprend l’ensemble de ces travaux, les malades mentaux les plus dangereux partagent les mêmes risques de violence que la population générale : adolescents et jeunes adultes, hommes plutôt que femmes, statut socioéconomique défavorisé avec marginalisation, chômage et difficulté d’insertion, quartiers de résidence défavorisés et surtout antécédents de violence. Cependant, quatre facteurs spécifiques doivent être soigneusement repérés par les équipes soignantes pour prévoir la dangerosité des malades mentaux : l’abus de drogues ou d’alcool, la présence de symptômes psychotiques spécifiques, la sévérité de la dépression, les idées de ruine ou d’indignité, l’association avec des idées de persécution, l’existence d’une personnalité pathologique associée, où d’une atteinte cérébrale (10, 11). L’abus de drogues ou d’alcool est un des facteurs déterminants de la dangerosité des malades mentaux. Toutes les équipes soignantes savent bien que nombre de leurs patients consomme régulièrement des boissons alcoolisées, du cannabis ou d’autres drogues. Ceci incite à la nécessité d’une prévention mais aussi d’une prise en charge spécialisée éventuellement réalisée par une équipe d’addictologie (13). Devant le passage à l’acte médico-légal d’un patient présentant un trouble bipolaire en phase maniaque ou en phase mélancolique, l’expertise pénale doit déterminer si le sujet présentait au moment des faits une abolition (article 122-1 alinéa 1 du code pénal) ou par une altération (ans article 122-1 alinéa 2 du code pénal). L’abolition du discernement est en règle reconnue par les experts au décours d’un épisode mélancolique ou maniaque franc. Il a comme conséquence la reconnaissance d’une irresponsabilité pénale et un non-lieu. Dans la plupart des cas le patient est hospitalisé d’office dans le service de secteur ou à l’UMD (14). Sa sortie de l’établissement psychiatrique ne pourra se faire qu’après deux expertises pénales confiées à deux experts concluant indépendamment de façon concordante. Si l’expert conclut à une altération du discernement ou au sens de l’article 122-1 alinéa 2 du code pénal, le patient auteur d’un crime ou d’un délit sera jugé aux assises ou en correctionnelle. Il est important de S 552 L’Encéphale, 2006 ; 32 : 547-52, cahier 2 savoir que les jurys d’assises, loin d’atténuer la peine, ont un réflexe de protection sociale en la majorant dans nombre de cas. C’est là une lourde responsabilité de l’expert quand on connaît le difficile devenir du patient bipolaire dans une structure de détention. Les psychiatres exerçant en milieu pénitentiaire connaissent bien par ailleurs le rapport qui peut exister entre bipolarité et personnalité psychopathique. Certaines formes de psychopathie évoluent à terme vers des troubles bipolaires. C’est dire la difficulté de l’expertise pénale devant des passages à l’actes médico-légaux en rafale qu’il est parfois difficile de rapporter à une cyclothymie. Références 1. CARBONNIER J. Droit civil. Thémis. Paris : PUF, 2002. 2. DAUBECH L. Le malade à l’hôpital. Eres, 2000. 3. DUBREUCQ J L, JOYAL C, MILLAUD F. Risque de violence et troubles mentaux graves, Ann Medicopsychol 2005 ; 163 (10) : 852-65. 4. JONAS C. 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