Université Lyon.2 Frédéric Hansen. Sous la direction de Bruno Benoit, professeur d’histoire à l’IEP de Lyon. Soutenance le 18 juin 2009. Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 . Lecture à travers la presse lyonnaise de l’époque. Séminaire d’histoire politique des XIXème et XXème siècle. Jury : Bruno Benoit et Gilles Vergnon, maître de conférences à l’IEP de Lyon. Table des matières Remerciements. . . Introduction. . . Partie I : Mustapha Kemal, le vainqueur. . . 1° « le Progrès ». . . a. Importance du conflit. . . b. De l'usage des mots. . . c. Un soutien à la cause turque en ce mois de septembre 1922. . . d. L'ingérence européenne dans le conflit. . . e. Mustapha Kemal vu par « le Progrès ». . . 2° « Le Nouvelliste ». . . a. La défaite grecque. . . b. Une victoire turque éclatante: l'exploit de Mustapha Kemal. . . c. Les Européens et le conflit. . . 3° « Lyon Républicain ». . . a. La fin de la guerre: la honte grecque et le prestige de Mustapha Kemal. . . b. L’interview de Mustapha Kemal. . . c. Les alliés et le conflit. . . PArtie II : Mustapha Kemal, le negociateur . . 1° La conférence de Lausanne, une conférence à l’issue incertaine. . . 2° La Conclusion de la conférence : Kemal et la Turquie vainqueurs. . . a. « le Progrès ». . . b. « Le Nouvelliste ». . . c. Le « Lyon Républicain ». . . Partie III : Mustapha Kemal, l’organisateur. . . 1° Mustapha Kemal met fin au Sultanat ottoman et proclame la république turque. . . a. « Le Progrès ». . . b. « Le Nouvelliste ». . . c. Le « Lyon Républicain ». . . 2° L’abolition du Califat : la fin d’un ordre pluriséculaire. . . a. « Le Progrès ». . . b. Le « Lyon Républicain ». . . c. « Le Nouvelliste ». . . Conclusion. . . Bibliographie. . . Ouvrages. . . Article. . . Conférence. . . Sources. . . Archives départementales. . . Annexes. . . 5 6 10 11 11 12 14 17 19 23 23 24 27 32 33 34 36 37 37 43 43 49 55 60 60 61 66 71 73 74 79 81 90 93 93 93 93 94 94 95 Annexe I : Carte de l’Empire ottoman à son apogée. . . Annexe II : Carte du traité de Sèvres. . . Annexe III : Couverture du « Progrès ». . . Annexe IV : Couverture du « Lyon Républicain ». . . Annexe V : Couverture du « Nouvelliste ». . . Annexe VI : Chronologie de l’Empire ottoman. . . Annexe VII : Biographie de Mustapha Kemal avant 1922. . . 95 95 96 97 98 99 102 Remerciements. Remerciements. Un grand merci à Bruno Benoit, directeur de mémoire pour ses conseils avisés. Merci également à Gilles Vergnon pour la conduite du séminaire avec M. Benoit. Leur amour de l’histoire m’a donné envie d’en faire un métier. Merci à mes colocataires, Flore et Pomme, mon frère, ma sœur, Mathieu et Jack pour leur soutien. Merci à Juliette pour toutes ces heures à travailler nos mémoires respectifs. Merci à ma mère pour la relecture du mémoire et la correction des fautes. Merci à Istanbul, à toute la Turquie, à toutes les personnes merveilleuses qui m’ont fait découvrir ce pays, et donner envie de travailler sur son histoire. Merci aussi à mes amis Erasmus qui m’ont aidé à me sentir bien et à parcourir la région. Dans l’ensemble, merci à toutes les personnes qui m’ont soutenu. Hansen Frédéric - 2009 5 Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 . Introduction. Ayant passé une année à Istanbul en tant qu’étudiant Erasmus, la Turquie et ses habitants ont pu être découverts. A l’heure où le gouvernement turc affiche clairement ses ambitions européennes, la vigueur du nationalisme dans ce pays est très surprenante. Le jour de la fête de la République est à ce sujet très révélateur de la puissance du sentiment national en Turquie. En effet, tous les ans, le 29 octobre, le pays se pare de rouge et de blanc pour célébrer la proclamation de la république en 1923. Outre cette fête où chaque habitant, chaque commerçant exhibe le drapeau turc, le nationalisme est très prégnant tous les jours de l’année, de nombreux drapeaux étant aussi présents. Un homme symbolise à lui seul ce nationalisme et cette fierté turque : Mustapha Kemal Atatürk. Dans chaque ville, dans chaque quartier, on retrouve au coin de nombreuses rues une statue de l’illustre homme. On ne compte plus non plus les tableaux, posters ou affiches à l’effigie du fondateur de la Turquie moderne, qui est un réel mythe dans son pays. Toute cette ferveur autour d’Atatürk a soulevé beaucoup de questions. Pourquoi cet homme est-il aussi adulé, aussi vénéré dans son pays, alors qu’il est très largement méconnu ailleurs ? Qu’a-t-il pu réaliser pour pouvoir justifier cette adoration sans limites ? L’idée est donc venue de démarrer une réflexion sur la carrière de Mustapha Kemal, et sur son action politique. Le choix s’est ainsi vite porté sur la fondation de la Turquie moderne, qui symbolise le summum de l’action de Mustapha Kemal, qui a réussi à bâtir un état fort sur les ruines d’un empire en pleine déliquescence, permettant ainsi au pays de se relever de la première guerre mondiale. Nous avons donc choisi la période qui va de 1922, date de la guerre de libération contre les Grecs, aux débuts de l’organisation du nouvel état turc jusqu’en 1924. A travers ces étapes, nous allons découvrir une première facette de l’homme Mustapha Kemal. Comprendre comment il a libéré le territoire de l’invasion grecque, comment il a imposé son état sur la scène internationale et comment il a su l’organiser pour le stabiliser permet de cerner mieux le caractère d’Atatürk, afin de pouvoir apprécier son action à sa juste valeur. Ensuite, l’étape suivante dans la réflexion était de se demander quelle était la dimension internationale de Kemal, de voir comment il était perçu en Europe, et notamment en France. C’est pourquoi l’idée est venue d’analyser son action de 1922 à 1924 à travers la presse française, et tout particulièrement la presse lyonnaise. Trouver un écho de l’action de Kemal dans un journal régional français semblait ainsi pouvoir être une preuve de son éclat. La question définitive qui se posait s’est donc imposée naturellement : comment l’avènement de la République turque et le personnage de Mustapha Kemal ont-ils été vécus dans la presse lyonnaise ? Pour parvenir à réaliser cette analyse dans des conditions réalisables, il a fallut sélectionner un échantillon de journaux représentants les différents courants d’opinions en France. Trois journaux se sont imposés, étant les plus disponibles dans les archives départementales : « Le Progrès », « le Nouvelliste » et le « Lyon Républicain ». L’analyse aurait également pu se porter sur d’autres quotidiens plus extrêmes si ceux-ci avaient continué de paraître durant les années qui nous intéressent, ou avaient au moins été disponibles aux archives. Il convient donc de présenter très brièvement les journaux sur lesquels l’analyse s’est portée. 6 Hansen Frédéric - 2009 Introduction. Tout d’abord, « le Progrès » est le plus célèbre des journaux lyonnais, celui qui détient aussi le record de longévité dans la presse lyonnaise à ce jour. Créé en 1859, son premier numéro datant du 12 décembre de la même année, il continue à paraître encore aujourd'hui. C'est un journal que l'on peut qualifié de neutre, se situant plutôt au centre, en penchant tout de même légèrement à gauche, à l'instar du journal Le Monde au niveau national. Cette neutralité est voulue et affirmée dès le premier numéro du journal. En effet, on y trouve l'article suivant: "Le Progrès se propose en premier lieu de donner à ses lecteurs, non pas des amplifications plus ou moins littéraires sur des thèmes connus, mais un ensemble d’études exactes, de renseignements positifs sur tous les grands faits politiques, économiques, littéraires, scientifiques, qui, à Lyon ou dans les départements voisins, en France ou à l’étranger, méritent l’examen d’un esprit sérieux. [...] Notre journal sera, nous l’espérons, un résumé méthodique, exact et complet, du mouvement général des idées, des choses et des hommes." 1 "Prospectus", Le Progrès, n°1, 12 décembre 1859 . Voilà la volonté du journal dès sa parution. On peut considérer qu'à l'époque qui nous intéresse, le journal est encore fidèle à la ligne de conduite qu'il s'est fixée. On trouvera en effet beaucoup de descriptions très précises des faits, qui se complètent malgré tout avec une analyse et parfois une prise de position. Ensuite, nous avons le « Lyon Républicain ». Le journal débute sa publication en 1878, et l'achève en 1944. Comme son nom l'indique, c'est un journal qui se veut républicain, c'està-dire à gauche de l'échiquier politique, comme le voulait le clivage politique de l'époque. Des trois principaux journaux étudiés, il est celui qui se concentre le plus sur l'actualité lyonnaise, au détriment parfois d'une information plus poussée de l'actualité internationale. Toutefois, il n'oublie pas de traiter les évènements importants, et ce dans les premières pages, ce qui prouve que malgré un fort attachement au local qui remplit les pages de son journal, l'actualité internationale est tout de même fondamentale, et occupe bien souvent les premiers titres et la première page du quotidien. Enfin, le troisième quotidien analysé est « le Nouvelliste », qui paraît pour la toute première fois le 15 mai 1879. Le journal représente à l'époque la droite catholique, conservatrice et favorable à la monarchie. Selon certaines sources, c'est un journal vite réputé pour la qualité de son information, ainsi que pour la sûreté de ses sources. Des journaux étudiés, il est celui qui se penche le plus sur les affaires religieuses, mêmes les affaires non catholiques. Dans le cas qui nous intéresse, on pourra en effet voir un fort intérêt du quotidien pour les questions religieuses en Turquie et dans l'Islam en général. Le journal a cessé de paraître en 1944, à l’instar du « Lyon Républicain ». Après avoir présenté les quotidiens qui serviront de base à la recherche, il convient de situer la situation turque au moment où l’analyse débute, en septembre 1922. Il faut pour 2 cela revenir sur les derniers faits importants de Mustapha Kemal pour son pays . Après la première guerre mondiale, où l’Empire ottoman est battu, la situation est très critique pour les Turcs suite à la signature de l’armistice de Moudros le 30 octobre 1918. L’Empire ottoman est balayé, le pouvoir du Sultan réduit quasiment à néant suite 1 Extrait relevé sur : http://www.pointsdactu.org/article.php3?id_article=830 2 Consulter pour plus de précision la chronologie de l’Empire ottoman et la biographie de Mustapha Kemal en annexe. Hansen Frédéric - 2009 7 Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 . à l’entrée dans la capitale ottomane, Istanbul des soldats alliés, et surtout des Anglais. Ceux-ci asservissent totalement le Sultan, et lui dicte la ligne de conduite à adopter. Le Sultan alors en place, Mehmet VI, n’a qu’une chose en tête : conserver le trône. C’est pourquoi il est prêt à accepter toutes les conditions des Anglais tant qu’il peut conserver le pouvoir, même si c’est sur une toute petite portion de territoire amputée de toutes les terres désormais occupées par les Alliés. En août 1920, le traité de Sèvres est signé, réglant ainsi, pense-t-on, la question de la paix au Moyen Orient, et le sort de l’Empire ottoman. Quelques mois plus tôt, l’occupation officielle d’Istanbul, ou Constantinople comme on l’appelle encore en Europe. Mustapha Kemal a alors déjà commencé son action en Anatolie. Général dans l’armée depuis la première guerre mondiale et sa défense héroïque du détroit des Dardanelles face aux Anglais, Kemal a depuis quitté l’armée pour pouvoir se consacrer à la libération du territoire. Ses idées viennent d’une jeunesse où il a longuement étudié seul divers écrits européens. C’est durant cette période qu’il se forge une vision de la vie, de son pays et du nationalisme. Ses idées sont ainsi déjà arrêtées : le gouvernement est responsable des maux de l’Empire, un empire en pleine déliquescence au début du XXème siècle. Pour le jeune Mustapha, il faut recentrer le débat sur l’Anatolie, berceau de la civilisation turque. L’incapacité de l’empire à se gérer vient de sa trop grande taille et du trop grand nombre de peuples dans les frontières de l’empire. Kemal veut donc dans un premier temps se concentrer sur la nation turque, puis dans un deuxième temps il veut libérer le pays de l’emprise du Sultan et de son absolutisme. Il est intéressant de noter que dès son enfance, Mustapha ne comprenait pas trop pourquoi les prières étaient effectuées à l’école en arabe, langue que personne ne comprenait. Là lui vient cette idée de turciser le pays, en rétablissant la prédominance de la langue turque et de la turcité partout. Ses idées sont donc empruntes des idées des Lumières, Kemal ayant notamment beaucoup lu Rousseau. Kemal a grandi avec l’émergence du mouvement des Jeunes Turcs, très influent depuis la fin du XIXème siècle, et renversant même le pouvoir du Sultan en 1909. Pourtant, selon Mustapha Kemal, les Jeunes Turcs ne sont pas assez radicaux, épargnant trop le Sultan. Kemal veut dès sa jeunesse supprimer le Sultanat pour imposer un état qui serait basé sur les libertés individuelles. Suite au fiasco de la première guerre mondiale, Kemal voit d’un très mauvais œil l’arrivée des Anglais dans le pays, nullement empêchés par le Sultan. Cette arrivée dans le pays est intolérable pour le général, qui va dès lors se mobiliser pour changer les choses. Dans le cadre d’une mission pour le gouvernement, il part en Anatolie où il donnera naissance à son mouvement en 1919. D’abord dans un congrès à Erzurum, puis dans un autre plus grand à Şivas au cœur de l’Anatolie. Il va commencer à soulever la population contre le gouvernement, après avoir démissionné de l’armée. Kemal devra être très prudent s’il veut obtenir le ralliement des Turcs de l’Anatolie, en majorité des paysans très croyants. Il lui faudra épargner le Sultan et viser dans ses critiques le gouvernement et les étrangers. Cette tactique va réussir à merveille, Kemal va obtenir l’adhésion d’une grande partie de la population. L’autre partie va continuer à soutenir le Sultan, qui est aussi Calife et use de cet argument pour empêcher que Kemal ne soit rejoint par trop de monde. De violents affrontements vont ainsi éclater en 1920 entre les deux parties, que les Kémalistes vont réussir à calmer rapidement, pacifiant ainsi l’Anatolie. Après le traité de Sèvres, et auparavant l’invasion grecque en Anatolie Occidentale, Mustapha Kemal et son armée désormais plus puissante vont se battre contre successivement les Arméniens, les Kurdes, les Français mais aussi et surtout les Grecs. Les affrontements vont commencer en juillet 1920, pour s’intensifier à l’hiver 1921. Les nationalistes vont remporter quelques victoires éclatantes face à l’armée du roi Constantin, qui va pourtant réagir et se réinstaller en Anatolie. A l’été 1922, après avoir reculé de quelques kilomètres, les armées kémalistes vont 8 Hansen Frédéric - 2009 Introduction. lancer l’assaut final pour chasser définitivement les Grecs du territoire turc que Mustapha Kemal revendique depuis plusieurs années. Ces territoires, Kemal les a officiellement réclamés à travers le pacte national de 1920, où des demandes précises sont effectuées, notamment les limites des territoires revendiqués. En parallèle à cette action militaire, Kemal s’attèle à construire un contre pouvoir en Anatolie, qu’il ambitionne de voir à terme être l’unique pouvoir en Turquie. Le 23 avril 1920, la Grande Assemblée Nationale de Turquie voit le jour à Ankara, encore appelée Angora par de nombreux observateurs européens. Cette assemblée s’inscrit comme le cœur du contre pouvoir créé par Mustapha Kemal, le cœur de l’opposition au gouvernement du Sultan ottoman. C’est elle qui vote désormais toutes les lois, qui émanent souvent de l’esprit de Mustapha Kemal. Celui-ci a des idées par ailleurs très précises, et ne laisse absolument rien au hasard, dirigeant à la fois l’armée turque et le pouvoir civil turc. Il a créé la GANT pour pouvoir disposer de l’assise et de la légitimité nécessaires auprès du peuple et des pays étrangers. Néanmoins, il sait que le premier problème à régler et la libération du territoire, où les Grecs se sont installés et où les Alliés sont toujours à Istanbul. La bataille contre les Grecs constituera l’essentiel de l’actualité turque dès 1921 et pour une grande partie de l’année 1922. C’est ici que nous débuterons notre analyse, pour tenter de comprendre comment l’action de Mustapha Kemal est perçue dans les quotidiens lyonnais. Cette analyse se déroulera en trois temps : dans un premier temps, nous étudierons la guerre contre les Grecs, ainsi que la personnalité d’un Mustapha Kemal vainqueur. Dans un second temps, nous verrons l’analyse de la conférence de Lausanne, où Kemal montrera ses talents de négociateurs, indirectement. Enfin, dans un troisième temps, les débuts de l’organisation du pays par Mustapha Kemal termineront notre étude. Nous avons donc choisi de centrer l’analyse en majeure partie sur la presse lyonnaise, qui constituera le principal appui de notre étude, aidée par les écrits de plusieurs auteurs quand la presse nous fera défaut. Nous avons choisi de rester très près de l’analyse des quotidiens lyonnais, essayant de rendre compte du mieux possible de leurs idées. Hansen Frédéric - 2009 9 Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 . Partie I : Mustapha Kemal, le vainqueur. 3 Mustapha Kemal est d'abord connu comme étant un général talentueux .Ses principaux faits d’armes, il les a effectués sur le terrain militaire, menant ses armées à de grandes victoires face aux Italiens en 1911, face aux Russes en 1915, face aux Anglais et aux Français, et dernièrement dans les premières batailles contre les Grecs. Son charisme, sa science du combat, sa détermination ont déjà permis, en 1922, de remporter de nombreuses batailles qui semblaient bien mal engagées. La dimension prise par Mustapha Kemal est désormais nationale, voire internationale. C'est pourquoi il est logique d'analyser son action finale en tant que général à travers la libération de la Turquie. Depuis sa jeunesse, il est animé de ce désir de voir son pays totalement indépendant, ne s'occupant que des seuls Turcs et débarrassé des troubles dans les Balkans ou dans le monde arabe qui sont autant de parasites pour l'épanouissement du peuple turc. Il convient donc d'analyser ses derniers faits d'armes sur le terrain militaire. Dans le même temps, cela nous permet d'évaluer la situation turque à l'époque, car, en quelque sorte, en 1922, la Turquie, c'est Mustapha Kemal. Il incarne totalement son pays, le Sultan est complètement dépassé et en attente d'une fin qui semble inéluctable, excepté bien sûr si la Grèce parvient à vaincre les Turcs. Nous l'avons vu, déjà les occidentaux commencent à considérer Kemal comme le vrai chef de la Turquie. Ce fut le cas en premier lieu des Français, qui ont envoyé un de leurs plus grands diplomates, Franklin-Bouillon, afin 4 de négocier avec le président de la GANT un accord secret turco-français . Le fait qu'ils se soient directement adresser au Ghazi sans passer par le Sultan est une preuve de cette nouvelle dimension prise par le général. Pour évaluer cette dimension internationale, nous avons choisi de nous concentrer sur la presse de notre région, la presse lyonnaise. Que la presse rapporte ou non ce qui se passe en Anatolie nous semble être un bon indicateur. Il y a non seulement le fait de rapporter ces événements, mais il y a aussi la manière de rapporter ces événements. A la lueur de ces articles de presse, nous verrons comment la presse lyonnaise analyse les actes de Mustapha Kemal en tant que général, mais nous verrons aussi par extension l'ensemble de l'analyse des journaux sur cette guerre et ses différentes influences. Nous avons choisi de commencer l'analyse au mois de septembre 1922, ce qui correspond à la fin de la guerre entre les Grecs et les Turcs. Une dernière offensive a été lancée au cours de l'été. Quand nous commençons à étudier la presse, nous sommes le premier septembre 1922. Les affrontements font rage en Anatolie Orientale depuis une quinzaine de jours. Les Grecs ont d'ailleurs commencé à reculer, et les Turcs entrevoient l'espoir d'une reconquête du territoire. Durant la période que nous allons analyser, plusieurs événements d'importance ont eu lieu jusqu'au dénouement de la guerre favorable aux Turcs. 3 Voir les rappels bibliographiques en annexe. 4 Le 10 octobre, le diplomate français rendait visite à Kemal, et sont parvenus à un accord, les Français se retirant du Sud de la Turquie, et devenant ainsi la première nation européenne à soutenir le gouvernement de Kemal. 10 Hansen Frédéric - 2009 Partie I : Mustapha Kemal, le vainqueur. Tout d'abord, les Turcs, reprenant constamment du terrain sur les Grecs, gagnent plusieurs batailles et s'emparent de Brousse le 6 septembre. Trois jours plus tard, le 9 septembre, ils s'emparent enfin de Smyrne, et arrivent à l'objectif qu'ils s'étaient fixé: atteindre la Méditerranée et vaincre les Grecs. Les Grecs d'ailleurs sont en déroute, et doivent abandonner toutes leurs positions en Anatolie. La reprise de Smyrne signifie en outre la fin de la guerre, et le début des préparations des négociations de paix. Au cours du mois de septembre, les alliés discutent ferme sur les conditions d'une paix éventuelle en Orient. Ils conversent avec les Turcs par 5 télégramme. A la mi-octobre, un armistice est signé à Mudanya : c'est la première étape vers le règlement définitif de la paix. Nous allons donc procéder à l’analyse de la guerre entre les Grecs et les Turcs, en nous appuyant sur chacun des journaux tour à tour, afin de mieux cerner la vision qu’a chaque quotidien, pour enfin donner une vue d’ensemble de la presse lyonnaise. 1° « le Progrès ». Avant de rentrer dans une analyse des termes employés par le journal, il convient tout d'abord de se concentrer sur l'attention que le journal porte globalement au conflit. a. Importance du conflit. Notre analyse commence au 1er septembre 1922, et la guerre se termine environ deux semaines plus tard. Nous avons choisi de poursuivre l'analyse sur les premiers débats concernant le règlement diplomatique du conflit, jusqu'à la fin septembre environ. Ce que l’on peut d'ores et déjà dire, c'est que ce conflit est considéré comme un événement de taille par « le Progrès ». En effet, durant les trois premières semaines de septembre, le conflit et ses dérivés occupent la première page et les gros titres du journal tous les jours. Au début, les gros titres se concentrent sur l'avancée turque jusqu'à la prise de Smyrne, ensuite à propos des débuts de négociations de paix, de la prévision d'une conférence de la paix, des demandes des uns et des autres... Le conflit occupe donc la une du journal continuellement, souvent en étant l'événement principal de la journée. Cette guerre est donc réellement prise au sérieux, et si le journal choisit de la mettre en une tous les jours, c'est qu'il pense que cela va intéresser les Français. Ce conflit entre Grecs et Turcs dépassent le cadre des deux pays, pour s'étendre jusqu'à l'Europe Occidentale. En Europe, et notamment en France et en Angleterre, les gouvernements se sentent très concernés par ce qui ce déroule là-bas, car les enjeux sont européens et cruciaux pour ces deux puissances coloniales. En effet, non seulement cette guerre peut risquer d'allumer un grand brasier dans les Balkans, surtout avec le souvenir encore prégnant de 5 Cet armistice est signé le 11 octobre, et met en place les conditions préalables à l’ouverture d’une conférence pour la paix définitive. Hansen Frédéric - 2009 11 Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 . 6 la première guerre mondiale et des guerres balkaniques , mais ces deux pays ont aussi des intérêts économiques très prononcés dans le secteur, avec de nombreuses entreprises dans les dépouilles de l'Empire ottoman, lequel leur avait d'ailleurs octroyé des concessions 7 qu'on appelle les Capitulations , qui offraient des conditions favorables aux citoyens et aux entreprises européennes. De plus, ces entreprises avaient intérêt à s'établir là-bas car la Turquie comporte de très intéressantes ressources naturelles et notamment minières, jusqu'aux ressources pétrolières de la région de Mossoul, qui intéressent au plus au point les Anglais. Ce sentiment d'importance pour le conflit gréco-turc est d'autant plus renforcé par le contexte de l'époque en France. Dans un pays encore meurtri par le premier conflit mondial, terminé seulement quatre années plus tôt, la vie est encore difficile et le pays panse toujours ses plaies. Considérant cela, on pourrait penser que la reconstruction, les réparations pourraient occuper une place centrale dans l'actualité livrée par « le Progrès », notamment du fait que la situation économique est encore très difficile. De plus, la question du règlement de la paix avec l'Allemagne n'est pas totalement terminée. Même si diplomatiquement, le traité de Versailles a été signé en 1919 et doit signifier le règlement définitif de la première guerre mondiale, dans les faits, tout reste encore à faire, car les Allemands notamment, refusent d'accepter ce traité et sont peu enclins à payer les réparations demandées. Ainsi, on peut dire que même dans un contexte très difficile en France, « le Progrès » considère la guerre en Anatolie comme un événement majeur, sinon comme l'événement majeur de la période. Même si la Turquie peut sembler loin des préoccupations des Français, le risque d'éclatement de la région suite à ce conflit peut être une bonne justification pour prouver l'intérêt très prononcé du quotidien. Concernant ce que dit le journal, il faut déjà rappeler que « le Progrès » est un journal certes légèrement à gauche, mais qui veut en général conserver une certaine neutralité. C'est pourquoi dans la plupart de ses articles, le journal se contentera bien souvent de rapporter des faits sur la guerre (décrire les avancées turques, le nombre de blessés, le nombre de morts, où ils se situent géographiquement...) laissés à l'appréciation du lecteur. Toutefois, il faut faire attention à l'usage des mots. Bien souvent, l'emploi de tel ou tel mot peut trahir une certaine prise de position. Même si beaucoup de mots ou expressions peuvent sembler totalement neutres au premier abord, il faut garder en mémoire que l'usage d'un mot ou d'une expression n'est jamais décidé par hasard, qui plus est dans la Une du journal le plus lu de la région lyonnaise. b. De l'usage des mots. 6 7 Ces guerres ont eu lieu en 1912 et 1913. Pour plus de précisions, consulter la chronologie ottomane en annexe. Les capitulations ont été mises en place en 1535 environ par François Ier et Souleymane le Magnifique, Sultan de l'empire Ottoman. Celles-ci accordaient de grands privilèges aux Français résidant dans l'empire Ottoman, notamment aux niveaux juridiques, commerciaux et religieux. Par exemple, un Français commettant un délit ou un crime sur le sol ottoman ne pouvait être jugé que par le consul de France en place là-bas, ce qui était un avantage considérable. 12 Hansen Frédéric - 2009 Partie I : Mustapha Kemal, le vainqueur. Comme nous l'avons dit, de manière globale, le journal se contente de rapporter, tout du moins jusqu'à la prise de Smyrne le 10 septembre, des faits, et surtout des faits militaires comme les dernières manœuvres des armées. Toutefois, l'emploi de certains mots trahit un certain parti pris dans ce conflit. En effet, si l'on se penche sur les titres ou sous-titres employés par les journalistes du « Progrès », on constate que le journal ne serait pas mécontent que le conflit soit remporté par les Turcs. Les expressions suivantes employées de manière récurrente, tels « la débâcle grecque », « le désastre », « la débandade des Grecs » montrent à quel point le quotidien ne semble pas pleurer cette défaite. Symétriquement, l'emploi d'expressions comme « la victoire turque », « les Turcs n'ont jamais connu pareille victoire » tendent à amplifier la victoire des troupes de Mustapha Kemal. Le journal tient à saluer le succès turc à sa juste valeur, à rendre compte de la teneur de l'exploit réalisé par les Turcs. Le parti pris pour les Turcs se retrouve dans les deux idées: d'un côté on affiche clairement la déroute de l'armée grecque, en moquant sa défaite, et de l'autre, on loue la grandeur de l'armée turque. On rabaisse un des deux camps tandis qu'on rehausse le prestige de l'autre. Les critiques de l'armée seront très vives dans le quotidien, jusqu'à la défaite le 10 septembre. Le journal tient visiblement à rendre compte du succès turc. Il est toutefois difficile de savoir si ce sont plus les Turcs qui ont gagné la guerre ou les Grecs qui l'ont perdue. Au vu des dires du journal, cela semble être les deux. Quand il emploie le terme de 8 « déculottée » infligée au Grecs , il semble acquis que les Turcs sont pris au sérieux. Les Turcs ont été capables de ridiculiser les Grecs, et à ce titre, le journal les traite enfin comme une vraie armée. En effet, auparavant, l'armée turque n'était pas vraiment prise au sérieux et n'était pas tellement considérée comme telle: il était plutôt question de mouvements armés désordonnés, qui se battaient un peu chacun de leur côté sans grande cohérence. Pourtant, on le sait, les Turcs ont à leur tête un génie de l'art militaire. Le prestige de Mustapha Kemal est encore plus grand à la suite de cette victoire. Tout d'abord parce que apparemment, personne ne pensait qu'il serait possible aux Turcs de gagner, tellement ils étaient inférieurs 9 en nombre . Pour le journal, c'est d'ailleurs un « succès inespéré », ajoutant que Mustapha Kemal venait de « frapper un grand coup ». En effet, nous pouvons constater que le journal place le plus souvent l'analyse d'un point de vue grec. Il rapporte les nouvelles sous l'angle de vision grec, c'est-à-dire qu'il insiste souvent plus sur le fait que les Grecs ont perdu plutôt que de dire que les Turcs ont gagné et ont été bons. Il le fait aussi, mais moins souvent. En outre, il rapporte les événements qui se déroulent à Athènes et dans toute la Grèce suite à ce conflit. Les crises ministérielles, puis la démission du gouvernement, les manifestations de la population contre la guerre, tous ces événements sont précisés dans le journal. Cela peut sembler logique pour un journal français, les Grecs sont plus proches géographiquement et culturellement de la France, et font partie de l'Europe. Ils ne sont en tout cas pas considérés comme l'Orient, qui signifie pour la population des contrées lointaines. L'Empire ottoman, occupant notamment des régions arabes et en Perse à une certaine époque, évoque pleinement cette idée de l'Orient, opposé à l'Occident dont la France fait partie. Cette opposition peut sembler un peu primaire, mais elle est néanmoins réellement ancrée dans une frange de la population. C'est pourquoi, tout au long du conflit, les journaux vont s'appliquer à faire évoluer la vision que peut avoir 8 9 « Le Progrès » du 1er septembre. Pour la plupart des batailles, les Turcs ont du affronter les Grecs avec au moins deux fois moins d'hommes qu'eux. Hansen Frédéric - 2009 13 Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 . les lecteurs de la Turquie, en tout cas durant cette guerre face aux Grecs qui au départ les ont envahis. A travers le vocabulaire employé dans le journal, une opinion pro-turque du quotidien se dessine. c. Un soutien à la cause turque en ce mois de septembre 1922. Au cours de l'analyse du « Progrès », nous avons pu constater que le journal se ralliait plus ou moins ouvertement à la cause turque. Même s'il ne le dit pas explicitement, le journal est favorable à un dénouement en faveur des Turcs et n'approuvent pas l'action des Grecs. Plusieurs éléments nous permettent d'illustrer cette idée. Dès le premier septembre en effet, le journal l'écrit directement: les Grecs doivent rentrer chez eux, c'est selon lui la meilleure solution possible en vue de la paix. Même si la guerre fait encore rage, il faut savoir que cet affrontement n'est pas légitime pour les Hellènes. De plus, comme le précise le journal daté du 3 septembre, l'opinion publique grecque désapprouve totalement cette guerre menée par le gouvernement. La population n'a en réalité que faire des ambitions des personnes au pouvoir, cette idée de « Grande 10 Grèce » ne les passionne que modérément. Ce qu'ils veulent avant tout, comme dans la majorité des pays ayant souffert de la première guerre mondiale, c'est la paix. Le 10 septembre, le quotidien évoque clairement son opinion. Les Grecs sont battus, c'est déjà certain, et la prise de Smyrne par les armées nationalistes n'est qu'une question d'heures. Le journal, face à ce désastre pour l'armée hellène, n'est pas vraiment compatissant: « Nous ne saurions, pour notre part, nous attrister de ce qui arrive ». Cette phrase montre bien l'état d'esprit dans lequel se trouve « le Progrès ». Les Grecs ont voulu envahir la Turquie, s'installer là où des Turcs vivent en majorité depuis des siècles, et ils s'en mordent désormais les doigts. Leur tentative de récupération de ces terres fut un échec, et le journal en est ravi. Il est hors de question pour lui de plaindre les Grecs de cette déroute, qui est amplement méritée vu les circonstances, et ce n'est qu'un juste retour des choses. En extrapolant, il est permis de penser que le journal semble prendre au pied de la lettre les idées nouvelles de Woodrow Wilson, l'ancien président américain. En effet, celui-ci, pendant la conférence de la paix où était réglée la paix en Europe et dans le monde, a proposé une nouvelle vision du monde découpée en quatorze points. Parmi ces points figurait le droit des peuples à disposer d'eux mêmes. A plusieurs reprises, le journal revendique dans ses lignes que les Grecs n'ont aucun droit sur les territoires de l'Anatolie Orientale notamment, tout simplement parce qu'ils sont en majorité peuplés par des Turcs. Il est donc évident, suivant la logique de Wilson, que ce sont les Turcs qui doivent gouverner ces régions, fussent-elles riches en ressources naturelles très convoitées par les Anglais et les Grecs. Le journal ajoute par ailleurs qu'il n'y pas de Grecs dans ces régions, ni de personne voulant être grecque. Les Grecs n'ont donc aucune raison de s'y installer, si ce n'est la cupidité et le désir de grandeur. Voilà pourquoi le journal refuse catégoriquement de légitimer une quelconque domination grecque sur ces régions, même appuyée par les Anglais. 10 Les dirigeants grecs, avec au premier rang le roi Constantin, avaient pour objectif de réaliser la Grande Grèce, en conquérant Constantinople et l’Asie Mineure, afin de retrouver la gloire de l’Empire byzantin. 14 Hansen Frédéric - 2009 Partie I : Mustapha Kemal, le vainqueur. Ensuite, le journal ne se contente pas de dénoncer les Grecs, mais ils donnent aussi leur soutien au gouvernement de Mustapha Kemal en place à Ankara, malgré le fait que le gouvernement d'Istanbul et le Sultan soient toujours en place et censés être les vrais dirigeants du pays. Dans un article paru dans le journal du 7 septembre, le journal reconnaît en effet la 11 validité du gouvernement d'Angora . Il prend soin en effet de le préciser: « le gouvernement d'Angora, qui est le véritable gouvernement turc... ». Pour le journal, c'est donc le seul qui dirige vraiment la Turquie, même si le gouvernement officiel est encore à Istanbul. Il ajoute que ce gouvernement possède en outre « force militaire et prestige ». Au fur et à mesure que le conflit avance, le journal semble s'afficher plus clairement. Comme si la victoire turque inéluctable lui apportait l'assise nécessaire qui justifierait son point de vue plutôt en faveur des Turcs. Une fois le conflit terminé, et que les tractations pour la paix ont débuté, le journal semble globalement prêt à accéder aux demandes de Kemal, 12 en tout cas en ce qui concerne les territoires. Le journal prend le temps d'analyser dans ses colonnes les demandes territoriales turques. En y regardant de plus près, il observe que les régions demandées sont en grande majorité habitées par des Turcs. Il faut donc accéder à ces demandes, que ce soit en Thrace Orientale où la grande majorité des habitants est 13 turque , en Anatolie Orientale et dans la région de Smyrne, ou même dans la capitale ottomane, où de nombreux étrangers résident. « La justice et le bon sens commandent de toute évidence de restituer aux Turcs Constantinople, qui est de toute évidence une ville Turque. ». « Le Progrès », 19 septembre. Le journal réagit ici à une note du gouvernement britannique demandant la défense de Constantinople contre les troupes turques, ce que visiblement le journal se refuse d'appuyer. Pour lui, Constantinople est, malgré une forte part de population étrangère, une ville turque. Elle doit donc rester turque, sous réserves de certaines conditions et notamment le droit des minorités y vivant. (La question des minorités chrétiennes là-bas est en effet une question essentielle.) Plus on avance, en fait, plus le journal est décidé à accéder aux requêtes des Kémalistes. Le 24 septembre, alors que les négociations sont toujours en cours entre les puissances européennes, les Kémalistes, et les Grecs, le journal publie une analyse de la situation. Il pense notamment qu'il est grand temps pour les alliés d'agir réellement: « or en fait de garanties, des paroles ne suffisent pas, il faut des actes ». Le journal semble lassé de toutes ces discussions, toutes ces promesses faites aux divers gouvernements et pense qu'il faut maintenant agir concrètement, afin de régler définitivement la paix dans cette partie du monde. Concernant les Turcs, le journal reconnaît pleinement que les Turcs ont gagné la guerre, et que donc ils doivent être traités comme des vainqueurs et non comme des vaincus de la première guerre mondiale. D'autant plus que le gouvernement désormais effectif en Turquie 11 12 Aujourd’hui, Angora est appelée Ankara. Angora désigne en fait le nom de la cité antique située au même endroit. Dans le pacte national de 1921, des conditions territoriales bien précises sont énoncées. Pour Kemal et les siens, il n'est pas question d'arrêter la lutte tant que la Turquie n'aura pas récupéré les frontières d'avant 1914. C'est pourquoi il revendique que la Thrace Orientale doit être turque, Andrinople et ses alentours inclus. Ce pacte correspond à la ligne de conduite que s'est fixée Mustapha Kemal, et il a juré de ne déposer les armes qu'une fois les conditions du pacte réalisées. 13 Il faut aussi préciser qu’une forte partie de la population est dans cette région bulgare. Hansen Frédéric - 2009 15 Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 . n'a plus rien en commun avec celui qui était en place en 1918 et qui a signé l'armistice de Moudros. Il faut donc comprendre que les Turcs ne souhaitent plus s'arrêter à des promesses des Alliés, qu'il leur faut une vraie démonstration de bonne volonté sur le terrain, et dans les décisions prises. « Mais les Turcs sont victorieux et ils ne veulent point être dupes: nous devons comprendre qu'ils exigent avant de s'arrêter des garanties solides ». Pour « le Progrès », il faut donc écouter les Turcs, les prendre au sérieux, et leur offrir de vraies garanties qui leur permettraient de stopper la guerre en étant certains que les conclusions seront satisfaisantes. Surtout que, comme se plait à le préciser le journal, les Turcs ont remporté la victoire sur le terrain. Ce serait certainement une grave erreur de se moquer des Turcs, de ne pas les considérer à leur juste valeur, et les alliés le savent pertinemment, Mustapha Kemal est vraiment déterminé et ira à Istanbul avec son armée s'il le faut, il affrontera même les Anglais s'ils se dressent contre lui. Et là, tout est à craindre de cet affrontement avec les Anglais, et notamment un soutien des musulmans du monde entier qui pourrait déclencher une nouvelle guerre d'envergure. Selon le journal, cette menace est à prendre très au sérieux car les musulmans des Indes ne cachent pas leur admiration et leur soutien pour Mustapha Kemal et sa lutte; lutte qu'ils soutiennent surtout car elle est contre les Anglais avant tout, qui sont les envahisseurs, les colonisateurs. Dans son édition du 24 septembre 1922, donc, le journal affiche ses prises de positions au sujet du règlement de la paix avec les Turcs. Il faut, sans hésiter, accéder à la majorité des requêtes turques, car celles-ci sont logiques. Le journal prend en effet le temps de détailler les requêtes de Kemal, en les divisant en quatre points essentiels: la question de la région de Smyrne et de l'Asie Mineure, la Thrace, Constantinople, les détroits. Point par point, le journal va prouver que les Turcs ne font pas de demandes saugrenues. Tout d'abord l'Asie Mineure. C'est, selon le quotidien, la région qui pose le moins de problème. « Smyrne est une ville turque, l'Asie Mineure est une région turque, et personne ne veut y être grec ». C'est donc en toute logique que cette région doit revenir aux Turcs. Concernant la Thrace, qui est, selon « le Progrès », « revendiquée avec une égale justice par la Grèce, la Turquie, et un certain nombre de Bulgares », le problème est plus complexe. Il songe à l'éventualité de confier la question à la SDN, qui aurait la légitimité nécessaire pour trancher. Toutefois les Turcs y sont au moins aussi légitimes que les autres peuples. Au sujet de Constantinople, la question est encore plus épineuse. En effet, dans la capitale ottomane, « aucun peuple n'y a la majorité immense ou absolue. Il y a donc deux solutions: soit par la SDN, soit on laisse un pouvoir éminent à l'une d'elle, la plus forte. La première solution apparaît comme plus équitable mais motive peu, donc la solution qui apparaît la plus juste et la plus acceptable est de rendre Constantinople aux Turcs, tout en demandant une protection par la SDN des minorités ». Le quotidien a donc choisi son camp. Istanbul, (ou Constantinople), devra rester turque. Cette approbation cache une petite incohérence dans ce raisonnement du « Progrès ». En effet, il n'y a pas de raison pour que Istanbul soit turque, mais que ses environs, qui représentent la Thrace, ne le soient pas. Ou alors, il faudrait imaginer un découpage de la Thrace Orientale, ou les proches environs de Constantinople deviendraient turcs car, après tout, ils sont aussi beaucoup peuplés de Turcs, peut être même plus que dans la Ville, ou les Grecs et les Bulgares récupèreraient aussi une partie de cette Thrace et tout le monde 16 Hansen Frédéric - 2009 Partie I : Mustapha Kemal, le vainqueur. pourrait être satisfait du partage. Cela dit, il faut aussi prendre en considération les désirs des peuples, et c'est tout le travail qu'aura à gérer les prochaines conférences de paix. 14 Le dernier problème est celui des détroits. Les Anglais demandent que ceux-ci restent libres, que le passage soit possible pour tous les bateaux de tous les pays, gratuitement. Kemal serait d'ailleurs disposé à le faire, preuve de sa bonne volonté. Nous reparlerons du problème des détroits dans les points ultérieurs. Ainsi, le journal est prêt à satisfaire les requêtes des Turcs, tout en conservant tout de même un certain nombre d'interrogations. A la fin du mois de septembre, il affiche à ce propos un certain optimisme. En effet, il considère que les Alliés ont fait les concessions nécessaires: ils ont reconnu que la Thrace avec Andrinople devait revenir aux Turcs (« sa population étant turque »), et cela représente un bon pas en avant. Fort de cela, le journal pense que la note adressée à Kemal détaillant les conditions de paix sera sûrement acceptée et porte en elle les germes de la paix. Au sujet du « Progrès », deux derniers thèmes nous ont semblé ressortir dans les analyses du journal de la guerre et des négociations de paix de ce mois de septembre 1922: l'ingérence européenne et surtout anglaise dans le conflit, ainsi que la personnalité de Mustapha Kemal. d. L'ingérence européenne dans le conflit. L'attitude des Européens est tout à fait intéressante dans ce conflit. Quand en 1921, les Grecs ont attaqué les Turcs, ils se sont tous les uns après les autres déclarés neutres dans cette affaire. Ce fut certes plus difficile pour les Anglais, car ils se servaient en quelque sorte des Grecs pour se défaire de Turcs nationalistes devenus trop gênants. Toutefois, il faut bien reconnaître que cette neutralité n'avait de raison d'exister que sur les champ de bataille car, une fois la guerre terminée, les Européens se sont empressés de s'emparer du problème, afin de diriger à leurs guises les négociations de paix. Le journal a déjà mis en garde les Européens et surtout les Anglais contre une certaine condescendance à l'égard des Turcs, qui serait fortement fâcheuse si l'on garde l'espoir de parvenir à la paix. Même s'ils ont gardé un œil sur le déroulement du conflit, ils s'en sont donc provisoirement éloignés, pour mieux revenir au moment des négociations afin de bien faire prévaloir leurs intérêts sur la région. Cette analyse prend en fait beaucoup plus de sens pour les Anglais et la politique de leur premier ministre Lloyd George, que le journal ne manquera pas d'égratigner durant la période. En fait, « le Progrès » va consacrer une grande partie de son temps et de son analyse à la question anglaise au Moyen Orient. Tout d'abord, on peut voir que « le Progrès » tend à extrapoler la lutte des Turcs contre les Anglais 14 15 à une lutte de l'Orient contre l'Occident mais surtout contre les Anglais. En Il s'agit des détroits des Dardanelles, passage entre la mer Egée et la mer de Marmara, ainsi que le détroit du Bosphore, qui sépare la ville d'Istanbul en deux parties et qui permet d'accéder à la mer Noire. 15 Il faut en effet resituer le véritable ennemi des Turcs. Si ceux-ci doivent affronter les Grecs sur le terrain, il faut garder à l'esprit que les Anglais se servent des Grecs pour jouer le rôle de gendarme en Turquie et dans le Proche Orient. Certes, ce sont les Grecs qui ont proposé de se battre au nom des alliés, et s'ils avaient gagnée ils auraient certainement agrandi considérablement leur territoire. Toutefois, dans la stratégie anglaise, il était plus utile que des régions comme la Thrace, Constantinople et les détroits, l'Asie Mineure soient dirigées par les Grecs, que les Anglais peuvent à leur tour diriger beaucoup plus facilement. Divers auteurs ont souvent parlé des Grecs comme « pantins des Anglais ». Hansen Frédéric - 2009 17 Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 . effet, peu après la prise de Smyrne par les Turcs, un incendie qui a fait grand débat se déclara dans la ville. Pour le journal, cet incendie à la suite de la libération de la ville par les Turcs était un vrai symbole. Il voit cet incendie comme « une lueur tragique sur l'Orient » 16 . Les agissements de l'Angleterre dans ce conflit sont très suivis par le quotidien. Le journal n'a d'ailleurs de cesse de critiquer la politique britannique, différente de celle de la France qui prône un rapprochement avec le gouvernement de Mustapha Kemal. Les Anglais sont dans le journal taxés d'impérialistes, utilisant les Grecs comme des marionnettes pour faire valoir leurs intérêts en Orient. Le journal considère à cet égard que les Anglais ont un 17 « point de vu primitif » . Ils refusent encore de traiter avec les Grecs, rapporte le journal daté du 13 septembre. Cela semble incompréhensible, alors que les Turcs ont remporté la victoire par les armes. Le journal, en outre, insiste énormément sur l'échec de la politique britannique. Quand il peut le faire, il ne se gêne pas pour adresser « une petite pique » aux Anglais. On peut percevoir un peu de chauvinisme ou de patriotisme quand le journal critique les Anglais. En bon français, cela tient à cœur aux journalistes de montrer les échecs des Britanniques, tout en louant dans le même les Français qui ont décidé de traiter avec Mustapha Kemal depuis plusieurs mois déjà. Selon le journal, l'échec de la politique britannique en Turquie va signer le début de l'échec de la politique britannique dans tout le Moyen Orient, dans son édition du 9 septembre. Cette guerre est, semble-t-il, décisive pour les intérêts britanniques dans toutes la région. D'aucuns disent que si les Britanniques cèdent sur la Turquie, toutes les populations vont voir que les Anglais ne sont pas invincibles, qu'il est possible de s'affranchir de leur tutelle, et cela risque de s'embraser dans tout le monde Arabe, et même chez les musulmans d'Asie (notamment en Inde). Ce que, évidemment, les Anglais ne peuvent se permettre, notamment en raison de forts intérêts économiques dans la région. En plus de critiquer les fondements même de la politique britannique, « le Progrès » n'est pas très tendre non plus avec leur attitude vis-à-vis du gouvernement d'Angora. En effet, le gouvernement de Lloyd George refuse de traiter avec Ankara jusqu'au 10 septembre: il écrit en première page « qu'il va bien falloir maintenant ». Avec la prise de Smyrne par les Turcs, et une victoire totale, les Anglais n'ont selon le journaliste plus le choix, il va falloir se décider à changer d'orientation politique et accepter de s'asseoir à une table avec les nationalistes pour négocier une paix définitive. Au fur et à mesure que le temps passe, et notamment que les tensions ne baissent 18 pas en Anatolie , le journal craint de plus en plus un affrontement armé, car, que ce soient les Anglais ou les Turcs, les deux parties campent sur leurs positions et semblent vraiment intransigeantes, inflexibles. On voit à travers cette analyse que le conflit s'est un peu déporté, passant d'un affrontement purement greco-turc à un affrontement entre les Turcs et les Anglais, maintenant que les Grecs sont battus. L'inquiétude va grandir progressivement, et le 19 septembre le journal est vraiment inquiet: « c'est devenu un problème grave et embarrassant ». Selon le journal, Lloyd George, 16 17 18 Citation extraite de la une du Progrès du 17 septembre. Extrait du Progrès du 3 septembre. Il convient de préciser que les Anglais avaient constamment des garnisons en Turquie. Non seulement ils occupaient Istanbul, mais ils avaient aussi des milliers de soldats installés sur la rive asiatique du Bosphore, et dans la zone neutre proche du détroit des Dardanelles. Ce que craint le journal, c'est que Kemal remontant avec ses troupes vers Istanbul et la Thrace, ne se retrouvent face aux Anglais et qu'on affrontement débute, lançant une nouvelle guerre. 18 Hansen Frédéric - 2009 Partie I : Mustapha Kemal, le vainqueur. le premier ministre britannique prépare plus la guerre qu'il ne prépare la paix. Il a notamment fait publier une note le 18 septembre où il annonce qu'il faut non seulement défendre Istanbul contre les troupes nationalistes, mais il faut aussi garder les positions qui bordent en Asie le littoral des détroits. Pour le journal, « opposer à Mustapha Kemal une barrière en Asie même risque de causer des incidents désastreux ». En fait, on peut dire que le journal craint fortement un nouvel affrontement pour trois principales raisons: un profond désaccord avec la politique anglaise, et avec les Anglais en général, un soutien à la cause nationaliste turque qu'il considère basée sur le droit et la justice, mais aussi et surtout un farouche pacifisme, très en vogue à l'époque en France. Il faut à tout prix éviter la guerre, par n'importe qu'elle moyen. Ainsi, le 20 septembre, le journal semble respirer à nouveau. En effet, à cette date, l'optimisme est de nouveau de retour. Avec l'annonce de la neutralité italienne, l'annonce faite que ceux-ci ainsi que les Français ne prendront pas les armes contre Kemal, même s'il décide de marcher sur Istanbul, fait souffler le journal. Pour « le Progrès », « la situation a évolué brusquement. » Lloyd George, avec pour seul allié la Grèce, se retrouve isolé face à Mustapha Kemal. Le quotidien est convaincu que seuls, les Anglais ne prendront jamais le risque d'attaquer. Dans l'édition du 20 septembre, les critiques envers Lloyd George sont très acerbes. Le premier ministre anglais dit qu'il ne veut pas faire la guerre mais ne fait que la préparer. Et, selon le journaliste, à force de la préparer, « il va finir par la provoquer ». Ses déclarations sont autant de défis pour les troupes turques, et ont pour seul effet de « surexciter le nationalisme et l'ardeur religieuse chez eux ». En parallèle à de vives critiques à l'égard de Lloyd George, le journal est maintenant convaincu que le pire est évité, grâce aux Alliés, excepté les Anglais bien sûr. Enfin, il convient aussi de préciser que si la Grande Bretagne a une politique que l'on peut qualifier de belliqueuse, cela n'est pas du tout l'avis de l'opinion publique britannique. En effet, celle-ci est clairement pacifiste et en faveur d'un règlement du conflit par 19 la négociation . Néanmoins, la presse a, elle, beaucoup soutenu la politique de son gouvernement tout en critiquant très durement les Turcs et les Français dans le même temps. En effet, dans son édition du 13 septembre, « le Progrès » publie quelques citations venues de la presse d'outre-manche. On peut notamment y lire que la France doit choisir entre une amitié avec les Anglais, donc l'Entente, soit une amitié avec la Turquie, « une Turquie militariste et agressive ». Ce journal britannique ajoute que « la nature tyrannique des Turcs » n'a pas changé. Ainsi, le journal s'oppose totalement à la politique britannique en Orient, et apporte un soutien indéfectible à la politique français, considérée plus juste et censée, qui s'explique aussi par un fort pacifisme. Nous allons maintenant étudier le dernier aspect de l'analyse du « Progrès »: la personnalité de Mustapha Kemal dans ce conflit. Le chef nationaliste, même s'il n'est pas constamment sur le terrain avec son armée est très présent dans les lignes du « Progrès ». e. Mustapha Kemal vu par « le Progrès ». La première chose qu'il faut dire sur Mustapha Kemal, c'est qu'il est reconnu unanimement comme étant le chef turc, le chef du vrai gouvernement en Turquie. Le gouvernement du 19 Nous avons pu voir à Londres plusieurs manifestations pacifistes, comme le rappel le Progrès dans divers articles. Hansen Frédéric - 2009 19 Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 . Sultan n'est plus qu'un gouvernement fantôme. Rien que le fait pour « le Progrès » d'appeler « les armées nationalistes » les Kémalistes montre que le journal adhère à ce consensus et a les mêmes positions. Cela semble une observation qui coule de source, mais la manière dont toute chose est nommée a son importance dans le journal. A travers la presse, il faut être très prudent avec les termes employés. Ici, « le Progrès » emploie le terme de « Kémaliste » indifféremment de celui de « nationaliste ». C'est donc une preuve de la dimension prise par Mustapha Kemal. En cette fin de guerre avec les Grecs au mois de septembre 1922, le « généralissime » dirige avec merveille ses troupes. Le journal ne parle pas constamment de lui, mais on le sent bien derrière chaque action de ses troupes. Le quotidien ne manque pas d'ailleurs de relever quelques unes de ses interventions, déjà 20 historiques, que le Ghazi a pu faire durant la guerre. Par exemple, nous pouvons relever les interventions suivantes: - le 6 septembre, il publie une adresse du « généralissime Mustapha Kemal » à ses troupes: « soldats, votre objectif, c'est la mer Egée. » - le 12 septembre, le quotidien cite Mustapha Kemal: « notre armée arrivera au but triomphal qu'elle s'est promis ». Pour « le Progrès », il ne fait aucun doute que Kemal est un grand chef militaire, qui a pleinement réussi son pari de libérer le pays des Grecs. Le 6 septembre, le journal reconnaît 21 que Kemal est vraiment en position de force. Il considère qu'il a les Grecs « à sa merci » et qu'il va pouvoir faire désormais ce qu'il veut. Il ajoute même le 8 septembre que « Kemal est le maître de la situation, et aucune force ne l'arrêtera ». Concernant la victoire de Kemal, le journal pense qu'elle a « un effet extraordinaire sur bien des peuples. » Il voit bien en lui un possible chef de fil d'un hypothétique mouvement d'émancipation nationale des peuples sous la domination européenne, que ce soit sous forme de mandat, de colonies ou toute autre manifestation de domination. Toutefois, dès la deuxième semaine de septembre, le journal émet quelques doutes sur les capacités de Kemal à contenir les extrémistes de son camp. Il s'interroge en fait sur la réelle portée de l'influence du général au sein de l'armée nationaliste, et même au sein de l'assemblée nationale turque d'Ankara. Le journal pose la question ouvertement: est-il capable de calmer les ardeurs des extrémistes? Ce questionnement est particulièrement intéressant. En effet, cela prouve que Mustapha Kemal n'est pas considéré comme un extrémiste. Il est le chef, et il est aussi modéré. Nous aurions pu croire que Mustapha Kemal serait vu comme quelqu'un de plutôt extrémiste, tellement il prônait des réformes radicales et un détachement net de l'Empire ottoman. D'ailleurs, au cours de ses premières années de militaire, Mustapha Kemal pouvait être vu par certains comme un extrémiste. Il est vrai que parmi ses amis, il était souvent celui qui avait les idées les plus radicales, épargnant très peu le gouvernement de la Sublime Porte 20 22 , au contraire de certain de ses proches qui désirait plutôt, après une éventuelle Ghazi est le plus haut titre honorifique de l’Islam, décerné aux grands vainqueurs. L’Assemblée Nationale l’a décerné à Kemal le 19 septembre 1921. 21 Le journal évoque cela en expliquant que Constantin, le roi grec a fait une demande d'armistice que le journal qualifie de « plaisanterie ». En effet, les hellènes demandaient un armistice avec comme condition qu'ils puissent garder Constantinople, ce que le journal trouve dérisoire vu les circonstances de la bataille. 22 La Sublime Porte est un des surnoms utilisé pour évoquer le gouvernement du Sultan, faisant référence à l’entrée du palais de Topkapi. 20 Hansen Frédéric - 2009 Partie I : Mustapha Kemal, le vainqueur. libération du territoire, mettre en place une monarchie constitutionnelle qui maintiendrait le Sultan. La vision du quotidien de Mustapha Kemal est donc positive, malgré cette interrogation sur sa capacité à faire entendre raison aux nationalistes extrémistes. On sait clairement que la balle est dans le camp de Kemal, que c'est lui qui aura le dernier mot quoi qu'il arrive. En fait, le journal se demande beaucoup qu'elle sera la stratégie du Ghazi, s'il veut faire la paix (comme il doit très certainement le vouloir au fond de lui) ou alors s'il « donnera satisfaction » à son armée en marchant jusqu'à Constantinople. Kemal est donc plutôt bien vu ici, comme un modérateur. Ses réponses sur les divers sujets sont en tout cas très attendues. De plus, « le Progrès » loue la capacité qu'a Mustapha Kemal à vouloir tenir ses engagements. Il loue sa « ténacité », car il veut s'en tenir au serment national de 1921. C'est donc tout à fait louable: il fait des promesses, prend des engagements et s'y tient. Il faut aussi préciser que Kemal n'a pas vraiment le choix, s'il veut garder les extrémistes calmes et de son côté. En effet, le journal rapporte notamment le 8 septembre que pour Kemal, « il est impossible de renoncer à la Thrace, sous peine de trahison [du pacte national]». D'une manière générale, Mustapha Kemal est relativement épargné en ce mois de septembre 1922. Quand Brousse est reprise le 7 septembre, le journal se félicite qu'il ait annoncé qu'il n'y aurait pas de massacres de chrétiens, qu'il ne sert à rien de se venger et qu'il faut regarder vers l'avenir. Également, une fois que Smyrne est reprise, qui marque par ailleurs un « écrasant succès du Kémalisme » (« Le Progrès » du 11 septembre), le quotidien apprécie la promesse de Kemal d'entrer dans la ville sans violence. Dans son édition daté du même jour, le journal ajoute que, « si l'engagement pris par lui est respecté, son prestige sera encore rehaussé. La Turquie ne doit pas rentrer dans l'histoire en commettant des excès, indigne d'un Abdul 23 Hamid. ». Le sujet du sort des chrétiens de l'Empire ottoman tient vraiment à cœur, et il est vraiment soulagé que Kemal ait promis de ne pas les massacrer, comme certains opposants de cause nationaliste pouvaient le laisser penser. Et en effet, dans la ville de Smyrne aucun désordre majeur n'est à signaler, excepté quelques problèmes d'ordre sanitaire. Après l'incendie de Smyrne, qui se déclenche quelques jours seulement après la prise de la ville par les Turcs, le quotidien accrédite l'idée que ce ne sont pas les Turcs qui ont provoqué l'incendie, malgré le fait que beaucoup d'éléments pourraient le faire penser. Il pense en effet, que même si c'est l'effet de quelques Turcs, ceux-ci agissent de manière isolée, pas pour le compte des nationalistes. Par ailleurs, Mustapha Kemal avoue que des massacres ont pu être commis, qu'ils étaient « inévitables », mais que ce sont des actes de vengeances qu'il se refuse de voir faire, car pour lui « le passé, c'est le passé, nous ne sommes pas là pour régler des comptes ». Les interventions concernant le chef nationaliste montrent bien tout le respect qui lui est voué, nous avons l'impression d'un chef au-dessus de tous les Turcs, qui ne parle pas pour ne rien dire. Le journal salue également le soin avec lequel Kemal prépare et calcule tout très minutieusement, que se soit les revendications pour les conditions de paix, ou encore les interviews qu’il donne. Le quotidien semble surpris par cette capacité à ne rien négliger. Concernant les conditions de paix du général, le journal les détaille dans son édition du 16 septembre. 23 Sultan et Calife de l'Empire Ottoman de 1876 à 1909, a eu une politique visant à massacrer notamment à plusieurs reprises les Arméniens de l’Empire, en 1895 ou encore en 1900. Il est renversé en 1909 par la révolution des Jeunes Turcs. Hansen Frédéric - 2009 21 Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 . Selon le journaliste, elles sont « soigneusement préparées, les frontières réclamées sont toutes celles des terres habitées par la race turque ». « Le Progrès » ne trouve apparemment pas beaucoup de choses à redire de ces conditions, on peut penser qu'elles lui semblent être tout à fait légitimes. A propos d'une interview donnée à la mi-septembre, le quotidien écrit le 17 septembre que le chef nationaliste a donné une interview « dont tous les termes devaient être calculés ». Il écrit aussi que Kemal n'a pas varié, il défend toujours les mêmes thèses que le serment national. Il a fait un serment avec la nation turque, il semble s'y tenir, il ne trahit donc pas sa parole. Les journalistes semblent apprécier cette fidélité et ce respect de l'engagement. Nous pouvons néanmoins relever quelques bémols à propos du général. Le journal n'est pas toujours d'accord avec lui, parfois il désapprouve même profondément certaines de ses actions ou de ses paroles. Toujours le 17 septembre, le journal réclame un peu plus de flexibilité de la part de Mustapha Kemal pour pouvoir espérer une sortie de conflit. En effet, il écrit: « ce qui est grave dans ses propos, c'est ceci: au cas où je n'obtiendrais pas à bref délai, par des négociations, Constantinople, je marcherai sur cette ville avec mon armée. » Pour « le Progrès », cela pose « un problème angoissant ». Le déclenchement d'une nouvelle guerre serait à ce propos « une folie suprême ». Encore une fois, le journal est clairement dans l'esprit dominant en France en 1922, où le pacifisme et l'antimilitarisme sont très prégnants (ce qui est fort logique après le conflit que le pays a connu quelques années auparavant). Le pacifisme est vraiment le mot d'ordre du journal, ses prises de positions semblent épouser le dessein de sa haine et de sa crainte d'une nouvelle guerre. Il faut à tout prix l'éviter, et pour cela, le meilleur moyen semble selon le journal de laisser les Turcs tranquilles chez eux, et voir des populations turques gouvernées par des Turcs. En outre, il convient de repréciser ici que le journal soutient non seulement la cause turque, mais approuve aussi les institutions mises en place par Kemal. En effet, le 7 septembre il reconnaît que le gouvernement d'Ankara est le « véritable gouvernement turc ». Chez Kemal, sa personnalité séduit certes, mais c'est surtout son travail au niveau politique et au niveau militaire qui est reconnu. Enfin, un événement d'importance a lieu à la fin du mois de septembre. L'assemblée nationale de Turquie, selon le journal du 23 septembre, « confère à Mustapha Kemal des pouvoirs dictatoriaux pour réaliser les conditions du pacte national ». Elle l'autorise en outre à continuer la guerre jusqu'à la réalisation de ce pacte. Juste après cette annonce, le journal publie un petit article qui a pour titre « le général Pellé chez le dictateur. » L'utilisation de ce titre soulève plusieurs questionnements. En effet, le journal avait jusqu'à présent plutôt loué les actions du général, et lui avait accordé son soutien dans la guerre contre les Grecs. Il avait même laissé entendre qu'il était modéré en parlant des extrémistes de son camp. Pourquoi donc le journal l'appelle simplement « le dictateur »? Il a certes obtenu des 24 pouvoirs dictatoriaux, mais ceux-ci sont temporaires . Ils lui ont par ailleurs été confiés par un vote de l'Assemblée, pour sortir le pays d'une situation de crise extrême. Ce système semble calqué sur le fonctionnement de la Rome Antique, où l'on confiait le pouvoir à un général pendant six mois pour remporter une guerre. L'appeler « le dictateur » peut 24 En 1921, déjà, Kemal avait demandé les pleins pouvoirs à l’Assemblée pour mener à bien la guerre. Ceux-ci lui ont été accordés le 5 août de la même année. 22 Hansen Frédéric - 2009 Partie I : Mustapha Kemal, le vainqueur. paraître réducteur et surprenant, et surtout en contradiction avec tous les commentaires faits auparavant sur la personnalité de Kemal. Peut-être veulent-ils dénoncer cette annonce, qu'ils ne sont pas d'accord avec cette idée, même en tant de guerre un général ne devrait pas avoir les pleins pouvoirs. Il est vrai qu'en France, sous cette troisième République, cela aurait été difficilement concevable. Toutefois, l'appréciation globale du général Mustapha Kemal par « le Progrès » est positive en ce mois de septembre 1922. Ainsi « le Progrès » adresse un soutien sans failles aux nationalistes durant la guerre contre les Grecs, les Turcs étant en situation de légitime défense. Il dénonce de manière très virulente la politique anglaise, se montre un fervent pacifiste et admirateur de Mustapha Kemal. 2° « Le Nouvelliste ». « Le Nouvelliste », qui est, comme précisé en introduction, un journal représentant la droite catholique se rapproche sur plusieurs points du « Progrès » en terme d'analyse de la situation. Toutefois, il présente certaines particularités que nous présenterons dans un deuxième temps. En premier lieu, il faut préciser que, comme « le Progrès », « le Nouvelliste » consacre une grande partie de ses lignes à l'étude de la guerre entre les Grecs et les Turcs. En effet, sur les trois premières semaines de septembre, le conflit fait la une du journal tous les jours, à une exception près. Et non seulement il parle de l'événement chaque jour, mais il en parle en première page à chaque fois. De nombreuses fois, une grande partie de la première page sera consacrée à la guerre, avec parfois des photos, des cartes de 25 batailles ...Le conflit est donc considéré comme un événement majeur, qui doit intéresser les Lyonnais au plus haut point, puisque le journal persiste dans son idée de garder la première page pour cette guerre. La seconde information globale à donner, c'est que le quotidien catholique, s'il s'intéresse beaucoup au conflit, donne surtout beaucoup de détails sur le déroulement de la guerre, sur les faits et gestes des uns et des autres, sans pour autant vraiment prendre parti la plupart du temps. Il se contente bien souvent de rapporter des faits (avec plus ou moins de précisions), des manœuvres militaires, le nombre de blessés, l'avancée des troupes...Cela dit, la façon dont les faits sont racontés sont là encore des indices sur la pensée du journal. C'est pourquoi nous avons pu regrouper dans cette façon du journal de voir la guerre, plusieurs thèmes dont le journal traite fréquemment. a. La défaite grecque. Dans les dix premiers jours de septembre, les affrontements font encore rage entre Grecs et Turcs. Petit à petit, on devine les prémisses d'une victoire turque et d'une défaite grecque. Il faut préciser les deux car cela montre la manière dont le conflit est perçu. Au début du mois de septembre, nous pouvons en effet voir une répétition de différents termes amplifiant le 25 Voir la couverture du Progrès en annexe, datant du 6 septembre. Hansen Frédéric - 2009 23 Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 . fait que ce sont les Grecs qui ont perdu, et de manière lamentable qui plus est. On peut ainsi relever « la débâcle », « le désastre »... Dès le premier septembre, « le Nouvelliste » concède que la défaite grecque est « plus grave que prévu ». La surprise est en effet totale parmi les journalistes qui s'attendaient tous à une victoire grecque, ou au moins à un affrontement serré et acharné. D'ailleurs, le même jour, il prévient dans ses lignes que « la défaite peut se changer en désastre ». Il n'aura pas tort. Le journal utilise à ce propos une gradation dans l'utilisation de ses termes décrivant la défaite grecque. C'est particulièrement éloquent du 4 au 6 septembre, au niveau des titres employés: on passe de « la défaite de l'armée grecque », à « la retraite de l'armée grecque », et enfin à « la débâcle de l'armée grecque ».Au départ, le quotidien constate la défaite grecque qui, au fur et à mesure que les informations arrivent à la rédaction, se transforme en véritable désastre. Le journal ne semble en fait pas vraiment attristé de cette défaite, à l'instar du « Progrès ». « Le Nouvelliste » précise en outre les chiffres de cette guerre. Le 5 septembre, il annonce que 5000 Grecs sont tombés au combat. Il ajoute par ailleurs que les Grecs ont réussi à éviter la capitulation, qui aurait été pour eux un coup fatal. Un peu plus tard, quand Smyrne est déjà reprise, on sait qu'un incendie se déclare dans la ville. Certains pensent que ce sont les Turcs qui l'ont déclenché afin de se venger 26 , malgré les négations de Mustapha Kemal. Le quotidien catholique prend lui une toute autre position. En effet, il soupçonne les Grecs dans son édition du 17 septembre d'avoir déclenché cet incendie. Il écrit que ce sont de « tristes représailles, qui ne rendront pas aux Grecs leur armée et leur honneur perdus. » Il est vrai que si ce sont les Grecs qui ont déclenché l'incendie, ce serait une triste nouvelle et ne rehausserait pas la sympathie des autres nations, déjà bien mise à mal par le déclenchement de la guerre. Certes, le journal emploie de nombreux termes pour qualifier la défaite de l'armée grecque, on peut néanmoins observer que « le Nouvelliste » s'attarde plus sur la réussite turque que n'a pu le faire « le Progrès ». b. Une victoire turque éclatante: l'exploit de Mustapha Kemal. Parallèlement à cet échec cinglant pour l'armée grecque, le quotidien reconnaît que les Turcs ont été particulièrement valeureux durant cette guerre. On a en effet l'impression qu'il parle plus équitablement de victoire turque que de défaite grecque. Il concède dès le 3 septembre que les Turcs ont obtenu « une sérieuse victoire ». Le lendemain, le haut commandement turc publie un communiqué où il relate les détails de sa victoire sur l'ennemi grec. En réaction à ce communiqué, « le Nouvelliste » avoue qu'il n'y a pas « d'exagération dans le communiqué des Turcs, et que l'armée grecque a réellement subi une défaite très grave ». Cette réaction permet de comprendre que « le Nouvelliste », à l'instar des autres journaux comme « le Progrès », ne croyait vraiment pas avant la guerre à un succès turc d'une telle ampleur. Alors même quand les Turcs connaissent un pareil 26 Il faut ici préciser que Smyrne était la ville symbole de l’occupation grecque, depuis le 15 mai 1919. C’est l’occupation de cette ville qui avait conduit la GANT a se draper de noir en signe de deuil national. 24 Hansen Frédéric - 2009 Partie I : Mustapha Kemal, le vainqueur. succès, le journal éprouve le besoin de préciser que les Turcs ne mentent pas, qu'ils ont vraiment écrasé les Grecs. Le journal est donc forcé de s'incliner devant la réussite militaire des Turcs, et notamment de la « précision foudroyante de leur attaque », derrière laquelle évidemment se cache le général Mustapha Kemal, commanditaire de l'armée. Le journal prend à ce propos beaucoup de temps pour expliquer le détail des opérations militaires, le parcours des armées...Cela n'implique peut-être pas vraiment de prise de parti, mais cela a au moins le mérite de montrer que le quotidien s'intéresse grandement au conflit et éprouve le besoin de ne rien négliger. En plus, si « le Nouvelliste » était vraiment attristé par cette défaite, il ne s'étendrait pas autant les victoires turques et serait peut-être plus bref dessus. L'ampleur des commentaires sur la guerre peut aussi trahir une certaine satisfaction de cette victoire, qu'il faut préciser pour la transmettre aux lecteurs. Les Turcs ont donc remporté une grande victoire, et le journal va s'atteler à en mesurer les conséquences. Tout d'abord, cette victoire a provoqué un immense enthousiasme dans tout le Moyen Orient, fervent supporter de Mustapha Kemal. Comme relaté dans le journal du 9 septembre, « à la suite des victoires kémalistes, tout l'Orient musulman serait en fermentation ». Au niveau de la Turquie, malgré tout l'enthousiasme qu'a le journal pour cette victoire, on craint tout de même que cela n'embrase le pays. Le 6 septembre en effet, le journal croit pouvoir craindre « un soulèvement général en Turquie ». On a cependant du mal à savoir si ce soulèvement est vraiment une mauvaise chose selon le journal. Le 10 septembre, quand il ne fait plus guère de doute que les Turcs vont s'emparer de Smyrne et donc marquer la fin de la reconquête de l'Anatolie Occidentale, le journal constate que « la victoire est beaucoup plus grande que ce qu'on pouvait imaginer ». Cette victoire a en outre de grandes conséquences pour la préparation de la paix. Dans la même édition, il déplore que « maintenant, avec leur succès, les Turcs vont se montrer moins accommodants qu'ils n'auraient pu l'être il y a un an ». Concernant cette information, on peut se permettre d'émettre quelques réserves. Certes, cette victoire a donné une énorme confiance aux Turcs et ils vont très certainement arriver à leurs fins. Toutefois, il est permis de douter que grâce à ce succès leurs demandes vont changer et qu'ils vont par exemple revendiquer plus de territoires. Depuis le début de son action, Mustapha Kemal a fait serment de libérer les territoires turcs. Ce serment a été prêté au niveau national avec les plus hauts responsables du mouvement nationaliste en 1920: ils ne s'arrêteront qu'une fois que les frontières d'avant 1914 seront à nouveau celles de la Turquie. C'est pourquoi on peut penser qu'il ne changera pas sa ligne de conduite malgré la victoire, que cette victoire lui apportera simplement le supplément de confiance dont il avait besoin pour arriver en position de force aux négociations. Mais il n'avait qu'un objectif en tête, et il s'y maintiendra. Ces limites frontalières inscrites dans le pacte, le journal commence à en entrevoir les contours avec cette victoire de l'armée turque. Ces exigences turques sont révélées dans l'édition du 6 septembre, où le journal annonce que les Turcs souhaitent l'évacuation de l'Asie Mineure et la restitution de la Thrace. « Il faut donc en conclure que les Turcs exigent la restitution d'Andrinople ». Le journal commence donc à mesurer la portée des demandes turques. Relever que les Turcs vont demander Andrinople n'est pas anodin. Cette ville, capitale de l'Empire ottoman avant Constantinople, est au cœur de la Thrace. Les Grecs ont de grandes visées dessus. Voir la ville basculer du côté turc pourrait provoquer quelques problèmes. Le 8 septembre, le quotidien catholique s'interroge sur la portée de la restitution Hansen Frédéric - 2009 25 Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 . de la Thrace aux Turcs. En effet, si restitution de la Thrace il y a, la question de la liberté des détroits sera soulevée. Et là, tout est à craindre de la réaction britannique, pour qui les détroits sont un sujet de préoccupation majeur. Le 9 septembre, le journal explique qu'il est d'accord avec l'évacuation de l'Asie mineure, car elle a été effectivement gagnée par les armes. D'ailleurs, le journal note le 11 septembre que les Turcs ont fait une « entrée pacifique » dans la ville de Smyrne, ce qui s'explique par le fait que la population y est « majoritairement turque ». De plus, « la Turquie l'a reprise et la gardera ». Le problème de l'Asie Mineure n'en est donc pas un, il n'y a pas de raison qu'elle ne revienne pas aux Turcs. Toutefois, le retour des Turcs en Thrace est beaucoup plus discuté, car il pourrait « provoquer des susceptibilités dans les Balkans ». Le journaliste ajoute aussi « qu'il est douteux qu'elle [La Turquie] obtienne la Thrace, peuplée par des races balkaniques, mais à qui appartient Constantinople? » Le journal met ici à jour ses doutes sur la capacité de la Turquie à obtenir la Thrace. Pourtant, « le Progrès » estimait lui que ce rendu soit possible, du fait qu'une majorité de la population en Thrace Orientale était turque 27 . Nous avons pu voir que derrière cet important succès turc, se cachait l'action de Mustapha Kemal, qui dirige absolument tout en Turquie durant cette guerre, appuyée comme il se doit par la Grande Assemblée Nationale de Turquie, surtout là pour appliquer ses décisions. Mustapha Kemal a réalisé là un authentique exploit. « Le Nouvelliste », au même titre que « le Progrès », est là pour le féliciter et s'en féliciter, dans un premier temps tout du moins. Comme « le Progrès », le journal publie les proclamations principales du général Mustapha Kemal. C'est le cas notamment de la fameuse proclamation où il exhorte ses soldats à ne pas s'arrêter avant la Mer Egée (« armée, votre objectif, c'est la mer Egée! »), publiée le 6 septembre. Toutes ces déclarations montrent l'importance et la dimension du guide, du leader qui dicte ses ordres à son armée pour la mener à la victoire totale. Il convient également de s'interroger sur la portée de la dénomination des armées nationalistes. En effet, le journal les appelle la plupart du temps « les armées kémalistes ». On peut en ressortir deux hypothèses. Tout d'abord, on peut supposer que « le Nouvelliste » n'est pas très enclin à appeler les armées nationalistes, car il pourrait refuser de considérer que le mouvement est d'ampleur national. Ceci n'est pas totalement erroné, car il faut noter que tous les partisans du Sultan, et de la monarchie, que ce soit dans les paysanneries ou dans les cercles éclairés ne sont pas vraiment des supporters de Mustapha Kemal. Toutefois, cela a tendance à diminuer de plus en plus, et avec les victoires contre les Grecs, ils sont de plus en plus nombreux à se rallier à la cause de Mustapha Kemal. Mais pour donner peut-être moins de poids à ce mouvement, le journal les appelle les Kémalistes, afin de préciser que ce ne sont pas tous les Turcs qui sont derrière Kemal, qu'il ne faut pas confondre Kémaliste et Turc. 28 La deuxième hypothèse, qui semble plus facilement acceptable est de se dire que appeler les armées Kémalistes permet de valoriser le rôle de Mustapha Kemal. Le général est en effet à la tête de ces armées, il décide de toutes les actions de celle-ci, des tactiques 27 28 26 Nous étudierons ultérieurement les différents aspects de la négociation de la paix. Le Progrès, lui, utilisait ces deux termes indifféremment. Hansen Frédéric - 2009 Partie I : Mustapha Kemal, le vainqueur. à adopter pour vaincre les Grecs. C'est aussi lui qui s'est battu depuis le début pour les réunir, parcourant le pays sans relâche pour rassembler un maximum d'hommes en âge de se battre 29 . En tout cas, Kemal apparaît comme le vrai et unique vainqueur de la guerre. Il ne fait aucun doute que tout le mérite lui revient. A ce titre, la première page du « Nouvelliste » 30 du 7 septembre est pleine de sens. En effet, sous un titre « L'armée turque menace Smyrne », le journal publie une photo du général nationaliste, en tenue de général avec son chapeau qui deviendra célèbre par la suite. Ce qui est intéressant, c'est, au-delà de la simple publication d'une photo, la légende inscrite en dessous: « le vainqueur des Grecs ». Ce portrait consacre le succès de Kemal. Il est présenté comme LE vainqueur. On peut donc affirmer que le journal est en quelque sorte en admiration devant le Ghazi. Il est séduit par son action déterminante pour vaincre les Grecs, et le mérite de la victoire revient à lui et à lui seul. c. Les Européens et le conflit. Dans les colonnes du « Nouvelliste », on retrouve une grande place prise par la dimension européenne du conflit. Comme nous avons pu le voir au cours de l'analyse du « Progrès », la guerre ne se limite pas à un affrontement entre deux pays voisins, elle est internationale et ses enjeux dépassent largement les frontières des deux états. Ce qui occupe le plus d'attentions aux journalistes du « Nouvelliste », c'est encore les activités de l'Angleterre dans cette région du monde. La vieille rivalité avec les Britanniques est toujours très présente, malgré le fait d'avoir combattu les forces de l'Axe côte à côte. Au delà de la condamnation de l'invasion grecque, le journal ne manque pas d'attaquer aussi le pays qui est responsable à son sens de tout cela, la Grande Bretagne. Les Critiques y sont en effet très nombreuses et très virulentes à l'égard de ce pays, et de son premier ministre Lloyd George. Le journal s'appliquera notamment à dresser une analyse parallèle des actions françaises et anglaises. Les premières seront évidemment les bonnes, en pensant en plus qu’il n’y avait rien de mieux à faire, les deuxièmes étant donc ce qu'il ne fallait pas faire. Dès le premier septembre, on sent que les Grecs vont avoir beaucoup de mal à retourner la situation. Le journal considère donc que la politique française de rapprochement avec le gouvernement de Mustapha Kemal était la bonne. Il était judicieux ainsi de « maintenir la traditionnelle amitié avec les Turcs ». Selon le quotidien, non seulement il fallait se ranger du côté turc car c'était défendre le droit et notamment le droit des peuples, mais il fallait aussi rester de leur côté pour confirmer une vieille amitié entre les deux nations, qui méritait d'être maintenue, tout en prouvant que la France n'était pas un état opportuniste qui tissait des relations suivant la conjoncture. Cette vieille amitié dont le journal se fait er l'écho est en effet réelle, et remonte même au XVIème siècle, quand François 1 et le 29 30 Kemal a décrété la mobilisation générale avant la dernière grande offensive contre les Grecs de l’été 1922. A voir en annexe. Hansen Frédéric - 2009 27 Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 . Sultan d'alors signèrent des accords très favorables aux ressortissants français vivant dans l'Empire ottoman 31 . La politique anglaise se trouve quant à elle à l'opposé de celle de la France. Tandis que « la France avait insisté pour la vérité », l'Angleterre a pris le choix de défendre les Grecs, ce qui correspondait pour le journaliste à « des ambitieuses innovations britanniques ». La France a, elle, conscience des réalités du Moyen Orient, alors que la Grande Bretagne vivrait toujours selon le journal dans un vieil idéal victorien où il serait le garant de la liberté des peuples, jouerait un rôle de gendarme au Moyen Orient, tout en y préservant ses intérêts. Au début du mois de septembre, les Alliés ont pris conscience qu'il fallait recommencer une nouvelle conférence afin de préparer des nouvelles conditions de paix, étant donné que la donne avait profondément évolué au Moyen Orient depuis la signature du traité de Sèvres à l'été 1920. Les gouvernements alliés ont donc commencé à discuter afin de se mettre d'accord sur la paix, et ainsi tenter se présenter unis face aux Turcs. Le premier point d'accord était déjà le lieu de la conférence, qui se déroulera à Venise sur proposition des Italiens. Il restait encore à en déterminer la date. Toutefois, parmi les Alliés, il en était un qui faisait retarder les choses, selon le quotidien. En effet, le 5 septembre, il considère que « Lloyd George veut attendre car la victoire turque pourrait avoir trop d'influence, si on attend peut-être que les choses se rééquilibreront entre les Grecs et les Turcs. ». Lloyd George jouerait donc la montre, espérant peut-être que les Grecs seront capables de relever la tête, pour ainsi avoir une Turquie qui serait moins en position de force au moment de négocier la paix. Il est vrai que celle-ci est en train d'infliger une défaite tellement humiliante à l'allié grec des Britanniques qu'il est judicieux de se demander comment les alliés pourraient dans ces conditions imposer leur volonté sur les Turcs qui ont gagné la bataille avec les armes. Le journal va plus loin en affirmant, toujours le 5 septembre, que l'attitude de Lloyd George vis-à-vis de la Turquie est « une des causes du déclenchement de l'offensive kémaliste; c'est pourtant nous qui avions raison . La victoire des Kémalistes va encourager le gouvernement d'Angora et sera peut-être le signal d'un soulèvement général en Turquie. » Deux choses sont intéressantes à relever dans cette affirmation du « Nouvelliste ». Premièrement, Lloyd George est ici désigné comme le responsable de la guerre. Le journal a choisi de vraiment personnifier sa critique, attaquant autant le premier ministre anglais que la Grande Bretagne et sa politique en général. Cela donne beaucoup de poids au locataire du 10, Downing Street, qui aurait donc le pouvoir de décider, seul, de la guerre en lançant les Grecs dans un affrontement avec les Turcs. Cela semble en effet quelque peu exagéré: Lloyd George n'a pas décidé seul du traité de Sèvres, qui est la cause principale du déclenchement de la guerre par Mustapha Kemal. De plus, au moment de décider ce qu'il fallait faire face à la percée de Kemal dans le monde politique ottoman, les anglais se sont concertés avec leurs alliés français et italiens et ont jugé qu'il ne fallait pas attaquer. C'est la Grèce, qui, désireuse de réaliser la Grande Grèce et retrouver le lustre de l'empire Byzantin, a proposé aux alliés d'aller se battre contre Mustapha Kemal. C'était donc tout bénéfique pour Lloyd George: il n'avait pas besoin de convaincre pour envoyer des troupes en Turquie puisque la Grèce s'en chargeait. De plus, convaincu que les Grecs s'imposeraient vu leur domination en termes de nombre de soldats, Les Anglais auraient vu leur influence maintenue dans la région, voire agrandie, tant il était acquis que les Grecs ne pourraient s'opposer en rien aux décisions britanniques. Cette affirmation est donc quelque 31 Les capitulations ont été signées en 1537-37 afin de permettre aux Français vivant dans l’Empire ottoman de jouir de droits spéciaux, pouvant notamment être jugés par le consul de France pour un crime commis chez les Ottomans. Ils avaient en outre la liberté de commercer, de voyager et de religion. 28 Hansen Frédéric - 2009 Partie I : Mustapha Kemal, le vainqueur. peu exagérée, néanmoins, il ne faut pas faire l'inverse et enlever toute culpabilité à Lloyd George, qui s'est objectivement rendu coupable de beaucoup de choses. Il aurait pu en effet mieux comprendre les enjeux nationaux de la région pendant les négociations de paix qui ont abouti au traité de Sèvres, ne pas sous estimer Mustapha Kemal et les siens, ne pas accepter que les Grecs aillent se battre contre les Turcs. Il faut croire que le premier ministre anglais s'est laissé guider par sa cupidité et son envie de dominer la ville d'Istanbul. Deuxièmement, le journal oppose complètement la politique française à celle de Lloyd George. Ce qui est intéressant, c'est que pour parler de la France, il emploie le terme « nous ». Cela dénote un certain patriotisme, et surtout une profonde solidarité avec l'action de la France en Turquie, qu'il considère en plus comme la plus juste. Il soutient donc le gouvernement car c'est son devoir en tant que Français patriote; en plus, cette politique lui semble la plus logique. Le 10 septembre, quand la guerre est semble-t-il terminée, car « les Turcs ont pris Smyrne », il est écrit dans le journal que « la victoire est beaucoup plus grande que ce qu'on aurait pu imaginer, et la Grande Bretagne a fait une grave erreur pour leur soutien aux Grecs et à leur politique en Orient ». Le journal ne s'arrête pas là au sujet de la Grande Bretagne. Il poursuit sa critique en affirmant que « ses [de la Grande Bretagne] calculs égoïstes qui ne tenaient aucun compte des nationalités, devaient tôt ou tard être détruits; ils le furent plus rapidement qu'on ne le pensait, et cela au prix de milliers d'existence qu'on aurait pu épargner. ». La critique envers la Grande Bretagne est en effet très virulente. Selon le journal, les britannique serait seulement guidés par leur propre intérêt. Leur machiavélisme se retrouve clairement dans leur politique orientale: ils sont décidés à tout pour arriver à leur fin. Cette fin, on la devine aisément: conserver le contrôle des détroits et de la ville de Constantinople, 32 que les soldats occupent depuis le 16 mars 1920 , conserver leur domination sur les pays arabes voisins de la Turquie. Ils veulent aussi garder le contrôle de la région de Mossoul, région hautement pétrolifère et profiter aussi de la riches se du sous-sol turc. Pour accomplir ce dessein, il apparaît évident que les Turcs ne doivent pas gagner la guerre et ne doivent pas se soulever. Cet égoïsme est donc montré du doigt. Il est en plus en total contradiction avec la justice: il faut en effet tenir compte des velléités d'indépendance politique de plusieurs nations. Le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes doit donc être respecté, et la Grande Bretagne n'est pas noble en le bafouant. En plus de cela, cette négation des droits des peuples a coûté la vie à de nombreux individus. Le journal s'affirme ici comme un journal pacifiste, encore très marqué par la guerre de 1914. Il semble en effet logique qu'un journal aux valeurs catholiques se place du côté du droit et de la paix, même si les Turcs ne sont pas chrétiens. A partir du 10 septembre, le journal évoque plus sérieusement les négociations de paix et ce qu'on peut envisager comme une paix juste pour tout le monde. Il regrette déjà que « les Turcs vont se montrer moins accommodants qu'il n'auraient pu l'être il y a un an ». Il est vrai que les Turcs se présenteront à la conférence en position de force et ne lâcheront sûrement rien. Le journal dévoile ensuite sa vision de la situation: « Quant à empêcher la capitale ottomane de tendre la main à Angora comme le voudrait l'Angleterre, il est douteux qu'on y réussisse. Ce n'est pas avec les quatre ou cinq mille soldats alliés qui campent à Stamboul qu'on peut 32 Le 16 mars est la date de l’occupation officielle des Alliés. Celle-ci était néanmoins effective depuis de longs mois et la fin de la première guerre mondiale. Hansen Frédéric - 2009 29 Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 . y prétendre, et ce n'est pas nous, certainement, qui nous feront encore en Orient les gendarmes de l'Angleterre, en y envoyant un nombreux contingent. Le mieux, au lieu de s'entêter dans une politique négative, est de profiter de l'occasion pour remettre le traité de Sèvres en discussion, et en attendant, d'arrêter les hostilités. Toute autre combinaison, plus ou moins louche, ne ferait qu'envenimer le conflit et soulèverait la Turquie toute entière, derrière laquelle, comme on a vu par les dépêches de félicitations adressées à Mustapha Kemal, se rangeraient tous les peuples musulmans, à commencer par cette Mésopotamie dont la conquête a couté si cher à l'Angleterre. » 33 Le journal considère que les conditions de paix fixées n'étaient pas les bonnes à Sèvres . Il doit se résigner à accepter que la paix ait été forcée par les armes, après l'échec des négociations et de la diplomatie. Adopter une nouvelle politique, à savoir faire une nouvelle conférence pour décider de conditions de paix plus acceptable pour tous, est donc considéré par le quotidien comme une politique positive. A l'opposé, se trouve donc la politique britannique, qualifiée de négative. En plus, il précise que cette politique, basée pourtant sur les seuls intérêts personnels des Britanniques, dessert en fait leurs intérêts. En effet, les Britanniques, en s'obstinant à vouloir conserver Constantinople et en s'opposant à la volonté turque vont finir par se mettre à dos tout le monde musulman et le Moyen Orient. « Le Nouvelliste » précise que cette influence dans le monde musulman a été acquise au prix de nombreux efforts, et la voir menacée dans cette région seulement pour la Turquie serait bien dommage. En outre, même dans le pays, la population entière pourrait se soulever contre l'ingérence britannique. Que le journal précise que « la Turquie toute entière se soulèverait » revient à déduire que l'ennemi britannique pourrait rassembler tous les Turcs, mais on peut aussi en déduire que le journal ne considère pas que le mouvement de Mustapha Kemal soit un mouvement qui rassemble toute la population turque. Parle-t-il des paysans de l'Anatolie qui n'ont pas forcément les moyens de communication nécessaires pour s'impliquer vraiment dans la lutte? Parle-t-il des supporters du Sultan, du gouvernement d'Istanbul, voire du Sultan lui-même? Il est difficile d'apporter une réponse précise. Nous pouvons penser qu'il parle de la population turque dans sa globalité, car il semble évident que le Sultan et son gouvernement ne se rallieront jamais à Mustapha Kemal qui est leur ennemi premier 34 . Dans un autre ordre d'idée, le patriotisme du journal s'affirme encore à travers cette analyse du 10 septembre. En effet, il ne se prive pas d'employer la première personne du pluriel pour parler des actions de la France. Et il se refuse totalement d'aider les Anglais en cas de conflit armé avec les armées kémalistes. Comme toujours, pacifisme et rivalité avec les Anglais se confondent dans un même objectif, la paix en Turquie, qui marquerait donc aussi l'échec de la politique britannique dans ce pays. Il semblerait en effet inconcevable pour le gouvernement français, et anglais d'ailleurs, d'envoyer un nouveau contingent de soldat pour défendre Constantinople contre les Turcs. Non seulement cette ville devrait revenir aux Turcs, mais encore l'opinion publique ne tolèrerait pas une nouvelle guerre dans un état lointain. La blessure de la première guerre mondiale est encore beaucoup trop vive 33 A Sèvres, la Turquie se voyait réduite à une toute petite portion de territoire, et perdait le contrôle des détroits. Consulter l’historique en annexe pour plus de précisions. 34 Il faut rappeler que le Sultan était prêt à accepter toutes demandes des Anglais, tant qu'il parvenait à conserver son trône. Il avait même par le passé contacté les Anglais pour qu'ils l'aident à se débarrasser de Mustapha Kemal, devenu trop influent et trop important dans la Turquie d'après guerre. 30 Hansen Frédéric - 2009 Partie I : Mustapha Kemal, le vainqueur. pour accepter l'idée de se battre à nouveau. Surtout qu'il semble vain de vouloir empêcher Istanbul de rejoindre le camp d'Ankara, même si le Sultan est toujours officiellement au pouvoir. La population y est en effet grandement partisane de Mustapha Kemal, déjà décrété héros national. Dans son bilan du 10 septembre, le journal milite donc pour un arrêt immédiat des hostilités, pour un changement radical de la politique anglaise et pour l'établissement d'une nouvelle conférence où le traité de paix serait modifié pour une paix viable. Suite à la prise de Smyrne par les Turcs le 10 septembre, l'échec de la politique britannique est encore plus visible. Cette ville a servi en effet de symbole pour la reconquête turque, mais aussi elle marque l'échec de la tentative grecque de s'emparer de terres turques, avec le soutien total des Anglais. Le 11 septembre, le journal écrit que « une fois de plus, M. Lloyd George s'est trompé, il avait misé sur le mauvais cheval ». Là encore, Lloyd George est le premier attaqué, avant même que la politique globale britannique soit visée. Le journal ajoute aussi que les Britanniques « ont placé » les Grecs en Asie Mineure, pour leur servir de « gendarmes au Moyen Orient ». Après l'annonce confirmée que Kemal et ses troupes sont arrivées à Smyrne, le journal peut enfoncer le clou, en se montrant très virulent à l'égard des Grecs et surtout des Anglais. Le journal en profite également pour accentuer encore le désaccord existant entre les Anglais et les Français, écrivant que « ni la France, ni la Grande Bretagne ne sont d'accord, car maintenir Constantinople en l'état actuel serait provoquer en Turquie et dans tout l'Islam une agitation dangereuse, voire même un soulèvement général. » Constantinople est en effet occupée par les soldats alliés, ce qui est intolérable pour Mustapha Kemal. Celui-ci, dans son pacte d'Erzurum a promis qu'il rendrait la ville à la Turquie et qu'il en chasserait les alliés. C'est pour cela que le journal craint un vrai soulèvement dans le pays et le début d'une nouvelle guerre si la situation et la politique anglaise n'évoluent pas. En plus, il faut savoir que Constantinople est capitale de l'Empire ottoman, la ville du Sultan, mais aussi et surtout la ville du Calife, chef religieux de tous les musulmans, et il y a fort à croire que ceux-ci ne pourront tolérer bien longtemps l'ingérence occidentale dans la ville sainte où sont conservées les reliques du prophète Mahomet. Un affrontement entre l'Europe et le Moyen Orient est donc fortement craint par « le Nouvelliste »; le journal en tiendrait la Grande Bretagne responsable, mais veut avant tout l'éviter, et c'est dans cette optique qu'il est aussi virulent avec les Anglais, en espérant que Lloyd George changera de point de vue. Pour conclure dans cet article du 11 septembre, le journal termine par une note lourde de sens: « Quant à nous, qui n'avons cessé de dénoncer les fautes britanniques, aussi bien en Orient que du côté de l'Allemagne, nous ne saurions, encore moins aujourd'hui qu'hier, nous associer aux calculs de la politique britannique, à laquelle les événements viennent de donner le plus cruel et malheureusement aussi le plus sanglant démenti. » La dénonciation est pour le moins virulente et sévère. Ici, le « Nous » est en revanche employé pour parler de la rédaction du « Nouvelliste », et non de la France en général comme dans les précédents articles. Ensuite, il rappelle aussi que les Anglais sont fautifs, non seulement en Turquie mais aussi en Allemagne, où les Britanniques n'ont pas vraiment la même approche que les Français pour le règlement de la paix. Le journal refuse donc totalement de se ranger du côté britannique, car il est à son sens du bon côté et ne veut pas en changer, surtout que la politique britannique a conduit à des affrontements qui ont couté la vie à de nombreux hommes. C'est, comme le rappel le quotidien, la première leçon à tirer des choix britanniques: quoiqu'on en pense, le résultat est que des milliers d'hommes ont péri. Hansen Frédéric - 2009 31 Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 . Une fois que la guerre est terminée, la question de la paix commence à occuper les Unes du « Nouvelliste ». Là encore, le désaccord avec les Anglais est persistant. Le 12 septembre, le journal écrit que la seule solution pour Constantinople est que la ville revienne aux Turcs. Il précise que c'est une idée « française, mais peu probable car les Anglais y seront sûrement opposés ». Le 15 septembre, les événements ne se sont pas vraiment arrangés en faveur de l'Angleterre, et le journal poursuit sa politique de dénigrement de la politique britannique. Il écrit notamment dans ses lignes: « Maintenant qu'il a suffi de quinze jours pour jeter à la mer l'armée de Constantin, la situation est mauvaise pour la Grande Bretagne, d'autant plus mauvaise que la France, mieux renseignée et surtout plus honnête, s'est rapprochée du gouvernement d'Angora. […] C'est un échec cuisant pour la Grande Bretagne, et la seule paix à laquelle nous puissions travailler en Orient sera celle qui sauvegardera les droits des populations, des majorités turques victorieuses comme des minorités chrétiennes. La Grande Bretagne ne peut rester à Constantinople, même indirectement par les Grecs. […] Elle a perdu, elle nous appelle à son secours; c'est bien mais qu'elle paye. » Le journal ne déroge pas à sa règle. L'Angleterre semble de plus en plus vivement attaquée, et de manière encore plus virulente. Le journal avance même que la Grande Bretagne doit « payer », payer pour sa politique beaucoup trop égoïste selon le journal, payer pour son mépris du ressentiment des populations de la région. « Le Nouvelliste » met encore en parallèle les politiques française et britannique, en insistant sur le fait que les Français, eux, ont contacté Mustapha Kemal et se sont rapprochés de lui. Le problème suivant soulevé par le quotidien est celui des minorités chrétiennes de l'Empire ottoman. En tant que journal catholique, leur sort lui tient évidemment à cœur. C'est pourquoi il ne faut vraiment pas les négliger, même s'ils ne représentent finalement qu'une minorité de la population. La question des communautés chrétiennes se pose en fait surtout pour celles vivant à Smyrne, étant donné que l'armée turque a progressé rapidement vers 35 la ville , et la menace de représailles des Turcs contre les chrétiens était réelle, malgré l'annonce de Mustapha Kemal qu'il n'y aurait pas d'actes de vengeance. Néanmoins, le journal place la défense de ces minorités au cœur de ses revendications, et la considère comme un enjeu essentiel des négociations de paix. 3° « Lyon Républicain ». Après « le Nouvelliste » et « le Progrès », nous allons étudier le « Lyon Républicain ». L'analyse va être néanmoins plus courte, pour deux raisons majeures. Tout d'abord, car les idées, les thèmes abordés sont plus ou moins les mêmes que dans les deux autres quotidiens. En outre, les archives disponibles de ce journal étaient plus difficiles à lire, voire pour certaines impossibles. Il a fallu donc se concentrer sur les titres et sur les pages lisibles. 35 En fait, il faut considérer la question dans l'autre sens. Les communautés chrétiennes de Smyrne n'étaient pas officiellement menacées par l'armée turque. C'est plutôt le fait que les alliés demandent la protection des chrétiens là-bas qui a fait penser que les chrétiens y étaient menacés. Kemal avait en effet déjà déclaré que rien ne leur serait fait; il faut croire que les Alliés ont préféré être plus prudents. 32 Hansen Frédéric - 2009 Partie I : Mustapha Kemal, le vainqueur. Toutefois, cela n'empêche pas l'analyse de ce journal, en reprenant les mêmes thèmes: le parallèle entre l'appréciation de la victoire turque et de la défaite grecque, les réactions européennes à ce conflit et la critique de l'Angleterre, et enfin le personnage de Mustapha Kemal. Il faut aussi ajouter que comme dans les autres journaux, le conflit fait la une du journal tous les jours ou presque au cours du mois de septembre. a. La fin de la guerre: la honte grecque et le prestige de Mustapha Kemal. Le « Lyon Républicain » fait aussi partie de ces journaux qui ont salué la victoire des Turcs. Comme ses confrères, il a pu être surpris de la vigueur de l'attaque turque. Il insiste néanmoins sur le fait que les premiers qui ont dû être surpris par cette attaque sont les soldats grecs eux-mêmes. Il l'écrit dans son édition du premier septembre: « l'offensive kémaliste fut une surprise pour les Grecs ». Le fait que les Grecs ne prenaient pas autant au sérieux la possible attaque est une des clés de la réussite de Mustapha Kemal. Comme les autres journaux, la majeure partie des événements rapportés dans le journal sont des descriptions, ou des récits purement factuels. L'analyse et la prise de position y est en effet beaucoup moins fréquente. Toutefois, il est aussi évident que les Turcs ont la faveur du « Lyon Républicain », qui ne se prive pas d'à la fois féliciter l'armée turque et enfoncer l'armée grecque. Les titres du journal vont crescendo avec l'avancée de l'armée turque. Le 2 septembre, il titre que « l'offensive kémaliste poursuit vigoureusement son avance. » Le 5 septembre, il écrit que « la débâcle grecque s'accentue ». Le lendemain, « la défaite grecque est consommée » est le titre principal du quotidien. Le 7 septembre, il annonce que « l'armée grecque est en déroute » dans son titre principal de la journée. Enfin, le 9 septembre, c'est la fin: « l'armée grecque est anéantie ». Le journal conclut sur cette défaite le lendemain, le 10 septembre, en disant que « la campagne grecque se termine en Asie Mineure par un lamentable effondrement ». La gradation est la même que dans « le Nouvelliste », et semble aussi logique. Le journal ne manque pas non plus d'égratigner sérieusement les Grecs, et ne se privent pas d'employer divers adjectifs pour faire valoir cette position. Non seulement les Grecs ont perdu, mais ils se sont faits écraser, ont été pitoyables et doivent se retirer lamentablement. Le journal est donc farouchement opposé à cette guerre, et ne semble pas mécontent de son issue en faveur des Turcs. Les Turcs, justement, sont salués à la juste valeur de l'exploit qu'ils ont réalisé. Le journal prend également le temps de préciser les chiffres de la guerre pour montrer l'étendue du succès turc. Le 7 septembre, il écrit que l'armée grecque « a abandonné 200km de territoires, et laisse 10 000 prisonniers, dont 400 officiers. » Il y a également 100 000 Grecs en fuite. La débâcle est sévère pour les Grecs, et le succès turc n'en est pas moins grand. Du côté des Turcs, c'est surtout le personnage de Mustapha Kemal qui est en fait glorifié. Tout d'abord, quand le journal parle de son armée, il emploie les termes de « kémaliste », au lieu de nationalistes ou même d'armée turque. Cela montre l'importance prise par le chef des nationalistes, qui personnalise à lui seul le mouvement. Ensuite, le journal évoque concernant les Turcs une « sérieuse victoire ». Toutefois, de ce qui a pu être lu, c'est bien l'éloge de Mustapha Kemal qui ressort, plus que l'éloge de son armée ou même de la Turquie tout entière. Hansen Frédéric - 2009 33 Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 . Il faut notamment relever la première page du journal du 5 septembre. 36 Au dessous du titre « la débâcle grecque s'accentue », le journal publie en effet deux photos. La disposition des clichés et leurs légendes sont particulièrement éloquentes. La première photo, à gauche est celle du portrait de Mustapha Kemal. En légende, on peut lire « le vainqueur ». A droite, la deuxième photo est un portrait du roi grec Constantin. Au dessous de sa photo, il est inscrit « le vaincu ». La disposition des photos et leurs légendes fait penser à un quotidien sportif qui présenterait le résultat d'un grand match de boxe, dont Mustapha Kemal serait sorti vainqueur par KO. Ces photos montrent d'une part l'importance de Kemal et sa reconnaissance en tant que chef dont une grande partie du mérite de la victoire revient, elles montrent d'autre part toute l'ampleur de la victoire turque, ainsi que son caractère définitif. Comme « le Progrès » et « le Nouvelliste », « le Lyon Républicain » publie certaines des proclamations de Mustapha Kemal à son armée, le présentant ainsi toujours comme le réel chef des Turcs. C'est en effet le cas le 6 septembre, où le journal publie « une élogieuse proclamation de Mustapha Kemal à l'égard de l'armée turque », dont la fin est la suivante: « armée, votre premier but est d'atteindre la mer Egée. En avant! ». Kemal est ainsi présenté comme un leader respectueux de ses troupes, conscient de l'exploit qu'elles ont accompli sur le champ de bataille. Il est en outre décrit comme quelqu'un de sage. En effet, il avait prévenu les Grecs et même le monde entier que l'armée turque ne se vengerait pas des Grecs et de leur invasion. Il avait en outre averti les Turcs et ses soldats que tous ceux qui transgresseront malgré tout l'ordre seraient sévèrement punis. Le journal écrit le 10 septembre que Mustapha Kemal a prononcé de « sages avertissements ». b. L’interview de Mustapha Kemal. Le 11 octobre 1922, le « Lyon Républicain » publie une interview de Mustapha Kemal réalisée par leur reporter en Turquie. Cette interview est très intéressante dans l'analyse du personnage de Mustapha Kemal et dans la perception qu'en a le journal. Et pour cela, on peut dire que cet entretien montre bien que le journal est réellement pro-kémaliste au moment de la publication de l'interview. 37 Le titre, déjà, est évocateur: « Le sauveur de la Turquie ». Il est suivi du sous-titre suivant: « entretien à son grand quartier général ». Chaque mot, chaque expression, chaque adjectif a son importance pour souligner l'admiration que porte le journaliste à Kemal. Il y a d'abord les qualificatifs. Le général est successivement appelé « le maréchal » (plusieurs fois), « le généralissime » (plusieurs fois également), « Mustapha Kemal Pacha ». (Rappelons que le titre de pacha souligne la réussite militaire de l'intéressé). Ensuite, au milieu de l'entretien, le journaliste décrit Mustapha Kemal. Quand il arrive à lui, Louis Daussat dresse un portrait élogieux du Ghazi. Il parle en effet d'un homme d'une stature « plutôt élevée, d'allure dégagée ». Il évoque aussi un visage avec « une expression d'énergie qui s'égale à la dureté. Ils décèlent un caractère, une envergure, un chef. » Il ajoute enfin que « ses traits aident à comprendre la fabuleuse fortune de cet homme inconnu il y a 36 37 Consulter la page du journal en annexe. L'interview a donc lieu le 11 octobre 1922. Les alliés et les Turcs sont réunis à Mudanya en Turquie depuis le 3 octobre pour signer une déclaration de paix, et un armistice constituant une sorte de prélude à une conférence de paix prochaine qui décidera définitivement des conditions de paix au Moyen Orient. 34 Hansen Frédéric - 2009 Partie I : Mustapha Kemal, le vainqueur. quatre ans, et aujourd'hui maître de l'heure, relevant sa patrie tombée aux abîmes, traitant de pair à pair avec ses vainqueurs. » L'homme est manifestement sous le charme. Cette admiration se traduit dans cette description, où tout le physique décrit de Mustapha Kemal correspond à l'idée que s'en fait le journaliste. Il ne manque pas de parler de son fabuleux destin, celui d'un homme qui est passé en quatre ans du statut d'anonyme à un des hommes à la une des affaires du monde. On en vient à se demander comment interpréter ces propos: s'agissent-ils de propos unanimement partagés ou alors sont-ils seulement l'expression d'un journaliste français en totale admiration devant le général? On peut en tout cas dire que cette admiration est partagée par bon nombres des contemporains de Mustapha Kemal, à l'instar de ce général français qui est allé rendre visite à Kemal pour négocier au cours de l'année 1921, et qui fut tout aussi impressionné par la stature du libérateur du territoire turc. Cela permet ainsi de mettre en perspective la description du journaliste du « Lyon Républicain ». Enfin, Louis Daussat conclut son article par une note dans la lignée du reste de l'article, élogieuse voire dithyrambique: « Aujourd'hui sauveur et reconstructeur de sa patrie; conquérant moderne, homme d'état et diplomate, incarnation d'une foi ardente et agissante, généralissime, maréchal. Et demain ? » Cette conclusion d'article est pour le moins éloquente. Le journaliste rappelle ici tous les atouts de Kemal, qu'ils soient politiques, militaires, diplomatiques, et même personnels. L'auteur se demande ce qu'il sera demain, ce qu'il pourrait devenir tant il a déjà accompli de choses, et tellement sa grandeur est déjà énorme et reconnue. Dans un autre ordre d'idée, cet article nous apprend beaucoup sur la perception qu'a Mustapha Kemal de la France, de la politique et des ambitions qu'il a pour son pays. S'il considère la France comme un pays allié, un pays ami de longue date, il n'oublie pas d'adresser une petite critique aux Anglais et aux autres alliés de la France, comme les Grecs, qui ont souhaité se battre et asseoir leur domination sur le territoire turc et notamment sur Constantinople (les Anglais sont malgré tout les premiers accusés, en instrumentalisant notamment les Grecs pour arriver à leurs fins). De plus, il en profite pour faire valoir ses revendications, en énumérant très précisément ses conditions de paix. Il se présente enfin comme un fin diplomate, expliquant que la guerre a dû être déclenchée car c'était la dernière solution possible pour libérer le pays, étant donné que les Grecs s'y étaient déjà installés et qu'il ne pouvait pas ne pas leur répondre. En réalité, lui et les Turcs ont selon lui toujours été partisans de la paix, de la diplomatie, cherchant toujours la conciliation avant de prendre les armes. Toutefois, face à l'impossibilité de négocier, il a fallu faire la guerre, ce que le journaliste n'a pas vraiment l'air de blâmer, et il est loin de s'y opposer, voyant la guerre menée par les Turcs comme une guerre juste, une guerre de libération, une guerre contre un oppresseur représenté en plus par l'Angleterre à travers l'armée grecque manipulée. Mustapha Kemal rappelle aussi que la France est « le premier ami » des Turcs, et que c'est à « elle, avant tout autre, que nous demanderons de l'aide ». Le journaliste est visiblement flatté par cette déclaration, car il précise que pour cette affirmation, « il n'est point besoin d'en souligner la portée ». L'homme semble fier de l'attention que porte Kemal à son pays, et rappelle que le général « exprime sa satisfaction profonde de pouvoir faire connaître au public français les sentiments du peuple turc envers la France. » Cette satisfaction est manifestement partagée par le journaliste. Nous pouvons aussi déceler dans ces déclarations toute l'intelligence de Mustapha Kemal. Il sait en effet qu'il est très difficile déjà de lutter contre les Anglais, et il ne peut vraiment pas se permettre que les Français se rallient à la cause des Britanniques. Du Hansen Frédéric - 2009 35 Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 . coup, il flatte le peuple français et ses dirigeants afin qu'ils restent dans la politique qu'ils ont choisie depuis quelques années et qui ravit le chef du mouvement nationaliste turc. Cela permet donc d'isoler les Anglais, présenté sous un certain angle comme un ennemi commun pour les Turcs et les Français. Pour les premiers car il représente l'oppresseur qui les empêche de vivre librement sur leurs terres. Pour les seconds car il menace la paix par ses actions contestées en Orient. c. Les alliés et le conflit. Le « Lyon Républicain » s'inscrit lui aussi dans la mouvance dominante en France dans les années 1920: un fort pacifisme et un antimilitarisme à maintenir coûte que coûte. Et le premier qui menace la paix, c'est évidemment le Royaume Uni. Les Turcs font la guerre, certes, mais ils ne font que se défendre et tenter de récupérer leurs terres. Le constat concernant la politique britannique est donc le même que chez ses deux confrères: c'est un échec, qu'il faut blâmer. Le journal prend le soin de critiquer la politique anglaise en général (on peut supposer que la critique porte sur le sujet de l'Allemagne), considérant que « la diplomatie anglaise n'est guère mieux inspirée en Orient », dans son édition du 3 septembre. Il ajoute aussi que « les événements de ces derniers jours se chargent de lui montrer les désagréments d'une politique par trop personnelle. [...] La politique britannique n'est pas plus heureuse à l'égard de la Turquie; elle voulait imposer sa main mise en Asie, avec l'intention bien arrêtée de demeurer elle-même maîtresse à Constantinople. » Là encore, la politique britannique est taxée d'égoïsme, étant présentée comme servant seulement ses propres intérêts dans la région. Garder Constantinople semble en effet être une lubie britannique, que tout le monde trouve pourtant inconcevable. Comme disait « le Nouvelliste », c'est un « vieux rêve » que caressait Lloyd George. Face à la mauvaise qualité des microfilms du journal, il est difficile de tirer plus d'éléments. Toutefois, l'essentiel est là, et les idées sont les mêmes que dans les autres journaux, avec toutefois une admiration plus prononcée pour Mustapha Kemal, matérialisée par l’interview précédemment étudiée. Ainsi les journaux lyonnais accordent une grande importance à la guerre entre les Grecs et les Turcs. Chaque jour quasiment dans chaque quotidien la guerre fait l’objet d’une attention prononcée et occupe la une des quotidiens. Nous retrouvons dans « le Nouvelliste » les mêmes enjeux que dans « le Progrès », avec toutefois quelques petites nuances, comme des critiques plus vives à l'égard de l'Angleterre ou une plus grande prise en compte du destin des chrétiens dans la région chez « le Nouvelliste ». Les journaux sont en tout cas tous d'accord pour dire que la politique britannique est un échec et qu'il faut absolument en changer si l'on veut éviter une nouvelle guerre. Nous avons terminé l’analyse à la fin du mois de septembre, avec le début des négociations pour la paix. Du 3 au 11 octobre, une conférence à lieu à Mudanya afin de préparer une paix provisoire, première étape avant l’établissement d’une conférence qui réglera les conditions définitives de paix dans les prochains mois. Le 11 octobre 1922, l’armistice est donc signé avec les Grecs, et la paix avec l’ensemble des protagonistes et notamment l’Angleterre. Celle-ci a été signée par Ismet, général représentant Mustapha Kemal qui ne s’est pas rendu sur les lieux des négociations. Quelques semaines plus tard, la conférence de la paix s’ouvrira à Lausanne pour régler définitivement le problème du Moyen Orient. 36 Hansen Frédéric - 2009 PArtie II : Mustapha Kemal, le negociateur PArtie II : Mustapha Kemal, le negociateur Mustapha Kemal ne s'est pas seulement illustré sur le terrain militaire. Il a fallu aussi faire fructifier cette victoire militaire dans le champ de la diplomatie. S'imposer sur les Grecs pour libérer le pays était nécessaire, s'imposer sur le terrain diplomatique pour que les Alliés reconnaissent l'intégrité du territoire était obligatoire. En effet, on ne peut considérer qu'un état existe pleinement que s'il est reconnu par les autres états. La confrontation diplomatique a lieu à Lausanne durant de longs mois et d'âpres négociations. Là encore, nous étudierons le comportement de la Turquie, de sa délégation sur place, guidée par un Mustapha Kemal resté à Ankara. Nous allons voir quel est le retentissement de cette conférence, quelle importance elle a pour les journaux lyonnais, quelle place elle peut occuper dans l'actualité dans une période d'après-guerre compliquée. Nous allons donc étudier le déroulement tumultueux de cette conférence à travers une lecture d’ouvrages, avant d’en étudier la conclusion et les conséquences à travers les journaux lyonnais de l’époque. 1° La conférence de Lausanne, une conférence à l’issue incertaine. La conférence s’ouvre le 21 novembre 1922 en séance plénière. Elle se réunit à Lausanne pour régler définitivement la paix en Orient, la Turquie, la France, l’Angleterre, l’Italie, la Grèce et la Russie. D’autres pays y siègeront sans avoir la même importance que les premiers cités, comme les pays des Balkans par exemple. La conférence s’ouvre dans une atmosphère tendue. Trois semaines auparavant, 38 l’Assemblée Nationale turque a décidé de destituer le Sultan et de le bannir du pays . Mehmet VI n’ayant quitté le pays que le 17 novembre, on pouvait craindre un certain mécontentement des Alliés. Toutefois, la conférence va, en fait, totalement éclipser aux yeux 39 des Européens cette annonce. Pour reprendre les propos de Paul Dumont , « la Turquie a gagné la guerre, elle doit à présent s’efforcer de gagner la paix. » La lutte promet en effet d’être ardue avec les puissances, celles-ci ne voulant en aucun cas renoncer au traité de Sèvres. Les Turcs sont néanmoins en position de force, ayant remporté la guerre. Déjà le lieu de la conférence a fait débat. Mustapha Kemal désirait que celle-ci ait lieu à Izmir pour des raisons évidentes : la guerre à peine terminée, il avait énormément de choses à s’occuper au niveau de l’administration du pays. Il fallait, en outre, parcourir le pays afin 38 39 Se référer au chapitre sur cette réforme dans la troisième partie. Op. Cit. p136. Hansen Frédéric - 2009 37 Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 . de s’adresser directement aux populations comme le général aime à le faire régulièrement. La conférence ayant lieu à Izmir, il aurait pu alors la présider lui-même. Néanmoins, les Alliés n’étaient point d’accord, expliquant que ce genre de conférence avait traditionnellement lieu en terrain neutre. Kemal dut s’y résigner, et désirant rester en Anatolie il dut désigner la délégation qui irait à Lausanne faire valoir les intérêts de la Turquie. Ces délégués seront nommés par Mustapha Kemal et lui seul. Il choisit pour diriger la délégation d’envoyer le vainqueur de la bataille Inönü, son fidèle lieutenant Ismet Pacha. Pour faire valoir son statut de chef de la diplomatie turque, il est en même temps promu ministre des affaires étrangères. Les raisons du choix de Kemal sont multiples et ne relèvent en aucun cas du hasard, alors que certains pouvaient être surpris de la nomination d’un militaire pour aller négocier. Kemal sait qu’Ismet lui est totalement dévoué, qu’il ne le trahira jamais, qu’il lui fait totalement confiance et qu’il suivra toujours à la lettre ses instructions. De plus, il s’est avéré être un excellent diplomate à Mudanya, quand l’armistice a été signé le 11 octobre 1922. La signature de cet armistice lui apporte en outre le crédit nécessaire face aux alliés ; Kemal estime que celui qui a signé le premier armistice doit être là pour signer la paix définitive. La tâche d’Ismet n’est pas des plus aisées : à Lausanne, il doit non seulement faire valoir les intérêts de la Turquie, mais il doit aussi mettre un terme à la question d’Orient, en réglant une paix définitive. Bey. Pour accompagner Ismet à Lausanne, Kemal choisit d’envoyer Hasan Bey et Risa Nur Face à la délégation turque, on retrouve l’élite de la diplomatie occidentale : Lord Curzon est là pour représenter la diplomatie britannique, le marquis Garroni pour l’Italie, la France envoie Barrère et Bompard. Quant aux Grecs, la conférence de Lausanne marque 40 le retour de Vénizélos sur le plan international. Les Russes ont eux choisi de présenter Tchitchérine. La présence de la Russie à la conférence est intéressante. Ayant signé plusieurs traités avec les Kémalistes, ils les ont beaucoup aidé à vaincre les Grecs en leur fournissant de l’or et des armes. En retour de divers traités d’amitié, les Turcs avaient promis qu’ils ne négocieraient pas sans les Russes. Néanmoins, la présence russe est mal vue par les Alliés. D’une part car ils sont en opposition idéologique totale avec le gouvernement soviétique, d’autre part, elle leur met la pression en leur rappelant que s’ils ne trouvent pas de terrain d’entente avec la Turquie, celle-ci saura alors chercher ailleurs d’autres alliés. Dans ses Mémoires, Mustapha Kemal explique qu’à Lausanne, « des vieux comptes de plusieurs siècles s’y règlent ». Il rappelle ensuite le cadre de la conférence. Les Turcs nationalistes, qui ont pris le pouvoir sur les ruines de l’Empire ottoman, doivent accepter sa lourde succession. Il se présente en héritier de l’empire, sans toutefois se sentir coupable des actes de ses dirigeants. Il insiste réellement dessus 41 : « Nous ne sommes pas coupables des négligences et des erreurs du passé et, en réalité, ce n’est pas à nous qu’il faut demander le règlement de comptes accumulés depuis des siècles. C’est cependant notre responsabilité de les endosser à leur place devant le monde entier. De façon à procurer à la nation 40 Vénizélos était le premier ministre grec au moment de la signature du traité de Sèvres. Il a notamment mis au jour la « Megali Idea », ou l’idée de mettre en place la Grande Grèce. 41 38 Mémoires, Mustapha Kemal Atatürk, p.133. Hansen Frédéric - 2009 PArtie II : Mustapha Kemal, le negociateur une vraie indépendance et la souveraineté, nous devons nous soumettre à ces difficultés et à ces sacrifices.» Selon Kemal, les questions les plus importantes sont celles des capitulations et de l’emprunt ottoman. En fait, il considère que ses demandes sont pleinement légitimes. « Ce que nous demandons à la conférence n’est que la confirmation en bonne et due forme de ce que nous avons déjà gagné. » Mustapha Kemal donne lui-même toutes les instructions à Ismet. Il devra les suivre à la lettre. Celles-ci sont simples : les Alliés doivent reconnaître que la Turquie est un pays totalement souverain et indépendant, dont les frontières que Mustapha Kemal considère comme naturelles doivent être respectées. Enfin, toute ingérence étrangère dans quelque domaine que ce soit en Turquie doit être complètement bannie. Cela implique plusieurs choses. Tout d’abord, il faut que les capitulations soient supprimées. Pour Mustapha Kemal, c’est là le point essentiel de la conférence. Il faut absolument y mettre fin afin de pouvoir installer une égalité parfaite entre les citoyens du pays, sans distinction aucune. Selon lui, les capitulations étaient l’expression même de l’oppression européenne. Il place ensuite la question des emprunts ottomans au second plan. Comme il le dit, les Turcs doivent accepter cet héritage, même s’il est lourd et exige de nombreux sacrifices. Dans le but de réaliser la paix, il faut accepter ces concessions. 42 Paul Dumont résume très clairement ces conditions dans son ouvrage , qui sont sensiblement les mêmes que celles énoncées deux années plus tôt à Londres : « Abolition des capitulations judiciaires et fiscales, suppression du contrôle européen sur les revenus de l’état, reconnaissance de la pleine souveraineté de la Turquie sur les détroits, mise en place de frontières conformes aux exigences du Pacte National ». En fait, Mustapha Kemal a demandé à Ismet d’être intransigeant sur les points principaux que sont la reconnaissance de la souveraineté et des frontières, ainsi que la suppression des capitulations. Pour les questions secondaires, Kemal laisse à son second le soin d’apprécier la situation et de juger en conséquence. C’est là une des qualités premières de Mustapha Kemal : savoir, d’une part, se tenir à un engagement, le Pacte National, et savoir, d’autre part, ne pas se laisser griser par une victoire probante en faisant des demandes extravagantes. Benoist-Méchin l’explique Thomas Carlyle 44 43 en reprenant les idées de : « Carlyle a écrit que ce qui manquait souvent aux grands hommes, c’était de savoir limiter leurs objectifs. Ceux qui, comme Ismet, ont connu intimement Mustapha Kemal, disent que c’était là une de ses qualités maîtresses. » Evidemment, au début de la conférence, les Alliés ne sont absolument pas d’accord avec les conditions proposées. Il va donc falloir batailler ferme, d’autant plus que la donne a changé pour les Européens. En effet, ils n’ont plus en face d’eux l’état en décomposition qui avait signé le traité de Sèvres, et qui avait pour seul but de conserver le pouvoir en Turquie, et peu importe la taille du territoire. Un état qui devait en outre déjà lutter contre des troubles à l’intérieur du pays, Kemal ayant déjà commencé son action de libération du joug impérial. 42 43 44 Mustapha Kemal invente la Turquie moderne ,Paul Dumont, p137. Mustapha Kemal, ou la mort d’un empire, Benoist-Méchin, p304. Ecrivain et historien écossais du XIXème siècle. Hansen Frédéric - 2009 39 Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 . En lieu et place du Sultan et de son gouvernement, les Alliés doivent en effet affronter un rival fort, sûr de lui et en pleine confiance après ses succès militaires. Débarrassé du Sultan, le gouvernement nationaliste a pris les pleins pouvoirs en Turquie. La Turquie est le pays vainqueur de la guerre, et entend bien être traitée en tant que tel. Néanmoins, une incertitude plane. Les Turcs, si brillants militairement, vont-ils l’être aussi diplomatiquement ? C’est en effet la première fois que le jeune état turc va s’exprimer sur ce terrain. Les interrogations sont donc nombreuses. On se demande si les diplomates turcs vont réussir à résister face aux expérimentés européens, rompus à l’art de la diplomatie. La conférence s’ouvre donc le 21 novembre. Dès la première séance, Ismet affiche sa détermination aux délégués des autres pays : « Nous avons beaucoup souffert, nous avons abondamment versé notre sang, nous voulons désormais vivre libres et indépendants comme toutes les nations 45 civilisées. » Durant les premiers mois de la conférence, les négociations vont se dérouler sur deux plans : d’un côté, les questions spécifiquement turco-grecques, de l’autre, les questions d’ordre plus général. Les premières vont être résolues beaucoup plus facilement, du fait du rapprochement entre Ismet et Vénizélos. En effet, Ismet avait grand besoin de se trouver des alliés. Il avait face à lui des adversaires redoutables qui allaient le prendre de haut. C’était surtout le cas du délégué anglais Lord Curzon qui n’avait que mépris à son égard, le considérant comme un diplomate de seconde zone. Il adopte ainsi une attitude très condescendante à l’égard du délégué turc. Pour sortir de son isolement, Ismet choisit donc de se rapprocher des Grecs. Les Grecs acceptent sans hésiter cette main tendue, pour la simple raison qu’ils se trouvaient eux aussi isolés. Alors que Vénizélos était salué par les diplomates européens au moment de la signature du traité de Sèvres, la situation est totalement différente à Lausanne. Les Alliés ont en effet retourné leurs vestes depuis le traité de Sèvres. Excepté les Anglais, aucun n’a vraiment cautionné l’attaque grecque en Anatolie. Du coup, Vénizélos est bien seul pour lutter face aux Turcs, étant abandonné et même méprisé par les Alliés. Ismet va exploiter à merveille cette faiblesse grecque, en adoptant une stratégie qui va s’avérer très vite payante. Plutôt que d’accentuer les antagonismes entre les deux pays, Ismet propose à son homologue grec de se rapprocher en faisant table rase du passé, afin de s’unir pour faire valoir leurs demandes aux Anglais. Vénizélos, qui n’en demandait pas autant, s’empresse d’accepter les propositions du délégué turc. Les accords avec les Grecs seront donc les premiers et les plus faciles à être réglés. Ici, Vénizélos fait état de sa bonne analyse de la situation et de son réalisme. Il est en effet conscient de l’humiliation militaire infligée par les Turcs, et sait qu’il doit faire profil bas car il est loin d’être en position de force. C’est pourquoi il accepte rapidement la majorité des requêtes turques : la Thrace leur est rapidement restituée, ainsi que la ville d’Edirne (Andrinople) ; ils obtiennent les îles de la mer Egée qu’ils désiraient. En outre, il sera convenu d’un important échange de populations : 45 40 Déclaration reprise dans Atatürk, une certaine idée de la Turquie, George Daniel, p178. Hansen Frédéric - 2009 PArtie II : Mustapha Kemal, le negociateur les Grecs vivant en Turquie vont pour la majorité rentrer en Grèce, et vice versa. En tout, ce ne sont pas moins d’un million de personnes qui vont changer de pays 46 . Selon Benoist-Méchin, cette tactique employée par Ismet est un « coup de maître ». Cette réconciliation a, en outre, le don d’impressionner les Alliés, face à qui Ismet obtiendra donc le soutien total de la Grèce, après un protocole d’accord signé dans un premier temps en dehors de la conférence. Une fois les questions grecques réglées dans leur ensemble, Ismet doit régler les autres différends avec les Alliés. Et là, les négociations vont être profondément différentes, ceuxci ne voulant absolument pas lâcher sur certains points décisifs. Selon les mots de Paul Dumont, la délégation turque va devoir livrer une véritable « guerre d’usure ». Suivant les directives de Mustapha Kemal, Ismet est intransigeant sur les questions essentielles, mais plus souple sur les points secondaires, afin de pouvoir donner l’impression d’une paix qui serait acceptable pour les deux parties. Durant cette « guerre d’usure », Ismet va s’en sortir à merveille. En effet, il a vite constaté que les alliés ne sont pas d’accord sur de nombreux points, et a su parfaitement en tirer profit, en usant de la célèbre maxime « diviser pour mieux régner ». Face aux désaccords persistants entre les Européens, Ismet va, pour chaque question, se rapprocher d’un des pays qui semble le plus à même de le soutenir pour ce point précis. Il se trouve donc un des Alliés qui s’oppose aux autres et avance avec lui jusqu’à la résolution de ce point. Une fois cette question résolue, Ismet reprend ses distances avec cet allié pour en trouver un autre pour la question suivante. Il parviendra ainsi à semer la zizanie parmi les Européens, dont les divisions vont s’avérer criantes. Durant les premiers mois de la conférence, les Européens et les Turcs vont toutefois arriver à s’entendre sur plusieurs grands thèmes. La première question réglée est celle des détroits. Tandis qu’au début, les deux parties avaient des souhaits totalement opposés, elles arrivent en fait à trouver relativement facilement un compromis. Ismet demandait au début que la Turquie soit totalement maîtresse des détroits, et qu’aucun bateau ne puisse y passer sans son autorisation. Les Alliés désiraient conserver l’internationalisation des détroits décidée par le traité de Sèvres. En fait, c’est plutôt la Turquie qui, au final, a obtenu gain de cause : ils obtiennent une totale souveraineté sur les détroits, ayant même la possibilité d’y installer des murailles ou autres armements en cas de guerre ; néanmoins, une commission serait mise en place pour contrôler la libre circulation des navires dans les détroits. Après le problème des détroits, le problème de la région de Mossoul est mis sur la table. La Grande Bretagne veut obtenir définitivement cette région hautement pétrolifère. Les Turcs ne l’entendent évidemment pas de cette oreille, défendant l’idée que cette région est turque, malgré le fait qu’elle est habitée par une majorité de Kurdes et d’Arabes. Finalement, Ismet, après de nombreuses et vaines démonstrations que cette région doit revenir à la Turquie, s’en sortira honorablement, réussissant à obtenir que la question soit réglée par la Société des Nations. 46 Il faut noter que ces échanges de populations étaient déjà facilités par le départ de nombreux chrétiens d’Anatolie quand les Grecs ont commencé à perdre la guerre. Ils étaient déjà un million à avoir quitté le pays avant l’ouverture de la conférence. Hansen Frédéric - 2009 41 Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 . En fait, les différends vont surtout être exacerbés autour de la question des capitulations et des problèmes économiques et financiers. En effet, il faut savoir que les Alliés ont de très forts intérêts dans la région. Comme l’écrit Paul Dumont 47 : « Les banques, les chemins de fer, les mines, les forêts, les ports, les services publics municipaux, les douanes, au total presque toute l’infrastructure industrielle et économique turque, se trouvaient entre les mains de la haute finance européenne. Grâce aux capitulations, les étrangers bénéficiaient en outre d’importants privilèges fiscaux et judiciaires. » On comprend bien dans ces conditions que les Alliés acceptaient difficilement de renoncer à tous ces privilèges et ces atouts. Ils vont donc décider de prendre les devants face aux demandes Kémalistes, en adoptant une position commune sur de nombreux points. Forts de cette union, ils adressent à la fin du mois de janvier une note à Ismet pour faire valoir leurs revendications communes, réparties en cent soixante-et-une clauses. Le 31 janvier, après avoir consulté Mustapha Kemal, Ismet déclare « je ne peux pas signer », la Turquie désirant totalement s’affranchir de toute ingérence européenne. Curzon lui lance alors un ultimatum, déclarant que s’il n’accepte pas, les négociations sont rompues. Celui-ci s’en va en espérant être rattrapé, mais se rend compte que les autres délégations s’en vont aussi. Le 4 février 1923, la conférence est donc suspendue sine die. Jusqu’ici, Kemal peut donc être fier de son choix : Ismet s’avère être un redoutable négociateur et fin diplomate. La conférence étant suspendue, Ismet rentre en Anatolie et s’entretient longuement avec le chef du mouvement nationaliste. En Europe, la suspension de la conférence provoque un tollé. La presse est outrée, notamment en France où l’on regrette l’ingratitude des Turcs, qui auraient pu se montrer plus conciliants avec la France, en remerciement des soutiens adressés depuis de longs mois. Dans la presse, cet arrêt des négociations va donc provoquer beaucoup d’amertume, et laisser des traces. Nous le verrons notamment à la fin de la conférence quand la signature sera imminente. En Turquie, l’opposition est déchaînée. La délégation est qualifiée de laxiste et le gouvernement de Mustapha Kemal est accusé de « vendre la patrie aux infidèles ». Ils demandent la reprise de la guerre. Néanmoins, toute cette agitation va diminuer quand un député trouve la mort, certainement à cause des gardes du corps de Kemal. Pendant l’arrêt de la conférence, celui-ci va afficher sa fermeté en postant des soldats aux extrémités du pays, montrant si besoin est que la Turquie est prête à reprendre les armes s’il le faut. La détermination à réussir de Kemal est inébranlable. Toutefois, c’est bien sur le plan diplomatique qu’il veut réussir, il tient absolument à trouver un accord avec les Européens afin de construire son pays sur de bonnes bases. Suivant sa volonté, Ismet retourne à Lausanne pour reprendre les négociations. Celles-ci reprennent le 23 avril 1923, pour trois nouveaux mois. Ces trois mois vont encore être la preuve qu’une Turquie nouvelle est née, une Turquie qui ne lâche rien et qui compte bien parvenir à ses fins. Chaque jour, dans ses directives à Ismet, Kemal répète la même idée 48 : « La nation turque qui a réussi à libérer des envahisseurs son territoire, est résolue à y vivre désormais dans l’indépendance. Il n’est plus question qu’elle 47 48 42 Op. cit, p139. Cette note est reprise dans l’ouvrage de Georges Daniel, Op Cit. p190. Hansen Frédéric - 2009 PArtie II : Mustapha Kemal, le negociateur tolère une quelconque ingérence dans ses affaires intérieures. L’époque où le pouvoir ottoman se trouvait, en permanence, sous l’influence des étrangers qui ne se privaient pas, en plus, d’exploiter à leur profit ses diverses richesses nationales, est à jamais révolue. » Grâce à cette détermination sans faille, les Turcs vont gagner à l’usure. Avant les dernières semaines de négociations, ils sont donc en position de force, nullement affaiblis, tandis que dans le même temps, les divisions minent toujours les Alliés, malgré leur note commune. 2° La Conclusion de la conférence : Kemal et la Turquie vainqueurs. Au début du mois de juillet, les négociations apparaissent comme bloquées. Aucune partie ne veut lâcher prise, et la conférence semble ne jamais pouvoir arriver à une conclusion. Nous allons maintenant analyser la presse lyonnaise durant le mois de juillet 1923, pour savoir comment les apories de la conférence, puis sa conclusion sont perçues. Dans les trois journaux, nous retrouvons certaines divergences, c’est pourquoi nous avons décidé d’analyser dans un premier temps les journaux tour à tour, puis dans un deuxième temps de rassembler les données pour se faire une vision d’ensemble de la presse régionale au mois de juillet 1923. a. « le Progrès ». Dans l'analyse du « Progrès » durant le mois de juillet, nous avons pu identifier deux thèmes majeurs au sujet de la conférence de Lausanne: un changement de sentiment à l'égard des Turcs et de Mustapha Kemal et encore une fois la question des Européens dans le conflit. C'est deux thèmes se retrouvent quasi quotidiennement dans le journal et sont les deux axes majeurs d'analyse durant ce dernier mois de la conférence de Lausanne. Avant de se pencher sur ces deux thèmes récurrents, il convient de se pencher sur l'état d'esprit du journal après déjà plusieurs mois de conférences. État d'esprit du « Progrès ». Dès la première lecture des archives du « Progrès », la lassitude des journalistes face à cette conférence qui ne semble jamais pouvoir se dénouer est criante. er Le 1 juillet, le quotidien se demande si la conférence de Lausanne va un jour être réglée. « La conférence de Lausanne : va-t-elle sortir de l’impasse ? ». La conférence se trouve en effet dans une impasse : les Européens comme les Turcs campent sur leurs positions, ni les uns ni les autres ne veulent céder sur les propositions de l’adversaire. Du coup, la conférence semble au point mort. Si l’on veut espérer une sortie de crise, il faut que les deux parties acceptent chacune de faire de nouvelles concessions. A cette date, le journaliste qui rédige apparaît même totalement désabusé, écrivant qu’ « après tout, un coup de théâtre heureux peut toujours survenir ». Il semble évident que le journal n’a pas vraiment d’espoir de résolution proche des différends, estimant même qu’il faudrait Hansen Frédéric - 2009 43 Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 . qu’un événement totalement imprévu se produise, qui pourrait alors remettre en cause les blocages pour pouvoir aller de l’avant. N’avoir plus comme solution que le coup de théâtre, un deus ex machina qui viendrait bouleverser la donne est révélateur d’un grand dépit. Quelques jours plus tard, le 4 juillet, « le Progrès » constate qu’une première étape est réglée : « les questions secondaires sont réglées à Lausanne ». C’est déjà un bon avancement, qui permet éventuellement d’espérer une sortie de crise, même si évidemment les blocages ne se situent pas sur les questions secondaires mais plutôt sur les questions les plus importantes. En effet, il ajoute que malgré le règlement des questions secondaires, « il en reste trois d’importance ». L’espoir est pourtant de courte durée. Le journal annonce le 7 juillet que la conférence est dans une phase de « léthargie ». Il insiste même en ajoutant que « jamais la conférence de la paix n’avait traversé une pareille crise de léthargie. » La dénonciation est sévère, nous avons l’impression en lisant que ces lignes que les diplomates ne font rien à Lausanne, qu’ils sont totalement figés sur leurs conditions et qu’il n’y pas de discussions. Penser que la conférence est en léthargie plutôt qu’en échec de négociations est fort : quand les négociations échouent pour le moment, il y a au moins des négociations. Là, dans une phase de léthargie, il ne se passe donc rien, du moins selon le journal. Pis, la conférence connaîtrait en ce début de mois de juillet une crise de léthargie supérieure à toutes les autres périodes de la conférence. Pourtant, elle a connu de nombreux heurts, de nombreux blocages jusqu’à même une rupture des négociations pendant deux mois et demi. Parler ainsi d’une léthargie encore jamais atteinte n’incite guère à l’optimisme. Pourtant, dès le lendemain, le journal pense pouvoir affirmer que la paix pourrait être prochainement signée, tandis que deux jours plus tard, il annonce que « la paix est faite à Lausanne ». Durant cette période, on comprend que le journal n’est vraiment pas sûr de l’issue de la conférence. Un jour il annonce que la paix sera signée, que cela semble une certitude, tandis que le lendemain il emploie le conditionnel pour marquer l’incertitude de tous ces événements. C’est le cas de l’édition du 11 juillet, qui titre que la paix « serait signée le 19 juillet ». L’incertitude règne certes surtout sur la date à laquelle le traité sera signé, néanmoins il est permis de croire que le journal doute encore qu’un accord soit trouvé rapidement. Le « coup de théâtre » tant souhaité par les journalistes au début du mois se réalise à la mi-juillet. Hélas, ce n’est pas dans le sens qu’espérait le quotidien, puisque le coup de théâtre conduit à interrompre une fois encore les négociations. Dans l’édition du 14 juillet, le journal rapporte que « les marchandages turcs interrompent à nouveau la conférence ». L’enchaînement des événements présentés par le journal est à ce titre un peu curieux, et traduit de nombreux imprévus dans le déroulement de la conférence. En effet, le 15 juillet, alors que la veille la conférence semblait interrompue, le journal annonce « qu’une paix est conclue, alors qu’on désespérait presque de voir la conférence aboutir ». C’est au moment où on l’attend le moins que la conférence semble avoir avancée dans le bon sens, le lendemain d’une journée où l’on pensait que les négociations étaient au point mort. Ce qui est aussi étonnant, c’est que le lendemain encore, le 16 juillet, le journal écrit que les délégués vont se réunir afin de renouer les contacts. Il faut donc comprendre à travers l’analyse du journal qu’en séance, les délégués ne se sont pas mis d’accord, donc la conférence est stoppée. Puis, pendant cette pause, les délégués seraient parvenus à un accord, pour pouvoir ensuite reprendre les négociations. Voilà pourquoi il est permis de penser que le fonctionnement de la conférence est peu lisible à travers le journal. 44 Hansen Frédéric - 2009 PArtie II : Mustapha Kemal, le negociateur Le 17 juillet, avec les reprises de négociations la veille, le journal est à nouveau optimiste, écrivant que « cela se présente favorablement ». Cette fois, cela semble définitivement en bonne voie, car le lendemain le journal pense pouvoir dire que « cette fois, la paix est définitivement faite à Lausanne. » Il se permet même d’estimer une date probable de signature du conflit, le 24 ou le 25 juillet. Malgré le soulagement de la signature de la paix, à quelques heures de la fin de la conférence, « le Progrès » semble toujours très sceptique sur l’issue réelle du débat, se demande si la conférence a vraiment consisté à faire avancer les choses ou si la paix est signée diplomatiquement, car il fallait absolument la faire. C’est pourquoi aux environs de la signature de la paix, le quotidien est très modéré et bref dans ses commentaires, et le dit noir sur blanc. Il déclare en effet le 22 juillet (à deux jours de la signature définitive) ceci : « Il paraît que la paix va être signée, mais ne nous pressons pas de la commenter ». Le scepticisme est ici très prégnant, faisant comme si finalement la décision finale l’intéressait peu au regard de ce qu’elle contient réellement. L’emploi de la formule « il paraît que » tend à montrer un certain détachement, tout en ajoutant qu’on préfère voir la suite des événements avant de vraiment se prononcer. Cette méfiance est aisément compréhensible, quand on sait que la conférence dure depuis bientôt neuf longs mois et qu’elle semble à ce titre interminable. La prudence est donc de mise, le journal se gardant bien de toute effervescence. Il est enfin intéressant de noter que le journal, après cette date du 22 juillet, se gardera effectivement de tout commentaire sur l’issue de la conférence. Même lors de la signature du traité le 24 juillet, il se contente de rapporter les faits pour exposer le déroulement de la signature du traité insistant sur son cérémonial, mais refusant de prendre position. En plus, après la signature, le journal délaissera totalement le sujet, montrant que si le fait que la paix soit signée le ravit, le contenu de la paix le laisse encore totalement circonspect. Durant le dernier mois de la conférence, le journal exprime donc toute sa lassitude et oscille en espoir et désillusion. Quand la paix est enfin signée, il refuse d’exprimer sa joie, préférant volontairement attendre de voir les effets réels de la paix. Pour comprendre cela, il faut néanmoins comprendre comment le journal perçoit l’action des Turcs et de Kemal à travers le déroulement de la conférence. Une opinion mouvante à l’égard de Mustapha Kemal et des Turcs. Alors que pendant la guerre contre les Grecs, les Turcs étaient sans cesse félicités par « le Progrès », qui ne se lassait pas de vanter l’héroïsme des soldats turcs, le talent de général de Mustapha Kemal, ceux-ci sont désormais loin d’être considérés de la même manière pendant la conférence de Lausanne. Il convient de repréciser que l’obstination des Turcs, qui a notamment conduit les négociateurs à stopper la conférence pendant deux mois au début de l’année 1923, a laissé des traces dans les journaux. « Le Progrès » ne déroge pas à la règle, et cela est bien visible au mois de juillet, alors que la conférence semble sans issue. Ce blocage de la conférence trouve encore sa source, selon le journal, dans l’obstination des Turcs. Ceux-ci sont présentés comme opposés à toute forme de négociations, désirant juste que leurs demandes soient acceptées sans faire d’effort. En parallèle à l’étude de la conférence, le journal s’interroge sur la portée des élections turques qui ont lieu au début du mois de juillet. Il se demande à ce propos « quelles conséquences auront les élections turques sur la conférence de Lausanne ? ». Hansen Frédéric - 2009 45 Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 . Le journal doit ainsi penser que ces élections vont être un révélateur du soutien de la population turque à l’action du gouvernement à Lausanne. Si les partisans de Kemal s’imposent, celui-ci continuera dans la ligne de conduite qui est la sienne depuis le début de la conférence, à savoir une certaine intransigeance sur les points importants, ce qui est source de blocage avec les Alliés. En revanche, s’il est désavoué par le peuple, peutêtre sera-t-il conduit à modifier sa stratégie. C’est pourquoi les élections turques du début er de l’été 1923 ont une importance internationale. Et là, le journal constate le 1 juillet que « Mustapha Kemal a obtenu un succès quasi complet, les adversaires se sont évanouis avec une prodigieuse rapidité ». Kemal est donc très largement vainqueur de ces élections, et donc il est permis de penser que la conduite de la délégation turque sera toujours la même, Ismet appliquant à la lettre les consignes de son supérieur resté en Anatolie. Le 7 juillet, alors que le journal présente la conférence comme étant en pleine « léthargie », il annonce aussi que « 10 membres de la délégation turque vont quitter Lausanne. Il est permis de voir dans ce départ partiel une manifestation de nervosité et de mécontentement, ainsi qu’un avertissement aux alliés. » Le quotidien constate que les Turcs sont assez fébriles, qu’ils ne sont pas sereins. Sans vraiment juger l’action des Turcs, il explique que ce départ de la conférence est en fait surtout un moyen de faire pression sur les Alliés afin qu’ils accèdent plus facilement à leurs demandes. Cette politique est en faite une politique classique en négociations, quand on sent que l’on arrivera difficilement à faire valoir ses vues, il faut parfois forcer un peu les adversaires à accepter. Il faut, en effet, rappeler que les Anglais et leurs alliés européens ont autant intérêt que les Turcs à réaliser la paix, ne serait-ce que pour apaiser les tensions dans le reste du Moyen Orient. Le lendemain, alors qu’il annonce que la paix sera bientôt signée, le journal affirme que la stratégie des Turcs a en fait fonctionné. Il pense en effet que ce sont des « nouvelles concessions faites aux Turcs » qui ont permis à la conférence d’avancer et d’entrevoir un espoir d’accord de paix. Ici, ce sontt plutôt les Européens qui passent pour être faibles, cédant aux caprices des Turcs, qui avaient prévu une « guerre d’usure » pour pouvoir faire triompher leurs idées sur la scène diplomatique. Le 10 juillet, le constat est cinglant. « Le Progrès » écrit que « si les Turcs ont perdu la guerre, ils ont gagné la paix car ils ont obtenu le maximum ». Penser que les Turcs ont perdu la guerre semble étonnant. Le journal fait en effet allusion ici à la première guerre mondiale, que l’Empire ottoman a perdue au côté des Allemands. Pourquoi revenir dessus, alors que les Turcs ont gagné la guerre contre les Grecs, et donc par extension contre les Alliés ? C’est une façon bien curieuse et surtout bien nouvelle de considérer la situation. En effet, au début des négociations, et depuis la fin de l’affrontement avec les Grecs, les Turcs étaient considérés partout comme les vainqueurs et il semblait normal qu’on accède à leurs requêtes. Ici, le journal fait un retour en arrière en considérant que la conférence de Lausanne est là pour entériner la fin de la première guerre mondiale. Ce n’est malgré tout pas totalement un mauvais raisonnement, étant donné que la conférence de Lausanne est aussi là pour reformuler un traité de Sèvres trop sévère à l’égard des Turcs. Néanmoins, en annonçant les Turcs comme les perdants de la guerre, le journal semble faire une impasse sur toute la guerre de libération menée par Mustapha Kemal. Le fait que les Turcs soient aujourd’hui considérés comme les perdants est révélateur du changement d’opinion du journal à propos des Turcs. Alors que, moins d’un an auparavant il était sous le charme de Kemal, qu’il semblait prêt à accéder à ses requêtes, il est maintenant peu enclin à les féliciter et les soutenir. Il faut dire qu’auparavant, l’adversaire des Turcs était la Grèce et donc l’Angleterre, tandis que maintenant la France est dans le camp de ses opposants, le journal prend donc évidemment parti pour son pays. 46 Hansen Frédéric - 2009 PArtie II : Mustapha Kemal, le negociateur En pleine conférence de Lausanne, le journal choisit de s’arrêter quelques instants sur les élections législatives turques. Il annonce en effet le 13 juillet la convocation prochaine de la nouvelle chambre. Mustapha Kemal n’est pas épargné au cours de cette chronique. Il est ici assimilé à un dictateur : « on peut supposer que Mustapha Kemal, fidèle à la politique des dictateurs (et les dictateurs fleurissent assez bien à notre époque) n’a rien laissé au hasard ». Le chef des nationalistes apparaît ici bien moins prestigieux que quelques mois auparavant. Il pratique désormais une politique dictatoriale, et le journal le soupçonne d’avoir tout fait pour que les élections tournent en saveur, sous-entendant sans totalement respecter le processus démocratique. Il ajoute en effet que Kemal « n’a point négligé les moyens de force ou de corruption pour faire triompher ses candidats ». L’époque où le quotidien ne tarissait pas d’éloges sur la vertu de ce général, organisateur du pays, semble bien loin et bien révolue. Il est ici un vrai dictateur, dans l’air du temps, qui n’hésite pas à user de la force ou de la corruption pour parvenir à ses fins, proposant en Turquie un semblant de démocratie qui est en réalité truquée. Le journal fait évidemment allusion à Mussolini ou à la récente naissance de l’URSS quand il explique que les dictatures se répandent assez vite. Pour revenir à la conférence de Lausanne, les Turcs ne sont donc pas vraiment épargnés jusqu’à la conclusion de la conférence, le journal estimant néanmoins qu’ils ont réussi à tout gagner, sans mentionner un quelconque mérite. Le 14 juillet, le journal regrette que ce soit « les marchandages turcs » qui ont conduit à interrompre la conférence. Les Turcs sont désignés ici seuls responsables des blocages des négociations. Il n’y a que le 15 juillet, où le journal concède « qu’à l’avantage des Turcs, Ismet est un habile diplomate ». Cela lui semble en tout cas très difficile à avouer que les Turcs puissent avoir été de brillants négociateurs. Il annonce par contre le même jour que Kemal se serait servi de ce succès pour remporter les élections, alors qu’au moment des élections on pouvait penser que la conférence était loin d’être terminée, même si évidemment les Turcs se montraient coriaces, ce qui consistait déjà en quelques sortes une victoire. Il considère enfin que « Au total, le gouvernement d’Angora n’a pas à se plaindre de cette conférence ». Pour conclure sur les Turcs, le journal propose sa vision des choses une dernière fois le 22 juillet, sachant qu’après, il ne commentera plus la fin de la conférence, dans les jours immédiats en tout cas. Et c’est l’occasion pour « le Progrès » d’adresser une dernière pique à Mustapha Kemal et les siens. Il écrit que la conférence va donc arriver à son terme, que sa signature est imminente. Il émet cependant une petite réserve : « avec les Turcs, saiton jamais ? ». Là encore, les Turcs sont les fautifs dans les échecs ou les lenteurs des négociations. En écrivant cela, le journal évoque la pause de la conférence de deux mois et demi au début du printemps 1923, qui ne semble donc vraiment pas digérée et qui, pour le journal, est uniquement la faute des Turcs qui faisaient des demandes trop extravagantes. Il rappelle, enfin, que pour les Turcs, « le traité est un succès inespéré ». Pour lui, cette victoire diplomatique n’est pas normale, les Européens n’auraient jamais du accéder à toutes les demandes turques et auraient du être plus fermes. L’Europe et la conférence. Face aux Turcs, les Alliés essayent aussi de faire valoir au maximum leurs intérêts. La difficulté principale pour eux réside dans le fait qu’ils n’arrivent pas à se mettre d’accord sur de trop nombreux points, tandis que, dans le même temps, les Turcs ont parfaitement su tirer profit de ces divergences. Si la conférence a traîné, c’est aussi parce que les Alliés ne Hansen Frédéric - 2009 47 Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 . parviennent pas à être d’accord. En outre, quand ils ont réussi à se mettre d’accord, et à formuler des propositions concrètes et communes, les Turcs les ont rejetées et la conférence a été suspendue. La situation est donc très délicate pour les Alliés au début du mois de juillet, car, dans le même temps, ils ont de nombreux autres problèmes à régler et, notamment, la question de l’Allemagne et des réparations. Le 2 juillet, le journal note qu’enfin, à nouveau, les Alliés se décident à mettre en place « une démarche collective auprès des Turcs ». Ils ont semblent-ils réussi à s’accorder sur divers points, et « vont présenter une solution collective aux Turcs sur les questions des coupons, des concessions et de l’évacuation de Constantinople ». Néanmoins, la conférence est toujours bloquée, car, comme l’indique le quotidien, les délégations des Alliés à Lausanne n’ont jamais le dernier mot dans les décisions à prendre. Ainsi, à chaque fois qu’un accord semble pouvoir être en vue, les délégations doivent attendre les directives de leurs gouvernements pour confirmer ou infirmer la décision de la conférence, et cela retarde grandement le processus de négociations. Le 7 juillet, alors que la conférence est toujours en « léthargie » selon les mots du « Progrès », il déplore que « la situation est sans changement, les Alliés attendent toujours des précisions des gouvernements ». Tous ces échanges entre gouvernements et délégations à Lausanne semblent irriter le journal, qui regrette toute la lenteur de ces décisions, et qui comme nous l’avons dit, attend avec impatience la fin de cette conférence qui doit signer la paix en Orient. Le lendemain, malgré l’espoir d’une paix proche, le journal explique et déplore que cette paix soit due à « de nouvelles concessions faites aux Turcs ». Pour le quotidien, les délégations européennes sont trop faibles face aux Turcs, et ne devraient pas accéder à leurs demandes. Le 15 juillet, le journal apparaît résigné face à la tournure que prend la conférence. Une paix très largement à l’avantage des Turcs, mais une paix quand même. « Mais enfin, pour l’instant, nous avons la paix en Orient, et ce n’est pas là un résultat qu’il faille dédaigner ». Malgré l’issue probable de la conférence, le journal garde sa ligne de conduite hautement pacifiste : le but premier de la conférence était de faire la paix et, si ce résultat est atteint, c’est déjà une belle avancée et une manière d’envisager un futur meilleur. Le 22 juillet, dans sa dernière chronique sur la conférence, les Alliés, au même titre que les Turcs ne sont pas épargnés. Pour le quotidien, si les Turcs ont su tourner à leur avantage le traité, ce n’est pas grâce à leurs talents diplomatiques, mais c’est uniquement « parce que les Alliés étaient un front divisé ». Il confirme quelques lignes après : « la défaite des Alliés provient de leurs divisions. » Nous pouvons donc constater que les Anglais ne sont plus la cible principale du journal mais que celui-ci critique désormais l’attitude des Alliés dans leur ensemble. Ainsi, « le Progrès » déplore globalement l’action des Alliés durant la conférence de Lausanne. Perpétuellement en désaccord, les Alliés se sont sabordés eux-mêmes en ne parvenant pas à proposer, en général, une politique commune. Ils ont donc été battus dans le champ diplomatique et doivent abandonner de nombreuses prérogatives qui étaient les leurs au Moyen Orient. De plus, le journal regrette qu’ils n’aient pu s’élever face au « nationalisme turc », « pour le plus grand péril dans le Proche Orient ». Certes, la paix est réalisée, mais dans quelles conditions pour les Alliés ? La conclusion de la paix est donc pour le journal une maigre consolation, même si c’était l’objectif premier de la conférence. « Le Progrès » craint en fait que cette paix, beaucoup trop à l’avantage des Turcs ne soit que provisoire, qu’elle réveille d’autres nationalismes dans la région qui risqueraient d’envenimer d’autres conflits. 48 Hansen Frédéric - 2009 PArtie II : Mustapha Kemal, le negociateur b. « Le Nouvelliste ». Quand débute le mois de juillet, « Le Nouvelliste » apparaît déjà lassé des errements de la conférence de Lausanne, qui traîne en longueur. Des Turcs trop exigeants, des Alliés divisés, les raisons sont diverses à l’échec de cette conférence. Toute cette lassitude apparaît dans sa une du 22 juillet, quand il est enfin entendu que le traité trouvera une issue : « est-ce bien fini cette fois ? Jusqu’au dernier moment, on doute qu’on puisse sortir de cette impasse ». Le dénouement du traité a été très longtemps à se dessiner, et même quand une solution semble trouvée, le journal reste très prudent et laisse penser qu’il a du mal à y croire. En ce mois de juillet, le quotidien oscille donc fréquemment entre espoir, impatience et déception. A travers l’analyse du « Nouvelliste », on peut distinguer deux grands thèmes d’études pour ce mois de juillet 2009 : Comment les Turcs sont perçus, et les conséquences de la conférence. La Turquie, un vainqueur remis en question. Quand le mois de juillet commence, les Turcs ont déjà plus ou moins réussi leur pari. Ils ont tenu tête aux Alliés, et ont déjà fait valoir plusieurs de leurs revendications. Cela n’est pourtant pas vraiment l’avis du journal, et de la presse en général d’ailleurs. En effet, à l’instar du « Progrès », « le Nouvelliste » juge sévèrement l’action des Turcs, qu’il désapprouve totalement désormais. Son seul bonheur est que la paix va être signée. Sinon, les Turcs sont présentés comme des truqueurs, fiers, exigeant l’impossible. Le 2 juillet, le journal qualifie les demandes turques de « rodomontades ». Le même jour, il n’apprécie guère la façon de négocier des Turcs. En effet, il avance que les Turcs ont intimé aux Alliés d’accepter leurs conditions sur le paiement des coupons car, autrement, ils seraient obligés de relancer les hostilités : « faute de quoi, l’armée nationale saurait imposer une paix turque ». Le fait que les Turcs usent de la menace de la guerre pour faire accepter leurs conditions par les Européens n’est pas du goût du journal qui, en tant que pacifiste, n’apprécie pas ce genre de procédés, préfèrerait que les négociations soient plus calmes et qu’il n’y ait nul besoin de proférer des menaces de conflits pour arriver à ses fins. D’ailleurs, deux jours plus tard, le quotidien catholique annonce avec un certain soulagement que les esprits se sont calmés, et que les discussions ont repris dans un état d’esprit plus cordial. Les Turcs sont évidemment visés, et sont vus comme des personnes nerveuses. Le 7 juillet, le journal se satisfait qu’une première étape soit terminée : les Grecs et les Turcs ont enfin parvenus à s’entendre et à régler les dernières questions qu’il restait à étudier. Le conflit entre les deux pays semble donc terminé, et c’est là une étape important du processus de paix, étant donné que les affrontements se situaient entre ces deux protagonistes. Ce n’est toutefois pas le dénouement total que « le Nouvelliste » espère ; c’est néanmoins un bon pas en avant. Les Turcs usent encore d’autres moyens de pression pour arriver à leurs fins : dans la même édition, le journal annonce le départ des experts turcs qui ont apparemment fini leurs travaux et peuvent rentrer à Angora. Pourtant, le journal n’est pas dupe : l’apparente fin des travaux cache en fait une autre forme de protestation des Turcs pour faire avancer le conflit. Il semblerait, dans ce cas précis, que ce soit pour protester contre la lenteur des négociations sur le règlement de la dette ottomane, le but étant de faire avancer les choses plus rapidement. Alors que « le Progrès » voyait dans le départ des experts turcs une certaine forme de nervosité, d’instabilité, « le Nouvelliste » pense juste que c’est un moyen Hansen Frédéric - 2009 49 Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 . de négociation comme un autre, décidé par une froide analyse de la situation. Derrière toutes ces actions, se cachent à n’en pas douter la figure de Mustapha Kemal. La semaine suivante, alors que la conférence ne semble pas vraiment avancer, malgré l’annonce par le quotidien le 12 juillet que « la signature de la paix est imminente », le quotidien a une explication très simple de la lenteur des pourparlers. Le 13 juillet, il annonce dans une dépêche que « les conversations sont interrompues à la conférence de Lausanne ». Cette interruption soulève différentes questions que l’on retrouve dans « le Nouvelliste ». Tout d’abord, il se demande si cet « incident » est un « grave événement ». Il ne doit en effet pas forcément disposer de toutes les informations nécessaires pour se prononcer, étant donné qu’il doit fournir une actualité au jour le jour, il faut souvent attendre, surtout à l’époque, plusieurs jours avant d’avoir de plus amples informations. Toutefois, le journal est en droit de se poser certaines questions, auxquelles il aura éventuellement le loisir de répondre quelques jours plus tard. Ensuite, il se demande si la conférence va encore une fois être arrêtée : « tout est-il rompu ? ». La réponse à cette question est cinglante et lourde de sens : « on ne sait jamais avec les Turcs ». Cette réponse est fortement critique à l’égard des Turcs. Elle fait encore allusion à la pause intervenue entre février et avril 1923, une pause qui était due selon le quotidien et la presse française à l’arrogance et l’extravagance des demandes turques. Ici, si la conférence a une nouvelle fois été stoppée, si les Alliés ont décidé de stopper les discussions, c’est « face à l’intransigeance des Turcs ». La responsabilité semble à travers les lignes du quotidien catholique incomber entièrement aux Turcs. Il pourrait, en effet, reprocher aux Alliés de stopper trop vite les discussions, quand ils voient qu’ils ne sont pas d’accord entre eux ou que les Turcs ne sont pas prêts de lâcher sur certains points. Il pourrait aussi dénoncer cette méthode de négociation des Alliés, qui est clairement utilisée pour faire pression sur les parties adverses. Que ce soit l’arrêt des négociations, ou brandir la menace d’un conflit armé, ce sont des méthodes de négociations courantes, dans le but d’arriver à ses fins, tout en sachant pertinemment que la menace de guerre n’est pas ce qui est désiré. On sait, en effet, que les Turcs ne veulent point déclencher un nouveau conflit, eux qui ont beaucoup souffert pendant l’enchainement de guerres qui a eu lieu au cours de la dernière décennie : les guerres balkaniques, la première guerre mondiale, les guerres de libération du territoire, face aux Arméniens, aux Français, et surtout face aux Grecs. Symétriquement, on sait aussi bien que les Alliés ne peuvent se permettre de laisser la signature de la paix en suspens, et qu’il faut à tout prix parvenir à un traité, indispensable pour la sécurité future de la région. C’est pourquoi on peut constater une certaine partialité du journal : les Turcs sont amplement critiqués pour leurs méthodes de négociations, et les Alliés semblent toujours être les victimes, même quand ils prennent eux-mêmes la décision d’interrompre les conversations. L’attitude du journal par rapport aux Turcs est en tout point saisissante, quand on sait avec quel enthousiasme il traitait la victoire de ces derniers face aux Grecs et face au meilleur ennemi de la France, la Grande Bretagne. En fait, le responsable de l’échec, pour l’instant, des négociations est tout trouvé : Mustapha Kemal. En effet, le 14 juillet, alors que les négociations sont encore arrêtées, le journal écrit que « la responsabilité incombe au gouvernement d’Angora ». Et par gouvernement d’Angora, il faut évidemment entendre Mustapha Kemal. Chef du gouvernement, il incarne à lui tout seul le mouvement nationaliste, et c’est évidemment lui qui décide de loin de toutes les décisions et toutes les demandes d’Ismet, chef de la délégation turque qui mènent les négociations, jouant simplement le rôle d’interlocuteur de Mustapha Kemal avec les Alliés, celui-ci n’ayant pu se rendre en Suisse. D’ailleurs, le journal semble comprendre le fonctionnement de la Turquie, et avoue que Kemal a toujours le 50 Hansen Frédéric - 2009 PArtie II : Mustapha Kemal, le negociateur dernier mot : « la délégation turque paraît très influencée par les récentes instructions venant d’Angora ». Le responsable est donc désigné : Mustapha Kemal aurait apporté de nouvelles directives à Ismet qui auraient bouleversé la donne, et obligé Ismet à revoir sa position sur certains points, ou alors à faire de nouvelles demandes que les Alliés ne pouvaient satisfaire. Ismet est donc en quelque sorte relaxé, et Kemal est le véritable fautif. Encore une fois, le contraste avec la présentation de l’homme faite par « le Nouvelliste » quelques mois plus tôt est étonnant. Pire, le journal semble désormais vraiment craindre le général : il titre en effet son édition du 16 juillet avec les mots suivants : « le péril islamique ». Il soulève ici un point beaucoup moins traité par « le Progrès », l’influence que Kemal pourrait avoir sur les pays islamiques et sur le Moyen Orient en général. En effet, « le Nouvelliste », quotidien catholique, craint les répercussions de la conférence de Lausanne dans le monde islamique. Il écrit que « même dans des pays où les Turcs ne sont guère aimés, Mustapha Kemal est passé à l’état de symbole de la délivrance. » L’influence du leader nationaliste dépasse donc largement le cadre de la Turquie, et, en plus de cela, les 49 pays arabes l’apprécient , et le voient comme un exemple à suivre pour se libérer de l’ingérence européenne. Kemal est aussi pris à parti dans la chronique du « Nouvelliste » du 22 juillet, où le journal tire ses conclusions de la conférence. Il observe que la Turquie sort grandie de cette conférence, devenant « une nation homogène ». Toutefois, cette nation « obéit à des chefs sans scrupules ». Si Kemal n’est pas le seul visé, étant donné que la formule est au pluriel, il est le premier à être jugé sans scrupules, vu qu’il incarne totalement la Turquie de 1923. Cette absence de scrupules que dénonce le journal se situe en rapport avec les demandes faites par Kemal et l’ingratitude manifestée envers les Français pour leur soutien durant la guerre de libération du territoire face aux Grecs. Le journal regrette que le Ghazi et les siens s’en sortent ainsi, alors qu’ils étaient « les vaincus de 1918 ». On retrouve ici la même idée que dans « le Progrès », à savoir que les Turcs ne sont pas seulement vus dans l’optique de cette conférence comme les vainqueurs des Grecs, ils sont en premier lieu vus comme les perdants de la première guerre mondiale. L’amalgame est rapidement trouvé, alors qu’un argument en faveur des Turcs serait de dire que les institutions, le pays et ceux qui le gouvernent à cette conférence n’ont absolument plus rien en commun avec les signataires de l’armistice de Moudros en 1918. Pour conclure sur les Turcs, « le Nouvelliste » rédige encore quelques notes amères. Il constate en effet le 26 juillet, deux jours après la signature officielle du traité, que celuici est « tout en faveur de la Turquie ». Pour eux, les Turcs n’ont rien mérité, et n’ont en plus pas eu grand-chose à céder. Pour le journaliste rédigeant l’article, « pas vraiment de concessions venant des Turcs, les Turcs les ont arrachées par menace de nouveaux conflits ». Ici, il semble selon lui que les Turcs n’ont pas vraiment agi en grands diplomates, que la seule tactique qu’ils ont utilisée a été de brandir la menace de nouvelles guerres, dont ils savaient que « les Alliés ne pouvaient ou ne voulaient leur opposer aucune résistance ». Les Turcs ont joué sur le pacifisme des Européens, un pacifisme venant surtout de la part des populations et de la presse. En effet, si cela n’avait tenu qu’à lui, Lloyd George, le premier ministre britannique aurait déjà déclenché une guerre contre Mustapha Kemal avant même le début de la conférence ou de la guerre contre les Grecs. Toutefois la dimension prise par le pacifisme dans cette période d’après-guerre est vraiment considérable : après quatre années d’horreur totale, il semblait totalement impossible, au gouvernement français 49 Quand le Nouvelliste écrit que Kemal est aimé même dans des pays où les Turcs ne le sont pas, il fait allusion aux pays arabes sur lesquelles l’empire ottoman a exercé sa suzeraineté pendant plusieurs dizaines d’années, voire plusieurs siècles.(la Syrie, la Jordanie, l’Egypte, la Lybie, l’Iran). Il est fait aussi allusion à d’autres pays musulmans qui ne sont pas arabes, comme l’Iran ou les Indes. Hansen Frédéric - 2009 51 Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 . notamment, de lancer un nouvel affrontement. Surtout que ses conséquences auraient pu être terribles, du fait que Kemal drainait derrière lui un très fort enthousiasme. Mustapha Kemal est ainsi reconnu comme le vrai négociateur de la Turquie, usant d’un intermédiaire en la personne d’Ismet Pacha. Pour le journaliste, « Ismet n’était là que pour exécuter les ordres dictés par Kemal Pacha. » Il était donc en quelque sorte son pantin, selon les dires du journal. On peut ici se permettre d’opposer que, comme nous l’avons vu auparavant, Kemal avait donné des indications bien précises concernant les sujets les plus importants ; pour les sujets de second ordre, il avait laissé à son ami et ministre le soin de gérer les négociations comme il le sentait. Et il faut bien observer qu’Ismet s’en est parfaitement sorti dans ce rôle, dévoilant des talents de diplomate en plus de ses talents de général qui étaient déjà reconnus par tous en Turquie. Enfin, quelques jours après la signature du traité, le journal constate que le succès est donc total pour les Turcs au sortir des pourparlers. « Les Turcs ne cachent pas leur contentement », ce qui semble normal pour le rédacteur, étant donné que toutes leurs requêtes ont trouvé une issue favorable. « On conçoit que le gouvernement d’Angora éprouve une satisfaction justifiée, car la Turquie, vaincus par les Alliés, conquiert sa liberté et s’affranchit de toute obligation qui la liait à l’Europe. » La Turquie a donc réussi sur tous les plans, et est parvenue à conquérir son indépendance totale, ce qui était le premier souci de Mustapha Kemal. Le journal rappelle inlassablement que les Turcs ont de la chance, ont raison d’être contents car ils s’en sortent en vainqueurs alors même qu’ils avaient été vaincus par les Alliés en 1918. Ils sortent donc grandis de la conférence, avec un nouveau statut et une nouvelle reconnaissance internationale. Pourtant, aux yeux du « Nouvelliste », cette victoire laisse un goût amer et a contribué à grandement faire baisser l’estime qu’il portait à Mustapha Kemal et à son mouvement. Conséquences et portée du traité : une paix décevante pour l’Europe. Après l’analyse de la situation turque suite à la conférence, il faut terminer l’analyse en ayant une vision plus globale des conséquences du traité en incluant les résultats des négociations pour l’Europe et même le monde. Il convient de partir d’un constat simple : si il y a un vainqueur, il y a un vaincu. Les Européens ont donc perdu sur le champ de la diplomatie, eux qui se présentaient en nations très expérimentées et rompues aux exigences des négociations. La jeune Turquie, totalement novice et inexpérimentée à ce niveau, lui a donc montré que sa détermination et son envie d’arriver au bout de ses idées l’a emporté. Concernant le dernier mois de la conférence, les Alliés ont évolué de la même manière que durant toute la conférence : divisés. Certes, ils ont parfois tenté de proposer des idées communes, comme le 2 juillet où « le Nouvelliste » écrit que les Alliés vont pouvoir présenter à la Turquie « une démarche collective ». Hélas, face à la détermination turque, les Alliés n’ont jamais résisté, n’ont jamais semblé en mesure de faire valoir leurs intérêts, leur unité n’étant qu’une unité de façade. Il faut aussi ajouter que cette conférence ne passe pas forcément au premier rang des priorités des gouvernements européens, et notamment du gouvernement français. Celui-ci doit en effet traiter le cas allemand 50 50 , un La République de Weimar a en effet à cette époque de grandes difficultés à payer les réparations décidées par le traité de Versailles. Le débat est par conséquent très animé en France, et le gouvernement ira jusqu’à envahir la Ruhr en 1923 pour « se payer soi-même ». 52 Hansen Frédéric - 2009 PArtie II : Mustapha Kemal, le negociateur cas hautement plus épineux et plus sensible pour la population française, puisque cela la concerne directement. A l’inverse, la Turquie et, par extension, le Moyen Orient représentent à cette époque des contrées lointaines, et les Français ne voient pas très bien les intérêts qu’ils ont là-bas, étant moins sensibles que le gouvernement aux questions de pétrole ou autres ressources naturelles dont le sous-sol turc regorge. Comme l’avait annoncé Mustapha Kemal à Ismet avant et pendant la conférence, il fallait une « guerre d’usure » pour s’imposer. Et c’est bien par usure que les Européens ont fini par céder face aux Turcs. Le 16 juillet, le journal écrit que la conférence « s’achève difficilement et sans gloire ». Le point de vue est ici complètement français, car pour les Turcs la gloire dans le pays est grande. Les Alliés n’ont pas pu, ou pas su se sortir des griffes turques durant les négociations, faisant selon « le Nouvelliste » trop de concessions aux Turcs, pour finalement tout lâcher. Le journal n’est pas tendre avec les responsables alliés. Il estime que ces concessions successives, « nous les paierons peut-être très cher un jour ou l’autre ». Il ajoute que « cet accord ressuscite la question d’Orient qu’on avait cru morte après l’armistice de Moudros. Si l’on songe que depuis un siècle toutes les guerres sont venues de là, on regrette qu’on n’ait pas éteint une fois pour toute un tel foyer d’agitation ». Le journal tente d’expliquer pourquoi il ne fallait absolument pas lâcher face aux Turcs. Il prend aussi parti pour l’armistice de Moudros et donc pour le traité de Sèvres : il explique en effet que ceux-ci mettaient fin à la question d’Orient. C’est un peu contradictoire avec ce qu’il écrivait un an plus tôt, quand il pensait qu’il fallait réécrire le traité de Sèvres qui était injuste et trop gourmand. Il démontre aussi une analyse très patriotique de la situation, et peut-être pas forcément la plus clairvoyante. En effet, après l’armistice et le traité de Sèvres, de nombreux experts s’étaient élevés en France ou en Angleterre pour dénoncer l’erreur que constituait un traité aussi dur envers la Turquie. En effet, pour des personnalités telles que Churchill ou Balfour, un tel traité consistait à déclarer une « guerre éternelle » au monde musulman dans son ensemble, et notamment au monde indien qui se révélait déjà être un fervent supporter de la cause turque. Le journal, qui militait au cours du mois de septembre 1923 pour une prise en compte des droits des populations semble ici les oublier, car dans cette optique il ne peut pas considérer que les droits des populations étaient respectés avec le traité de Sèvres. Considérer que cette région est « un foyer d’agitation » n’est pas non plus très tendre avec les populations qui y vivent. Toutefois, force est de constater que de lors des années précédentes de nombreux conflits ont éclaté dans cette région, des Balkans au Moyen Orient : les guerres balkaniques, la première guerre mondiale, la guerre grecoturque, etc. De là à dire que ces pays sont responsables de tous les maux du monde ces dernières années, il n’y a qu’un pas que le journal n’hésite pas réellement à franchir. C’est en effet une grande généralisation des conflits, et dire que la première guerre mondiale est due uniquement à ce foyer d’agitation est un peu réducteur. Certes, le détonateur y a eu lieu avec l’assassinat du prince héritier à Sarajevo, mais il paraît probable qu’au regard des tensions existantes entre les différents états européens, un conflit aurait pu éclater pour une autre raison, et directement entre la France et l’Allemagne par exemple, et non pas seulement juste par le jeu des alliances. Avec de tels propos, on constate que le journal a bien du mal à masquer son amertume. Lui qui voulait que les Turcs s’imposent sur les Grecs semblent aujourd’hui redouter la tournure des événements, lui qui espérait peut-être qu’une fois la guerre terminée face aux Grecs, les Turcs n’oseraient pas tenir tête aux puissances. La conférence s’achève donc dans un sentiment de frustration, d’échec pour les journalistes du « Nouvelliste », avec la signature d’un « document qui porte, bien à tort, le nom de traité de paix, et qui sera donc signé le 24 juillet ». Le journal est donc très déçu par le traité qui s’apprête à être signé. Hansen Frédéric - 2009 53 Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 . S’il a longuement critiqué l’attitude et les demandes des Turcs, ainsi que la faiblesse des Alliés dans leur globalité, un autre pays figure en première ligne des accusés : l’Angleterre. Pour le journal, il ne fait pas de doute que les Anglais sont les premiers responsables du désordre dans le Moyen Orient. « On n’en serait pas arrivé à traiter d’égal à égal avec les Turcs si la Grande Bretagne avec sa politique égoïste n’avait pas fourni à ceux-ci l’occasion de battre les Grecs et de venir à Lausanne en vainqueur, eux qui avaient été les vaincus de 1918 ». Les Anglais sont donc hautement responsables, car, d’une part, ils ont conduit les Turcs à se soulever contre une politique trop personnelle, qui désiraient plus que tout avoir un contrôle total sur les détroits turcs et sur la ville de Constantinople, capitale des Turcs depuis presque cinq cents ans ; et, d’autre part, ils ont apporté un soutien total aux Grecs dans leur désir de s’emparer de plusieurs terres turques. En ne songeant qu’à leurs intérêts personnels, les Anglais ont donc conduit les Alliés à un désastre au Moyen Orient. Il faut aussi relever que « le Nouvelliste » concède à petits mots que les Turcs se sont présentés en vainqueur à Lausanne du fait de la victoire contre les Grecs ; il s’empresse néanmoins d’ajouter qu’ils étaient aussi ceux qui avaient perdu en 1918. Il semble en effet avoir du mal à reconnaître que la France ait pu se présenter à la conférence face à un adversaire en position de force, alors que celui-ci est censé être un tout petit pays. Contrairement au « Progrès », « le Nouvelliste » a consacré plusieurs articles à Lausanne alors même que la conférence était terminée. Le 26 juillet, le journal est quelque peu fataliste et désabusé. Pour lui, « la signature du traité de paix n’ajoute rien à ce qu’on savait déjà du résultat », résultat qui semble effectivement difficile à accepter. Ensuite, le journal tend à démarquer la France dans sa chronique, en rapportant toujours les faits à la première guerre mondiale. « Nous avons, à plusieurs reprises, démontré tout ce que le traité de paix nous faisait perdre, à nous les grands vainqueurs de la guerre d’Orient. » Le journaliste qui rédige ici se place totalement en victime face aux résultats de la conférence, et tente de faire naître un sentiment d’injustice : alors que la France, car il s’agit de la France quand le « nous » est employé, aurait du signé un traité qui allait de pair avec sa grande victoire, elle se retrouve à signer un traité où elle est entièrement perdante. Il tente également de faire éprouver un sentiment de forte contradiction, et il est vrai qu’en lisant ces lignes, sans prendre de recul, on se demande comment un tel traité a pu être signé. Le journaliste conclut avec fatalisme son article du 26 juillet : « pour faire contre mauvaise fortune bon cœur, il faut constater que la fin du conflit oriental est un sérieux acheminement vers la paix générale. » Malgré ce traité injuste, le journal veut toutefois se montrer beau joueur, en admettant que ce traité, aussi mauvais soit-il, devrait apporter une paix globale 51 . Et cela semble être la conclusion que le journal préfère retenir. Le 28 juillet, le quotidien s’intéresse davantage aux conséquences du traité : « après un traité de faveur pour la Turquie : quel traitement réserver maintenant à nos alliés ? » De ce point de vue, la question se pose légitimement. En partant du principe que les Alliés ont accordé un traitement de faveur à la Turquie, que faire si des cas similaires se présentent ? Autrement dit, commencer à faire trop de concessions à un pays peut 51 Cette affirmation du journal n’est pas sans contradiction avec ce qui écrit quelques jours plus tôt, quand le journal déplore que ce traité ne soit pas un traité de paix, qu’il porte éventuellement en lui les germes d’un nouvel embrasement de la région, incitant certains pays à se soulever à leur tour contre les Européens. 54 Hansen Frédéric - 2009 PArtie II : Mustapha Kemal, le negociateur entraîner des jalousies, inciter d’autres états à faire des demandes similaires, et qui pourrait crier à l’injustice si leurs demandes étaient rejetées. C’est pourquoi le journal estime que « la faiblesse dont on a fait preuve à Lausanne peut entraîner des répercussions considérables ». Enfin, il convient de s’arrêter sur la déclaration suivante : « le traité du 24 juillet a mis fin à une situation tricentenaire-1537-dont bénéficiaient les Français [de Turquie]. Que vont devenir ces privilèges ? ». Le rédacteur regrette ici la fin des capitulations, mises en place depuis le XVIème siècle et qui accordaient de sérieux privilèges aux Français puis aux Européens vivant dans l’Empire ottoman. Il se pose ainsi la question du sort des Français résidant encore en Turquie, se demandant si leurs droits vont être respectés. Il convient néanmoins d’aborder le problème différemment, en se demandant si ces capitulations 52 étaient logiques ou légitimes. Pour Mustapha Kemal , la réponse est évidente, car elles nuisaient à l’équilibre de l’empire : les citoyens étrangers avaient en effet des droits amplement supérieurs à ceux des citoyens ottomans, et cela créait donc une forte inégalité. Le 29 juillet, le journal consacre encore un dernier long article aux conséquences de la conférence de Lausanne. Il considère le 24 juillet « comme une date historique ». Il dresse ensuite un petit résumé de la situation, et de l’ensemble des demandes turques qui ont été réalisées : « Après 8 mois de discussions, il ne reste plus rien au programme : la conférence a proclamé la liberté des détroits mais en a laissé la maîtrise aux Turcs. Les capitulations judiciaires ont disparu. Les réparations ont été abandonnées. […] Le problème des concessions reste si embrouillé qu’avec un peu d’habilité les Turcs pourront éliminer les anciens bénéficiaires. » Globalement, la conférence a donc tourné à l’avantage des Turcs. Le quotidien préfère retenir que la paix est enfin faite en Orient. « Le Nouvelliste » a donc profondément changé d’avis sur les Turcs et sur Mustapha Kemal. S’il voit la conclusion de cette conférence désastreuse pour son pays et ses alliés, il ne manque pas de préciser que les Turcs n’ont pas forcé la décision à la loyale. Il se contentera tout de fois de la signature de la paix, qu’il espère durable même s’il a quelques doutes sur la situation au Moyen Orient. Quant à ce que Mustapha Kemal va faire de son pays, maintenant qu’il a acquis une totale indépendance et la reconnaissance sur le plan international, la question reste totalement ouverte. Si le journal est un peu dubitatif sur les capacités de Kemal à créer un vrai état démocratique et respectueux du droit, il ne donne pas de réponse et pose la question, dont l’avenir se chargera de donner la réponse. « L’avenir seul nous dira si les Turcs peuvent s’acheminer vers la civilisation occidentale ou si suivant le mot connu, ils n’en reproduiront qu’une traduction mal faite, sinon une simple caricature. 53 » c. Le « Lyon Républicain ». Comme durant la guerre entre les Grecs et les Turcs, le « Lyon Républicain » est le journal pour lequel nous avons pu extraire le moins d’informations. Ici, c’est moins à cause de microfilms défectueux qu’à cause d’un intérêt plus limité. En effet, le quotidien est celui qui 52 53 Se référer au tout début de la seconde partie, où les Mémoires de Mustapha Kemal sont citées. (p ?) Le Nouvelliste, première page de l’édition du 28 juillet 1923, cité dans l’article « nos intérêts en Turquie ». Hansen Frédéric - 2009 55 Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 . consacre le plus de pages à l’actualité lyonnaise, et surtout à l’actualité française. Le thème de « la vie chère » va occuper de nombreuses unes du quotidien à l’été 1923. Du coup, la place réservée aux actualités lointaines, moins proches du quotidien des Français, est plus restreinte. Alors que dans les autres journaux les débats faisaient la une tous les jours ou presque, les interventions sont moins fréquentes dans le « Lyon Républicain », et sons aussi moins longues. Néanmoins, il est possible d’obtenir plusieurs informations sur la conférence de Lausanne, ainsi que les impressions du journal. Une fois n’est pas coutume, ces impressions seront regroupées en deux grands axes : la Turquie et Lausanne, puis les conséquences de la conférence. La Turquie, Mustapha Kemal et la conclusion de la conférence de Lausanne. Comme chez leurs confrères du « Nouvelliste » et du « Progrès », les Turcs ne sont plus aussi bien vus qu’avant au cours de la conférence de Lausanne dans le « Lyon Républicain ». D’abord, en étant accusés de vouloir rompre les négociations le 6 juillet. Ce sont « les impressions personnelles » du journaliste qui lui font penser que les Turcs pourraient « préparer la rupture des négociations ». Ensuite, le 14 juillet, ce ne sont pas eux qui quittent la conférence ou menacent de rompre les négociations, ce sont les Alliés. Pourtant, la faute en incombe encore aux Turcs, qui sont coupables d’avoir poussés les Alliés à cette seule solution, face à leur « intransigeance 54 ». Toutefois, le cœur de la critique se situe plus aux alentours de la toute fin des négociations. Là encore, le journal rappelle un sentiment bien partagé : les Turcs ne sont en aucun cas des vainqueurs, ils sont les vaincus de la première guerre mondiale, et c’est presque tout. Dans l’édition du 15 juillet, le journaliste les appelle « ces vaincus ». L’emploi du « ces » est très révélateur de toute la méprise manifestée envers les Turcs, qui sont traités avec dédain. Dans cette chronique, les mêmes critiques reviennent toujours : les Alliés ont déjà fait de grandes concessions, alors pourquoi les Turcs s’obstinent à toujours demander plus ? Ils devraient pourtant être pleinement satisfaits des résultats déjà obtenus. « Ces vaincus perdaient des territoires en Asie où leur autorité n’était que purement nominale ; en revanche, ils s’agrandissaient en Europe et grâce à la suppression des capitulations, se libéraient de la tutelle des Occidentaux. Au dernier moment, ils réclament de nouvelles concessions, tout est remis en jeu. » Les Turcs sont ainsi considérés comme étant trop gourmands, voulant toujours plus et n’étant jamais satisfaits. A cause de cette insatisfaction perpétuelle, le journal craint que la conférence ne puisse jamais trouver d’issue. Surtout qu’ils sortaient déjà bien grandis des négociations telles qu’elles avançaient. Le journal explore ici une piste très différente des autres journaux. Il se demande en effet qu’est ce qui pousse les Turcs à agir ainsi. Pour lui, il est impossible qu’il ne s’agisse que d’une volonté délibérée du seul gouvernement turc et du seul Mustapha Kemal. Il ne croit, en aucun cas, que Mustapha Kemal soit capable d’afficher pareille ténacité, de pouvoir s’opposer seul à la volonté des Puissances, et à en plus arriver le plus souvent à ses fins. Pour le quotidien, un autre état se cache forcément derrière cette volonté de faire, un état 54 Le texte est ici le même que dans le Nouvelliste, mot pour mot : »face à l’intransigeance manifestée par les Turcs, les Alliés ont coupé court aux discussions. » 56 Hansen Frédéric - 2009 PArtie II : Mustapha Kemal, le negociateur qui trahirait les Puissances, ou en tout cas s’opposerait à elle. Mais de quel pays s’agit-il ? Le « Lyon Républicain » n’a pas vraiment la réponse, mais a sa propre hypothèse. « A quel mobile ont obéi les Turcs ? Qui aide, qui guide un pays appauvri par dix ans de guerre ? Ce n’est pas la Grande Bretagne, mais peut-être l’Allemagne, qui a tout intérêt à créer une diversion en Orient ». Cette idée semble typiquement française et utilisée à tort. L’Allemagne n’aurait-elle pas assez de soucis à régler avec la crise dans laquelle elle se trouve pour venir semer la zizanie à la conférence de Lausanne. Le journal cherche ici à attiser le mécontentement des lecteurs, et il faut donc trouver un coupable, la France ne pouvant échouer face à des Turcs. Alors, il remet au goût du jour la thèse du complot, et ressort les ennemis héréditaires de la France. Cela ne peut pas être la Grande Bretagne qui, même si elle a déjà grandement saboté le processus de paix en Orient par ses agissements, ne peut trahir son camp et défendre des idées contraires à son intérêt. Alors le journal propose la thèse de l’ennemi allemand, contre qui il est plus facile d’attiser la haine et le rejet, les plaies de la première guerre mondiale n’étant pas encore pansées. Cette hypothèse, qui semble difficilement recevable avec le recul, a au moins le mérite d’enlever une part de responsabilité aux Turcs dans l’échec des négociations. Ils ne peuvent en effet lutter de la sorte, le pays sortant de dix ans de guerre, il est donc trop affaibli pour pouvoir lutter avec autant d’acharnement. On en déduit ici à une mauvaise interprétation de la situation en Turquie. Certes, en 1918, une grande frange de la population souhaitait la fin des hostilités coûte que coûte, et désirait retrouver une vie normale. En 1923, après la victoire sur les Grecs, l’enthousiasme est à la hauteur de la fatigue de 1918 : l’espoir de retrouver enfin un vrai état national est tel que les dirigeants turcs affichent une détermination sans faille, dans le sillage de Mustapha Kemal. Le journal ne peut donc se résoudre à admettre qu’Ismet et Kemal soient de grands négociateurs, il faut donc trouver d’autres explications au blocage de la conférence. Une autre explication est donnée le lendemain, dans l’édition du 16 juillet. Les Turcs adressent un communiqué lourd de sens pour le quotidien. En effet, celui-ci y perçoit la tactique suivante : « On voit par le communiqué turc que la délégation d’Angora a pris à son compte les bruits ainsi répandus, et qu’elle s’efforce de les exploiter à son profit en attirant les divergences qu’elle croit avoir découvertes. » Diviser pour mieux régner, telle est la technique employée par les Turcs. Ici, le journal est sur la même longueur d’onde que ses confrères. Les Alliés n’arrivant pas à se mettre d’accord, les Turcs s’empressent de s’engouffrer dans ces brèches pour défendre leurs idées. Et cela semble marcher. Déjà le 6 juillet le journal écrivait qu’il était « probable que les Turcs tâcheront de tirer quelque chose dans la querelle franco-anglaise ». Le 22 juillet, le « Lyon Républicain » donne ses dernières impressions sur les Turcs et la conférence de Lausanne. Ils continuent dans un premier temps à les appeler « les vaincus ». Enfin, dans un deuxième temps, il écrit que « les vaincus ont réussi ce beau tour de force d’imposer leurs paix aux vainqueurs ». Ici, point de recherche d’excuses à la victoire diplomatique des Turcs, ils ont effectivement réussi un exploit : imposer leur paix aux autres parties qui semblaient pourtant être en position de force selon le journal, étant plus puissants et étant surtout les vainqueurs de 1918. Hélas, il lui faut bien constater que l’ordre de 1918 avait disparu, que les Turcs de 1923 étaient les vainqueurs de la guerre qui Hansen Frédéric - 2009 57 Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 . a amené à cette conférence, et que leur état d’esprit n’avait rien à voir avec celui de 1918, Kemal ayant depuis pris le pouvoir et donné une formidable force à ses négociateurs, au premier rang desquels on retrouve Ismet, félicité comme il se doit par son chef à la fin de la conférence. Les conséquences de Lausanne vues par le « Lyon Républicain ». Au cours du mois de juillet, le « Lyon Républicain » ne manque pas d’exprimer sa lassitude, mais aussi la lassitude des parties prenantes aux débats. Le 9 juillet, il écrit que l’on peut percevoir « le désir unanime d’en finir » des participants, et se demande prudemment si « la conférence de Lausanne aurait atteint son but ». Après huit mois de négociations mouvementées, on comprend aisément la prudence des journalistes, ne désirant point crier victoire trop tôt et voir, encore, leurs espoirs déçus. Le 11 juillet, il peut annoncer avec un peu plus de certitudes que la paix sera bientôt signée. Hélas, l’espoir et l’optimisme seront de courte durée car dans les jours suivants, « un incident » va provoquer le retard des travaux. Le 15 juillet, il regrette que « A Lausanne, tout allait bien, on était d’accord, les Turcs bénéficiaient d’un traité inespéré ». L’emploi du « on » par le journal est très récurrent, et dénote une manière très impersonnelle de parler des protagonistes du conflit, une manière aussi d’en parler de manière très générale sans faire de distinction. Le 17 juillet, l’espoir reprend, et le journal écrit en première page que « les Alliés et les Turcs ont repris contact ; les conversations sont en bonnes voies, on espère un accord ». Comme au sujet des Turcs, le quotidien lyonnais donnent ses dernières impressions le 22 juillet, après cette date il ne parlera de la conférence de Lausanne que pour annoncer sa signature, pour détailler les protocoles de signature, mais n’en donnera plus son avis. Il marque lors de ces dernières impressions un certain détachement, utilisant une formule vague, semblable à celle employée par le Nouvelliste : « A Lausanne, on va, paraitil, signer la paix. L’Europe recule en Orient. Plus de situations privilégiées… » La prudence est donc encore de rigueur, ainsi que le scepticisme à l’égard des conclusions du traité : celles-ci sont totalement défavorables pour les Européens, et marquent l’abandon de tous les privilèges dans ce pays, que le journal semble déjà regretter avec un brin de nostalgie. Enfin, il ne manque pas d’adresser une petite pointe d’amertume à l’égard de la politique menée par le premier ministre britannique, Lloyd George, qu’il oppose à la politique juste de la France. « Et dire que si la France avait été écoutée il y a deux ans, les conséquences eussent été tout autres. La politique insensée de Lloyd George coûte cher aux puissances. » Le coupable est donc tout trouvé : dans la lignée du désastre que représentait un nouvel affrontement entre les Grecs et les Turcs, Lloyd George est aussi responsable selon le journal du résultat de la conférence de Lausanne, et du net déclin de l’influence européenne en Turquie. Ces résultats ont en fait été grandement été influencés par la tournure des événements de 1922, d’où le fait que Lloyd George soit grandement responsable. L’Angleterre défendait toutefois les mêmes idées à la conférence de Lausanne, puisque le chef de la délégation britannique était un proche de Lloyd George, qui avait aussi avalisé le traité de Sèvres, Lord Curzon. 58 Hansen Frédéric - 2009 PArtie II : Mustapha Kemal, le negociateur Pour conclure, il est intéressant de noter que des trois journaux, le « Lyon Républicain » est le seul à ne pas se satisfaire de la conclusion de la paix, aussi décevante soit-elle. On ne perçoit pas dans ses lignes la satisfaction d’un but premier qui était d’arriver à tout prix à la conclusion d’une paix qui était absolument nécessaire. Enfin, il se distingue aussi par son attitude à l’égard des Turcs : moins critiques envers leurs demandes, qu’il juge malgré tout extravagantes, il pense que si les Turcs agissent de la sorte c’est qu’ils sont aidés par un puissant allié, enlevant donc une part de responsabilité aux dirigeants turcs. Dans cette partie, Mustapha Kemal n’occupe pas une grande place dans les articles du journal, qui sont de toute façon bien plus courtes que les autres journaux. On distingue moins son empreinte sur la discussion, sur les résultats du conflit, qui est pourtant bien réelle. La conférence de Lausanne a donc induit un grand changement d’attitude à l’égard des Turcs, qui sont désormais beaucoup moins aimés dans les trois journaux. Auparavant loués pour leurs actions et leur bravoure sur le terrain militaire, ils sont voués aux gémonies pour leur action diplomatique. Mustapha Kemal n’est encore une fois pas visé ou traité explicitement, c’est plutôt la Turquie dans son ensemble ou son gouvernement qui sont jugés. Toutefois, Kemal les représente pleinement, il faut donc voir toute critique adressée au gouvernement comme une critique adressable à Mustapha Kemal. Pour la Turquie, la conférence de Lausanne équivaut à la reconnaissance de l’état sur le plan international. Désormais, la Turquie existe et a pris la succession de l’Empire ottoman. Après avoir obtenu cette reconnaissance internationale nécessaire, Kemal va s’atteler à l’organisation de l’état turc, pour créer un nouvel état fort et regarder à nouveau sereinement vers le futur. Hansen Frédéric - 2009 59 Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 . Partie III : Mustapha Kemal, l’organisateur. Après la victoire contre les Grecs dans un premier temps, puis la victoire diplomatique à la conférence de Lausanne, Mustapha Kemal va s’atteler à organiser le nouvel état turc qui voit le jour. Nous allons ici nous intéresser à trois étapes fondamentales des débuts er de la Turquie moderne. La première étape est la destitution du Sultan, proclamée le 1 novembre 1922, soit trois semaines avant l’ouverture de la conférence de Lausanne. La deuxième étape est la proclamation de la République turque et l’élection dans la foulée de Mustapha Kemal à la présidence de la République, le 29 octobre 1923. La dernière étape est enfin l’abolition du Califat le 3 mars 1924. Nous rassemblerons les deux premières étapes dans une même sous-partie, étant deux réformes qui encadrent de près la conférence de Lausanne qui consacre l’état turc sur le plan international. La première servira à se détacher du passé, la seconde annoncera le régime pour les prochaines années. L’abolition du Califat constituera une sous-partie à elle seule, étant un événement quelque peu à part, par son aspect spirituel, l’importance du Calife pour les musulmans du monde entier, et son aspect nouveau, d’un premier état musulman qui se laïcise avec vigueur. Dans cette partie, nous étudierons donc chaque étape en se basant sur les journaux de l’époque, avec des apports extérieurs plus ou moins denses suivant la longueur de l’analyse des journaux pour comprendre comment l’œuvre de Mustapha Kemal y était comprise. 1° Mustapha Kemal met fin au Sultanat ottoman et proclame la république turque. Globalement, on comprend à travers l’analyse des journaux que la destitution du Sultan est vraiment l’étape importante du processus d’organisation de l’état, au niveau institutionnel en tout cas. Il est vrai que celle-ci annonce déjà plus ou moins la proclamation de la République, qui attendra pourtant encore un an. Il fallait en effet que soit terminée la conférence de Lausanne pour proclamer un nouvel état turc ; de plus, Mustapha Kemal se devait d’être prudent, et de ne pas agir trop vite pour ne pas éveiller les hostilités, venant surtout de la part du monde musulman, très attaché aux institutions traditionnelles de l’Empire ottoman. Une fois n’est pas coutume, nous nous attacherons à analyser ces événements journal par journal, afin de pouvoir mieux comprendre la pensée de chaque quotidien, tout en sachant d’ores et déjà que le « Lyon Républicain » n’offrira pas une grande analyse de la situation, ne gardant pas une grande place pour les actualités internationales dans ses colonnes. 60 Hansen Frédéric - 2009 Partie III : Mustapha Kemal, l’organisateur. a. « Le Progrès ». Autant « le Progrès » se distingue par une analyse fournie de la destitution du Sultan, même si cet événement est très vite masqué par l’ouverture de la conférence de Lausanne, autant son analyse de la proclamation de la République se distingue par son néant. La destitution du Sultan est décidée par Mustapha Kemal et proposée à l’Assemblée er Nationale le 1 novembre 1922. L’annonce mettra un petit peu plus de temps que les autres informations pour arriver dans les colonnes du « Progrès ». Le 3 novembre, la possible destitution du Sultan est évoquée. Le journal prend soin d’écrire son information à la forme interrogative, pour montrer qu’il faut attendre la confirmation de l’événement pour en être totalement sûre. Cette information non confirmée serait de source américaine, qui permet de donner néanmoins un peu de crédit à la valeur de cette information. Le lendemain, il n’y pas plus de doutes et l’information est confirmée par le journal, qui titre en première page « IL N’Y A PLUS D’EMPIRE OTTOMAN ». La formulation ici proposée est intéressante. Elle montre en effet qu’il ne s’agit pas seulement d’un Sultan destitué qui pourrait éventuellement être remplacé par un autre, il s’agit ni plus ni moins de la disparition totale de l’Empire ottoman. Il y a de grandes chances pour que le lecteur découvrant son journal, ou le passant devant un kiosque ne retienne que cette information, et peu importe en fait la manière. Il est vrai que c’est là l’important dans la décision de l’assemblée nationale turque orchestrée par Mustapha Kemal, car son but premier est vraiment de mettre fin à l’institution du Sultan, et non pas juste à se débarrasser d’un Sultan trop proche des Anglais. La décision prise par Angora est donc claire : ce n’est pas un changement de régime de l’Empire ottoman, c’est purement et simplement la fin de l’Empire ottoman. Le dernier des descendants d’Osman chassé du trône, l’empire cesse d’exister et ne deviendra pas, par exemple, une république ottomane. Il est normal que le journal voie l’évolution de la situation de cette manière, car Mustapha Kemal a toujours voulu recentrer le débat sur la nation turque. Cette idée d’état-nation turc tranche en fait littéralement avec la forme de l’Empire ottoman, qui n’avait pas réussi à créer une nation ottomane, n’étant en fait qu’une mosaïque de nationalités sous la même tutelle. Cette mosaïque a d’ailleurs éclaté suite à toutes les divergences entre ces nationalités. La nouvelle est future nation sera donc turque, et uniquement turque. L’Empire ottoman disparaît donc bien avec cette annonce, qui doit symboliquement marquer pour Mustapha Kemal un ordre nouveau. L’article qui suit nous apporte plus de précision, en expliquant que : « L’Assemblée d’Angora destitue le Sultan, supprime le gouvernement de Constantinople et se proclame seule souveraine. Le traité de Sèvres n’existe pas pour elle. » Comme le quotidien l’explique, cette décision constitue un réel passage de témoin de la souveraineté en Turquie. Non seulement le Sultan est déchu, mais le gouvernement aussi est démis de ses fonctions. La Turquie se défait donc du dualisme de l’exécutif, partagé entre Constantinople et Angora, dans l’idée en tout cas. Il cite aussi avec précision les deux premiers articles de la loi sur le Sultanat, adoptée à l’unanimité. Le journal éprouve encore une fois un réel souci de précision, de ne rien laisser au hasard et d’apporter toute l’information nécessaire à ses lecteurs. Il publie aussi le « statut organique de la Turquie Nouvelle », détail qui ne doit cependant intéresser que très peu de lecteurs. En fait, ce qui est le plus traité dans les pages du « Progrès », ce n’est pas vraiment la décision en elle-même qui, si elle est détaillée, n’est pas vraiment critiquée ou discutée. En revanche, la question du devenir de l’état turc est beaucoup plus importante, ce que Hansen Frédéric - 2009 61 Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 . justifie l’approche de la conférence de Lausanne. Le journal prend donc les conclusions suivantes : ayant destitué le Sultan de ses fonctions, le nouveau régime est donc « une république turque ». Il ajoute que les protagonistes ont décidé d’appeler ce nouveau régime « l’état turc nouveau ». Plusieurs éléments sont à déduire de cette phrase. Tout d’abord, même si la république n’est pas encore proclamée, le simple de fait de destituer le Sultan fait de la Turquie une république selon les dires du journal. Cela semble logique, étant donné qu’avant la destitution, deux gouvernements cohabitaient en Turquie : l’un, à Istanbul, était dirigé par le Sultan et n’avait plus aucune autorité effective depuis l’émancipation du second, à Angora, qui dirigeait désormais les affaires courantes depuis le parlement. En fait, le gouvernement d’Istanbul était en quelque sorte le gouvernement légal, celui qui était reconnu par les autorités des autres états. Le gouvernement d’Angora avait depuis quelques mois pris le pouvoir et était celui qui avait dirigé la guerre contre les Grecs. Il avait d’ailleurs commencé à être reconnu sur le plan international, par les Français notamment qui avaient déjà commencé à traiter avec lui pendant le conflit avec les Grecs. Le gouvernement de Kemal étant basé sur un parlement, le journal en déduit que la République est désormais en vigueur. Néanmoins, l’appellation d’ « état turc nouveau » laisse volontairement le flou autour des contours du futur régime. Cette nouvelle appellation choisie par Kemal montre que la république n’est pas proclamée, que l’organisation juridique du prochain état turc n’est pas encore totalement décidée. C’est en fait le journal qui fait ses propres déductions en avançant que le nouveau régime est maintenant une république. Par ses mots, il semble en accord avec l’installation de la république dans ce pays, ce qui semble logique étant donné que « le Progrès » est un journal qui se veut fondamentalement républicain. Il est en revanche tôt pour se prononcer définitivement, car la nouvelle vient juste d’arriver et peut-être que dans un futur proche d’autres informations viendront apporter de nouveaux éclaircissements. En outre, il n’oublie pas de préciser que le traité de Sèvres n’est plus considéré comme valable par les dirigeants turcs d’Angora, étant donné qu’il a été signé par le gouvernement d’Istanbul qui n’existe plus. Le journal donne la précision suivante : « le traité de Sèvres est annulé : tous les traités sont désormais considérés comme nuls et non avenus si ils ont été signés depuis le 16 mars 1920 par Constantinople. » En petit caractère en dessous de cette phrase, le quotidien précise pourquoi depuis cette date : « c’est la date où Constantinople est occupée par les Anglais », et donc Angora juge « avec quelques raisons » que le gouvernement était « prisonnier donc irresponsable ». La date du 16 mars 1920 marque en effet le début de l’occupation officielle de la capitale ottomane par les Anglais. L’occupation était néanmoins effective depuis le lendemain de la première guerre mondiale, où les forces alliées avaient déjà commencé à s’installer dans la ville, et notamment de gros contingentements armés. Le journal est ici encore en accord avec les points de vue de Mustapha Kemal, acceptant l’idée que depuis l’occupation par les Anglais, le Sultan et le gouvernement stambouliote n’avaient plus vraiment les mains libres, et ne décidaient rien sans l’avis des Anglais occupants. C’était en fait un gouvernement fantôme, tout à fait à la merci des Anglais, ne protestant pas, n’ayant aucune volonté, n’étant juste là que pour appliquer les décisions des Britanniques. C’est pourquoi il pense que c’est avec juste raison que le gouvernement d’Angora peut refuser d’admettre que tous les traités signés depuis cette date sont valables. Le problème est en fait surtout pour le traité de Sèvres (uniquement signé par les Ottomans et qui a déclenché l’ire de Kemal et des nationalistes) qui est censé régler le problème de la paix au Proche Orient, et qui se voit 62 Hansen Frédéric - 2009 Partie III : Mustapha Kemal, l’organisateur. tout d’un coup totalement remis en question, à trois semaines d’une nouvelle conférence qui doit à nouveau statuer sur la paix dans cette région et doit se prononcer définitivement. Les journalistes sont donc pour le moment toujours d’accord avec Mustapha Kemal et ses décisions, et cela tranche avec ce que nous avons pu voir précédemment durant la conférence de Lausanne où, plus la conférence avance, plus leur point de vue évolue en défaveur des Turcs. Néanmoins, nous pouvons nous demander selon quelle logique les journalistes du « Progrès » semblent en accord avec les décisions de Mustapha Kemal : est-ce vraiment un soutien à la cause turque, ou est-ce une opposition pure et simple à la politique orientale de la Grande Bretagne ? Il est difficile pour nous de trancher, même si le journal doit très certainement se retrouver dans les deux. « Le Progrès » avait souvent coutume de publier des extraits de certains autres journaux afin d’élargir le champ d’analyse. Souvent il n’est pas vraiment essentiel de les rapporter car ce n’est pas l’avis du journal qui est exprimé, même si nous pouvons penser que rapporter des propos dans ses colonnes peut dévoiler un certain accord avec ce qui est dit dans ces propos. Ici, il est intéressant de relever l’avis d’un envoyé spécial du Temps repris dans « le Progrès », car « le Progrès » a qualifié ces propos de « précisions qui méritent de retenir l’attention ». Ainsi ce journaliste du Temps tient les propos suivant sur Mustapha Kemal : « ce chef militaire, a voulu compléter son action militaire par une œuvre de législation. » Ainsi pour l’auteur, Kemal débute vraiment son action dans le domaine de l’organisation de l’état avec la proclamation de la destitution du Sultan. Il le reconnait en fait surtout pour son action en tant que militaire. C’est un peu oublier la création de la Grande Assemblée 55 Nationale Turque , ainsi que le gouvernement provisoire mis en place en parallèle de l’Assemblée. Ces actions étaient l’œuvre de Mustapha Kemal, qui n’a donc pas attendu la fin de la guerre et la destitution du Sultan pour devenir aussi un législateur. Il a depuis quelques temps déjà mené cette action en parallèle à son activité de général à la tête des troupes nationalistes. Kemal savait juste, en fin politicien, que les musulmans du pays et des états voisins étaient très attachés à la personne du Sultan, il fallait donc attendre le moment opportun pour pouvoir le destituer sans risquer de provoquer de trop grands remous. Enfin, un autre problème est soulevé mais passe relativement au second plan : la suppression des pouvoirs temporels du Calife. Le journal le mentionne juste en détaillant les premières conclusions de la destitution du Sultan et de ce qu’elle entraîne. A la fin de son article du 4 novembre, « le Progrès » se demande alors ce que va devenir la conférence de Lausanne avec cette annonce. C’est en fait là le point qui intéresse le plus les Occidentaux, savoir comment va se dérouler la conférence tant attendue maintenant que le seul interlocuteur sera le gouvernement nationaliste de Mustapha Kemal. C’est en fait le lendemain, le 5 novembre, que le journal propose une analyse plus poussée de la situation, expliquée par le fait qu’il a eu une journée de plus pour y réfléchir et en mesurer les conséquences. er Il considère en effet que le 1 novembre, une « triple nouvelle » est parvenue depuis Constantinople : « il n’y a plus de gouvernement à Constantinople. Il n’y aura plus de monarque en Turquie. Il n’y aura plus de Calife pour commander aux croyants. » Ces trois nouvelles, le journal va les expliquer une par une. Il est écrit notamment la phrase suivante : « brusquant toute formalité sans attendre la consécration de l’Europe, il vient de se proclamer la seule autorité officielle et de proclamer la 55 La GANT a en effet été créée le 23 avril 1920, date de sa première plénière. Hansen Frédéric - 2009 63 Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 . déchéance du Sultan de l’étranger. » la surprise semble donc de mise pour le journal. Celuici devait en effet penser que les décisions relatives au corps même de l’état turc seraient prises après la conférence de Lausanne, conférence qui devait permettre au gouvernement de Mustapha Kemal d’être reconnu comme le seul gouvernement de la Turquie. Toutefois, il est permis de s’interroger sur la décision de Mustapha Kemal de destituer le Sultan de Constantinople. En effet, peut-être désirait-il attendre effectivement la conférence de Lausanne et la reconnaissance internationale de son nouveau gouvernement. Toutefois, il faut savoir que les Alliés, pour la préparation de la conférence de Lausanne ont convié le gouvernement d’Angora et le gouvernement de Constantinople à y participer. Cela, Mustapha Kemal ne l’a pas toléré, surtout additionné au fait qu’effectivement, le Sultan comptait envoyer des représentants. Pour lui, cette idée était intolérable : pourquoi le Sultan pourrait se présenter à Lausanne alors qu’il a collaboré avec les Anglais, qu’il n’a rien fait pour libérer le territoire des Grecs et qu’il a signé le traité de Sèvres ? C’est dans cette optique qu’il a décidé de destituer le Sultan à l’Assemblée Nationale, pour devenir le seul gouvernement à même de se présenter en Suisse. Le journal pense que les Européens n’ont pas à s’opposer à cette décision, et espère que « les puissances européennes auront la sagesse de s’y résigner. » Il accepte donc cette décision, qui fait partie des affaires intérieures de l’état, et c’est pour cela qu’il faut que les Européens acceptent la situation, par respect pour la souveraineté turque, et surtout pour le gouvernement qui vient de se battre pour libérer son territoire. Il écrit en outre ici clairement que la monarchie est totalement révolue en Turquie, une république va réellement prendre le relai. Il ajoute en effet : « jusqu’ici, le gouvernement en Turquie était la monarchie dont l’absolutisme était à peine tempéré par l’existence d’un parlement fantôme. Aujourd’hui, c’est le parlement qui sera le souverain unique. » « Le Progrès » semble ici malgré tout très heureux qu’une république voit le jour, plutôt qu’une monarchie absolue, qui est en tout point contraire à l’idée de la démocratie, qui d’ailleurs n’est même pas sauvée par l’existence d’un parlement en Turquie, qui n’a vraiment aucune prérogative et qui est simplement là pour avaliser les décisions du Sultan. Il se réjouit donc de la prise de pouvoir du parlement, qui semble nettement plus démocratique que la configuration précédente du pouvoir. Il explique en outre qu’il n’y a donc plus de Sultan, mais surtout qu’il n’y a même pas de gouvernement séparé, c’est réellement le parlement qui a tout le pouvoir et qui doit décider de tout. En se penchant sur le système transitoire turc proposé par Kemal, on comprend que cette analyse est un peu légère, car l’Assemblée Nationale élit un président et un gouvernement, qui, s’ils sont choisis parmi les députés, ont quand même de réelles compétences exécutives que n’a pas le parlement dans sa globalité. Enfin, la dernière nouvelle, celle qui va sans doute poser le plus de problème à Mustapha Kemal, c’est la question du Califat. « Le peuple turc ne sera point seulement le peuple élu de Dieu, il sera le peuple électeur du lieutenant de Dieu. Est-ce que cela va être accepté par les autres musulmans ? La question a le mérite de se poser ». Il faut ici revenir sur l’analyse précise de la décision de la GANT. Auparavant, le Sultan, chef temporel, était aussi le Calife, chef spirituel de tous les croyants sunnites. En supprimant la fonction de Sultan, il fallait également statuer sur le Califat, un sujet d’ailleurs nettement plus épineux pour Mustapha Kemal car ayant trait à la religion, domaine très sensible dans le monde musulman de l’époque. Il a donc décidé de la formule suivante : le Sultan est destitué, et la fonction n’existe plus. Néanmoins, le Calife continuera bien d’exercer ses fonctions, mais dans une position distincte et n’ayant aucun pouvoir temporel, ne pouvant agir que sur le spirituel. Il a donc décidé que le Sultan fraîchement destitué, Mehmet VI, ne pouvait en aucun cas rester Calife, étant donné que par 64 Hansen Frédéric - 2009 Partie III : Mustapha Kemal, l’organisateur. son soutien aux Anglais il avait déjà trahi la patrie. Il est donc aussi démis de ses fonctions de Calife, et la question est de savoir comment choisir le nouveau Calife. Kemal tranche la question rapidement : le nouveau Calife sera élu par l’Assemblée Nationale, et sera choisi parmi la famille des descendants d’Osman. C’est l’élection par l’Assemblée qui va en fait poser problème pour le journal. En effet, que vont en penser les autres états musulmans ? Avant, la légitimité de Calife était respectée car il était choisi par l’ancien Calife, et il venait de la même famille qui tirait son pouvoir de droit divin. Maintenant, cela serait une assemblée, donc des députés élus par le peuple qui élirait le représentant de Dieu sur terre. Il serait en outre seulement élu par le peuple turc, alors qu’il serait par la suite commandeur de tous les croyants sunnites, de l’Irak au nord de l’Afrique en passant par la péninsule arabique. Ces peuples seront donc en droit de protester contre l’élévation du peuple turc en peuple électeur du représentant de Dieu sur la terre. C’est pourquoi « le Progrès » pense que « la jeune république turque va connaître à son tour des difficultés ». Une autre dépêche du « Progrès » attire aussi l’attention. C’est celle du 6 novembre, très courte, mais qui comporte un titre évocateur : « Après le coup d’état d’Angora ». Les informations de cette dépêche ne sont pas vraiment d’un intérêt majeur, hormis le fait que le cabinet du Sultan soit démissionnaire et que Refet Pacha est nommé gouverneur de Constantinople. C’est surtout le titre qui amène à réfléchir, car un coup d’état est en général connoté très négativement. Pourtant, en Turquie, la décision qui a été prise semblait rassembler les suffrages de la population, « le Progrès » du 4 novembre rapportait notamment que la population semblait se satisfaite de cette décision, et qu’aucun trouble n’avait suivi l’annonce. Du coup, l’emploi du terme de coup d’état fait réfléchir, d’autant plus que le journal semblait plutôt en accord avec la décision prise par Mustapha Kemal et les siens. Il faut peut-être alors revoir le terme coup d’état dans un sens purement qualitatif, désignant une personne ou un groupe de personne reprenant le pouvoir, souvent par la force et par des moyens non constitutionnels. La question, qui a en tout cas le mérite d’exister, reste ouverte. Très vite, la destitution du Sultan est en fait masquée par l’approche de la conférence de Lausanne. Pour les Européens, et pour les journaux, « le gouvernement d’Angora manifeste de nombreuses exigences ». Le problème des demandes turques en vue de la conférence de Lausanne est vraiment le souci principal du quotidien. La querelle sur les récentes demandes turques occupera donc les lignes du « Progrès » jusqu’à l’ouverture de la conférence de Lausanne, et fera figurer la destitution du Sultan au second plan, alors que cela semblait être un événement majeur. Quelle est la tactique employée ici par Mustapha Kemal ? On peut en effet se demander s’il a volontairement formulé de nouvelles demandes aux Européens au moment où il supprimait le Sultanat afin de cacher cette dernière mesure derrière des annonces qui à coup sûr exciteraient les Alliés. Il s’agit sûrement là d’un calcul politique, mais à voir plutôt dans l’autre sens : la destitution du Sultan a été décidée du fait de l’approche de la conférence de Lausanne et de l’envie manifestée par le Sultan d’y envoyer des représentants. Pour lui, la difficulté était plus de faire accepter la fin du Sultanat en Turquie et dans les autres pays musulmans, plutôt que de la faire accepter aux états européens, qui, se voulant les promoteurs de la démocratie depuis la fin de la première guerre mondiale, ne seraient pas forcément contre l’établissement d’une république en Turquie, même si pour les Anglais la destitution du Sultan équivalait à la perte d’un allié important, remplacé par un Mustapha Kemal peut enclin à collaborer comme a pu le faire Mehmet VI. Hansen Frédéric - 2009 65 Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 . Enfin, après la très longue parenthèse de la conférence de Lausanne, Mustapha Kemal va pouvoir réfléchir à la proclamation de la République. Il décide d’abord d’attendre que le traité soit signé, le 24 juillet 1923 ; ensuite, il attend que les Européens quittent définitivement Istanbul le 6 octobre de la même année. Enfin, il va pouvoir décider de proposer la proclamation de la République au parlement. Il en informe tout d’abord ses amis, puis le propose à l’Assemblée. La république est proclamée dans la soirée du 29 octobre 1923, et il en est élu président dans la foulée. Dans « le Progrès », l’annonce passe quasiment inaperçue. Une seule dépêche, deux jours après la proclamation à Angora, traite de cette annonce. C’est en effet le premier novembre que le journal publie un article qui a pour titre « la Nouvelle République Turque va démobiliser ». Le seul emploi de Nouvelle République nous indique qu’une république a été créée en Turquie, nous avons cependant pas plus d’informations. En plus, le titre porte sur la démobilisation de troupes décidées par le gouvernement. La proclamation de la république n’est même pas ici l’information essentielle, elle passe derrière l’annonce de la démobilisation. Dans l’article en revanche, quelques informations supplémentaires sont données : le cabinet d’Ismet Pacha, promu premier ministre par Mustapha Kemal a la confiance de l’Assemblée, tandis qu’une déclaration d’Ismet est publiée : il va en effet tenter de « maintenir solidement l’existence et l’intégralité de la République Turque. » « Le Progrès » se distingue donc par son absence d’analyse sur cette proclamation de la République. On peut en effet trouver plusieurs explications à cela : tout d’abord, le 56 contexte politique de l’époque, où les questions italiennes et allemandes sont de plus en plus préoccupantes, surtout en Allemagne, où le gouvernement refuse de payer les réparations de la première guerre mondiale. Donc très logiquement, la question turque passe au second plan, surtout que les affaires y semblent réglées depuis la fin de la conférence de Lausanne et l’évacuation de Constantinople. Ce qui s’y passe est désormais considéré comme les affaires intérieures du pays, qui intéressent à un moindre degré les journalistes du « Progrès » et très sûrement la population, plus demandeuse d’informations sur ce qui se passe près d’elle. Enfin, d’après l’analyse que nous avons pu faire de la destitution du Sultan, on comprend que le journal ne s’attarde pas trop dessus une fois la république proclamée. En effet, pour lui, la destitution du Sultan équivaut à l’établissement de la république dans le pays, car sans le gouvernement de Constantinople il ne reste que le er parlement d’Angora pour diriger. Tout est donc fait après le 1 novembre 1922, il n’y a plus de suspens et cela explique pourquoi la proclamation de la république n’est pas considérée comme un événement majeur, mais permet en fait juste de donner effectivement un nom au nouveau régime turc. b. « Le Nouvelliste ». « Le Nouvelliste » se situe dans la même lignée que « le Progrès » au sujet de la destitution du Sultan et de la proclamation de la république. Très expansif sur le premier thème, muet sur le second. Toutefois, nous avons pu constater certaines disparités entre l’analyse du « Progrès » et celle du « Nouvelliste » que nous allons tenter d’expliquer. 56 A la fin du mois d’octobre 1922, les fascistes italiens ont marché sur Rome, provoquant ainsi un bouleversement politique. Celui-ci a conduit à la nomination de Benito Mussolini à la présidence du conseil italien, installant le fascisme au sommet de l’état. 66 Hansen Frédéric - 2009 Partie III : Mustapha Kemal, l’organisateur. Tout d’abord, « le Nouvelliste » semble avoir l’information plus rapidement. En effet, dès le 3 novembre, l’information est réelle, affirmative, alors que dans « le Progrès » l’information était à mettre au conditionnel le même jour. « Le Nouvelliste » titre en effet en première page : « la déchéance du Sultan de Constantinople ». Déjà le quotidien tire les premières conclusions de cette décision : « elle [l’Assemblée Nationale] déclare enfin le peuple souverain et décida de remplacer l’appellation d’Empire ottoman par celle d’état turc, ce qui équivaut à la proclamation d’une République ». Plusieurs idées sont à retirer de cette première conclusion du 3 novembre. La première, et la plus évidente, est le fait que la destitution du Sultan signifie pour le journal la proclamation d’une République. Pour lui, la conclusion est la même : vu que le Sultan est déchu, que le monarque est déchu, qu’il est en outre déchu par une Assemblée Nationale, le régime suivant ne peut que être la république. En fait, à travers les lignes du quotidien, on devine que c’est surtout la nouvelle appellation d’état turc qui lui confère ce statut de république, aux yeux des journalistes. En effet, le terme « état » est assimilé à un régime républicain, l’état représentant la totalité de la population. Cette appellation amène à réfléchir quand à la portée du mot « état » et au sens qui lui est donné. Aujourd’hui, un état n’est pourtant pas forcément synonyme de démocratie ou de république. De nombreux pays sont appelés des états et sont encore des dictatures, ou du moins des régimes autoritaires. En outre, quand on revient dans le passé, Louis XIV avait déclaré que « l’état, c’est moi » ; expliquant par là que la monarchie était désormais absolue, et qu’il incarnait totalement la France à son époque, tout seul. Le quotidien lui, a tendance à considérer que l’état est un régime forcément plus démocratique qui, pour le cas turc, se construit en opposé à l’Empire ottoman, qui était en fait une monarchie absolue. Il est ensuite intéressant de réfléchir sur la portée du titre. En titrant « la déchéance du Sultan de Constantinople », il est permis de penser pour un lecteur lambda qui aurait suivi les événements en Turquie que le Sultan est simplement démis de ses fonctions du fait de ses relations avec les Anglais. Cependant, il pourrait croire que l’institution du Sultanat pourrait perdurer, et que le Sultan déchu pourrait être remplacé par un autre Sultan. Pourtant, dans le détail du texte, le journal conclut à l’établissement d’une république, ce qui explique donc que cette destitution marque la fin d’une institution pour toujours, et que l’Empire ottoman n’est plus. Ce qu’il faut aussi relever dans cet article du 3 novembre, c’est que le journal déclare que la proclamation de la destitution du Sultan a été proposée à l’Assemblée non pas par Mustapha Kemal, mais par Riza Nuri Bey, faisant croire que le Ghazi n’est pas à la base de cette proposition, alors que dans les faits, c’est évidemment lui qui a planifié cette destitution, et depuis longtemps. Riza Nuri Bey a juste en fait effectué le rôle de porte parole de Mustapha Kemal dans cette déclaration. Il faut néanmoins attendre le 4 novembre pour avoir de plus amples informations. Nous pouvons penser que le 3 novembre, la nouvelle était très récente, et que le journal n’a pu avoir toutes les informations nécessaires. Le 4 novembre, le titre prend une dimension supérieur et ne laisse pas de place pour le doute : « le renversement de l’empire turc ». La destitution prend ici une plus grande ampleur que la veille, où le titre annonçant la déchéance du Sultan pouvait laisser croire à un possible remplacement par un autre souverain. Ici, la décision atteint tout l’empire turc, n’a pas juste trait à la fonction. Elle met purement et simplement fin à un empire vieux de plus de six cents ans. L’empire est donc renversé, et ne se relèvera pas. Outre toutes les informations techniques et légales que fournit le journal dans cette édition (publication du texte de loi voté ou de la lettre de Ferid Bey annonçant le rejet de tous les traités signés depuis le 16 mars 1920), le journal nous donne Hansen Frédéric - 2009 67 Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 . également des analyses intéressantes ainsi que sa vision des choses, qui sera approfondie dans son édition du lendemain surtout. Ici, le journal dévoile une version assez simpliste de l’adoption du décret. En effet, il écrit que « c’est au milieu des acclamations que la GANT a voté le renversement de l’Empire ottoman et voté son remplacement par le gouvernement d’Angora ». Selon ses écrits, l’ensemble des députés turcs à l’assemblée ont été enthousiasmés par cette annonce. Il est intéressant de mettre cette analyse en parallèle avec celle de Benoist-Méchin. Cet 57 auteur écrit dans son ouvrage que quand Mustapha Kemal a soumis ce renversement du Sultan, cela ne s’est pas fait aussi simplement. En effet, il explique que Kemal a du mettre la pression sur les députés avec l’entrée de sa garde personnelle, armée, dans l’enceinte du parlement. Le vote a donc été réalisé dans une atmosphère tendue, et le résultat du vote accompagné d’applaudissements timides. Le contraste est donc saisissant avec les écrits du quotidien catholique. Pourtant la majorité des écrits sur cette période nous montre que la réforme ne fut pas si difficile que cela à faire voter par les députés. Kemal explique lui-même dans ses Mémoires que certes il a fallut convaincre les récalcitrants, qui étaient surtout des imams opposés à la séparation du Sultanat et du Califat, mais qu’après avoir reçu les explications ceux-ci se sont totalement ralliés à son projet. On peut donc penser que « le Nouvelliste » est proche de la réalité, quand il parle d’acclamations. Mais il rajoute er une nouvelle dimension à cette séance de l’assemblée le 1 novembre 1922. Dans un premier temps, il écrit que « l’Empire ottoman a été renversé à l’unanimité. » Ce n’est pas seulement un souverain déchu par son peuple, c’est en fait tout un empire défait par une assemblée, où tout le monde était d’accord. L’unanimité n’est pas vraiment réelle, elle a pu être le résultat officiel du vote, mais il se trouvait tout de même certains opposants à l’assemblée, ou au moins certains opposants qui ont voté malgré eux pour cette décision. Dans un second temps, le journaliste ajoute que cette décision a été prise « au milieu d’acclamations frénétiques ». L’ambiance ainsi décrite dépasse les limites du rationnel. Le terme de frénétique fait en effet appel à une référence médicale, où la frénésie dénonce un état de forte fièvre, de délire, d’hystérie. L’enthousiasme des députés dépasse donc l’entendement, ils seraient donc tous entrés à l’annonce de cette décision dans une sorte d’état second, une sorte de fièvre, transportés par l’annonce de la fin de l’Empire ottoman. C’est bien sûr volontairement exagéré, mais « le Nouvelliste » semble vouloir montrer que la joie et l’excitation étaient vraiment d’une grande ampleur. Pour l’instant, nous pouvons voir dans l’analyse du « Nouvelliste » qu’il n’est pas farouchement opposé à cette décision. L’analyse sera plus ambigüe le lendemain, où le journal mélange analyse de la situation et crainte pour le futur, en se posant notamment les premières questions sur le devenir de la conférence de Lausanne suite à la destitution du Sultan. La première conclusion est que cette annonce met réellement un terme à l’existence de l’Empire ottoman, et par delà à la question de l’homme malade. « L’épithète séculaire d’homme malade, qu’on appliquait au Sultan de Constantinople, qui personnifiait jusqu’à présent la Turquie, doit être rayée du répertoire diplomatique. » Ainsi, la fin du Sultanat marque aussi la fin de la question de l’homme malade, et donc de la question d’Orient. Le journal annonce que les Européens, pour ne citer qu’eux, devront avoir une toute autre approche diplomatique avec la Turquie, n’ayant plus en face d’eux un état en déliquescence, miné par les divisions internes et incapable de faire valoir ses intérêts au 57 Op cit. p.290-292. L’auteur raconte en effet que la situation était très tendue à l’Assemblée, que Kemal a eu de grandes difficultés à faire passer la réforme, qui ne trouvait que très peu d’échos. 68 Hansen Frédéric - 2009 Partie III : Mustapha Kemal, l’organisateur. niveau international. La question d’Orient, qui consistait pour les puissances européennes et l’empire russe à conquérir un maximum de territoires que l’Empire ottoman ne pouvait plus gérer, n’a donc plus de raison d’être. La Turquie est désormais un état souverain, fort et qui sait ce qu’il veut. En outre, les contrées où les Ottomans n’arrivaient plus à faire valoir pleinement leur autorité sont depuis la fin de la seconde guerre mondiale, où même souvent 58 depuis le XIXème siècle sont devenues autonomes puis indépendantes. La diplomatie sera donc à terme totalement différente avec la Turquie, et c’est un des enseignements principaux à retenir de l’annonce de l’Assemblée d’Angora. Plus loin dans l’article, « le Nouvelliste » explique un peu plus la réforme, précisant que le Sultan nouvellement déchu « ne sera pas remplacé », confirmant donc une décision de plus grande ampleur à caractère définitif. Ensuite, il explique pourquoi Kemal et l’Assemblée ont décidé de cela : « cette décision a été prise suite au désir du gouvernement de Constantinople d’envoyer des représentants à Lausanne ». Cette justification sera la même que dans divers ouvrages lus sur la question et, notamment, les Mémoires de Mustapha Kemal, où il explique qu’il n’est pas possible que Constantinople puisse envoyer des représentants à Lausanne, eux qui n’ont en aucun cas contribué à la libération du territoire. C’est pourquoi la décision la plus simple à prendre pour les empêcher de prendre une telle décision était tout simplement de les démettre de leurs fonctions 59 . Sans vraiment l’expliquer, « le Nouvelliste » pense que cette décision « peut avoir des effets très graves ». Nous pouvons penser que ces effets pourraient jouer dans plusieurs domaines. Tout d’abord, et c’est là le sujet qui intéresse « le Nouvelliste » au premier chef, la question du maintien de la conférence de Lausanne est posée. Même si les réactions des autres nations ne sont pas parvenues, il convient de s’interroger sur la portée de cette annonce, particulièrement chez les Britanniques, où Lloyd George était assez proche du Sultan. Ensuite, ces effets peuvent se situer au niveau de la Turquie : est-ce que la population va accepter la destitution d’un personnage aussi emblématique que leur Sultan, institution respectée depuis des siècles ? La question de l’acceptation de cette décision se pose aussi dans les pays musulmans au sens large, qui reconnaissent la personnalité du Sultan surtout car elle est confondue avec celle du Calife, chef de tous les croyants. Il est légitime dans cette optique de se demander si les musulmans vont accepter cette déchéance, et s’ils ne vont pas protester. Pour ce qui est de la façon dont la Turquie va se gérer, institutionnellement et légalement, « le Nouvelliste » a une idée bien précise dessus, partagée par « le Progrès » et déjà vaguement exprimée dans les éditions précédentes du quotidien. « La loi de l’Assemblée Kémaliste n’indique pas la forme du nouveau régime, mais elle se devine, et il est probable que Mustapha Kemal soit nommé président de la république ottomane. » Quand le journal affirme qu’on peut deviner les contours du nouveau régime, on devine en effet aisément quel va être le régime que Kemal va mettre en place, le journal ayant déjà affirmé que l’élimination du Sultanat correspondait à la mise en place d’une république, ne restant que la GANT pour gouverner. Ici, le journal apporte une précision supplémentaire, à savoir que Kemal sera selon eux le futur président de la république. Cette idée implique deux choses : la certitude que la république va être programmée dans les prochains jours, et que 58 59 Consulter l’historique de l’Empire Ottoman en annexe. L’annonce principale est certes la destitution du Sultan, mais dans la même loi, le gouvernement d’Istanbul, avec à sa tête le Grand Vizir, est aussi démis de ses fonctions. Hansen Frédéric - 2009 69 Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 . donc la destitution était planifiée de longue date, Kemal attendant simplement le moment opportun pour en déclencher le processus. Ensuite, la certitude que si élection présidentielle il y a, Kemal en sera forcément le président. Cela paraît en effet une solution logique, Kemal étant le seul apte à remplir cette fonction, en témoigne tout ce qu’il a déjà accompli par le passé. Il faudra néanmoins compter sur les oppositions à l’assemblée, qui déjà depuis la fin de la guerre réclament le départ de Mustapha Kemal, lui expliquant que la guerre terminée sa mission l’est aussi par conséquent. Ils refusent que Kemal ait trop de pouvoir, car ils craignent une potentielle dictature et sont aussi opposés à Kemal sur différents aspects. « Le Nouvelliste » s’attarde ensuite sur un autre aspect très important de la décision de l’Assemblée nationale : « cette décision enlève à la Turquie une force morale dont elle a bénéficié pendant des siècles. » Depuis que le Sultan Selim II avait ramené les reliques 60 du prophète à Constantinople en 1517 , le Sultan ottoman était aussi le Calife, chef de tous les musulmans sunnites. Cela conférait en effet une grande autorité à l’Empire ottoman, qui pouvait faire passer ses décisions dans le monde musulman pour des décisions er d’ordre spirituel plutôt que purement politique. Dans son décret du 1 novembre 1922, l’Assemblée Nationale prévoit en parallèle à la destitution du Sultan, la séparation du Sultanat et du Califat. Le Calife aura donc désormais une autorité uniquement spirituelle, tandis qu’auparavant l’homme qui cumulait les deux fonctions disposait d’un immense pouvoir, temporel et spirituel. Choisir d’abandonner ce pouvoir est une grande perte pour la Turquie, estime les journalistes du « Nouvelliste ». La Turquie semble devoir redevenir avec cette décision un état musulman parmi d’autres, même si le Calife se situe toujours en Turquie d’après les textes, la décision de Kemal semble toutefois mettre grandement à mal l’institution du Califat. D’ailleurs, cette décision serait susceptible d’éveiller des rancœurs parmi les musulmans du monde entier ; c’est en tout cas ce que craint le quotidien dans son édition du 6 novembre. « On redoute les conséquences de ce conflit avec la population musulmane. » En effet, on peut croire que la population musulmane ne tolèrera pas que l’on touche à la personne du Sultan et du Calife, de même qu’à l’institution, étant depuis très longtemps attachée à elle. Le journal attend ainsi de voir comment vont réagir les musulmans de Turquie, mais aussi des autres pays. Il redoute un affrontement, un soulèvement des musulmans turcs contre les nationalistes de Mustapha Kemal. En fait, s’il semble considérer ces craintes avec sérieux, « le Nouvelliste » ne donnera pas vraiment suite à cette affaire, qui, comme la destitution du Sultan en elle-même, va être très vite occultée par l’ouverture prochaine de la conférence de Lausanne, et les premiers débats sur les demandes turques. A partir du 6 novembre, soit moins d’une semaine après l’annonce faite par la Gant, la question de Lausanne revient au premier plan, le journal précisant juste que le Sultan refusait d’abdiquer, mais que le gouvernement avait, lui, démissionné et semblait accepter la décision. Le 9 novembre, le journal est extrêmement dur avec les Kémalistes. Cela n’a cependant, semble-t-il, rien à voir avec la destitution du Sultan. Pour le journal, les 61 demandes faites par la Turquie pour la conférence de Lausanne sont « extravagantes ». Il explique que Kemal est en train « de se mettre à dos toutes les puissances », et qu’il « dépasse la mesure des concessions qu’on a cru nécessaire de consentir ». On voit en fait ici le début de l’animosité manifestée durant la conférence de Lausanne : subitement 60 61 70 Consulter l’historique en annexe. Voir le chapitre précédent. Hansen Frédéric - 2009 Partie III : Mustapha Kemal, l’organisateur. le journal change en effet de ton à propos des Turcs, sans que l’on sache vraiment si la destitution du Sultan a quelque chose à voir avec ce retournement de situation. A l’opposé des commentaires que l’on pouvait lire quelques semaines auparavant, le journal explique qu’ « il y a des limites à la condescendance », que les Turcs emploient « un ton inacceptable », et parlant de Constantinople le journal pense que « les mesures draconiennes prises par les Kémalistes ont créé un mouvement de xénophobie des plus dangereux ». En résumé, Kemal est sérieusement égratigné à l’approche de la conférence de Lausanne, et la décision de la destitution du Sultan que l’on croyait dangereuse est très rapidement totalement éclipsée par la conférence. Celle-ci se chargera de régler les derniers différents, comme nous avons pu le constater, et va permettre à la Turquie d’ouvrir une ère nouvelle sous l’égide de Mustapha Kemal. En effet, trois mois environ après la fin de la conférence, la République turque est proclamée. A l’instar du « Progrès », « le Nouvelliste » ne va pas vraiment prêter attention à la nouvelle du 29 octobre 1923. Simplement, il explique que, le 6 octobre, Constantinople est évacuée par les Alliés, conformément aux dispositions de la conférence de Lausanne. Une fois libérée, le journal se demande comment la Turquie va établir un nouvel état sur des bases solides. Il explique à travers ses différents articles que les Turcs ne se posent pas les questions importantes, sur l’établissement du régime ou sur le commerce extérieur, ils se posent des questions « byzantines », comme par exemple sur la forme du parlementarisme. Le journal pense que les discussions à l’assemblée sont abstraites, « empruntes d’universalisme allemand ». En outre, les dirigeants sont selon le quotidien « peu enclins à établir un régime de libertés, dans un pays où elles avoisineraient vite avec l’anarchie ». Le journal est donc très sévère, à l’égard des dirigeants turcs, d’une part, mais aussi et surtout à l’égard de la population d’autre part. Considérer en effet qu’un peuple ne peut vivre dans un régime de libertés sans que cela ne se transforme en anarchie n’est pas montrer un bon aspect de ce peuple. A la fin du mois d’octobre, le journal relate les informations aux moyens de dépêches courtes. Comme tout semblait déjà avoir été dit avec la destitution du Sultan, le journal ne semble pas réellement s’émouvoir de l’annonce de la proclamation de la république, la considérant seulement comme une confirmation des événements précédents, comme une mise au point légal de ce qui était déjà vrai dans les faits. Le 31 octobre, le quotidien catholique se contente donc d’annoncer la proclamation de la république dans une dépêche, en publiant un petit extrait du changement de constitution, sans vraiment prendre le temps de détailler réellement ce qui s’est passé. Enfin, nous pouvons lire dans ses colonnes deux petites annonces les premier et 3 novembre, où est relaté la nomination d’Ismet Pacha comme chef du gouvernement, avec pour programme de « maintenir l’existence et l’intégrité de la République turque ». L’élection de Mustapha Kemal à la présidence de la république est ensuite annoncée sans trop non plus rentrer dans les détails. Il semble vraiment y avoir eu une fracture juste avant la conférence de Lausanne. Ajoutée au sentiment qu’il n’y avait guère de suspens, que la république serait proclamée avec Mustapha Kemal comme président, on comprend pourquoi « le Nouvelliste » ne s’étend pas sur la question à l’automne 1923. c. Le « Lyon Républicain ». Au contraire de ses deux confrères étudiés, le « Lyon Républicain » élude quasiment totalement la question de la destitution de l’Empire ottoman, en plus de ne s’intéresser que très peu à la proclamation de la République. Hansen Frédéric - 2009 71 Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 . Comme pour les autres thèmes étudiés, « Lyon Républicain » laisse une place moindre à l’actualité internationale, se concentrant plus sur l’actualité lyonnaise ou même nationale, trouvant ces considérations plus proches des inquiétudes des Français. Concernant la destitution du Sultan, le « Lyon Républicain » consacre seulement un article à cette nouvelle, le 4 novembre. En outre, ce seul article ne détaille pas beaucoup la destitution de Mehmet VI. En effet, même s’il titre dans un premier temps « Angora proclame la déchéance du Sultan Mehmet VI », le journal tire plutôt de grandes conclusions avant de surtout faire un rappel des dernières années en Turquie et de l’action de Mustapha Kemal. Tout d’abord, pour le journal, la destitution du Sultan équivaut à « la fin d’un empire et d’un traité ». Il fait ici allusion à la remise en cause du traité de Sèvres, signé par le Sultan deux ans plus tôt. Ensuite, la conclusion est la même que pour les autres quotidiens, avec néanmoins un peu plus de prudence : « c’est la fin de l’Empire ottoman, remplacé par un état national turc, à forme quasiment républicaine ». Il affiche donc un peu plus de retenue que les autres quotidiens, expliquant que ce n’est pas encore la proclamation de la République, mais que la forme de gouvernement maintenant se rapproche un peu plus d’une république. C’est en quelque sorte une nouvelle étape, de l’absolutisme ottoman à la république kémaliste. Il est intéressant aussi de s’arrêter sur la définition du nouvel état. Le journal explique que c’est désormais un « état national turc ». Cela confirme les idées de Mustapha Kemal ou d’autres jeunes Turcs auparavant : recentrer l’empire sur une nation seulement turque, les conflits entre les différentes nations de l’empire étant une des sources de sa perte. L’état est donc désormais national, avec pour seul nation la nation turc. Kemal a réalisé ce qu’il souhaitait depuis longtemps : créer un état-nation, sur le modèle des nations européennes. Cet article fait dans le « Lyon Républicain » office de bilan. Au moment où Kemal a achevé une réforme très importante, une nouvelle étape, le journal prend le soin de revenir sur l’ensemble du chemin parcouru jusque là, faisant par là même l’apologie du Ghazi. « Au moment où le gouvernement d’Angora fait place nette, rappelons-nous d’où il est sorti. » En fait, plus que se rappeler l’histoire turque dans sa globalité, il se rappelle plutôt des événements traversés par Mustapha Kemal, en lui construisant un destin héroïque. En effet, tout d’abord, comme beaucoup de grands hommes, il a démarré modestement, sans être beaucoup aidé par le destin. « En 1918, il y avait chez les Turcs un général qui n’avait pas beaucoup de chances, il s’appelait Mustapha Kemal Pacha, en disgrâce ». Il débute donc difficilement selon le journal, pourtant, en 1918 Kemal était un général déjà reconnu et disposant déjà du titre de « Pacha », titre donné aux commandants en chef s’étant distingués. Kemal était en plus « poursuivi par un destin méchant ». Tout semblait vraiment être contre lui, et pourtant il a su relever la tête. On dénote donc un article à la gloire de Kemal, comme il avait déjà pu le faire en octobre 1922 après la guerre contre 62 les Grecs. Le « Lyon Républicain » se distingue donc comme le journal faisant le plus ouvertement l’apologie du général. Il explique aussi que, « dans ce moment de détresse nationale, Mustapha Kemal eut l’énergie de réagir ». Kemal est donc présenté comme le sauveur de la nation, celui qui a fait changer le destin de son pays. Ensuite la fin de l’article 63 rappelle les grandes dates du Kémalisme, depuis le premier congrès d’Erzurum en 1919 . Cet article n’a donc pas grand-chose à voir avec la destitution du Sultan en elle-même, le 62 63 Se reporter à la première partie : l’interview de Mustapha Kemal dans le Lyon Républicain. Consulter les annexes. Le Congrès d’Erzurum marque le tout début du mouvement de Kemal, c’était le tout premier congrès, d’une importance encore limitée, n’ayant qu’une dimension régionale. 72 Hansen Frédéric - 2009 Partie III : Mustapha Kemal, l’organisateur. journal prenant très vite acte de la décision sans la détailler, et la replace dans le contexte général du pays et dans l’histoire de l’homme qui a changé la Turquie, Mustapha Kemal. Un an plus tard, la république turque est proclamée. Comme les autres journaux, le « Lyon Républicain » n’épilogue pas sur la question. Il fournit néanmoins certaines informations précises. Dans les nouvelles de « dernière minute » du 30 octobre, il annonce que la république a été proclamée en Turquie, et qu’Angora a fait parvenir une nouvelle expliquant que Mustapha Kemal était devenu le président de la nouvelle république. Il n’y a cependant pas d’analyse, pas de réflexions poussées dans le journal, le lendemain seuls quelques détails sont expliqués : Ismet est le premier président du conseil, la modification de la constitution, la souveraineté appartient désormais à la nation tout entière… Il donne ensuite quelques détails constitutionnels, expliquant que le président de la république turque est choisi parmi les membres de l’assemblée, qu’il est rééligible, et qu’il désigne le président er du conseil également parmi les membres de l’assemblée. Le 1 novembre, le journal expose la ligne de conduite du gouvernement d’Ismet, qui « veut la paix à l’extérieur, la sécurité et le travail à l’intérieur. » En outre, il publie un message d’Ismet qui espère gagner la confiance de la nation « par des actes, et non pas par des paroles ». Il n’y a donc pas beaucoup d’informations sur la proclamation de la République, pas beaucoup de conclusions à tirer non plus. Durant cette période, le centre des préoccupations du « Lyon Républicain » n’est pas ce qui se passe en Turquie, mais les difficultés en France, ce qui semble tout à fait légitime. Le thème de « la vie chère » prend en effet encore une grande place dans le journal. Les journaux accordent donc globalement une importance limitée à la destitution du Sultan. Si dans un premier temps l’événement fait la une des journaux, il est très vite éclipsé par l’ouverture de la conférence de Lausanne. « Le Progrès » et « le Nouvelliste » s’attardent pourtant quelques peu sur la décision de Mustapha Kemal, au contraire du « Lyon Républicain ». L’annonce est en tout cas un moment historique, et très symbolique, mettant fin à un empire et un système vieux de plus de six siècles. La destitution du Sultan est assimilée à l’établissement de la République, étant donné que le mouvement nationaliste est dirigé par un parlement. Cela explique le désintérêt quasi-total des journaux à l’égard de la proclamation de la République. En la proclamant, Kemal a réussi la première étape de son projet : débarrasser les institutions turques du système archaïque ottoman. Après avoir supprimé le Sultanat, Mustapha Kemal doit s’attaquer à une institution encore plus respectée et difficile à changer : le Califat. 2° L’abolition du Califat : la fin d’un ordre pluriséculaire. Le 3 mars 1924, la Grande Assemblée Nationale de Turquie prononce l’abolition du Califat, l’expulsion du Calife Abdul Medjid et de l’ensemble de la famille impériale hors de Turquie. Par cette décision, l’état est en Turquie désormais totalement séparé de la religion, et les affaires spirituelles deviennent exclusivement du domaine du privé. Pour un pays musulman, c’est ainsi une première. Comment cette annonce a été perçue en France ? Au moyen des mêmes journaux lyonnais, nous tenterons d’apporter certains éclaircissements. Souvent, les avis divergent Hansen Frédéric - 2009 73 Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 . peu entre les journaux, tous plus ou moins du même avis sur les affaires turques, avec des degrés plus ou moins forts. Concernant le Calife, les journaux vont avoir des approches beaucoup plus variables. Les journaux que l’on pourrait qualifier de « laïcs », semblent se satisfaire de cette nouvelle, tandis que « le Nouvelliste », journal catholique, accorde bien plus d’importance à la question religieuse, et ne voit pas du tout l’abolition du Califat du même œil. a. « Le Progrès ». Une fois n’est pas coutume, nous commencerons l’analyse par « le Progrès ». Celuici accorde une importance relative à la question du Califat. Comparé à la destitution du Sultan, ou à la République, nous pouvons penser qu’il accorde une grande importance à cette nouvelle. Néanmoins, par rapport à la guerre contre les Grecs ou à la conférence de Lausanne, son traitement est nettement moins développé, vite occulté par d’autres questions internationales. Pour « le Progrès », cette annonce a toutefois un caractère historique : un pays musulman devient laïc pour la première fois. Pour l’établissement de la république en Turquie, cela semblait être une étape importante à la fois pour Mustapha Kemal et pour les journalistes du « Progrès ». « Le Progrès » se distingue des autres journaux en soumettant l’hypothèse d’une dissolution du Califat dès le 29 février. Les informations ont donc filtré assez tôt, alors que dans les Mémoires de Mustapha Kemal, il est écrit que la décision a été prise rapidement, malgré le fait que Mustapha Kemal comptait abolir le Califat depuis longtemps, il attendait, comme pour le Sultanat, le moment opportun. En fait, dès l’annonce de la destitution du Sultanat, et la séparation de cette fonction avec le Califat, certaines voix s’étaient élevées pour affirmer que le Califat ne tiendrait pas longtemps. Kemal lui-même accréditait cette théorie dans ses Mémoires. Il explique que depuis la destitution de Mehmet VI, et le choix d’élire le Calife par l’Assemblée turque, les autres pays musulmans ne pourraient tolérer cette situation longtemps. En effet, comment un peuple, qu’il soit afghan, égyptien ou arabe peut-il tolérer que ce soit les représentants du peuple turc qui choisissent le représentant de Dieu sur terre ? Pour Kemal, cela relève de l’absurde, c’est pourquoi il faudra mettre un terme à cette aberration, en attendant pourtant le meilleur moment possible. Le début du mois de mars semblait donc être le moment adéquat. A travers l’analyse du « Progrès », on peut distinguer deux temps forts : le premier se concentre uniquement sur la décision de l’abolition en elle-même, ce qu’elle implique et ses conséquences en Turquie. Dans un deuxième temps, les journalistes s’interrogent sur le devenir du Califat, et se demandent qui en sera le successeur, ce qui va prendre le relai de l’actualité en Turquie. La situation en Turquie après l’abolition du Califat. « Le Progrès » détaille cette annonce dans trois éditions principales : le 29 février et les 4 et 5 mars 1924. Les jours suivants, il s’intéresse à la question du Califat au niveau international. Il y a donc relativement beaucoup d’informations dans « le Progrès », mais peu d’articles concernant l’annonce. Pourtant, nous pourrons retirer plusieurs conclusions intéressantes de ces trois articles afin de mieux comprendre comment les journalistes du « Progrès » perçoivent la situation. Dès le 29 février, le journal s’interroge : « la chambre turque va-t-elle asservir le Califat ? » L’interrogation est prononcée trois jours avant l’annonce par Mustapha Kemal. La formule employée dans le titre est à ce propos curieuse : il se demande si la chambre va asservir le Califat. Asservir signifie littéralement mettre en esclavage, ou dans un sens 74 Hansen Frédéric - 2009 Partie III : Mustapha Kemal, l’organisateur. plus large, placer sous une tutelle, sous une autre autorité. Pourtant, ici, il est simplement question de supprimer le Califat définitivement. En observant les quatre motions qui pourraient être votées à l’Assemblée, nous pouvons un peu mieux comprendre pourquoi le journal emploie une telle formule. Dans son article, « le Progrès » dévoile donc ces quatre motions : - les tribunaux religieux doivent être écartés des affaires gouvernementales, - « toute allocution au Califat est supprimée » - la dynastie ottomane doit être expulsée de Turquie - « le Califat pourrait être assuré par une personne morale, comme l’Assemblée Nationale… » La dernière proposition peut alors s’intégrer dans l’idée d’asservissement du Califat, s’il est détenu par une personne morale. Celle-ci retiendrait donc le Califat en otage, puisqu’il serait aux mains des représentants d’une nation alors qu’il doit guider les croyants du monde entier, quelle que soit leur nationalité. Ce que nous retenons surtout en fait, c’est que peu avant l’annonce de l’abolition du Califat, il n’est pas totalement exclu, selon le journal, de conserver le Califat sous une autre forme. Néanmoins, il semble assuré qu’il ne sera plus aux mains d’une seule personne, et encore moins détenu par le Calife actuel, Abdul Medjid, qui est trop en désaccord avec Mustapha Kemal sur de nombreuses questions. Concernant l’idée d’asservissement, nous pouvons aussi réfléchir de la manière suivante : si le Califat est supprimé, que les affaires religieuses quittent la sphère publique, alors son établissement dans la sphère uniquement privée peut-être considéré comme un asservissement. Pourtant, de la part d’un journal républicain en 1924, il est douteux qu’il ait une telle pensée. Le titre employé dans l’édition du 29 février, soulève donc plus de questions qu’il n’apporte de réponses. En détaillant les quatre motions rapportées plus haut, le journal écrit que ces motions auront des « conséquences qui seraient considérables dans le monde islamique ». Il est en effet établi avec certitude que si l’institution du Califat venait à disparaître, les musulmans du monde entiers réagiraient avec véhémence. Alors, il est difficile d’imaginer ce qui pourrait se passer, comment pourraient évoluer les relations entre la Turquie et les autres pays musulmans. « Le Progrès » ne rentre pas vraiment dans ce débat lors de cet article, étant donné qu’il n’y a pour l’instant que des suppositions. Le 4 mars, le lendemain de la promulgation des lois par l’assemblée turque, l’annonce est dans le journal : « le Califat est supprimé en Turquie ». Cet article occupe une toute petite place en haut à droite de la première page, et nous pouvons penser que cela est du au fait que l’information est arrivée très tardivement dans les locaux du journal, et qu’il n’a pas eu le temps nécessaire de la développer. Toutefois, il apporte quelques petites précisions : « la famille impériale sera exilée, et la chambre a adopté en motion dix articles dont le suivant : le Calife est déporté et le Califat aboli. » L’information est donc très brève, sans grande précision. On apprend seulement le plus important, à savoir que le Califat est bel est bien aboli, et que les membres de la famille impériale devront quitter le territoire turc. L’analyse plus détaillée du quotidien est publiée dans l’édition du 5 mars. En première page, nous découvrons un grand article avec une photo du désormais ex-Calife Abdul Medjid. Le titre est le suivant : « L’Assemblée Nationale turque a déposé le Calife et supprimé le Califat ». Le journaliste fait le constat que « la Turquie se transforme à vue d’œil, du moins ses institutions évoluent avec rapidité ». Il semble vraiment surpris de la rapidité avec Hansen Frédéric - 2009 75 Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 . laquelle Kemal a changé la Turquie. Il est vrai qu’en moins de deux ans, le pays est passé d’un empire dirigé par un Sultan où le chef temporel était aussi le chef spirituel (Calife) à une République laïque. Le changement est donc considérable, et on semble s’en émerveiller, avec un petit bémol toutefois : le journaliste constate en effet que certes les institutions ont changé, mais qu’en est-il de la population ? A-t-elle réellement évolué ? Ensuite, le journaliste explique un peu plus le déroulement de la réforme. « Le président Mustapha Kemal avait fait un discours d’où se dégageaient un certain nombre de propositions. On comprit sur le champ ce que ces principes signifiaient : ils comportaient dans la pratique l’expulsion de tous les membres de la famille impériale, l’abolition des écoles religieuses, l’éviction du Sheik Ul 64 Islam .» Ici, « le Progrès » rend compte de la proposition de la réforme, et la forme du discours ainsi que les mots employés montrent bien que Kemal est là encore le seul et unique responsable de cette idée. Lui seul avait de toute façon l’influence et le charisme nécessaires pour pouvoir convaincre l’Assemblée Nationale, qui lui était de toute évidence acquise. Le problème résidait en fait plus dans l’acceptation de la population, ce qui sera traité plus tard. En tout cas, Kemal fait les propositions majeures, comme celle-ci, et l’Assemblée se contente de les avaliser. « Le parti populaire, tout puissant à la chambre, adopta ces conclusions, il était, d’ailleurs, certain que Mustapha Kemal s’était mis d’accord avec lui au préalable, comme il était assuré que l’Assemblée souscrirait à la presque unanimité à ces propositions. » Le journal met ici en évidence la domination totale de Mustapha Kemal sur l’Assemblée Nationale, amplement dominée par le parti du Peuple, parti qu’il avait créé quelques mois 65 plus tôt . Le journaliste ne manque pas de critiquer, gentiment, une procédure qui n’est pas vraiment démocratique. En effet, l’exécutif et le législatif sont quelques peu mélangés ici, et se mettent d’accord a priori, alors que dans les textes ils sont censés être séparés. Nous observons donc une certaine collusion entre les deux pouvoirs, qui dénote encore une fois l’influence exceptionnelle de Mustapha Kemal dans les institutions du pays, qui a un parti totalement dévoué à sa cause. Cela lui permettait en outre de prendre un minimum de risque dans l’annonce de la suppression du Califat. En effet, d’aucuns pensaient que cette annonce aurait de terribles conséquences, et notamment un soulèvement des musulmans de Turquie. C’est pourquoi Kemal a souhaité prendre le plus de précautions possibles, et s’assurer avant du soutien de l’Assemblée. Cela aurait en effet constitué un tollé si Kemal avait proposé l’abolition du Califat et que l’Assemblée l’avait rejetée. Cela aurait été un coup très dur porté au prestige de Mustapha Kemal, qui ne pouvait pas se le permettre alors qu’il avait encore de vastes projets pour moderniser son pays. Néanmoins, ce procédé n’est pas vraiment en accord avec les préceptes de la démocratie et de la séparation des pouvoirs. Le journal le mentionne, mais ne semble pas s’en émouvoir outre mesure, étant conscient que même en France des accords préalables existent entre l’exécutif et le législatif. En plus, ces mesures vont dans le sens d’un certain idéal républicain, qui passe par l’institution de la laïcité, comme réalisé une petite vingtaine d’années plus tôt en France. C’est pourquoi le 64 Chef des dignitaires juridico-religieux musulmans. Il faisait partie du gouvernement dans l’empire Ottoman, et était maintenu au début de l’existence de la république de Kemal. 65 Le parti du Peuple a été crée par Mustapha Kemal en septembre 1923, afin de pouvoir se présenter aux nouvelles élections. Le parti du Peuple était en fait auparavant le nom d’un groupe parlementaire à l’Assemblée. 76 Hansen Frédéric - 2009 Partie III : Mustapha Kemal, l’organisateur. journal n’épilogue pas dessus, semble se satisfaire de cette réforme, et dresse ensuite un bilan de la situation en Turquie depuis l’arrivée de Kemal. Pour les journalistes, ces réformes équivalent à « une révolution pour qui connaît l’ancienne Turquie. » Il est vrai que les changements sont radicaux, et le mot de révolution ne semble pas trop fort pour évoquer l’évolution de la Turquie. En moins de deux ans, Mustapha Kemal a donc profondément reformé le paysage politique et institutionnel turc, ce qui pourrait s’assimiler à une révolution, plus ou moins pacifique. La vigueur et la rapidité avec lesquelles la Turquie s’est transformée impressionnent donc le journaliste du quotidien. Pourtant, il écrit que pour Mustapha Kemal, « le pays ne saurait se moderniser trop vite ». Les craintes concernant une trop rapide mutation étaient en effet nombreuses, et Kemal en était pleinement conscient. Il s’avait que s’il modifiait trop brusquement les conditions de vie de la population, celle-ci ne lui pardonnerait pas et pourrait lui causer de nombreux ennuis. Il connaissait l’importance de la religion dans son pays, l’importance attachée à la personne du Calife et à l’institution du Califat. Il avait déjà préparé le terrain les mois précédents, ne manquant pas de critiquer la religion quand il le pouvait ou quand les circonstances le lui permettaient. Mais il fallait être très prévoyant, ne jamais aller trop loin pour ne pas voir les soutiens se retourner contre soi. Il écrit dans ses Mémoires qu’au cours de manœuvres militaires dans la région d’Izmir au mois de janvier 1924, il a décidé de supprimer le Califat. Comme il se plaisait beaucoup à le faire, Kemal a passé beaucoup de temps à parcourir le pays pour aller directement au contact de la population et lui expliquer les réformes en cours. Il dut donc passer beaucoup de temps à expliquer pourquoi il fallait démettre le Calife, et pourquoi cela ne remettait pas en cause l’idée même de l’Islam, mais simplement le réserver à la sphère privée. Alors si le journal pense que Kemal estime que le pays « ne saurait se moderniser trop vite », cela n’est pas forcément totalement exact. Pourtant, il est permis de penser que cela aurait été difficile de faire plus vite que ce qui a été fait, et pour Kemal ce n’était pas encore trop vite, même s’il a eu beaucoup d’hésitations et d’appréhensions face aux réactions de la population. Pour conclure son article, le journal annonce que « cette Turquie républicaine et laïque est très loin de celle d’Abdul Medjid. » Dans un premier temps, le journal se félicite de la transformation du pays, de l’instauration de la laïcité et de la république. Il semble que cela constitue pour lui un progrès indéniable, qu’il faut séparer de la façon de penser d’Abdul Medjid. Celui-ci, promu Calife suite à l’abolition du Sultanat et à sa séparation d’avec le Califat, a été choisi car il était connu pour ses opinions libérales, et sa sympathie à l’égard du mouvement national de Kemal. Il était considéré par certains comme le seul ayant la capacité à s’opposer au pouvoir grandissant de Kemal. Mais il fut, au début de l’année 1924, accusé de comploter avec des puissances étrangères afin de restaurer la monarchie en Turquie. Cette information, déformée et amplifiée par les compagnons de Mustapha Kemal, a servi de motif pour justifier l’abolition du Califat, qui devenait une menace pour la nation. Quand le journal explique que la Turquie actuelle est très loin de celle d’Abdul Medjid, il ne fait pas forcément référence aux convictions personnelles et à la vision de la politique de cet homme. Il fait plutôt allusion à tout ce qu’il représente : une institution qui semble dépassée, qui ne peut pas avoir un pouvoir politique dans une nation moderne. Il peut rester en place, mais ne doit avoir qu’une influence spirituelle, et ne peut influer en rien sur la menée des affaires politiques d’un pays. C’est pourquoi la référence est plutôt valable pour l’institution du Califat, qui avait un pouvoir encore trop grand, même si Abdul Medjid, malgré ses idées éclairées, était un homme qui pensait que le Califat devait se maintenir, que son abolition serait un sacrilège. Son point de vue, et les dimensions internationales de la décision de Mustapha Kemal sont repris dans le point suivant. Hansen Frédéric - 2009 77 Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 . La dimension internationale de l’abolition du Califat. Du 5 au 9 mars, il n’y a pas d’article dans « le Progrès » à propos de l’abolition du Califat. Quand le journal s’intéresse à nouveau à la question, ce n’est plus du tout pour les mêmes raisons. Désormais, c’est la question de la succession d’Abdul Medjid, les agissements de l’ex-Calife et d’autres dimensions internationales du conflit qui font la une du journal. Nous pouvons déjà voir qu’avec tous ces articles, l’abolition du Califat a beaucoup plus d’importance que celle du Sultanat. Le Califat, impliquant la question religieuse dans de nombreux états, a fait logiquement beaucoup plus couler d’encre. Durant tout le mois de mars, « le Progrès » va donc régulièrement traiter du futur du Califat, en observant les envies des uns et des autres. Quand, le 9 mars, le journal s’intéresse à nouveau à la question, il évoque tout d’abord le Calife destitué. Celui-ci est immédiatement parti en Suisse. Le lendemain, le journal annonce qu’il est arrivé, puis publie une déclaration de son secrétaire particulier, qui explique notamment que « la décision de l’Assemblée Nationale d’Angora est en contradiction flagrante avec la volonté du peuple turc. Cette décision constitue une trahison, et nous attendons avec la plus grande confiance la suite des événements. » La déclaration du Calife semble être un dernier recours. Comment peut-il être certain que ce n’est pas la volonté du peuple ? Celui-ci n’a en effet pas réagi face à l’annonce de la GANT. Il joue ici la carte du populisme, pensant que sa position d’ex-Calife lui permet d’avoir une pensée qui aurait de la valeur, qui serait influente. Pourtant, malgré tout ses appels, la population ne se soulèvera pas, et va rester totalement calme. Abdul Medjid considère sa destitution comme un « sacrilège », affichant sa détermination à contester la décision de la GANT. Pourtant, depuis la Suisse, ses moyens d’action sont très limités, et il est peu probable que la majorité des Turcs ait accès à ses déclarations, tout le monde ne sachant pas lire et n’ayant pas forcément accès à la presse turque, qui, si elle se situe du côté des nationalistes, ne prendra pas le temps de relayer ses déclarations. Toujours à la fin du mois de mars, Abdul Medjid continue à se considérer comme Calife, alors que la question de sa succession est déjà bien entamée. Il avait annoncé quelques jours auparavant la convocation d’un congrès interislamique, qui restera toutefois sans suite, et l’ex-Calife sera vite relégué au second plan, face au combat des pays arabes pour récupérer le Califat. La réaction des autres pays musulmans est en effet variable. En effet, du côté des musulmans des Indes, la réaction est très virulente, allant jusqu’à ce que Mustapha Kemal soit excommunié. « L’indignation dans le monde musulman des Indes. Les musulmans des Indes excommunient Mustapha Kemal » écrit « le Progrès » du 9 mars. Ils avaient pleinement soutenu Mustapha Kemal dans sa lutte contre les Anglais, mais depuis la destitution du Sultan, le vent a un peu tourné. Après lui avoir adressé quelques remontrances après l’abolition du Sultanat, l’abolition du Califat lui vaut d’être excommunié. Le journal ajoute enfin au sujet des Indiens que la décision de la GANT a provoqué « une irritation indicible ». Dans le monde arabe, « le Progrès » ne relaie pas d’informations sur une agitation éventuelle de la population. La seule chose à laquelle le journal s’intéresse, c’est « la compétition des monarques musulmans ». Ceux-ci vont en effet se battre pour récupérer le Califat et devenir le nouveau fief du chef spirituel de tout l’Islam. Pour le quotidien, la question va devenir un des nouveaux enjeux mondiaux. « La question du Califat prend des développements imprévus et il se pourrait que d’ici peu elle devint un des gros problèmes internationaux. » Il est vrai que nous pouvions nous attendre à une tout autre suite à l’abolition du Califat. En effet, la question turque passe très 78 Hansen Frédéric - 2009 Partie III : Mustapha Kemal, l’organisateur. vite au second plan et, tels des rapaces, les pays arabes veulent tous s’emparer du Califat pour augmenter leur prestige et leur influence dans le monde musulman, et même dans le monde entier. C’est à ce sujet là que le journaliste estime que les développements sont imprévus, car il n’aurait pas pensé que si vite la question de la succession se poserait. La réaction est donc plus vive au niveau international, qu’au niveau turc, où apparemment la décision ne crée pas beaucoup d’émule. « Ainsi, le problème du Califat met aux prises les monarques musulmans qui se disputent les dépouilles du pouvoir renversé par l’Assemblée Nationale turque. » Un autre acteur va aussi entrer en jeu, un acteur finalement pas si inattendu que cela : l’Angleterre. « En Grande Bretagne, on ne verrait pas d’un mauvais œil que le Califat passe à un protégé du Royaume Uni, car il ne faut pas oublier que le Royaume Uni est la plus grande puissance musulmane du monde. » Le journal fait évidemment référence ici à l’empire colonial britannique, qui rassemble de nombreux pays musulmans, dont notamment les Indes, en partie islamiques. A ces pays sous domination directe de la Grande Bretagne, il faut ajouter l’influence énorme du pays au Moyen Orient, ainsi qu’avec les différents souverains de la région. C’est pourquoi elle est très attentive à ce qui se passe autour de la question du Califat, et serait heureuse que cette institution capitale pour le monde musulman revienne dans un pays allié. En tout cas, sa satisfaction devait être grande de voir le Califat quitter la Turquie, un pays qui s’était élevé contre elle les années précédentes. Ainsi, durant la suite du mois de mars, les débats sur le Califat se situeront en dehors de la Turquie, les autres pays se battant pour abriter désormais le Calife. Pourtant, malgré toutes ces discussions, le Califat ne trouve pas de solution dans l’immédiat, alors que le roi Hussein de Transjordanie semblait selon le journal en très bonne position pour devenir le nouveau Calife. « Le Progrès » traite donc dans une large mesure l’abolition du Califat. Si Mustapha Kemal n’est pas tellement jugé dans ces articles, le journal se prononce à mots couverts en faveur de cette réforme, qu’il considère comme une étape nécessaire pour l’établissement d’un pays libre et démocratique en Turquie. Et pour cela, ce souhait étant le même que celui de Mustapha Kemal, nous pouvons penser que celui-ci gagne encore du crédit auprès des journalistes du « Progrès », tandis que dans le même temps celui-ci constate avec une certaine surprise que les Turcs restent calmes. Le 17 mars, il avance néanmoins une explication à ce calme, à cette absence d’agitation : « Mustapha Kemal a cédé à la pression du sentiment national turc, qui ne veut plus que la Turquie subordonne ses intérêts à ceux du monde musulman. La république turque cesse d’être un état théocratique, elle devient un état moderne et laïc. » Le sentiment national des Turcs serait donc selon le journal plus fort que le sentiment religieux. Peut-être qu’après des années de guerre, après les difficultés de la fin des Ottomans, le peuple avait enfin envie de vivre une existence tranquille, et pour cela, peut-être fallait-il se délester d’un poids qui lui conférait une trop grande responsabilité à l’égard des autres états musulmans. Enfin, la conclusion du « Progrès » est simple : l’état devient moderne, laïc, et détaché de l’influence de la religion dans la sphère publique. b. Le « Lyon Républicain ». Hansen Frédéric - 2009 79 Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 . L’analyse du « Lyon Républicain » est comme d’habitude plus brève que celle des autres journaux, étant un journal qui traite en premier lieu l’actualité lyonnaise, comme nous l’avons déjà précisé. Concernant le Califat, le journal écrit quelques courts articles sur la question au début du mois de mars, dont on peut retirer certaines idées. Le journal met un peu plus de temps que les autres à annoncer la nouvelle. Elle paraît dans ses colonnes le 5 mars, soit deux jours plus tard. Le titre utilisé, tranche un peu avec ceux du « Progrès » : « la Calife banni est parti pour la Suisse ». Avant même de savoir que le Califat est aboli, on sait déjà que le Calife a été banni, et qu’il est parti en Suisse. On ne sait pas encore si le Califat est totalement renversé ou si c’est simplement le Calife en place qu’on a choisi de bannir. C’est en tout cas un titre très neutre, sans jugement de valeur. Le corps du texte nous apporte quelques éclaircissements. « En même temps que la suppression du Califat, l’Assemblée Nationale a prononcé le bannissement des membres de la famille impériale. » La tournure de la phrase est relativement déroutante. En effet, sa syntaxe nous donne l’impression que le bannissement des membres de la famille est au moins aussi important que la suppression du Califat, voire même plus important. Cette disposition est étonnante : il semble pourtant évident que la fin d’une institution qui tient à cœur à des millions de croyants dans le monde et qui est vieille de plus de mille ans 66 , est mise plus ou moins sur le même plan que le bannissement de la famille royale et d’un Calife qui n’était en poste que depuis un an, avec des capacités limitées, qui ne lui avaient donc pas permis de se construire une vraie légitimité et un vrai respect de la part des musulmans. Néanmoins, le bannissement de la famille impériale reste une information importante, qu’il va falloir expliquer. Ses membres sont nombreux en 1924, et les chasser de la Turquie pour tirer un trait sur son passé a une haute valeur symbolique. Avec leur départ, la Turquie aura totalement coupé avec l’Empire ottoman, et pourra regarder vers le futur plus sereinement. C’est sûrement à cause de ce caractère très symbolique que le journal donne une grande importance à ce bannissement, même si la décision d’abolir le Califat a encore plus de symbole et plus de poids. Comme l’explique le « Lyon Républicain », toujours dans l’édition du 5 mars, « ainsi sont rompus les liens entre la Turquie et l’illustre famille d’Osman, qui régnait sur les Turcs et dominait l’Islam depuis le XIIIème siècle. » Le journal constate donc la rupture avec le passé, en faisant toutefois quelques amalgames. Il faut d’abord préciser qu’Osman n’a jamais été Calife, puisque le Califat a été récupéré par les Turcs en 1517, et Selim II a donc été le premier Calife ottoman. La famille d’Osman ne dominait donc pas l’Islam depuis le XIIIème siècle, mais plutôt depuis le XVIème. Le journal a en revanche raison d’insister sur la dimension du passé, pour montrer vraiment ce que représente la décision de l’Assemblée Nationale turque. Le Calife n’était pas n’importe quelle institution, il fallait du courage pour oser s’y attaquer. Cependant, le journal précise encore que la population reste calme, il n’y a pas de réactions notables, hormis le départ de quelques religieux du parti de Mustapha Kemal. Celui-ci est par ailleurs vu comme un modérateur dans cet article. « Mustapha Kemal, le nouveau président de la République, présente une motion à l’Assemblée Nationale pour que les membres de la famille impériale ne soient pas bannis, mais c’est un échec, l’Assemblée a refusé cette motion. » 66 Le premier Calife est Abou Bakr, désigné en 632 à la mort de Mahomet. (Calife signifie littéralement « successeur »). A noter que les Ottomans ont récupéré le Califat en 1516 après la campagne contre les Mamelouks. 80 Hansen Frédéric - 2009 Partie III : Mustapha Kemal, l’organisateur. Kemal, souvent vu comme un extrémiste dans le monde occidental, est présenté dans le « Lyon Républicain » comme un modérateur. Les extrémistes se situent ici plutôt dans l’assemblée, et Kemal semble vouloir un peu tempérer leurs ardeurs. Contrairement à ce qui a été annoncé dans « le Progrès », « le Lyon Républicain » estime que c’est l’Assemblée qui a maintenu le bannissement de la famille impériale malgré la motion du président pour qu’elle puisse rester en Turquie. Dans un journal, « le Progrès », Kemal est celui qui chasse les membres de la Turquie, dans le « Lyon Républicain », il est celui qui tente d’empêcher cette expulsion. Il apparaît donc plus sympathique, moins tranché et plus conciliant. Il faut préciser en outre que dans ses phrases, le journal mentionne bien que Kemal est le nouveau président de la république, pour lui donner un statut, et donner plus de poids à ses déclarations. Outre cette phrase, le « Lyon Républicain » n’évoque pas réellement l’instigateur de l’abolition du Califat, il préfère rendre compte de la dimension de la décision, tout en l’attribuant à l’Assemblée qui l’a certes votée, mais qui n’en a pas eu l’inspiration qui, elle, revient au Ghazi. Enfin, le journal conclut son article du 5 mars en ajoutant qu’en Turquie, il est défendu de « discuter de la question du Califat [publiquement] ». Cette loi entre en contradiction totale avec l’idée qu’on doit se faire d’un espace public en démocratie, où l’on est censé pouvoir avoir une certaine liberté d’expression, nous permettant d’aborder tous les sujets. En Turquie, évoquer la suppression du Califat comme une offense à la religion est passible de peine de mort. Par cette loi, Mustapha Kemal entendait en effet empêcher le plus vite possible les opposants à la réforme de pouvoir s’exprimer, de pouvoir faire réagir la foule. Il a donc choisi la solution autoritaire pour éviter tout trouble éventuel. La suite des articles du « Lyon Républicain » à propos de la suppression du Califat n’est pas très intéressante, ne comportant pas de grande analyse sur la situation en Turquie ou d’avis sur Mustapha Kemal. Il se contente seulement, dans deux ou trois articles durant la première moitié du mois de mars, de raconter quelques faits, comme la manière dont le Calife a appris sa destitution par Adnan Bey, le nouveau gouverneur de Constantinople, comme la réaction du Calife déchu à cette annonce ( qu’il considère comme un « sacrilège ») ou encore les appels de l’ex-Calife à l’ensemble du monde musulman, sa proposition d’organiser un congrès inter islamique. Le journal, contrairement au « Progrès », ne traitera pas non plus des suites de la destitution du Calife, comme la bataille entre les pays musulmans, et surtout les pays arabes, pour récupérer le Califat dans leur pays. Analyser l’abolition du Califat, à la lueur des informations du « Lyon Républicain », n’apporte donc pas beaucoup d’éclaircissements. Il faut se pencher sur « le Nouvelliste » pour retrouver une plus longue analyse, plus fournie et surtout plus critique. c. « Le Nouvelliste ». « Le Nouvelliste » est de loin le journal qui fournit l’information la plus intéressante sur la question de l’abolition du Califat. Cela ne semble pas vraiment étonnant, étant un journal d’influence religieuse. Malgré le fait que la religion ici concernée n’est pas la religion catholique, nous pouvons penser que les affaires religieuses des autres pays intéressent au premier chef le quotidien catholique, accordant un respect à toutes les autres religions, même si ce n’est pas la même. En revanche, le laïcisme est plutôt décrié. Il est en effet le journal qui commente le plus cette décision, et qui a aussi les prises de positions les plus claires et les plus affirmées. Nous avons pu rassembler ces informations en trois grands thèmes. Hansen Frédéric - 2009 81 Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 . La remise en cause d’un ordre pluriséculaire : « une erreur considérable ». Pour les journalistes du quotidien, c’est en effet une grave erreur que la Turquie vient de commettre, une erreur qui remet en cause un ordre vieux de plusieurs siècles. Dans son édition du 6 mars, le journal donne le ton : « On ne saurait attacher trop d’importance à la déchéance du Calife que vient de proclamer l’Assemblée d’Angora ». Le 5 mars, il était déjà écrit que « c’est une nouvelle d’une importance considérable », tandis que l’édition du 3 mars annonçait « une orientation nouvelle en Turquie ». Le journal donne ainsi à la décision de l’Assemblée une portée immense, d’une dimension telle que cela remet en cause la tradition et la culture d’un pays, en place depuis de nombreux siècles. En fait, c’est surtout là que réside l’importance de l’événement : la fin du Califat en place à Constantinople depuis 1517. Selon le quotidien, le gouvernement d’Angora souhaitait « doter le pays d’une administration moderne, libérer l’organisation judiciaire de tous les liens anciens et de la dégager de toutes les influences surannées ». Le message est donc très clair, l’état turc veut entièrement se laïciser. Le terme moderne est ici à percevoir comme correspondant à la vision de la politique en Occident, où certains états, comme la France, se sont séparés de la religion au niveau politique. Il fallait aussi défaire la justice de l’influence de la religion, pour en faire une justice qui soit basée uniquement sur le droit de l’état. Le message communiqué par la Turquie est aussi évocateur : « nous devons dégager la foi musulmane de toute ingérence politique. » La tournure de phrase employée est à ce propos très intéressante. En effet, le gouvernement d’Angora annonce que c’est la religion qu’il faut dégager de l’influence politique, et non l’inverse. Le problème est en fait présenté dans l’autre sens, dans un but assez clair de vouloir épargner les croyants, qui pourraient se soulever contre cette atteinte à la foi musulmane. Ici, la décision d’abolir le Califat est présentée par Mustapha Kemal et les siens comme une aubaine pour la religion : celle-ci va être enfin dégagée de toute influence néfaste du politique, qui nuit à la bonne conduite de l’épanouissement spirituel. Nous pouvons donc ici relever l’intelligence des individus ayant rédigé le communiqué, ainsi qu’un certain aspect démagogique : il faut présenter le problème dans l’autre sens pour le faire accepter par la population, ce qui est à cet égard tout à fait recevable, car il n’est pas faux d’affirmer que la religion va être dégagée de l’influence politique. Ensuite, penser que c’est une nouvelle dont l’Islam sortira grandi est un autre débat. L’idée principale est donc la remise en cause d’un ordre pluriséculaire. Le journal insiste beaucoup d’ailleurs sur cette fin du Califat comme la fin d’un ordre ancien, où la Turquie avait le pouvoir d’exercer une grande influence morale sur les autres pays musulmans, ayant en la personne du Sultan-Calife le guide de tous les croyants musulmans. Le regret est principalement exprimé dans l’édition du 5 mars 1924 : « [Le gouvernement de Mustapha Kemal] renverse la puissance islamique et renonce à l’influence séculaire qu’exerçait le Califat sur le monde musulman. L’Islam perd son plus puissant dignitaire, son protecteur. Les chefs de la jeune Turquie ont sapé eux-mêmes l’assise inébranlable sur laquelle reposait la fidélité de 230 millions de croyants. La jeune république turque a rompu le lien de solidarité religieuse qui rattachait depuis sept siècles le peuple turc aux autres peuples de l’Islam. » L’analyse du « Nouvelliste » mérite plus d’attention. Il explique dans un premier temps que la Turquie abandonne ses prérogatives en matière religieuse, acte qu’il présente comme 82 Hansen Frédéric - 2009 Partie III : Mustapha Kemal, l’organisateur. un acte insensé, où la Turquie a tout à perdre et rien à gagner. En effet, elle perd une grande assise morale, et coupe d’elle-même les liens qui la reliait avec les autres peuples musulmans. Il se demande ainsi comment le gouvernement d’un pays qui est tout récent a pu se passer volontairement d’un tel pouvoir, qui lui offrait dès la création du pays, une stature internationale. Il est donc curieux selon lui de se séparer d’une institution aussi prestigieuse et importante. En fait, ce que regrette le plus le quotidien catholique, c’est la perte pour l’Islam de son leader, de son guide spirituel. Il regrette qu’avec une seule loi promulguée, le socle de la religion musulmane ait ainsi été ébranlé, par les chefs d’un pays qui est encore une fois tout nouveau, qui ne devrait pas disposer du pouvoir nécessaire pour faire chuter une religion qui dépasse très largement les frontières de son état. « Le Nouvelliste » en profite pour insister sur la dimension de l’Islam, une religion qui compte plus 67 de 200 millions de fidèles, ce qui est considérable. L’acte a encore plus de retentissement auprès du journal puisse qu’il explique que le socle religieux que représentait le Califat conférait à la religion islamique une assise « inébranlable », que quelques chefs turcs au pouvoir depuis une année à peine, officiellement du moins, ont pu faire disparaître en rien de temps. Ainsi, non seulement le peuple turc a perdu un lien très fort avec les autres pays musulmans, un lien de « solidarité » qui les unissait tous et leur permettait d’être plus forts, mais encore la religion elle-même a été bafouée, a perdu son plus grand dignitaire, le symbole de sa puissance. Il faut enfin ajouter que dans cet article le journal fait une petite erreur chronologique. En effet, il explique que le lien qui existait entre les Turcs et les autres états musulmans, existait effectivement depuis sept siècles. Il faut ici préciser que certes, les Turcs sont musulmans depuis sept siècles, cette date correspondant au début de la dynastie des Ottomans, voire même un peu avant. Néanmoins, comme nous l’avons déjà rappelé, le Califat n’est aux mains de ces mêmes Ottomans « que » depuis quatre siècles, et la récupération des reliques du Prophète par le Sultan Mehmet II. Auparavant, le Calife se trouvait au Caire. Le journal tend donc à amplifier l’ampleur de la nouvelle, car il semble vouloir parler de la destitution du Califat en évoquant la rupture du lien de solidarité, car même si l’état cesse d’être en collusion avec la religion, les Turcs ne vont pas du jour au lendemain cesser d’être musulmans et de pratiquer la religion. Simplement, celle-ci relèvera désormais uniquement du domaine du privé. Cette décision est pourtant très dure à avaler pour le quotidien, qui ne semble pas tolérer qu’on puisse toucher de la sorte à une religion. Nous allons voir que les Turcs sont traités de manière très dure par le quotidien, une fois le constat de ce que représente la perte du Califat effectué. Une Turquie moderne, « sectaire et inconsciente ». Suite à l’abolition du Califat, « le Nouvelliste » n’est pas tendre avec le gouvernement de Mustapha Kemal. S’il insiste dans un premier temps sur l’importance de cette décision, il critique sérieusement l’attitude des dirigeants turcs dans un deuxième temps. Il faut tout d’abord préciser que dans cette très large critique, il n’est pas beaucoup fait allusion à la personne de Mustapha Kemal, la plupart des critiques ne le visent pas directement, mais sont plutôt adressées à la Turquie dans son ensemble, au gouvernement et à l’Assemblée Nationale. Là encore, on sait que Mustapha Kemal occupe quasiment à lui tout seul tout l’espace politique turc, l’Assemblée n’étant là que pour approuver ses 67 Il est intéressant de rendre compte de l’évolution de l’Islam en quatre-vingts années. Celle-ci a en effet dépassé il y a peu le milliard de croyants, ce qui équivaut à une multiplication par quatre du nombre de fidèles, entre sunnites et chiites. Hansen Frédéric - 2009 83 Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 . décisions. Nous pouvons penser que « le Nouvelliste » n’ignore pas la manière dont la politique se déroule à Angora, ayant déjà auparavant assimilé Mustapha Kemal à un dictateur. Simplement, le 3 mars, le journal publie un message du président de la république, qui n’est ainsi pas nommé. Nous pouvons alors penser qu’il occupe une place telle qu’il n’est nul besoin de le nommer, les lecteurs pouvant déjà savoir de qui il s’agit sans même avoir besoin de lire son nom, ce qui implique que dans des articles précédents, le quotidien a évoqué à plusieurs reprises le nouveau président de la République turque. Il est aussi permis de penser que le fait de ne pas le nommer est une forme de désaccord, pourtant si Kemal était vraiment la cible première du journal, il aurait alors plutôt choisi de l’appeler simplement par son nom, pour ne pas lui donner trop de valeur, ou alors il lui aurait donné un surnom critique. De plus, le 5 mars le journal publie la réponse de Mustapha Kemal à ceux qui critiquent sa décision : « Mustapha Kemal répond maintenant en déclarant qu’il se moque du pouvoir spirituel et des gens qui n’aiment pas la Turquie pour elle-même ». Il n’y a pas ici de citation précise du président turc, et la déclaration de Mustapha Kemal semble être un raccourci. En effet, à la lumière de la lecture de ses Mémoires, nous pouvons penser que Mustapha Kemal ne se moquait pas de la religion, mais qu’il était simplement un fervent laïc, pensant que l’influence de la religion a déjà trop nuit au peuple turc par le passé et qu’il fallait s’en défaire le plus vite possible afin de pouvoir se moderniser et se développer. La religion est importante pour le peuple turc, et il en a conscience, simplement il la désire dans le cercle privé, il ne faut plus qu’elle empiète sur la politique. Alors, peut-être, quand « le Nouvelliste » explique que Kemal se moque du pouvoir spirituel, veut-il dire qu’il se moque de donner un pouvoir politique à la religion, que cela ne l’intéresse pas et au contraire il y est totalement opposé. Il est de toute façon toujours difficile de pouvoir interpréter avec certitude les propos d’un journal il y a plus de 80 ans, car nous n’avons aujourd’hui pas les mêmes informations dont il disposait à l’heure où il imprimait ses lignes. Ensuite, Kemal défendait beaucoup l’idée que les autres pays devaient accepter la nation turque comme elle était, comme elle avait choisi de se constituer, sans émettre de jugement. Pour lui, jamais il ne changera de mode de fonctionnement pour satisfaire les autres pays, fussent-ils plus puissants. Il a une vision de la politique et de son pays, et les autres nations doivent pouvoir la respecter. Malgré tout, nous pouvons clairement deviner le sentiment général exprimé. Le 9 mars, « le Nouvelliste » titre « en Turquie, l’hostilité d’Angora contre Constantinople vient d’aboutir à la disparation du Calife et à l’abolition du Califat. » L’hostilité présumée du gouvernement turc envers la religion sera répétée à maintes reprises. Il ajoute même qu’il a osé décider de permettre à l’assemblée de siéger pendant la période du Ramadan, ce qui paraissait impensable à réaliser dans un pays musulman. « Pour la première fois en pays musulman, la chambre a siégé durant le Ramadan. Malgré ces mesures, la population est calme. » Le journaliste semble être surpris par l’attitude de la population, qui ne réagit pas à cette mesure, et qui ne s’y oppose pas. Comme le suggérait le « Lyon Républicain », le nationalisme en Turquie semble être plus fort que le sentiment religieux, et les Turcs sont peut-être satisfaits, bien préparés par toutes les déclarations de Kemal depuis quelques temps sur l’influence néfaste de la religion pour la nation turque. En tout cas, il n’y a pas de mécontentements palpables, même si le journal estime que « la Turquie républicaine s’oppose à des mouvements religieux. » Il n’en sera rien, même si quelques oulémas montré leur désaccord. 68 ont « Le Nouvelliste », lui, ne se gêne pas pour afficher son désaccord, particulièrement dans son numéro du 5 mars 1924. Il estime tout d’abord que « la Turquie paiera cher 68 84 Les oulémas sont les théologiens de l’Islam. Hansen Frédéric - 2009 Partie III : Mustapha Kemal, l’organisateur. cette faute ». Pour le journaliste, il n’y a pas de doute : l’abolition du Califat est une grave erreur. Ensuite, le journaliste ayant rédigé l’article pense que la Turquie pêche par excès de nationalisme. « Dans l’ivresse de sa victoire sur les Grecs et sur les Alliés, elle se croit assez forte pour se passer de concours étrangers. […] Elle méprise les autres peuples musulmans qui supportent des tutelles étrangères. » Le texte est ici très dur. Le journal pense que la victoire de 1922, qui semblait inespérée, lui a fait perdre la tête. Il assimile ici la suppression du Califat comme une envie de montrer aux autres nations qu’elle veut se détacher d’elles, qu’elle n’a pas besoin d’elles. En plus de vouloir être tranquille, elle se moquerait des autres nations qui sont encore sous tutelles des Britanniques ou des Français. Cette interprétation de l’abolition du Califat peut faire débat, et est à mettre en parallèle avec les écrits de Mustapha Kemal, qui estimait cette réforme nécessaire pour ne pas donner l’impression aux autres nations musulmanes que la Turquie se croyait supérieure et que c’était elle qui devait choisir le chef de tous les croyants, et qu’il serait à chaque fois turc. La question a en effet le mérite de se poser, en se demandant pourquoi le Calife devrait toujours être turc. Sur ce plan là, ce qu’explique Mustapha Kemal est en contradiction avec ce que dit « le Nouvelliste ». En revanche, concernant la question du nationalisme, jugé exacerbé par « le Nouvelliste », les différentes explications se rejoignent. Si Mustapha Kemal ne dit pas explicitement qu’il est très nationaliste, qu’il se moque des autres nations, il explique qu’il souhaite se préoccuper uniquement de la Turquie pour la conduire au développement. S’il pense cela, c’est en fait qu’il considère que s’il veut réussir, il doit lui-même se fixer des limites. Pour lui, croire qu’il pourrait changer aussi les autres nations est utopique. Si les autres nations veulent suivre son exemple, lui demander des conseils, il sera ravi, mais n’interviendra en aucun cas directement dans leur pays. C’est dans ce sens qu’il ne s’intéresse pas aux autres nations, car il souhaite la paix dans son pays, comme la paix à l’extérieur, étant une condition de sécurité et de développement pour son pays. Il est pourtant vrai qu’il est aussi dur avec les peuples qui sont colonisés ou sous tutelle étrangère, car pour lui il y a deux types de peuples : ceux qui tolèrent l’ingérence étrangère, et ceux qui ne la tolèrent pas, la Turquie faisait évidemment partie de cette deuxième catégorie. Il pense donc que si certains peuples sont encore dominés, c’est qu’ils le souhaitent indirectement et qu’ils ne font surtout rien pour se défaire de cette influence. La critique du « Nouvelliste » est en fait la plus acerbe dans un paragraphe de l’article du 5 mars 1924, dont voici quelques extraits : « Antidynastique autant qu’antireligieuse, l’Assemblée d’Angora a encore voté le bannissement perpétuel […] de la dynastie impériale de l’illustre Osman. Enfin, l’Assemblée Nationale d’Angora défend aux Turcs de parler de Califat, toute immiscions de religion dans la vie politique sera passible de peine de mort, comme acte de haute trahison. Telle est la figure de la nouvelle Turquie, laïque et sectaire. […] Déjà en novembre, Ismet disait que "tout Calife qui interviendrait dans les destinées du pays serait brisé". Le Califat étant supprimé par le radicalisme des Jeunes Turcs d’Angora. » La Turquie est ici durement présentée, coupable de tous les maux. Le journal donne la gloire nécessaire à la dynastie d’Osman, fondateur de l’Empire ottoman. Etre antidynastique semble être une erreur pour le quotidien, au même niveau qu’être antireligieux. On retrouve ici certaines valeurs de la droite catholique en France dans les années 1920, qui considère la religion comme indispensable et qui voit dans le pouvoir dynastique quelque chose de Hansen Frédéric - 2009 85 Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 . recevable, même si la République est en France rentrée dans les mœurs depuis la Grande Guerre. 69 Ensuite, les lois liberticides passées par le gouvernement turc sont dénoncées. En effet, la loi interdisant à quiconque de s’exprimer sur le Califat en public est une atteinte sévère à la liberté d’expression. En plus, la peine encourue semble vraiment disproportionnée, puisque la peine de mort est requise contre ceux qui ne respectent pas cette loi. Nous pouvons néanmoins supposer que si une telle loi a été votée, c’est avant tout pour empêcher toute opposition de masse à la réforme, et que cela trouble profondément l’ordre du pays, tout en se disant que si quelqu’un venait à parler de Califat dans la rue il ne serait pas immédiatement condamné, ce qui est de toute façon physiquement impossible. Enfin, l’attitude de la Turquie est résumée ainsi : « laïque et sectaire ». A côté du mot sectaire, le mot « laïque » semble être exprimé dans un point de vue très négatif de la part du journaliste. Pour un journal de mouvance catholique, cela peut effectivement se justifier ; si la critique de la laïcité n’est pas explicite, nous devinons dans le choix des mots un certain dédain à son égard. Si le Calife a donc été lâché par les Turcs, et même expulsé du territoire, personne n’est vraiment venu aider Abdul Medjid, comme l’atteste l’édition du 6 mars du « Nouvelliste » : « le dernier Calife a donc été abandonné par tout le monde. » Les réactions étrangères. Si le journal explique que le Calife a été abandonné par tout le monde, c’est parce que les autres pays musulmans n’ont que faire du destin de l’ancien Calife, et ne semblent d’ailleurs même pas s’indigner de l’abolition du Califat en Turquie, pensant sûrement qu’il sera possible de le reconstituer dans un autre pays. Les seuls musulmans à être en fait vraiment choqués par la décision d’Angora sont les musulmans indiens. Le 5 mars, « le Nouvelliste » écrit que « déjà l’indignation parmi les musulmans des Indes » se fait sentir. Le 9 mars, l’émotion est palpable aux Indes, et les musulmans y « excommunient Mustapha Kemal pour avoir détrôné le Calife. Indignation dans tout le monde musulman des Indes, où l’on s’était habitué à voir dans le Califat de Stamboul une forteresse morale à opposer à l’influence britannique. » Le monde musulman des Indes est donc profondément marqué par cette décision, et Mustapha Kemal n’y semble plus en odeur de sainteté, alors qu’avant il était loué, admiré et vu comme un possible libérateur de tous les musulmans face à l’oppresseur britannique. Le Califat représentait en effet pour eux l’ultime rempart du monde musulman face aux Britanniques, le seul pouvoir pouvant contrebalancer les Anglais, et donner aux musulmans au moins un pouvoir pleinement indépendant. Face à la destitution du Calife, ce rempart disparaît et l’indépendance de ces pays est encore plus menacée selon eux. Si les Indes sont le seul pays explicitement cité par le journal comme étant hostile à la décision de la Turquie, le journal pense que partout, dans tous les pays, le sentiment à l’égard des Turcs est le même. « Cet événement a un grand retentissement, il dresse le mécontentement des musulmans de tous les pays. » Le quotidien tend donc à amplifier le mouvement de protestation contre Angora, comme pour justifier son point de vue. En réalité, il ne sera fait état de vrais mécontentements qu’aux Indes. Dans les autres pays 69 On considère « l’Union Sacrée » autour de la défense de la République contre les Allemands comme le facteur majeur de l’acceptation de la République par tous les corps de la population. Auparavant, l’opposition majeure en France était entre les républicains et les partisans d’un retour à la monarchie. 86 Hansen Frédéric - 2009 Partie III : Mustapha Kemal, l’organisateur. musulmans, nous n’avons pas de précision de la part du journal, on sait seulement que les souverains de ces états se battent pour récupérer le Califat. Nous pouvons penser que les populations de ces pays seraient très honorées par la présence du Califat dans leur pays, et pourraient donc voir d’un bon œil la suppression du Califat en Turquie pour qu’il puisse revenir à un autre pays. Voilà peut-être une raison de cette absence de réaction, même si le rêve de voir le Califat attribué à un autre pays restera vain, encore aujourd’hui. Le rôle de la Grande Bretagne est aussi à souligner. Ceux-ci sont en effet ravis de 70 la décision de Mustapha Kemal , car enfin le Califat pourra revenir dans leur sphère d’influence au Moyen Orient, c'est-à-dire dans un pays arabe. Très vite, elle va d’ailleurs militer pour que Hussein, le roi de Transjordanie, allié des Britanniques, devienne le nouveau Calife en lieu et place d’Abdul Medjid. Si les Britanniques se réjouissent de l’annonce d’Angora, et attendent avec impatience la suite des événements, les autres pays européens ne semblent pas, selon « le Nouvelliste », s’intéresser à cette annonce outre-mesure, comme l’atteste l’édition du 9 mars. « En d’autres temps, l’Europe se fût tournée vers les rives du Bosphore et aurait dit son mot dans l’affaire ; mais aujourd’hui chacun s’occupe des siennes, qui sont trop embrouillées pour qu’on s’inquiète du sort légendaire de Stamboul. » La conférence de Lausanne semble avoir laissé beaucoup de traces, les Turcs ayant clairement manifesté leur ambition de se gérer seuls, et de voir toute influence étrangère quitter la Turquie. Les autres temps qu’évoque le journal, avec peut-être une pointe de regret, correspondent à la fin de l’Empire ottoman et la question d’Orient. L’Empire était alors considéré comme l’Homme malade de l’Europe, et chaque puissance se pressait pour pouvoir participer au dépeçage de l’empire. Les états se tenaient donc informés des moindres faits et gestes du Sultan et de ce qui pouvait se passer dans l’empire, pour pouvoir être les premiers à en profiter. En 1924, après la victoire des nationalistes sur les Grecs et la conférence de Lausanne, les Turcs ont su se dégager de toute ingérence européenne, et cela explique que les Européens n’y prêtent qu’une oreille peu attentive, ayant en outre d’autres affaires plus importantes à régler, notamment en France avec la question allemande qui bat son plein. Le 6 mars, le journal publie enfin les déclarations d’un ami d’Abdul Medjid, M. Claude Farrère, dans le journal La Liberté. Celui-ci parle de « geste brutal de l’assemblée », pouvant « nuire terriblement aux intérêts de la Turquie ». Il ajoute que « toute politique antireligieuse née d’une période de troubles et d’insécurité connaît une réaction fatale quand la sécurité est revenue ». M. Farrère est donc dans la lignée des commentaires du « Nouvelliste », expliquant que l’abolition du Califat est une grave erreur, que vont profondément regretter les Turcs une fois que la population aura réagit vivement, ce qui se passera une fois que la sécurité sera totalement revenue. Si le journal publie de tels propos, cela peut nous amener à penser qu’il ne les désapprouve pas totalement. Ainsi, la question du Califat à l’échelle internationale s’exprime surtout par la bataille des pays arabes pour un accueillir le Califat, sous le regard attentif de l’Angleterre. Cette question va d’ailleurs occuper les lignes du « Nouvelliste » après le 9 mars, qui se désintéressera donc totalement de la suite des événements en Turquie. 70 Dans le Nouvelliste du 6 mars : « les Britanniques triomphent ». Hansen Frédéric - 2009 87 Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 . « Le Nouvelliste » est donc le journal qui montre le plus son désaccord avec la décision de Mustapha Kemal, et qui la critique avec le plus de véhémence. Pour le quotidien, c’est une grave erreur, dont les conséquences s’annoncent terribles pour la Turquie. C’est pourquoi il estime dans son édition du 9 mars, que, face à tous ces agissements, Kemal commence à regretter sa décision. « Peut-être même commence-t-on à s’apercevoir que la déposition et l’exil d’Abdul Medjid ont été une faute grave. » Pourtant, Kemal ne regrettera jamais son geste, et n’a jamais pensé qu’abolir le Califat eut été une faute. Et en effet, la suite des événements lui donnera entièrement raison, puisqu’aucun trouble ne sera constaté dans le pays, aucun mouvement d’ampleur réclamant le retour du Califat. Il en sera de même dans les autres pays musulmans, où pendant quelques temps on bataillera pour la récupération du Calife, avant d’abandonner tout simplement la question, ce qui aboutit au fait qu’encore aujourd’hui, le Calife n’a toujours pas été rétabli, et son rétablissement ne semble en plus pas à l’ordre du jour. Le Califat a donc connu des commentaires variables suivant les journaux. Si « le Progrès » ou le « Lyon Républicain » défendent les valeurs de la République et de la laïcité, « le Nouvelliste » est très déçu de cette annonce, qu’il considère comme une faute grave. Mustapha Kemal n’est pas vraiment mis en scène dans les discours des différents journaux, qui préfèrent évoquer les décisions de l’Assemblée Nationale turque ou de son gouvernement. Pourtant, il est évident que chacun est conscient que Kemal est derrière chaque acte décidé en Turquie, même si cela n’est pas évoqué explicitement. Entre 1922 et 1924, Kemal a ainsi commencé à organiser son nouvel état turc. Il a d’abord détruit tout ce qui était en place dans l’Empire ottoman, notamment le Sultanat et le Califat, institutions les plus importantes et les plus emblématiques. A la suite de la conférence de Lausanne, il a pu proclamer la République après le départ des soldats alliés de la capitale, trois semaines plus tôt. Entre temps, il avait décidé de faire d’Angora, l’actuelle Ankara, la capitale du nouvel état turc. Cette nouvelle est d’ailleurs passée complètement inaperçue dans la presse, pourtant elle avait une importance, symbolique tout du moins. En effet, Mustapha Kemal considérait qu’il fallait se défaire totalement de l’Empire ottoman, et pour cela il fallait se détacher de tous ses symboles. Constantinople, aujourd’hui Istanbul est une ville où l’influence des Ottomans est omniprésente, ne serait-ce que par la présence de toutes les mosquées 71 dans la ville, ou encore du palais de Topkapi, siège des Sultans 72 ottomans pendant quatre siècles. En outre, Kemal désirait recentrer le pays sur l’Anatolie, berceau de la civilisation turque et plus grand partie du pays. Il a donc choisi Ankara, qui présentait le double avantage d’être en plein cœur de l’Anatolie et d’être doté de très bonnes infrastructures commencé. 71 73 , tout en étant le lieu où le mouvement de libération national a vraiment On dénombre aujourd’hui plus de deux mille mosquées dans la ville d’Istanbul, dont deux cents pour le seul quartier d’Eminönü, centre historique de la ville. En 1923, la ville étant beaucoup moins grande il n’y avait pas tant de mosquées, mais la concentration de ces bâtiments religieux était déjà très grande. 72 En effet, au milieu du XIXème siècle, les Sultans ont préféré s’établir dans le nouveau palais du Dolmabahçe, construit comme une reproduction de grands palais européens. Le but était de se rapprocher de la culture occidentale, pour se rapprocher de ses peuples et de la modernisation. 73 Depuis la première guerre mondiale, la ville était notamment reliée avec Istanbul par un chemin de fer très moderne, construit par les Allemands. 88 Hansen Frédéric - 2009 Partie III : Mustapha Kemal, l’organisateur. L’abolition du Califat marque la fin des réformes de Mustapha Kemal que nous avons étudiées. Néanmoins, elle n’est que le début d’une longue succession de réformes que Mustapha Kemal réalisera pour moderniser le pays et le rapprocher du mode de fonctionnement occidental. Hansen Frédéric - 2009 89 Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 . Conclusion. De 1922 à 1924, Mustapha Kemal a donc effectué trois étapes majeures : il a vaincu les Grecs pour libérer son pays, il a su imposer son nouvel état sur la scène internationale durant la conférence de Lausanne, avant de commencer à l’organiser sur le plan institutionnel notamment, en destituant le Sultan ottoman, proclamant la République et abolissant le Califat. En 1924, Mustapha Kemal n’est plus le même homme que seulement deux ans auparavant, sa stature a considérablement changé. Son pays aussi, et la vision qu’en ont eu les journaux aussi. En effet, les journaux étudiés étaient tous acquis à la cause des Turcs en 1922, ils les soutenaient tous contre les Grecs. Mustapha Kemal était loué partout pour ses talents de généraux, ainsi que pour la qualité de son action, son courage et sa détermination. Pourtant, durant la conférence de Lausanne, un changement important se dessine. L’attitude des Turcs et de leur chef ne plaît pas du tout en France et dans les journaux, qui tendent à tout remettre en cause, à parler des Turcs comme des vaincus alors qu’un an auparavant ils étaient les vainqueurs de la guerre contre les Grecs. Cette conférence laissera des traces, particulièrement chez les journalistes du « Nouvelliste », qui n’auront plus la même sympathie à l’égard de Kemal, encore plus après son choix d’abolir le Califat, qui représentait pour eux une atteinte grave à la religion et à la spiritualité. En outre, « le Nouvelliste » a souvent adressé des commentaires acerbes à l’égard de la population turque, ne pouvant pas admettre qu’ils puissent vivre dans un régime de libertés où qu’ils puissent vouloir se recentrer sur leur état en délaissant le Califat. « Le Progrès » et le « Lyon Républicain », s’ils semblent affectés par la conférence de Lausanne, semblent ensuite en tenir moins rigueur que « le Nouvelliste », ayant ensuite des propos plutôt complaisants à l’égard de Kemal, et de la laïcisation du pays notamment. Le « Lyon Républicain » est par ailleurs le journal qui vante le plus ouvertement les mérites de Mustapha Kemal sur la période étudiée. Ses commentaires sont très largement laudatifs, et même dithyrambiques par moment, révélant une grande admiration pour le général, le personnage politique, mais aussi pour l’homme. Les journalistes du « Progrès », eux, sont les plus neutres dans l’ensemble. Même durant la conférence de Lausanne, hormis quelques critiques à l’égard des Turcs, ils restent globalement assez neutres et se contentent un maximum de rapporter les faits le plus clairement possible pour que les lecteurs puissent dans un deuxième temps se faire leurs propres opinions. Dans les trois quotidiens, on a enfin pu retrouver continuellement cette même rancœur à l’encontre des Anglais, qui sont jugés très sévèrement parfois dans les lignes des journaux. Cela a pu sembler au début surprenant, étant donné que la France et l’Angleterre ont combattu les Allemands côté à côte. La vieille opposition entre les deux pays est donc largement ressortie après le conflit, bien aidée par la politique des Anglais au Moyen Orient qui était profondément contestable. Quant à Mustapha Kemal, 1924 et l’abolition du Califat n’ont représenté qu’un début pour lui. Pendant toutes les années où il a occupé la présidence de la République turque, à savoir jusqu’en 1938 à sa mort, il n’a cessé de réformer son pays pour le rapprocher au 90 Hansen Frédéric - 2009 Conclusion. maximum des puissances européennes et d’un mode de vie occidental. Son programme le plus grand fut appelé le programme des « Six flèches », bouleversant encore plus la société turque, remettant en cause des traditions vieilles de plusieurs siècles. En 1925, le port du Fez est interdit, laissant obligatoirement la place au couvre chef européen. En 1926, le code civil suisse est adopté pour régir les lois du pays. En 1928, c’est la réforme probablement la plus ressentie par la population qui est mise en place : l’alphabet arabe est remplacé par un alphabet latin, en parallèle à la création d’une nouvelle langue mise en place par Mustapha Kemal, avec beaucoup d’influence européenne. Dès l’année suivante, le gouvernement lance une grande campagne d’alphabétisation. Si Kemal a choisi de changer la langue du pays, c’était car la langue ottomane, avec les caractères arabes était très compliqué à apprendre et n’aider pas le pays à savoir lire et écrire pour pouvoir ensuite s’instruire. Il a donc mis en place une langue beaucoup plus simple, où toutes les lettres se prononcent, calquée sur certaines langues européennes, même si son mode de fonctionnement est totalement différent, étant une langue agglutinante d’influence ouralo-altaïque. En 1930, soit quatorze ans avant la France, Mustapha Kemal accorde aux femmes le droit de vote et d’éligibilité dans les élections municipales, devançant ainsi de nombreux pays d’Europe qui se disaient plus démocratiques que la Turquie. En 1932, enfin, le Coran est pour la première fois récité en langue turque, réalisant un des souhaits du jeune Mustapha, qui à six ans se plaignait de ne rien comprendre des versets du Coran en arabe. L’année suivante, l’appel à la prière est aussi récité en turc, provoquant quelques émeutes dans le pays, et notamment dans la ville de Bursa. Mustapha Kemal a ainsi profondément réformé son pays, et les réformes citées ne sont qu’une petite partie de tout ce qui a été entrepris. Pourtant, si son histoire est très largement glorifiée, l’action de Kemal est aujourd’hui très contestée. Au regard de l’histoire, il y a en effet débat. Certes, il a passé beaucoup de réformes, mais au prix de nombreuses atteintes aux libertés individuelles, et les populations n’avaient pas vraiment de droit de regard sur ce qui était décidé. La liberté de presse a vite été mise à mal, avec l’interdiction de six quotidiens stambouliotes dès 1925. Les diverses rebellions kurdes à l’est du pays ont aussi été sévèrement réprimées. La personnalité de Kemal est aussi parfois remise en cause dans le monde, même si cela est totalement interdit en Turquie, avec une histoire très lissée dans ce pays. La mégalomanie de l’homme est également parfois évoquée. En effet, la première statue à son effigie a été élevée en Turquie dès 1926, de son vivant. En outre, Kemal avait décidé que chaque Turc devait avoir un nom de famille à l’instar des Européens, car sous les Ottomans les individus n’avaient qu’un prénom, ce qui était fort peu pratique. Chaque Turc s’est donc choisi un nom de famille, et Mustapha Kemal a choisi le nom d’Atatürk, ce qui signifie littéralement « père des Turcs ». Ce n’est pas un surnom qui lui a été donné faisant référence à son action, mais un nom qu’il s’est lui-même donné. La postérité de l’homme est enfin étonnante. Aujourd’hui, Atatürk est un véritable mythe dans son pays, et toute discussion sur son action et sa personne est passible de peine. Il est intéressant avec cette idée d’analyser les points de vue du parti nationaliste turc, les Républicains. En Turc, républicain se dit « Atatûrkçü ». Ceux-ci se veulent profondément laïcs, en opposition avec le parti au pouvoir, les musulmans modérés de l’AKP. Pourtant, vu le culte livré à la personne de Mustapha Kemal, il est possible de se demander si finalement ils n’ont pas une part de spiritualité en eux, tant Mustapha Kemal est assimilé à un dieu, tant le culte qui lui est voué pourrait se rapprocher d’un culte religieux. Hansen Frédéric - 2009 91 Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 . Ainsi, ce travail, s’il permet d’éclaircir un peu l’histoire de Mustapha Kemal, ne traite que de la première partie de la vie de Mustapha Kemal, où son action pour libérer le territoire fait beaucoup moins débat que la suite de sa vie politique. C’est pourquoi il convient de le mettre en perspective avec d’autres travaux ou ouvrages. 92 Hansen Frédéric - 2009 Bibliographie. Bibliographie. Ouvrages. Jacques Benoist-Méchin, Mustapha Kemal ou la mort d'un empire, éditions Albin Michel, 1954. Paul Dumont, Mustapha Kemal invente la Turquie moderne, éditions Complexe, 1983. Thierry Zarcone, La Turquie, de l'Empire Ottoman à la République d'Atatürk, éditions Gallimard, 2005. Mustapha Kemal Atatürk, Mémoires, éditions Coda, 2005. O. Cengiz Aktar, L'occidentalisation de la Turquie, L'Harmattan, 1985. Margaret MacMillan, Les artisans de la paix , le Livre de Poche, 2001. Georges Daniel, Atatürk, une certaine idée de la Turquie , éditions l'Harmattan, 2000. Robert Sadran et alii, L'histoire de l'Empire Ottoman, éditions Fayard, 1989 Hamit Bozarslan, Histoire de la Turquie contemporaine, La Découverte, 2004. Article. Philippe Conrad, Mustapha Kemal, père fondateur d'une Turquie nouvelle : http://www.clio.fr/BIBLIOTHEQUE/mustapha_kemal_perefondateur_d_une_turquie_nouvelle.asp Conférence. Paul Dumont, La Turquie d'Atatûrk: un modèle de développement pour le monde musulman, allocution au cours des journées bruxelloises de la Méditerranée, le 23 octobre 2003. Hansen Frédéric - 2009 93 Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 . Sources. Archives départementales. « Le Progrès » :septembre, octobre et novembre 1922, juillet, octobre et novembre 1923, février et mars 1924. « Le Nouvelliste » : septembre, octobre et novembre 1922, juillet, septembre, octobre et novembre 1923, février et mars 1924. « Lyon Républicain » : septembre, octobre et novembre 1922, juillet, septembre, octobre et novembre 1923, février et mars 1924. 94 Hansen Frédéric - 2009 Annexes. Annexes. Annexe I : Carte de l’Empire ottoman à son apogée. http://farm1.static.flickr.com/162/338789357_d42806fc04_o.jpg Annexe II : Carte du traité de Sèvres. Hansen Frédéric - 2009 95 Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 . Annexe III : Couverture du « Progrès ». 96 Hansen Frédéric - 2009 Annexes. Annexe IV : Couverture du « Lyon Républicain ». Hansen Frédéric - 2009 97 Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 . Image de gauche : Kemal Pacha, « le vainqueur » Image de droite : le Roi Constantin, « le vaincu ». Annexe V : Couverture du « Nouvelliste ». 98 Hansen Frédéric - 2009 Annexes. Le Nouvelliste, 7 septembre 1922. Légende : « MUSTAPHA KEMAL, généralissime des armées turques. Le vainqueur des Grecs. » Annexe VI : Chronologie de l’Empire ottoman. CHRONOLOGIE EMPIRE OTTOMAN : 1300-1922. XIIème : Les Turcs sont les descendants des tribus Oghouzes, des nomades venus des steppes de Mongolie s'installer en Anatolie aux alentours du XIème ou du XIIème siècle, selon les estimations des chercheurs. De la même manière que la date d'arrivée de ces tribus en Anatolie reste vague, la date de la création de l'Empire ottoman fait également débat parmi les chercheurs. Hansen Frédéric - 2009 99 Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 . 1300 : Osman est le chef d’une principauté installée en Anatolie. Il prend le titre de er Sultan, se fait appeler Osman 1 et sera le descendant d’une nombreuse série de Sultan. 1302 : Bataille de Bapheus. Victoire des Ottomans, fondatrice de l’empire du même nom. XIVème : période de forte expansion des Ottomans, qui agrandissent leur territoire sur les ruines de l’empire Seldjoukide et l’Empire Byzantin. 1347 : les Ottomans franchissent le détroit des Dardanelles, et s’implantent en Europe pour la première fois, en prenant Gallipoli. 1402 : défaite du Sultan Beyazit II face au chef mongol Tamerlan, qui vient de conquérir l’Iran, l’Irak, et l’Anatolie Orientale. Cette défaite est un sérieux coup d’arrêt pour les Ottomans, qui perdent une grande partie de leurs territoires. 1421 : les territoires perdus face à Tamerlan sont presque tous récupérés. En Europe, l’empire est consolidé. 1453 : les Ottomans s’emparent de Constantinople et mettent fin à l’Empire byzantin. Le Sultan vainqueur, Mehmet II, prend le titre de Mehmet le Conquérant. Constantinople est la nouvelle capitale de l’Empire ottoman, la basilique Sainte-Sophie est transformée en mosquée. 1453-milieu du XVème siècle : apogée de l’Empire ottoman. Après Constantinople, les conquêtes en Europe s'accroissent, notamment dans les Balkans: Le Péloponnèse, l'Albanie, la Bosnie ou encore la Moldavie passent sous domination Ottomane sous le règne de Mehmet II. 1517 : Selim II défait les Mamelouks d’Egypte, et s'empare des reliques saintes du prophète Mahomet qu'il ramène à Istanbul, devient protecteur des villes saintes de l'Islam et devient par conséquent Calife. Depuis cette date, le chef de l’Empire ottoman cumule les fonctions de Sultan, chef temporel, et de Calife, chef spirituel. 1526-1560 : apogée de l’empire sous le règne de Souleymane le Magnifique. Celui74 ci va consolider l'empire, en lui donnant une solide base administrative . L'empire brille aussi culturellement, en témoigne l'architecte Sinan, bâtisseur de superbes mosquées à Istanbul et Edirne. 1526 : Souleymane s’empare de la Hongrie et de Belgrade, pour conduire l’Empire à sa plus grande superficie. 1529 : premier siège de Vienne en Autriche. Les Viennois réussissent à repousser les Ottomans mais l’Europe a tremblé. Vienne symbolise la limite extrême en Occident où les Ottomans ont pu se rendre. 1571 : défaite de Lepante. Les Européens commencent à penser que les Turcs ne sont pas invincibles. 1683 : Deuxième siège de Vienne et deuxième échec, qui marque le début du déclin de l’Empire, avec des difficultés économiques, administratives et sociales. 1699 : grande défaite des Ottomans en Crimée, qui signent pour la première fois de leur histoire un traité défavorable. 74 100 Souleymane est d'ailleurs surnommé en turc « le législateur » (Suleman kanun-i) Hansen Frédéric - 2009 Annexes. 1774 : nouvelle grande défaite face aux Russes. Signature du traité de Küçük Kernarca. Début de la Question d’Orient, où les Européens vont se battre pour récupérer les territoires des Ottomans, cet « homme malade ». 1789 : Arrivée au pouvoir de Selim III. Tentative de réforme de l’Empire pour remédier à tous ses problèmes. Il promulgue en 1793 le « Nizam i Djedid » (le nouveau règlement). Toutefois, ces réformes sont très largement insuffisantes et ne permettent pas à l’empire de relever la tête. Les défaites militaires commencent à se succéder. 1798-99 : défaite face à Bonaparte et la France. Les Ottomans abandonnent l’Egypte. 1812 : Signature de la paix avec les Russes. La Bessarabie (région de Roumanie) est perdue. 1830 : La Grèce obtient son indépendance après une longue guerre. L’Empire ottoman est alors frappé dans sa partie européenne par la vague de nationalismes en Europe au XIXème siècle. 1839 : L’Empire tente à nouveau de réagir : c’est le début de la période des Tanzimat (réformes). L’édit de Gülhane est proclamé, faisant de tous les sujets de l’Empire des hommes égaux, sans distinction de races ou de religion. 1876 : Première constitution de l’histoire ottomane, qui disparaît dès 1878. 1878 : Conférence de Berlin. La Roumanie et la Serbie deviennent indépendantes, tandis que le territoire grec s’accroît. L’Autriche s’installe en Bosnie, la Russie dans le Caucase. Fin du XIXème siècle : Vague de nouvelles idées dans l’Empire ottoman. Nées d’un mélange de romantisme, des Lumières, de nationalisme, ces idées vont fourmiller chez les intellectuels. Deux courants intellectuels vont se succéder : d’abord le courant des Jeunes Ottomans, qui a pu faire pression pour l’établissement de la constitution, puis le courant des Jeunes Turcs, créant le comité Union et Progrès en 1895. Ceux-ci pensent qu’il faut recentrer le débat sur la nation turque, en se concentrant sur l’Anatolie. 1908-09 : Les Jeunes Turcs s’emparent du pouvoir et rétablissent immédiatement la constitution. 1912 : Première guerre balkanique. Le Monténégro, puis la Serbie, la Bulgarie et la Grèce déclarent la guerre à l’Empire ottoman. Les adversaires des Ottomans vont jusqu’aux portes d’Istanbul, mais les Ottomans s’en sortent grâce à une bonne défense des détroits. A l’issue de cette guerre, les Européens exigent que les Ottomans rendent toutes leurs possessions d’Europe, excepté Istanbul. Les Ottomans refusent. 1913 : Deuxième guerre balkanique et défaite sévère de l’armée turque face aux Bulgares. Les Ottomans doivent cette fois accepter les conditions de paix des Européens : c’est une véritable humiliation. 1914 : Les Ottomans rentrent dans la première guerre mondiale aux côtés des Allemands et des Autrichiens. Une forte propagande est réalisée dans l’Empire pour convaincre la population de la victoire certaine de l’Allemagne. Au gouvernement turc, on rêve de bâtir un immense empire turco-musulman qui rassemblerait tous les Turcs d’Asie, jusqu’aux confins de la Chine. Avril 1915 : Le triumvirat à la tête de l’Empire ottoman décide de la déportation massive des Arméniens, jugés responsables des défaites militaires turcs, étant du côté des adversaires russes. Hansen Frédéric - 2009 101 Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 . 1915 : Bataille des Dardanelles, où Mustapha Kemal réussit l’exploit de tenir tête aux Alliés. 1918 : Signature de l’armistice de Moudros le 30 octobre. Les Ottomans signent leur arrêt de mort, l’armistice ayant des conditions très défavorables pour eux. Les Européens pensent pouvoir régler le problème de la question d’Orient et du partage de l’empire. Ils commencent déjà à occuper le pays et pénètrent à Istanbul. Les Arméniens et les Grecs rêvent de bâtir de grands pays sur les ruines de l’empire des Turcs. 16 mars 1920 : Début de l’occupation officielle d’Istanbul par les forces alliées. 20 août 1920 : Signature du traité de Sèvres, qui règle la paix avec les Ottomans. Les conditions sont extrêmement dures pour les Turcs, qui conservent un tout petit territoire. Une Arménie indépendante voit le jour, un Kurdistan autonome est prévu, les Grecs occupent la région de Smyrne et la Thrace Orientale. Quant aux Anglais, ils occupent l’Irak tandis que les Français occupent la Cilicie et la Malatie au Sud de l’Anatolie, et les Italiens la région 75 d’Antalya. La zone des détroits et Istanbul est décrétée internationale et démilitarisée. En outre, les Alliés s’approprient tout le contrôle de la vie politique, économique et financière du pays. L’Empire doit aussi payer de lourdes indemnités aux Alliés, et leur laisser la direction du chemin de fer et démobiliser les armées. Ce traité marque la fin réelle de l’Empire ottoman. Annexe VII : Biographie de Mustapha Kemal avant 1922. 1881 : Naissance à Salonique. 1891 : Durant sa jeunesse, le jeune Mustapha se voit donner le surnom de « Kemal », qui signifie « le parfait ». Le professeur lui a donné ce nom à l’école pour le différencier d’un autre Mustapha. 1905 : Kemal sort de l’école de guerre d’Istanbul. 1906 : Il commence à s’impliquer dans la vie politique du pays. Il crée un groupe secret, Vatan ve Hürriyet, patrie et liberté. 1907 : Nommé à l’état-major de l’armée de Salonique. 1912 : Durant les guerres balkaniques, Kemal se distingue et accède au grade de lieutenant-colonel. 1915 : Premier exploit de Mustapha Kemal pendant la première guerre mondiale. Il contient avec son armée les Anglais dans les Dardanelles et les repousse. Il expose durant cette bataille tout son talent, sa bravoure pour réaliser un exploit historique, et devient un leader craint et respecté. 1919 : Kemal est envoyé pour le compte de l’armée en Anatolie. Il en profite pour commencer à se renseigner sur les possibilités de soulever la population contre le gouvernement en place et les envahisseurs européens. Il reçoit vite de nombreuses 75 102 Voir la carte du traité de Sèvres en annexe. Hansen Frédéric - 2009 Annexes. sympathies pour la défense de la patrie. Partout où il passe, il fait des discours à la population et les incite à se rebeller. Juin 1919 : Les agissements de Kemal sont connus à Istanbul, et ne plaisent pas du tout au Sultan comme aux Anglais. Le gouvernement somme à Kemal de rentrer dans la capitale ottomane. Kemal tente de gagner du temps. Dans le même temps, il envoie des missives à travers le pays où il proclame « la nation en danger » et annonce qu’un congrès se tiendra bientôt àŞivas afin de sauver le pays. Des membres de l’armée, et notamment des généraux se joignent à lui pour sauver la nation. 8 juillet 1919 : Mustapha Kemal démissionne de ses fonctions à l’armée. C’est un pari risqué car redevenu un citoyen lambda, il peut perdre le soutien de l’armée. Il n’en sera rien, ceux qui l’ont soutenu resteront à ses côtés. 23 juillet 1919 : Premier congrès d’importance à Erzurum. Le désormais ex-général se fait élire à la présidence du congrès régional, qu’il peut donc diriger à sa guise. Un manifeste est signé est fait publier, où il est affirmé que la nation doit retrouver ses frontières d’avant 1914, et où un Comité de Salut Public pour gouverner est prévu. 4 septembre 1919 : Congrès de Şivas, d’ampleur national, pour donner l’assise nécessaire au mouvement naissant de Mustapha Kemal. Peu de gens s’y rendent, par peur de représailles du gouvernement. Kemal va en réaction lancer une propagande pour faire croire à un grand succès. Kemal est encore élu président du congrès. Il a plus de mal à imposer ses vues, certains au sein du congrès militant pour un mandat américain sur le pays. Kemal pense en revanche que le pays doit pouvoir se gouverner tout seul, être totalement indépendant. Octobre 1919 : renouvellement du Parlement stambouliote. Kemal et ses partisans se présentent aux élections. Les Nationalistes vont y remporter un grand succès, en remportant de nombreux sièges. Le problème est de taille : les élus doivent se rendre à Istanbul pour siéger à la chambre, alors qu’ils risquent d’y être arrêtés par le gouvernement du Sultan. Kemal choisit de rester en Anatolie, à Ankara, au centre du pays. De nombreux élus se rendent pourtant à Istanbul. 28 janvier 1920 : Adoption d’un pacte national. La lutte ne sera terminée que si 76 les conditions du pacte sont réalisées. Les conditions du pacte sont les suivantes : indivisibilité des territoires turcs non occupés au moment de l’armistice de Moudros, abolition des capitulations, les provinces de Kars, Batoum et Ardahan doivent revenir à la Turquie et les Puissances doivent reconnaître l’indépendance et la pleine souveraineté de la nation turque. Parallèlement au pacte, des actes de guérillas sont menés un peu partout dans le pays contre les occupations étrangères. 18 mars 1920 : La dissolution de la dernière chambre ottomane est décidée, et de nombreux députés nationalistes sont arrêtés sous la pression des anglais. 77 23 avril 1920 : Mustapha Kemal décide de l’ouverture de la Grande Assemblée Nationale de Turquie. Kemal en profite pour annoncer que la lutte n’est pas dirigée contre le Sultan, mais contre le gouvernement et les Alliés. Cette annonce est faite afin de calmer les ardeurs des musulmans, qui tiennent beaucoup à la personnalité du Calife. 76 77 Les conditions du pacte sont relevées dans l’ouvrage de Paul Dumont. Cette décision des Anglais ne fait pas l’unanimité en Grande Bretagne, où certaines voix s’élèvent contre les actions du gouvernement britannique en Turquie, jugées trop dures. Sir Wilson estime que c’est « une grave erreur », que le « gouvernement n’a rien compris à la situation en Turquie » et que cela va causer de graves troubles en Turquie. Hansen Frédéric - 2009 103 Mustapha Kemal et l’avènement de la Turquie moderne : 1922-1924 . 6 mai 1920 : L’Assemblée la cessation de toute relation avec le gouvernement d’Istanbul. Mai 1920 : Kemal et les nationalistes parviennent enfin à pacifier le pays, gangréné par la guerre civile entre nationalistes et impérialistes. Juillet 1920 : Les Grecs franchissent la ligne Milne, qui séparait les zones occupées par les Alliés des zones turques occupées par les nationalistes. Le 8 juillet, il s’empare de Brousse, aujourd’hui Bursa, qui plonge les nationalistes dans un deuil national, à l’instar de la prise de Smyrne. 20 août 1920 : La signature du traité de Sèvres pousse Kemal et les siens à débuter la campagne de reconquête du territoire. Kemal parle de « diktat de Sèvres ». Les Turcs vont s’attaquer à chacun de leurs ennemis un par un afin de libérer le territoire. 23 septembre 1920 : Début de la guerre face aux Arméniens. 2 décembre 1920 : Signature d’un traité de paix à Alexandropol avec les Arméniens. La victoire est grande pour les Turcs. Janvier 1921 : Les Turcs s’emparent de la Cilicie, où les Français étaient installés. Au sud du pays, les Italiens quittent la région avant même de se battre. Il ne reste désormais plus que les Grecs comme ennemi présent dans les limites du territoire défini par Mustapha Kemal, en plus des Anglais présents à Istanbul. Au même moment, le 6 janvier, les Grecs décident d’attaquer les nationalistes afin d’étendre leur influence en Anatolie. Le 10 janvier, à Inönü, Ismet signe sa première grande victoire contre les Grecs, et reçoit les félicitations de Kemal. 20 janvier 1921 : Kemal fait adopter une loi à la GANT qui stipule que le peuple détient désormais la souveraineté au sein de l’état turc. Mars 1921 : Les Grecs décident de lancer une nouvelle offensive contre les nationalistes, à nouveau stoppée par les armées d’Ismet. Le succès est très grand pour les nationalistes de Kemal à qui tout réussit. 7 juillet 1921 : Nouvelle attaque des Grecs de grande ampleur qui, cette fois, déborde les armées Kémalistes. Kemal décide de reculer afin de pouvoir mieux résister, même s’il faut abandonner certains territoires aux Grecs. 5 août 1921 : Kemal obtient les pleins pouvoirs à la GANT jusqu’à la fin des hostilités. 13 septembre 1921 : Après de longs affrontements durant tout l’été, Kemal et son armée vient enfin à bout des Grecs. Il ne peut cependant pas les chasser du territoire, n’ayant pas les moyens suffisants. Au retour à Ankara, Kemal se voit décerner le titre honorifique de « Ghazi », titre le plus glorieux pour un soldat musulman. 10 octobre 1921 : Signature d’un accord secret avec la France : la France devient le premier pays à soutenir officiellement Mustapha Kemal. Hiver 1922-printemps 1922 : Restructuration de l’armée turque afin de chasser définitivement les Grecs du territoire. 104 Hansen Frédéric - 2009