l`Univers raisonnablement silencieux - L`univers: Face A

publicité
l’Univers raisonnablement silencieux 1. Prologue André Füzfa En 1942, Albert Camus écrivait dans « Le Mythe de Sisyphe » : « Il n’y a qu’un seul problème philosophique vraiment sérieux, c’est le suicide. Juger que la vie vaut ou non la peine d’être vécue, c’est répondre à la question fondamentale de la philosophie. Le reste, si le monde a trois dimensions (…), vient ensuite. Qui, de la Terre ou du Soleil, tourne autour de l’autre (…) est une question futile. (…) L’absurde naît de la confrontation de l’appel humain avec le silence déraisonnable du monde. » Je ne suis pas d’accord. Non pas que la question du sens de la vie ne soit pas cruciale, c’est bien évidemment le cas. Mon objection porte sur l’affirmation de Camus selon laquelle des questions de science fondamentale, comme le nombre de dimensions de l’Univers, seraient secondaires ou futiles. Comme si la science ne pouvait apporter aucune contribution à la question fondamentale du sens éventuel de l’existence. De plus, la science montre que les propriétés du monde ne sont ni quelconques ni arbitraires, et que tous les univers envisageables dans nos modèles cosmologiques ne sont pas viables. Enfin, si un sentiment d’insignifiance peut facilement nous gagner lorsque l’on contemple l’infiniment grand, cette immensité ne nous est pas si étrangère car l’Univers nous est intelligible. La Science et sa démarche raisonnée nous permettent d’en comprendre bien des rouages, même si la réalité est loin d’être épuisable -­‐ l’est-­‐elle seulement ? Les coulisses du monde se révèlent, à ceux qui tentent l’aventure de la raison, riches de sens et de nourriture pour l’esprit. Le silence du monde n’est ni déraisonnable, puisqu’on peut aisément partir à la découverte de l’infini armé de sa seule raison, et encore moins déraisonné. Pour détourner la pensée de Camus, je dirais que l’Univers est, au contraire, raisonnablement silencieux. Ce n’est pas une chose triviale à réaliser, il faut s’en donner un peu la peine. Mais ce silence raisonnable, sur lequel on peut raisonner, contient, j’en suis persuadé, une des clefs pour trouver notre place dans l’Univers. Pour apprécier toute la saveur de mon objection à Camus, quelques notions de cosmologie moderne s’imposent. Mais rassurez-­‐vous, et ne refermez pas tout de suite ces pages, il y aura, tout au bout du voyage, et probablement à l’endroit où vous l’attendrez le moins, une place pour l’être humain dans ce si vaste monde. Mais commençons par voir pourquoi je rejoins Camus en ceci : le sentiment de l’absurde naît de la confrontation de l’attente humaine à l’immensité du monde. 2. La démesure de l’univers « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie. » Blaise Pascal Avant de partir à la découverte de l’infiniment grand, il vaut mieux se préparer à recevoir une grande leçon d’humilité. Si vous êtes prêts, alors disons-­‐le tout de go : notre planète est à l’Univers encore moins que ce qu’est un grain de sable à toutes les plages du monde. Quelques milliers d’années de recherche en astronomie ont définitivement 1 enterré les derniers rêves de grandeurs et d’importance que l’orgueil humain avait naïvement façonné. Je pourrais vous dire qu’il suffit de regarder le ciel pour apprécier la mesure de l’infini mais, dans nos cieux si pollués par la lumière des villes, nous cachons notre propre insignifiance. Alors si vous n’avez pas à votre disposition immédiate cette fenêtre sur l’infini qu’est le ciel nocturne, je vous invite à lire ce qui suit pour vous familiariser à la structure de l’Univers. Notre vision du monde a subi trois grandes révolutions qui ont chacune considérablement repoussé les limites de notre conception et de notre insignifiance. La première, initiée par l’astronomie grecque, porte sur la taille de ce que l’on appellera le système solaire. La science grecque avait déjà établi, entre autres, la rotondité de la Terre et une estimation de son diamètre, des tailles et distances relatives de la Terre, de la Lune et du Soleil ainsi qu’une théorie relativement précise du mouvement des cinq planètes visibles à l’œil nu. A la renaissance, le développement des instruments d’observation comme la lunette astronomique et le télescope permirent de découvrir que ces planètes, ces astres errants, étaient de véritables mondes en soi avec des montagnes, des vallées, des reliefs, des cratères, etc. Les travaux de Johannes Kepler, au XVIIème siècle, permirent de déterminer avec grande précision les trajectoires autour du Soleil des planètes connues à l’époque. On détermina également leurs distances au Soleil, redevenu le centre du monde connu comme Aristarque de Samos l’avait pressenti. De nos jours, on sait que le système solaire est composé de huit planètes qui s’étendent jusqu’à quelques 5 milliards de kilomètres de l’astre solaire. A titre de comparaison, le diamètre de la Terre n’est de quelques 12000 kilomètres... La seconde révolution apparaît au XIXème siècle avec le développement de l’astrophysique : on y découvre que les étoiles sont des astres similaires au Soleil, mais considérablement plus éloignés. Par exemple, l’étoile la plus proche de nous, Proxima Centauri, est à quelques 4 années-­‐lumière de nous. Une année-­‐lumière correspond à la distance que la lumière parcourt en un an, à la vitesse d’environ 300 000 kilomètres par seconde, soit quelques 10 000 milliards de kilomètres environ. Ainsi, on pourrait placer plusieurs milliers de fois la taille de notre propre système solaire entre entre le Soleil et Proxima du Centaure! On découvrit progressivement que toutes les étoiles visibles à l’œil nu se trouvaient dans un environnement proche de quelques milliers d’années-­‐
lumière et que d’innombrables autres étoiles encore bien plus lointaines pouvaient être observées au télescope. Au tout début du XXème siècle, on réalisa avec les travaux de l’astronome Shapley que le système solaire et toutes ces étoiles appartiennent à ce vaste ensemble d’étoiles ressemblant à un nuage laiteux traversant le ciel : la Voie Lactée, notre galaxie. Cette seconde révolution copernicienne, où le Soleil se trouve relégué dans les faubourgs galactiques, repoussait les limites du monde à celles de la Voie Lactée, soit environ une centaine de milliers d’années-­‐lumière ou encore quelques milliard de milliard de kilomètres… plusieurs milliards de fois la taille de notre système solaire ! La troisième révolution est à peine plus récente, elle date des années 1920 où on réalisa que certaines nébuleuses 1 , des tâches de lumière diffuse, sont tellement distantes qu’elles n’appartiennent pas à notre Voie Lactée. Ce sont des galaxies à part entières, similaires à notre Voie Lactée, comprenant pour la plupart plusieurs centaines de 1 Parmi ces nébuleuses extra-­‐galactiques, on trouve notamment la galaxie d’Andromède et les nuages de Magellan (dans l’hémisphère Sud) qui sont visibles à l’oeil nu. 2 milliards d’étoiles et le matériau interstellaire pour en assurer la relève, le tout dans de structures aux formes magnifiques, vastes de plusieurs dizaines de milliers d’années-­‐
lumière. Cette découverte fut le point de départ de la cosmologie observationnelle, et coïncide d’ailleurs avec l’établissement de l’expansion cosmologique. A cette époque, nous acquérons la certitude que l’Univers lui-­‐même possède une histoire, comme nous le verrons par la suite. Les galaxies sont innombrables, et tellement lointaines : les plus proches sont situées à plusieurs centaines de milliers voire millions d’années-­‐lumière de nous. Ainsi, la galaxie d’Andromède se situe-­‐t-­‐elle à 2 millions d’années-­‐lumière de nous, soit à plus de 10 milliard de milliards de kilomètres, elle contient près de mille milliards d’étoiles et, bien que peu lumineuse car très lointaine, elle occupe une large place dans le ciel nocturne, apparaissant plus grande que la pleine lune. On découvrit bientôt que les galaxies se groupaient, sous l’action de la gravité, en amas de galaxies contenant des milliers de galaxies sur des distances de quelques millions d’années-­‐
lumière. Les amas de galaxies constituent des structures bien plus grandes encore, les superamas de galaxies qui contiennent des dizaines d’amas sur des distances de plusieurs centaines de millions d’années-­‐lumière. Les superamas se disposent le long d’alvéoles qui entoure de grandes bulles vides larges de centaines de millions d’années-­‐
lumière. Aussi loin que l’on observe, les galaxies sont toujours présentes même si elles sont tellement éloignées qu’on les voit telles qu’elles étaient et où elles étaient il y a plusieurs centaines de millions d’années. Les objets les plus lointains que l’on peut apercevoir dans nos télescopes sont distants d’une dizaine de milliards d’années-­‐
lumière. On a dénombré des millions de galaxies dans l’univers observable, chacune contenant plusieurs centaines de milliards d’étoiles. Et cela ne concerne que la partie de l’Univers qui est observable, car l’Univers pourrait tout à fait être infini… A l’issue de ces trois révolutions « coperniciennes », il est clair que nous n’occupons absolument pas de localisation privilégiée dans l’Univers. La Terre est une petite planète en orbite autour d’une étoile banale de la périphérie d’une galaxie comme l’une parmi des milliards d’autres dans une portion de l’Univers. Le sentiment de l’absurde de Camus face à toute cette immensité ne peut que nous gagner. Et pourtant ce vaste monde ne nous est pas si étranger que sa démesure pourrait le laisser croire… 3. Un Univers démesuré mais à la portée de notre intelligence « Le monde est une belle histoire, que chaque génération s’efforce d’améliorer. » Georges Lemaître L’astronomie n’est pas qu’une science observationnelle, elle est aussi théorique. Elle ne se contente pas d’observer les phénomènes, elle vise aussi à les expliquer afin d’en prédire la reproduction ultérieure. Littéralement, le vocable « astronomie » signifie les lois des astres. Elle ne doit pas être confondue avec l’astrologie qui est un art divinatoire au discours pseudo-­‐scientifique 2 et ce même si l’astronomie et l’astrologie furent longtemps deux disciplines entremêlées pour diverses raisons historiques et politiques, 2 Une des différences notables entre l’astronomie et l’astrologie est que la première est source de nombreuses technologies parfaitement fiables, du spatial à l’optique en passant par le nucléaire, tout au contraire de la seconde dont le caractère prédictif ne convainc guère que ceux qui la pratiquent… 3 jusqu’à ce que la démarche scientifique et la raison ne les séparent. Une distinction similaire doit être apportée également entre la cosmologie, la branche de l’astronomie qui étudie la structure de l’Univers et son histoire depuis son commencement, et la cosmogonie qui est le récit mythique ou religieux de la création du Monde et de la place de l’Homme en son sein. Ainsi, la cosmologie permet-­‐elle de comprendre l’infiniment grand par les outils scientifiques des modèles cosmologiques. L’outil mathématique de ces modèles est la théorie de la relativité générale d’Einstein. Ce paradigme actuel de la gravitation consiste en une description géométrique de l’ensemble des évènements de l’espace-­‐
temps, c’est-­‐à-­‐dire des phénomènes localisables au moyen d’une coordonnée de temps et de trois coordonnées d’espace. L’Univers au sens de la relativité générale est donc confondu avec l’espace-­‐temps, c’est-­‐à-­‐dire la réunion de tous les évènements passés, présents et futurs. La gravitation y est abordée comme une manifestation de la géométrie non euclidienne de l’espace-­‐temps : on n’y rencontre plus les propriétés bien connues de la géométrie d’Euclide. Par exemple, la distance la plus courte entre deux évènements n’est pas une droite mais une courbe reproduisant la chute des corps dans le système de coordonnées choisi. La théorie de la relativité générale établit une relation fondamentale entre distribution de matière et géométrie de l’Univers. Ainsi, l’évolution de tout système physique, y compris de l’Univers dans son ensemble, est inscrite dans une géométrie spatiale et temporelle à quatre dimensions. Connaître le passé ou le destin de l’Univers revient à décrire sa forme géométrique complète… Compte tenu de la complexité de l’infiniment grand, on pourrait croire qu’il s’agisse d’une gageure. Heureusement, pour découvrir l’histoire de l’Univers, il ne faut pas disposer de la géométrie précise en chaque événement de l’espace-­‐temps. Une forme géométrique grossière pour l’Univers dans son ensemble suffit. C’est ici qu’intervient l’hypothèse fondamentale de la cosmologie moderne : le principe cosmologique. Comme toute science, la cosmologie incorpore des hypothèses et des paramètres premiers. L’hypothèse de base de la cosmologie s’appelle le principe cosmologique. Cette hypothèse est très forte et très réductrice, à l’aune de l’immensité de l’Univers précédemment présentée. Elle postule donc que l’Univers est identique dans toutes les directions (isotropie) et que les lois de la physique ainsi que les propriétés de l’Univers ne dépendent pas de la position particulière de l’observateur (nous, en l’occurrence). Ce principe est donc une version moderne du principe de Copernic selon lequel nous n’occupions pas de place privilégiée dans l’Univers. De l’isotropie et de l’universalité des lois il découle que l’Univers est homogène. Evidemment, au regard de la structure de l’Univers, il est clair que ce principe n’est qu’une approximation grossière de la distribution de matière dans l’Univers. On peut en tester les limites et on trouve qu’au delà d’une échelle de 400 millions d’années-­‐lumière l’Univers peut être considéré en assez bonne approximation comme identique dans toutes les directions et en tout point. Il n’y a pas de position privilégiée dans l’univers à des échelles de distance aussi grandes. L’universalité des lois de la physique, quant à elle, peut être testée avec une précision remarquable en étudiant les phénomènes lointains. Une fois le principe cosmologique introduit dans la relativité générale, on peut établir des équations dont la solution décrit l’évolution moyenne complète de l’Univers. De ces équations, il ressort que l’Univers doit impérativement avoir une géométrie dynamique, une histoire et une évolution. En effet, l’Univers ne peut pas rester immuable car il 4 devrait alors être en équilibre. Cependant, la force gravitation est omnipotente à grande échelle : pour avoir un équilibre, il faut une force répulsive qui s’oppose à l’action de la gravité. Einstein a introduit une telle force répulsive avec sa fameuse constante cosmologique mais en vain : l’équilibre ainsi obtenu entre la gravité et la constante cosmologique est instable, il est rompu à la moindre perturbation, comme le crayon posé sur sa pointe bascule très facilement. L’Univers connaît donc nécessairement une évolution, qui se traduit par un mouvement d’ensemble des galaxies. Ce mouvement a été observé pour la première fois par l’astronome américain Edwin Hubble qui constata que les galaxies se fuyaient les unes les autres. Georges Lemaître fit aussitôt le lien avec la dynamique de l’espace-­‐temps prévue par la relativité générale combinée avec le principe cosmologique : ce fut la découverte de l’expansion cosmologique. Cette expansion doit être vue comme un mouvement d’ensemble des évènements dans l’espace-­‐temps : la distance qui les sépare s’accroît, trahissant une modification du champ gravitationnel moyen de l’Univers. Il ne s’agit pas d’une expansion dans autre chose, comme le serait l’expansion d’un gâteau dans un four lors de sa cuisson. Non, l’Univers n’est contenu dans rien d’autre de plus grand3, mais sa forme géométrique, qui mesure l’intensité du champ gravitationnel en son sein, varie au cours du temps. L’expansion cosmologique est établie par trois grands piliers observationnels. Le premier est constitué par la dynamique de l’Univers à grande échelle. Les galaxies ont un mouvement de fuite précisément décrit par la théorie, la déviation de la lumière par les grandes structures cosmiques (phénomènes de mirages gravitationnels) ou la distribution et les propriétés de la matière à grande échelle montrent clairement le mouvement d’expansion cosmologique. Le second pilier est constitué par l’observation et l’étude des propriétés du rayonnement de fonds diffus cosmologiques. Ce rayonnement a été émis il y a près de 13 milliards d’années lorsque les premiers atomes se sont formés à partir des noyaux atomiques et des électrons libres du plasma primordial. Les propriétés de ce rayonnement sont telles qu’elles impliquent incontestablement que l’Univers primordial a connu une phase extrêmement dense et chaude où tous les atomes de l’Univers étaient dissociés. Avec l’expansion cosmologique, l’Univers s’est refroidi et les atomes ont pu se former en libérant la lumière confinée dans le plasma primordial. Cette lumière a voyagé jusqu’à nous en subissant l’expansion cosmologique, nous livrant de multiples traces de l’histoire de l’Univers sur un dizaine de milliards d’années. Enfin, le dernier pilier est constitué par la composition chimique de l’Univers : la quantité trop importante d’éléments chimiques légers comme l’hélium ne s’explique que par une cuisson de ces éléments dans la fournaise de l’Univers primordial. Pourtant, bien que l’expansion cosmologique soit avérée, il reste encore de nombreux problèmes à traiter pour le paradigme cosmologique. Pourquoi l’expansion de l’Univers s’accélère-­‐t-­‐elle au lieu de ralentir ? De quoi l’Univers est-­‐il composé4 ? D’où provient la matière ? Comment l’architecture cosmique s’est-­‐elle formée ? L’Univers est-­‐il infini ? Aura-­‐t-­‐il une fin ? Et, évidemment, a-­‐t-­‐il connu un début ? Ces questions peuvent toutes être abordées scientifiquement dans le cadre de la cosmologie, avec les limites propres de ce discours. Si la cosmologie peut à elle seule décrire scientifiquement le passé et le 3 Jusqu’à preuve du contraire. 4 La matière ordinaire, composée d’atomes, ne compose qu’une toute petite minorité, de l’ordre de 4%, du contenu total de l’Univers… 5 futur de l’Univers, alors peut-­‐être peut-­‐elle également donner un sens à notre existence ? La cosmologie peut-­‐elle établir une place pour nous dans l’Univers ? Nous allons à présent voir que la tentation est grande de tirer ce genre de conclusions du seul discours cosmologique scientifique. Et nous allons également voir à quel point ceci est dangereux et, je pense, nous éloigne du véritable héritage cosmogonique de la cosmologie sur lequel je conclurai. Mais auparavant, voyons donc à quel point les modèles cosmologiques sont extrêmement sensibles à un changement même infime des paramètres fondamentaux et les interprétations qu’on peut en tirer. 4. Cosmos intelligent contre Univers intelligible « Un moment vient où la création n’est plus prise au tragique: elle est prise seulement au sérieux. L’homme alors s’occupe d’espoir. » Albert Camus Une pathologie caractéristique des modèles d’Univers est la présence d’une singularité initiale, baptisée avec dérision « Big Bang » par Fred Hoyle. Cette singularité correspond à un instant où la géométrie n’est plus définie et la densité de l’Univers est infinie, empêchant toute description physique. C’est ce qui arrive lorsqu’on laisse la gravitation seul maître à bord sans la concurrencer par d’autres forces. Evidemment, il s’agit d’un problème théorique propre à la relativité générale, et les physiciens ont fait beaucoup de progrès pour s’en débarrasser. Cependant, même avec ses progrès, les phénomènes très violents du commencement du monde demeurent et ont une conséquence cruciale : des changements infimes sur l’état de l’univers primordial induisent des suites dramatiques sur son avenir, quand ils n’hypothèquent pas carrément son destin. Notre univers serait donc extrêmement particulier. A partir de ce constat, si toutefois il est légitime, d’aucuns y ont vu une aubaine pour la question de la place de l’être humain dans l’Univers. Ce qui ne va pas aller sans poser des problèmes… Il faut bien reconnaître que l’histoire tumultueuse de l’Univers a tout pour intriguer. Si on modifie la courbure de l’Univers d’une part sur cent millions lorsque l’Univers était âgé d’un an, on obtient des univers complètement stériles, dans lesquels nous n’existerions tout simplement pas. En effet, une courbure trop importante entraîne un Big Crunch précoce, c’est-­‐à-­‐dire un effondrement de tout l’Univers dans un état singulier précédé de la destruction de toute matière avant même que nous n’apparaissions. Une courbure trop peu prononcée par contre entraîne un univers immature, où des planètes rocheuses comme la Terre ne se sont pas encore formées, pour autant que les étoiles elles-­‐mêmes aient pu apparaître. De même, modifier la vitesse d’expansion cosmologique d’une part sur un million lorsque l’Univers était âgé d’une seconde a des conséquences dramatiques. Si la vitesse d’expansion est légèrement trop rapide, les structures comme les étoiles et les planètes n’ont pas le temps de se former. Si elle est trop lente, les étoiles d’aujourd’hui seraient trop âgées et l’Univers majoritairement composé de fer… De telles constatations sont légions dès lors qu’on joue avec les paramètres cosmologiques, les constantes fondamentales de la physique ou encore les propriétés de l’Univers primordial. Nous vivons dans un Univers bien susceptible… notre existence ne tenait-­‐elle vraiment qu’à un fil ? Serait-­‐on à deux doigts d’étayer scientifiquement un propos sur la place de l’être humain dans l’Univers ? Il y a deux 6 grandes approches face à ce constat d’ajustement fin des modèles cosmologiques : le finalisme et le mécanisme. Le finalisme considère un but final, une finalité, pour le cosmos, un destin choisi ou à choisir, un dessein, qui peut même précéder l’origine du monde. Le finalisme est introduit en cosmologie par le biais du principe anthropique qui se décline en plusieurs versions. La plus scientifiquement recommandable est celle du principe anthropique faible selon lequel notre existence doit être considéré comme un fait observationnel non trivial qui ne se réalise pas dans tous les univers possibles. L’existence d’observateurs impose donc des contraintes aux modèles cosmologiques. L’ennui c’est que ces contraintes sont bien plus lâches que les contraintes expérimentales basées sur d’autres phénomènes naturels que l’apparition de l’être humain sur Terre. Le principe anthropique faible n’incorpore pas d’interprétation finaliste : l’affirmation principale est la reconnaissance d’un statut particulier de notre univers, compatible avec notre existence. L’univers contient donc les conditions nécessaires à notre existence. Si il existe un niveau plus fondamental que la théorie actuelle où les paramètres cosmologiques sont tirés au hasard, nous avons alors tous un aperçu de ce que les gagnants du Loto peuvent ressentir… Mais le principe anthropique se décline aussi en une version forte : l’Univers est tel qu’il est pour que les observateurs puissent apparaître… Cette interprétation est donc intentionnelle : plus question de coïncidences ici mais bien de préméditation. C’est la thèse de « l’intelligent design » selon laquelle un grand architecte serait la meilleure explication de tous ces ajustements fins. C’est évidemment une interprétation pseudo-­‐scientifique dangereuse, nous y reviendrons. Une version un peu plus recommandable du principe anthropique fort consiste à dire que toutes les conditions à notre existence sont remplies dans l’Univers sans aucun élément superflu qui serait non nécessaire à la vie. Le cosmos contient alors toutes les conditions nécessaires et suffisantes à notre existence, ni plus ni moins. La nature est quand même bien faite… mais ce n’est pas non plus scientifique. En effet, l’argumentaire autour du principe anthropique est un exemple de pseudoscience : il contient des éléments qui semblent scientifiques mais qui, en général, ne sont pas réfutables : on ne peut pas proposer d’expériences qui les invaliderait. De même, le pouvoir prédictif très restreint : il ne conduit pas à de nouvelles lois physiques ou prédictions que l’on pourrait tester. Ces interprétations sont scientifiquement dangereuses puisqu’elles conduisent au final à renoncer à toute forme d’explication raisonnée. C’est la fin de la Science et le triomphe de l’obscurantisme. Mais il y a plus grave. Je ne suis ni croyant ni athée, mais agnostique, car ma vocation profonde est dans la recherche. Cependant, je pense que ces interprétations anthropiques sont également spirituellement dangereuses. Premièrement, le principe anthropique fort peut constituer un retour au panthéisme. Ensuite, le renoncement à l’explication scientifique signifie la fin de la découverte et, avec elle, la fin de l’émerveillement face à la beauté du monde. Or c’est cet émerveillement qui nous pousse au questionnement, sur nous-­‐mêmes et au delà. Bref, les arguments anthropiques sont davantage cosmogoniques que cosmologiques. Ils proposent une place pour l’être humain dans l’Univers mais échouent à la justifier scientifiquement. Si nous voulons étayer scientifiquement une cosmogonie moderne, alors tournons-­‐nous peut-­‐être vers le mécanisme, qui recherche une explication causale, matérialiste, aux phénomènes. Cette approche est celle qui a prévalu au passage du géocentrisme à 7 l’héliocentrisme, du système complexe et très sensible des épicycles à celui robuste et naturel des lois de Kepler. Plus récemment, c’est encore cette approche mécaniste qui permit de doter le modèle standard des particules d’un mécanisme (celui de Brout-­‐
Englert-­‐Higgs 5 ) pour expliquer la masse des particules élémentaires. Enfin, le mécanisme de l’inflation cosmologique permet d’expliquer certaines propriétés singulières de l’univers comme sa courbure faible ou l’amplitude des fluctuations primordiales de matière. Chacun de ces mécanismes est réfutable et a permis des prédictions qui ont été vérifiées expérimentalement par la suite : parallaxe des étoiles lointaines pour l’héliocentrisme, existence du boson de Higgs pour le mécanisme de Brout-­‐Englert-­‐Higgs et polarisation des photons du rayonnement fossile pour l’inflation cosmologique6. Ces mécanismes ont conduit à l’édiction de nouvelles lois profondes pour la physique, profondes et élégantes, belles et intrigantes (sans que l’on puisse dire exactement pourquoi). Une approche finaliste aurait dans ces cas purement et simplement privé l’humanité d’accéder à un niveau plus profond de notre compréhension du monde. Un recours timoré au finalisme nous aurait privé de contempler la beauté intelligible de ces lois et de repartir avec un regard neuf et enthousiaste sur le monde. Et, pour les plus pragmatiques parmi mes lecteurs, un retour au finalisme aurait signifié dans ces trois cas l’absence de découvertes technologiques majeures (l’héliocentrisme a favorisé l’émergence de la mécanique de Newton soutenant toute l’ingénierie et la recherche du boson de Higgs a permis entre autres le développement du protocole World Wide Web). Ces nouvelles théories ont trouvé un écho dans la nature, qui nous a bien rendu notre confiance en ses ressources insoupçonnées. Pour expliquer l’ajustement fin des paramètres cosmologiques aux valeurs particulièrement heureuses que nous observons, la cosmologie investigue de nouvelles lois de la physique derrière les constantes auparavant fondamentales. Qui sait quelles richesses et quelle révolution pour notre vision du monde nous y trouverons… Mais de la place de l’être humain dans l’Univers il n’est pas question dans le mécanisme. Pas d’explication ultime, mais on accède à un niveau plus profond du réel. Cela possède un prix : on remplace d’anciens paramètres par des nouveaux, des lois surannées par des modernes. L’émerveillement que prodigue la Science nous pousse toujours vers l’avant, vers plus de beauté intelligible. On ne peut donc pas étayer scientifiquement, avec la science seule, une cosmogonie moderne : le finalisme est cosmogonique mais pas cosmologique tandis que le mécanisme est cosmologique mais pas cosmogonique. Bien sûr, la question de la place de l’être humain dans l’univers est trop subtile que pour que nous puissions y trouver une réponse ultime et absolue. Toutefois, je pense qu’à la lecture des lignes qui ont précédé, vous devriez pouvoir trouver un embryon de réponse. Il est temps pour moi de tenir la promesse que je vous faisais en début de texte, car il y a bien je pense dans la science une clef pour trouver notre place dans l’Univers. Mais à un autre niveau... 5 Prix Nobel de physique 2013. 6 Voir les résultats récents de l’expérience BICEP2 en Antarctique (mars 2014). 8 5. Epilogue : de la place de l’être humain dans l’Univers « Ce n’est pas le monde qui est le lieu de la question, mais la question qui est le lieu du monde. » Nahman de Braslav Le spectacle silencieux de la nuit étoilée est à la fois fascinant et intriguant, jusqu’à en paraître effrayant, comme le ressentait Pascal. Ce monde des étoiles nous l’avons d’abord conçu comme éternel, immuable, impénétrable et étranger à nos vaines agitations. La cosmologie moderne nous apprend qu’il n’en est rien. L’Univers évolue : il a même connu une histoire tumultueuse. Le cosmos n’est pas hermétique, la nuit n’est pas obscure: nous pouvons les comprendre. Et notre histoire n’est pas achevée : l’Univers subit encore des changements majeurs comme le démarrage d’une nouvelle phase d’accélération de l’expansion il y a à peine 5 milliards d’années … Et l’Univers recèle encore bien d’autres mystères: l’attraction irrésistible de la matière noire, la formidable poussée primordiale de l’inflation, l’origine de la matière, l’unification des forces fondamentales, etc. Ces mystères vont probablement nécessiter d’étendre la physique conventionnelle, d’écrire de nouvelles équations dans notre grand livre de la nature, de redessiner notre ébauche du monde. Des mystères, des explications scientifiques, de nouvelles questions… Quand on y réfléchit bien, c’est déjà une bonne nouvelle. La nuit n’est pas imperméable à nos questions. Nous y trouvons un écho à nos interrogations les plus profondes. Mais la séquence ci-­‐dessus n’est pas achevée : il y manque le merveilleux. Car la Science, toute réductrice qu’elle est, n’empêche pas de s’émerveiller devant la richesse inépuisable et sans cesse renouvelée du monde, devant l’élégance des équations et des modèles, devant la beauté sauvage et temporairement irréductible de leurs mystères. Bien sûr il n’y a pas de critères scientifiques pour juger de la beauté d’une équation. C’est purement subjectif. Mais tous les scientifiques qui ont gardé intacte leur âme d’enfant curieux vous le diront : le monde est merveilleusement intelligible. On me rétorquera qu’il y a le hasard, le chaos, la mécanique quantique, le théorème d’incomplétude de Gödel, les problèmes non calculables. Qu’il est des choses impénétrables qui nous échapperont toujours… A ceux-­‐là, je réponds qu’il ne faut pas confondre irréductible et inintelligible. Intelligible signifie qu’il y ait matière à comprendre et c’est bien le cas pour le monde. Il y a des lois et des théorèmes qui décrivent le hasard. Le chaos est déterministe : il apparaît dans des équations prédictives. La mécanique quantique nous empêche certes de connaître le résultat d’une mesure microscopique en particulier, mais elle nous prédit le résultat d’un ensemble de mesures. Le théorème de Gödel nous montre qu’il est des concepts indécidables par un processus raisonné en un temps fini. Il existe bien des réalités mathématiques inépuisables, que l’on ne peut qu’approximer. Prenez le nombre pi par exemple : son écriture décimale complète vous demanderait une infinité de chiffres qui ne se « répètent jamais ». Et pourtant les mathématiciens connaissent très bien les propriétés de ce nombre. La compréhension du monde est indéniable : elle se démontre rationnellement si l’on s’y attarde quelque peu et, si vous n’en avez pas la patience, vous pouvez au moins en apprécier les réalisations de la technologique qui ne seraient pas si le monde était purement arbitraire et inintelligible… Le plus surprenant n'est pas que 9 l'univers nous apparaisse intelligible, c'est qu'il le soit vraiment: toute la démarche scientifique -­‐ et technologique -­‐ qui repose sur la foi en l'intelligibilité du monde, est fructueuse. Le monde est compris tout en étant inépuisable. Ainsi, la Science constitue-­‐t-­‐elle un dialogue avec le Monde. Son observation nous interpelle, nous le modélisons, nous lui posons des questions par nos expériences, et nous obtenons des réponses amenant à de nouvelles questions. Si cela pourrait s’apparenter à un supplice de Sisyphe moderne, il n’en est rien. Car la connaissance progresse et, avec elle, l’émerveillement devant cette nature inépuisable, face à ces mystères imbriqués et de la beauté de leur explication profonde. Faire de la science n’est pas un monologue plein d’autosuffisance, car la nature sait se dévoiler et se jouer parfois de nos hypothèses. L’Univers renouvelle sans cesse l’invitation à la découverte à toutes celles et tous ceux qui veulent sonder l’apparente opacité de la nuit. L’Univers est silencieux, certes, mais il est surtout raisonnablement silencieux. Enfin, la science, en tant que démarche de dialogue avec ce cosmos si silencieux, aide l’être humain à se construire une place dans l'Univers. Ce n’est pas la science qui établira un sens ou un but pré-­‐écrit pour le cosmos. Elle ne peut pas faire ce travail à notre place. Mais la science nous parle aussi de l’être humain, nous montrant à quel point nous ne sommes pas si étrangers à cet univers que nous pouvons comprendre. Le questionnement, à la fois préalable et conséquence de l’émerveillement, est l’un des moteurs fondamentaux de l’être humain. Il ne doit plus être perçu comme un fardeau que nous déléguons trop souvent et à nos risques et périls, mais bien comme une bénédiction. Car c'est bien la question qui est le lieu du monde et non pas l'inverse. Si je devais tirer une signification des découvertes de la cosmologie moderne, ce serait celle-­‐ci. Nous vivons dans un univers en expansion, un cosmos étonnant mais pas désespérant, dont l’histoire s’écrit tous les jours. Pourquoi lui refuserions-­‐nous une contribution, un engagement, une œuvre, une première question ? Le silence de la nuit peut effrayer, et pourtant elle n’est pas si noire. Puisque l’Univers est si raisonnablement silencieux, à quoi bon résister à l’invitation de la nuit ? Pour nous rendre plus supportable toute cette immensité démesurée du monde, il faut que l’être humain s’y construise une place. Et la place de l’être humain dans l’Univers, c’est de rompre le silence. 10 
Téléchargement