Review article La psychiatrie: fondement d’une anthropologie philosophique? Ludwig Binswanger et l’être-psychiatre Philippe Veysset Funding/potential conflict of interest: No funding. No conflict of interest. Summary Psychiatry: foundation of a philosophical anthropology? Ludwig Binswanger and psychiatrist-being How can the human status of an insane person be maintained from the moment he has lost his reason which traditionally defines the human being? That’s the question to which the psychiatric anthropology, by her most eminent representative, Ludwig Binswanger, believed to have found an answer in suggesting an alternative definition of the human being, based on Heidegger’s concept of “Dasein”. When later on transcendental philoso­ phy was rehabilitated and an intercorporeity (a primary bodily relatedness) was identified which opens again the possibility of a primordial relatedness to the other, this approach was given up. In fact, L. Binswanger, the founder of “Daseinsanalyse” gives a redefinition of “being a psychiatrist” as distinct of a “being an anthropologist” (a scientific conception) and of “being a doc­ tor” (a conception of care), in incorporating into madness the phenomenon of an impossibility to be the other. So the psychiatrist would be the insane person’s other only if he becomes all others, which presupposes the use of a philosophy supporting and validating all potential worlds. Key words: human being; intercorporeity; psychiatry; Daseinsanalyse; other men «L’être-psychiatre dans son être appelle (ruft…an) l’homme et le revendique (beansprucht) dans sa totalité»: c’est par ces mots aux résonances heideggeriennes que se clôt la mise au point décisive donnée par Binswanger en 19581 sur la contribu­ tion de l’analytique existentiale à la représentation de soi de la psychiatrie. Venu du courant de l’humanisme médical qui, en ré­ inventant la «folie»2, avait modifié en profondeur la relation entre patient et soignant, Binswanger ne cesse de maintenir un «cap» anthropologique qui semble lui servir de boussole tout au long de son périple théorique dont les principales étapes sont un ralliement à la phénoménologie husser­ lienne – dès 1922 – puis une adhésion à l’analytique existen­ tiale de Heidegger à partir de 1930… avec laquelle il finit par prendre ses distances à partir de 1960 (dans Mélancolie et Manie, puis Délire, son dernier livre, paru en 1965). Cette orientation n’est pas un simple attachement de jeunesse nourri par l’appartenance à la corporation des psychopatho­ logues praticiens ou une fidélité à l’impulsion donnée par Correspondance: Dr phil. Philippe Veysset Rue Charles Hanssens 13 BE-1000 Bruxelles Belgium [email protected] le Cercle de Wengen3. Il témoigne plutôt d’une démarche spécifique pour élaborer un nouvel art du «guérir». Après avoir analysé le sens de l’inscription de Binswanger dans ce courant et les raisons qui l’ont conduit malgré tout à se tour­ ner vers la doctrine heideggerienne dont l’orientation anti­ humaniste et même anti­anthropologique fut connue assez tôt, on verra en quel sens la folie, loin d’être une transgres­ sion de la norme, constitue plutôt le signe précurseur d’un nouvel «être­humain». Inscription de Binswanger dans l’anthropologie philosophique L’anthropologie fait l’objet d’un soin si attentif dans la psychiatrie existentielle qu’elle finit par constituer le concept qui articule sa définition: «Par analyse existentielle nous entendons une recherche anthropologique c’est-à-dire une recherche scientifique dirigée sur l’essence de l’être-homme» écrit le fondateur de l’analyse existentielle4. Et de poser quelques lignes plus loin cette affirmation qui lui sera tant reprochée: «L’analyse existentielle ne pose aucune thèse ontologique»5. Inventer une psychiatrie qui, contre la théorie freu­ dienne des pulsions notamment, réhabilite le patient, un patient qui demeure Mensch non seulement en dépit de sa folie mais par son truchement, par le message qui s’abrite 1 «Importance et signification de l’analytique existentiale de Martin Heidegger pour l’accès de la psychiatrie à la compré­ hension d’elle­même», 1958, dans Introduction à l’analyse existentielle, traduction Jacqueline Verdeaux, Paris, Minuit, 1971, p. 263. 2 Le terme même avait été banni au profit de celui de «mala­ die mentale». Les représentants de l’anthropologie psychia­ trique restituent à la folie l’épaisseur d’une expérience existen­ tielle dont le positivisme médical l’avait privée lui assignant des causes extérieures – organiques (biologiques ou génétiques) ou psychiques qui aboutissaient à l’expulser elle­même du champ de la normalité. 3 Le Cercle de Wengen tire son nom du lieu de villégiature – si­ tué dans les Alpes bernoises – où L. Binswanger, E. Minkovski, E. Straus et V. Gebsattel se retrouvèrent dans l’entre­deux guerres pour donner le jour à une «nouvelle psychiatrie». 4 «Sur la Direction de recherche analytico­existentielle en psy­ chiatrie» dans Analyse existentielle et psychanalyse freudienne, traduction Roger Lewinter, Paris, Gallimard, 1970, p. 51. 5 Ibidem. C’est M. Heidegger lui­même qui dans les Zollikoner Seminare, énonce l’hypothèse de sa transgression. Zollikoner Seminare, Frankfurt am Main, Vittorio Klostermann, 1987, passim. S C H W E I Z E R A R C H I V F Ü R N E U R O L O G I E U N D P S Y C H I A T R I E 2011;162(1):10–20 www.sanp.ch | www.asnp.ch 10 Review article dans ses plis secrets, fonder en somme une herméneutique de la folie, quelle anthropologie philosophique le permet? Ce que l’anthropologie classique6 apporte à la psychia­ trie dans sa tentative de compréhension de l’homme, c’est d’abord l’existence d’une filiation entre le primitif et le fou comme témoins d’une commune origine: il est banal chez le primitif d’obéir à des forces mystérieuses (avec lesquelles une communication de type hallucinatoire peut s’établir) à l’instar de ce qui se passe dans nombre de schizophrénies (tel le cas Aline ou encore celui de la paranoïa décrite par A. Strindberg dans Inferno). Mais, quel que soit son intérêt, cet enseignement laisse intacte la principale question que l’anthropologie classique pose à la psychiatrie: le problème de la «raison» comme critère de l’humanité. Dès lors que, dans le fil de la défini­ tion aristotélicienne, l’homme continue d’être défini comme Z»on logon °xon, «vivant doté de la raison», comment un fou peut­il encore être dit un homme tandis qu’il a perdu ladite raison? Et comment une relation équitable va­t­elle pouvoir s’engager sur un fondement aussi instable non pas en termes de rationalité dialogique, mais simplement parce que l’interlocuteur ne répond plus à ce critère sur lequel repose l’égalité censée régir tout commerce avec autrui? Toujours guette l’animalisation du fou, fantasme nourri d’hypothèses hâtivement façonnées. C’est ici que l’anthropologie peut jouer un rôle déci­ sif. Son principal enseignement est justement que lorsque le primitif parle de lui­même, il se désigne par le nom de sa tribu ou de son clan, ce que Freud, dès 1913, a souligné dans Totem et tabou. «L’homme – c’est­à­dire le hopi, le peulh, le nambikwara… – a fait ceci, cela…» veut dire: «j’ai fait ceci, cela,…». Pour Ludwig Binswanger, cette alchimie primitive est d’abord le fait du langage. Chez le primitif, «le nom colle à l’individu comme une peau» et c’est pourquoi on peut prendre celui­ci par son nom avec la même force qu’on prendrait quelqu’un par le bras ou même la gorge7. Ce mode d’expression participatif accuse un nouveau type de conciliation entre pluriel et singulier, le primitif étant aussi celui qui, souvent, recourt à des formes duelles de conjugaison, formes dont la trace se retrouve dans nombre de langues modernes (le Beide allemand, le both anglais). Binswanger souligne aussi l’importance de ce phénomène d’une parole qui émane de l’intercorps. De ce fait l’anthropologie, dans sa quête d’un «être» humain, d’un Mensch-sein, est légitime à prétendre que son objet de connaissance – le «primitif» – est aussi son principal interlocuteur théorique, en ce que la pensée primitive nous apprend qu’il n’y a pas d’«homme». Finalement il s’avère que le savoir définit d’abord un mode de relation – positif ou négatif – avec autrui avant même de caractériser son objet, ce que la réflexion sur la «thématisation» scientifique ne fera que confirmer. Ceci laisse présager la redéfinition de la connaissance psychiatrique en termes de relation à l’autre, idée qui va dès lors constituer le fil directeur de la réflexion de Binswanger. Lorsque je pense (à) quelqu’un, je m’adresse à quelqu’un: La clinique prend à son service les explorations de tous les champs d’objet psychiatriques et règle ce service. Cette régulation s’effectue (…) dans le sens de l’intelligence de l’articulation et de la hiérarchie de ces champs d’objet et du but clinique suprême qui est d’accomplir, par tous les moyens, la tâche médicale, le «faire au chevet du malade»8. La pensée médicale est donc, du fait de sa visée iatrique, une pensée qui se construit d’emblée en fonction de l’autre, dont l’autre est l’horizon. L’idée d’une anthropologie rénovée (Heidegger) C’est ainsi que naît l’idée d’une anthropologie phénoméno­ logique: il s’agit bien de sauver l’homme d’un émiettement auquel le condamne l’oubli du corps par la philosophie – un corps progressivement récupéré par la médecine sans que celle­ci y ait spécialement vocation – mais sans recourir au critère qualifiant de la raison: L’analyse existentielle n’est ni ontologie ni philosophie en général; c’est pourquoi la désignation d’anthropologie philosophique ne peut être acceptée par elle; seule la dé­ signation d’anthropologie phénoménologique recouvre le véritable état des choses9. La conférence que Husserl donne sur le rapport entre phé­ noménologie et anthropologie10 établit en effet la possibilité de ce rapport mais en des termes très restrictifs. Husserl pro­ cède en deux temps: il montre d’abord que l’anthropologie se donne comme science. A ce titre, elle ne bénéficie d’aucun statut particulier. Comme n’importe quelle autre science, elle reçoit son caractère propre d’une connaissance a priori, philosophique, laquelle définit une ontologie régionale rela­ tive à sa «sphère d’être» spécifique. L’anthropologie tire sa scientificité de son apodicti­ cité et cette apodicticité provient et ne saurait provenir que de l’aprioricité du cogito et du sujet transcendantal qui l’exerce. La phénoménologie est «la philosophie transcen­ dantale «accomplie» (ausgewirkt) et «parvenue à un tra­ vail effectivement scientifique» (zu wirklich wissenschaftlicher Arbeit gekommene) par lequel le monde conquiert son rang 6 Nous entendons ici par «anthropologie classique» simplement l’anthropologie antérieure à L. Binswanger. En fait, à l’époque où le souci binswangerien prend forme, il existe déjà une anthropologie qui se présente comme une alternative à l’an­ thropologie traditionnelle – celle de Morgan, de Tylor et de Bachofen. En Allemagne se développe autour de M. Scheler et de H. Plessner, une «anthropologie philosophique». La cor­ respondance de Binswanger avec Erich Rothacker, autre re­ présentant de ce courant, atteste d’une familiarité avec celui­ ci. D’autre part, à la même époque, une anthropologie médi­ cale s’ébauche sur le fondement des travaux contemporains de Buytendijk et de Uexküll. 7 Grundformen und Erkenntnis menschlichen Daseins, Herausg. Von Max Herzog und Hans­Jürg Braun, Ausgewählte Werke, Heidelberg, Asanger Verlag, 1993, I, 2, «Das Nehmen bei». 8 «Analytique existentielle et psychiatrie» dans: Analytique exis­ tentielle et psychanalyse freudienne, op. cit. p. 111. 9 Sur la direction… op. cit. p. 52. 10 «Phänomenologie und Anthropologie», Vortrag in den Kantge­ sellschaften von Frankfurt, Berlin und Halle, in Frankfurt am 1. Juni, in Berlin, am 10. Juni und in Halle am 16. Juni 1931, dans Husserliana, Ausätze und Vorträge 1922–1937. S C H W E I Z E R A R C H I V F Ü R N E U R O L O G I E U N D P S Y C H I A T R I E 2011;162(1):10–20 www.sanp.ch | www.asnp.ch 11 Review article de phénomène11 et l’expérience, sa «valence» (Geltung). Par l’Epochè, processus de réduction, «le monde est maintenant entre parenthèses, simple phénomène, et certes en particulier phénomène de valence de l’expérience qui s’écoule, celle de la conscience principalement, mais d’une conscience transcendantalement réduite»12. D’autre part, cette «sphère d’être» est celle de l’être­ homme – un étant parmi d’autres: Toute doctrine de l’homme, note Husserl, qu’elle soit em­ pirique ou a priori, suppose un monde étant ou pouvant­ être étant. Par là une philosophie de l’être­humain retombe dans cette naïveté que tout le sens de la modernité est de surmonter. L’homme, l’être­homme, est du côté du moi empirique que Husserl nomme pour l’occasion «Mensch­Ich», «moi humain», et il existe entre l’ego transcendantal et ce moi empirique, une distinction fondatrice (Grundunterscheidung). Pourtant Husserl ne peut s’enfermer dans cette distinction. Le concept qui va permettre de circuler au sein de cette dis­ tinction est celui de solitude. Il écrit: «A partir de la solitude humaine, au moyen de l’Epoché, est devenue une solitude radicalement autre, la solitude transcendantale, c’est-à-dire la solitude de l’ego». L’expression allemande est: «Aus (der menschlichen Einsamkeit) ist geworden … die transzendantale Einsamkeit». C’est donc moins la solitude humaine qui se transforme, qu’à partir d’elle la solitude transcendantale qui «devient». Cette dernière utilise la solitude «mondaine» pour prendre forme et tout aussitôt mettre en question «mon être comme homme – parmi les hommes et les autres réalités du monde»13. Au fond la solitude «transcendantale» qu’on appellerait mieux isolement structurel ou principiel prend forme dans la soli­ tude humaine. La phénoménalisation de l’être­homme re­ quiert de rester seul avec son corps, mais cette idée d’un corps qui reste seul n’a aucun sens et un moment, ce corps disparaît à son tour. Naît alors l’ego transcendantal, un ego transcendantal qui n’est toutefois pas pure négation du corps mais condition d’apparition du «monde» (et donc du «psy­ chisme», du «corps» et du «moi humain») comme objet phénoménal d’étude. Le corps est le catalyseur de ce chan­ gement qu’il inspire, modèle et engendre par son «occulta­ tion». Il est, à la fois, condition de l’ego transcendantal et principe de la phénoménalisation du monde. On voit ici que la position husserlienne – celle d’un strict transcendantalisme – annonce le rôle du corps, un corps vécu non plus comme un poids dont il faudrait se défaire mais comme transfiguré par sa propre vertu, dernier élément qui sépare encore le moi physiquement isolé de l’ego trans­ cendantal et en même temps refuse que l’humain puisse dépasser le stade d’une empiricité phénoménale pour carac­ tériser ce transcendantal lui­même. L’humain reste sur le seuil du transcendantal. Mais surtout, ceux qui voient dans la transcendanta­ lisation de l’ego une oblitération du monde ou un dua­ lisme radical, passent «à côté» du «nouveau royaume» de la science. Pour eux, «tout est manqué»14. En dépit de sa rigueur, cette position reste fragile aux yeux de Binswanger. Descartes ne cesse­t­il pas de jeter – en dépit du raisonnement des quatre dernières Méditations qu’il a lui­même conduit –, un pont entre l’âme et le corps comme l’attestent sa Correspondance avec Elisabeth ou encore, dans le Traité des passions, sa théorie des «esprits animaux»? De même, la difficulté que rencontre Husserl pour justifier de ma rencontre avec l’autre15 ne peut s’expliquer que si on pose au départ un sujet coupé du monde. Mais surtout, même si c’est son sacrifice qui ouvre l’accès à la science, l’ego transcendantal demeure un ego désincarné. Y a­t­il un lien entre l’incommunicabilité avec l’autre et le sacrifice du corps? C’est cet essaim de questions qui va, dès 1930, orien­ ter la réflexion de Binswanger vers l’analytique existentiale. L’invitation heideggerienne à une nouvelle anthropologie Heidegger en effet ne disqualifie pas originairement l’an­ thropologie. Il écrit notamment: L’analytique du Dasein demeure entièrement orientée sur la tâche directrice de l’élaboration de la question de l’être. C’est par là que se déterminent ses limites. Elle ne peut pré­ tendre fournir une ontologie complète du Dasein – laquelle bien sûr doit être construite si quelque chose comme une anthropologie philosophique doit un jour s’élever sur une base philosophique suffisante16. Cette attitude de conciliation apparente est suffisante aux yeux de Husserl pour rattacher l’auteur de Sein und Zeit à ce courant17. Mais cette attitude s’explique­t­elle uniquement par des raisons d’opportunité? Françoise Dastur, dans Heidegger et la question de l’an­ thropologie18, fait signe vers d’autres raisons. Dans Kant et le problème de la métaphysique19, paru en 1929, Heidegger rappelle que «l’instauration kantienne du fondement fait découvrir que fonder la métaphysique est une interroga­ tion sur l’homme, est anthropologie». Il ne s’agit pas d’une anthropologie «pragmatique» à l’instar de celle rédigée par Kant lui­même mais bel et bien d’une anthropologie «philo­ sophique». La quatrième question ajoutée par Kant aux trois questions de la raison pure: «Que puis­je faire? Que dois­ je faire? Que m’est­il permis d’espérer?», à savoir «Qu’est­ 11 Id. p. 168. On peut se reporter à Erste Philosophie, Hua, VIII, 5. 12 Id. p. 171. 13 «Jetzt aber (…) ist auch mein Sein als Mensch – unter Menschen und sonstigen Realitäten der Welt – mit in Frage, mit der Epoche unterworfen.» Ibidem. 14 «Ist der Sinn der Reduktion verfehlt, die das einzige Eingangstor in das neue Reich ist, so ist alles verfehlt». Op. cit. p. 172. 15 Difficultés que le recours à la théorie de l’Einfühlung, reprise de Theodor Lipps et formulée dans les textes tardifs, ne suffira pas à résoudre. 16 Sein und Zeit, § 5, traduction Emmanuel Martineau, édition hors commerce p. 35 [17], la pagination entre crochets est celle de l’édition de 1960. 17 Heidegger est moins cité que visé dans la conférence de 1931. Relégué sur le versant empirique du monde, le Dasein y est toujours évoqué comme «menschliches Dasein». 18 Françoise Dastur, Heidegger et la question de l’anthropologie, Leuven, Peeters, 2003. 19 Heidegger, Kant et le problème de la métaphysique, Paris, Galli­ mard, Coll. Tel, 1981, p. 269. S C H W E I Z E R A R C H I V F Ü R N E U R O L O G I E U N D P S Y C H I A T R I E 2011;162(1):10–20 www.sanp.ch | www.asnp.ch 12 Review article ce que l’homme?» et synthèse des trois autres, aborde la question de l’«être­homme» sous l’angle de la finitude (par exemple «Que puis­je faire?» interroge les limites de mes possibilités d’être et d’agir). C’est ainsi qu’Heidegger en vient à affirmer: «Plus fondamentale que la question de l’homme est celle de sa finitude». Mais la question de la finitude doit être correctement posée. S’il est incontestable que d’une part l’ontologie fonda­ mentale est bien celle de cet étant singulier qu’est le Dasein humain et entretient donc un lien particulier avec l’anthro­ pologie qui, entendue comme anthropologie philosophique, est différente d’une simple ontologie régionale, son objet de connaissance étant constitué par un étant radicalement différent des autres, il convient en premier lieu de penser cette différence entre le Dasein et les autres étants et en par­ ticulier, de voir que cette différence n’est pas une différence ontique mais ontologique: Parce qu’il est dans la perte de soi­même (…), le Dasein a «naturellement» tendance à comprendre sa différence par rapport aux autres étants comme une différence ontique et non pas comme une différence ontologique20. D’autre part, la question de la finitude ne doit plus être posée comme le fait Kant en termes de finitude exclusive de la raison mais dans l’horizon de la question du sens de l’Être, ce dernier étant également caractérisé par elle sous la forme de la temporalité. L’approche anthropologique est donc accréditée mais elle fait l’objet d’un protocole. Au demeurant, dès Sein und Zeit, Heidegger marquait les limites de cette accréditation: Les origines dont dérive l’anthropologie traditionnelle, note­ t­il21, montrent que la question de l’être de l’homme a été oubliée lorsqu’on s’est efforcé de déterminer l’essence de l’étant homme. Le modus operandi théorique: «transcendance» (ouverture) et raison C’est en tant qu’ekstatique que le Dasein peut se trouver au centre de la problématique ontologique. Il s’agit bien de récuser le sujet cartésien dont toute la question est de savoir comment il peut retrouver le monde et s’y retrouver lui­même, question qui est encore celle de l’intentionna­ lité husserlienne. La transcendance comme constitution du Dasein, rend possible de redéfinir l’homme en accordant à la raison un statut plus contingent – ce qui fait qu’elle peut être, accessoirement, «perdue»22. Binswanger ne peut qu’entériner une telle évolution qui dénoue la plupart des tensions nouées autour de ce der­ nier concept: dans Sur la direction de recherche daseinsanalytique en psychiatrie (1945), la psychose est définie comme une «flexion du transcender» (Abwandlung des Transzendierens). Le transcender est en même temps formation de monde, «mondéisation» sur un certain mode temporel. Ce sera, par exemple, le «saut» pour la fuite ordonnée des idées, le «tourbillon» pour la fuite désordonnée des idées, le ratati­ nement et la «permondéisation» dans certaines pathologies schizophréniques telle l’anorexie d’Ellen West qui, alterna­ tivement, s’enterre et s’envole jusqu’au ciel. Dans ce dernier cas, la «liberté du laisser­advenir le monde» s’oppose à la «non­liberté du devoir­s’enfoncer dans le monde». Oiseau devient ver de terre ou plutôt est dévoré par lui. A travers cette flexion de la structure fondamentale de l’être au monde, du «mondéiser», c’est en fait une flexion du «corporéiser» qui s’opère. Cette thèse sera finalement validée par Heidegger dans les Zollikoner Seminare, au tra­ vers du concept de «Leiben» qui constitue la première mani­ festation de l’apparaître, le premier étant­phénomène. Que cette démarche affecte la forme d’une déréalisation de tout ou partie de son corps (syndrome de Cotard), d’une mécon­ naissance de son reflet ou d’une destruction de la chair (mu­ tilation, autolyse), le schizophrène ne corporéise pas. Néanmoins jusqu’où va cet échec de la phénoménali­ sation? Le schizophrène manifeste­t­il cette ruine de l’ap­ paraître? Telle est la question que pose la psychose tant au philosophe qu’au psychiatre. Il faut d’abord noter qu’en sa genèse, la psychose se manifeste comme un «dérangement» de la manifestation (linguistique). Suzanne Urban conçoit sa psychose lorsque le spécialiste qui examine son mari lui fait injonction – en plaçant son index sur sa bouche – de se taire et sur ce mode prohibitif, lui annonce que son mari souffre d’un mal incurable. Un autre cas, rapporté par Henri Maldiney23, fait état d’un jeune homme qui conçoit sa psy­ chose au moment où il lit sur le visage de son père la grimace du désespoir lorsque retentit la détonation du coup de fusil que se donne son frère. Il y a dérèglement du langage mais langage quand même? Dérèglement de l’homme mais homme quand même? Telle est toujours la question. Jusqu’où va la liberté du Dasein, une liberté qui est d’abord, faut­il s’en souvenir, celle de l’Être s’ouvrant en ses possibles. Le terme de «flexion» uti­ lisé pour désigner la psychose, est significatif: c’est un terme grammatical pour désigner les variations d’un suffixe adja­ cent au radical d’un mot. Tout est langage. Et toute folie, dérèglement d’un code symbolique24. La communication avec le médecin se fait sur le mode de la trahison mais elle se fait tout de même et tant soit peu. Il y a un «corps» et, même s’il est «privé», un «langage» du schizophrène. 20 Françoise Dastur, Heidegger et la question… op. cit. p. 32. 21 Sein und Zeit, S. 49. 22 On ne peut écrire que la substitution de la «transcendance» à la «raison» induit une substitution du «Dasein» à l’«homme». Ce que récuse Heidegger, c’est le recours même du Dasein à la notion d’homme, marque d’inauthenticité en ce que cette notion qui relève du registre ontique, lui voile sa relation à l’Être, partant l’Être lui­même. Ce n’est pas parce qu’il y a substitution de la notion de transcendance à celle de raison que le terme d’«homme», trop lié à celui de «raison», serait disqualifié. C’est plutôt la notion de Dasein, comme étant pour qui il y va en son être de l’Être, qui fonde l’abandon du recours au concept de «raison». On ne peut pas d’ailleurs pas parler d’abandon de la notion de «raison», celle­ci étant conservée et revisitée dans un sens présocratique – héraclitéen par exemple – qui lui confère un caractère de transcendance. 23 Henri Maldiney, Penser l’homme et la folie, Grenoble, Millon, 2007, p. 316. 24 On peut ici se reporter au beau chapitre consacré par Marc Richir à Ludwig Binswanger dans Phénoménologie et institution symbolique, Grenoble, Millon, 1988. S C H W E I Z E R A R C H I V F Ü R N E U R O L O G I E U N D P S Y C H I A T R I E 2011;162(1):10–20 www.sanp.ch | www.asnp.ch 13 Review article Mais s’établit­elle vraiment, cette communication, telle est encore une fois vraiment la question, non qu’il s’agisse de savoir si l’«homme» subsiste dans la folie mais plutôt si le Mit-da-sein, son contraire, subsiste ou plus exactement, s’il y a phénoménologie de la genèse de la différence ontologique. C’est bien ici que va s’amorcer la bifurcation entre les deux pensées, celle du philosophe et celle du psychiatre, car pour le premier, il ne saurait être question d’une telle phénomé­ nologie qui serait comme une reprise de l’Être par l’étant. L’Être décide de son retrait comme de son apparaître, la phénoménologie comme science de la raison, est du côté de l’étant. C’est ici que le problème du suicide – celui même qui, sous le nom de «retrait existentiel», avait conduit Binswan­ ger à chercher du côté de la philosophie un levier possible de guérison –, prend tout son sens puisque le suicide est le point de non­retour du corps ne laissant derrière lui qu’une trace de sa présence, une présence indirecte. Pour Heidegger, par le suicide, le Dasein rejoint les étants du monde ambiant et non pas l’Être. La perte théorique de l’«humain» rejoint sa perte «pratique». Pour Binswanger, il fait signe vers un retour à l’Être et ce signe suffit à assurer définitivement la victoire de l’humain et partant, de l’anthropologique. Le Dasein et l’homme chez Heidegger Ce problème est au cœur de la polémique qui, avec une intensité croissante, va opposer le philosophe et le psy­ chiatre. Lorsqu’Heidegger subordonne la raison à la finitude et semble préférer au terme d’«homme» celui de «Dasein», Binswanger ne peut que se rallier à ce qu’il juge être un simple ajustement lexicologique. Mais pour Heidegger, la sauvegarde du langage ou de l’apparaître ne signifie pas (ou de moins en moins) celle de l’homme, voire celle du Dasein, mais celle de l’Être. Très vite en effet25, Heidegger se détache de la perspec­ tive anthropologique: «Dans Sein und Zeit, le Dasein s’offre encore sous l’aspect de l’anthropologique alors que c’est tout le contraire qui est en vue»26. Il parle de «mésinterprétation anthropologique»27. Le principal reproche est intéressant à noter: il concerne le caractère contingent de l’apparition du «phénomène humain» (pour reprendre le titre du célèbre ouvrage de l’anthropologue Teilhard de Chardin)28: L’être­jeté (de l’homme) n’est expérimenté qu’à partir de la vérité de l’Être. Dans la première interprétation, celle de Sein und Zeit, une erreur reste possible: l’idée d’un avènement accidentel de l’homme dans le reste de l’étant. C’est par ce pouvoir que dès lors terre et corps s’animent. L’être­homme et «la vie». Où est l’impulsion de départ pour faire du Dasein un objet de pensée sinon dans l’Être lui­même? L’erreur de l’anthropologie est tout simplement de vouloir faire du Dasein un «objet de pensée» (hinausdenken), ce qui l’affecte d’un coefficient de contingence alors que par cette pensée qu’il est, et seulement dans la mesure où il l’est, le Dasein appartient à l’Être. Comme Husserl donc, Heideg­ ger récuse l’idée d’une anthropologie philosophique mais tandis que chez Husserl cette récusation se fonde sur l’oubli de l’ego transcendantal, chez Heidegger c’est la présence de l’ego transcendantal au sein de la conception «anthropolo­ gique» de l’homme qui l’anime. Or cette identification entre ego transcendantal et «nature» humaine est, on le verra, ce que Binswanger ne saurait accepter, le cogito ayant foncière­ ment valeur d’expérience, non de substance. Il importe dès lors de bien analyser la nature de la rela­ tion entretenue par le Dasein et l’être­humain. En premier lieu, il convient de rappeler la situation de l’Être (Seyn) par rapport au Dasein: «Le Dasein est la fondation de la vérité de l’Être (Seyn)»29. En quel sens le Dasein peut­ il fonder cette vérité? Celle­ci semble être une démarche de rupture d’avec sa propre unicité, son absolue singularité. «L’Être, note Heidegger, a besoin (braucht) dans son unicité (Einzigkeit) du Dasein. En cela il est fondé»30. Mais quelle est cette fondation? Le Dasein est à la fois la dissimulation de l’Être et la manifestation de cette dissimula­ tion: «L’essence du Dasein est la dissimulation de la vérité de l’Être, du dernier dieu, dans l’étant»31 et «Le Dasein est l’essence de l’illumination du «se-cacher»32. Cette position peut surprendre. Comment à la fois dis­ simuler et montrer, exhiber, phénoménaliser? N’y a­t­il pas simplement deux différences: la différence entre Être et Dasein d’une part et d’autre part la différence – dite «onto­ logique – entre Être et étant? Heidegger ne peut l’admettre. Le risque est grand de voir apparaître par réfraction une troisième différence – celle même que Binswanger qualifiera d’«anthropologique»33 –, entre Dasein et étants «non humains» (animaux, plantes…), ce que laisse voir d’ailleurs en partie Sein und Zeit, Heidegger lui­même le rappelle34. C’est ici que l’homme entre en jeu en tant qu’être historique. Celui­ci est doté d’un double statut, selon qu’il endosse ou non le Dasein, son «avenir». Il y a donc une seule différence: la différence ontolo­ gique. Être et Dasein s’entre­appartiennent. La séparation fondamentale «Être­étant» est occultée par la séparation (captieuse) «sujet­objet» laquelle a donné naissance non pas à l’homme mais à une représentation singulière, inauthen­ 25 C’est­à­dire dès 1935–36, date d’attribution des manuscrits publiés dans la Gesamtausgabe (volume 65) sous le titre «Beiträge zur Philosophie (Vom Ereignis)». Voir notamment le chapitre V «Die Gründung». 26 «Das Dasein steht in «Sein und Zeit» noch im Anschein des «Anthropologischen» oder «Subjektivistischen» und Individua­ listischen» usf und doch ist von allem das Gegenteil im Blick» G.A § 172. 27 «Anthropologische Missdeutung» Id. § 272. 28 «Die Geworfenheit wird erst erfahren aus der Wahrheit des Seyns. In den ersten Vordeutung («Sein und Zeit») bleibt sir noch missdeutbar im Sinne eines zufälligen Vorkommens des Menschen unter dem anderen Seienden» Id. § 194. 29 «Das Dasein ist die Gründung der Wahrheit des Seyns» Idem, § 175. 30 «Das Sein in seiner Einzigkeit braucht das Dasein und darin gegründet und es gründend den Menschen» Id. § 194. 31 «Das Wesen des Daseins (…) ist die Bergung der Wahrheit des Seins, des letzten Gottes, in das Seiende» 188. 32 « Das Dasein ist die Wesung der Lichtung des Sichverbergens» Id. § 173. 33 Et que récuse expressément Heidegger dans les Zollikoner Seminare. 34 Il condamnera explicitement la notion de différence anthropo­ logique dans les Zollikoner Seminare: «Die «anthropologische Differenz» ist ein Holzweg» («La «différence anthropologique» ne mène nulle part»). Op. cit. p. 231. S C H W E I Z E R A R C H I V F Ü R N E U R O L O G I E U N D P S Y C H I A T R I E 2011;162(1):10–20 www.sanp.ch | www.asnp.ch 14 Review article tique, de l’homme. Cette occultation est révélée (gelichtet) par le Dasein, lorsque l’homme l’endosse. L’«homme» est donc à la fois cette occultation de la séparation (occultation qui creuse la différence ontologique en «abyme» – Abgrund) et celui qui advient lorsque le Dasein est endossé comme Da­sein. S’il y a donc un abandon de l’anthropologie et du concept d’homme qu’elle abrite35, cet abandon ne signi­ fie nullement que l’homme soit congédié36 mais que son avènement (Vorkommnis) soit déplacé dans le temps («künftig»). L’expression même de «menschliches Dasein» – qui sera largement usitée par Binswanger –, doit être abandonnée37: Dasein humain: ici «humain» ne signifie pas (…) une limita­ tion du Dasein mais que le Dasein appartient (…) à l’homme seul» Et plus loin: «Le Dasein circonscrit l’homme dans sa possibilité. Il n’a donc plus besoin du qualificatif «humain». Cette possibilité est la plus haute: fonder et garder la vérité (de l’Être). L’homme est donc l’avenir de l’homme ou, si l’on veut, l’homme est pris entre l’homme et l’homme. D’un côté, en tant que Dasein non «soutenu», il témoigne de l’éloi­ gnement de l’Être, de son retrait: «Der Mensch ist das Weg»: l’homme est le lointain38. Ce «Weg» est l’«ouvert du Là» en tant que ce dernier est pris dans un sens historique39, lui­ même construit à partir de la représentation de la mort. Mais d’un autre côté40, «l’être de cet étant (l’homme) se détermine luimême à partir du Dasein, dans la mesure où c’est à partir de celui-ci que l’homme se change en gardien de la nécessité des dieux (c’est­à­ dire: de la vérité de l’Être)». On en vient à une réhabilitation de l’homme qui l’institue comme fondement du fondement, de ce fondement de l’Être qu’est le Dasein41: Qui est l’homme? Celui dont l’Être a besoin pour supporter l’essence de sa propre vérité. En tant qu’il est ainsi requis, l’homme est homme en tant seulement qu’il est fondé dans le Dasein, c’est­à­dire devient lui­même, par son activité, fondateur du Da­sein. La condamnation de l’humanisme telle qu’est prononcée dans la Lettre à Jean Beaufret de 1947 ne puise donc pas sa légitimité dans une quelconque disqualification du concept d’homme ou dans un refus de sa surévaluation puisque l’homme est le fondement absolu de l’Être, mais plutôt parce que ce statut de fondement absolu invalide tout recours à une quelconque essence de l’homme, cette essence fût­elle pensée, comme c’était le cas chez Sartre, comme celle d’un être qui sans cesse, reconstruit son essence à partir de son existence. S’il qualifie initialement son investigation de complé­ ment «empirique­phénoménologique» à l’ontologie fonda­ mentale, Binswanger va en fait définir une structure nou­ velle du Dasein définissant à son tour un nouveau régime de transcendance. S’il est bien exact que Binswanger nie la différence ontologique, il importe de comprendre dans quel projet s’inscrit cette transgression de la «ligne de partage» (Michel Foucault). Pour lui, le point central est de surmonter l’oppo­ sition entre une âme surévaluée et un corps dévalué, point qui figure aussi chez Heidegger42. Or surmonter cette oppo­ sition, l’anthropologie s’en charge précisément en renouant avec l’homme comme unité et c’est encore au nom de cette unité qu’il convient de récuser une distinction a priori entre ontologie et anthropologie. Si, comme le fait Heidegger, cette distinction est main­ tenue et creusée, le risque est grand de voir à terme réappa­ raître la distinction âme­corps, qu’elle visait pourtant. C’est dans ce sens qu’il convient de suivre la critique articulée contre la Daseinsanalytique. La racine de la critique consiste dans l’évitement par cette dernière de la question de l’espace corporel43. Après avoir évoqué les deux critères de la spatialité du Dasein que sont l’éloignement et l’orientation, Heidegger écrit44: «La spatialisation du Dasein en sa corporéité est un phénomène qui implique une problématique que nous n’avons pas à traiter ici», phrase qu’il citera explicitement trente­huit ans plus tard dans les Zollikoner Seminare – pour en reprendre le commentaire. En oubliant de traiter le corps, Heidegger fait silence sur son caractère originaire de relation avec l’autre corps, son intercorporéité constitutive. Sans doute, ici encore – et probablement sous l’influence de Binswanger lui­même45, Heidegger fera retour sur ce silence. Dans les Zollikoner Seminare Heidegger expose que «deux chaussures ne sont pas l’une à côté de l’autre comme Medard Boss et moi-même le sommes 35 Lequel abrite à son tour la question «Qu’est­ce que l’homme?»: «La question «Qui est l’homme?» a l’aspect brisé d’une voie qui court en terrain non­protégé, et laisse venir sur elle l’orage de l’Être» Id. § 175. 36 «L’homme est, sous la même forme, exclu de l’Être et cependant jeté dans la vérité de l’Être» («Der Mensch ist dergestalt vom Seyn ausgeschlossen und doch gerade in die Wahrheit des Seyns hineingeworfen») Id. § 23730 «Menschliches Dasein» – hier meint nicht die artmässige Einschränkung (…) von Dasein sondern die Einzigkeit des Seienden, den enschen, dem allein das Dasein eignet» Id. § 176. 38 Id. § 201. Et non comme il a parfois été traduit: «l’homme est un être des lointains». 39 «Le Là est l’homme seulement comme historique, c’est­à­dire comme fondant l’histoire et instant dans le là sur le mode du cacher de la vérité dans l’étant» («Das Da «ist» der Mensch nur als geschichtlicher, d.h geschichte­gründender und instän­ dig im Da in der Weise der Bergung der Wahrheit im Seien­ den»). Id. § 202. 40 «Aber das Sein dieses Seienden bestimmt sich selbst erst aus dem Dasein, sofern aus ihm der Mensch in die Wächterschaft der Notschaft der Götter verwandelt wird» Id. § 271. 41 «Wer ist der Mensch? Jener, der gebraucht wird vom Seyn zum Ausstehen der Wesung der Wahrheit des Seyns» Id. § 195. 42 «Le corps est donc un appendice ou un codicille et est tou­ jours déterminé par une distinction d’avec l’âme ou l’esprit» («Der Leib ist entsprechend ein Anhängsel oder reine Unterlage und wird immer aus der Unterscheidung gegen Seele oder Geist bestimmt») Beiträge…, op. cit. § 193, S. 314. 43 Cet évitement est remarquablement analysé par Didier Franck dans son livre Heidegger et le problème l’espace, Paris, Minuit, 1986, notamment au travers de l’opposition à la théorie husser­ lienne du «Nullpunkt» telle qu’elle est formulée dans Ideen, II. 44 Sein und Zeit, § 23, traduction E. Martineau, p. 102 [108]. 45 Les lettres publiées par Binswanger lui­même en appendice des Vorträge atteste d’un échange précoce entre les deux penseurs. S C H W E I Z E R A R C H I V F Ü R N E U R O L O G I E U N D P S Y C H I A T R I E 2011;162(1):10–20 www.sanp.ch | www.asnp.ch 15 Review article lorsque celui-ci me raccompagne en voiture à la gare de Zurich». Pour Binswanger, cette intercorporéité est suffisamment caractéristique46 pour définir une différence anthropolo­ gique, celle­là même qui du point de vue de l’Être, tel que le représente Heidegger, ne doit pas avoir cours. Son enjeu est décisif car elle conditionne l’accès à la structure nostrale du Dasein qu’elle manifeste. Pour Heidegger, cette intercorporéité n’est pas consti­ tutive du corps. D’abord parce qu’il n’y a pas à proprement parler de corps, lequel, relié à l’âme, est un reliquat de la représentation métaphysique de l’homme. Surtout parce que ce qu’on appelle «corps» réfère plutôt un processus du corpo­ réiser, le Leiben, entre les différents modes duquel il n’y a pas de solution de continuité. Le Leiben est un mode de l’être­au­ monde ou un mode d’être du Dasein. Or ce dernier ne peut être pensé que sur le mode de la mienneté: mien, c’est ta folie» ou plutôt, qu’il y ait du «tien», qu’il y ait du «mien», voilà qui est fou. Binswanger reproche à Heidegger de rétablir cette «monstrueuse transcendance de l’Autre» («ungeheure Transzendenz des Anderen»)52 dont le rejet du solipsisme cartésien, joint à la notion de Mit-da-sein, avait pu laisser entrevoir la disparition. La cause de cette résurgence est l’élimination trop rapide d’un concept d’homme hâtivement identifié avec un cogito qui demeure une expérience singulière – au même titre que la raison. Ce sont ces deux concepts qu’il s’agit donc de pré­ server de front mais en accusant leur différence, l’erreur de la métaphysique ayant moins consisté à les promouvoir qu’à les niveler pour finalement les identifier. L’être dont il y va pour cet étant en son être est à chaque fois mien. Le Dasein ne saurait donc jamais être saisi ontologiquement en tant que sous la main (…) L’advocation du Dasein doit donc toujours inclure le pronom personnel: «je suis», «tu es»47. Retrouver l’autre, tel est finalement le dessein ultime du projet psychiatrique, un dessein dont l’accomplissement passe par la redéfinition d’une ipséité inter­corporelle, altérocentrée. C’est probablement ici que L. Binswanger fait œuvre la plus originale, une œuvre dont des philosophes aussi divers que Merleau­Ponty, Foucault mais aussi Jacques Lacan ont très tôt salué le caractère novateur. Le premier axe est de rendre au cogito une épaisseur corporelle et de procéder par ce biais à la réintroduction d’une ipséité égoïque, Binswanger reprenant le terme même de subjectivité53. C’est ici Merleau­Ponty qui sans doute s’avère le meilleur interprète de Binswanger, notamment dans le cé­ lèbre chapitre de la Phénoménologie de la perception54 où, rappe­ lant l’impossible transparence d’une conscience à elle­même (comme transparence, elle reste en effet invisible), il requiert la nécessaire présence d’une opacité, celle du corps, pour rendre cette conscience non plus transparente mais présente à elle­même. C’est du reste plutôt de «corps réflexif» (toucher une main avec la main notamment comme il en sera question dans Le visible et l’invisible avec la notion de «réversibilité») que de «conscience incarnée» qu’il faut parler. C’est donc sur ce mode de la mienneté (Jemeinigkeit) qu’a son tour s’opère le processus de corporéisation. Ce point est pré­ cisément celui que Binswanger ne peut endosser: Je ne suis pas parvenu pas à me mettre d’accord jusqu’à aujourd’hui avec la mienneté du Dasein, d’autant plus que le Je qui ressortit à ce «mien» n’a jamais pris de visage48. Sur quelles raisons se fonde ce refus? Il convient d’abord de rappeler que la Jemeinigkeit se constitue sur le fondement de l’être­pour­la­mort, puisque la mort est ce propre dans lequel nul ne peut me représenter, qu’elle est mienne. Il est vrai en effet que, notamment dans les dernières pages des Grundformen…, Binswanger se rapproche du concept, repris de Dilthey, de «monde de la vie», une vie dont il cherche, à la suite de Goethe, les «formes fondamentales». Toutefois, alors que pour Heidegger, «la vie est un mode d’être spécifique qui n’est accessible que dans le Dasein»49, Binswanger conserve une distance vis­à­vis de cette vie «opaque» dont la fécon­ dité philosophique lui échappe. Le «pur vivre» par exemple, est la «cruauté nue»50 et c’est la raison pour laquelle, à l’in­ verse, il ne saurait y avoir d’angoisse foncière, existentiale, devant la mort, le suicide étant accueilli comme une solution possible du nœud psychotique. En fait, le refus binswangerien de la mienneté apparaît comme relatif. Il est au moins un registre où il ne joue pas, celui de la folie. «Sa folie est mienne (emÒn)», déclare Ulysse dans l’Ajax de Sophocle, après qu’Ajax ait, dans un accès furieux, égorgé tout le cheptel grec51. Toute folie m’interpelle, s’adresse à moi. Voilà ce qui situe la relation avec autrui, peut­être le Nous lui­même, au-delà de la raison. En fait, c’est moins la mienneté du Dasein que celle de sa structure rationnelle subjective qui est révoquée. Dès lors que ce cadre rationnel est écarté – ce qui finalement n’est pas le cas dans la réflexion heideggerienne –, elle peut jouer pour le temps que se noue, par­delà la raison, la relation interpersonnelle. «Ce qui est Retour de la subjectivité chez L. Binswanger 46 Il n’entre pas dans le cadre de cet exposé d’en décrire même les linéaments. On peut se reporter aux Grundformen..., I, ch. 2 sur le «Nehmen bei». Si la sexualité constitue un moment important, d’autres moments aussi importants sont constitués par l’interpellation par le nom, le donner/prendre la main… 47 Sein und Zeit, § 9, traduction E. Martineau, p. 54 [42]. 48 Ich konnte mich doch bis heute nicht mit der Jemeinigkeit des Daseins abfinden, zumal mir das diesem Mein zugehörige Ich nie zu Gesicht gekommen ist» Grundformen, Vorwort, p. 6. 49 Sein und Zeit, § 50, traduction E. Martineau, p. 198 [246]. 50 Grundformen…, op. cit. I, 3 et encore Analyse existentielle et psychiatrie, op. cit. p. 91. L’amitié exemplaire est par exemple celle qui se tisse par la lecture de philosophes disparus qui me «parlent» toujours par delà le rivage de la vie et de la mort. 51 Les chefs grecs refusent de remettre à Ajax les armes d’Achille après que celui­ci soit mort. Binswanger cite ce vers de Sophocle dans «Der Mensch und die Psychiatrie». 52 Grundformen…, Vorwort. 53 «La subjectivité signifie maintenant la structure a­priorique non seulement de la «connaissance» mais aussi de la subjectivité transcendantale (…) déterminée comme être­présent ou être­ dans­le­monde». Analytique existentielle et psychiatrie, op. cit. p. 91. 54 La phénoménologie de la perception, III, 3, «Le cogito». S C H W E I Z E R A R C H I V F Ü R N E U R O L O G I E U N D P S Y C H I A T R I E 2011;162(1):10–20 www.sanp.ch | www.asnp.ch 16 Review article Il s’agit moins d’une recorporéisation que d’une ré­ inter­corporéisation, le toucher par exemple – comme sens réflexif (ma main gauche touche ma main droite) – étant d’abord ce par quoi je sens ce que sent l’autre qui, par rico­ chet, me donne à sentir, à connaître mon corps. A son tour cette recorporéisation permet une ouverture à l’autre car, par le corps de l’autre, j’ai accès à l’autre dans son entier: «Dans le Nehmen Bei, quand nous saisissons quelqu’un par l’oreille, l’épaule, etc, ce n’est pas son corps que nous saisissons, mais lui en totalité»55. Binswanger écrira ailleurs: «La corporalité est trans-visibilité, transparence à toi» («Leiblichkeit ist Durchsichtigkeit, Du-Transparenz»). C’est à ce prix qu’une ré­individualisation du cogito peut avoir lieu, c’est­à­dire qu’il peut être justifié du «mystère du surgissement d’une conscience singulière de la subjectivité singulière à un endroit déterminé de la connexion objective»56. Binswanger écrit57: L’anthropologie se satisfait de rendre compte à elle­même du type et de la manière dont le Dasein est en tant qu’être singulier dans le monde, dont il se distingue dans cet Être du monde ambiant et commun, dont il se comprend dans cette distinction, et dont il en vient enfin à une mondéisa­ tion au sens d’un monde propre. C’est cette volonté de réintroduire l’autre dans le Dasein, un autre pensé sous sa forme la plus corporelle, qui va conduire Binswanger à introduire l’Eros dans la structure d’être de ce Dasein, introduction qui à son tour l’éloignera un peu plus du penseur de Todtnauberg58. Clé de voûte du système des existentiaux, le souci se voit en effet adjoindre l’amour: «Le Dasein humain peut seulement ek-sister dans la contradictibilité de l’amour par le souci»59. Dans la seconde partie des Grundformen…, c’est cette contradiction qu’il y aura à «surmon­ ter» (überwinden). En établissant l’amour à côté – et à parité – du souci, Binswanger établit entre eux par contrecoup un rapport de contradiction et donc, une raison. Dans le sillage d’un cogito déjà réhabilité, la raison effec­ tue ici son retour. Il s’agit là du second axe de la réflexion binswangerienne, un axe plus pratique que théorique où en filigrane, point le souci du psychiatre de ne pas perdre la raison, celle de l’autre, la sienne et où se dessine, par ricochet, le «projet­de­monde de la psychiatrie». Toutefois, ce retour s’accomplit sur le mode du retrait – un retrait que manifeste en pleine lumière l’épisode de la folie. Ce n’est pas le fou qui a perdu la raison mais la raison qui s’est perdue et le fou manifeste cet «égarement». «Le fou, c’est (toujours): un phénomène»! Tel sera du reste le vrai reproche qui sera aussi adressé à Freud60: d’avoir gommé la phénoménalité par un réflexe étiologique et/ou interprétatif immédiat. Mais il convient de s’en souvenir: il ne s’agit pas tant de montrer par un retrait, que de montrer un retrait et par là, de mettre fin au procès de la raison instrumentale. L’ou­ til en effet ne prend son sens dans la totalité des tournures que lorsqu’il devient défectueux et dans la Préface à Mélancolie et manie, Binswanger dira qu’en effet l’outil­raison ne prend son sens que lorsqu’il devient défectueux, se retire de l’usage. Mais d’autres défections peuvent avoir lieu que par la raison: c’est un autre message que délivre le fou en se faisant notamment pure corporalité, pure Zuhandenheit (face notamment au pouvoir médical). La raison s’est donc perdue. Elle doit retrouver son «lieu». Pour ce faire, il faut rebâtir le «monde» de la raison, la science61: Le Dasein humain n’est pas un étant capable de rester arrêté debout dans l’éclosion immédiate du présent (Da), dans la tonalité, mais c’est un étant dans la compréhension d’être duquel fait irruption la question du pourquoi. Cette redécouverte passe par plusieurs étapes. En premier lieu, il convient de retrouver la transcendance qui est le sens originel perdu du Logos, celui d’une raison privée ouverte sur la rationalité supérieure du monde (Logos héraclitéen). D’autre part, les différents critères de la raison sont re­ visités, donnant lieu à de multiples confrontations avec la Daseinsanalytique. Tandis qu’il y a chez Heidegger un déclin d’un paradigme de la raison, celui du «déduire» linéaire, lié au fait que le «présupposer» de la vérité est une vérité tou­ jours déjà mienne (cercle herméneutique), chez Binswanger, du fait de l’abandon relatif de la Jemeinigkeit, cette présuppo­ sition ne disqualifie pas la raison. Un combat de même nature se livre du côté de l’autre critère de la raison, l’universel. Si la fin de la dyade «uni­ versel­singulier» est annoncée, ce n’est pas au profit d’en­ tités que combat farouchement Binswanger: les polloi et les ekastoi, encore moins au profit d’une histoire d’acception hégélienne où des «peuples» dialoguent avec des «grands hommes» dans le mouvement dialectique d’une négation vivante, mais au profit du Nous. Cette réélaboration passera par plusieurs investigations. Au plan du langage, la réélabo­ ration d’une syntaxe du duel. Au plan biologique/génétique par une recorporéisation de l’universel. S’il est exact que par exemple, l’accès au véritable universel ne peut s’effec­ tuer que par le dépassement des contraires, celui­ci ne sau­ rait être dissocié d’une intercorporéité repensée en termes de genre: «Le principe actif de l’universel n’est pas la raison mais l’amour comme contrariété des sexes»62. La réélaboration du concept d’universel – et à travers elle, de celui de raison –, ne trouvera son point d’achève­ 55 Grundformen…, op. cit. p. 336. 56 Analytique existentielle… op. cit. p. 91. 57 «Die Anthropologie begnügt sich damit, sich Rechenschaft abzulegen über die Art und die Weise, wie Dasein als singulares in der Welt ist, wie es sich in diesem Sein von Um­ und Mitwelt abhebt, sich in dieser Abhebung versteht und wie Dasein in dieser Abhebung zu einer Weltlichung im Sinne der Eigenwelt kommt». Grundformen…, 336. 58 Comme l’établissent les travaux de G. Agamben, l’amour chez Heidegger ne saurait être autre chose qu’une modalité de l’«in­ tonation», une Stimmung. 59 «Das menschliche Dasein vermag nur in der Widersprochenheit der Liebe durch die Sorge dazusein». Grundformen… op. cit. S. 197. 60 «La conception freudienne de l’homme à la lumière de l’anthro­ pologie» (1936) dans: Analytique existentielle et psychanalyse freudienne, Paris, Gallimard, 1970, p. 209. 61 Analytique existentielle… op. cit. p. 110. 62 «Das führende Prinzip des Allgemeinen ist nicht die Vernunft, sondern die Liebe als Geschlechtsgegensatz». Grundformen… op. cit. S. 445. S C H W E I Z E R A R C H I V F Ü R N E U R O L O G I E U N D P S Y C H I A T R I E 2011;162(1):10–20 www.sanp.ch | www.asnp.ch 17 Review article ment que dans le recours à une imagination (Einbildungskraft) conçue non plus comme puissance métaphorique mais comme faculté de rendre présent l’absent, comme faculté de l’amour et dont la notion de «direction de sens» fournit le cadre. Par elle, il est loisible d’atteindre un nouveau degré de généralité de l’existence, non pas plus élevé, mais plus authentique, celui du «Dasein humain par dessus-tout car c’est là la facticité dont nous procédons»63. Ainsi se trouve défini un «homme général concret», qui est rien moins que l’«horizon pratique absolu de la transcendance». Mais entre une nécessité qui distingue et un universel qui unit, c’est le principe de non­contradiction qui va offrir à Binswanger l’occasion de proposer une redéfinition stable de la raison et simultanément, au travers d’une théorie générale de la raison (et de son «opposé», la folie), une approche dé­ cisive de l’être­psychiatre. Au travers en effet de la question de la contradiction des «possibilités d’être», Binswanger est peu à peu conduit à formuler une autre question: y a­t­il de la raison chez le fou? Si la raison garde un droit à référer à l’homme, il ne peut s’agir que d’une raison transcendante au clivage entre le normal et le (psycho­)pathologique. La raison «transcendante» est extérieure au fou mais elle l’enveloppe. Le fou est un être enveloppé de raison, c’est là l’origine de son caractère sacré. Le fou, on l’a vu, par sa phé­ noménalité constitutive en tant qu’il structure mon espace, montre64. Montrer, c’est démontrer65. Le fou est donc un être de raison non parce qu’elle l’habite mais parce qu’il appelle cette raison, fait signe vers elle. Mais d’où vient exactement cette désertion de la raison? Elle vient d’abord d’une réinté­ gration à soi­même par le fou de la contradiction qui oppose les différentes possibilités d’être. L’incompossibilité dans laquelle vit le fou est d’abord celle d’une raison qui lui présente comme compossibles dans le monde commun des possibilités d’être­au­monde que sa vie, en tant qu’elle est affectée d’une souveraine liberté de choisir, lui présente comme incompossibles66. C’est à ce noyau dur de la folie que le psychiatre se trouve affronté. Or ce noyau est lui­même structuré. Le fou refuse en fait qu’il puisse y avoir un «monde de la raison» où cette com­ possibilité est affirmée, et un «monde de la vie», où elle est proscrite. Impossibilité de la compossibilité des mondes, dès lors qu’il est un monde, celui de la raison, qui échappe à ce monde global, à ce cosmos. La psychose en effet est «interruption dans la séquence des projets de monde»67, elle est refus de concevoir que, sous un certain angle, ces projets sont les éléments qui, additionnés les uns aux autres, constituent l’édifice du monde commun. Le fou n’a pas perdu la raison, il la refuse ou refuse qu’il puisse y avoir entre elle et le monde un quelconque point de passage – le corps réflexif, le rêve –, alors qu’existe un tel hiatus entre le destinal et le possible. Position éminemment rationnelle, au fond, que celle de ce maniaco­dépressif qui jette tous les mondes dans le «brasier de la souffrance» générée par la vision de cette déhiscence, faisant de cette souffrance l’unique monde habitable. Cette pensée de la folie est cependant erronée, car elle repose sur une représentation de la raison comme universelle et de l’existence comme singulière. Le rôle du psychiatre consistera donc à déjouer la sub­ jectivation par sa présence auprès du fou non comme psy­ chiatre c’est­à­dire comme une contestation de la contradic­ tion, mais comme également porteur de cette contradiction. Dans la folie, la raison est moins perdue qu’éloignée («entfernt») mais ce qui s’approche du fou, vient «à son chevet»68, qu’est­ce? Est­ce la raison? La raison naît plutôt de la ren­ contre avec une autre possibilité existentielle, radicalement autre, qui s’incarne auprès de lui, plus exactement au près de lui69. Ce qui vient au près du fou, c’est une possibilité d’être se­projetant. Binswanger le redit sans cesse: l’anthro­ pologie, c’est la reconnaissance de la multiplicité des possi­ bilités d’être (folie comprise)70 et cette reconnaissance n’est possible que lorsque deux possibilités d’être se rencontrent, reconnaissant leur incompossibilité interne commune. Cette incompossibilité «interne» introduit au procès de la raison et du corps. Le travail commun du fou et du psychiatre est de les réconcilier de l’extérieur, par la définition d’une interraison et d’un intercorps qui, s’ils parviennent à se dé­ ployer dans un espace commun, établiront la possible entente du corps et de la raison à un stade supérieur, celui du Nous. Le propre de l’être­psychiatre est de surmonter le risque de l’altérité fonctionnelle (Il faut bien que vous soyez «fou» puisque je suis «psychiatre»71) mais aussi celui de l’altérité tout court, pour entrer de plain­pied dans un processus de mondéisation/ipséisation et le dépasser par une structure d’amour. Binswanger le dit dans une Note de Sur la direction…72: 63 «Menschliche Dasein überhaupt. Dieses ist die Faktizität, von der Wir ausgehen». 64 On ne peut ici qu’évoquer le remarquable travail de Derrida, sur «la montre» et le rapport étroit entre le «montrer» et le «monstre» (celui qu’il y a à montrer) dans Geschlecht: différence sexuelle, différence ontologique. 65 Binswanger décrit lui­même dans les Grundformen la séquence «espace­index­signification­(dé)monstration») avant d’écrire: «La détermination de lieu est la première détermination de la rai­ son» («Die Ortbestimmung ist die erste Vernunftbestimmung»). 66 Dans Sur la direction de recherche analytico­existentielle en psychiatrie, Binswanger, citant Uexküll, rappelle que la diffé­ rence homme/animal tient à ce que l’homme a deux mondes: un monde propre et un monde objectif commun, tandis que l’animal n’a qu’un monde propre. Il y a passage entre ces deux mondes car le monde objectif est la synthèse de tous les mondes ambiants possibles, de celui de la chouette qui niche dans le chêne à celui du bûcheron qui l’abat pour le débiter… et l’homme est le seul qui peut «être» tous ces mondes à la fois, «endosser tous les être­au­monde et les être­soi possibles» ce qui vaut bien sûr en premier lieu pour les mondes des autres. Il per­ çoit la compossibilité de ces mondes au sein d’un monde com­ mun en même temps que leur incompossiblité pour lui­même. Pour finir, il perçoit l’incompossibilité entre les autres (comme possibles incarnés) qu’il y a «autour de moi» et les autres qu’il y a «en moi» (comme possibles simplement possibles). 67 Analytique existentielle… op. cit. p. 95. 68 Analytique existentielle… op. cit. p. 113. 69 Il convient ici de rappeler comment Heidegger rapporte à une étymologie commune le «bin» (Ich bin) et le «bei» (Sein und Zeit, S. 50). 70 Id. p. 93, 95, 111 Voir aussi Introduction à l’analyse existentielle, p. 259 (Importance et signification de l’analytique existentiale de Martin Heidegger pour l’accession de la psychiatrie à la compréhension d’elle­même), sur la koinônia des possibles. 71 Cette hypothèse est celle de l’attitude médicale psychogène, étudiée à travers le cas Suzan Urban. 72 Op. cit. p. 62. S C H W E I Z E R A R C H I V F Ü R N E U R O L O G I E U N D P S Y C H I A T R I E 2011;162(1):10–20 www.sanp.ch | www.asnp.ch 18 Review article Faire de l’analyse existentielle en psychiatrie ne signifie rien d’autre qu’étudier et décrire comment les divers types de malades mentaux et chaque malade mental pour soi projettent du monde, s’ipséisent et – au sens plus large du terme – agissent et aiment. Si donc la raison est sauve ce n’est pas pour sauver la fonc­ tion de psychiatre puisque, de cette raison, le fou est à son tour dépositaire mais parce qu’avec elle se dessine le projet d’une nouvelle anthropologie. Mais quel sens prend ici ce mot? Pour répondre à cette question, il faut d’abord défini­ tivement s’arrimer à l’ontologie: Le cœur de mon écart d’avec Heidegger, écrira Binswan­ ger73, réside moins dans une incompréhension anthropolo­ gique de l’ontologie fondamentale qu’à l’inverse dans l’effort de comprendre ontologiquement l’Amour et le «prendre­par». La possibilité de fonder une anthropologie passe par une redéfinition de l’homme à partir du Dasein comme gar­ dien de la vérité de l’Être. C’est sur cet unique fondement que se dessine la possibilité d’une anthropologie philo­ sophique: «L’anthropologie décrit les modes de la transcendance»74. Comment alors articuler cette anthropologie à une ontologie? Il ne s’agit pas d’arrimer purement et simplement l’étant à l’être en tout cas pas de la manière dont procède Heideg­ ger, même lorsqu’il fait du Dasein – d’un étant donc –, le «fondement de la vérité de l’être» car l’étant dont il s’agit est un étant déjà compris exclusivement dans son étantité, donc ontologiquement compris. Lui­même désarrimé du corps, cet étant se trouve isolé non du monde ambiant – le corps revient alors en force dans l’être­pour­la­mort –, mais du monde commun, un monde qui n’est pas celui des corps mais des visages. Bref ce n’est ni à l’ontologie ni à l’anthro­ pologie de manifester ce lien. Seul un art subtil, où les arti­ culations sont «cent fois plus fines que celles du corps», peut s’en charger: cet art est justement celui où le défaut de rai­ son est converti en réhabilitation du corps, où le cas unique et singulier est réintégré dans le flux unique et universel de l’existence: l’art médical psychiatrique. Soit l’exemple de l’embarrement75. Ce cas est celui des psychopathes schizoïde et/ou schizophrène qui «gravissent dans la solitude et le mépris de l’expérience, l’échelle de la problématique humaine»76 et qui se trouve bloqués «sans pouvoir ni poursuivre leur ascension ni amorcer une redescente». L’embarre­ ment est une suite immédiate d’un excès de verticalisation77. Or la verticalité est d’abord pour l’homme celle du corps, tel est l’enseignement de l’anthropologie qui fait de la station debout la condition préalable à la libération des mains, de la tête et finalement de l’appareil phonatoire. La psychia­ trie transforme le sens de cet enseignement non pas en indi­ quant que cette verticalisation a constitué un arrachement coûteux à notre animalité, mais en manifestant sa direction de sens: la verticalité est la hauteur d’où l’expérience peut être appropriée. Embarrement de l’homme qui a à être ce qu’il est de toute façon c’est­à­dire homme. Par la psychiatrie, l’anthropologie devient la science de cet embarrement d’un «animal» qui n’a eu de cesse de «monter» et se retrouve juché au sommet de son huma­ nité sans jouir de la faculté de redescendre alors même que sa liberté se trouve mise en jeu par ce choix d’être homme. Binswanger l’écrit dans Der Mensch in der Psychiatrie78: «Présomption: ce n’est pas la dysfonction pathologique d’un appareil psychique qui décrit la forme manquée du Dasein, mais la disproportion anthropologique du monter et du descendre». Heidegger disait­il autre chose lorsqu’il écri­ vait, envisageant le salut par un mouvement descendant79: «Là où l’homme s’est égaré dans son ascension vers la sub­ jectivité, la descente est plus difficile et plus dangereuse que la montée»? Mais pour Binswanger qui veut sauver l’«homme» dans la folie, Heidegger gomme, au nom du Dasein, trop d’arti­ culations et de différences: entre langage et corps d’abord, entre l’autre comme conscience et les choses ensuite. C’est tout l’enjeu de ce qu’on peut appeler la «querelle anthro­ pologique» entre les deux hommes. Binswanger le précise encore dans Der Mensch in der Psychiatrie: la Daseinsana­ lyse a pour fonction de muer en psychiatrie voire en psycho­ thérapie et pour ce faire, le praticien de la Daseinsanalyse doit avoir fait l’expérience de la mutation complète des dis­ positions générales de son Dasein80: Poète comme praticien doivent avoir, une fois, parcouru pas à pas dans la communication du Dasein le chemin de la modification globale de la structure du Dasein, en partant de l’expérience naturelle pour aller jusqu’à une possible expérience délirante, ils doivent l’avoir eu sous les yeux, habitant le Terrible comme °mÒn, comme ce qui est mien, comme notre Dasein. Dans cette approche, le Dasein apparaît comme un champ de possibilités où le patient sans doute exerce sa liberté d’être mais aussi où la possibilité de le rejoindre ne s’ouvre que pour celui qui, reconstituant un Nous plus proche 73 Grundformen… Vorwort, op. cit. p. 5. 74 Id, p. 251. 75 Ce terme est emprunté à l’alpinisme où il décrit la situation du grimpeur bloqué au flanc d’une paroi. 76 Trois formes manquées du Dasein humain, Puteaux, Le Cercle herméneutique, 2002, Introduction. 77 Face à un rétrécissement de la surface horizontale, la surface de support, l’équilibre entre les deux directions formant ce que Binswanger nomme la «proportion anthropologique». Le per­ sonnage de Solness le constructeur est emblématique de cette situation (Henrik Ibsen et le problème de l’autoréalisation dans l’art). 78 «Verstiegenheit: nicht eine pathologische Dysfunktion eines psychischen Apparats bezeichnet das Missglücken des Daseins, sondern die anthropologische Disproportion des Steigens und des Schreitens». 79 Lettre sur l’humanisme, traduction Roger Munier, Paris, Édi­ tions Montaigne, 1957, p. 135. 80 «Einmal aber müssen sowohl Dichter wie Daseinsanalytiker den Weg der Abwandlung der Struktur des gesamten Daseins von der natürlichen Erfahrung bis zur Möglichkeit wahnhafter Er­ fahrung Schritt für Schritt in Daseinskommunikation gegangen sein, dem Schrecklichen also auch als dem °mÒn, dem Meinigen, als unserem Dasein innewohnend, ins Auge geschaut haben». Der Mensch in der Psychiatrie, Pfüllingen, Günther Neske, 1957, p. 70. S C H W E I Z E R A R C H I V F Ü R N E U R O L O G I E U N D P S Y C H I A T R I E 2011;162(1):10–20 www.sanp.ch | www.asnp.ch 19 Review article de l’amitié que de l’amour, peut le comprendre. C’est là ce que Binswanger nomme «audace de la rencontre» («Wagnis der Begegnung»). Par elle, le thérapeute aussi «devient un homme». «Homme» (Mensch) peut ici appa­ raître comme une instance «supérieure» au Dasein (on ne «devient» pas un Dasein. Il n’y a pas de processus de maturation, etc). Il ne s’agit pas de devenir fou mais de faire «mienne» la folie de l’autre. Afin de monter «sur sa scène» et de pouvoir y interagir. Mais comment faire mienne la folie de l’autre sans devenir fou à mon tour, sans mettre en place ou comme dit Binswanger, «en scène», cette «folie à deux» dont Clérambault, après d’autres, s’est fait le peintre? Il convient en fait d’inverser les termes du pro­ blème: la folie de la folie d’abord, son noyau, c’est la mien­ neté. Toute expérience de la folie est expérience de la mienneté. Des indices matériels, même parlants (perte de l’orientation, hallucinations...) ne suffisent pas à faire du fou un fou, il y faut, un moment donné, comme une appro­ priation personnelle, une revendication, un explicite «je suis fou, qu’on se le dise» et c’est dans cette revendication, dans la possibilité de communication qu’elle ouvre que point juste­ ment, selon Binswanger, dès l’aurore de la folie, l’aube de sa guérison. En ce sens, toute folie est collective mais aussi par là­même, édifie mon humanité ou plutôt: l’humanité. Face à cette prétention, Heidegger réaffirme la souveraineté du Dasein. Il ne nie pas l’humain, mais lui ôte toute légitimité à constituer un objectif pour le Dasein; ce qu’il faut viser, c’est la compréhension d’être81: Ma thèse est la suivante, écrit­il, que l’être­humain est compréhension de l’être. Je puis expérimenter l’être­ humain à partir de la compréhension de l’être. Cette expé­ rience ne devient hypothèse qu’au moment où je m’assigne pour mission de saisir et d’observer l’homme d’un point de vue déterminé». Ce point de vue déterminé dont parle Heidegger ce peut être, par exemple, celui de la psychiatrie qui m’éloigne de la compréhension de l’être et donc de l’être­humain par le simple fait qu’elle se définit comme un point de vue déter­ miné sur l’homme. «Déterminé» ne signifie pas seulement: «selon un critère spatio­temporel particulier», mais: «occu­ pant une certaine place dans le champ de la pensée». Il y va de l’essence même du Da­sein82: Le là dans Sein und Zeit ne vise pas une indication de lieu pour un étant mais doit signifier l’ouverture dans laquelle l’étant peut être présent pour l’homme, et aussi lui­même pour lui­même. Le «là» à être caractérise l’être humain. Le discours au sujet du Dasein humain est d’après cela – et ce aussi dans Sein und Zeit – un pléonasme qu’il n’est pas toujours loisible d’éviter. Si ce qui fait qu’on est humain, c’est d’être(­)là, présent à soi comme à l’autre, alors on ne peut être(­)là qu’en habitant tout d’abord ce là de la manière la plus achevée, en étant ce là. Il faut non seulement être là mais «être le là», en accomplir toute l’essence, tout le spectre des virtualités et pour cela, il faut se tourner vers l’Être, et non vers l’autre. L’humain est alors donné peut­on dire, «par surcroît». C’est donc la voie empruntée qui, entre le psychiatre et le philo­ sophe, creuse la différence mais de ces deux voies succes­ sivement empruntées par Binswanger, laquelle est préfé­ rable? Etre­(le)­là, n’est­ce pas se tenir au chevet de cet homme qui, en ne décidant d’aucun d’entre eux, assume la totalité des modes d’êtres possibles? Dans cette perspective, le psychiatre est d’abord celui qui se met «au chevet» de l’analytique existentiale et l’épaule dans son lent et douloureux travail de déconstruction83 de l’édifice métaphysique, de ses fausses contradictions, l’ai­ dant à regagner le rivage du corps. Anthropologie est le nom de ce travail. Mais si cet objectif apparaît de plus en plus clairement au fil de la réflexion (c’est l’homme que nous devons soigner et non un homme que je soigne comme le voulait l’ancien humanisme et l’homme, n’est­ce pas le phi­ losophe?), la méthode est d’improvisation: tantôt directe­ ment par une médecine du corps, tantôt par celle du langage, très tôt perçu dans son errance à vouloir redire le réel «au mot près»84. Les troubles psychopathologiques de la phéno­ ménalité et de l’«être­humain» ne peuvent se situer qu’au plan symbolique, qu’«au niveau du langage», idée autour de laquelle Binswanger a beaucoup tourné, n’ignorant rien de la dimension orale de toute psychose, mais sans jamais franchir le pas d’un diagnostic définitif. Le but de L. Binswanger est donc bien de substituer une tripartition à la bipartition «ontologie fondamentale­anthro­ pologie» en lui ajoutant non la «médecine» car la dimension du «guérir» ne suffit pas pour amorcer une sortie hors de l’anthropologie traditionnelle85, mais celle de l’aveu de son échec à guérir l’homme de son humanité, aveu qui la pro­ pulse au rang d’une anthropologie d’ordre supérieur, d’une anthropologie philosophique. C’est en quoi, dit Binswanger, «l’être-psychiatre dépasse l’être-docteur». A la fois anthropologie et médecine, la psychiatrie per­ met la réintégration de la philosophie dans la communauté des hommes, elle lui permet de mener à bien son œuvre de pacification sociale. L. Binswanger le dit clairement dans Analytique existentielle et psychiatrie86: la réhabilitation de l’ins­ trumentalité (Zuhandenheit) par le fou (anorexie, soumission à des «puissances étrangères», etc.) prépare la re­factualisa­ tion du Dasein telle qu’elle a lieu, notamment, dans la «thé­ matisation scientifique», et celle­ci, à son tour, prépare la reconstitution d’un monde commun. Il ne s’agit plus alors de guérir alors mais simplement de vivre­ensemble. Il s’agit de paix. 81 Op. cit. p. 260. 82 Op. cit. p. 257. 83 Une déconstruction revendiquée, avant la lettre derridienne, dans Der Mensch in der Psychiatrie, op. cit. S. 69. C’est aussi un procès de l’amitié qui unit les vivants et les morts. 84 Dans toute maladie mentale, il y a une déréalisation concomi­ tante de la raison et du corps, laquelle cristallise dans une patho­ logie du langage. 85 «En tant que psychothérapie, la psychiatrie considère son objet sous l’aspect «de l’homme», c’est­à­dire à l’intérieur de l’hori­ zon de compréhension d’une anthropologie (préscientifique ou scientifique)». Importance et signification… op. cit. p. 250. 86 Op. cit. p. 110. S C H W E I Z E R A R C H I V F Ü R N E U R O L O G I E U N D P S Y C H I A T R I E 2011;162(1):10–20 www.sanp.ch | www.asnp.ch 20