Article L'éthique du monde en développement? HURST, Samia Reference HURST, Samia. L'éthique du monde en développement? Bioethica Forum, 2013, vol. 6, no. 1, p. 18-20 Available at: http://archive-ouverte.unige.ch/unige:33044 Disclaimer: layout of this document may differ from the published version. FOCUS: DEVELOPING WORLD BIOETHICS Point de vue L’éthique du monde en développement? Samia A. Hursta a Institut d’éthique biomédicale, Faculté de médecine, Genève «Monsieur Ghandi, s’il vous plaît», aurait demandé un jour un journaliste dont la postérité ignore s’il était naïf, «que pensez-vous de la civilisation de l’Occident?» «Ah oui», se serait-il vu rétorquer, «ce serait une excellente idée que la civilisation atteigne l’Occident.» Lorsque l’on aborde les différents chapitres de la bioéthique du monde dit ‹en développement›, deux pièges nous guettent trop souvent. Le premier, c’est une certaine forme de tendance à centrer notre réflexion sur les traditions occidentales. Le second est le risque de prendre le contexte organisationnel comme une donnée du problème, ce qui est bien sûr exact, mais sans prendre en compte les problèmes éthiques soulevés par ce contexte lui-même et les règles qui le maintiennent. Les appels à une bioéthique plus inclusive, qui intègre des points de vue de différentes cultures du monde, peuvent ainsi faire l’objet de malentendus. Selon une version presque ‹classique›, mais simpliste, les raisons d’inclure ces avis sont qu’il est important, dans les circonstances inégales de notre monde actuel, à la fois d’entendre des représentants de populations fragilisées et pouvant devenir des victimes des recherches et des applications de la médecine et des biotechnologies, et d’éviter de commettre la faute morale d’une forme de néo-impérialisme occidental. Il importe donc de respecter les valeurs localement spécifiques plutôt que d’imposer ‹les nôtres›. Dans les faits, cependant, il est au moins aussi souvent important d’intégrer ces différents points de vue pour reconnaître ensemble des valeurs qui nous sont en fait communes et pour identifier des conditions dans lesquelles elles sont transgressées. Dès lors que cette ‹bioéthique internationale› est conviée non plus seulement pour donner voix à des représentants de victimes potentielles, mais pour effectuer un rappel commun de valeurs communes, il devient par ailleurs clair que ce rappel peut – et doit – inclure un questionnement éthique du contexte et des règles qui le maintiennent. ‹Respectez nos valeurs› Le risque qu’il y aurait à centrer notre réflexion sur nos propres traditions, et notamment ici sur les traditions occidentales, est bien sûr souvent évoqué. Il est cependant en général entendu comme donnant lieu à une tension entre la tendance à vouloir faire accepter des valeurs étiquetées comme occidentales au reste du monde et la tendance à vouloir s’abstenir de le faire. Ces deux tendances, cependant, reposent sur un même postulat: les cultures humaines sont perçues comme différentes l’une de l’autre – et intérieurement homo- Bioethica Forum / 2013 / Volume 6 / No. 1 18 FOCUS: DEVELOPING WORLD BIOETHICS gènes – par leurs valeurs morales. Ce postulat a été abondamment démenti, entre autres par des descriptions comme celle des universaux humains dont la liste inclut les sentiments moraux, l’interdit du meurtre et du viol et plus généralement des limites à la violence admise, la médiation des conflits, la coopération, l’empathie, la sanction de crimes envers la collectivité, la responsabilité individuelle, la résistance aux abus de pouvoir, et le concept de l’équité [1]. Si l’on centre sa réflexion sur une culture donnée et considérée comme ‹normale›, cela dit, on risque de considérer comme propre à une culture différente uniquement ce qui est différent de la nôtre. Nous avons l’habitude de ces illusions d’optique dans notre vie quotidienne. Les personnes qui associent une valeur morale particulière à leur religion ont parfois du mal à s’imaginer que cette valeur soit commune aux personnes qui n’adhèrent pas à leur foi. Les caractéristiques associées à des descriptions féminines auront tendance à être ce qui les différencie des hommes, plutôt que ce qui les constitue en général. Nous avons tendance à décrire par la voie de la différence. Le même piège nous guette lorsque l’on décrit les cultures. Notre tendance à nous centrer – en Occident – sur les traditions occidentales peut nous conduire à méconnaître le fond considérable de valeurs communes à l’humanité. Le fait que nos discussions montrent encore parfois cette tendance, et qu’elle doive faire l’objet de critiques [2], malgré les processus qui ont conduit à la reconnaissance des Droits de l’Homme est assez révélateur de sa solidité. Il n’est pas non plus nécessaire de souscrire à l’existence de différences vraiment fondamentales entre cultures humaines pour soutenir l’appel à plus d’inclusion dans les discussions de bioéthique. Pourquoi, dès lors qu’il va s’agir finalement de débattre d’enjeux pouvant être représentés par n’importe quelles personnes compétentes? Sans doute parce qu’il s’agira, dans un domaine concerné par des applications concrètes, aussi de mettre en commun les connaissances des faits. Peut-être aussi parce que vivre dans des circonstances très différentes peut conduire à différentes sortes de conflits d’intérêts et que l’on reconnaît par ailleurs qu’une manière de les gérer est de les équilibrer autant que possible. Ce sont, cela dit, des raisons très différentes. Les personnes conviées ne le sont plus comme ambassadeurs, en quelque sorte, de leurs cultures respectives. Elles le sont – toutes – à titre de témoins des circonstances dans leur partie du monde et comme représentants égaux de valeurs dont une grande partie sera commune, certes, mais pour lesquelles les débats en cours et les applications varieront localement. Ce rôle correspond par ailleurs à une demande – lucide – de personnes qui comptent parmi les premières concernées. Lors d’un atelier d’éthique de la recherche que j’ai eu l’occasion de coorganiser à Brazzaville en 2010, la situation était particulièrement frappante. Les participants, qui étaient là pour se former à la revue éthique des protocoles de recherche avec l’être hu- main, étaient des chercheurs très expérimentés qui, au bout de plus de 20 ans de pratique en Afrique subsaharienne, avaient pour ainsi dire tout vu. Les soucis qu’ils exprimaient sur différents exemples de recherche sur l’être humain étaient étayés par des exemples tirés de leur expérience personnelle et reflétaient toutes les principales règles des codes et réglementations sur la recherche avec l’être humain. Ce qui leur manquait n’était pas de la connaissance, ni une écoute de ‹leur culture›. C’était tout bonnement le pouvoir de donner leur avis sur les cas d’espèce et d’être entendus. A un moment donné nous leur avons dit: ‹Maintenant vous êtes le comité d’éthique, vous allez avoir le droit de dire non›, et on a vu leur regard changer. Ce qu’ils avaient dès lors le pouvoir de faire n’était pas de faire valoir des valeurs qui leur seraient spécifiques, mais de faire valoir nos valeurs, à tous finalement. Ils avaient cependant une conscience aiguë que le fait que ces valeurs soient aussi les nôtres à tous ne rendait pas nécessairement les occidentaux qu’ils avaient côtoyés plus susceptibles ou plus capables de les appliquer en Afrique pour autant. Nous avons, trop souvent, exporté des pratiques sans exporter en même temps les normes qui auraient dû les accompagner. Vouloir limiter des personnes comme celles-là dans un rôle de représentant de tout ce qui n’est que spécifique à leur culture les desservirait de manière évidente, et serait finalement une autre manière de les affaiblir. Les circonstances en examen Admettre explicitement que l’inclusion des cultures peut servir à rappeler des valeurs communes aura des implications qui vont nettement plus loin que l’éthique de la recherche clinique. Nous avons tendance à poser les problèmes d’éthique internationale en termes de problèmes additionnels posés par les rapports humains dans des asymétries de pouvoir et de moyens matériels, en oubliant que ces asymétries sont le résultat de choix humains auxquels des décideurs ont participé et que ces décideurs furent souvent occidentaux. Ce risque a été très bien décrit par le philosophe politique Thomas Pogge [3; 4]. Si les inégalités du monde actuel comportent des injustices manifestes, la responsabilité pour ces circonstances n’est pas généralement acceptée comme concernant les habitants actuels des pays riches. Les causes en sont tracées soit à des acteurs locaux comme des gouvernements inadéquats, soit à des générations passées dont les actes ne peuvent plus être considérés comme engageant la responsabilité de leurs descendants dans les pays riches. A cela, Pogge oppose trois arguments. Tout d’abord, même si le nombre de personnes vivant au-dessous du seuil de pauvreté mondial est immense – plus d’un milliard de personnes selon la Banque Mondiale – les inégalités matérielles sont désormais telles que doubler ou tripler le revenu de ces personnes par une redistribu- Bioethica Forum / 2013 / Volume 6 / No. 1 19 FOCUS: DEVELOPING WORLD BIOETHICS tion directe ne serait même pas vraiment ressenti dans les pays riches [3]. Y remédier n’est donc pas disproportionnellement exigeant. Ensuite, même en admettant qu’il soit possible de refuser en quelque sorte l’héritage historique des crimes dont résultent une partie des inégalités présentes, il est incohérent de prétendre le faire tout en continuant de jouir des avantages conférés par ces circonstances historiques. «Comment pouvons-nous accepter et défendre par la force les grands avantages de naissance qu’un processus historique injuste nous a arbitrairement octroyé sans aborder aussi les privations sévères que ce même processus injuste a arbitrairement imposé à d’autres?» [voir 3; p. 74]. Finalement, les règles actuelles qui régissent l’ordre international sont clairement du ressort de notre génération. Or, certaines de ces règles défavorisent activement les populations les moins bien loties de la planète. Il ne s’agit donc plus de savoir s’il est obligatoire ou simplement louable d’apporter une aide aux plus démunis. L’interdiction de nuire est un argument nettement plus fort, et habituellement plus consensuel. Pogge donne plusieurs exemples de ce type, dont plusieurs touchent directement ou indirectement à des questions de bioéthique [3]. 1. Les politiques du Fond Monétaire International ont exercé des pressions constantes sur les pays pauvres pour réduire leurs dépenses sociales [5]. Cela a constitué une des causes d’émigration des professionnels de la santé, restés sans emploi local, alors qu’ils avaient été formés aux frais des contribuables locaux et que leur départ constituait un subside des pays riches par les pays pauvres [6]. 2. Les pays riches recrutent par ailleurs activement des professionnels de la santé dans les pays pauvres, et s’abstiennent de former davantage de médecins euxmêmes, les privant ainsi d’une ressource de santé d’autant plus précieuse que les autres ne peuvent que rarement être utilisées sans celle-ci [7]. 3. Considérer un prêt aux dirigeants comme un prêt au pays, même lorsque le pouvoir a été saisi par la force et que l’argent n’est pas investi pour la collectivité, rend la ‹carrière› de putschiste extraordinairement lucrative. C’est doublement au détriment de la population qui se verra d’une part affaiblie par une dette ex- térieure sans jamais avoir bénéficié du prêt, et verra d’autre part son pays devenir une proie attirante pour les prises de pouvoir par la force [8]. 4. Les Etats riches tentent de répondre à leurs besoins en énergie par l’utilisation de biocarburants, sans tenir compte des effets de ces efforts sur les coûts de subsistance nutritionnelle de base dans les pays pauvres. 5. La protection de la propriété intellectuelle, étendue plus récemment dans le monde entier y compris dans des pays où la protection des brevets était faible à inexistante, freine l’accès aux génériques qui est souvent la seule forme de traitement matériellement accessible localement. Aucune de ces questions ne mobilise des différences culturelles en matière d’éthique. Toutes peuvent légitimement soulever des questionnements éthiques. Ce que ces enjeux nécessitent n’est pas une prise de conscience des valeurs d’autres cultures, mais une discussion franche de celles qui nous sont communes et de ce que nous sommes prêts à faire pour les appliquer. Remerciements: L’auteure est soutenue par un subside du Fonds National Suisse (PP00P3_123340). Correspondance Prof. Samia Hurst Institut d’éthique biomédicale CMU/1 rue Michel Servet CH-1211 Genève 4 E-mail: samia.hurst[at]unige.ch Références 1. Brown D. Human Universals. New York: McGraw-Hill; 1991. 2. Macklin R. Against Relativism: Cultural Diversity and the Search for Ethical Universals in Medicine. Oxford, New York: Oxford University Press; 1999. 3. Pogge TW. Access to Medicines. Public Health Ethics. 2008; 2008(1):2. 4. Pogge TW. Responsibilities for Poverty-Related Ill Health. Ethics and International Affairs. 2002;16(2):71–9. 5. Daniels N. Just Health: Meeting Health Needs Fairly. New York: Cambridge University Press; 2008. 6. Mullan F. The metrics of the physician brain drain. N Engl J Med. 2005;353(17):1810–8. 7. Eyal N, Hurst SA. Physician Brain Drain: Can Nothing be Done? Public Health Ethics. 2008;1(2):180–92. 8. Pogge TW. Real World Justice. The Journal of Ethics. 2005; 9:29–53. Bioethica Forum / 2013 / Volume 6 / No. 1 20