Petit traité de la liberté de vivre

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Marc Halévy
Petit traité
de la liberté de vivre
Dé-chaînez-vous
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Table des matières
Prologue13
La Liberté de Vie21
Qu’est-ce que la liberté ?28
Ne jamais confondre liberté et caprice…34
La tragédie grecque et l’idée de destin42
Qu’est-ce que le destin ?47
La liberté de devoir s’accomplir55
L’idée d’idiosyncrasie62
La liberté égoïste…69
L’idée de mémoire76
Les possibles et les impossibles86
Se fondre dans la liberté du Tout93
Le Développement existentiel99
L’avoir et le paraître106
L’antienne moderniste112
La fin de la Modernité119
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Petit traité de la liberté de vivre
L’être et le devenir133
S’accomplir en plénitude141
Principe Frugalité148
Consommer moins, mais mieux155
Relier moins, mais mieux162
Travailler moins, mais mieux170
Aimer moins, mais mieux177
Parler moins, mais mieux183
Penser moins, mais mieux190
Épilogue : Déchaînez-vous !199
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La Liberté de Vie
Simone Mazauric dans sa contribution à : Les Lumières et l’Idée de
nature (uB-EUD - Dijon - 2011) définit le républicanisme comme
« le souci de la chose publique (du bien public) et du bonheur des
peuples ». Elle en fait remonter l’esquisse à Fontenelle, bien avant
Montesquieu.
Dans cette définition de belle qualité, les termes « chose
publique », « bien public » et « bonheur des peuples » sont, pour
moi, dépourvus de toute signification. Ces termes sont des abstractions désincarnées, des phantasmes, des mythes, des illusions, des
concepts statistiques qui ne disent rien. Un peu comme l’Homme
avec un grand H ou la ménagère de quarante ans.
Il faut inverser le regard et considérer que le républicanisme
et ses concepts basaux ne sont que des fictions destinées à donner
un espace, un territoire, un domaine à l’État, c’est-à-dire aux
pouvoirs centraux qui, sans elles, n’ont aucune légitimité.
Le concept de liberté participe, dans le discours politique, de la
même myopie, de la même bévue : la liberté publique, la liberté
des peuples…
Il n’est de liberté qu’individuelle parce que, tout simplement,
la liberté ne se vit que de l’intérieur. Tout le reste n’est que manipulation oratoire.
Chacun est toujours libre d’être ce qu’il est et de vouloir le
devenir plus encore. La liberté n’est pas une question politique. Et
lorsqu’elle est politisée, elle cache d’autres questions qui, toutes,
reviennent à celles-ci : comment forcer les esprits à vouloir « librement » œuvrer dans le sens de mes partis pris ?
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Petit traité de la liberté de vivre
Un peuple « libre » n’est qu’un peuple qui se soumet aux lois
édictées en son nom par des tyranneaux qui, eux, se mettent
« au-dessus des lois ».
Ce n’est pas de cette « liberté »-là qu’il s’agit ici !
••
La liberté telle qu’elle fut pensée…
L’histoire de la philosophie indique deux manières de penser la
liberté. On parle de la liberté d’agir et de la liberté de s’accomplir.
En somme, de la liberté extérieure et de la liberté intérieure. Et
de ces deux, c’est surtout la première qui a fait florès, la seconde
étant reléguée, le plus souvent, à la spiritualité.
Examinons-les.
••
La liberté d’agir se pose face aux contraintes du monde extérieur. Contraintes naturelles. Contraintes artificielles (politiques,
par exemple). Contraintes culturelles (interdits et tabous, par
exemple).
L’homme se pose ainsi face au monde et aux obstacles que
celui-ci oppose à ses actes, à ses désirs, à ses volontés.
La soif de liberté relève de l’appel du « dedans », de la force
d’intention qui stimule chacun à s’accomplir en plénitude. Mais
le « dehors » poursuit, lui aussi, ses propres voies d’accomplissement. Ces deux accomplissements, celui du « dedans » et celui du
« dehors », ne convergent pas forcément. Lorsqu’ils divergent, la
résistance induit l’insistance et le heurt entre le soi et le monde
devient patent.
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Il existe plusieurs façons de penser cette divergence et l’opposition apparente qu’elle induit.
La première façon de penser la divergence est typiquement chrétienne : si le « dedans » et le « dehors », œuvre de Dieu, divergent,
c’est la faute de l’orgueil du « dedans » qu’il faut amadouer,
dompter, soumettre. Vœu d’obéissance. Négation de la liberté qui
n’est que la voie diabolique de l’opposition aux desseins de Dieu.
Deuxième façon de penser la divergence : le non-agir taoïste…
La liberté s’épanouit dès lors que l’on accepte et assume la réalité de
l’autre, du « dehors », et qu’on le voit non plus comme un ennemi
à vaincre, mais comme un trésor de ressources qu’il faut apprendre
à exploiter. Le voilier qui veut vaincre l’océan s’y brise ; mais celui
qui sait, humblement, modestement, en utiliser les forces colossales, va où il veut. Le prix de la liberté du « dedans » est l’assomption des forces du « dehors ». La première condition de la liberté
est d’accepter joyeusement le réel tel qu’il est et tel qu’il va.
La troisième façon de penser l’antagonisme entre « dedans » et
« dehors », très typiquement moderniste et rationaliste, se moule
dans le rapport de domination, avec trois issues : la victoire, la
défaite, le compromis. Il s’agit donc de combattre le « dehors » au
nom des aspirations du « dedans ». L’issue de la bataille, comme
de toutes les guerres, est incertaine et toujours destructrice. C’est
pourtant la voie la plus commune en Occident. On dit alors que
l’on affirme sa liberté et que l’on lutte pour sa liberté.
Mais, quatrième façon de penser la divergence, cette lutte estelle légitime ? Ne faut-il pas voir, dans la divergence du « dedans »
et du « dehors », le symptôme d’un problème plus profond ? En
effet, puisque ce « dedans » et ce « dehors » sont des manifestations
complémentaires d’un même Tout qui les enveloppe, ne faut-il pas
conclure que cette divergence trahit un dysfonctionnement d’une
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nature plus fondamentale ? Ne faut-il pas y comprendre une dissonance, une rupture d’harmonie, un déphasage ? L’heure n’était pas
venue, dit-on. L’idée est belle : la divergence entre le « dedans » et
le « dehors » ne serait alors qu’un décalage temporel, une désynchronisation qui n’induit plus le combat, mais la patience ou, au
contraire, l’effervescence pour rattraper le temps perdu.
Cinquième et dernier regard : puisque tout est Un et cohérent,
aucune divergence réelle n’a de sens et toutes relèvent de l’illusion
ou, plutôt, de l’ignorance ou de l’incompréhension de la nature
profonde de ce qui unit le « dedans » et le « dehors » qui, au fond,
ne sont, eux aussi, que des illusions. Ce dernier regard est plutôt
celui du Vedanta advaïta hindou, incarné par le grand Shankara et
sa théorie de la non-dualité.
Quoi qu’il en soit, la philosophie occidentale a, le plus souvent,
pensé la liberté en termes de contraintes externes, on l’a vu, mais,
plus spécifiquement, en termes de contraintes politiques. Ce point
de vue, au cœur de la philosophie grecque ancienne, pose la question de la liberté en termes politiques : il y a les hommes libres qui
sont citoyens, et il y a les autres qui ne le sont pas parce qu’ils sont
femmes, enfants, esclaves, barbares, débiles ou estropiés. Seuls les
hommes libres ont droit de cité (l’expression vient de là). À eux
d’édicter les lois qui contraignent les comportements pour le plus
grand bien de la cité, c’est-à-dire du vivre-ensemble. À eux de
définir le mode de gouvernement ou de gouvernance qui puisse
le mieux assurer la qualité et l’équité des lois. De Platon (dans La
République) et Aristote (dans ses Politiques) à Montesquieu, Hobbes
et Rousseau, l’idée maîtresse n’a guère changé.
De là, deux grandes écoles se dessinent très tôt, que l’Histoire
ne départagera jamais : la gouvernance démocratique symbolisée
par Athènes (encore que la démocratie athénienne ne concerne
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que les hommes « libres », c’est-à-dire une dizaine de pour-cent
de la population totale – il faut donc relativiser le mythe de la
« démocratie » en Grèce antique) et la gouvernance aristocratique
symbolisée par Sparte.
Toujours est-il que cette façon de penser la liberté place l’individu face à la société. L’individu est-il au service de la société
(c’est la vision classique de la « gauche » socialiste) ou la société estelle au service de l’individu (c’est la vision classique de la « droite »
­libérale) ?
On comprend donc qu’à son habitude, le socialisme s’inscrit
dans le droit fil de la théologie chrétienne et prône la soumission
de l’individu aux lois et son obéissance aux décrets pris au nom de
la collectivité. Le libéralisme, à son contraire, affirme l’inaliénabilité de la liberté individuelle.
On comprend aussi que ces deux visions sont incompatibles
et inconciliables. On comprend surtout qu’elles tronquent et
réduisent toutes deux la notion de liberté qui, jamais, ne se réduit
à la seule liberté politique et qui, toujours, doit sortir du seul
champ anthropologique.
Plus généralement, trois familles de pensée s’opposent depuis
longtemps.
Celle qui prône la soumission de l’homme à ce qui le dépasse
(c’est la voie de la théologie théiste où Dieu dépasse infiniment
l’homme, et de l’idéologie socialiste où la collectivité dépasse
infiniment l’individu) : idéalisme.
Celle qui prône l’exaltation de l’homme par ce qui le dépasse
(c’est la voie de la mystique pan(en)théiste et de l’idéologie libérale) : spiritualisme.
Celle, enfin, qui pose l’homme face à l’homme seul et dénie toute
existence à ce qui pourrait le dépasser : c’est ­l’anthropocentrisme
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humaniste et individualiste, c’est la philosophie athée, c’est l’idéologie droit-de-l’hommiste : matérialisme.
••
La liberté de s’accomplir – ou liberté intérieure – semble, elle,
relever, on l’a dit, bien plus de la spiritualité que de la philosophie.
Encore une fois, la liberté, même intérieure, se pose face à des
contraintes, elles aussi tout intérieures.
Ce n’est plus le « dehors » qui m’interdit, c’est moi-même.
Ai-je le droit d’être ce que je suis ? Ai-je le droit de devenir
ce que je suis ? Le droit vis-à-vis de qui ? Ainsi posées, les questions s’évanouissent, sauf à poster, face à la conscience, un Dieu
extérieur et contraignant qui jugerait de l’opportunité, ou non, de
s’affirmer en tant que ce que l’on est et devient. Mais en ce cas,
nous sommes ramenés au cas précédent d’une liberté d’agir, d’une
liberté « extérieure ». Ce n’est pas de cela qu’il s’agit ici. Il ne s’agit
plus de « droit », mais de « capacité ».
Ai-je la capacité d’être ce que je suis ? Ai-je la capacité de
devenir ce que je suis ? Voilà, mieux posées, les questions qui
interpellent la liberté intérieure.
Pour user du langage de la tragédie grecque, la question est :
ai-je la force intérieure d’assumer mon destin ? Car, on le retrouvera plus loin, le destin n’a que faire de la fatalité. Le destin se
résume tout de go en l’injonction immanente et incontournable
de devenir ce que l’on est, d’accomplir tout ce que l’on porte en
soi. Comme le destin de la châtaigne est de devenir pleinement
châtaignier, sans que soit prédéfinie, d’aucune manière, la forme
spécifique et particulière de ce châtaignier-là.
Un dessein sans dessin, en somme. Une intention sans finalité.
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L’homme est libre, intérieurement, s’il a les capacités de son
destin. S’il les a, le chemin est ouvert et l’énergie spirituelle qu’il
possède doit alors être mise en branle par le courage et la volonté
de devenir soi. S’il ne les a pas, la seule issue pour devenir intérieurement libre, c’est de les acquérir, par l’étude, par la méditation, par la contemplation, par la prière (au sens mystique et non
au sens théologique), par l’initiation, par le rite, etc.
Mais quelles capacités faut-il pour devenir ce que l’on est, pour
assumer son destin, pour s’accomplir en plénitude ? Quelles sont,
autrement dit, les conditions de la liberté intérieure ?
Elles sont de trois ordres.
D’abord, la lucidité et la clairvoyance sur ce que l’on porte en
soi, sur ces talents et habiletés qui font que l’on est soi, ici et maintenant, sur la mémoire qui habite chacun (mémoire cosmique,
phylétique, généalogique et personnelle).
Ensuite, la rigueur et le discernement sur les priorités de vie,
sur les structures de vie à mettre en place pour que la réalisation de soi devienne possible (et cela passe par l’affirmation d’une
liberté extérieure ferme et le refus radical d’un certain nombre de
contraintes externes, notamment celles du regard des autres).
Enfin, l’énergie spirituelle nécessaire pour mener cette sculpture de soi, transformer son existence en vie, construire patiemment ce que l’on devient à partir de ce que l’on est.
••
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Qu’est-ce que la liberté ?
La Déclaration de 1789 des droits de l’homme et du citoyen
édicte ceci :
Article 4 ­– La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui :
ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles
qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes
droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi.
Article 5 – La loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société.
Tout ce qui n’est pas défendu par la loi ne peut être empêché, et nul ne peut
être contraint à faire ce qu’elle n’ordonne pas.
La version de 1793 modifie le regard :
Article 6 (la liberté) – La liberté est le pouvoir qui appartient à l’homme
de faire tout ce qui ne nuit pas aux droits d’autrui ; elle a pour principe la
nature ; pour règle la justice ; pour sauvegarde la loi ; sa limite morale est
dans cette maxime : Ne fais pas à un autre ce que tu ne veux pas qu’il te
soit fait.
Celle de 1795 évolue encore, même si le mot « liberté » disparaît :
Article 7 – Ce qui n’est pas défendu par la loi ne peut être empêché. Nul ne
peut être contraint de faire ce qu’elle n’ordonne pas.
De même, la Déclaration universelle des droits de l’homme,
faite à l’ONU en 1948, ne parle plus explicitement de liberté, mais
formule ceci :
Article 3 – Tout individu a droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa
personne.
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Article 4 – Nul ne sera tenu en esclavage ni en servitude ; l’esclavage et la
traite des esclaves sont interdits sous toutes leurs formes.
Les considérations introductives qui précèdent et les extraits
des Déclarations des droits de l’homme qu’on vient de lire ont fait
prendre conscience que la notion de liberté, si commune, si rabâchée, si banalement expédiée, est loin d’être aussi triviale qu’il y
paraît à première vue.
Aujourd’hui, les Déclarations des droits de l’homme constituent le cadre référent de la morale prétendue universelle, mais
ne sont que l’universalisation d’une morale occidentale humaniste
aux forts relents chrétiens.
La liberté, telle qu’elle y est mentionnée, se rattache clairement
à ce que nous avons appelé, plus haut, la liberté « extérieure » ou
politique. Il est d’ailleurs utile et paradoxal de constater que la
charte des Nations unies proclame le droit à la liberté, mais qu’elle
ne définit en rien ce qu’est cette liberté.
En revanche, les Déclarations françaises de 1789 et de 1793
définissent, elles, la liberté comme le droit de faire tout ce qui
ne nuit pas à autrui. Mais pourquoi seulement autrui, c’est-à-dire
seulement les autres êtres humains, et non les animaux, les plantes,
la Nature ? Et surtout, qu’est-ce que nuire ? Le texte de 1789
répond en deux temps : la nuisance est définie par la loi et la loi
définit la nuisance comme ce qui nuit à la société… Donc je suis
libre de tuer un tueur car, ce faisant, je ne nuis pas à la société
puisqu’au contraire, je la purifie…
Il ne faut guère questionner longuement ces textes pour découvrir leur inanité.
Essayons, alors, de les dépasser…
Que signifie « être libre » ? Que signifie « vivre libre » ?
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Être libre, c’est, négativement, ne pas être contraint et empêché.
Être libre, c’est, positivement, être autonome et capable.
Vivre libre, symétriquement, c’est vivre sans contraintes ni
empêchements et c’est vivre plein d’autonomie et de capacité.
On retrouve ici les notions de liberté « extérieure » de n’être ni
contraint, ni empêché, et de liberté « intérieure » d’être autonome
et capable.
La liberté extérieure est évidemment aliénable. La liberté est
tout aussi évidemment inaliénable : même dans le plus obscur
cachot, la liberté intérieure reste entière, inaccessible.
Mais est-on libre ou esclave, comme l’on serait rouge ou
bleu ? N’y a-t-il pas des degrés ? Certains, à certains moments, en
certaines circonstances, ne sont-ils pas plus libres ou plus esclaves
que d’autres ? Si, évidemment.
Il faut alors aborder le problème différemment. Il faut partir
d’une conscience, ici et maintenant, et confronter ses potentialités
et ses opportunités.
Les opportunités s’offrent à elle sous la forme d’un spectre de
(plus ou moins nombreuses) possibilités enchâssé dans un champ
de (plus ou moins nombreuses) impossibilités.
Les potentialités se présentent à elle sous la forme d’un spectre
de (plus ou moins grandes) capacités enchâssé dans un champ de
(plus ou moins grandes) incapacités.
La liberté, alors, sera d’autant plus grande et riche que les possibilités et capacités seront puissantes et nombreuses. À ­l’inverse,
la liberté se réduira comme peau de chagrin au fur et à mesure
que s’étendront et s’épaissiront les champs des impossibilités (des
contraintes, donc) et des incapacités.
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En conséquence, vivre libre, c’est se placer là où les possibles
sont les plus nombreux et les impossibles les moins nombreux, et y
développer toutes les capacités que l’on a et que l’on n’a pas encore.
La liberté se pose au croisement d’un lieu de vie et d’un effort
de vie. L’incapable est aussi peu libre que le prisonnier. L’incapable
est prisonnier de lui-même comme le prisonnier est incapable de
lui-même.
De plus, ce qui est possible pour ceux qui en sont capables
devient impossible pour ceux qui en sont incapables. Ainsi,
possibles et impossibles s’affichent comme relatifs aux capacités de
chacun. En faisant un petit pas de plus, on pourrait conclure que
la liberté de chacun est l’exacte mesure de ses capacités intérieures.
Plus on est capable, plus on trouvera de nombreux possibles pour
s’y accomplir.
La liberté est la mesure de la capacité.
À l’inverse, l’esclavage est la mesure de l’incapacité : n’est
esclave que celui qui n’a pas la force, le courage, la volonté de
s’évader, de se libérer, de s’émanciper, de se désaliéner.
N’est esclave que celui qui le veut bien. N’est esclave que celui
qui l’accepte.
On voit, chemin faisant, comment la liberté intérieure prime
sur les libertés extérieures.
Et rappelons, ici, ce que nous avions écrit plus haut :
Quelles sont les conditions de la liberté intérieure ? Elles sont de trois ordres.
D’abord, la lucidité et la clairvoyance sur ce que l’on porte en soi, sur ces
talents et habiletés qui font que l’on est soi, ici et maintenant, sur la mémoire
qui habite chacun (mémoire cosmique, phylétique, généalogique et personnelle).
Ensuite, la rigueur et le discernement sur les priorités de vie, sur les structures
de vie à mettre en place pour que la réalisation de soi devienne possible (et
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cela passe par l’affirmation d’une liberté extérieure ferme et le refus radical
d’un certain nombre de contraintes externes, notamment celles du regard des
autres).
Enfin, l’énergie spirituelle nécessaire pour mener cette sculpture de soi, transformer son existence en vie, construire patiemment ce que l’on devient à partir
de ce que l’on est.
De là vient la conclusion, à ce stade : on ne naît pas libre, on
n’est pas libre, on le devient !
Et le chemin pour devenir libre passe par un difficile et long
travail intérieur à mener sur trois voies parallèles : la clarté sur ce que
l’on porte, la rigueur sur ce que l’on veut, la force de ce que l’on fait.
La liberté se construit par l’accumulation de capacités. Un
ignorant dénué d’intelligence restera esclave toute sa vie.
••
Le problème du rapport entre liberté et détermination hante
l’histoire de la philosophie. Si le monde est entièrement déterminé ou, autrement dit, si le déterminisme cosmique est radical,
alors tout discours sur la liberté est vide et vain et se résume au
constat simple et définitif que la liberté n’existe pas.
La question, dès lors, n’est plus tant celle-ci : qu’est-ce que la
liberté ?, que celle-ci : est-il possible d’être libre ?
Longtemps – surtout depuis Descartes, Newton et Laplace –, la
position fut claire : dans l’univers matériel (donc le nôtre), tout est
absolument déterminé par les lois de la physique qui s’appliquent
à tout, en tout, partout et toujours. Le petit diable de Laplace,
connaissant parfaitement la position et la vitesse de la moindre
parcelle d’univers à un instant donné, pourrait calculer, avec une
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précision totale, l’avenir de tout ce qui existe. Exit quelque liberté
que ce soit !
Cette approche appelle deux commentaires, l’un intérieur,
l’autre extérieur au raisonnement.
Le commentaire intérieur réfute la possibilité de connaître l’état
de chaque parcelle d’univers et la possibilité d’en calculer les
évolutions futures. D’abord, parce que cela contredirait le théorème
de la théorie de l’information qui stipule qu’il est impossible à
un système de se connaître lui-même entièrement. Ensuite, parce
que les mathématiques elles-mêmes (notamment Henri Poincaré
avec le problème des trois corps) démontrent que le déterminisme
apparent des équations de la physique, lorsqu’il y a plus de trois
corps en présence (ce qui serait le cas avec les milliards de milliards
de particules de l’univers), aboutit à des solutions chaotiques
indéterminées. Enfin, parce que les particules microscopiques qui
constituent le tout, selon cette même théorie mécaniste, obéissent
à une physique quantique qui présente une indétermination
foncière (par les relations d’incertitude de Heisenberg).
Le commentaire extérieur exprime que les équations déterministes de la mécanique classique, relativiste ou quantique ne s’appliquent qu’aux systèmes les plus rudimentaires et les plus rares.
L’univers pris comme un tout et la grande majorité des systèmes
qui le composent sont des systèmes complexes obéissant à une
physique organiciste et émergentiste où les notions de causalisme
et de déterminisme n’ont plus cours.
En bref : l’univers réel n’est déterministe qu’à la marge, il est
créatif et imprévisible partout ailleurs. La liberté de l’homme est
donc possible, même si elle n’est que partielle.
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