Emmanuel Mounier La vocation de la personne et le

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Robert-Gérard Lawson
Emmanuel Mounier
La vocation de la personne
et le développement de l’Afrique
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A mes parents,
Hortense Ayoko Lawson, née d’Almeida-Antonio,
in memoriam,
Et Jacob Têvi Lawson Boè-Amino.
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Avant-propos
A partir de la philosophie de la personne d’Emmanuel Mounier et du cas
africain, loin d’être unique dans le monde, ce travail situe la place de la personne
dans le développement. Il s’est agi de rechercher la vocation de la personne dans une
métaphysique et une éthique du développement à travers la métaphysique et la
philosophie de la religion, la philosophie éthique et la philosophie politique. Ces
recherches n’auraient pas abouti sans les soutiens multiformes reçus de part et
d’autres. Nous voudrions donc exprimer toute notre reconnaissance
particulièrement au Professeur Philippe Capelle-Dumont, Doyen Honoraire de la
Faculté de Philosophie de l’Institut Catholique de Paris (ICP) et au Professeur JeanClaude Bourdin de l’Université de Poitiers pour avoir accepté de codiriger nos
recherches. Notre gratitude aux Professeurs Emmanuel Falque, Doyen de la Faculté
de Philosophie (ICP) et Sylvain Roux (Poitiers) pour le soutien, au Professeur
Manfred Frank (Tübingen) pour la sollicitude. Nous exprimons notre profonde
gratitude au Diocèse de Rottenburg-Stuttgart (Allemagne) pour l’accueil, pour tout
le soutien matériel et moral, des recherches jusqu’à la publication.
Nos remerciements vont également aux Professeurs Yannick Courtel
(Strasbourg), Bernhard Waldenfels (Bochum), Janos Riesz (Bayreuth), Ebénézer
Njoh-Mouelle, Ernest-Marie Mbonda (Yaoundé), Marcel Magloire Kuakuvi,
(Lomé), Raphaël Tossou, Joseph Koumaglo (Abidjan), à Monsieur Guy Coq,
Président d’honneur de l’Association des Amis d’Emmanuel Mounier (Paris), Père
Bernard Cantin, cjm, Vice-provincial d’Afrique, pour les diverses attentions qui ont
conforté notre détermination à la fois dans les recherches et dans l’engagement tel
qu’exprimé par Mounier : « L’action auprès des hommes n’est pas pour nous une
vocation occasionnelle qui se cherche des lettres de noblesse, elle est la plénitude de
notre pensée et l’achèvement de notre amour. Il nous faut nous donner tout entier.
Nous avons choisi les chemins sans retour : ce n’est pas présomption, si à chaque
pas nous avons nos faiblesses aussi présentes que notre bilan » 1.
1
2
E. Mounier, « Révolution Personnaliste et Communautaire », OC I, p. 174.
5
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Introduction
La réflexion sur les défis du moment a nourri la pensée des hommes et la
préoccupation de l’avenir a interpellé les différents domaines du savoir. La
philosophie s’inscrit aussi dans cette dynamique. En se préoccupant des défis et
des perspectives d’avenir, l’histoire de la philosophie s’enrichit des relectures et
des mémoires par recours ou par retour à certains courants de pensée. Entre les
auteurs ou les philosophes de différentes cultures, cet enrichissement se fait
parfois par dialogue culturel. Mais s’agit-il d’une simple mémoire ou comme chez
Maurice Blondel 1 d’une ouverture d’esprit qui se pose des problèmes et cherche
un éclairage de l’existence présente ou la possibilité d’une structure différente de
celle du présent ? Ou s’agit-il d’une simple accommodation ou d’une
domestication d’une philosophie dans une culture autre que celle de son origine ?
Ou encore d’une quête de nouvelles lumières qui servent de solutions à une
nouvelle problématique ?
La philosophie dans l’interculturalité entre l’Afrique et l’Europe
Le contact entre l’Europe et l’Afrique s’est fait au niveau économique,
politique, culturel et religieux. Mais quelle en était la préoccupation de part et
d’autre ? Dans l’histoire de ce contact, les Africains, outre le commerce,
l’esclavage, la colonisation, l’immigration et la technologie, se sont intéressés à
l’Europe à travers la culture intellectuelle et religieuse. Chez plusieurs Européens,
en particulier les intellectuels et les missionnaires qui ont visité l’Afrique, c’est la
découverte de l’organisation, surtout de la spiritualité et de la pensée africaine qui
a amoindri l’effet de l’européo-centrisme que véhiculait essentiellement l’helleno-
Cf. M. Blondel, Pensée, t 2, Les responsabilités de la pensée et les possibilités de son achèvement, Ed.
Alcan, Paris, 1934, p. 200.
1
2
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romano-centrisme de Hegel1. Parmi ces Européens, entre autres, on peut citer au
XXè siècle Leo Frobenius, Marc Sangnier, Albert Schweitzer, André Gide, Georges
Balandier, Emmanuel Mounier, Albert Camus, Placide Tempels. Leur attitude
confirme l’observation de Descartes soucieux de l’ouverture et de l’enracinement à
travers « le grand livre du monde » dans la première partie du Discours de la
méthode 2.
Cependant depuis l’Antiquité, les échanges entre les deux espaces
philosophiques et scientifiques en harmonie avec la religion ne se sont pas
rompus 3. L’orientaliste Paul Masson-Oursel (1882-1956), élève de Bergson, parlait
des « emprunts grecs à la science égyptienne ». Devant l’ampleur des emprunts
grecs à l’Egypte dans tous les domaines scientifique, religieux, philosophique, il
concluait : « Des présocratiques au néo-platonisme, la pensée grecque s’inséra
dans les modes égyptiens de représentation », tout en relevant à travers
l’interprétation philosophique des mythes et des fables que « l’intellectualisme issu
de Socrate et d’Aristote, d’Euclide et d’Archimède, s’accommodait à la mentalité
nègre, que l’égyptologue aperçoit comme toile de fond derrière les raffinements de
la civilisation dont il s’émerveille » 4. C’est une déconstruction de la philosophie
comme un cas du miracle grec 5. Cet échange culturel et intellectuel est porté à
l’unique rationalité par les Grecs.
Continuée à travers le Judéo-égyptien Philon, les penseurs de culture grécoromaine comme les Berbères Tertullien et Augustin, les Egyptiens Origène et
Plotin, qui ne se sont pas séparés de la théologie, cette intertransculturation
philosophique s’est poursuivie dans la période médiévale avec le Marocain
Cf. A. A. Dieng, Le marxisme et l’Afrique Noire, Ed. Nubia, Paris, 1985, p. 16.
Descartes écrit : « Il est bon de savoir quelque chose des mœurs des divers peuples, afin de juger des
nôtres plus sainement et que nous ne pensions pas que tout ce qui est contre nos modes soit ridicule
et contre raison, ainsi qu’ont coutume de faire ceux qui n’ont rien vu. Mais lorsqu’on emploie trop
de temps à voyager, on devient étranger en son pays » ; puis « (…) trouver en moi-même, ou bien
dans le grand livre du monde, (…) le reste de ma jeunesse à voyager, (…), à voir (…), à fréquenter
des gens (…), à recueillir (…) à m’éprouver (…) faire telle réflexion (….) tirer quelque profit »
(Discours de la méthode, Ed. Agora, Paris, 2007, pp. 38 et 41).
3
Cf. F.-J. Thonnard, Précis d’Histoire de la philosophie, Ed. Desclée, Paris, 1937, p. 7 ; Cf. E. Bréhier,
Histoire de la philosophie, t1. Antiquité et Moyen-Age, Ed. Quadrige/PUF, Paris, 1997, pp. 3-5.
4
Cf. P. Masson-Oursel, La philosophie en Orient, Ed. PUF, Paris, 1961, pp. 35, 40 et 42 ; Cf. ChindjiKouleu, Négritude, philosophie et mondialisation, Ed. CLE, Yaoundé, 2001, p. 20 ; Cf. G. Biyogo,
Histoire de la philosophie africaine, L. 1. Le berceau égyptien de la philosophie, Ed. L’Harmattan,
Paris, 2006, pp. 54-197.
5
Cheikh Anta Diop démontrait dans L’Antériorité des civilisations nègres, Mythe ou vérité
historique (1967) que les Nègres ont contribué à l’élaboration de la civilisation égyptienne d’où
dérive la quasi-totalité de la civilisation gréco-latine, mère de la civilisation occidentale.
1
2
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Averroès (1126-1196) et le Tunisien Ibn Khaldoun (1332-1406). Malgré le
repliement du XVIIe siècle, elle ne s’est pas interrompue avec la Renaissance qui
revient au centre des recherches philosophiques, tout comme à travers les temps
modernes avec le Soudanien Ahmed Baba (1556-1627), l’Ethiopien Zera Yakob
(1599-1692), les Ghanéens Antoine-Guillaume Amo (1703~1759) et Jacobus
Capitein (1717-1749) ou encore le Français l’abbé Henri Grégoire (1750-1831) 1.
Ces penseurs ont lu les philosophes gréco-romains ou les auteurs judéo-chrétiens
et les modernes, ont été influencés par ces derniers. Cependant, l’échange le plus
important ou du moins le transfert culturel philosophique considérable vers
l’Afrique subsaharienne, sans occulter l’Afrique maghrébine et le reste du monde
négro-africain, s’est réalisé du XXe au XXIe siècle, soit avant et après les
indépendances.
Notre étude est située dans cette période et dans cet espace. En effet, dans la
quête de leur identité et la recherche de « corps de doctrine », selon les termes de
Kwame Nkrumah, afin de nourrir ou de soutenir leur réflexion pour les solutions
en vue de la libération des peuples et l’épanouissement de la personne en Afrique,
les étudiants négro-africains en Europe et en Amérique, se sont tournés vers des
courants philosophiques tels que le marxisme, le pharaonisme, l’existentialisme, le
bergsonisme et le personnalisme. Si certains étaient influencés par ces
philosophies, d’autres ont dialogué avec celles-ci et ont même été des compagnons
de certains philosophes européens. Par rapport aux préoccupations et aux réalités
en Afrique, la relecture et la mémoire de ces courants philosophiques leur ont
permis d’emprunter non seulement des théories mais aussi des concepts et des
méthodes. Si la pensée personnaliste d’Emmanuel Mounier (1905-1950) visant
avant tout le renouvellement de la civilisation, l’épanouissement et
l’accomplissement de l’homme, s’est retrouvée aussi dans cette vague comme un
attrait pour de nombreux penseurs africains, quelles en sont les motivations ?
La philosophie de Mounier, un intérêt pour les Africains
La philosophie d’Emmanuel Mounier (1905-1950) dont l’axe central est
personne-communauté, a marqué plusieurs penseurs et philosophes africains.
L’essentiel de cet axe ou l’entité de base est la personne humaine en tant qu’être
humain sexué, sans distinction de sexe, de race, de nationalité ou de religion2. Il
1
Cf. J. E. Mabe, Wilhelm Anton Amo interkulturel gelesen, Ed. Traugott Bautz, 2007, pp. 97-105 ; Cf.
H. Mono Ndjana, Histoire de la philosophie africaine, Ed. L’Harmattan, Paris, 2009, pp. 23-49.
2
Voir les affirmations de Mounier : « La femme est une personne », « la personne de l’enfant »
(« Manifeste au service du personnalisme », OC. I, pp. 559-569) ; « Egalité spirituelle des personnes,
leur droit naturel à s’accomplir dans les communautés de leur choix ne déborde pas seulement les
2
9
s’agit de l’homme en tant qu’individu au sens générique du terme « indivis »,
homme individu au sens quantitatif (unité) et qualitatif (unicité). Cet homme est
un élément de la société humaine à égalité avec les autres hommes, mais aussi
unique et incomparable aux autres hommes vivant dans une co-existence avec une
authenticité. Selon l’expression que nous empruntons à Jean-Luc Nancy, cet
homme est l’« être singulier pluriel » 1, il est une personne. Il ne s’agit pas de la
personne que la communauté aliène ni de celle que le communautarisme
d’enfermement lie à une fonction sociale, ce que l’on retrouve dans plusieurs
traditions en Afrique et autres cultures du monde, étant donné que celle-ci n’y est
plus une individualité créatrice, ni personne-fondement de la communauté.
Sur cet être humain, Mounier fonde la philosophie de « l’homme personnel et
libre », la personne humaine comme un lieu d’une présence divine, qui rapproche
l’homme de ses semblables génériques, un lieu où « l’homme est le chemin qui
mène de l’homme à Dieu » 2. Ainsi dans cette « philosophie humaine », l’homme
n’est pas nié par un Dieu-maître-absolu et Dieu n’est pas nié par l’individu-Roi.
C’est une réconciliation où « la personne humaine » est une totalité comme « lieu
par où se relient l’homme et Dieu, l’homme et l’univers, l’homme et l’homme » 3.
Contre les crises, Mounier préconise la défense de l’épanouissement spirituel de
l’homme 4. Aussi dénonce-t-il la colonisation et le totalitarisme, puis propose une
communauté interraciale et exige la démocratie. Avec Mounier dans le contexte
d’intertransculturation philosophique en Afrique, nous retraçons trois grandes
périodes d’intenses échanges, de mémoires et de relectures, les années 1930-1960,
1970-1990 et les années 2000.
Dans la période de 1930 à 1960, d’une part des Négro-africains collaboraient
à la revue Esprit fondée par Mounier pour faire entendre la voix du peuple noir et
révéler son identité. D’autre part, autour de la nouvelle revue Présence Africaine
fondée en 1947 par Alioune Diop, ils se sont assurés la collaboration
d’intellectuels français dont Mounier. A l’époque, outre la défense du peuple noir
ou du peuple colonisé, le personnalisme de Mounier a marqué non seulement les
frontières des nations, il déborde les frontières des races » (Ibidem, p. 632 ; Cf. « Traité du
caractère », OC II, pp. 158-160) ; « De l’unité des personnes » (Cf. « Le Personnalisme », OC III, pp.
459-500).
1
J.-L. Nancy, Etre singulier pluriel, Ed. Galilée, Paris, 1996, pp. 15-123.
2
E. Mounier, Le conflit de l’Anthropocentrisme et du Théocentrisme dans la philosophie de Descartes,
DES, 1927, p. 9.
3
G. Lurol, Emmanuel Mounier, t. 1, Genèse de la personne, Ed. L’Harmattan, Paris, 2000, p. 126.
4
Cf. E. Mounier, « Révolution personnaliste et communautaire », OC I, p. 141 ; Cf. « Le
Personnalisme », OC III, p. 510.
2
10
étudiants africains chrétiens comme Alioune Diop, Senghor, Paul Hazoumé,
Joseph Ki-Zerbo, Raymond Tchidimbo, mais aussi les musulmans dont Amady
Aly Dieng, Doudou Thiam, Mohamed Aziz Lahbabi et l’athée Frantz Fanon. Le
personnalisme a servi de bouclier philosophique contre l’avancée du
communisme et toute civilisation rationaliste, matérialiste et totalitariste. En effet,
la conception de la personne, de la communauté et la notion de spiritualité du
personnalisme recoupent la conception de ses penseurs, notamment Senghor qui
avait pour objectif d’encourager la renaissance de la personne et de la
communauté 1.
Lahbabi est le philosophe-charnière de la période des années 1970 à 1990.
Après l’analyse du personnalisme communautaire à partir duquel il adopte le
personnalisme réaliste, il indique que le personnalisme défend la spiritualité que
l’on retrouve dans l’islam tout comme dans les traditions religieuses africaines 2.
Sur cette spiritualité, Georges Ngango, économiste et philosophe camerounais,
légitime une anthropologie économique personnaliste dont l’Afrique peut
s’inspirer. Cette anthropologie met en relief le socialisme de Mounier, proche des
structures communautaires africaines, dont la dimension personnelle est le
fondement 3. En proposant un nouvel humanisme qui intègre les valeurs
matérielles et spirituelles de tout l’homme, Kuamvi Mawulé Kuakuvi, philosophe
togolais, dénonce un dualisme dans la distinction que le personnalisme fait de la
personne, comme ce qui est du spirituel et de l’individu qui relève du corps 4.
Joseph N’Kwasa Bupele, philosophe congolais, démontre que la conscience
religieuse de conversion à Dieu, selon la conception rencontre Homme-Dieu de
Mounier, favorise l’épanouissement de la personne humaine dans la mesure où
elle permet le renouvellement de la culture à travers l’histoire 5. Reconnaissons
tout de même que cette période, malgré l’inscription du personnalisme au
Cf. A. A. Dieng, Les premiers pas de la Fédération des Etudiants d’Afrique Noire en France, Ed.
L’Harmattan, Paris, 2003, p. 283 ; Cf. J. G. Vaillant, Vie de Léopold Sédar Senghor, Noir, Français et
Africain, Ed. Karthala, Paris, 2006, pp. 190-191 ; Cf. P. Verdin, Alioune Diop, le Socrate noir, Ed.
Lethielleux, Paris, 2010, pp.120-127.
2
Cf. M. A. Lahbabi, Le personnalisme musulman ; Cf. M. A. Lahbabi, « Quelques traits
caractéristiques du personnalisme africain » in Revue Tiers-Monde, t. XXIII, n° 92, 1982, pp. 839843.
3
Cf. G. Ngango, Anthropologie économique personnaliste : l’économie dans la pensée d’Emmanuel
Mounier, Ed. l’AGEL, Paris, 1971.
4
Cf. K. Kuakuvi, Nature humaine, normes et évolution. Le problème d’une énergétique humaine,
Thèse de philosophie, Université de Paris I – Panthéon-Sorbonne, 1980, pp. 121-130.
5
Cf. J. N’Kwasa Bupele, Personne et culture, Fondements philosophiques et exigences socio-politiques
du personnalisme d’E. Mounier, Thèse de philosophie, Pontificia Universitas Gregoriana, Roma,
1987.
1
2
11
programme de philosophie dans certains pays francophones dès les années 1970,
n’est pas très féconde à cause de l’influence de l’effacement du personnalisme en
France 1.
La période des années 2000 est plus féconde en travaux sur Mounier. Elle est
marquée par le colloque international d’octobre 2000 à l’UNESCO, co-présidé par
Paul Ricœur et Jacques Delors. Une dizaine d’Africains ont participé aux travaux.
Parmi ceux-ci, était le juriste, philosophe et économiste sénégalais, Amady Aly
Dieng, qui a écouté Mounier à Dakar (1947) et en France 2. Ce colloque a restauré
l’intérêt du public africain à l’égard du personnalisme. La réédition de L’Eveil de
l’Afrique noire en 2007 a aussi contribué à la redécouverte de Mounier. Depuis
2000, plusieurs colloques et conférences sur le personnalisme se sont succédé en
Afrique. Au Cameroun, le Colloque international Georges W. Ngango, s’est tenu
du 26 au 28 février 2001 à Yaoundé et la question « Le personnalisme est-il viable
en postcolonie ? » analyse l’économie du développement, le statut des économistes
africains, l’intégration régionale de la mondialisation, l’économie des conflits,
l’avenir de la Zone Franc, l’éducation et la communication à l’ère de la
mondialisation 3.
Sans compter les étudiants des cycles de philosophie des Grands Séminaires, de nombreux africains
ne connaissent plus Mounier ou ne le reconnaissent plus comme philosophe, non seulement à cause
de sa disparition en 1950 et de sa supplantation par d’autres courants, mais aussi à cause des
répercutions des jugements qui n’accordent pas à Mounier le statut de philosophe (Cf. J.-M.
Domenach, « L’Internationale personnaliste » in Le personnalisme d’Emmanuel Mounier, hier et
demain, Ed. Seuil, Paris, 1985, p. 172 ; Les travaux de Gérard Lurol (Emmanuel Mounier, t1, Genèse
de la personne et le t2, lieu de la personne, Ed. L’Harmattan, Paris, 2000) et celui de Jean-François
Petit (Le personnalisme d’Emmanuel Mounier dans la modernité, Ed. A.N.R.T, Lille, 2003, p. 2) ont
démontré respectivement à la suite de Paul Ricœur, que le personnalisme est une philosophie de la
personne, une doctrine philosophique cohérente en elle-même avec ses méthodes et exigences
propres.
2
Cf. A. A. Dieng, « Emmanuel Mounier et l’Afrique Noire » in G. Coq (Ed), Emmanuel Mounier,
Actes du colloque à l’UNESCO, t. 2, Ed. Parole et Silence, Paris, 2006, p. 463. Depuis Jacques
Nanéma, le philosophe Burkinabé était présent à d’autres colloques dont le Centenaire de la
naissance de Mounier à Rome, du 12 au 14 janvier 2005 (Cf. M. Toso, Z. Formella, A. Danese (dir),
Emmanuel Mounier Persona umanesimo relazionale, Vol. 1, Ed. LAS, Roma, 2005, pp. 343-365), la
rencontre de Rennes, le 15 octobre 2010 (Cf. J. Le Goff (dir), Penser la crise avec Emmanuel Mounier,
Ed. PUR, Rennes, 2011, p. 117-130), à Madrid juillet 2005 ; Aaron Mundaya Baheta, philosophe
congolais était présent au Colloque de Strasbourg, le 11 mars 2005 et J.-P. Sagadou au Colloque au
Forum-104, le 17 décembre à Paris (Cf. Collectif, « Emmanuel Mounier » in revue Approches, n°125,
déc. 2005, pp. 82-94 et 177-187).
3
Cf. B. Bekoko-Ebe, alii (éd), Dynamiques de développement. Débats théoriques et enjeux politiques à
l’aube du 21ème siècle, Mélanges en l’honneur de Georges Walter Ngango, Ed. Montchrestien, Paris,
2003.
1
2
12
L’Université de Ouagadougou (Burkina-Faso) a accueilli du 24 au 26
novembre 2005, un colloque international et interdisciplinaire sur le thème :
« Education et citoyenneté : apports des intellectuels du XXe siècle ». Cette
rencontre a rendu visible la recherche sur les apports des intellectuels à
l’éducation et à la formation de la jeunesse, au renforcement de la pratique de
l’interdisciplinarité et de l’interculturalité 1. Au Benin, le « Colloque international
sur le personnalisme euro-africain : lutte contre l’oppression, pour la dignité de la
personne », du 26 au 27 septembre 2007 à Ouidah, indique que l’Etat de droit est
lié à une démocratie solide et à la protection des droits de la personne humaine, et
n’est réalisable qu’avec une citoyenneté responsable2. Au Togo, une conférencedébat, « Emmanuel Mounier et l’éveil de l’Afrique noire », organisée à Lomé par la
Société Togolaise de Philosophie et l’Association Personnaliste des Amis de
Mounier (Burkina Faso), le 28 avril 2008 a mis l’accent sur le droit de la personne
humaine et révélé que l’œuvre de Mounier concerne l’Afrique et conserve toute
son actualité. Elle permet surtout d’envisager l’avenir et de dire non à la
mondialisation du désordre 3. Outre les rencontres, des auteurs africains ont eu
recours à Mounier dans plusieurs analyses, voire des articles ou des ouvrages
entiers.
Aussi le philosophe franco-burkinabe Bourahima Ouattara se réfère-t-il à
Mounier pour la libération et la spécificité de la culture africaine en vue de bâtir
une structure politique propre qui, à travers la vie communautaire, libère aussi la
personne 4. Mezri Haddad, philosophe tunisien, perçoit dans le personnalisme le
lieu commun où le christianisme et l’islam peuvent favoriser l’épanouissement et
l’avenir de la personne humaine dans un humanisme non sans Dieu, ni contre
Dieu 5. Ebénézer Njoh-Mouelle, dont les concepts normatifs de l’homme médiocre
et de l’homme excellent correspondent à ceux de l’individu et de la personne chez
Mounier, montre que l’action est liée à la philosophie, tout comme l’engagement
du philosophe conduit celui-ci à l’engagement politique 6. Traitant de la personne
Cf. Y. Le Gall, « Le retour de Ouaga » in BAEM, n°95, jan. 2006.
Cf. Actes du Colloque International sur le personnalisme : « Les intellectuels africains et européens
en lutte contre l’oppression, pour la dignité de la personne » in Revue de l’Enseignement et la
recherche Philosophiques, Numéro Spécial, Porto-Novo, 2009.
3
Cf. Présence Chrétienne, n°145, Lomé, mai 2009.
4
Cf. B. Ouattara, Penser l’Afrique. Suivi de l’Afrique « fragmentée », Ed. L’Harmattan, Paris, 2001.
5
Cf. M. Haddad, « Réflexion sur l’islam et le christianisme dans leur rapport au personnalisme » in
D. Da Silva et R. Guellec (dir), La Personne à venir. Héritage et présence d’Emmanuel Mounier, Ed.
Au Signe de la Licorne, Clermont-Ferrand, 2002, pp. 73-93.
6
E. Njoh-Mouelle, « La philosophie personnaliste et l’engagement politique du philosophe », mars
2005 ; Cf. « La philosophie et l’action », novembre 2008 in http://www.njohmouelle.org.
1
2
2
13
humaine et de son destin dans l’histoire, le philosophe sénégalais Léon Coly
récuse la culture hédoniste qui fait de l’homme un être de besoin matériel et la
laïcité humaniste qui se construit contre les religions. En se référant à Mounier, il
affirme que l’homme est un sujet de l’histoire, dont l’accomplissement s’achève
dans l’Absolu-Dieu. C’est ce destin de la personne qui doit inspirer le processus de
mondialisation 1. Bernard Tonye, théologien camerounais, propose la
redécouverte de la personne humaine avec le désir de la promouvoir en vue
d’éviter son étouffement par la mondialisation 2.
Un double questionnement initial
Situant le personnalisme dans la centralité de la personne et de l’amour,
Théophile Akoha, théologien béninois, spécialiste de la famille, définit le
personnalisme de Mounier comme une philosophie d’engagement orientée vers la
« repensée » de la nature humaine et vers la lutte pour assurer son bien-être
existentiel au cœur des situations sociales concrètes auxquelles elle est confrontée.
L’essentiel est cerné, mais son objectif était l’amour comme fondement de la
famille 3. A partir de 2005, des auteurs africains abordent explicitement la pensée
de Mounier en lien avec le développement. Le philosophe burkinabé Jacques
Nanéma révèle du personnalisme la fécondité pour les défis actuels du
développement à travers l’éducation, l’engagement dans la démocratie et
l’engagement critique dans la mondialisation, ensuite la réinvention de l’Africanité 4.
Roger Mpongo, théologien congolais, décèle dans le personnalisme
communautaire une pédagogie, une interpellation des relations Europe-Afrique,
une spiritualité et une régénérescence socio-politique pour l’Afrique 5. Le
pédagogue et philosophe congolais, Stanislas Baleke situe l’actuelle pédagogie
dont l’Afrique a besoin dans le lien indissoluble que Mounier fait entre
l’éducation, la démocratie et le développement 6. Ces auteurs recherchent la
Cf. L. Coly, Vérité de l’histoire et destin de la personne humaine, Ed. L’Harmattan, Paris, 2004.
Cf. B. H. Tonye, La question de la personne humaine à l’heure de la mondialisation : une réflexion
éthique à la lumière de la pensée d’Emmanuel Mounier, Ed. Clamer, Yaoundé, 2007.
3
Cf. T. Akoha, De l’amour de la sagesse à la sagesse de l’amour, Ed. LUP, Rome, 2002, p. 43.
4
Cf. J. Nanéma, « Actualité africaine du personnalisme d’Emmanuel Mounier. Mounier et l’Afrique,
50 ans après : problèmes et défis du développement » in M. Tozo, Z. Formella, A. Danese, Op. cit,
pp. 343-365 ; Cf. « Avec Emmanuel Mounier, réinventer l’Africanité » in J. Le Goff (dir), Op. Cit, pp.
117-130.
5
Cf. R. R. Mpongo, Penser l’Afrique et son avenir avec Marc Sangnier et Emmanuel Mounier. La voie
du personnalisme communautaire, thèse de théologie, Université de Strasbourg, 2008.
6
Cf. E. Mounier, « L’Eveil de l’Afrique noire », OC III, p. 311 ; Cf. S. Baleke, Education, Démocratie
et Développement, Ed. L’Harmattan, Paris, 2010.
1
2
2
14
libération et l’épanouissement de la personne et perçoivent le personnalisme, qui
est fondé sur la personne, comme une pensée du développement. Cependant, il
manque une investigation permettant de savoir si l’on peut saisir la personne
selon Mounier comme le fondement du développement ou le fondement
métaphysique du développement. Nous proposons d’entreprendre cette
investigation autour d’un double questionnement.
Dans un premier temps, il s’agit d’analyser et de clarifier le concept de
« personne » selon Mounier, à la fois comme un projet et le principe du
développement. Par développement, nous entendons un désemballage ou un
désenveloppement qui indique à la fois le retrait des obstacles à l’épanouissement
et une mise en valeur des potentialités spirituelles et matérielles de l’homme. Il
déborde l’économique et les structures matérielles. Il est un accomplissement de
soi humain, la promotion de la personne à travers celle des conditions nécessaires
à son auto-production historique. Le développement est un processus inachevé 1.
Analyser la personne mouniérienne, c’est rechercher à travers les différentes
dimensions de l’unique réalité de ce qui constitue en elle le fondement du
développement.
Dans un second temps, nous nous interrogerons sur l’appropriation de la
conception mouniériste de la personne par les penseurs africains et sur la
pertinence de la philosophie de la personne face aux exigences et aux dimensions
du développement en Afrique. La conception de Mounier est-elle entièrement
plus conséquente pour le développement et plus cohérente dans la problématique
du développement en Afrique ? La réponse à cette question nous amène à mettre
en place une heuristique qui puisse rendre compte de l’impact de la philosophie
de la personne sur le développement en Afrique. La mise en œuvre d’hypothèses
de recherches et de lignes d’analyse nécessite un triple effort au plan de la
contextualisation, de la méthodologique et de la justification.
Etablir le fondement du développement en Afrique exige une investigation
sur le concept du développement et sur la situation du développement qui
préoccupe les penseurs d’Afrique. Les discours des organismes, des politiques, des
économistes, des scientifiques et des techniciens mettent souvent l’accent sur les
aspects matériel, économique et social du développement, ainsi que les structures
et les transformations qui favorisent ce développement. Certains penseurs, mais
aussi des institutions internationales spécialisées admettent de plus en plus la
dimension humaine. Très souvent, ces penseurs conçoivent la dimension
humaine seulement dans le sens de ce qui peut garantir les structures
1
2
Cf. E. Njoh-Mouelle, De la médiocrité à l’excellence, Ed. CLE, Yaoundé, 1998, pp. 20, 100 et 173.
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économiques et techniques du développement. Pourtant, cette dimension
humaine dépasse leur problématique. Et si celle-ci inclut parfois certains aspects
de l’éthique sociale, elle ignore la métaphysique de l’éthique et politique qui peut
contribuer à la conception du développement.
Aussi le même effort de contextualisation concerne-t-il le personnalisme :
d’une part, trouver à travers les écrits de Mounier les analyses, les concepts, les
métaphores et le champ sémantique qui se réfèrent au développement, tout en
prenant en compte ses analyses et affirmations sur la situation de l’Afrique et des
Africains ; d’autre part, trouver dans le personnalisme l’unité du développement
autour de la personne comme projet, sujet et fin du développement. Autrement
dit, rechercher sa vocation en tant que ce qui dans sa condition anthropologique,
et même dans sa constitution ontologique le destine au développement et les
structures par lesquelles cette vocation se réalise et accomplit la personne qui sort
de lui, se donne et se reçoit de ce qui est en relation avec lui. Comme courant de
pensée, le personnalisme de Mounier a inspiré des penseurs et philosophes
africains, notamment à l’époque de Mounier, jusqu’aux années 2000 où la
pertinence reste perceptible. Reste à répertorier ces auteurs négro-africains qui
ont fait des analyses dans la perspective personnaliste avec un recours conceptuel
de l’univers personnel et l’intérêt pour le développement en Afrique. Cet effort de
contextualisation repose sur une méthodologie.
S’interroger sur la pertinence de la philosophie de la personne selon Mounier
dans la problématique du développement en Afrique requiert une réflexion sur la
personne dans le personnalisme de Mounier et la relation intellectuelle de
Mounier avec les penseurs négro-africains dans le contexte africain. Ceci
permettra de déterminer l’impact de la conception de la personne selon Mounier
sur la philosophie du développement en Afrique. Cette analyse intègre une
histoire critique de la relation interculturelle entre le personnalisme et la pensée
africaine. En découleront la fécondité et les limites.
Dans cette perspective, l’examen du personnalisme de Mounier visera à
reconstituer sa conception de la personne et la situation de l’Afrique à travers les
quatre tomes des Œuvres de Mounier publiées au Seuil de 1961 à 1963, la
collection intégrale de la revue Esprit de 1932 à 2006 sur DVD-rom publié en 2008
et les autres numéros au bureau de la revue, les Inédits, les livres et les thèses à la
Bibliothèque des « Murs Blancs » à Chatenay-Malabry et à l’IMEC (Institut
Mémoires de l’Edition Contemporaine) à Caen. Nous y avons recherché aussi,
mais sans succès, les courriers entre Mounier et ses amis Négro-Africains. Pour
retrouver des traces historiques en Afrique, nous avons exploré les archives de son
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passage en Afrique, notamment au Consulat de France à Cotonou (Bénin), Lomé
(Togo), Abidjan (Côte d’Ivoire) et Dakar (Sénégal).
Nous avons enfin décelé la réception de Mounier chez des auteurs négroafricains qui ont eu recours au personnalisme des années 1930 jusqu’à ce jour,
notamment ceux qui ont réfléchi sur sa notion philosophique de la spiritualité de
la personne et sur les incidences de celle-ci sur l’épanouissement de la personne et
le développement en Afrique. Puisque ces penseurs ont perçu dans la conception
de Mounier un rapprochement avec la tradition et l’englobante anthropologie
religieuse africaine, nous avons aussi abordé la notion de personne dans la
tradition africaine en vue de relever à travers un dialogue critique la fécondité de
la conception de la personne selon Mounier dans la problématique du
développement. Pour mesurer l’impact contemporain de ce concept de la
personne, nous n’avons pas manqué de consulter les programmes
d’enseignements sur place au Togo et au Bénin en mars 2011 1.
De ces éléments et de ces observations, dépendent en grande partie le contenu
et le plan de l’ensemble de notre travail. Notre démarche au plan méthodologique
ne débutera pas par une réflexion sur la personne selon Mounier, suivie d’un
traité sur le développement pour aboutir à la mise en relief d’une philosophie du
développement. Mais dans le but de faire ressortir à la fois le degré de
compatibilité entre le personnalisme et la pensée africaine, et la pertinence de
notre choix de la personne selon Mounier par rapport aux autres philosophes
africains, nous commencerons par nous interroger sur le lien entre la tradition, la
pensée africaine et le personnalisme à travers trois penseurs et philosophes
africains, à savoir, Senghor, Lahbabi et Njoh-Mouelle. Leurs relations
intellectuelles avec Mounier ont débuté du vivant de ce dernier jusqu’à ce jour, ce
qui couvre aussi les différentes étapes de l’Afrique qui se prend en charge.
Ensuite nous mesurerons l’impact de sa conception de la personne dans la
problématique du développement en analysant la « personne » dans la philosophie
de Mounier. Enfin, nous réfléchirons sur la réception pour souligner la
justification de la place de cette philosophie dans la problématique du
développement et relever les limites et le dépassement de cette conception en
Dans les Grands Séminaires, les Instituts et les Universités Catholiques d’Afrique de l’Ouest et
d’Afrique Centrale, l’œuvre d’Emmanuel Mounier fait partie du programme de la philosophie
contemporaine et des grands courants philosophiques, en anthropologie philosophique, en
ontologie, en sciences de l’éducation et parfois en économie. Au cours secondaire, il est abordé dans
l’étude de la notion de personne. Plusieurs facultés de philosophie des universités d’Etat en Afrique
centrale, occidentale et maghrébine découvrent de plus en plus le personnalisme de Mounier qui y
est enseigné en philosophie, sciences sociales et économie.
1
2
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Afrique aujourd’hui. D’abord un questionnement de base, effort de justification
de cette réflexion : comment la philosophie de Mounier peut-elle s’inscrire dans
une philosophie du développement ? Il ne s’agit pas d’instrumentaliser Emmanuel
Mounier, dans la mesure où tout ce qui est bon pour l’homme, outre la
reconnaissance à la pensée qui le met en exergue, appartient au patrimoine
humain universel et n’a pas d’origne particulière.
L’effort de justification signifie qu’il est nécessaire de démontrer, à travers
notre travail, le bien-fondé d’une recherche sur la pertinence de la philosophie de
la personne de Mounier dans la problématique du développement et à travers la
réception de cette philosophie par les penseurs africains. Cette justification
portera dans un premier temps sur le personnalisme de Mounier, dans un second
temps sur sa pertinence en Afrique quant à la question du développement perçue
par les Africains qui ont eu recours au personnalisme. Le paradigme de l’homo
sapiens faber, où la science, la technique et l’économie semblent devoir accomplir
l’épanouissement du genre humain, demeure. Malgré la découverte du
« développement humain », l’on ne comprend pas que l’homme est lui-même le
premier qui doit se développer ou mieux s’accomplir avant de développer les choses
pour son mieux-être. Le paradigme « pourri », selon Edgar Morin, demeure : le
développement scientifique, technique et économique apparaît comme finalité,
« l’humain » demeure le moyen pour atteindre ce développement qui sombre dans
une idéologie-astuce d’exploitation1.
Aussi la justification relative au personnalisme nous oblige-t-elle à prouver
dans un premier temps que la conception de la personne, à travers la « structure
de l’univers personnel » ou la complexité des différentes dimensions de la
personne où l’homme se présente comme une « puissance d’envergure infinie »,
un « pro-jet » ou une « auto-création ». Et « les structures maîtresses d’un régime
personnaliste » ou les conditions d’existence et fonctions sociales se révèlent
comme des « structures fondamentales » pour sa réalisation. Compte tenu de la
conception de ces deux structures de l’homme comme fondement, sujet et fin de
ses propres actes, le personnalisme apparaît comme une philosophie du
développement 2. Autrement dit, il s’agit de mettre en évidence cette conception de
la personne comme fondement du développement, sans pour autant exclure
d’autres sources philosophiques et l’interdisciplinarité ou le vis-à-vis des sciences,
Cf. E. Morin, « Le développement de la crise du développement » in C. Mendès (dir), Le mythe du
développement, Ed. Seuil, Paris, 1977, p. 216.
2
Cf. E. Mounier, « Manifeste au service du personnalisme », OC I, pp. 542 et 545 ; « Le
Personnalisme », OC III, pp. 438 et 511.
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auxquelles Mounier eut recours parfois pour expliquer sa pensée en vue de
préciser cette conception au plan conceptuel.
Le second temps requiert la démonstration de l’intérêt de cette philosophie
chez les Négro-africains. Cette pertinence ne saurait être effective que dans la
mesure où l’on peut l’éprouver dans la réalité actuelle de l’Afrique indépendante
avec ses nouveaux problèmes, notamment ceux du développement. Ceci permet
d’envisager les limites de Mounier.
Les résultats de la recherche
Les résultats de notre recherche seront exposés en trois parties qui indiquent
les différentes étapes de la démonstration. L’objectif de la première partie est de
montrer que la philosophie de la personne selon Mounier n’est pas en
contradiction avec la pensée africaine : c’est la compatibilité entre la pensée
africaine et le personnalisme de Mounier. Il ne s’agit pas d’africaniser Mounier ni
le personnalisme, mais de mettre en relief la tradition et la présence du
personnalisme dans la pensée africaine. Aussi, avons-nous choisi la philosophie de
trois auteurs qui ont eu recours à Mounier, soit pour montrer l’originalité de la
pensée africaine, soit pour trouver des solutions en vue du développement. Il
s’agit du sénégalais Léopold Sédar Senghor (1906-2001), du marocain Mohamed
Aziz Lahbabi (1922-1993) et du camerounais Ebénézer Njoh-Mouelle (1938-).
Penseurs symboles représentant trois générations en relation intellectuelle avec
Mounier, ils correspondent également à trois géographies, aux trois étapes
interdépendantes (colonisation, décolonisation et postcolonie) de la marche de
l’Afrique qui s’éveille et se cherche. En vue de l’épanouissement et du
développement de l’homme, tout comme Mounier, ils se rapportent au
bergsonisme qui met l’accent sur le spirituel, les limites du rationalisme,
l’ouverture des hommes et des cultures.
Aussi la négritude de Senghor (chap.1) permet-elle de souligner à la fois
l’importance de la spiritualité de la personne, la communauté chez les Négroafricains et l’enracinement de la culture africaine dans la civilisation de l’universel.
Lahbabi aborde le personnalisme pour le libérer de ses origines extraphilosophiques, proposer le personnalisme musulman et souligner les
caractéristiques du personnalisme africain. Mettant l’accent sur la libération et
l’engagement, il propose le « demainisme » comme philosophie du
développement (chap. 2). L’importance de la spiritualité et l’engagement de l’être
humain chez Njoh-Mouelle s’observent dans la transcendance de l’homme, de la
médiocrité à l’excellence en vue du développement (chap. 3). Toutefois, nous
privilégions la philosophie de la personne selon Mounier à cause des tendances
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racialistes et passéistes (Senghor), la limitation de la primauté de l’homme aux
êtres humains capables de personnalisation et la tendance à imposer la foi en
manipulant la philosophie (Lahbabi). Chez Njoh-Mouelle, l’on dénote aussi la
non-précision du fondement de la transcendance de la médiocrité à l’excellence,
des principes de la personne et le manque de la mise en relief de l’approche
systématique des structures fondamentales.
La deuxième partie, comme une analyse fondamentale après l’analyse
historico-critique, révèle la personne selon Mounier comme fondement du
développement. Avant de faire apparaître le fait que la « personne » est le pivot du
développement en cette partie, il nous faut d’abord situer le contexte du
personnalisme et le contexte africain du développement (chap. 1). Dans le
contexte du personnalisme auquel ressemble en partie la situation africaine,
Mounier évoque la primauté du spirituel pour juguler la crise de civilisation et la
misère provoquées par l’esprit bourgeois. En outre, l’on peut mettre en relief que
Mounier souligne que sa conception de la personne recoupe la conception
anthropologique africaine où la personne est un être de foi et de relation.
Cependant, il critique la mentalité culturelle, religieuse et le contexte politique qui
ne favorisent pas la libération de l’Afrique et l’accomplissement de l’homme
africain.
Après cela, nous démontrerons la pertinence de la conception de la personne
selon Mounier en deux temps. D’abord, nous soulignons que la personne est une
unité en lien avec la nature, la société et Dieu, un être dynamique, une puissance
qui se réalise par une auto-création en relation avec les autres personnes (chap. 2).
Ensuite, nous aborderons les structures fonctionnelles de la société que Mounier
appelle les « structures maîtresses d’un régime personnaliste » qui doivent être les
conditions de l’accomplissement de la personne et non de sa dépersonnalisation
(chap. 3), en vue de démontrer par la suite que la conception de la personne selon
Mounier est une philosophie du développement.
La dernière partie, qui est la partie critique, met en exergue l’appropriation de
la conception philosophique de Mounier dans sa réception chez les Négroafricains. L’important est d’observer l’appropriation de cette conception de la
personne dans les différentes pensées des Négro-africains et son intérêt pour le
développement (chap. 1), pour mettre en exergue ses mérites et ses limites (chap.
2). Après les critiques, le dernier chapitre situera le dépassement de l’analyse de
Mounier dans les situations actuelles de l’Afrique (chap. 3).
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