LE PARADOXE DE LA FONTE DES GLACES Pourquoi l’existence d’une énorme calotte glaciaire favorise un réchauffement On le sait depuis plusieurs décennies, les fluctuations de l’insolation de la Terre sont à l’origine de l’alternance des âges glaciaires et interglaciaires. Mais, aujourd’hui encore, à cause des divers phénomènes de rétroaction à l’œuvre dans la machine climatique, ce lien entre insolation et climat est mal compris. Et si, au lieu de regarder exclusivement le Soleil, il fallait se tourner vers l’océan austral et son rôle dans le cycle du CO2 ? 28 LA RECHERCHE HORS SÉRIE N° 15 - LE SOLEIL - AVRIL 2004 S I SEUL LE SOLEIL ATTIRAIT NOTRE planète, celle-ci décrirait en permanence, comme l’avait prévu Kepler, la même ellipse autour de son étoile. Mais la Lune et les autres planètes du système solaire exercent, elles aussi, des effets gravitationnels sur la Terre, modifiant lentement son orbite elliptique et la direction de son axe de rotation. Ces variations ne sont pas sans influence sur la quantité d’énergie que la Terre reçoit du Soleil pour une saison et un lieu donnés. À l’échelle de temps des astronomes, l’évolution du climat ne peut ainsi s’interpréter qu’à la lumière des trois principaux paramètres qui régissent les variations de l’orbite terrestre : l’excentricité, l’obliquité et la précession (VOIR l’encadré : « La valse astronomique du climat », p. 30). C’est au XIXe siècle, alors que démarrent les recherches sur les glaciers, que les changements d’insolation liés à la seule précession sont d’abord rapprochés des variations climatiques. Un siècle plus tard, le Serbe Milutin Milankovitch construit une théorie astronomique des climats qui prend en compte les trois paramètres. Sa théorie, qui attribue la succession des âges glaciaires et interglaciaires aux variations de ces paramètres orbitaux, a longtemps été critiquée, faute de preuves suffisantes. Vers la fin des années 1960-1970, l’avènement de méthodes de datation absolue et l’irruption de l’ordinateur changent la donne : on met alors en évidence, dans l’évolution passée des glaciers, des périodicités correspondant précisément à celles des paramètres de Milankovitch(1). Mais les calculs astronomiques se sont depuis affinés, de même qu’ont progressé les techniques Didier Paillard est chercheur au laboratoire des sciences du climat et de l’environnement, Gif-sur-Yvette. [email protected] Frédéric Parrenin est chercheur au laboratoire d’études en géophysique et océanographie spatiales, Toulouse. [email protected]. cnes.fr d’analyse des carottes issues des sédiments marins ou des glaces polaires. Et de nombreux paradoxes ont été mis au jour… Selon Milankovitch, ce sont les hautes latitudes de l’hémisphère Nord qui, parce qu’elles sont dominées par des continents, sont les plus sensibles aux changements d’insolation. Quand l’insolation y diminue en été, la neige tombée durant l’hiver persiste et peut s’accumuler d’une année sur l’autre. Ayant un albédo* très élevé, celle-ci réfléchit vers l’espace une grande partie du rayonnement qu’elle reçoit : l’atmosphère est refroidie. Cela facilite le maintien de la neige sur les continents durant la saison chaude et, par rétroaction, aboutit à la construction de grandes calottes de glace. À l’inverse, lorsque l’insolation estivale vers 60° nord augmente, les neiges fondent et les calottes se rétractent, * ALBÉDO : pourcentage du rayonnement solaire incident qui est réfléchi vers l’espace, et ne sert donc pas à réchauffer la planète. QUATERNAIRE, ou pléistocène : ère géologique *s’étendant de – 1,8 million d’années à nos jours. ÉNIGMES DÉGLACIATIONS laissant filer moins d’énergie vers l’espace, d’où une hausse globale des températures. Enfin, les variations de l’excentricité ayant un impact bien moindre sur l’insolation que celles de l’obliquité et de la précession (on estime aujourd’hui les changements qu’elles engendrent respectivement à 0,1 %, 1 % et 10 %), Milankovitch pense que les principaux cycles climatiques sont de 23 000 ans (en réponse au mouvement de précession) et de 41 000 ans (obliquité). Un lien plus complexe que prévu. Partant de ces postulats, le mathématicien serbe établit une chronologie des âges glaciaires du quaternaire* conforme à celle que donne alors l’observation des moraines et autres traces laissées par les glaciers. Mais de nos jours, par l’analyse d’éléments radioactifs, on sait dater les roches avec beaucoup de précision. Et il est désormais clair que le cycle qui domine, dans les reconstitutions climatiques du quaternaire, n’est ni celui de 23 000, ni celui de 41 000, mais celui de 100 000 ans ! Par ailleurs, on sait qu’une déglaciation majeure est survenue voici environ 420 000 ans, sans doute la plus importante du dernier million d’années. Or, à cette époque, les changements d’insolation étaient Pendant le quaternaire, une déglaciation ne survient qu’après un maximum glaciaire. La clé du phénomène résiderait dans la capacité des eaux de l’Antarctique à piéger le carbone. ©Y. Arthus-Bertrand/Altitude faibles ! À l’inverse, de fortes variations ne sont parfois associées qu’à de faibles changements du volume des calottes polaires. Le lien entre astronomie et climat n’est donc pas aussi simple que Milankovitch l’avait imaginé… Dans la logique de Milankovitch, la planète se réchauffe globalement après qu’une augmentation locale de l’insolation eut provoqué la fonte des calottes de l’hémisphère Nord. Or, par différentes mesures isotopiques effectuées ces dernières décennies, il est apparu qu’à la fin d’une période glaciaire, dans de nombreuses régions, la température grimpe pendant plusieurs milliers d’années avant que les calottes du Nord ne commencent à fondre : c’est donc le climat global qui agit sur elles, et non l’inverse. Par ailleurs, via l’analyse des gaz dans les bulles d’air qu’elle renferme, la célèbre carotte de Vostok (Antarctique) a montré que tous les quelque 100 000 ans (il y a 310 000, 240 000, 135 000 et 15 000 ans), le réchauffement se produit en même temps qu’une augmentation très importante du taux de CO2 atmosphérique : il passe alors de 180 à 280 parties par millions en volume(2). Il semble donc bien que la reconstitution des climats à cette échelle ne puisse se faire sans tenir compte du CO2. Mais comment expliquer que son taux varie ainsi tous les 100 000 ans ? Tout le monde considère aujourd’hui qu’en période glaciaire, le carbone doit être en grande partie stocké dans l’océan, donc moins présent dans l’atmosphère. Mais en dépit de nombreuses hypothèses, personne ne sait vraiment expliquer ce phénomène. Nous avons tenté d’y répondre en examinant, dans un premier temps, les différentes étapes nécessaires pour passer d’une période glaciaire à une déglaciation. Nos recherches ont montré que celle-ci ne survient qu’après un maximum glaciaire(3) : autrement dit, une énorme calotte fond facilement, alors qu’une petite a tendance à grossir. On sait pourtant que les calottes refroidissent le climat. Pourquoi, passée une certaine limite, favorisent-elles au contraire un réchauffement ? Ce dernier, on l’a vu, est contemporain à une LA RECHERCHE HORS SÉRIE N° 15 - LE SOLEIL - AVRIL 2004 29 À long terme, trois facteurs astronomiques gouvernent les fluctuations de l’insolation terrestre : L’excentricité (périodicité principale : 400 000 ans ; périodicité secondaire : 100 000 ans) : dans son mouvement autour du Soleil, la Terre décrit une ellipse plus ou moins aplatie. Cet aplatissement, ou excentricité, est donné par le rapport c/a où c est la distance entre le Soleil et le centre de l’ellipse, et a le demi grand axe de l’ellipse. Il est aujourd’hui de 1,67 % mais a varié entre 0 % et 6 % au cours du dernier million d’années. L’obliquité (périodicité principale : 41 000 ans) : la Terre tourne sur elle-même autour d’un axe plus ou moins incliné par rapport au plan de son orbite. Cette inclinaison, qui porte le nom d’obliquité, est actuellement de 23°27’ et a varié d’environ 22° à 25° au cours du dernier million d’années. La précession climatique résulte de la combinaison de deux phénomènes : d’une part, la rotation du grand axe de l’ellipse par rapport aux étoiles (périodicité : 135 000 ans) modifie le moment de l’année où la Terre est au périhélie ; d’autre part, l’attraction qu’exercent le Soleil et la Lune sur le bourrelet équatorial terrestre engendre un mouvement de toupie (périodicité de cette précession axiale : 26 000 ans). Ainsi, la Terre ne se trouve pas toujours au même point de son Terre orbite lors des solstices et équinoxes.◆ ◆ la valse astronomique du climat Excentricité Soleil Précession climatique grand axe périhélie ©C.Chalier Obliquité augmentation du CO 2 atmosphérique. Un maximum glaciaire pourrait-il induire une hausse rapide et massive de ce CO2 ? La mer jouant un rôle clé dans le bilan du CO2, c’est vers elle qu’il convient de se tourner… En mesurant la concentration en ions chlorure dans les eaux interstitielles des sédiments marins, des chercheurs ont montré qu’en période glaciaire, les eaux profondes, et particulièrement celles de l’océan austral, sont beaucoup plus salées qu’elles ne devraient l’être, eu égard à la baisse du niveau marin(4). On sait de plus, par un modèle couplant l’océan et l’atmosphère, qu’en climat très froid, le fond des océans peut se remplir d’eaux de basse température et de salinité élevée provenant du pourtour de l’Antarctique(5). Pourquoi ? L’explication en est simple. Quand le thermomètre descend dans cette région, les 30 LA RECHERCHE HORS SÉRIE N° 15 - LE SOLEIL - AVRIL 2004 précipitations diminuent et la salinité augmente ; et ce, d’autant plus qu’il y a formation de glace de mer, le processus libérant des sels dans les eaux environnantes (VOIR l’encadré : « Quand la mer gèle », p. 31). La densité de l’eau étant fonction de sa température et de sa salinité, ces eaux plongent et laissent leur place à des eaux moins salées et moins froides. Lorsque la profondeur est relativement faible, comme sur le plateau continental* en mer de Weddell ou en mer de Ross (Antarctique), ce brassage vertical permet de refroidir l’eau quasiment jusqu’au fond. Avec un climat suffisamment froid, en période glaciaire, il est donc possible que cette eau soit extrêmement dense et se répande, via la circulation thermohaline*, au fond de tous les océans. Après un maximum glaciaire, les grandes calottes de l’hémisphère Nord peuvent cependant faire baisser le niveau marin de 120 mètres. L’extension de la calotte antarctique est alors facilitée, et celle-ci peut s’étendre jusqu’au bord du plateau continental(6), lequel est cerné de mers profondes. Le brassage vertical s’en trouve limité : si des eaux froides et salées plongent, la profondeur est telle qu’elles ne parviennent pas à refroidir toute la colonne d’eau. Les eaux de fond sont donc moins denses. Quel rapport THERMOHALINE : ensemble *desCIRCULATION courants marins profonds générés par les variations de température (thermo) et de salinité (haline) des eaux de surface. ÉNIGMES DÉGLACIATIONS avec le CO2 ? Dans les océans, les eaux profondes accumulent le carbone qui tombe de la surface par dégradation de la matière organique. En période glaciaire, les eaux profondes venues de l’Antarctique sont tellement denses que, dans leur voyage autour du monde, elles se mélangent peu aux eaux sous lesquelles elles glissent. Le carbone qu’elles renferment est donc bel et bien piégé. En revanche, dès qu’est atteint un maximum glaciaire, la calotte Antarctique s’étend sur le plateau continental, et la formation d’eaux profondes est contrariée. Moins denses, les eaux profondes vont alors davantage se diluer dans d’autres. En circulant à travers les océans, elles vont ainsi progressivement relâcher leur carbone vers la surface, lequel finira par rejoindre l’atmosphère et réchauffer la terre entière. Ce qui fera fondre les calottes des deux hémisphères, et signera l’entrée dans une période interglaciaire… Des rétroactions à prendre en compte. Un tel scénario ne remet pas en cause la théorie de Milankovitch : ce sont bien les variations des paramètres orbitaux qui imposent les grands rythmes glaciaire-interglaciaire. Les choses s’avèrent cependant bien plus compliquées que le mathématicien serbe ne l’imaginait, nombre de rétroactions devant être prises en compte. Les modifications de la végétation ou de la circulation océanique jouent notamment un rôle déterminant dans les cycles climatiques de 23 000, 41 000 ans ou 100 000 ans ; et ces derniers ne s’expliquent qu’en invoquant les variations du taux de CO 2 atmosphérique. Si, aujourd’hui, on parvient tant bien que mal à simuler l’évolution passée des calottes de glace, cela ne se fait qu’en introduisant artificiellement un certain nombre de valeurs, notamment pour le CO2. Le modèle que nous proposons devrait permettre de se passer d’un tel artifice. Il reste cependant à valider ses différentes étapes en les confrontant aux modèles de circulation océanique, de dynamique des glaciers et au cycle du carbone, mais aussi et surtout à des données paléoclimatiques plus précises. D. P., F. P. ◆ RÉFÉRENCES (1) J.D. Hays et al., Science, 194, 1121, 197; A. Berger, Nature, 268, 44, 1977. (2) J.-R. Petit et al., Nature 399, 429, 1999. (3) D. Paillard, Nature, 391, 378, 1998 ; F. Parrenin et D. Paillard, Earth and Planetary Science Letters, 214, 243, 2003. (4) J.F. Adkins et al., Science, 298, 1769, 2002. (5) R. J. Stouffer, S. Manabe, Clim. Dyn., 20, 759, 2003. (6) C. Ritz et al., J. Geophys. Res., 106, 31943, 2001. Pour que l’eau de mer se transforme en glace, elle doit refroidir jusqu’à son point de congélation, soit –1,9 °C pour une salinité de 35 ‰. Le processus s’accompagne d’une dilatation, qui rend la glace plus légère que l’eau. Il a aussi pour effet de séparer eau pure et sels, l’eau formant des cristaux de glace et les sels augmentant la salinité des eaux qui les entourent. Devenues plus salées, tout en étant froides, ces eaux voient leur densité augmenter et plongent. Des eaux moins salées et plus chaudes remontent et prennent leur place. Une fois refroidies en surface, elles sont à leur tour transformées en glace et en sels, et le processus se répète. Aux premiers cristaux de glace, succèdent des aiguilles qui finissent par donner à l’océan l’apparence d’un giganp écipitations pr p tati ns abondantes bond nt EN PÉRIODE CHAUDE tesque « sorbet ». vents ve e ttss ca catabat at atiques iqu qu e Les plongées d’eau se font alors sur des profondeurs Antarctique gel ffonte ntttee croissantes, jusqu’au glace de m mer er moment où l’épaisFaible Forma rmation d'eau dee fonnd seur de la banquise stratification : froide de et e peu salée est telle qu’elle forme remontée (peu dense) de Talus continental du carbone un isolant thermique. D u ra nt l ’ é t é , de s 1 vents venus de terre l’entraînent vers le p écipitations pr p tati faibles aib large où elle fond EN PÉRIODE GLACIAIRE par morceaux. Ce qui vents e ttss ca catabat at atiques iqu qu e reste sur place persiste pendant pluAntarctique gel fonte sieurs années, se glace de m mer er couvrant de neiges transformant peu à Forma rmation d'eau dee fonnd froide oide et saléee peu sa composition (très de dense) Forte Talus continental chimique. stratification : stockage Aujourd’hui ( FIG. 1), du carbone 2 sur le pourtour du continent austral, les précipitations très faibles précipitations abonAU MAXIMUM GLACIAIRE dantes limitent la ventss catabattiques ques que salinité locale. Les eaux qui plongent sont donc peu denses Antarctique gel fonte glace de mer mer et le carbone n’est pas piégé de façon Faible stratification : optimale. Formation d'eeau de fond Fo remontée dense plus difficilee den En période glaciaire Talus continental du carbone ( FIG. 2), les précipi3 tations diminuant, ce brassage vertical permet en revanche de refroidir l’eau jusqu’au fond du plateau continental : la stratification de l’océan alentour est alors telle que le carbone peut difficilement remonter. Mais dès qu’un maximum glaciaire est atteint (FIG. 3), la calotte antarctique envahit le plateau. Résultat : la profondeur d’eau devient importante, et la formation d’eaux de fond denses contrariée. La stratification de l’océan en est diminuée, et le carbone peut atteindre la surface puis rejoindre l’atmosphère. ◆ quand la mer gèle P OUR EN SAVOIR PLUS ✑ S. Jousseaume, Climats d’hier à demain, CNRS Éditions, 1999. ✑ G. Lambert, La Terre chauffe-t-elle ?, EDP Sciences, 2001. ✑ A. Berger, Le Climat de la Terre : un passé pour quel avenir ?, De Boeck, 1992. ✑ J.-C. Duplessy, Quand l’océan se fâche, Odile Jacob, 1996. w Un site du CNRS dédié au climat : www.cnrs.fr/cw/dossiers/dosclim/index.htm w Des éléments pédagogiques : www.inrp.fr/Acces/biotic/environ/paleoclimats/html/synthese.htm www.doc.mmu.ac.uk/aric/eae w www.larecherche.fr LA RECHERCHE HORS SÉRIE N° 15 - LE SOLEIL - AVRIL 2004 31